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Avant-propos
Premier souvenir de mon père
Crème glacée et chapeau de feutre
Le charme inouï d’un vieux chalet
OK on joue à la messe?
Seul dans la tempête
La chasse aux chauves-souris
Imprimeur à 10 ans
Mon violon
Le secret du lac des Fées1
Morts de rire aux funérailles
Le nécessaire pour dames
Lointains souvenirs d’un Pierre-Noël
Ça parle au sort!
La swip
Les fesses du magistrat
Ode au chalet
Pencil Case
Histoire de chars
Ah ces toilettes turques!
Saute, saute!
Un grand-père Lacordaire
Un grand-père Noël
Vite, vite!
C’est long l’éternité (surtout vers la fin)
Mon arbre
La soirée des dames
Mon yoyo
Un moment émouvant
Crêpes au sirop d’érable
Vivement Noël!
Les culottes à «mononcle»
Conte de fées
Une p’tite vite
Une farce de dinde
Aux soins très intensifs
La Chine que j’ai connue
D’un Pierre deux coups!
Tant qu’à y être…
Ça aussi, c’est Noël
Le procès
Balou
Ah les tricheurs!
La main dans le sac
Mon premier bicycle
Vieux motard que jamais
Robe de mariée et pneu de secours
À bien y penser…
Laisse faire les tacks
Batman
John
Sagesse amérindienne
Charmante coïncidence
La vraie nature du langage
Couverture : Pierre Calvé
Photos : Pierre Calvé
Illustrations : Hélène Goulet
Mise en page : Maryse Bédard
Révision linguistique : Mario Raymond
© 2022 – Pierre Calvé
ISBN : 978-2-9820712-0-9 (imprimé)
978-2-9820712-1-6 (ePub)
Dépôt légal 2022
Bibliothèque et Archives nationales du Québec 2022
Bibliothèque et Archives Canada 2022
Imprimé au Canada par BouquinBec
Service de publication accompagnée
bouquinbec.ca
Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La
reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans
l’autorisation de l’auteur.
Avant-propos
Le premier souvenir que j’ai de mon père remonte à l’été 1945, quand il est
revenu à Maniwaki une fois la guerre terminée. J’allais avoir 3 ans quelques
semaines plus tard. Ma mère, ma sœur Suzanne et moi sommes allés le
chercher à la gare avec tante Blanche, l’une des rares sinon la seule femme
qui possédait sa propre voiture dans le village.
Quand le train arriva, nous étions déjà sur le quai depuis un bon moment
et je me souviens encore de la vive émotion, mêlée de peur, que je
ressentais à la vue de la locomotive, cette immense bête noire qui
approchait dans un vacarme épouvantable en crachant la fumée de toute
part et en lâchant des sifflements aigus à chaque éternuement de son
immense chaudière. Et quand les premiers wagons passèrent très lentement
devant nous, je me souviens de m’être agrippé à ma mère pour ne pas
tomber, croyant que c’était nous qui bougions plutôt que les wagons.
Et puis tout d’un coup, ma mère me prit dans ses bras et, désignant un
homme très svelte et en bel uniforme qui descendait d’un wagon un peu
plus loin, elle s’écria « Regarde, Pierre, c’est lui, c’est papa, c’est papa ! » .
Et moi qui depuis des semaines entendais ma mère nous dire que papa
arriverait bientôt, je le vis enfin qui arrivait en courant et qui, après avoir
embrassé tout le monde, me prit dans ses bras, me lança en l’air, puis
m’emmena tout de suite à la locomotive où il me tendit au conducteur qui
me hissa dans l’habitacle sous les protestations de ma mère qui criait
« Jean-Paul, tu lui fais peur, il va tout se salir » . Mais mon père, bien fidèle
à lui-même, riait en voyant le chauffeur ouvrir la porte de la fournaise et y
jeter une pelletée de charbon, ce qui causa une flambée et une chaleur à
couper le souffle. Il va sans dire que j’étais terrifié tout en étant fasciné par
cet hallucinant spectacle. Et ce souvenir de ma première rencontre avec
mon père s’est évidemment gravé à jamais dans ma mémoire.
C’est là aussi que j’ai appris quel phénomène, quel blagueur était cet
homme, ce qui ne s’est jamais démenti durant les 78 années de son
existence.
Crème glacée et chapeau de feutre
Par un beau dimanche de mai, après la messe matinale, mon père, qui était
friand des « tours de char » , décida de nous emmener faire « le tour du
village » . En route, il « décide tu pas » d’arrêter à la pharmacie Latour pour
nous acheter un cornet de crème glacée. Il devait être de bien bonne humeur
parce que ça voulait dire neuf cornets à payer (tous à la vanille), à
transporter et distribuer dans l’auto, dont sept pour les enfants et deux pour
lui et ma mère. Les places dans l’auto (une Meteor 1950 vert pâle) étaient
assignées d’avance : trois devant (mon père, ma mère et Louis, le plus
jeune, entre les deux) et six derrière (les quatre plus vieux assis et les deux
plus jeunes debout entre les sièges). Et tout ce beau monde léchait
allègrement en passant la langue en alternance sur les côtés et le dessus des
boules pour éviter d’en avoir plein les doigts.
Or Paul, l’avant-dernier, se tenait debout juste derrière mon père et alors
que celui-ci freinait à un coin de rue, son cornet toucha l’arrière du beau
chapeau de feutre gris charcoal de mon père, ce qui fit que sa boule de
crème glacée tomba sur le rebord du chapeau et se mit à glisser lentement
vers le devant, laissant derrière elle une longue traînée blanche. La boule
approchait inexorablement du rebord avant du chapeau, lequel se repliait
vers le bas, et allait inévitablement tomber sur la cravate rouge vin à pois
blancs, puis sur le pantalon bleu marin rayé blanc de mon père, ce qui serait
catastrophique et pour Paul et pour mon père.
Prenant alors mon courage à deux mains, devant les regards pétrifiés, les
visages crispés et les cornets figés de mes frères et sœurs, et les immenses
yeux mouillés de Paul, je saisis avec une infinie prudence ce qui restait de la
boule dégoulinante et la replaçai sur le cornet de Paul, sans que mon père ne
s’aperçoive de quoi que ce soit.
Inutile de dire qu’en arrivant à la maison, tous les occupants du siège
arrière déguerpirent dans le décor avant d’entendre un tonitruant « Que c’est
ça, batège de sacrélége ? Toinon, viens voir mon chapeau neuf ! Attends
que je le poigne, lui ! C’est fini les cornets ! Ça va-tu partir, tu penses ? »
et ainsi de suite pendant un long moment. Laissez-moi vous dire que le
roastbeef aux petits pois et aux patates pilées s’est mangé froid ce midi-là.
Le charme inouï d’un vieux chalet
1. Ce conte est inspiré d’une histoire vraie vécue par mon grand-père Télesphore Calvé qui, avant
d’être barbier à Maniwaki pendant plus de 60 ans, a été charretier avec ses chevaux « canadiens » ,
d’abord dans les chantiers, puis en tant qu’employé par un hôtelier de Maniwaki et chargé d’aller
chercher les voyageurs arrivant par le train à la gare de Gracefield.
La chasse aux chauves-souris
Mon père a ouvert une imprimerie à Maniwaki en 1952, après avoir suivi à
Montréal un cours élémentaire sur la gestion d’une telle entreprise, dans
laquelle il n’avait absolument aucune expérience. Il engagea comme unique
employé un typographe français, immigré au Canada à la fin de la guerre. Et
l’autre employé, du moins au début, c’était moi. J’avais alors 10 ans et très
souvent après l’école, durant les fins de semaine, et ensuite durant toutes
mes vacances d’été jusqu’en 1960, je travaillais à l’imprimerie.
La première tâche dont je me souvienne, c’était « l’interfeuillage » , un
travail extrêmement fastidieux qui consistait, comme le mot le dit, à
intercaler des feuilles imprimées de différentes couleurs pour en faire des
carnets de factures, de reçus, etc. Les clients inséraient ensuite du papier
carbone entre les feuilles colorées pour en faire des copies. Il faut dire que
ma mère, mon grand-père et mes sœurs contribuaient aussi à cette tâche à la
maison, où mon père apportait régulièrement des montagnes de feuilles à
interfeuiller.
J’ai aussi appris très jeune à surveiller, puis à opérer la presse
automatique, une vieille Thompson (qui fut suivie d’une Heidelberg plus
moderne) ainsi qu’une énorme presse manuelle pour imprimer les affiches
et autres documents de grand format. Lors des changements de couleurs
d’encre, il me fallait nettoyer les presses, corvée malpropre entre toutes. Je
pouvais aussi manœuvrer le couteau à papier muni d’un long levier sur
lequel je mettais tout mon poids pour que la lame tranche d’un coup jusqu’à
500 feuilles de papier.
Mais c’est le métier de typographe qui me fascinait entre tous.
J’observais furtivement mais attentivement notre employé alors qu’il
choisissait un par un les caractères de plomb dans les casses (casiers)
contenant tout un assortiment de caractères de plomb de tailles et de
formats différents. Il plaçait ainsi dans son composteur (support en métal)
les caractères gravés à l’envers et de gauche à droite pour qu’une fois
imprimés, on puisse les lire dans l’ordre normal. Il disposait aussi de toutes
sortes d’espaces de plomb pour séparer les caractères, les lignes, les
paragraphes, et chaque page, une fois montée, était placée dans une forme
(espèce de cadre en métal) qu’il pouvait serrer très solidement (c’est lourd,
du plomb ! ) pour garder le tout bien ensemble, après l’avoir égalisé à l’aide
d’un instrument de bois franc bien plat et d’un maillet en caoutchouc.
Une fois le tout imprimé, il fallait ensuite remettre, ou distribuer, chaque
caractère dans la casse appropriée et c’est ce que j’ai appris à faire bien
avant l’âge de 15 ans. Il fallait être très méticuleux parce que rien n’irritait
plus le typographe que de prendre un caractère qui n’était pas à sa place. En
montant les formes, il puisait en effet dans chaque casse à une vitesse
incroyable, ne regardant jamais les pièces pigées pour savoir si c’était bien
la bonne. Je dois dire qu’avant de maîtriser ce fastidieux mais indispensable
boulot, j’ai reçu quelques regards assassins de la part de notre homme, avec
qui j’avais par ailleurs un excellent rapport.
J’ai finalement pu tâter un peu du vrai métier de typographe quand mon
père, pour libérer un peu son employé débordé, me demandait parfois de
monter des formes simples (des billets de tirages par exemple), de les
imprimer puis de les brocher. Je devais ensuite aller les vendre dans toutes
les rues du village, ce que je détestais, « fatigant » que j’étais devenu aux
yeux de bien des résidents.
En 1960, après une année d’enseignement dans une classe de 6e année à
Maniwaki (j’avais alors 17 ans et un beau groupe de 36 garçons), je me suis
inscrit à l’École normale Jacques-Cartier à Montréal. Entre autres travaux à
temps partiel, j’ai alors travaillé dans une petite imprimerie occupant un
sombre sous-sol dans le Plateau Mont-Royal. L’unique travailleur, et
propriétaire, n’en revenait tout simplement pas de tout ce que je connaissais
et pouvais faire dans ce métier.
Et aujourd’hui, quand je pense à l’imprimerie, l’odeur de l’encre et du
papier me remonte au nez et malgré le souvenir parfois douloureux de ce
travail qui m’a volé une partie de ma jeunesse, je sens monter en moi, bien
malgré moi, un peu de nostalgie.
Mon violon
2. Ce texte, publié ici avec la permission des éditeurs, est déjà paru dans Escapades printanières,
Auteurs et auteures de FADOQ OUTAOUAIS, 2019.
Morts de rire aux funérailles
Puisqu’il fait bon de se dilater un peu la rate par les temps qui courent (en
pleine pandémie de COVID-19), je me permets de vous raconter une petite
histoire que je tiens de Doris Lussier (le Père Gédéon lui-même) avec qui
j’ai eu l’honneur de souper à l’occasion d’un congrès professionnel tenu à
Montréal, il y a de cela bien des années.
Un jour, une « dame de la haute » revenait en avion d’un séjour en
Floride et elle était assise à côté d’un jésuite avec qui elle put converser tout
au long du voyage. À l’approche de l’aéroport, elle prit son courage à deux
mains et lui dit :
— Mon Père, si j’ose me permettre, j’aurais une petite faveur à vous
demander.
— Ah oui ! Et de quoi s’agit-il, ma bonne dame ?
— Eh bien voici, mon Père. Quand j’étais à Miami, j’ai acheté un
nécessaire en or de produits de beauté pour dames et si je le déclare aux
douanes, les frais seront sans doute exorbitants. Comme il n’est pas très
gros, il logerait facilement dans la poche de votre soutane et, en tant que
prêtre, on ne vous demandera sûrement pas si vous avez des choses à
déclarer.
— Mais bien sûr, ma bonne dame, je me ferai un plaisir de vous rendre
ce service.
Une fois à la frontière, quand le douanier demanda à la dame si elle avait
quelque chose à déclarer, elle répondit sans hésiter par la négative. Mais
quand vint le tour du jésuite, le douanier, un type sans doute plus zélé que
les autres, lui demanda à son tour s’il avait quelque chose à déclarer. Et en
bon jésuite qui ne mentait jamais, ce dernier répondit :
— Mon fils, de la ceinture vers le haut, je n’ai rien à déclarer, et de la
ceinture vers le bas, je n’ai qu’un nécessaire pour dames qui n’a jamais
servi.
Et il continua calmement son chemin sous le regard éberlué du pauvre
garçon qui n’en croyait pas ses oreilles.
Lointains souvenirs
d’un Pierre-Noël
II y avait une fois un grand-papa qui vivait avec sept petits-enfants, une
maman, un papa et un petit chien. La maison où ils vivaient avait un sous-
sol très humide rempli de boîtes de conserve et de bois de chauffage, un
escalier avec une armoire carreautée, un rez-de-chaussée avec une grande
cuisine, un boudoir, une chambre à jouer, un salon qui sentait bon, une
chambre froide avec une boîte à bois et une balançoire, ainsi qu’une
boutique de barbier qui donnait sur la cuisine et d’où parvenaient beaucoup
de fumée, des murmures de conversation, des éclats de rire, parfois des
mononcles et des matantes, ainsi que des effluves de Safranor et autres
parfums dont le grand-papa arrosait copieusement les têtes fraîchement
« trimées » .
II y avait aussi dans cette maison un grenier tout pointu où on avait
aménagé trois chambres à coucher et un balcon d’où partait une corde à
linge et où arrivaient beaucoup de soleil et de lune. Ce balcon donnait sur
une partie basse du toit d’où on pouvait sauter dans la neige en hiver. On
appelait parfois ce balcon « la lune » pour ne pas alarmer les parents quand
on voulait aller sauter du toit dans la neige. On disait alors « Viens-tu jouer
dans la lune ? » . La plus grande chambre était pour le papa et la maman,
celle du milieu pour les petites filles et I’autre pour le grand-papa et les
petits garçons, et ce, jusqu’à ce qu’il y ait trop de petits garçons pour le
grand-papa, qui a dû alors déménager son lit dans la « chambre à jouer » , ce
qui lui permettait aussi de faire du feu dans le poêle à bois la nuit sans
réveiller personne. Dans cet ancien grenier, qui abritait aussi un pot de
chambre blanc bordé de rouge, il n’y avait pas de chauffage, de sorte que le
matin, il y faisait très froid et tout le monde, une fois sorti du lit, se
précipitait en bas et se collait au poêle à bois dont le grand-papa avait
ouvert le fourneau pour faire plus de chaleur. Et le dernier à descendre avait
pour délicate mission d’aller vider le pot de chambre.
Les trois plus petits garçons descendaient habituellement les premiers
dans leurs gros pyjamas de flanelle rayés de rouge ou de bleu. Après s’être
bien réchauffés près du grand poêle à bois émaillé de blanc, ils s’assoyaient
derrière la table, sur le banc rouge fabriqué par le grand-papa juste pour
eux, et alors le plus vieux des petits garçons racontait aux deux autres des
histoires abracadabrantes qui les faisaient rire aux éclats pendant que le
grand-papa, sourire complaisant aux lèvres, leur préparait leur petit-
déjeuner. Derrière les petits garçons, quand il faisait très froid, les vitres
étaient toutes givrées et ils y appliquaient alors leurs petites mains, laissant
ainsi des empreintes dans la glace fondante. On pouvait alors apercevoir, à
travers ces silhouettes de paumes et de doigts, le champ enneigé derrière la
maison avec, tout au fond, I’humble chaumière de Méo Couture, vieux
garçon simple d’esprit que le grand-papa engageait parfois pour de menus
travaux.
Noël était un temps magique où une simple boule de verre rayée de
jaune et de rouge, accrochée à une branche de sapin près de la fenêtre du
salon, pouvait réunir en elle seule tout le charme et toute la beauté du
monde. C’était un temps de hâte intolérable, où la vision, à travers le trou
d’une serrure, de dizaines de cadeaux multicolores empilés sous un grand
arbre, contenait plus de joie, d’anticipation et d’excitation fébriles que Noël
ne pourrait jamais en recréer plus tard, sauf à travers ces impérissables
souvenirs. Pour le reste de leurs jours, ces mêmes petits enfants allaient
demeurer sensibles à I’odeur surnaturelle d’un sapin imprégnant un coin de
salon, se rappelleront en souriant les histoires du grand-papa qui disait avoir
vu le père Noël manger le morceau de gâteau laissé pour lui sur la table du
salon, qui prétendait suspendre ses grandes combinaisons de laine à la corde
à linge, avec des nœuds dans les pattes pour que le père Noël les remplisse
de bonbons. C’était un temps où la maman, avec les moyens du bord et une
infinie patience, réussissait à créer la magie de Noël et à mettre dans nos
valises pour le voyage de nos vies ces précieux souvenirs que nous revivons
chaque année grâce à elle.
Ça parle au sort !
La swip
J’écris ce texte en hommage à tous les valeureux draveurs, et en particulier
à ces jeunes hommes, certains à peine sortis de l’adolescence, qui pendant
de nombreuses années, furent engagés par la Canadian International Paper
(CIP) durant l’été pour faire ce qu’on appelait la swip (de l’anglais sweep,
signifiant « balayer » ) sur les divers plans d’eau de la compagnie. Il est
rarement fait mention de ces jeunes hommes dans les récits épiques portant
sur les draveurs et le dur métier qu’ils pratiquaient.
Au cours de l’été 1961, j’ai justement été engagé, tout comme une
douzaine d’autres jeunes hommes, la plupart étudiants, pour faire la swip
sur le lac Cabonga. Nous étions basés au dépôt Washika de la CIP, situé au
nord du lac. Comme le mot le dit, la swip consistait à ratisser les rives du
lac et à ramener à l’eau, surtout à l’aide de crochets de métal et de gaffes,
les billes de bois laissées là alors que l’eau se retirait lors de la décrue
printanière ou lorsque le bois avait été laissé partiellement empilé sur la rive
lors de déchargements par des camions.
L’un de mes confrères draveurs, durant cet été-là, était Robert « Bobby »
Poirier, de Maniwaki, qui a d’ailleurs écrit (en anglais) un roman intitulé
Washika (Baraka Books, Montréal, 2012), dans lequel il relate les péripéties
imaginaires, mais sur fond de vérité, quant à leur vie dans les chantiers,
d’un groupe de ces jeunes draveurs.
La swip était un travail très difficile parce qu’il fallait presque toujours
marcher dans la boue, la glaise ou l’eau vaseuse, parfois jusqu’à la taille, et
tirer ou pousser à l’eau, non seulement des pitounes de quatre pieds, mais
aussi d’énormes billes de 8, 12 ou 16 pieds souvent à demi enfoncées dans
la boue. Et nos bottes, en cuir pour la plupart, n’avaient jamais le temps de
sécher pendant la nuit, pas plus que nos vêtements d’ailleurs, de sorte qu’il
fallait les remettre encore mouillées le lendemain matin, ce qui causait bien
des ampoules qu’il fallait ignorer jour après jour.
Mais le pire, c’étaient les nuées de moustiques et de mouches noires qui
ne nous laissaient aucun répit et qu’il fallait apprendre à ignorer sous peine
de passer plus de temps à les chasser et à tenter de les écraser qu’à
travailler. Les chasse-moustiques n’étaient d’ailleurs d’aucune utilité
puisque la sueur et l’eau du lac avaient vite fait de les enlever. Et il y avait
aussi toutes ces sangsues qu’on découvrait sur nos jambes en enlevant nos
pantalons mouillés à la fin de la journée. Pour les retirer, on devait les
« chauffer » une à une avec nos cigarettes.
Les billes remises à l’eau étaient poussées dans un îlot de bois entouré
d’une estacade (on disait un bôme) tirée par un remorqueur de métal (un
« Russel » , aussi appelé « un deux » , à cause de son moteur à deux
cylindres) qui, une fois l’estacade suffisamment pleine, la tirait vers le large
et l’attachait ou l’incorporait à d’autres îlots pour en faire un « train » de
bois pouvant contenir l’équivalent de 5 000 cordes de bois. L’ensemble était
ensuite tiré jusqu’au barrage du Cabonga par un bateau beaucoup plus gros
(le Wapus, je crois) du même type que le Pythonga qui est exposé à
Maniwaki.
Comme sa seule hélice ne suffisait pas à tirer une telle charge, surtout
par vent contraire, le bateau se détachait du train de bois, se rendait à des
centaines de mètres plus loin vers l’avant, jetait à l’eau son énorme ancre et
revenait en déroulant, d’un tambour fixé à un treuil, le long câble d’acier
qui était fixé à l’ancre. Il s’amarrait alors au train de bois et le faisait
avancer à l’aide de l’hélice et en se tirant sur son ancre.
Au cours de l’été, je fus muté en tant qu’aide de pont (on disait un deck
hand) sur un Russel et mon travail consistait entre autres à relier les
estacades entre elles ou à les incorporer à des îlots plus grands en déplaçant
les chaînes qui les retenaient pendant que le capitaine manœuvrait le bateau
(on appelait ce travail le booming). Pour se déplacer d’un îlot à un autre, il
fonçait bien souvent sur l’estacade, passait par-dessus dans un terrible
vacarme et se retrouvait à se frayer un chemin parmi les billes très serrées
les unes contre les autres. L’hélice était heureusement entourée d’un gros
panier de métal pour éviter de déchiqueter le bois.
Une autre mission de ces petits remorqueurs (de fait, il y en avait de
différentes tailles) était de s’arrimer aux îlots formant le train de bois et de
les tirer de côté pour éviter, pendant le trajet vers le barrage, qu’ils soient
déportés par le vent ou pour leur faire contourner une île, par exemple. Ces
remorqueurs étaient vraiment indestructibles. Un jour, alors que je
travaillais sur un autre lac (le lac David, je crois), j’en ai vu un contourner
un rapide à l’embouchure d’une rivière en se tirant à travers la forêt à l’aide
de son long câble d’acier enroulé autour d’un groupe d’arbres plus loin en
avant, puis à un autre groupe de l’autre côté de la rivière pour se remettre à
l’eau.
Une fois tout le bois rendu au barrage où le lac Cabonga se jette dans la
rivière Gens-de-Terre, laquelle emportait ensuite le bois jusqu’au lac
Baskatong, il fallait le faire passer dans le barrage lui-même. Cela devait
être fait aussi rapidement que possible afin de ne pas trop faire baisser le
niveau du lac, un réservoir de l’Hydro-Québec qui, si ma mémoire est
bonne, faisait payer la CIP selon le temps d’ouverture du barrage. C’est
ainsi que je me retrouvai à travailler jusqu’à tard le soir sur un trottoir
flottant (la gappe) alors qu’avec quelques autres hommes, on devait, à l’aide
de nos longues gaffes, pousser le bois vers le barrage, et ce, autant pour en
accélérer le passage que pour éviter que des empilements de bois (on disait
des « mules » ), formés surtout de billes de 12 ou de 16 pieds, ne bloquent
dans les portes, créant des embâcles extrêmement difficiles à défaire à cause
de la grande vitesse du courant à cet endroit et de l’impossibilité d’utiliser
de la dynamite. C’était un travail très dangereux et qui demandait beaucoup
de concentration pendant les longues heures que nous passions sur la gappe.
Sans veste de flottaison, comme c’était le cas à l’époque, tomber dans le
fort courant, parmi les billes, pouvait être catastrophique. Et je me souviens
que la nuit, avant de m’endormir, je voyais souvent des billes passer au
plafond du dortoir. Je me souviens aussi de m’être parfois réveillé en
sursaut, ayant rêvé que j’étais tombé à l’eau et que je basculais dans le vide.
Je dois dire que ces étés passés dans les chantiers ont été d’excellents
compléments à mes études, tant par les expériences de travail qui j’y ai
vécues que par le contact avec ces rudes travailleurs dont les qualités
humaines, le courage, la force, les connaissances et les habiletés ont été et
demeurent toujours pour moi des modèles dont je ne cesse de m’inspirer.
Depuis que nous sommes tous deux retraités, mon épouse et moi passons
beaucoup de temps à notre chalet, sur les bords du magnifique lac Heney,
situé près du village de Lac-Sainte-Marie.
Nous y redécouvrons année après année l’immense charme de chaque
saison, des changements subtils qui s’opèrent au fil des jours. Nous sommes
témoins, tous les matins, du jour qui se lève sur le lac, parfois à travers la
brume alors qu’apparaît lentement l’ombre des grands pins de l’autre côté
de la baie. Parfois, c’est le soleil qui au petit matin allume le ciel de tous ses
feux, lesquels se reflètent dans les eaux immobiles où se promène déjà notre
fidèle huard qui nous salue de son chant intemporel. Parfois encore, c’est la
pluie qui nous accueille alors que le ciel et l’eau se confondent dans la
grisaille.
Mais ce sont les matins d’hiver, quand la neige descend comme du
silence qui tombe, comme le disait si bien Félix Leclerc, que le charme est
le plus étreignant, alors que l’odeur du café et celle d’un bon feu allumé aux
aurores dans la cheminée deviennent complices de cet incomparable
spectacle.
Et que dire du plaisir que nous avons chaque printemps quand nous
voyons paraître les bourgeons de tous ces arbres que nous avons plantés au
cours des années, quand nous saluent les potentilles, les bouleaux, les
arbustes que nous avons mis en terre près de la rive pour retenir le sol !
Puis voilà l’été qui arrive en trombe avec ses vacanciers et ses
ribambelles d’enfants dont les cris joyeux animent les eaux près des
rivages, avec tout le brouhaha habituel de bateaux qui froissent et
décoiffent, des tondeuses qui déchirent le silence. Mais rien de tout cela ne
réussit à briser le charme d’une promenade en canot sur le miroir du lac au
petit matin, de ces nuits bercées au rythme des vagues qui viennent caresser
les rochers, de ces délicieux farnientes alors qu’étendu sur un matelas
flottant on regarde, à moitié endormi, les nuages défiler doucement dans le
ciel.
Mais le chalet, c’est plus qu’un chalet, c’est un mode de vie, c’est une
attitude, un état d’esprit qui nous rend différents de ce que nous sommes en
ville, qui nous apaisent, libèrent notre esprit, nous incitent à vivre au grand
air et nous ouvrent les yeux et le cœur sur la nature et ses merveilles. Et il
en va de même pour ceux qui préfèrent vivre à la campagne plutôt que dans
le brouhaha des grandes villes.
Pencil Case
Les moins jeunes se souviendront sans doute des coffres à crayons en bois à
deux étages que nous avions à l’école. Sur le couvercle coulissant du coffre
de mon jeune frère Jean, il y avait le dessin d’un cowboy assis sur son
cheval et faisant tournoyer un lasso au-dessus de sa tête. Et à côté était écrit
en grosses lettres rouges Pencil Case, appellation tout à fait
incompréhensible aux unilingues francophones que nous étions.
Or, un jour, Jean et ses amis s’apprêtaient à jouer aux cowboys derrière
la maison et chacun d’eux adopta le nom d’un des célèbres cowboys de nos
bandes dessinées : Gene Autry, Roy Roger, Hopalong Cassidy, etc. Quand
vint le tour de mon frère d’annoncer son nom de cowboy, il s’écria
fièrement Pencil Case, croyant qu’il s’agissait du nom du cowboy sur son
coffre à crayons. Et c’est ainsi qu’on entendait crier dans la cour des choses
comme « Pencil Case, t’es mort » ou « Pencil Case, ta mère t’appelle ! » ,
et c’est bien plus tard qu’on apprit, incrédules, la vraie signification de
Pencil Case, nom qui colla à mon cowboy de frère pendant encore bien des
années.
Histoire de chars
C’est en juin 1969 que je suis allé à Paris pour la première fois. L’oncle
d’une amie connue lors de mes études à Washington DC nous avait invités,
elle et moi, le soir même de mon arrivée, à nous joindre à sa femme et lui
pour souper dans un chic restaurant de Saint-Germain-des-Prés. Ce
monsieur était ambassadeur de France à l’époque et il va sans dire que
j’étais passablement impressionné par sa prestance, en plus d’être ébloui par
cette première expérience parisienne.
Durant le repas, je m’excusai pour aller aux toilettes, lesquelles se
trouvaient au sous-sol, à l’autre extrémité du restaurant. Une fois en bas, je
fus accueilli, à ma grande surprise, par une « madame pipi » , à qui j’ai dû
donner un franc de pourboire en échange de deux petits carrés de papier de
toilette roses et un peu cirés ! La toilette était du type « turc » , ce qui était
tout nouveau pour moi. Cela consistait en une espèce de bassin aux rebords
assez bas, dans lequel il y avait deux supports pour les pieds et sur lesquels
on se tenait debout (les hommes) pour uriner. Du réservoir d’eau situé près
du plafond pendait une longue chaîne qu’on tirait pour chasser l’eau,
laquelle sortait alors avec beaucoup de pression il va sans dire.
Or ce que je ne savais pas, c’est qu’avant de tirer la chaîne, il fallait
absolument sortir du bassin et quand je la tirai, je reçus un puissant jet d’eau
horizontal qui mouilla complètement le bas de mon pantalon presque
jusqu’aux genoux. Et ça c’était catastrophique parce que je portais un
ensemble safari en polyester beige très pâle qui, lorsqu’il était mouillé,
devenait brun foncé, tout luisant et collant aux jambes comme une pellicule
de plastique.
Et c’est là, mes amis, que s’est écroulée la vision idyllique que je m’étais
faite de mon premier voyage à Paris, alors que ma grande priorité, en cette
ville lumière, n’était plus de voir la cathédrale Notre-Dame, mais bien de
finir la soirée caché dans une toilette après avoir payé madame pipi pour
qu’elle dise à qui viendrait lui demander où j’étais passé qu’elle n’avait
jamais vu qui que ce soit correspondant à ma description.
Mais le bon sens finit par prendre le dessus et, pilant sur mon orgueil, je
décidai de faire face à la musique malgré mon extrême embarras, ce que le
regard stupéfait de madame pipi ne fit rien pour arranger. « Mon Dieu,
s’écria-t-elle, mais il fallait sortir avant de tirer la chaîne ! » « Oui,
Madame, que je lui répondis, mais chez nous, on n’est pas obligé
d’embarquer dans la toilette pour pisser et puis on ne se fait pas arroser par
un tuyau de pompier quand on tire la chaîne. » Et je gravis l’escalier
comme un condamné allant à l’échafaud.
Je traversai ensuite le restaurant, tout le restaurant, dégoulinant, fixant
droit devant moi, la face aussi rouge que ma culotte était brune et ignorant
les chuchotements et les rires étouffés qui m’accompagnaient au passage
alors que les regards des clients étaient inévitablement attirés par les
gargouillis que faisaient à chaque pas mes souliers sur le plancher de
céramique. Quelques bonnes claques se sont perdues durant cet
interminable trajet.
Mais le pire, c’était de faire face à mes trois convives, lesquels
m’accueillirent avec des airs incrédules, des sourires gênés et quelques
paroles qui se voulaient réconfortantes. « Ah, je vois que vous n’êtes pas
familier avec les toilettes turques » , me dit l’ambassadeur avec un sourire
bienveillant. « J’aurais dû vous prévenir ! » , ajouta-t-il. Moi j’avais envie
de l’envoyer là d’où je venais de sortir avec une expression bien de chez
nous !
Finalement, le bon vin et la bonne chère aidant, tout rentra dans l’ordre
et on finit par rire de bon cœur de cette mésaventure. Et quelques années
plus tard, l’oncle de mon amie fut nommé ambassadeur à Ottawa. Nous
reprîmes contact et sommes demeurés amis jusqu’à sa mort, il y a quelques
années, à l’âge de 95 ans.
Saute, saute !
Pour aider à payer mes études, j’ai passé plusieurs étés, au début des
années 60, dans les chantiers de la CIP (Canadian International Paper) où,
selon la demande, je dravais, bûchais, cordais ou charroyais du bois. Il
m’est aussi arrivé, à cause d’une quelconque blessure, de devoir peler des
patates et laver de la vaisselle, ce que je détestais d’ailleurs encore plus que
les mouches noires.
Si ma mémoire est bonne, l’histoire suivante s’est passée durant
l’été 1962, au dépôt de l’Esturgeon de la CIP, près du lac Baskatong, alors
que j’étais helper pour un camionneur dont j’ai malheureusement oublié le
nom (appelons-le Jos aux fins de cette histoire). Mon travail consistait alors
à aider ce dernier à charger de la pitoune de quatre pieds sur son camion, à
l’emmener sur un pont et à jeter le bois dans la rivière qui passait dessous.
Tout se faisait à bras, sans l’aide d’un chargeur mécanique. Pour charger,
Jos se tenait sur le camion et moi, à l’aide d’un crochet de métal, je lui
passais les pitounes, lesquelles il attrapait avec son crochet et cordait
comme il faut sur la plateforme. Et comme il n’y avait pas de fils
électriques ni de règlements sur la hauteur maximale, on empilait le bois
aussi haut que possible puisque le chargement était payé au poids tel
qu’évalué par une balance sur laquelle on devait passer avant d’aller
décharger.
Or, lorsque le terrain était très boueux, les camionneurs relevaient
parfois ce qu’ils appelaient le donkey (l’essieu porteur), ces roues
supplémentaires situées derrière les roues motrices et servant à aider,
lorsqu’elles étaient abaissées, à supporter la charge. Le problème, c’est que
les roues motrices calaient souvent dans la boue et finissaient par tourner
dans le vide parce que le donkey, qui supportait alors la charge, leur enlevait
toute traction (on appelait ça « se jacker sur le donkey » ).
Toujours est-il qu’un soir, une fois le camion bien (trop) chargé, et le
donkey relevé, on prit la route du pont pour le dernier voyage de la journée
(on faisait souvent un voyage après souper). Après être passé sur la balance,
on arriva dans une grande côte assez à pic sur la route du pont. Celle-ci,
après tous les voyages de la journée, était couverte de « planche à laver » et
peu après avoir commencé à monter la côte, le camion se mit à se cabrer et,
à chaque saccade des roues arrière, le devant du camion se soulevait
presque de terre dû à l’absence du donkey pour supporter l’arrière. Et tout à
coup, on sentit le devant du camion quitter le sol, menaçant de basculer vers
l’arrière ou de se renverser sur le côté.
Jos, craignant qu’on soit écrasés si le camion basculait complètement,
me cria alors « Saute, saute ! » alors qu’il relâchait la pédale d’accélérateur,
pesait sur la pédale de débrayage et laissait le camion reculer un peu avant
de mettre le frein. À notre grand soulagement, le camion se stabilisa et
s’immobilisa dans la côte. Quant à moi, rivé que j’étais à mon siège, l’idée
de sauter ne me traversa même pas l’esprit.
Mais alors que faire ? Après avoir enlevé sa casquette, s’être bien gratté
la tête et s’être allumé une cigarette, Jos dit simplement, l’air résigné : « On
décharge. » « Tout le camion ? » , que je lui dis. « Tout ce qu’il faudra » ,
répondit-il. On monta alors sur le voyage et après avoir jeté dans le fossé la
moitié du chargement, Jos dit : « OK, on s’essaye avec ça. » Et cette fois,
le camion réussit à décoller très lentement et à se rendre en haut de la côte.
Au retour, Jos me dit : « Demain, on baisse le donkey pis on va chercher le
reste du voyage. »
Quand on arriva au camp, exténués il va sans dire, il faisait noir et, avant
même d’aller se laver, on passa à la salle à manger où le cook avait laissé
sur la table, comme d’habitude, un beau plateau rempli de gros beignes bien
frais et de belles pointes de tarte au sucre. Et le lendemain, après avoir
abaissé le donkey, on retourna chercher le reste du voyage. Après l’avoir
déchargé et en allant chercher d’autre bois, Jos dit simplement : « On va
charger un peu moins fort. »
Un grand-père Lacordaire
N.B. : La fin de cette histoire a été inventée par mon blagueur de père, lui
qui ne souffrait ni de tempérance ni d’absence d’humour.
Un grand-père Noël
Les moins jeunes se souviendront des premiers vendredis du mois alors que
nous étions à la « petite école » . C’était le jour où on se rendait à l’église, à
pied et bien en rangs, pour se confesser. Comme je plains ces pauvres
prêtres qui devaient passer la journée dans leur cagibi à entendre les « gros
péchés » de ces pauvres innocents ! Moi je me souviens d’avoir été surpris
et vexé quand j’ai entendu le prêtre pouffer de rire quand, à court de péchés,
je m’accusai d’avoir cassé un œuf dans la poêle (j’avais voulu imiter ma
mère et elle n’était pas contente quand j’ai effoiré l’œuf dans la grosse
poêle de fonte pas beurrée).
En tout cas, voici l’histoire d’un petit gars qui s’était confessé d’avoir
volé une douzaine de crayons. En entendant ça, le prêtre, horrifié par ce
crime, se mit à lui faire un sermon en chuchotant d’une voix menaçante :
— C’est très grave ce que tu as fait là, mon garçon. Tu commences par
voler des crayons, puis un jour, tu te mettras à voler de l’argent et un jour
peut-être même à tuer pour t’emparer de ce qui ne t’appartient pas ! Et
alors, tu vas aller en enfer et brûler pour l’éternité. Et l’éternité ne finit
jamais, jamais. Sais-tu combien c’est long, l’éternité ?
— Non, lui répondit le garçon, un tremblement dans la voix.
— Eh bien, imagine-toi un petit oiseau qui vient, tous les mille ans,
frotter le bout de son aile sur une grosse montagne de diamant. Eh bien,
quand la montagne sera tout usée, l’éternité ne fera que commencer et toi tu
brûleras toujours en enfer dans de terribles souffrances. Alors, réponds-moi,
mon garçon, vas-tu en voler d’autres crayons ?
— Oh non, mon Père !
— Et pourquoi ?
— J’en ai assez.
Mon arbre
Une fois par année, durant l’été, une dame dont le chalet familial était situé
pas très loin du nôtre invitait une dizaine de Dames fermières à passer une
soirée chez elle. Durant cette soirée, elle nous défendait strictement
d’utiliser leur plage, la plus belle du voisinage, sous le prétexte absurde que
nous étions trop bruyants.
En prévision de cette soirée, mon ami Gilbert et moi, durant la journée,
avions ramassé des grenouilles, des crapauds, des écrevisses et quelques
couleuvres que nous avions mis dans une poche de patates en attendant le
moment propice. Puis, la noirceur venue, on grimpa dans la longue échelle
appuyée par des maçons sur la grosse cheminée de pierre derrière le chalet
et on vida notre sac dans la cheminée, ce qui répandit aussitôt notre
ménagerie dans le foyer plus bas. Nous courûmes ensuite nous cacher
derrière le talus donnant sur la plage.
Au bout de quelques longues minutes, un cri strident perça le silence,
suivi aussitôt par d’autres encore plus terrifiants, alors que la porte-
moustiquaire de l’entrée s’ouvrit avec fracas et que trois ou quatre de ces
dignes dames essayaient de sortir en même temps, poussées par les autres
qui criaient en se bousculant. Le problème, c’est que l’escalier du balcon
menant au sol n’était pas devant mais à angle droit avec le balcon, ce qui fit
que la première qui réussit à sortir fonça droit devant et, poussée par les
autres, passa par-dessus le garde-fou et s’étala de tout son long dans la
plate-bande un peu plus bas (sans se blesser, heureusement).
Inutile de dire que nous n’avons pas demandé notre reste et que nous
avons déguerpi sur le sentier menant au village, pour en revenir
nonchalamment pas mal plus tard, un sac de bonbons à la main, prêts à
utiliser cet alibi en cas d’interrogatoire devant identifier les auteurs du délit
dont nous étions évidemment les premiers suspects.
Mon yoyo
Vivement Noël !
Noël évoque chez moi de merveilleux souvenirs d’enfance, à Maniwaki,
alors que ma mère savait si bien créer et entretenir chez nous la joie et la
magie de Noël. Mais je garde aussi un souvenir très vif de mon premier
Noël du temps où j’étais pensionnaire chez les pères Oblat, au Juniorat du
Sacré-Cœur, à Ottawa. Durant le premier trimestre, la seule fois où j’ai vu
ma famille, c’est quand mes parents sont venus me voir au pensionnat, à la
fin septembre 1955, pour fêter avec moi mes 13 ans. Vous ne pouvez vous
imaginer à quel point j’avais ensuite hâte aux vacances de Noël pour
retourner chez nous et retrouver ma famille, incluant mes parents, mon
grand-père, mes six frères et sœurs et mon chien Ti-Loup.
Pendant les semaines précédant Noël, je comptais non seulement les
jours, mais les heures avant ce jour béni du grand départ, environ une
semaine avant Noël. Puis ce jour enfin venu, ce fut l’interminable voyage
en train à partir de la gare Union, rue Rideau, à Ottawa, où je m’étais rendu
à pied en traînant ma valise. Le voyage de 135 km dans ce « tortillard » à
vapeur3 durait souvent plus de quatre heures, selon le nombre d’arrêts en
cours de route. Les anglophones appelaient d’ailleurs ce train le push and
pull à cause de l’incessant freinage qui poussait les wagons les uns contre
les autres aux arrêts, pour les « étirer » à nouveau à chaque départ avant de
freiner encore quelques kilomètres plus loin.
En écrivant ceci, j’entends encore dans mes souvenirs le chef de train
qui faisait l’aller-retour d’un wagon à l’autre en annonçant chaque arrêt,
certains réguliers, d’autres selon la présence de passagers qui voulaient
descendre ou qui attendaient à des endroits désignés (appelés les flag
stations) le long de la voie. « Prochain arrêt, next stop : Hull ; prochain
arrêt, next stop : Ironsides » et ainsi de suite, disait le conducteur, pour
Chelsea, Tenaga, Kirk’s Ferry, Larrimac, Farm Point, Wakefield, Alcove,
Farrelton, Brennan’s Hill, Low, Venosta, Aylwin, Kazabazua, Gracefield,
Blue Sea, Bouchette, Messines et Maniwaki.
Et ce n’est que tard en après-midi que j’arrivai enfin à la maison où
m’attendait fébrilement toute la famille, incluant mon chien Ti-Loup qui,
fou de joie, tournait sur lui-même en arrosant le plancher, incapable de se
retenir devant tant d’émotions. Et c’était alors les embrassades, les
exclamations : « Mais t’as bien grandi ! Tes culottes sont trop courtes ! »
« Aimes-tu ça au Juniorat ? » « Attends de voir l’arbre de Noël… ! » Et
moi, rayonnant de bonheur, je regardais la cuisine, où nous étions tous, et je
la trouvais incroyablement petite après les immenses pièces, cafétéria,
dortoir, chapelle, salles d’étude, de jeu… où j’avais vécu pendant plus de
trois mois.
Puis, après ces deux semaines de célébrations, je retournai au
pensionnat, la mort dans l’âme, le jour même de la fête des Rois. Je dois
dire toutefois que le choix d’aller dans cette institution était totalement le
mien, ainsi d’ailleurs que celui de plusieurs autres gars de Maniwaki, et
qu’après une journée ou deux, ayant retrouvé les amis, les sports, la routine,
on se réconciliait avec cette vie loin des nôtres. Je dois dire aussi que, sur le
plan scolaire, j’y ai acquis une discipline de travail et une formation
dispensée par des hommes, Oblats pour la plupart, d’une intégrité et d’un
dévouement absolument remarquables. C’est d’ailleurs grâce à ces quatre
ans de formation que j’ai pu, dès l’année suivante, avant mes études
collégiales, enseigner dans une classe de 6e année à Maniwaki, alors qu’à
17 ans, je n’étais pas beaucoup plus âgé que mes 36 étudiants, tous des
garçons. Et c’est au terme de cette merveilleuse expérience que j’ai décidé
d’adopter la profession d’enseignant, laquelle j’ai exercée avec bonheur
pendant 35 ans.
3. La locomotive à vapeur a cédé sa place au diesel le 1er janvier 1960.
Les culottes à « mononcle »
Nous étions sept enfants à la maison et, comme dans bien des familles, les
vêtements des plus vieux, une fois trop petits pour eux, allaient aux plus
jeunes. Mais dans mon cas, j’étais l’aîné des garçons et j’ai donc hérité, à
mesure que je grandissais, des vêtements de mon père et surtout de mes
oncles qui, pour la plupart, étaient plus grands que mon père et dont les
vieux vêtements convenaient mieux au grand échalas que j’étais devenu dès
l’âge de quinze ans. Sauf que le grand échalas, s’il était presque aussi grand
que ses oncles, était évidemment beaucoup plus mince qu’eux, ce qui créait
certains problèmes d’ajustements à ma mère, aussi bonne couturière fut-
elle.
Toujours est-il qu’avant mon retour au pensionnat, vers l’automne 1957,
ma mère me passa deux beaux complets ayant appartenu à l’un de mes
oncles. Le problème, c’est que les pattes des pantalons étaient tellement
plus larges que mes grandes cannes que, croyez-moi, croyez-moi pas, je
devais faire deux pas pour faire partir les culottes. Et j’avais beau courir
aussi vite que je pouvais, les culottes allaient aussi lentement que si je
marchais, ce qui était très déroutant pour ceux qui me regardaient aller aussi
vite dans des culottes qui bougeaient à peine. Et quand j’arrêtais, les
culottes faisaient deux ou trois pas de plus, ce qui me donnait l’impression
qu’elles continuaient sans moi.
Quant aux vestons, là encore ma mère ne réussissait pas toujours à les
ajuster à ma taille. Pour la longueur des manches et des pattes, ça pouvait
aller pour un bout de temps (je grandissais à vue d’œil), mais pour la
largeur des épaules, c’était une autre histoire ! Comme j’étais pas mal plus
étroit que mes oncles, ma mère ajoutait des épaulettes à celles déjà
existantes pour éviter que les épaules des vestons ne plient trop vers le bas,
de sorte que j’avais l’air d’une armoire à glace perchée sur une chaise
haute.
Et ce n’est pas tout. Mes oncles et moi n’avions pas la taille à la même
place et je devais remonter les culottes tellement haut sur ma poitrine que
j’avais la braguette en haut du nombril. Je me suis vite aperçu que trop
étirer ses bretelles vers le bas pour corriger l’alignement pouvait avoir de
graves conséquences si on les échappait en pleine action. Mais ça, c’est une
autre histoire.
P.-S. Pour les besoins de la cause, j’ai quelque peu ( ! ) exagéré les imperfections de ces vêtements, ce
qui est la faute de mon frère Jean puisque c’est lui qui m’a mis dans la tête certaines de ces images.
Ma mère était une excellente couturière et jamais je n’ai eu honte de porter les vêtements de mes
oncles (juste un peu gêné à l’occasion).
Conte de fées
Mon père aimait bien raconter cette histoire du vieux monsieur qui était
alité, sans pouvoir se lever, au vieil hôpital de Maniwaki, et qui criait à tout
bout de champ : « Garde, apporte-moi le pot de chambre ! » Un jour,
l’infirmière, à bout de patience, lui dit : « Monsieur, si vous êtes pour crier
comme ça, dites au moins “bassine”. » Et une heure après, on entendit,
dans tout le corridor, une voix qui criait : « Bassine, apporte-moi le pot de
chambre ! »
Une farce de dinde
Roger était un bien bon gars, mais plutôt naïf et qui n’avait vraiment pas
inventé le bouton à quatre trous, comme on dit. Un jour, il se retrouva, après
une crise cardiaque, aux soins intensifs d’un petit hôpital de campagne.
Sur le mur, à côté de son lit, se trouvait une tablette sur laquelle reposait,
entre autres instruments, un écran qui indiquait ses battements cardiaques.
Un peu engourdi par les médicaments et hypnotisé par la série de pics
lumineux qui passaient interminablement à l’écran, Roger étendit lentement
le bras et se mit à tourner le bouton situé au bas de l’écran. Au bout d’un
moment, les pics disparurent subitement de l’écran et furent remplacés par
une simple ligne horizontale accompagnée d’un son alarmant et
ininterrompu.
Aussitôt, deux infirmiers très costauds arrivèrent en trombe dans la
chambre et pendant que l’un se mettait à « pomper » le cœur du patient à lui
en défoncer les côtes, l’autre lui faisait subir des chocs électriques à le faire
sauter hors du lit. Après quelques minutes, les pics lumineux, beaucoup
plus rapides, reprirent leur déroulement à l’écran et les infirmiers, satisfaits,
quittèrent la chambre.
Plus tard, en soirée, un de ses amis vint le visiter. Il le secoua doucement
pour le faire sortir de sa léthargie et lui demanda comment il allait. « Ah, ça
commence à aller un peu mieux » , répondit Roger d’une voix faible. « Mais
tu es bien pâle, lui dit son ami, as-tu fait une rechute ? » « Non, répondit
Roger en soupirant, mais je vais te dire rien qu’une affaire : si jamais tu
viens dans c’t’hôpital-ci, joue pas après la télévision parce que tu vas en
manger une maudite. »
Une banlieue de Pékin en février 1985
En 1985, j’ai fait, avec mon amie de l’époque, un tour du monde d’une
durée de cinq mois, soit du début février à la fin juin. Parmi toutes les
péripéties que nous avons vécues, notre séjour en Chine fut particulièrement
mémorable. Avant le départ, j’avais reçu une invitation de l’Université des
langues étrangères de Pékin à donner un cours d’une semaine à ses
professeurs de français sur les nouvelles approches en enseignement des
langues secondes.
C’était peu après la « Révolution culturelle » , avec ses Gardes rouges et
la terreur qu’ils faisaient régner chez les intellectuels et tous ceux associés à
la bourgeoisie et au modèle capitaliste. La Chine était donc encore très loin
de l’essor de modernisation phénoménal qui s’est produit depuis. À vrai
dire, Pékin ressemblait alors à une ville médiévale comparée à ce qu’elle est
devenue aujourd’hui. S’il y avait beaucoup d’autobus et de bicyclettes,
les charrettes à bœufs étaient presque aussi nombreuses que les
automobiles. Tout le monde portait la même veste bleue « Mao » et
l’ambiance générale en ce mois de février était triste, froide, et à vrai dire,
très peu invitante.
À l’université, les salles de classe aux planchers et aux murs de ciment
étaient glaciales. Tous portaient des vêtements chauds et, chez mes
étudiants, des gants « sans doigts » pour prendre des notes. Le tableau était
tellement froid que la craie, gelée elle aussi, n’y laissait que des marques à
peine lisibles. Mais ce qu’il y avait d’incroyable, c’est que mes étudiants,
une vingtaine en tout, parlaient un français très acceptable pour des gens qui
n’étaient jamais sortis de Chine et pour qui j’étais le premier vrai
francophone qu’ils rencontraient. Ils avaient eux-mêmes appris le français,
avec une patience inouïe, en écoutant des cassettes enregistrées contenant
des textes littéraires qu’ils apprenaient par cœur et répétaient pendant des
heures. Et ils avaient intérêt à bien apprendre la langue parce qu’ils faisaient
partie d’une élite choisie avec soin et dont certains, les meilleurs d’entre
eux, seraient appelés à faire partie du nouveau corps diplomatique de ce
pays qui commençait à peine à s’ouvrir sur le monde. À cette université, il
s’enseignait d’ailleurs 28 langues étrangères, dont le français était la
deuxième en importance après l’anglais.
Pendant ce séjour, où les cours se donnaient surtout le matin, nous avons
eu droit à de nombreuses visites (la Cité interdite, la Grande Muraille, la
fameuse place Tian’anmen, l’Opéra de Pékin, etc.) avec comme guide
l’excellent et très sympathique M. Han. À ma demande, on me prêta même
une bicyclette (mon amie, grippée, était restée à l’hôtel) pour que je me
rende, seul, au palais d’été des anciens empereurs chinois, situé un peu à
l’extérieur de la ville. J’avais comme seul guide une carte de la ville sur
laquelle M. Han avait tracé au crayon noir l’itinéraire. Tout étant écrit en
chinois, je devais alors compter les rues, les carrefours, avant chaque
tournant. Après environ une heure et demie de route, j’arrivai donc devant
une haute et très longue clôture de ciment au milieu de laquelle se trouvait
une entrée dont les grilles de métal étaient ouvertes. Étant sûr que j’étais
arrivé à destination, je m’engageai dans ce complexe et roulai dans l’allée
centrale, bordée de longs édifices gris, croyant qu’elle me mènerait au
fameux palais. Mais après une centaine de mètres, je fus rejoint par une
camionnette militaire qui me dépassa et s’arrêta juste devant moi pour me
barrer la route. Des soldats armés étaient assis sur deux bancs à l’arrière de
la camionnette et me regardaient d’un air aussi curieux que sévère. Un
officier sortit alors de l’avant et se mit à m’engueuler en chinois. Voyant ma
carte, il me demanda de la lui montrer, ce que je fis en pointant le cercle
entourant le palais d’été. Après avoir vérifié mon passeport et mon visa, il
me fit signe de faire demi-tour et de les suivre. Je dois dire que j’étais un
peu méfiant parce qu’on m’avait bien dit que les autorités chinoises se
méfiaient toujours passablement des étrangers (heureusement que ce n’est
que plus tard que j’ai appris que j’étais entré par erreur dans un campement
militaire). Mais mes craintes étaient sans fondement et après une quinzaine
de minutes, nous arrivâmes au fameux palais où l’officier et les soldats me
saluèrent en me gratifiant d’un large sourire.
À la fin du séjour, il était prévu que nous retournerions à Hong Kong en
avion, mais quelques jours avant le départ, j’insistai auprès de mes hôtes
pour qu’on nous permette de prendre plutôt le train. À ma grande surprise,
la permission nous fut accordée et au moment de monter à bord du train,
notre guide nous remit même une grosse liasse de billets de banque pour
aider à défrayer nos dépenses jusqu’à Hong Kong durant ce voyage qui
devait durer plus de 40 heures, compte tenu des nombreux arrêts en cours
de route (Hong Kong est situé à environ 2 200 km au sud de Pékin).
Mais c’est ce qui nous permit de voir de près ce magnifique pays qui, il
faut le dire, vivait encore à une époque préindustrielle. Et je pourrais
presque dire la même chose du train dans lequel on voyageait. On nous
avait attribué un minuscule compartiment doté d’une paire de lits
superposés. Nous occupions chacun un lit du bas, mais à tout bout de
champ, même en pleine nuit, des passagers descendaient des lits du haut et
d’autres y montaient, bien souvent en se servant de nos lits comme
marchepieds. Et durant le jour, puisqu’aucun siège n’était disponible dans
les autres wagons, nous devions ou bien nous asseoir sur nos lits sans rien
voir à l’extérieur, ou alors nous asseoir sur des strapontins dans le corridor,
lesquels nous devions relever chaque fois que des passagers voulaient
passer.
Mais le pire, c’était la fumée. Tout le monde, ou presque, fumait de
puantes cigarettes dont la fumée, puisqu’on ne pouvait ouvrir les fenêtres en
ce mois de février, remplissait le haut des wagons au point qu’on devait se
pencher pour voir où on allait. Et je vous laisserai imaginer le spectacle des
nombreux crachoirs et surtout l’unique trou dans le plancher en guise de
toilette, alors qu’il était impossible de viser juste dans ces wagons aussi
chambranlants que des charrettes à bœufs.
Comme il n’y avait pas de service de repas à bord, tout le monde ou bien
apportait sa nourriture, ou bien s’achetait du riz, du poulet ou des œufs
cuits, incluant ces fameux « œufs noirs » (ou « œufs de cent ans » ) au
« jaune » vert foncé et au « blanc » noirâtre transparent, lesquels
dégageaient une forte odeur de pourriture parce qu’ils avaient été cuits dans
un mélange contenant entre autres du soufre. J’y ai goûté et disons que c’est
un goût qu’il faut, je suppose, acquérir avec grande persévérance…
Comme les temps ont changé, n’est-ce pas, alors que maintenant, ce sont
nos propres trains de passagers qui ont l’air vieillots quand on les compare
aux trains ultra-rapides qui relient les villes chinoises !
Puis on arriva enfin à Canton (Guangzhou), ville beaucoup plus moderne
à l’époque que l’était Pékin, possiblement à cause de sa proximité avec
Hong Kong, située à 130 km plus au sud. Le trajet vers cette dernière ville
prit tout de même beaucoup de temps, surtout à cause des nombreux délais
causés par les extraordinaires mesures de sécurité entourant le passage entre
ces deux pays, alors que de très nombreux Chinois tentaient encore par tous
les moyens de fuir la Chine vers des cieux plus cléments. Hong Kong
regorgeait d’ailleurs de millions de ces « réfugiés » qui avaient réussi à fuir
la Chine de Mao.
Après notre séjour à Hong Kong, nous reprîmes la route pour un autre
quatre mois de fabuleuses aventures qui nous conduisirent dans de
nombreux pays, dont le Japon, Singapour, la Malaisie, l’Inde, l’Égypte, la
Grèce et plusieurs pays d’Europe. Et ce goût des voyages ne s’est jamais
estompé.
D’un Pierre deux coups !
Lors d’une soirée grise, triste et humide de novembre, alors que je vivais à
Washington, je fus pris de nostalgie et je décidai de téléphoner à la maison à
Maniwaki, ce que je ne faisais à peu près jamais parce que ces interurbains
coûtaient trop cher pour le pauvre étudiant que j’étais. Or ce fut mon grand-
père qui répondit, lui qui était déjà très vieux à l’époque et qui ne s’attendait
pas du tout à cet appel :
— Allô !
— Allô, grand-papa, c’est Pierre.
— Qui ?
— Pierre.
— Pierre ! Ah y’est pas ici, pis j’l’attends pas avant Noël.
Et il raccroche ! Ça venait de me coûter 5,00 $ !
Après un moment d’hésitation, je décide de rappeler et c’est encore lui
qui répond.
— Allô !
— Allô grand-papa, c’est moi, Pierre.
— Qui ?
— Pierre !
— Ah Pierre ! Y’a quelqu’un qui vient d’appeler pour toi.
— Je l’sais, c’était moi !
— Toi ! Mais t’aurais pu me l’dire !
Et c’est là que j’ai décidé d’appeler plus souvent.
Tant qu’à y être…
Tant qu’à y être, voici une autre petite anecdote concernant mon grand-père
et le téléphone.
Je me souviens encore de l’installation de notre premier téléphone à
Maniwaki, vers la fin des années 40. Et l’un de nos premiers coups de fil,
c’était au frère de mon grand-père, Félix, qui habitait Saint-Jovite. Mon
père voulait ainsi impressionner son père, tout en lui faisant une belle
surprise. Une fois la communication établie et après que le fils de Félix eut
mis son père sur la ligne, on appela mon grand-père et on lui dit que
quelqu’un voulait lui parler au téléphone. Ce fut un moment vraiment très
émouvant quand les deux frères se reconnurent, sauf qu’ils criaient si fort
que mon père dut dire à mon grand-père qu’il n’avait pas à crier puisque
c’était justement pour éviter ça qu’on avait le téléphone. Mais rien n’y fit et
jusqu’à sa mort, mon grand-père ajustait automatiquement le volume de sa
voix à la distance qu’elle avait à parcourir. Alors, imaginez quand je l’ai
appelé de Washington, des années plus tard ! Tout l’édifice où je vivais
pouvait l’entendre.
Ça aussi, c’est Noël
Il est quatre heures du matin en cette nuit de Noël. La neige tombe tout
doucement comme si elle ne voulait réveiller personne. Dans une vieille
bicoque construite près d’un étang en pleine campagne, un homme se lève,
s’habille bien chaudement, attrape un gros sac à dos bien rempli et sort dans
la nuit noire accompagné de son chien, une belle grosse bête qu’il a trouvée
un jour errant sur la route.
Ils partent alors à pied vers le village, situé à environ quatre kilomètres
de là, le chien marchant devant comme pour ouvrir le chemin recouvert
d’un bon 15 centimètres de neige folle. Arrivés à l’entrée du village, ils se
dirigent immédiatement vers une maison située un peu plus loin dans une
rue transversale. Une fois arrivés, Julien, c’est le nom de notre homme, fait
signe au chien d’attendre sur le trottoir, puis il se dirige rapidement vers
l’entrée de la maison et dépose, appuyé à la porte, le gros sac à dos qu’il
portait. Puis les deux repartent vers chez eux, sachant que la neige effacerait
leurs pas.
Julien était sorti de prison deux mois plus tôt, après y avoir passé 18
mois, condamné pour violence conjugale et divers méfaits commis sous
l’emprise de la drogue et de l’alcool, auxquels il était devenu dépendant. En
prison, il s’était forcément désintoxiqué, avait suivi une sérieuse thérapie et
avait été libéré avec de sévères conditions, dont celle de ne pas s’approcher
ni tenter de contacter de quelque façon que ce soit sa femme ou ses trois
enfants qui vivaient avec elle.
Il s’était alors installé dans cette vieille bicoque ayant appartenu à sa
famille et dont il avait hérité des années auparavant. C’était vraiment tout ce
qui lui restait. Sa camionnette avait été saisie pour défaut de paiement et il
vivait de presque rien, aidé quelque peu par son frère qui habitait Montréal
et qui était la seule personne de qui il était encore proche, ayant perdu tous
ses amis en même temps que son travail.
En sortant de prison, il s’était juré de ne plus jamais toucher à une goutte
d’alcool et aux drogues qui l’avaient ruiné. Au moins une fois par semaine,
il avait une longue conversation avec le travailleur social de la prison, pour
qui il avait un énorme respect, et qui continuait de l’encourager dans sa
nouvelle vie. Excellent ébéniste de métier, il s’était mis à produire de petites
sculptures de bois qu’il espérait vendre au village. Et ce sont de telles
sculptures qu’il avait préparées pour sa femme et ses enfants et qu’il était
allé leur porter dans son sac à dos en cette nuit de Noël.
Une fois chez lui, il fit un bon feu dans la cheminée et passa le reste de la
journée à travailler à une grosse sculpture dans un tronc d’arbre qu’il avait
transporté dans son atelier, une ancienne remise qu’il avait isolée du mieux
qu’il pouvait et équipée d’un petit poêle à bois qu’on y avait remisé.
Vers la fin de l’après-midi, alors qu’il s’apprêtait à déposer un gros
quartier d’érable dans le foyer, son chien, couché près de la porte d’entrée,
poussa un bref grognement, puis Julien entendit quelques légers coups
frappés à sa porte. Très intrigué, un peu inquiet même, il entrebâilla la porte
et vit, tout emmitouflés dans leurs parkas et leurs capuchons, sa femme et
ses trois enfants qui le regardaient en souriant.
« Joyeux Noël, papa » , dirent-ils en chœur. « Joyeux Noël, Julien » , lui
dit sa femme, en lui touchant le bras. Totalement assommé de surprise,
Julien les regarda un long moment, puis incapable de retenir autant
d’émotion, il fondit en larmes et les enserra tour à tour dans ses bras en
balbutiant : « C’est pas vrai, c’est pas vrai, pas vous autres ! Ah que je me
suis ennuyé de vous voir ! Entrez, entrez, c’est le plus beau cadeau de Noël
de ma vie. » Et c’est à travers les larmes que tous parlaient en même temps
en le remerciant pour leurs cadeaux.
Puis, après quelques minutes, sa femme lui dit : « On peut pas rester
plus longtemps, on est attendus chez maman, et puis, comme tu sais, on
n’est pas supposés se voir. » « Mais j’aurais tant de temps à rattraper, tant
de choses à vous dire, à vous demander ! Mais je comprends et vous venez
de me donner tout le courage de continuer, et de vous mériter. Merci, merci
et Joyeux Noël. »
Le procès
Dans une petite ville de province s’amorçait le procès d’un homme accusé
d’avoir fraudé la municipalité. Le premier témoin à se présenter à la barre
était une vieille dame originaire de l’endroit. L’avocat de la poursuite, pour
la mettre plus à l’aise, s’adresse alors à elle :
— Madame Laframboise, puisque vous êtes née ici, vous devez
connaître pas mal tout le monde dans la municipalité.
— Oui, oui, je connais pas mal de monde en effet.
— Et moi, Madame, est-ce que vous me connaissez ?
— Si je te connais ! T’es un vaurien, tu bois comme un trou, tu trompes
ta femme, tu t’occupes pas de tes enfants...
Devant les rires fusant de la salle d’audience, pleine à craquer, l’huissier
réclame à grands cris le silence, et l’avocat, rouge comme une pivoine,
poursuit :
— Bon, bon, Madame, ça suffit. Et mon collègue d’en face, l’avocat de
la défense, le connaissez-vous ?
— Y’est pire que toi ! Il se tient avec des bums, Il dépense tout son
argent à jouer aux cartes, sa femme est obligée de travailler pour nourrir ses
enfants, et puis...
Alors le juge, devant le brouhaha général, frappe de son maillet sur la
table et après avoir crié « Silence dans la salle ! » , convoque les deux
avocats à son pupitre, se penche vers eux et, l’air menaçant, leur dit à voix
basse :
— Si l’un de vous deux lui demande si elle me connaît, je le cite pour
outrage au tribunal.
Balou
C’était dans les années 80, quand je vivais dans le secteur Hull de la ville de
Gatineau. Le soir après souper, j’avais l’habitude d’aller faire une longue
marche dans les rues de mon quartier. Dans une de ces rues, où j’allais à
vrai dire assez rarement, vivait un bon vieux chien qui ressemblait à un
mélange, assez réussi je dois dire, de berger allemand et de je ne sais quelle
autre race. Je le voyais parfois marcher lentement, en compagnie de son
maître, un monsieur d’un certain âge, dans cette rue où ils habitaient.
Par un beau soir d’hiver, alors que je passais devant chez eux, je vis le
chien, couché sur le balcon de l’entrée, regardant vers la rue. Je m’arrêtai et,
lui parlant doucement, je lui fis signe de s’approcher. Après un moment, il
se leva, s’approcha lentement de moi et me laissa le caresser derrière les
oreilles. Puis d’un geste, je l’invitai à me suivre, ce qu’il fit sur une dizaine
de mètres avant de retourner sur son balcon.
Cette rencontre m’incita à retourner passer devant chez lui le lendemain,
puis les jours suivants, dans l’espoir de l’y retrouver (j’adore les chiens).
Au début, il n’était pas toujours là, mais quand il y était, je n’avais qu’à
m’arrêter devant la maison pour qu’il vienne vers moi et me laisse le
caresser quelque peu avant de me suivre chaque jour un peu plus loin, avant
de retourner chez lui. Et un bon soir, sans que je le lui demande, et après
avoir jeté un coup d’œil vers sa maison, il me suivit tout au long du
parcours avant de s’en retourner. C’est ainsi que pendant des semaines, je
pris l’habitude de faire ma promenade du soir avec ce nouvel ami dont je ne
connaissais ni le nom ni le propriétaire.
Mais ce rituel cessa pendant la semaine de congé d’hiver alors que je
devais me rendre à l’extérieur de la ville pour un congrès, puis au mont
Tremblant pour quelques jours de ski. Inutile de vous dire qu’au retour,
j’avais grand-hâte de revoir mon chien et, le premier soir, comme je passais
devant chez lui, je le vis s’avancer vivement vers moi pendant que la porte
de la maison s’ouvrait et que le vieux monsieur, sortant sur le balcon, me
lançait : « Où c’est que t’étais donc, toi ? Le chien t’attend tous les soirs,
puis j’ai toute la misère du monde à le faire rentrer, puis une fois en dedans,
il s’assoit devant la fenêtre et passe une partie de la nuit à regarder
dehors. »
Après m’être excusé et lui avoir expliqué la raison de mon absence, je
lui promis que j’essaierais d’être là aussi souvent que possible. Il m’invita
alors à venir jaser un peu avec lui et sa femme après ma promenade avec le
chien, dont il me dit en passant qu’il s’appelait Balou. Au retour, une fois
bien installé dans le salon vieillot et confortable du vieux couple,
M. Lorrain me dit que ses jambes ne lui permettaient plus depuis quelques
mois d’aller faire sa promenade quotidienne avec Balou, que sa femme ne
pouvait le faire elle non plus et qu’il était extrêmement heureux de me voir
l’emmener avec moi tous les soirs, d’où son inquiétude, et celle du chien,
devant ma longue absence. Il me dit qu’il avait été facteur pendant 40 ans et
qu’à sa retraite, sa femme lui avait donné ce chien pour le motiver à
continuer à marcher tous les jours. Mais à l’approche de ses 80 ans, ses
pauvres jambes ne lui permettaient plus de le faire, à son grand désespoir et
à celui du chien qui, malgré ses 14 ans, avait encore le goût et un grand
besoin de cet exercice.
Ému par ce récit, je continuai avec grande ferveur mes promenades
quotidiennes avec Balou et je trouvai même un jeune voisin pour aller me
remplacer lors de mes absences. Mais, au dire de M. Lorrain, c’est moi que
le chien attendait impatiemment tous les soirs.
L’été suivant, je dus m’absenter pendant une longue période alors que je
devais donner un cours d’été dans une université de l’Ouest canadien. Je
profitai ensuite de mon séjour là-bas pour aller faire de la randonnée dans
les Rocheuses. Au retour, j’avais évidemment grand hâte d’aller voir Balou
et, à peine le souper terminé ce soir-là, je me rendis chez lui, espérant qu’il
serait là à m’attendre sur le balcon. Mais ne le voyant pas, je frappai à la
porte. M. Lorrain vint m’ouvrir et, en voyant son regard, je compris qu’il
avait une mauvaise nouvelle à m’annoncer. Il me dit que Balou était tombé
malade peu après mon départ et que le vétérinaire leur avait finalement
appris qu’il avait le cancer des os et qu’il valait mieux l’euthanasier.
J’eus le cœur brisé, non seulement parce que je me sentais vaguement
coupable de l’avoir abandonné, mais aussi parce que m’est revenue
immédiatement à l’esprit la fois où, au retour du pensionnat pour les
vacances de Noël, j’avais appris que mon chien Ti-Loup, mon meilleur ami
depuis ma tendre enfance, avait été tué par une voiture. Noël fut bien triste
pour moi cette année-là.
L’amitié est une des choses les plus précieuses de la vie, et j’oserais dire
que celle d’un chien, totalement inconditionnelle, peut être aussi précieuse
que celle d’un humain. Le problème, c’est qu’elle dure souvent bien moins
longtemps.
Ah les tricheurs !
Je dis bien bicycle, parce qu’une bicyclette, c’est beaucoup plus maigre que
mon gros bicycle balloune à deux barres, reçu en cadeau de mon père alors
que j’avais à peine 12 ans. C’était pendant les vacances d’été et je
travaillais à l’imprimerie familiale quand, un bon après-midi, mon père
m’envoya chercher un « colis » à la ferronnerie du magasin Hubert.
Lorsque je me présentai au gérant de la ferronnerie, qui était aussi mon
oncle, celui-ci me demanda d’attendre au comptoir et il revint quelques
minutes plus tard avec ce magnifique vélo vert foncé aux poignées et au
siège de couleur caramel et aux gros pneus à flancs blancs. J’étais éberlué,
émerveillé, mais je croyais honnêtement que c’était pour mon père. Figé sur
place, je le regardais sans rien dire quand mon oncle me dit : « Tiens,
prends-le, c’est pour toi ! » Près de 70 ans plus tard, je me souviens de ce
moment comme si c’était hier et je peux dire sans hésitation que ce fut là
l’une des plus grandes surprises et l’un des plus beaux cadeaux de ma vie.
L’un des jours les plus heureux aussi.
Cela dit, il m’a fallu un peu de temps, et plusieurs chutes, dont l’une très
douloureuse en bas d’un trottoir, avant que je réussisse à dompter cette bête
qui était, à vrai dire, un peu trop haute et lourde pour moi. Mais ce ne fut
pas long que je passais tous mes temps libres à sillonner les rues de
Maniwaki avec mon chien Ti-Loup bien installé dans le gros panier à
commissions attaché au guidon. De fait, j’y passais tellement de temps que
mon père, me voyant maigre comme un cure-dents, me menaça de m’en
priver si je ne me calmais pas un peu les pédales.
Un jour, avec mon ami Michel Vaillancourt, nous sommes même allés au
lac Bois-Franc, un trajet aller-retour d’environ 40 kilomètres (en passant par
Sainte-Thérèse-de-Gatineau). On y a sué sang et eau sur nos gros vélos à
une seule vitesse, à rouler dans le gravier mou et à monter toutes les côtes
« sans débarquer » , ce qui aurait été humiliant pour le premier qui l’aurait
fait.
Et imaginez l’état de la chaîne que notre mécanicien, en l’occurrence
mon grand-père, huilait une fois par année avec de l’huile à moteur de
voiture. Elle ramassait tout le sable et la poussière des chemins, rouillait
durant les heures laissées sous la pluie et n’était à peu près jamais nettoyée.
Et pourtant, elle a duré pendant toutes les années où j’ai eu ce vélo.
Un jour, ma sœur Louise gagna une belle bicyclette dans un concours de
composition commandité par une compagnie de chocolat. Or ce vélo plus
moderne avait les freins au guidon, contrairement au mien qui freinait
lorsqu’on pédalait à reculons. Or lorsque Louise me prêta son vélo, juste
pour l’essayer, je descendis à toute vitesse la pente qui se trouvait à côté de
l’aréna de Maniwaki et, arrivé à la rivière, je pédalai évidemment à reculons
pour freiner. Mais rien ne se produisit et ce n’est qu’à la dernière seconde
que je saisis les poignées de freinage, ce qui me fit planter par en avant et
rouler dans le talus, heureusement hérissé de buissons qui m’empêchèrent,
ainsi que le vélo, de plonger dans la rivière.
Une autre fois, alors que nous passions l’été au chalet familial, près de
Sainte-Thérèse-de-Gatineau, ma mère m’envoya faire vacciner mon petit
frère Jean au village en prévision de la rentrée scolaire. Il avait à peu près 6
ans. Jean s’assit donc derrière moi sur le siège alors que Ti-Loup prenait sa
place habituelle dans le panier à commissions. Or, à cette époque, seule
l’unique rue du village était asphaltée, et ce, jusqu’au bas de la grande côte
qui mène à Maniwaki. En retournant au chalet après la vaccination, je
décidai, pour amuser mes passagers, de descendre cette côte à toute vitesse.
Le problème, c’est que l’asphalte finissait abruptement juste au bas de la
côte, et lorsqu’on y arriva, un bon saut nous fit atterrir dans le gravier mou,
causant ce qui devait arriver : la roue avant planta et laboura dans le gravier
mou, projetant Jean par-dessus moi et le chien directement dans le fossé
alors que moi je culbutai tête première et roulai dans le gravier. Le chien
hurlait, Jean criait et moi j’étais trop sonné pour faire quoi que ce soit avant
un bon moment. Une fois repris mes esprits, je ramassai Jean qui était
passablement éraflé, de même que Ti-Loup qui avait eu plus de peur que de
mal, et on remonta la côte à pied, poussant le vélo dont les poignées étaient
tordues et la roue avant déformée.
J’installai ensuite Jean sur le siège, alors que Ti-Loup refusa net de
remonter dans le panier, et c’est ainsi que 3 km plus loin, on se présenta
devant ma mère qui, inquiète, nous attendait dehors. Je vous épargnerai la
scène qu’elle fit lorsqu’elle nous vit dans cet état. Disons seulement que le
pauvre petit Jean eut droit à tout l’attirail de câlins, de peroxyde et de
bandages alors que moi je m’apitoyais sur mon pauvre vélo et léchais mes
plaies avec une débarbouillette mouillée.
Comme plusieurs d’entre nous, j’ai redécouvert le vélo bien des années
plus tard et je n’ai jamais cessé depuis d’en faire un merveilleux
compagnon de promenades et de bien des voyages, plus récemment avec un
groupe de vieux copains. En hiver, je parcours le monde sur mon vélo
stationnaire « intelligent » connecté à mon iPad et qui s’ajuste
automatiquement à la difficulté des pentes rencontrées sur les centaines
d’itinéraires filmés par des cyclistes et intégrés au programme. Et le plus
beau, c’est que lorsqu’une pente est trop raide pour un gars de 79 ans, il
peut forcer virtuellement son vélo… à se calmer un peu les pédales.
En route pour le barrage La Manic, septembre 2001
Une autre de mes passions dans la vie a été la moto. Je dis bien « a été »
parce que j’ai dû vendre ma dernière moto en 2017, alors que j’avais 74
ans, parce que ma pauvre vision ne me permettait plus d’en faire en toute
sécurité.
Ma première « moto » n’en était pas vraiment une, et de loin. C’était un
« Solex » loué à Paris en 1969 et avec lequel j’ai parcouru la région de la
Loire et ses châteaux. Et j’avais tout le temps d’admirer le paysage parce
que sa vitesse maximum était d’environ 30 km/heure (sur le plat, vent dans
le dos). Pour ceux qui ne connaissent pas le vieux Solex (disparu des routes
depuis 1988, mais ravivé depuis en version électrique), le Solex était en fait
une bicyclette au guidon de laquelle était fixé un petit moteur avec une roue
qui, lorsque baissée manuellement sur le pneu avant, l’aidait à tourner. Ce
moteur fonctionnait à essence (mélangée avec de l’huile) de sorte que le
conducteur recevait bien souvent au visage un air agrémenté d’une bonne
bouffée de gaz d’échappement.
Ma deuxième monture a été une vraie moto louée à Nice au cours du
même voyage et avec laquelle je suis monté jusqu’à La Turbie, en haute
montagne (ancienne limite entre la France et l’Italie, et où se trouve le
fameux Trophée des Alpes, monument romain datant de 600 ans av. JC),
puis redescendu vers Monaco, en grande partie au neutre et le moteur éteint
parce que la transmission avait « brûlé » pendant la descente très à pic alors
que je me servais de la compression pour épargner les freins. Je l’ai poussée
de Monaco jusqu’à Nice, sur une dizaine de kilomètres, par la « basse
corniche » , à travers je ne sais combien de tunnels et par une chaleur
suffocante. Quand je suis arrivé là où je l’avais louée, tard en après-midi et
ruisselant de sueur, le propriétaire du garage n’arrivait pas à croire que
j’avais poussé cette moto (une 250 cc je crois) sur cette distance. Il m’invita
alors à me joindre à lui et ses copains avec qui il prenait l’apéro et, au bout
de quelques bières, alors que l’ambiance était à la fête, il m’offrit une autre
moto, presque neuve celle-là, me disant de la lui ramener quand j’en aurais
terminé, et cela sans frais aucuns.
Je suis revenu une semaine plus tard après avoir parcouru la Côte
d’Azur, puis roulé vers le sud-est jusqu’à Perpignan. Et c’est là que je
décidai de m’acheter une moto, ce que je fis d’ailleurs quelques années plus
tard. C’était une superbe Honda CB 750, laquelle j’échangeai en 1981
contre une fabuleuse Suzuki GS 1000 (voir photo) sur laquelle j’ai
parcouru, pendant 27 ans, l’Amérique du Nord, et ce, de Halifax à Victoria
et de Chibougamau à Miami. C’est d’ailleurs en route vers Chibougamau
qu’un vieux bonhomme, alors que je mettais du gaz dans une station-
service de Saint-Félicien, me demanda en blaguant (je suppose), si j’étais
un Hell’s Angel. Je lui répondis « Non, un Hellzeimer » , expression que
j’avais déjà entendue et dont je me suis servi à quelques reprises alors que
mon âge rendait la chose de plus en plus plausible.
Mais de toutes les aventures et péripéties que j’ai vécues au cours de
mes nombreux voyages, il y en a une qui continue de m’attendrir et de me
faire sourire quand j’y pense. C’était dans une ville de l’Ohio, alors que je
revenais d’un mémorable voyage sur le Blue Ridge. Cette route, une
classique de la moto, longe sur 990 km la crête des Appalaches, de la
Pennsylvanie jusqu’en Géorgie. Je m’étais arrêté dans l’immense terrain de
stationnement d’un centre commercial de banlieue. Dans la voiture d’à côté,
il y avait une dame d’environ 75 ans, assise seule en avant sur le siège du
passager, qui m’observait attentivement par la fenêtre ouverte alors que je
vérifiais ma moto. Après quelques questions (« D’où êtes-vous, où allez-
vous… ? » ), et alors que je m’apprêtais à repartir, elle me dit (je raconterai
la conversation en anglais pour ajouter au réalisme de l’échange) :
— I’ve always dreamt of riding one of those.
— Why didn’t you?
— Because I never met anyone who would take me.
— I’ll take you for a ride, if you want.
— Oh don’t be ridiculous, not at my age!
— Why not? We’ll just go around the parking lot. Come on, this is your
chance.
— Oh, but my daughter will kill me if she sees me on one of those.
— Where is your daughter?
— She’s shopping around; I just came for the ride. My legs are bad and I
don’t get out much anymore.
— Hurry up, we’ll be back before she returns.
— Oh, but how will I get on?
— I’ll help you, hurry up.
Elle ouvrit la porte, je l’aidai à sortir, puis je la pris dans mes bras et l’assis
sur le siège (heureusement qu’elle portait un pantalon). Je montai alors
devant elle, je lui dis de s’agripper solidement à ma veste de cuir, je
démarrai le moteur et partis doucement vers la périphérie du stationnement
où il n’y avait aucune voiture. Puis j’accélérai un peu, pris un virage en
penchant la moto et c’est alors qu’elle me saisit à bras-le-corps en riant
comme une petite fille et en criant “Oh, this is fun, go faster, I love it!”. On
fit ainsi deux fois le tour du terrain, qui faisait un bon kilomètre de
circonférence, puis je retournai vers la voiture pour trouver sa fille qui la
cherchait tout autour. Je me stationnai alors près d’elle, donnai un petit coup
de klaxon et quand elle vit sa mère, sans casque et tout échevelée, je croyais
qu’elle allait faire une syncope. Elle avait les yeux exorbités, les bras
écartés et criait sans arrêt : “Oh my God, oh my God, this is crazy, mother,
what did you do, are you insane, who is this guy…?” et ainsi de suite dans
une litanie d’exclamations et de cris de stupeur.
Quand elle se fut un peu calmée, sa mère lui dit simplement : “Oh dear,
calm down, that was so much fun, you know how I always wanted to ride a
motorcycle and this gentleman - he’s French from Quebec, you know - was
good enough to take me. You should thank him, I haven’t had this much fun
since I was a teen; wait ’till I tell the children!”. Puis j’aidai la dame à
descendre de la moto et à s’installer dans la voiture pendant que sa fille me
regardait, hébétée, en hochant la tête de gauche à droite et en répétant “I
can’t believe this, I just can’t believe this…”. Et au moment de partir, je
regardai la vieille dame et lui fis un gros clin d’œil en levant le pouce. Elle
me retourna mon clin d’œil et me dit en souriant : “You made my day, and
many more to come, thank you so much!”
Voilà, je n’ai jamais oublié cet épisode et, pour remettre le titre de ce
texte à l’endroit, je dirai simplement : « Mieux vaut tard que jamais. »
Robe de mariée et pneu de secours
Mon père ne pouvait pas s’imaginer quel plaisir il pouvait bien y avoir à
faire de la voile. Quand il voyait un voilier passer lentement au large devant
notre chalet familial, il disait, tant il trouvait que ça avait l’air ennuyant :
« Moi, si jamais j’allais faire un tour de bateau à voile, je m’apporterais un
miroir pour me regarder mourir. »
Or, une bonne fois, alors qu’on était en visite au chalet des beaux-parents
de ma sœur Suzanne et que le petit voilier de Jacques, son mari, était
amarré au quai devant le chalet, j’invite mon père à venir en faire un petit
tour avec moi. « C’est bien trop plate », me répond-il aussitôt. Mais devant
mon insistance, il finit par accepter et aussitôt installés dans le bateau, lui
devant et moi à la barre, je hisse la grand-voile et nous nous dirigeons
lentement vers le large. Mais aussitôt sortis de la baie protégée du vent, la
voile se gonfle d’un coup sec et le bateau part à toute vitesse en s’inclinant
fortement sur le côté. Mon père se précipite du côté opposé et me crie :
« Mais es-tu fou ? Qu’est-ce que tu fais ? Ramène-moi au bord tout de
suite ! » Je lui crie alors de se calmer, que c’est tout à fait normal et qu’il
n’y a aucun danger. Mais mon père ne veut rien savoir et alors qu’on file à
toute allure vers le large, il continue d’insister pour qu’on retourne
immédiatement à terre.
Le sentant un peu pris de panique, je décide d’obtempérer et lui dis de
bien se pencher pour éviter de se faire frapper par le bôme durant le virage.
Inutile de dire que le claquement de la voile et l’inclinaison soudaine du
bateau de l’autre côté, une fois le virage effectué, ne font rien pour le
rassurer, d’autant plus qu’à cause de la direction du vent, je ne pouvais me
diriger directement vers le chalet, devant plutôt faire des tacks (y aller en
zigzags). Quand j’explique ce fait à mon père, il me crie : « Laisse faire les
tacks, ramène-moi au bord ! »
Une fois bien accostés, environ une demi-heure plus tard, et alors que
mon père se dirige en titubant vers le chalet, je lui dis : « Papa, t’avais
oublié ton miroir ! » Le regard qu’il me jeta à ce moment-là m’est resté
gravé dans la mémoire jusqu’à ce jour et continue même d’alimenter
certains de mes pires cauchemars. C’est tout dire !
Batman
Mon premier bureau à l’Université d’Ottawa était dans une de ces vieilles
maisons en briques rouges achetées par l’université au cours des années 60
pour combler son manque d’espace. Plusieurs de ces maisons existent
d’ailleurs toujours sur le campus, les nombreux nouveaux édifices ne
suffisant pas à satisfaire les besoins toujours grandissants d’espace, alors
que la population étudiante est passée d’environ 10 000 à 45 000 depuis ce
temps.
Mon bureau se trouvait littéralement dans le grenier de la maison, avec
ses murs épousant les deux pentes du toit et où je devais empiler mes livres
sur de basses étagères, faites de planches et de briques, celles fournies par
l’université étant trop hautes pour ces faux plafonds. Heureusement que je
n’y suis pas resté trop longtemps, ayant pu bénéficier plus tard de bureaux
beaucoup plus spacieux et modernes.
Toujours est-il qu’un bon matin d’automne, pluvieux et très froid pour la
saison, j’arrive à mon bureau pour trouver dans la toilette une chauve-souris
qui y nage faiblement pour se garder à flot. Habitué à ces bestioles depuis
mes étés passés au chalet familial alors que je poursuivais mes sœurs avec
celles trouvées derrière les volets, je saisis doucement la chauve-souris par
les ailes, la secoue un peu pour l’égoutter et la dépose dans une boîte de
carton que j’avais préalablement vidée. J’entoure ensuite la boîte avec de la
ficelle pour retenir le couvercle, j’y fais des trous avec un stylo pour donner
de l’air à la bête et remets la boîte sur la tablette de l’armoire à débarras où
elle était entreposée. Mon intention était de lancer la chauve-souris dehors
par la fenêtre le lendemain matin, alors qu’elle serait sèche et sachant
qu’elle se trouverait un autre abri dans les environs.
Or, le lendemain matin, quand j’arrive au bureau, un garde de sécurité de
l’université m’attend au rez-de-chaussée, dans le bureau de la
réceptionniste. Quand cette dernière lui dit que c’est moi qui occupe l’étage
supérieur, il m’apostrophe :
— Excusez-moi, Monsieur, c’est bien à vous le bureau du dernier
étage ?
— Euh… oui, que je lui réponds, c’est à quel sujet ?
— Eh ben, c’est pas des farces à faire, ça, Monsieur !
— Quelle farce ?
— Vous devez bien savoir de quoi je parle. Hier soir, la femme de
ménage a ouvert son armoire à balais et il y avait une boîte de carton qui se
promenait toute seule sur la tablette. Elle avait toute la misère du monde à
parler quand elle nous a appelés du téléphone de la secrétaire. Elle nous
attendait dehors sur la galerie quand on est arrivés.
— Ah, que je lui dis, je suis vraiment désolé…
— Pis le garde qui est allé voir dans l’armoire après lui avoir parlé a
presque fait une syncope lui aussi et il n’a jamais osé ouvrir la boîte.
— Est-ce que la boîte est toujours là ?
— Oui, et je vais monter avec vous et vous allez me montrer ce qu’il y a
là-dedans.
On monte alors à mon bureau et, arrivé devant l’armoire, je l’ouvre
lentement et comme de fait, la boîte se met à se promener sur la tablette
alors qu’on entend un claquement d’ailes sur les parois. J’explique alors au
garde, qui se tenait à bonne distance derrière moi, ce dont il s’agit et lui dis
que s’il veut bien ouvrir la fenêtre, je libérerai la pauvre bête, lui disant
qu’elle trouverait vite un autre endroit chaud où se réfugier.
— En tout cas, me dit-il, si elle revient ici, mettez-la pas dans l’armoire
à balais, on a déjà assez de problèmes avec les souris !
Et plus tard, alors que je jouais dans l’équipe de hockey des professeurs,
laquelle faisait partie de la ligue des employés de l’université, je faisais
souvent face, sur la glace, à ces mêmes gardes de sécurité. Et devinez quel
surnom ils m’avaient donné. Eh oui : Batman !
John
Note de l’auteur : Le texte suivant, publié dans le journal Le Droit à l’occasion d’une journée de
la francophonie, porte sur le langage, sujet auquel j’ai consacré ma carrière à l’Université
d’Ottawa. C’est l’un des nombreux textes que j’ai publiés dans ce domaine et je tiens à l’ajouter
ici afin d’établir un peu d’équilibre avec les textes beaucoup plus légers et personnels publiés
dans le présent recueil.
La langue est comme un long fleuve dont l’origine remonte à la nuit des
temps, et qui coule lentement à travers les siècles, portant sur ses eaux des
myriades d’humains qui viennent tour à tour y faire une brève randonnée
avant de disparaître à leur tour. La langue suit ainsi son propre cours,
soumise à ses propres lois, et ceux qui l’empruntent ont sur elle bien peu
d’influence quant à sa nature profonde et aux règles qui la régissent. C’est
ainsi que le latin est devenu progressivement du français sans que les
usagers aient la moindre conscience des changements qui s’opéraient
graduellement, tout à fait à leur insu, et malgré les efforts de certains pour
en altérer le cours.
Le langage est de loin l’outil le plus utilisé par les humains, non
seulement pour communiquer, mais pour penser, pour recueillir et
emmagasiner de l’information, pour s’identifier en tant que membre d’une
communauté humaine particulière. C’est fondamentalement le phénomène
humain le plus démocratique qui soit. Tous les humains, quels que soient
leur niveau d’intelligence, leur position sociale, leur éducation ou leur degré
de civilisation, acquièrent naturellement, et en très bas âge, une langue qui
leur permet de communiquer spontanément avec les membres de leur
famille et de leur communauté.
En fait, les humains sont aussi programmés pour parler, pour apprendre
une langue, que le sont les oiseaux pour voler ou chanter. Il est aussi naturel
à l’humain de parler que de marcher, manger ou rire. La langue naturelle
s’ajuste d’elle-même afin de répondre aux besoins de communication de
tous les jours. Malgré sa grande complexité, elle est immédiatement
disponible dès qu’on veut transmettre un message alors que notre attention
est centrée entièrement sur ce message. Dans l’histoire de l’humanité,
personne n’a eu besoin de l’école pour lui apprendre à parler. On peut dire
que la langue « s’attrape » plus qu’elle ne s’apprend, et ce, par simple
exposition à son environnement immédiat.
Cela étant dit, dans les sociétés le moindrement « avancées » et
socialement stratifiées, une fois acquise cette habileté de base, l’individu
doit passer une bonne partie de sa vie, d’abord à apprendre à lire et écrire,
ce qui est loin d’être une habileté aussi naturelle que parler, puis à maîtriser
les différents niveaux de langue et le vocabulaire nécessaire à la vie sociale
et professionnelle.
Et pourtant, on connaît généralement très peu ou très mal la langue
parlée, qui est, et de loin, notre outil principal de communication. Ce qu’on
connaît de la langue a été appris à l’école, où toute l’attention a été donnée
à l’orthographe et à la grammaire de la langue écrite. La langue parlée
ordinaire, celle de tous les jours qu’on emploie spontanément avec nos
proches, nos amis, a été ignorée des grammairiens et des enseignants,
d’abord parce qu’on n’a pas à l’enseigner puisque tous les enfants la
maîtrisent déjà en arrivant à l’école, ensuite parce qu’on la considère
traditionnellement comme moins correcte, moins belle, moins digne d’étude
que la langue écrite ou la langue parlée soignée, celle de l’élite intellectuelle
et culturelle.
Et c’est la confusion entre ces deux réalités complémentaires du langage
qui est à la source de bien des préjugés entourant les différents usages de
notre langue et des jugements qu’on porte à son égard.