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NOTE DE LECTURE

Globalisation et philosophie :
notes sur Le palais de cristal
« Le sujet et l’objet donnent une mauvaise
approximation de la pensée. Penser n’est ni un fil tendu
entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un
autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du
territoire et de la terre. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Qu’est-ce que la philosophie ?

L’ouvrage de Peter Sloterdijk Le palais de cristal, récemment


1
traduit en français , répond au projet très ambitieux de récapituler
l’histoire de la globalisation terrestre, dans le but de « fournir, avec
les moyens d’un grand récit d’inspiration philosophique, les contours
2
d’une théorie du temps présent » . Cette entreprise, que l’auteur
qualifie d’intempestive ou d’impossible, présente à nos yeux un
double intérêt philosophique :
1. Tout d’abord, en affirmant clairement la volonté d’écrire un
récit philosophique de la globalisation, Sloterdijk vise à
soustraire ce thème au monopole des politologues, des
sociologues et des journalistes, qui introduisent
subrepticement dans les débats contemporains des termes
philosophiques non reconnus et non explicités, dont l’usage
impropre mène à des distorsions de sens et à de
dangereuses constructions mythiques. La globalisation est
ainsi souvent présentée comme une prétendue « nouveauté »
apparue dans le monde contemporain, d’ordre exclusivement
économique, sociologique et politique et sans aucun lien avec
la philosophie et son histoire. Dans cet essai dense et
argumenté, Sloterdijk veut au contraire démontrer que les
différentes formes de globalisation qui se sont succédé dans
l’histoire de la théorie et de la pratique du monde occidental
en constituent un fondement philosophique essentiel. Ignorer
cette dimension essentielle de la globalisation signifie se
condamner à ne pas comprendre dans toute leur complexité
les phénomènes politiques, économiques, sociaux et culturels
qui caractérisent le temps présent au niveau planétaire.

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2. En deuxième lieu, ce projet s’inscrit explicitement dans une


perspective qu'on pourrait définir, pour utiliser le langage de
Deleuze et Guattari (auteurs auxquels Sloterdijk se réfère tout
3
au long de l’ouvrage) géophilosophique . La géophilosophie
n’est pas une pure et simple négation de l’histoire, mais une
perspective qui part du constat de l’impossibilité d’un récit
historique unique et de l’extraordinaire pluralité des histoires
réelles, qui demande entre autres des principes d’explication
d’ordre spatial. Ainsi, pour Deleuze et Guattari, « la
philosophie est une géo-philosophie, exactement comme
4
l’histoire est une géo-histoire du point de vue de Braudel » .
Si l’historicisme fait agir la nécessité à travers l’élément
historique, y compris dans le destin qui préside au
développement du concept, la géographie fait au contraire
valoir plutôt la contingence, préfère le devenir à l’histoire,
affirme la puissance des milieux, des ambiances, des
territoires, des frontières, des lignes de partage mouvantes.
Dans cette approche « spatialisée » et « spatialisante » de la
pensée, Sloterdijk affirme, dès le premier chapitre de l’ouvrage
(« Des grands récits »), que depuis que l’ère du monopole de
l’ « Histoire » ou « d’une adulation unilatérale du temps » semble
révolue, l’espace réclame de rentrer dans ses droits. Se réclamant
de Kant, qui était déjà conscient dans Qu’est-ce que s’orienter dans
la pensée ? que la raison elle-même prend modèle sur l’orientation
dans l’espace, Sloterdijk définit la philosophie comme « son lieu saisi
en pensées ».

Trois globalisations
Sloterdijk réfléchit sur la figure du globe comme « un bâtard
géographico-philosophique ». La question « globalisée » du site
terrestre n’a cessé de se déployer au fil de la modernisation. Dans la
cosmologie de l’Antiquité occidentale, sous sa forme grecque et
hellénistique, la thèse du cosmos visait à représenter le tout de
l’Étant à travers l’image d’une sphère regroupant toute chose ; la
première globalisation a été réalisée par l’ontologie classique comme
sphérologie.
La deuxième globalisation, définie par l’auteur comme une
globalisation terrestre, a pris forme concrètement entre 1492 et 1945
comme l’époque à laquelle le système actuel du monde a pris ses
contours, époque accomplie par la navigation christiano-capitaliste et
le colonialisme des États-nations européens. Si les Anciens
mesuraient un globe idéalisé avec des lignes et des intersections, les
Modernes ont parcouru avec des navires un globe réel. L’époque

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Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal

contemporaine a introduit de nouveaux médias symboliques et


techniques, en faisant circuler des avions et des signaux
électroniques autour de l’atmosphère jusqu’à déspatialiser
progressivement le globe réel et à installer, « à la place du globe
terrestre courbé, un point presque dépourvu d’extension ou un
réseau de points d’intersections et de lignes qui ne représentent que
des ordinateurs situés à n’importe quelle distance les uns des
5
autres » . La disparition progressive du sentiment d’étendue qui
caractérisait les Temps modernes produit aujourd’hui un malaise
diffus dont il faut s’efforcer de comprendre les causes.
Pour Sloterdijk, la globalisation terrestre commencée avec la
modernité européenne et qui est en train de s’achever aujourd’hui
n’est pas une histoire parmi d’autres, mais la seule séquence
événementielle qui peut porter le nom d’ « histoire » ou d’ « histoire
du monde » dans un sens philosophiquement pertinent, comme
affirmation unilatérale des nations européennes en expansion sur la
planète, comme conception d’un espace homogène, d’un temps
homogène et de l’argent comme valeur universelle.

Les géographes et les marins, la carte et l’océan


Dans les Temps modernes, ce ne sont plus les métaphysiciens,
mais les géographes et les marins qui sont chargés de dessiner la
nouvelle image du monde. La globalisation terrestre a mis en œuvre
une « catastrophe des ontologies locales », une progressive
déterritorialisation généralisée, puisque tous les pays de la vieille
Europe ont fini par devenir des « sites » sur une surface globalisée.
Sloterdijk définit le site comme un point perçu de l’extérieur, comme
une ancienne patrie qui s’offre au regard désenchanté des
explorateurs qui reviennent de leurs voyages et de leurs
découvertes.
Les temps modernes annoncent ainsi un nouveau message
topologique, évangile ou dysangile, bonne et mauvaise nouvelle en
même temps : « les gens sont des créatures vivantes qui existent en
marge d’un corps rond irrégulier – un corps qui, en tant que tout,
n’est pas un utérus, ni un vase, et n’a pas d’abri à offrir où l’on serait
6
en sécurité. »
Cette déterritorialisation s’est accompagnée également du
changement de l’élément dominant dans l’image du monde
e
moderne : au XVI siècle, on découvre en effet la prépondérance des
surfaces aqueuses sur la planète Terre. La globalisation nautique a
contribué à libérer les Européens de leurs anciens ancrages
sphériques et locaux.

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L’élément aquatique est un espace lisse qui est soumis à un


« striage » de plus en plus efficace au cours de l’histoire.
J’emprunte cette distinction entre des espaces lisses et des espaces
7
striés à Deleuze et Guattari , qui à leur tour (dans Mille plateaux) la
trouvent chez Pierre Boulez, qui s’en servait pour différencier deux
espaces-temps musicaux : dans l’espace strié la mesure peut être
régulière ou irrégulière, mais elle est toujours assignable, tandis que
dans l’espace lisse on peut réaliser des coupures ou des écarts où
l’on veut. Ces deux dimensions de l’espace ne s’opposent pas
simplement, mais elles n’existent que par leurs mélanges : l’espace
lisse peut être strié, alors que dans l’espace strié une dimension lisse
et nomade peut toujours refaire surface.
Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari (à partir d’une lecture
de Paul Virilio) montrent que la mer a été toujours historiquement un
exemple particulièrement complexe des lignes de partage incertaines
entre le lisse et le strié. Elle a été d’abord un espace lisse et
menaçant où toute orientation était impossible, une sorte de désert
liquide. La navigation a mis des siècles à abandonner les côtes ;
naviguer a signifié pendant très longtemps suivre le littoral en évitant
le large et ses dangers de mort. Les navires ne perdaient de vue les
côtes qu’exceptionnellement, quand la mer les emportait au large ou
quand ils empruntaient quelques parcours reconnus et balisés.
e
Les Portugais, au début du XV siècle, eurent beaucoup de difficultés
à maîtriser les obstacles de la navigation hauturière dans l’Atlantique,
qui était à l’époque une nouveauté absolue. Cependant, au fil des
siècles et des progrès de la navigation, la mer a fini par devenir le
paradigme même d’un « striage » de l’espace à des fins
stratégiques, militaires et commerciales. À partir d’une navigation qui
était à l’origine empirique et incertaine, l’espace maritime a été
progressivement strié en fonction de l’acquisition astronomique du
point (obtenu par des calculs à partir d’une observation exacte des
astres et du soleil) et de l’acquisition géographique de la carte
(qui entrecroise les longitudes et les latitudes jusqu’à quadriller toute
la surface du globe).
8
Sloterdijk évoque pour sa part les « adieux à l’Est » : avec les
départs en direction de l’Ouest, les Européens ont pu commencer à
géométriser leurs comportements dans un espace topologique
globalisé et à faire disparaître les terrae incognitae présentes
autrefois sur les cartes du monde. Qu’il s’agisse du voyage de
Colomb en 1492 ou de la pénétration du continent nord-américain au
e
XIX siècle, les voyages vers l’Ouest ont donné l’impulsion d’une
ouverture de l’espace et des trafics pendulaires réguliers entre
n’importe quel point des zones explorées.

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Avec le caractère routinier et l’optimisation des techniques


maritimes, le voyage en mer a progressivement perdu une bonne
partie de ses mystères ; plus tard, la circulation sur rails et les
transports aériens ont permis un contrôle presque parfait sur les
mouvements réversibles dans des espaces striés.

Les cartes, la religion, les langues


Après l’épopée des marins aventuriers, les voyages de
découverte prennent la forme d’expéditions qui visent à transformer
l’inconnu en connu, et notamment à recenser les lieux de la Terre qui
n’avaient pas encore fait auparavant l’objet de voyages, de
reproductions, de descriptions et d’exploitations. La « découverte »
désigne l’acte de trouver quelque chose et la chose trouvée, tout
autant que les moyens techniques et symboliques qui ont permis la
découverte.
Dans ce contexte, la cartographie a joué un rôle essentiel dans la
globalisation ; archives et témoignages des découvertes, les cartes
ont permis d’affirmer le droit culturel, historique, juridique et politique
des découvreurs sur les nouveaux territoires et leurs habitants :
« Les cartes sont par conséquent – notamment dans les premiers
temps de l’histoire des découvertes – les témoignages immédiats
9
des prétentions de la civilisation à la souveraineté. » La carte ne se
limite jamais à reproduire une réalité physique préexistante ; elle naît
du besoin de localiser, mais elle dépasse toujours la stricte
localisation pour inventer de nouvelles frontières et des lignes de
partage, pour réaliser le décompte des richesses ou montrer la
puissance économique et militaire des territoires qu’elle décrit.
En prétendant être la représentation scientifique, objective et fidèle
d’un territoire, elle établit artificiellement des continuités
géographiques, politiques, économiques et culturelles, intervient pour
légitimer des conquêtes militaires et des zones d’influence politique
et économique.
Le facteur religieux était aussi omniprésent dans la navigation
des premiers temps, et a transformé les hommes des espaces
extérieurs en auditeurs du message chrétien, puissant levier du
pouvoir colonial européen.
Mais l’époque des grandes découvertes a permis également aux
linguistes et aux ethnologues d’étudier une multitude de nouvelles
langues étrangères. Ces rencontres ont donné lieu à deux stratégies
de pouvoir principales, souvent coexistantes :
1. Imposer la langue des maîtres coloniaux comme langue
d’usage universel (stratégie réussie très souvent par l’anglais,
l’espagnol et le français).

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2. Traduire dans les langues des colonisés les discours des


nouveaux maîtres, pour leur assurer une plus grande capacité
de pénétration dans les cultures locales.
La traduction a été ainsi un instrument essentiel de pouvoir ; en
général les langages européens ont réussi à recouvrir les langues
locales, alors que ces dernières n’ont pu que très rarement absorber
les idiomes des colonisateurs. Sloterdijk n’évoque pas, cependant,
tous les phénomènes de créolisation à travers lesquels les langues
« dominantes » ont été modifiées en profondeur par les langues
« dominées », jusqu’à produire des composés linguistiques
10
imprévisibles et inédits .

Un monde synchronisé
Dans la troisième globalisation, celle que nous vivons
actuellement, la terre se présente selon Sloterdijk comme un corps
entouré d’écorces virtuelles, qui ont remplacé le ciel éthéré.
La fluidification omniprésente a fait de toutes les villes de la planète
des villes portuaires, où l’information forme des courants dans des
océans de données.
Avec les progrès de la mise en réseau du monde, qui est le
présupposé essentiel pour fonder une théorie de l’ère
contemporaine, se développent les symptômes d’une misanthropie
universelle, comme réaction violente à des voisinages réels ou à
distance instaurés entre les hommes. La « culture » et le
« cosmopolitisme » ne disparaissent pas pour autant, mais se
présentent désormais comme des mesures destinées à atténuer la
misanthropie. S’annonce ainsi une vraie révolution anthropologique,
qui nous oblige à compter en permanence avec l’autre éloigné, perçu
souvent comme étranger ou ennemi.
Dans les Temps modernes, les voyages unilatéraux des
Européens vers les Autres ont permis d’explorer l’horizon
anthropologique des peuples et des cultures de la planète.
« L’humanité » a pu ainsi se concrétiser réellement, comme le
dernier épisode de cette « histoire universelle ». Depuis peu, ce
concept a acquis une nouvelle complexité et une profondeur
insoupçonnée auparavant, au fur et à mesure qu’il prend forme
également dans le sens inverse, à travers le regard porté par les
Autres sur les Occidentaux.
Comme l’ « histoire universelle » dont Deleuze et Guattari ont
retracé les étapes dans L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, celle
qu'évoque Sloterdijk est une « histoire universelle du fortuit », le
résultat des devenirs imprévisibles de la contingence et de
l’immanence.

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Le « dernier globe » n’admet plus aucune construction verticale


ou totalisante (supermonosphère ou centre de tous les centres) mais
ne permet de vastes constructions qu’à l’horizontale, à travers des
assemblages, des montages intersubjectifs et interculturels, selon un
modèle très proche de celui décrit par Deleuze et Guattari comme le
devenir rhizomatique de multiples « agencements collectifs
d’énonciation », qui doivent encore être produits et inventés pour que
nous puissions de nouveau naviguer sur les océans inconnus qui
s’ouvrent à nous.

Le soi sans lieu et le lieu sans soi


Sloterdijk résume les constats qui reviennent régulièrement dans
la littérature actuelle sur la globalisation :
1. Il faut négocier de nouvelles formes d’organisation à des
échelles intermédiaires entre le local et le global.
2. Les communautés politiques sont de plus en plus situées
au-delà de l’État-nation.
3. Le monde globalisé voit s’accroître le fossé entre pauvres et
riches.
4. Les problèmes environnementaux transformeront
nécessairement l’humanité en une communauté (même forcée)
d’intérêts écologiques.
Tous ces thèmes reconnaissent la tendance à la dissipation des
conceptions traditionnelles sur les sujets et les unités au niveau
social et politique, ce qui induit (dans le langage de Sloterdijk) la
nécessité « d’une poétique politique de l’espace ou d’une
11
“macrosphérologie”» . La crise de l’État-nation signifie la fin d’une
structure domestique et immunitaire, réelle et imaginaire à la fois, qui
permettait autrefois la convergence du lieu et du soi et la création
d’une identité régionale protégée. On sait désormais que ce lien
entre le lieu et le soi est le fruit d’une invention et d’une construction
et qu’il n’a rien de stable et de « naturel ». Déjà en 1993, dans son
« essai sur l’hyperpolitique » intitulé Dans le même bateau, Sloterdijk
avait analysé le malaise affectant toute la civilisation mondiale
comme une crise de la forme politique du monde, comme un
symptôme lié au passage de « l’esprit de l’ère agraire »
caractéristique de la politique classique vers le nouveau jeu mondial
de l’ère industrielle, dont on n’a pas encore réussi à établir les
règles :
« Dans la mesure où la politique, dans sa structure
classique, a représenté l’art de l’appartenance
dans les villes et les grands empires de l’époque

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agraire, la “mort de Dieu” annonce pour elle un


mouvement critique. Les concepts spatiaux qui
étaient à l’œuvre dans cette période intermédiaire
marquée par le travail du sol deviennent caduques
face à un univers synchrone dont les effets sont de
plus en plus évidents. Les acteurs du nouveau jeu
mondial de l’ère industrielle ne se définissent plus
par rapport au sol et à la “patrie” mais par des
accès aux gares, aux terminaux et à toutes sortes
de possibilités de raccordement. Pour eux le
12
monde est une hyperbulle câblée. »
Quand on desserre l’entrelacs entre les lieux et les formes du soi,
on aboutit selon Sloterdijk à deux positions extrêmes, celle d’un soi
sans lieu et celle d’un lieu sans soi. Toutes les sociétés ont cherché
dans le cours de leur histoire à réaliser des compromis entre ces
deux pôles extrêmes, et dans le futur toute communauté politique
devra également répondre au double impératif de la détermination de
soi et du lieu.
La figure la plus proche du Soi sans lieu a été le judaïsme de la
diaspora, un peuple sans pays qui n’avait que le Livre comme patrie.
Dans sa période d’exil, le judaïsme a brandi constamment sous les
yeux des peuples sédentaires le « scandale » d’un soi-peuple
existant sans lieu, en dehors d’un territoire comme conteneur et d’un
enracinement dans le sol. Les groupes sédentaires ont toujours, bien
au contraire, conçu le sol qui les porte comme la garantie unique de
leur immunité symbolique et de leur cohésion ; cette illusion
identitaire est toujours dangereuse, puisqu’elle détermine tous les
réflexes violents de « défense du pays », dont ont été également
victimes (avec les conséquences désastreuses que l’on connaît) les
citoyens d’Israël après 1948.
Cet héritage historique de l’ère sédentaire apparaît de moins en
moins légitime, au fur et à mesure que la mobilité transnationale
relativise les liens entre les peuples et les lieux et qu’on assiste à la
création de « communautés imaginaires » qui existent en dehors des
États-nations.
Le lieu sans soi prend forme dans les régions inhabitables de la
Terre (monde polaire, hautes montagnes, forêts vierges, déserts de
sable et océans), qui sont d’ailleurs de plus en plus menacés de
disparition suite aux effets de l’action humaine. Il faut également leur
adjoindre tous les déserts artificiels produits par l’homme : lieux de
transit (gares, ports, aéroports, autoroutes), centres commerciaux ou
villages de vacances, liste à laquelle il faudrait ajouter les banlieues
13
des grandes métropoles . Il s’agit de lieux avec lesquels aucune
relation d’habitat, de séjour, de demeure n’est plus possible pour les

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hommes qui les fréquentent, ce qui produit une sensation de malaise


diffus et généralisé.
La crise des sociétés contemporaines dérive ainsi de l’érosion
progressive du lien du soi avec un territoire, étayé par des symboles
partagés et situé dans un contexte monoculturel et monolingue ; le
collectif national se construisait dans un hermétisme territorial à
caractère immunitaire, mis désormais définitivement en cause par la
14
globalisation .
La globalisation s’accompagne ainsi nécessairement de
contestations : « La contestation de la globalisation est aussi la
globalisation elle-même – elle fait partie de la réaction immunitaire et
indispensable des organes locaux aux infections provoquées par
15
l’agrandissement du format du monde. »
Les postmodernes s’efforcent ainsi de construire de nouvelles
situations d’immunité viables, qu’ils trouvent (selon Sloterdijk) dans
les formes de vie individualistes qui caractérisent aujourd’hui les
sociétés avancées, où les individus tendent à se séparer des
groupes et de l’être-ensemble de la communauté politique, perçus
autrefois comme protecteurs. Cette tendance s’exprime avec le plus
de clarté aux États-Unis, où les gens pratiquent « le souci de soi
biologique, psychotechnique et religioïde, parallèlement à une
16
abstinence croissante d’engagement politique » . Les individus
individualisés ont renoncé à exprimer le monde, à devenir des
« grands hommes » ou des hommes microcosmiques, et Sloterdijk
semble présenter cette tendance comme irréversible et destinée à se
généraliser, en tant que stade final de la culture.
On pourrait au contraire affirmer (en pariant sur l’avenir politique
des humanités qui peuplent le globe) que l’existence de ces
mécanismes de réaction immunitaire et auto-immunitaire qui
poussent à l’isolement individualiste, à l’hédonisme tragique du
consommateur et de l’habitant des métropoles, quoique
incontestable, n’est en rien la dernière possibilité d’existence qui
s’ouvre à nous dans le contexte de la troisième globalisation.
Si l’État-nation et les politiques qu’il inspirait sont en perte de
vitesse et si aucune doctrine ou parti politique ne peut plus prétendre
donner voix à la totalité des aspirations d’un peuple et d’une nation,
le politique survit à ces mutations et ne cesse de se manifester sous
de nouvelles formes. En témoigne aujourd’hui (malgré les critiques
qu’on peut adresser à ce concept et à son instrumentalisation
médiatique), l’intérêt pour de nouvelles perspectives de « démocratie
participative » qui pourraient dans le futur assurer une participation
accrue des citoyens aux grandes orientations politiques,
économiques et scientifiques collectives, mais aussi les multiples

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formes d’activisme politique non-étatique, à travers lesquelles des


individus et des groupes aspirent à faire de la politique sans viser le
pouvoir et le gouvernement, sans vouloir incarner le destin historique
d’un peuple et d’une nation, toutes les formes d’association
transversale et horizontale à propos desquelles Deleuze et Guattari
parlaient de « politique mineure ».
Sloterdijk lui-même évoque d’ailleurs dans ce même ouvrage la
nécessité de concevoir de vastes constructions horizontales, ce qui
n’exclut pas à ses yeux quelques constructions élevées : dans cette
perspective, l’ « individu individualisé » et le citoyen transformé en
consommateur ne sont probablement pas – il faut au moins le
souhaiter – le stade final de la culture. La pensée de Sloterdjik offre
de nombreux outils conceptuels en vue d’une nouvelle interprétation
philosophique de l’individu, qu’il développe dans le projet des
17
Sphères : chaque individu est toujours accordé à travers des
rythmes, des mélodies, des projets collectifs avec des millions
d’autres, forme une dyade avec un lieu, est niché dans une sphère,
un globe ou une écume dont les dimensions et les connexions se
modifient dans le cours de l’histoire individuelle et collective :
« À chaque forme sociale s’attache une maison du
monde spécifique, une cloche de sens sous laquelle
des créatures humaines commencent par se
collecter, se comprendre, se défendre, s’exacerber,
sortir de leurs frontières. Les hordes, les tribus et les
peuples, et plus encore les empires, sont, dans leurs
formats respectifs, des entités
psycho-sociosphérique qui s’aménagent, se
climatisent, se contiennent elles-mêmes. À chaque
instant de leur existence, ces entités sont forcées de
placer au-dessus d’elles, avec leurs moyens
typiques, leur propre ciel sémiotique à partir duquel
leurs inspirations communes, qui constituent leur
18
caractère, s’écoulent vers elles. »
Les individus insulaires engagés dans les processus
postmodernes de globalisation sont affectés par une « pathologie
des sphères », qui les entraîne dans un processus d’écumisation, qui
métamorphose en profondeur les créations de contextes et les
architectures de l’immunité, et qui ne peut être étudiée qu’à l’aide
d’une « amorphologie politique ».
La métaphore architecturale choisie par Sloterdijk pour
représenter l’espace protégé du monde capitaliste avancé, est le
Crystal-Palace, bâtiment aux dimensions symboliques
incommensurables inauguré à Londres en 1851 dans le cadre de la
19
première exposition mondiale , et détruit en 1936 par un incendie.

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Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal

Il s’agissait à l’époque d’un vrai prodige technologique qui inaugurait


une nouvelle esthétique de l’immersion qui préfigure l’évolution du
monde contemporain avancé vers un espace conçu comme un grand
intérieur protégé. Le palais de cristal visait à transposer le monde
extérieur en tant que tout dans un espace circonscrit, transfiguré par
le luxe et la transparence. Image spatialisée de la « fin de l’Histoire »,
cette invention architecturale aspire à intégrer la nature et la culture
dans un intérieur élargi, dans un espace interne doté de tous les
conforts et d’un climat artificiel ; la vie sociale commence ainsi à être
conçue comme un habitat protecteur, destiné à protéger les
ex-citoyens devenus désormais consommateurs des événements
historiques, des conflits et des aléas du monde extérieur.
Le monde occidental est pour Sloterdijk incarné aujourd’hui dans
un grand intérieur de ce type, une serre de la détente dédiée au culte
20
joyeux du consumérisme . Ce bâtiment prophétique révèle ainsi que
le capitalisme a toujours été et voulu être autre chose qu’un simple
rapport de production ; il s’agit plutôt d’un projet global qui consiste à
transposer la totalité de la vie, du travail, des désirs et de
l’expression des êtres dans l’immanence du pouvoir d’achat.
Le royaume actuel du pouvoir d’achat se concrétise dans le cadre
d’une réalité indoors généralisée, dans le palais capitaliste du monde
21
décrit aussi récemment par Negri et Hardt dans Empire . À ce
propos il faut remarquer que, tout en reconnaissant à ces deux
auteurs le mérite d’avoir traité philosophiquement la question de la
globalisation, Sloterdijk ne se confronte jamais directement à leurs
22
thèses, se limitant à les définir comme des « marxistes ultratardifs »
ou, dans Écumes, en soulignant (d’ailleurs à juste titre) la dimension
religieuse de l’ouvrage, qui s’inscrit dans la tradition de la théologie
23
chrétienne de l’histoire . Une discussion plus approfondie des
thèses exposées dans leur ouvrage aurait pourtant permis à
Sloterdijk de mieux expliciter son point de vue sur la réalité concrète
des dimensions économiques et des perspectives politiques de la
troisième globalisation, alors qu’il se concentre pour l’essentiel sur
ses composantes civilisationnelles, culturelles et sociologiques et
qu’il n’envisage que très rarement les sorties possibles de ce
cauchemar climatisé.
Sloterdijk reconnaît cependant que ce palais n’a pas vocation à
inclure toute l’humanité : cette grande structure intègre de nouveaux
habitants qui en étaient autrefois exclus (il suffit de penser aux pays
de l’Europe de l’Est, aux pays comme la Chine et l’Inde qui se
développent très rapidement), mais elle repousse également
d’anciens membres et menace d’exclusion ceux qui y sont
géographiquement inclus mais qui sont menacés de perte du pouvoir
d’achat. Cette image est donc déjà inadéquate à décrire les temps

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présents, puisqu’elle semble présupposer une frontière bien définie


entre l’intérieur capitaliste et son extérieur ; nous savons
effectivement (Deleuze et Guattari, Negri et Hardt l’ont largement
montré) que les frontières de cette construction sont poreuses et
incertaines. Il y a des zones de pauvreté et de misère de plus en plus
vastes dans les enclaves de prospérité et, en même temps, des
zones de richesse ne cessent d’apparaître dans les pays les plus
pauvres ; les limites entre centre et périphérie, Nord et Sud du
monde sont en transformation constante.
Si le palais de cristal n’inclut pour l’instant qu’un tiers de
l’humanité, c’est parce qu’il est impossible d’organiser matériellement
une intégration de tous les membres du genre humain dans les
conditions actuelles de la technique, des ressources énergétiques et
de l’économie. La persistance de ce modèle illusoirement protégé,
caractérisé par la richesse, le consumérisme et le gaspillage des
ressources naturelles, n’est en effet concrètement possible que
grâce à la persistance de zones internes et externes de pauvreté et
de sous-développement qui constituent des réserves indispensables
de matières premières et de main-d’œuvre à bas prix pour les
habitants du palais de cristal. Le développement économique actuel
de la Chine, par exemple, n’a été possible que par l’exploitation des
travailleurs pauvres en provenance des régions rurales et arriérées
du pays.
Même si Sloterdijk ne consacre pas beaucoup d’analyses à la
dureté économique et sociale des règles de fonctionnement du
monde qui permettent la survie de ce modèle de société, il reconnaît
clairement que derrière l’idéologie de la globalisation comme réalité
universelle se cache l’existence d’un continent artificiel qui flotte sur
un océan de pauvreté : « L’exclusivité est inhérente au projet palais
24
de cristal en tant que tel. »
Les débats sur la globalisation prennent ainsi souvent la forme
d’un monologue des zones de prospérité, alors que la majorité des
autres régions du monde ne connaissent souvent que les effets
secondaires défavorables de ces phénomènes et essaient plutôt de
les contrecarrer (à travers des tentatives d’organisation économique
Sud-Sud comme en Amérique Latine ou dans le cadre des forums
altermondialistes).

Surabondance et décroissance
Sloterdijk constate un renversement profond de la pensée
traditionnelle, axée sur les notions de pénurie, d’urgence et de
manque ; les populations de la sphère du confort s’orientent
actuellement plutôt vers une existence faite d’options, qu’il désigne

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Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal

comme une existence de « gâterie » et de « surabondance ».


Pour vaincre l’ennui fondamental qui caractérise la vie dans la
grande serre, apparaît une agitation constante de décharge
généralisée, de poursuite de caprices individuels et de goûts
personnels. La surabondance à l’intérieur du palais de cristal
multiplie les facilités d’accès à tout ce qui existe sous forme de
marchandises, facilité due aussi aux systèmes de transports
modernes fondés sur le pétrole ; dans ce contexte, une forme plus
légère de la subjectivité (le « Soi usager ») commence à remplacer la
forme plus lourde des Temps modernes (le « Soi cultivé »).
C’est l’introduction des énergies fossiles qui a permis la référence
au principe surabondance dans la civilisation du confort, et pour
Sloterdijk la course à la surabondance restera la caractéristique
prégnante des situations futures, même si le cycle de l’énergie fossile
arrive à son terme. Les combustibles renouvelables et les
technologies solaires devraient en effet permettre l’essor d’une ère
post-fossile qui permettra de poursuivre la consommation et le
gaspillage, tout en privilégiant plutôt des flux immatériels.
Cette anticipation constitue à mes yeux le point le plus faible et le
plus discutable de l’ouvrage de Sloterdijk. S’il est vrai que les
sociétés avancées actuelles vivent depuis longtemps dans la
surabondance et le gaspillage, Sloterdijk sous-estime ici lourdement
la portée des enjeux environnementaux et écologiques qui
e
s’annoncent pour le XXI siècle, et qui ne se résument pas à la fin du
pétrole et à l’introduction de nouvelles formes d’énergie.
Le modèle de développement sans bornes que le monde
occidental a poursuivi et a cherché à imposer au reste de la planète,
est entré dans une crise irréversible puisque nous prenons de plus
en plus conscience de notre dépendance à l’égard d’un monde fini
qui implique des ressources finies. S’annonce ainsi la nécessité d’un
changement de voie pour la technique, la société et les modes de vie
au niveau mondial, qui ne permettra pas à l’Occident de poursuivre
en direction d’une exploitation effrénée des ressources planétaires.
Les modèles exclusifs de la croissance et du développement ont
entraîné une catastrophe écologique qui nous impose aujourd’hui un
contrôle de la croissance et de l’exploitation des ressources
naturelles à un niveau planétaire, le développement d’un vaste projet
d’écologie politique qui est incompatible avec le modèle de
25
surabondance prônée par les sociétés occidentales .
Ces considérations sur une « ère post-fossile » et les
perspectives de consommation infinie qu’elle serait encore
susceptible d’assurer dans l’avenir, contrastent par ailleurs avec les
positions exprimées par Sloterdijk dans des ouvrages précédents, où
il a exploré les fondements philosophiques d’une nouvelle écologie

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Printemps 2007 vol. 17 n 2 135
Manola Antonioli

politique. En 1989, dans La mobilisation infinie, il a en effet fourni les


éléments d’une « esquisse pour le fondement d’une critique de la
cinétique politique », en interprétant l’histoire des Temps modernes
comme le lieu d’une « mobilisation infinie », de plus en plus difficile à
arrêter, et qui ouvre désormais la voie à une possible auto-extinction
de l’humanité : « Voilà qui nous procure la formule des processus de
modernisation : le progrès est mouvement vers le mouvement,
mouvement vers plus de mouvement, mouvement vers une plus
26
grande aptitude au mouvement. » Sloterdijk prônait ainsi une
« démobilisation », qui pourrait constituer aujourd’hui un point de
départ philosophique en direction d’une pensée de la « décroissance
», telle qu’elle est développée par de nombreux courants de la
pensée écologiste. La dernière partie de l’ouvrage laissait en outre
émerger la figure de la Terre, devenue dans le cours de l’histoire de
la modernité le simple arrière-plan oublié d’un procès-progrès
engagé dans la logique absolue de la mobilisation :
« L’indifférence du drame pour le lieu où il se déroule
est inscrite dans la logique de la mobilisation.
C’est seulement au moment où la pièce menace de
ruiner le plateau qu’une nouvelle perception de soi-
même s’impose aux acteurs, il fallait que l’humanité
mue par l’histoire attende les impérialismes des
temps modernes, l’ère industrielle et la civilisation
planétaire des médias pour que la crise de ses
fondements lui montre la vérité de sa propre
27
entreprise. »
L’émergence d’une pensée de la « durabilité » (sustainability)
depuis quelques années nous pousse enfin à constater que le
processus industriel à grande échelle continue de détruire davantage
28
de réserves naturelles et humaines qu’il ne peut en produire .
La planète ne peut plus être un simple théâtre pour la mise en place
de la pièce jouée par une humanité conquérante, mais un contenu du
souci humain : « Par là, toutes les prémisses du jeu historique
changent. Ce qui a été la scène devient le thème des événements.
Ce qui servait d’arrière-plan s’intègre au premier plan. Ce qui était là
comme matière première apparaît comme produit. Ce qui était la
29
scène devient la pièce elle-même. »

L’incompressible
Dans le système actuel du monde, tout est placé sous la
contrainte du mouvement, du nomadisme et de la mobilisation
permanente. La déterritorialisation, qui a été autrefois la conquête
essentielle des Temps modernes, fait partie désormais du quotidien

Horizons philosophiques o
Printemps 2007 vol. 17 n 2 136
Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal

et de sa banalité. La télévision nous donne à voir le spectacle d’un


monde débarrassé de ses frontières, les réseaux de communication
et la rapidité des transports ont comprimé l’espace, nous donnant
l’illusion de sa disparition. Mais on assiste déjà à un mouvement de
correction de ces tendances, mouvement qui vise à réévaluer
l’espace ignoré ; la culture de la présence commence à faire valoir de
nouveau ses droits en vue d’une insurrection contre le monde rétréci
et d’une redécouverte de la lenteur.
Mais le retour au « local » ne signifie pas nécessairement un
retour à une pensée « réactionnaire » de l’espace ; il s’agit plutôt
d’un retour sur la scène de la dimension asymétrique des lieux.
Malgré les progrès de la décontextualisation, de la compression et de
la neutralisation de l’espace, ce dernier n’est pas simplement
réductible à une distance à parcourir le plus rapidement possible,
mais constitue un ensemble discontinu de singularités.
Les discours sur la globalisation sont donc souvent hyperboliques
et sous-estiment la persistance et la nécessité d’ancrages dans le
local, dans les territoires et la singularité des cultures : « Le localisme
n’est pas de nature réactive mais doit être compris comme
30
l’affirmation de l’extension-sur-le-lieu créative. »
On pourrait reformuler cet « éloge de l’asymétrie » de Sloterdijk,
encore une fois, dans le langage de Deleuze et Guattari.
Contrairement à ce qu’on affirme souvent, suite à des lectures trop
hâtives, déterritorialisation et nomadisme d’une part, territorialisation
et sédentarité de l’autre, ne constituent pas dans Mille plateaux deux
pôles opposés, dont l’un serait toujours positif et l’autre toujours
négatif. Il s’agit plutôt de plusieurs lignes, plusieurs plans qui
traversent chaque individu et chaque groupe : tout territoire peut
s’ouvrir sur son dehors, tout mouvement de déterritorialisation
implique un lien avec un territoire. Penser toujours en géographe ou
en géophilosophe, signifie aussi comprendre que toute pensée
dichotomique est inadéquate pour saisir la complexité du monde
actuel, où nous sommes submergés par d’innombrables informations
et sollicitations qui semblent menacer nos possibilités d’intelligibilité.
Nord et Sud, simulacre et réalité, territorialisation et
déterritorialisation, enracinement et déracinement sont des
catégories qui ne peuvent jamais être simplement opposées si on
veut penser notre ère planétaire. La mondialisation entraîne le repli
identitaire et communautaire, la désacralisation du monde détermine
paradoxalement un retour de nouvelles formes, de plus en plus
menaçantes, de conflits religieux, le capitalisme triomphant doit
affronter de petites machines de guerre qui l’obligent à modifier ses
stratégies, l’explosion du virtuel suscite de nouvelles formes
d’expérience et de création qui essaient de compenser la perte

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Printemps 2007 vol. 17 n 2 137
Manola Antonioli

d’expérience qui nous menace, le déclin des formes traditionnelles


d’art appelle d’autres formes de production esthétique : une logique
transversale, ouverte sur la complexité des devenirs, est de plus en
plus nécessaire pour lire ces nouvelles cartes aux frontières
mouvantes.
Le territoire n’est jamais une donnée « naturelle » et immuable, ni
un système clos sans relations avec le dehors, mais il est le fruit
d’une invention collective, aux frontières entre le réel et l’imaginaire.
Ainsi, il peut aussi devenir aujourd’hui une forme paradoxale de
résistance face à l’entreprise de lissage total des espaces et des
identités, à la dynamique implacable d’une déterritorialisation
unilatérale et sans limites imposée à la planète par le capitalisme
avancé. La déterritorialisation ne doit pas être exclusivement un
moyen d’effacer la multiplicité des rythmes, des formes de
subjectivation individuelles et collectives, des enracinements
territoriaux et culturels, mais devenir au contraire un outil de
construction de formes de subjectivation qui puissent intégrer tous
ces divers éléments dans la découverte de nouvelles voies de
singularisation.

Post-historique et post-colonial
L’ouvrage de Sloterdijk défend aussi une thèse forte et
provocatrice sur la « fin de l’histoire », dont il propose une nouvelle
version. Pour l’auteur, l’époque de la globalisation est la seule à
pouvoir être qualifiée d’histoire, histoire dont le contenu est le drame
de l’exploration de la Terre, et qui a abouti à une situation dans
laquelle, pour la grande majorité des habitants de la planète, l’image
géographique du globe terrestre dit la vérité sur leur situation.
La séquence des événements qui ont eu lieu entre 1492 et 1945
reste la seule qu’on puisse donc caractériser comme historique, si on
considère que « “l’histoire” est le mythe de la naissance du système
31
mondial » . La vitalité de l’histoire et l’intense activité des historiens
ne constituent en rien un démenti de cette thèse aux yeux de
Sloterdijk : la résistance du métier fera en sorte encore longtemps
que des historiens infatigables aient l’illusion de vivre encore dans
l’histoire, et les récits historiques ne cesseront pas de jouer une
fonction mytho-dynamique active pour les groupes et les institutions :
« Rien de tout ce qui constitue une différence entre
le ciel et la terre ne peut ainsi échapper aux
historiens infatigables. (...) Ils écrivent l’histoire de
la menstruation au Moyen Âge ; ils écrivent
l’histoire des projectiles, depuis le javelot de l’ère
glaciaire jusqu’au missiles intercontinentaux ; ils

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Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal

écrivent l’histoire du tag et celle du gangsta-rap ;


l’histoire des dix plus grandes fortunes de la terre ;
l’histoire de la copie pirate depuis l’ouverture de la
Chine ; ils écrivent aussi l’histoire de la
psychothérapie à orientation corporelle dans le
Sauerland, en Rhénanie-Westphalie. Ils écrivent
l’histoire des matières plastiques ; l’histoire des
contributions des intellectuels afro-caraïbéens au
discours critique sur l’eurocentrisme ; ils écrivent
l’histoire de la dégénérescence graisseuse des
animaux domestiques aux États-Unis avant le
11 septembre ; l’histoire des prix Nobel et celle des
32
succédanés du sucre. »
La perspective politique de la période proprement historique a été
une perspective unilatérale de domination qui s’est exprimée dans
les divers épisodes coloniaux qu’a produits l’expansion européenne
sur la planète. La pratique coloniale se fondait sur la croyance
inébranlable des « grandes nations » occidentales en leur droit de
conquête et de soumission des autres peuples. Aujourd’hui, il faut
constater la fin de cette unilatéralité qui a duré plusieurs siècles et
reconnaître que plusieurs autres pages s’ouvrent dans la
« posthistoire » de la planète : l’exigence d’une lecture symétrique et
plurielle du monde s’exprime ainsi depuis longtemps dans les
Postcolonial Studies.
Malgré ce constat, Sloterdijk (tout comme Negri et Hardt dans
Empire) observe le monde presque exclusivement de l’intérieur
(encore essentiellement européen et nordaméricain) du palais de
cristal, sans jamais essayer d’élargir la perspective et de multiplier
les points de vue à partir du regard que les cultures
« non-occidentales » portent sur cet espace et sur son histoire. Si on
essaye de prendre au sérieux ce concept, une posthistoire implique
de multiplier les mondes et les humanités après la fin de
l’unilatéralisme.
Le récit historique et philosophique de la globalisation exposé
dans Le palais du cristal appelle un prolongement nécessaire sous la
forme d’un récit posthistorique et postcolonial, qui puisse nous
permettre d’accéder à de nouvelles régions du monde :

« Les certitudes les plus fondées, quand il arrive que


la plongée aux certitudes rencontre un fond,disent
que nous entrons tous maintenant dans une nouvelle
région du monde, qui désigne ses lieux sur toutes les
étendues données et imaginables, et dont seuls

Horizons philosophiques o
Printemps 2007 vol. 17 n 2 139
Manola Antonioli

quelques-uns avaient pu prévoir au loin les errances


33
et les obscurités. »

Manola Antonioli
Collège International de Philosophie, Paris

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Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal

1
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris,
Maren Sell Éditeurs, 2006.
2
Ibid., p. 11.
3
Au sujet de la perspective géophilosophique de l’œuvre de Deleuze et Guattari, je me
permets de renvoyer à mon ouvrage Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris,
L’Harmattan, 2004.
4
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991,
p. 91.
5
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 25.
6
Ibid., p. 49.
7
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, plateau 14 (« 1440
– Le lisse et le strié »).
8
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., première partie, chap. 5 (« Adieux à l’Est,
entrée dans l’espace homogène »).
9
Ibid., p. 154.
10
À ce sujet, je renvoie aux travaux essentiels d’Édouard Glissant.
11
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 215.
12
Peter Sloterdijk, Dans le même bateau, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 57.
13
C’est l’anthropologue Marc Augé qui, dans un ouvrage devenu classique, a exploré les
non-lieux, espaces d’anonymat de plus en plus nombreux dans le monde
contemporain (Non-lieux, Paris, Seuil, 1992).
14
Pour une mise en perspective historique détaillée de cette crise, je renvoie encore une
fois à Dans le même bateau, op. cit.
15
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 219. Malgré ce constat essentiel,
Sloterdijk n’explore pas les formes multiples de ces contestations (mouvements
altermondialistes, manifestations religieuses, nouveaux nationalismes, etc.) ; il ne
consacre des analyses (qu’on ne pourra pas commenter dans les limites restreintes de
cet article) qu’au terrorisme (cf. première partie, chap. 34 « Le monde dense et la
désinhibition secondaire : du terrorisme considéré comme un romantisme de
l’agression pure »).
Une lecture analogue de la globalisation et des réactions qu’elle suscite en termes
de processus immunitaires et auto-immunitaires a été développée par Jacques Derrida
dans Foi et savoir (Paris, Seuil, 2000). Derrida préfère parler plutôt de mondialisation
et analyse tout particulièrement dans ce texte les phénomènes de « retour du
religieux ».
16
Ibid., p. 220.
17
Peter Sloterdijk, Bulles – Sphères I, Paris, Pauvert, 2002 ; Globes – Sphères II (trad.
fr. à paraître en 2007 chez Maren Sell Éditeurs) ; Écumes – Sphères III, Paris,
Maren Sell Éditeurs, 2005.
18
Peter Sloterdijk, Bulles – Sphères I, , op. cit., p. 64.
19
Le Crystal-Palace fait l’objet de longues analyses dans l’ouvrage de Sloterdijk
Écumes-Sphères III, op. cit..
20
Le mode de vie des habitants de cette serre capitaliste a été décrit récemment par le
philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky dans l’ouvrage Le bonheur paradoxal,
Paris, Gallimard, 2006.
21
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
22
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 276.
23
Peter Sloterdijk, Écumes – Sphères III, op. cit., p. 730-733.
24
Ibid., p. 280. Sur les inégalités inhérentes à la globalisation, je renvoie aux travaux de
Zygmunt Bauman et notamment aux ouvrages Le coût humain de la mondialisation,
Paris, Hachette, 1999 et La vie en miettes, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2003.
25
La bibliographie sur ces questions est désormais extrêmement nourrie ; je me limiterai
à citer quelques ouvrages : Edgar Morin, L’an I de l’ère écologique, Paris, Tallandier,
2007 ; Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006 et
Survivre au développement, Paris, Mille et une nuits, 2004.
26
Peter Sloterdjik, La mobilisation infinie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2000, p. 35.

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27
Ibid., pp. 301-302.
28
La durabilité devient un objet de réflexion pour Sloterdijk dans les dernières pages de
Dans le même bateau, op. cit., p. 85-87.
29
Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, op. cit., p. 304.
30
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 373.
31
Ibid., p. 227.
32
Ibid., p. 239.
33
Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde. Ésthétique I, Paris, Gallimard, 2006.

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