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Globalisation et philosophie :
notes sur Le palais de cristal
« Le sujet et l’objet donnent une mauvaise
approximation de la pensée. Penser n’est ni un fil tendu
entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un
autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du
territoire et de la terre. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
Qu’est-ce que la philosophie ?
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Manola Antonioli
Trois globalisations
Sloterdijk réfléchit sur la figure du globe comme « un bâtard
géographico-philosophique ». La question « globalisée » du site
terrestre n’a cessé de se déployer au fil de la modernisation. Dans la
cosmologie de l’Antiquité occidentale, sous sa forme grecque et
hellénistique, la thèse du cosmos visait à représenter le tout de
l’Étant à travers l’image d’une sphère regroupant toute chose ; la
première globalisation a été réalisée par l’ontologie classique comme
sphérologie.
La deuxième globalisation, définie par l’auteur comme une
globalisation terrestre, a pris forme concrètement entre 1492 et 1945
comme l’époque à laquelle le système actuel du monde a pris ses
contours, époque accomplie par la navigation christiano-capitaliste et
le colonialisme des États-nations européens. Si les Anciens
mesuraient un globe idéalisé avec des lignes et des intersections, les
Modernes ont parcouru avec des navires un globe réel. L’époque
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Un monde synchronisé
Dans la troisième globalisation, celle que nous vivons
actuellement, la terre se présente selon Sloterdijk comme un corps
entouré d’écorces virtuelles, qui ont remplacé le ciel éthéré.
La fluidification omniprésente a fait de toutes les villes de la planète
des villes portuaires, où l’information forme des courants dans des
océans de données.
Avec les progrès de la mise en réseau du monde, qui est le
présupposé essentiel pour fonder une théorie de l’ère
contemporaine, se développent les symptômes d’une misanthropie
universelle, comme réaction violente à des voisinages réels ou à
distance instaurés entre les hommes. La « culture » et le
« cosmopolitisme » ne disparaissent pas pour autant, mais se
présentent désormais comme des mesures destinées à atténuer la
misanthropie. S’annonce ainsi une vraie révolution anthropologique,
qui nous oblige à compter en permanence avec l’autre éloigné, perçu
souvent comme étranger ou ennemi.
Dans les Temps modernes, les voyages unilatéraux des
Européens vers les Autres ont permis d’explorer l’horizon
anthropologique des peuples et des cultures de la planète.
« L’humanité » a pu ainsi se concrétiser réellement, comme le
dernier épisode de cette « histoire universelle ». Depuis peu, ce
concept a acquis une nouvelle complexité et une profondeur
insoupçonnée auparavant, au fur et à mesure qu’il prend forme
également dans le sens inverse, à travers le regard porté par les
Autres sur les Occidentaux.
Comme l’ « histoire universelle » dont Deleuze et Guattari ont
retracé les étapes dans L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, celle
qu'évoque Sloterdijk est une « histoire universelle du fortuit », le
résultat des devenirs imprévisibles de la contingence et de
l’immanence.
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Surabondance et décroissance
Sloterdijk constate un renversement profond de la pensée
traditionnelle, axée sur les notions de pénurie, d’urgence et de
manque ; les populations de la sphère du confort s’orientent
actuellement plutôt vers une existence faite d’options, qu’il désigne
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L’incompressible
Dans le système actuel du monde, tout est placé sous la
contrainte du mouvement, du nomadisme et de la mobilisation
permanente. La déterritorialisation, qui a été autrefois la conquête
essentielle des Temps modernes, fait partie désormais du quotidien
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Post-historique et post-colonial
L’ouvrage de Sloterdijk défend aussi une thèse forte et
provocatrice sur la « fin de l’histoire », dont il propose une nouvelle
version. Pour l’auteur, l’époque de la globalisation est la seule à
pouvoir être qualifiée d’histoire, histoire dont le contenu est le drame
de l’exploration de la Terre, et qui a abouti à une situation dans
laquelle, pour la grande majorité des habitants de la planète, l’image
géographique du globe terrestre dit la vérité sur leur situation.
La séquence des événements qui ont eu lieu entre 1492 et 1945
reste la seule qu’on puisse donc caractériser comme historique, si on
considère que « “l’histoire” est le mythe de la naissance du système
31
mondial » . La vitalité de l’histoire et l’intense activité des historiens
ne constituent en rien un démenti de cette thèse aux yeux de
Sloterdijk : la résistance du métier fera en sorte encore longtemps
que des historiens infatigables aient l’illusion de vivre encore dans
l’histoire, et les récits historiques ne cesseront pas de jouer une
fonction mytho-dynamique active pour les groupes et les institutions :
« Rien de tout ce qui constitue une différence entre
le ciel et la terre ne peut ainsi échapper aux
historiens infatigables. (...) Ils écrivent l’histoire de
la menstruation au Moyen Âge ; ils écrivent
l’histoire des projectiles, depuis le javelot de l’ère
glaciaire jusqu’au missiles intercontinentaux ; ils
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Manola Antonioli
Collège International de Philosophie, Paris
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Globalisation et philosophie : notes sur le Palais de cristal
1
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris,
Maren Sell Éditeurs, 2006.
2
Ibid., p. 11.
3
Au sujet de la perspective géophilosophique de l’œuvre de Deleuze et Guattari, je me
permets de renvoyer à mon ouvrage Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris,
L’Harmattan, 2004.
4
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991,
p. 91.
5
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 25.
6
Ibid., p. 49.
7
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, plateau 14 (« 1440
– Le lisse et le strié »).
8
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., première partie, chap. 5 (« Adieux à l’Est,
entrée dans l’espace homogène »).
9
Ibid., p. 154.
10
À ce sujet, je renvoie aux travaux essentiels d’Édouard Glissant.
11
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 215.
12
Peter Sloterdijk, Dans le même bateau, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 57.
13
C’est l’anthropologue Marc Augé qui, dans un ouvrage devenu classique, a exploré les
non-lieux, espaces d’anonymat de plus en plus nombreux dans le monde
contemporain (Non-lieux, Paris, Seuil, 1992).
14
Pour une mise en perspective historique détaillée de cette crise, je renvoie encore une
fois à Dans le même bateau, op. cit.
15
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 219. Malgré ce constat essentiel,
Sloterdijk n’explore pas les formes multiples de ces contestations (mouvements
altermondialistes, manifestations religieuses, nouveaux nationalismes, etc.) ; il ne
consacre des analyses (qu’on ne pourra pas commenter dans les limites restreintes de
cet article) qu’au terrorisme (cf. première partie, chap. 34 « Le monde dense et la
désinhibition secondaire : du terrorisme considéré comme un romantisme de
l’agression pure »).
Une lecture analogue de la globalisation et des réactions qu’elle suscite en termes
de processus immunitaires et auto-immunitaires a été développée par Jacques Derrida
dans Foi et savoir (Paris, Seuil, 2000). Derrida préfère parler plutôt de mondialisation
et analyse tout particulièrement dans ce texte les phénomènes de « retour du
religieux ».
16
Ibid., p. 220.
17
Peter Sloterdijk, Bulles – Sphères I, Paris, Pauvert, 2002 ; Globes – Sphères II (trad.
fr. à paraître en 2007 chez Maren Sell Éditeurs) ; Écumes – Sphères III, Paris,
Maren Sell Éditeurs, 2005.
18
Peter Sloterdijk, Bulles – Sphères I, , op. cit., p. 64.
19
Le Crystal-Palace fait l’objet de longues analyses dans l’ouvrage de Sloterdijk
Écumes-Sphères III, op. cit..
20
Le mode de vie des habitants de cette serre capitaliste a été décrit récemment par le
philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky dans l’ouvrage Le bonheur paradoxal,
Paris, Gallimard, 2006.
21
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
22
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 276.
23
Peter Sloterdijk, Écumes – Sphères III, op. cit., p. 730-733.
24
Ibid., p. 280. Sur les inégalités inhérentes à la globalisation, je renvoie aux travaux de
Zygmunt Bauman et notamment aux ouvrages Le coût humain de la mondialisation,
Paris, Hachette, 1999 et La vie en miettes, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2003.
25
La bibliographie sur ces questions est désormais extrêmement nourrie ; je me limiterai
à citer quelques ouvrages : Edgar Morin, L’an I de l’ère écologique, Paris, Tallandier,
2007 ; Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006 et
Survivre au développement, Paris, Mille et une nuits, 2004.
26
Peter Sloterdjik, La mobilisation infinie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2000, p. 35.
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27
Ibid., pp. 301-302.
28
La durabilité devient un objet de réflexion pour Sloterdijk dans les dernières pages de
Dans le même bateau, op. cit., p. 85-87.
29
Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, op. cit., p. 304.
30
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal, op. cit., p. 373.
31
Ibid., p. 227.
32
Ibid., p. 239.
33
Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde. Ésthétique I, Paris, Gallimard, 2006.
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