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Sommaire

Avant-propos
Premier souvenir de mon père
Crème glacée et chapeau de feutre
Le charme inouï d’un vieux chalet
OK on joue à la messe?
Seul dans la tempête
La chasse aux chauves-souris
Imprimeur à 10 ans
Mon violon
Le secret du lac des Fées1
Morts de rire aux funérailles
Le nécessaire pour dames
Lointains souvenirs d’un Pierre-Noël
Ça parle au sort!
La swip
Les fesses du magistrat
Ode au chalet
Pencil Case
Histoire de chars
Ah ces toilettes turques!
Saute, saute!
Un grand-père Lacordaire
Un grand-père Noël
Vite, vite!
C’est long l’éternité (surtout vers la fin)
Mon arbre
La soirée des dames
Mon yoyo
Un moment émouvant
Crêpes au sirop d’érable
Vivement Noël!
Les culottes à «mononcle»
Conte de fées
Une p’tite vite
Une farce de dinde
Aux soins très intensifs
La Chine que j’ai connue
D’un Pierre deux coups!
Tant qu’à y être…
Ça aussi, c’est Noël
Le procès
Balou
Ah les tricheurs!
La main dans le sac
Mon premier bicycle
Vieux motard que jamais
Robe de mariée et pneu de secours
À bien y penser…
Laisse faire les tacks
Batman
John
Sagesse amérindienne
Charmante coïncidence
La vraie nature du langage
Couverture : Pierre Calvé
Photos : Pierre Calvé
Illustrations : Hélène Goulet
Mise en page : Maryse Bédard
Révision linguistique : Mario Raymond
© 2022 – Pierre Calvé
ISBN : 978-2-9820712-0-9 (imprimé)
978-2-9820712-1-6 (ePub)
Dépôt légal 2022
Bibliothèque et Archives nationales du Québec 2022
Bibliothèque et Archives Canada 2022
Imprimé au Canada par BouquinBec
Service de publication accompagnée
bouquinbec.ca
Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La
reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans
l’autorisation de l’auteur.
Avant-propos

Au cours de ma carrière dans l’enseignement, dont 32 ans à l’Université


d’Ottawa, j’ai écrit de nombreux articles portant sur la linguistique, mon
domaine de spécialisation. Et depuis que je suis retraité, je continue à écrire
des textes portant en particulier sur la langue française, dont plusieurs
paraissent à l’occasion dans les journaux.
Or depuis quelque temps, et alors que j’approche de ma 80e  année, je
m’adonne aussi à un autre type d’écriture, moins sérieux, moins exigeant et
qui me permet de laisser libre cours à  un autre de mes intérêts, celui de
raconter de bonnes histoires, des anecdotes amusantes et attendrissantes que
j’ai vécues, toutes ces choses qui détendent l’atmosphère, qui font rire et
rapprochent les gens. Il faut dire que le talent de raconteur s’exerce au
mieux en langue parlée, dans une ambiance enjouée et alors que les gestes,
les mimiques, les intonations font nécessairement partie du message. En
langue écrite, c’est plus difficile, mais j’espère avoir quand même réussi,
dans ce petit recueil, à vous faire passer de bons moments, non seulement à
rire, mais souvent simplement à sourire, à vous émouvoir et même parfois à
vous informer.
Mes premières anecdotes écrites étaient d’abord destinées à ma famille
immédiate et portaient surtout sur des souvenirs amusants ou attendrissants
de notre jeunesse à Maniwaki, notre ville natale. Puis plusieurs de ces
textes, et bien d’autres d’intérêt plus général, ont été publiés dans le bulletin
La voix de chez nous du village de Lac-Sainte-Marie (où nous avons notre
chalet), et enfin dans mon site Facebook et dans celui intitulé Tu sais que tu
viens de la région de Maniwaki quand… J’aimerais d’ailleurs saluer
chaleureusement mes nombreux lecteurs de ces dernières municipalités,
dont plusieurs m’ont fortement encouragé à publier le présent recueil.
J’aimerais enfin faire une mise au point concernant l’authenticité de mes
textes. Comme il ne s’agit pas d’une autobiographie à proprement parler, je
me suis permis ici et là, comme vous le devinerez sans doute, « d’étirer un
peu la sauce » de certaines anecdotes. Pour ce qui est des textes plus
sérieux, ils sont essentiellement tout à fait fidèles à la réalité, à quelques
exceptions notoires que je vous laisserai le plaisir de découvrir.
Les textes n’étant pas dans un ordre strictement chronologique (j’ai
plutôt misé sur la variété des sujets), ils peuvent être lus dans n’importe
quel ordre.
En terminant, j’aimerais remercier de tout cœur mon épouse Hélène
ainsi que Françoise Hubert et Maurice Carrière pour leur aide inestimable et
leurs encouragements dans la préparation de ce recueil. J’aimerais aussi
remercier bien sincèrement la maison BouquinBec et en particulier Sylvie
Dulac, Maryse Bédard et Mario Raymond, dont j’aimerais souligner la
compétence et la disponibilité.
Bonne lecture, espérant que le titre de ce petit ouvrage tiendra sa
promesse… de vous faire du bien.
Premier souvenir de mon père

Le premier souvenir que j’ai de mon père remonte à l’été 1945, quand il est
revenu à Maniwaki une fois la guerre terminée. J’allais avoir 3 ans quelques
semaines plus tard. Ma mère, ma sœur Suzanne et moi sommes allés le
chercher à la gare avec tante Blanche, l’une des rares sinon la seule femme
qui possédait sa propre voiture dans le village.
Quand le train arriva, nous étions déjà sur le quai depuis un bon moment
et je me souviens encore de la vive émotion, mêlée de peur, que je
ressentais à la vue de la locomotive, cette immense bête noire qui
approchait dans un vacarme épouvantable en crachant la fumée de toute
part et en lâchant des sifflements aigus à chaque éternuement de son
immense chaudière. Et quand les premiers wagons passèrent très lentement
devant nous, je me souviens de m’être agrippé à ma mère pour ne pas
tomber, croyant que c’était nous qui bougions plutôt que les wagons.
Et puis tout d’un coup, ma mère me prit dans ses bras et, désignant un
homme très svelte et en bel uniforme qui descendait d’un wagon un peu
plus loin, elle s’écria « Regarde, Pierre, c’est lui, c’est papa, c’est papa ! » .
Et moi qui depuis des semaines entendais ma mère nous dire que papa
arriverait bientôt, je le vis enfin qui arrivait en courant et qui, après avoir
embrassé tout le monde, me prit dans ses bras, me lança en l’air, puis
m’emmena tout de suite à la locomotive où il me tendit au conducteur qui
me hissa dans l’habitacle sous les protestations de ma mère qui criait
« Jean-Paul, tu lui fais peur, il va tout se salir » . Mais mon père, bien fidèle
à lui-même, riait en voyant le chauffeur ouvrir la porte de la fournaise et y
jeter une pelletée de charbon, ce qui causa une flambée et une chaleur à
couper le souffle. Il va sans dire que j’étais terrifié tout en étant fasciné par
cet hallucinant spectacle. Et ce souvenir de ma première rencontre avec
mon père s’est évidemment gravé à jamais dans ma mémoire.
C’est là aussi que j’ai appris quel phénomène, quel blagueur était cet
homme, ce qui ne s’est jamais démenti durant les 78  années de son
existence.
Crème glacée et chapeau de feutre

Par un beau dimanche de mai, après la messe matinale, mon père, qui était
friand des « tours de char » , décida de nous emmener faire « le tour du
village » . En route, il « décide tu pas » d’arrêter à la pharmacie Latour pour
nous acheter un cornet de crème glacée. Il devait être de bien bonne humeur
parce que ça voulait dire neuf cornets à payer (tous à la vanille), à
transporter et distribuer dans l’auto, dont sept pour les enfants et deux pour
lui et ma mère. Les places dans l’auto (une Meteor 1950 vert pâle) étaient
assignées d’avance : trois devant (mon père, ma mère et Louis, le plus
jeune, entre les deux) et six derrière (les quatre plus vieux assis et les deux
plus jeunes debout entre les sièges). Et tout ce beau monde léchait
allègrement en passant la langue en alternance sur les côtés et le dessus des
boules pour éviter d’en avoir plein les doigts.
Or Paul, l’avant-dernier, se tenait debout juste derrière mon père et alors
que celui-ci freinait à un coin de rue, son cornet toucha l’arrière du beau
chapeau de feutre gris charcoal de mon père, ce qui fit que sa boule de
crème glacée tomba sur le rebord du chapeau et se mit à glisser lentement
vers le devant, laissant derrière elle une longue traînée blanche. La boule
approchait inexorablement du rebord avant du chapeau, lequel se repliait
vers le bas, et allait inévitablement tomber sur la cravate rouge vin à pois
blancs, puis sur le pantalon bleu marin rayé blanc de mon père, ce qui serait
catastrophique et pour Paul et pour mon père.
Prenant alors mon courage à deux mains, devant les regards pétrifiés, les
visages crispés et les cornets figés de mes frères et sœurs, et les immenses
yeux mouillés de Paul, je saisis avec une infinie prudence ce qui restait de la
boule dégoulinante et la replaçai sur le cornet de Paul, sans que mon père ne
s’aperçoive de quoi que ce soit.
Inutile de dire qu’en arrivant à la maison, tous les occupants du siège
arrière déguerpirent dans le décor avant d’entendre un tonitruant « Que c’est
ça, batège de sacrélége ? Toinon, viens voir mon chapeau neuf ! Attends
que je le poigne, lui ! C’est fini les cornets ! Ça va-tu partir, tu penses ? »
et ainsi de suite pendant un long moment. Laissez-moi vous dire que le
roastbeef aux petits pois et aux patates pilées s’est mangé froid ce midi-là.
Le charme inouï d’un vieux chalet

En 1950, mon père fit l’acquisition d’un vieux chalet au lac Bois-Franc,


près de Maniwaki au Québec. C’est là que j’ai passé les plus beaux
moments de ma jeunesse. Nous n’avions pas d’électricité ni aucune
commodité de la vie moderne, excepté un téléphone, dont le signal chez
nous était trois longues sonneries suivies de deux courtes. Pour les repas et
le chauffage, nous avions un poêle à bois ; pour l’éclairage, un fanal au
naphta dans la cuisine et des lampes à l’huile dans les autres pièces ; pour
allumer les allumettes en bois, des petits morceaux de bardeaux de toit
cloués un peu partout ; comme réfrigérateur, une remise remplie de blocs
de glace couverts de bran de scie et ouverte sur la cuisine au moyen d’une
porte bien isolée.
La toilette était une « bécosse » (nom dérivé de l’anglais back house) au
fond de la cour. Une anecdote amusante à son sujet fait partie du folklore
familial. Un jour, mon père invita au chalet un couple de Montréalais assez
huppé qui n’avait évidemment jamais utilisé une bécosse. Après y être
allée, la dame dit à mon père : « Monsieur Calvé, il serait bon que vous
installiez une serrure à votre toilette pour que nous puissions la fermer à
clé. » Et mon père de répondre : « Madame, ça fait 20 ans qu’on a c’te
bécosse-là et on s’est jamais rien fait voler ! »
Notre voisine, Mme  Roy, avait une peur bleue des couleuvres et me
donnait dix sous chaque fois que j’en tuais une sur sa propriété. Je n’avais
qu’à la lui montrer de loin pour récolter mon prix. Et c’est là que je commis
mon premier (et dernier) crime. Plutôt qu’avoir à chercher et tuer des
couleuvres, j’en gardais parfois une, déjà morte, enveloppée dans du papier
journal, au fond de la glacière, et chaque fois que je voulais aller à Sainte-
Thérèse-de-Gatineau avec mon copain Gilbert pour acheter des pipes en
réglisse noire, je n’avais qu’à la montrer de loin à Mme  Roy. Ce petit
manège a pris fin quand ma mère a ouvert le papier journal, croyant que
c’était un poisson enveloppé et placé là par mon père comme il le faisait
parfois. Les vieux autour du lac se souviennent encore de l’horrible cri qui
déchira l’air en ce bel après-midi d’été. Et pourtant ma mère avait
l’habitude de ce genre de surprise, comme la fois où elle avait mis la main
dans la poche de culotte de mon jeune frère Louis, avant de la mettre au
lavage, alors qu’elle était remplie de vers de terre bien vivants, mon frère
ayant oublié de les mettre dans une canette après les avoir déterrés.
Dans ce temps-là, les parents étaient un peu moins prudents
qu’aujourd’hui côté sécurité aquatique. La seule contrainte était
l’interdiction d’aller se baigner moins de deux heures après les repas, ce qui
pouvait, selon eux, donner des crampes mortelles. À part ça, on faisait ce
qu’on voulait sur le lac, sans gilets de sauvetage bien entendu (il faut dire
qu’on nageait tous comme des poissons). Ainsi mes tout jeunes frères et
leurs amis pouvaient s’amuser, là où ils « n’avaient pas le fond » , à essayer
de rester sans chavirer dans un vieux bain de tôle flottant à la surface. Le
fond du bain étant arrondi, ils n’y restaient pas bien longtemps, mais même
lorsqu’ils réussissaient, quelqu’un enlevait le bouchon et ils coulaient alors
lentement, les bras en l’air et criant au secours à tue-tête sans même éveiller
l’attention des mères qui en avaient vu bien d’autres.
À ce sujet, nous allions souvent plonger à partir du fameux radeau où un
important personnage s’était fait arracher son maillot de bain par un clou en
se hissant dessus, montrant ainsi son imposant arrière-train à toute la
ribambelle d’enfants qui le regardaient de la rive. Un de nos jeux était un
concours que gagnait celui ou celle qui pouvait rester le plus longtemps
sous l’eau après avoir plongé du radeau. Un jour, ce monsieur arriva au
chalet dans sa grande Buick noire juste comme sa fille Charlotte plongeait.
Il faut dire que Charlotte était celle qui pouvait rester sous l’eau le plus
longtemps. Son père la vit donc plonger, mais ne la vit pas sortir. Pris de
panique, il sauta à l’eau dans son beau costume beige pâle et courut comme
un fou vers le radeau en criant « Charloooootte ! » . Comme il arrivait au
radeau, cette dernière sortit la tête et demanda, en reprenant son souffle :
« Combien de temps ? » . C’est alors qu’elle vit son père, l’eau jusqu’au cou
avec sa cravate qui flottait devant lui et qui lui criait, les yeux exorbités, de
sortir de l’eau immédiatement. Il fallut bien longtemps pour lui faire
accepter qu’on puisse jouer à un jeu aussi dangereux, lui qui ne savait pas
nager et qui avait cru se noyer suspendu, les fesses à l’air, à ce même
radeau.
Et je pourrais continuer ainsi pendant longtemps à raconter ces petites
aventures qui meublaient nos merveilleux étés passés au grand air, libres,
heureux et sans souci, sans télévision, ni iPad, ni iPhone… ni Ritalin. Ce
sera pour une autre fois.
OK on joue à la messe ?

En 1950, Maniwaki célébrait le 100e  anniversaire de la fondation de la


mission algonquine Notre-Dame-du-Désert par les Oblats de Marie-
Immaculée, ce à quoi on a associé l’anniversaire de la fondation de
Maniwaki tout court.
À la fin des célébrations, j’ai hérité, sans doute grâce à ma mère, de
vêtements sacerdotaux (aube, chasuble, étole…) confectionnés pour un
garçon de mon âge (j’avais 8 ans) et destinés à une célébration
« miniature » d’une messe lors d’une quelconque activité organisée pour les
enfants. J’ai hérité en plus d’un petit autel doté d’un tabernacle, d’un calice,
d’un ciboire, de burettes… tous en format réduit. C’est ainsi que
j’organisais des messes à l’intention de mes sœurs et de leurs amies, mes
frères étant alors trop jeunes pour y participer.
Convaincre les filles de venir à la messe n’était pas toujours facile et, un
jour, alors qu’elles étaient en train de jouer « à la madame » , elles
acceptèrent à condition qu’elles puissent apporter leurs poupées. Or,
pendant le sermon, qui pour moi était le clou de la cérémonie alors que je
pouvais laisser libre cours à mes talents naissants d’orateur, les filles
commencèrent peu à peu à montrer des signes d’impatience. Et comme je
persistais malgré tout à poursuivre sur une envolée particulièrement
éloquente, du moins à mes oreilles, elles se mirent une à une à faire pleurer
leur bébé. Et moi, comme dans de vrais sermons d’église, je continuais,
imperturbable, en parlant toutefois de plus en plus fort pour couvrir le
tintamarre.
Mais devant l’insistance des fidèles, je finis par perdre patience et leur
criai « OK y braillent pus les bébés ! ! ! » . Cela les calma pendant quelques
minutes, mais les cris eurent tôt fait de reprendre de plus belle, et les
mamans finirent par quitter une à une l’église, sous prétexte de ne plus nuire
au prédicateur.
Oubliant alors toute dignité, je sautai tout d’un coup en bas de ma chaire
en forme de caisse d’oranges et partis à la poursuite des mécréantes qui se
mirent à courir autour de la maison, poursuivies par moi empêtré dans ma
chasuble, en criant « Maman, le prêtre veut nous taper » , et tout ça sous le
regard médusé des passants qui n’avaient jamais vu un prêtre sortir de
l’église et poursuivre ses fidèles en leur criant des imprécations et les
exhortant de le laisser au moins finir son sermon. Rien n’y fit, le charme
était rompu et c’est ainsi que la messe s’acheva, faute de fidèles, au beau
milieu d’un élan oratoire digne, selon moi, d’un grand prédicateur. Et c’est
alors que je décidai de devenir professeur.
Seul dans la tempête1

Nous sommes à la gare de Gracefield, vers le milieu de l’après-midi, le 29


décembre 1902. Un grand jeune homme à la forte carrure et bien
emmitouflé dans son gros manteau d’étoffe est assis sur le banc de son
traîneau attelé à deux fiers chevaux noirs, attendant impatiemment l’arrivée
du train, déjà très en retard, venant d’Ottawa. La nuit approche et un ciel
lourd et noir à l’horizon laisse présager une forte tempête de neige.
En 1902, le train ne se rend pas encore à Maniwaki (ce qui ne se fera que
deux ans plus tard) et ce jeune homme, du nom de Télesphore, est chargé,
pour le compte de l’hôtel où il travaille en tant que charretier, d’aller
chercher à Gracefield les voyageurs arrivant par le train et de les conduire à
Maniwaki, à une quarantaine de kilomètres plus au nord.
Or, ce jour-là, il n’y a qu’un seul passager descendant du train et ce
passager, c’est le cadavre d’un homme, résident de Maniwaki, mort d’un
accident de travail à Hull quelques jours plus tôt.
Sitôt le train arrivé, Télesphore s’empresse de faire porter le cercueil sur
son traîneau et prend aussitôt la route de Maniwaki, après avoir allumé les
lanternes à l’huile aux quatre coins du traîneau. Les chevaux, de race
« canadienne » (surnommés « les petits chevaux de fer » tant ils sont forts
et vaillants) partent au trot, faisant teinter les grelots accrochés à leur
harnais à l’occasion du temps des Fêtes. Mais une fine neige a déjà
commencé à tomber et, peu avant Bouchette, celle-ci, poussée par de fortes
bourrasques, devient dense au point qu’il est très difficile de distinguer la
route dans cet espace tout blanc où ciel et terre se confondent. Au début, les
chevaux, habitués au trajet, s’orientent sans trop de difficulté, mais des
amoncellements de neige poussée par le vent leur rendent la tâche de plus
en plus difficile et l’allure ralentit considérablement.
C’est alors que les chevaux, visiblement très nerveux, commencent à se
cabrer et Télesphore, en tentant de toutes ses forces de les retenir, comprend
vite la raison de cette panique : ils sont suivis par des loups ! Sans doute
attirés par l’odeur du cadavre, ceux-ci, dont on peut distinguer les ombres
furtives dans la nuit blanchâtre, s’approchent lentement du traîneau, hésitant
devant le bruit des grelots et le feu des lanternes. Mais les chevaux, pris
d’épouvante, se mettent à galoper et, en très peu de temps, le traîneau glisse
sur le côté et s’embourbe dans la neige épaisse couvrant le fossé. Et le
cercueil glisse alors partiellement hors du traîneau. Tremblant de peur, les
chevaux s’immobilisent, retenus par le lourd fardeau.
Attrapant par précaution une lanterne, Télesphore se rend alors devant
les chevaux et, leur caressant l’encolure, leur parle tout doucement, ce qui a
pour effet de les calmer quelque peu. Espérant bien fort que les loups
n’oseraient pas s’attaquer à un tel équipage, il réussit ensuite à tirer le
cercueil sur le traîneau et à resserrer le câble qui le retenait. En guidant
ensuite habilement les chevaux, il tire le traîneau de sa mauvaise posture et
reprend lentement la route sans cesser de parler calmement aux chevaux
pour les rassurer.
La nuit est déjà très avancée lorsqu’il atteint enfin Maniwaki. Plusieurs
hommes, réunis à l’hôtel et prêts à partir dès l’aube pour aller à sa
recherche, sortent et crient leur joie en entendant les grelots percer la nuit.
L’attelage fantomatique émerge alors de la tempête et Télesphore,
apercevant les hommes, leur lance un tonitruant « Joyeux Noël » puis,
sautant du traîneau, il attrape le verre de caribou bien chaud que lui tend le
tenancier et le vide d’un seul trait. Inutile de dire que, malgré sa fatigue, il
ne peut échapper aux questions des convives et à leur raconter son aventure,
donnant tout le crédit à ses valeureux chevaux lesquels, d’ailleurs, ont droit
cette nuit-là à une généreuse ration d’avoine avant de retrouver leur stalle
dans la vieille écurie derrière l’hôtel.
Et quelques jours plus tard, lors des veillées du jour de l’An, les
habitants du village raconteront à leurs enfants l’aventure de Télesphore et
de ses vaillants chevaux de fer.

1.  Ce conte est inspiré d’une histoire vraie vécue par mon grand-père Télesphore Calvé qui, avant
d’être barbier à Maniwaki pendant plus de 60 ans, a été charretier avec ses chevaux « canadiens » ,
d’abord dans les chantiers, puis en tant qu’employé par un hôtelier de Maniwaki et chargé d’aller
chercher les voyageurs arrivant par le train à la gare de Gracefield.
La chasse aux chauves-souris

Nos voisins au chalet s’appelaient Roméo et Fleurette Roy. C’était un


couple charmant, plein de bonhommie et invitant comme du bon pain de
ménage. Ils avaient une fille, Louise, la meilleure amie de mes sœurs
jumelles.
Un jour, M.  Roy me demanda, ainsi qu’à son neveu Paul qui était en
visite chez eux, de monter au grenier, afin d’y tuer ou du moins d’en chasser
les chauves-souris qui l’infestaient. L’accès au grenier se faisait par une
trappe accessible au moyen d’une échelle. Il nous équipa de deux lampes de
poche et de deux raquettes de badminton, supposément indétectables par les
chauves-souris. Il nous prévint qu’il fallait absolument éviter de marcher
sur le « tentest » (sorte de carton compressé) couvrant le plafond pour ne
pas le défoncer et de s’en tenir aux madriers sur lesquels il était cloué.
Nous étions très excités par ce jeu et ce ne fut pas long qu’on courait
partout en essayant, avec très peu de succès d’ailleurs, d’assommer ces
bestioles qui, à notre arrivée, s’étaient mises à virevolter dans tous les sens.
Et l’inévitable se produisit : Paul manqua un madrier et fit du bout de son
pied un petit trou dans le plafond juste au-dessus de la cuisine. M. Roy, que
je n’avais connu que calme et souriant, fit alors une sainte colère et nous
cria de descendre immédiatement. Il s’empara alors d’une lampe de poche
et d’une raquette et monta au grenier sous les protestations de sa femme.
Paul et moi, penauds, nous réfugiâmes sur le quai, juste devant le chalet.
Pendant environ cinq minutes, rien ne se passa du côté plafond, mais
tout d’un coup, on entendit un grand crash, suivi d’un retentissant
« AYOYE ! » lui-même suivi d’une litanie d’imprécations où je crus
reconnaître quelques noms d’oiseaux et d’objets du culte, dont certains que
je n’avais jamais entendus auparavant malgré ma longue expérience
d’enfant de chœur. Paul et moi courûmes vers le chalet pour regarder par la
fenêtre, mais la poussière emplissait complètement la pièce et tout ce qu’on
pouvait distinguer, c’était l’ombre de Roméo assis sur le plancher et agitant
une raquette de badminton comme pour évacuer la poussière.
Et on vit alors ma mère, alarmée par le brouhaha, qui accourait pour voir
ce qui se passait. Elle se précipita dans la pièce et vit à travers la poussière
Roméo assis par terre et Fleurette, la tête dans les coudes, appuyée sur la
table, qui lui disait, prise d’un fou rire incontrôlable, « Va-t’en Antoinette,
ça va être correct, y’a rien de cassé » . Inutile de dire que Paul et moi avions
déjà pris nos distances, certains qu’on ferait les frais de cette mésaventure.
Imprimeur à 10 ans

Mon père a ouvert une imprimerie à Maniwaki en 1952, après avoir suivi à
Montréal un cours élémentaire sur la gestion d’une telle entreprise, dans
laquelle il n’avait absolument aucune expérience. Il engagea comme unique
employé un typographe français, immigré au Canada à la fin de la guerre. Et
l’autre employé, du moins au début, c’était moi. J’avais alors 10 ans et très
souvent après l’école, durant les fins de semaine, et ensuite durant toutes
mes vacances d’été jusqu’en 1960, je travaillais à l’imprimerie.
La première tâche dont je me souvienne, c’était « l’interfeuillage » , un
travail extrêmement fastidieux qui consistait, comme le mot le dit, à
intercaler des feuilles imprimées de différentes couleurs pour en faire des
carnets de factures, de reçus, etc. Les clients inséraient ensuite du papier
carbone entre les feuilles colorées pour en faire des copies. Il faut dire que
ma mère, mon grand-père et mes sœurs contribuaient aussi à cette tâche à la
maison, où mon père apportait régulièrement des montagnes de feuilles à
interfeuiller.
J’ai aussi appris très jeune à surveiller, puis à opérer la presse
automatique, une vieille Thompson (qui fut suivie d’une Heidelberg plus
moderne) ainsi qu’une énorme presse manuelle pour imprimer les affiches
et autres documents de grand format. Lors des changements de couleurs
d’encre, il me fallait nettoyer les presses, corvée malpropre entre toutes. Je
pouvais aussi manœuvrer le couteau à papier muni d’un long levier sur
lequel je mettais tout mon poids pour que la lame tranche d’un coup jusqu’à
500 feuilles de papier.
Mais c’est le métier de typographe qui me fascinait entre tous.
J’observais furtivement mais attentivement notre employé alors qu’il
choisissait un par un les caractères de plomb dans les casses (casiers)
contenant tout un assortiment de caractères de plomb de tailles et de
formats différents. Il plaçait ainsi dans son composteur (support en métal)
les caractères gravés à l’envers et de gauche à droite pour qu’une fois
imprimés, on puisse les lire dans l’ordre normal. Il disposait aussi de toutes
sortes d’espaces de plomb pour séparer les caractères, les lignes, les
paragraphes, et chaque page, une fois montée, était placée dans une forme
(espèce de cadre en métal) qu’il pouvait serrer très solidement (c’est lourd,
du plomb ! ) pour garder le tout bien ensemble, après l’avoir égalisé à l’aide
d’un instrument de bois franc bien plat et d’un maillet en caoutchouc.
Une fois le tout imprimé, il fallait ensuite remettre, ou distribuer, chaque
caractère dans la casse appropriée et c’est ce que j’ai appris à faire bien
avant l’âge de 15 ans. Il fallait être très méticuleux parce que rien n’irritait
plus le typographe que de prendre un caractère qui n’était pas à sa place. En
montant les formes, il puisait en effet dans chaque casse à une vitesse
incroyable, ne regardant jamais les pièces pigées pour savoir si c’était bien
la bonne. Je dois dire qu’avant de maîtriser ce fastidieux mais indispensable
boulot, j’ai reçu quelques regards assassins de la part de notre homme, avec
qui j’avais par ailleurs un excellent rapport.
J’ai finalement pu tâter un peu du vrai métier de typographe quand mon
père, pour libérer un peu son employé débordé, me demandait parfois de
monter des formes simples (des billets de tirages par exemple), de les
imprimer puis de les brocher. Je devais ensuite aller les vendre dans toutes
les rues du village, ce que je détestais, « fatigant » que j’étais devenu aux
yeux de bien des résidents.
En 1960, après une année d’enseignement dans une classe de 6e année à
Maniwaki (j’avais alors 17 ans et un beau groupe de 36 garçons), je me suis
inscrit à l’École normale Jacques-Cartier à Montréal. Entre autres travaux à
temps partiel, j’ai alors travaillé dans une petite imprimerie occupant un
sombre sous-sol dans le Plateau Mont-Royal. L’unique travailleur, et
propriétaire, n’en revenait tout simplement pas de tout ce que je connaissais
et pouvais faire dans ce métier.
Et aujourd’hui, quand je pense à l’imprimerie, l’odeur de l’encre et du
papier me remonte au nez et malgré le souvenir parfois douloureux de ce
travail qui m’a volé une partie de ma jeunesse, je sens monter en moi, bien
malgré moi, un peu de nostalgie.
Mon violon

Quand j’étais en 7e année, à Maniwaki, mon professeur était le frère


Adalbert, un excellent professeur et aussi un musicien chevronné. Un jour,
après l’avoir entendu jouer au violon une danse tzigane survoltée, je fus
tellement impressionné que je dis à mes parents que je voulais apprendre le
violon. Ces derniers consultèrent le frère Adalbert, qui leur dit qu’il
accepterait de me donner des leçons le samedi matin, ce qu’il fit assidûment
et avec une extrême patience jusqu’à la fin de l’année.
Or le violon n’est pas un instrument facile à apprendre, et encore moins
facile à écouter pendant les exercices à la maison, alors que pendant
plusieurs mois, du moins dans mon cas, les sons qui en sortaient se
comparaient au grincement des ongles sur un tableau d’ardoise alternant
avec le cri strident d’un cochon qu’on égorge. Mon chien Ti-Loup, qui
assistait presque toujours à mes répétitions, m’accompagnait souvent de ses
hurlements, soit à cause des douleurs à ses oreilles, soit pour enterrer mes
grincements, par pitié pour ceux qui m’entendaient des autres pièces. Un
jour, il grugea même tout un côté de mon étui de violon pendant que
j’essayais de jouer Cerisier rouge et pommier blanc. Les nerfs, sans doute.
Toujours est-il qu’après ma 7e année, très encouragé en cela par toute ma
famille, et même mon chien, j’entrai comme pensionnaire au Juniorat des
pères Oblats à Ottawa. Le soulagement de ma famille fut de courte durée
puisque mon frère Jean commença dès mon départ à suivre des cours de
trompette, ce à quoi, je dois avouer, il réussit pas mal mieux que moi avec
le violon.
Au Juniorat, le bon père Verville, excellent musicien lui aussi, accepta de
me donner des cours de violon le soir après les classes. Quand je lui jouai le
meilleur morceau de mon répertoire pour lui montrer ce que je savais faire,
je le vis pâlir et se mettre à trembler. Il eut juste la force, en tombant dans sa
chaise, de me saisir le bras tenant l’archet et de souffler « Ça suffit » . Une
fois remis un peu, il me dit poliment qu’il y avait beaucoup de travail à faire
et qu’il me donnait un mois pour faire suffisamment de progrès pour qu’il
accepte de continuer. Je n’ai jamais complété ce mois parce qu’au bout de
dix jours, une pétition signée par tous les étudiants et les professeurs,
incluant le père Verville je crois, me sommait de mettre fin à mes répétitions
sous peine des pires conséquences.
Et c’est ainsi que prit fin ma carrière de violoniste alors qu’elle
s’apprêtait tout juste à éclore.
Le secret du lac des Fées2

Jamais je n’aurais cru que je raconterais un jour cette histoire. Et encore


moins l’écrire. Bien sûr, je savais bien que si je le faisais, je me couvrirais
de ridicule, mais j’avais surtout le sombre pressentiment que je le paierais
très cher si j’osais révéler ce que je croyais être un terrible secret. Mais les
événements dont il sera ici question se sont passés il y a près de quarante
ans et j’ai finalement décidé, après mûre réflexion, que je devais me vider le
cœur, ne pouvant plus continuer à vivre avec l’impression que j’étais sous
l’emprise, et la menace, d’une entité aussi mystérieuse que maléfique.
Voici donc le récit de cette histoire, telle que je l’ai vécue, espérant que
son dévoilement me libérera enfin de cet insupportable fardeau.
Vers la fin septembre 1985, je me suis acheté un vélo de montagne,
modèle qui était tout nouveau à l’époque et avec lequel je comptais
parcourir les nombreuses pistes de randonnée du parc de la Gatineau. Le
soir même de son acquisition, vers 10  h, après les nouvelles, j’étais
tellement impatient que je décidai d’aller faire un petit tour dans le parc,
dont l’une des entrées était tout près de ma maison, dans le secteur Hull de
ce qui est maintenant la ville de Gatineau. Je me retrouvai bientôt sur une
piste isolée, longeant le côté nord du lac des Fées, un petit plan d’eau situé
dans une espèce de cratère profond complètement entouré d’arbres et
impossible à voir à partir de la route située beaucoup plus haut. Cette piste
était le seul accès au lac et, pour vraiment s’en approcher, il fallait, une fois
rendu en bas, marcher dans les herbes hautes sur un terrain marécageux.
C’est ce que je fis, attiré par le reflet des eaux argentées que je devinais à
travers les herbes. Arrivé tout près du petit lac, je m’assis sur un tronc
d’arbre, admirant les eaux parfaitement calmes et écoutant la myriade de
sons émanant des rives marécageuses.
Comme je m’apprêtais à partir, vers minuit trente, j’aperçus soudain,
flottant au-dessus du lac et se dirigeant lentement vers moi, une espèce de
lueur blanchâtre, allongée et diffuse. Je crus immédiatement qu’il s’agissait
de la lumière d’une puissante lampe de poche éclairant la brume qui
s’élevait du lac. Mais une fois cette forme arrivée à une cinquantaine de
pieds de moi, elle s’arrêta quelques secondes, puis repartit à toute vitesse
dans la direction opposée pour finalement disparaître derrière une
petite péninsule.
J’étais pétrifié parce qu’à cet instant précis, le souvenir de la légende du
lac me revint à l’esprit. Comme c’est bien connu dans la région, le nom
« lac des Fées » tient son origine d’une vieille légende amérindienne selon
laquelle l’esprit d’une morte habite le lac et se manifeste à l’occasion sous
l’aspect d’une forme blanche et translucide flottant au-dessus des eaux. Je
chassai toutefois bien vite cette idée, me disant qu’il s’agissait sans doute
d’un « feu-follet » , nom pittoresque donné à un phénomène naturel alors
que des gaz émanant de la décomposition d’organismes en milieux humides
s’enflamment spontanément.
Dans les jours suivants, je pouvais à peine me concentrer sur autre
chose. Je refusais obstinément l’idée du surnaturel, mais au fond de moi, je
savais bien que j’avais été témoin de quelque chose d’extraordinaire. Alors,
quelques jours plus tard, je pris mon courage à deux mains et une fois la
nuit tombée, je retournai au même endroit et là, le cœur battant et
frissonnant de froid, je veillai aussi longtemps que je pus sans que rien ne se
passe. J’y retournai le jour suivant et le surlendemain, mais sans jamais
revoir l’apparition. Le quatrième soir, un vendredi, je décidai d’y passer
toute la nuit s’il le fallait, et j’apportai avec moi une lampe de poche, un
thermos de café, un flacon de cognac et quelques sandwiches. Mais cette
fois, au lieu d’aller au même endroit, je me rendis plus loin sur la piste et,
après avoir bien caché mon vélo, je descendis une pente très raide à travers
les arbres et m’installai juste à la pointe de la petite péninsule derrière
laquelle j’avais vu la forme disparaître la première fois. Et c’est là que tout
a commencé.
Au début, tous mes sens étaient aux aguets et je frissonnais à chaque
souffle de vent, à chaque son inhabituel. Mais après quelques heures, et
quelques rasades de cognac, je sombrai lentement dans un demi-sommeil, le
dos confortablement appuyé à un arbre. Un coup de vent aussi froid que
soudain, accompagné d’un froissement de feuilles mortes, me réveilla
brusquement et juste comme j’ouvrais les yeux, je vis la forme blanche
apparaître derrière moi et passer à une vingtaine de pieds à ma droite, se
dirigeant lentement vers le milieu du lac. Jamais je n’avais subi un choc
aussi terrifiant. J’en étais paralysé. Mes mains devinrent moites d’une sueur
froide et je me mis à trembler incontrôlablement, mon cœur battant si fort
que je pouvais l’entendre. Cette fois, je savais que j’étais en présence de
quelque chose de surnaturel et je me serais enfui à toutes jambes si celles-
ci, pétrifiées, avaient pu m’obéir.
Quelques instants plus tard, je la revis qui s’approchait lentement vers
moi. Figé de terreur, je pouvais à peine respirer. Elle passa alors à ma
gauche, entra dans la forêt et s’arrêta à une quinzaine de pieds de la rive,
au-dessus d’un petit éclairci entre les arbres. Et là, très lentement, elle
disparut sous terre, pour réapparaître quelques instants plus tard, toujours
précédée de ce souffle d’air à me glacer le sang. Malgré ma terreur, j’eus
alors le temps de l’observer un peu plus attentivement. À travers le voile
qui la couvrait complètement, je devinai une vague forme féminine. Son
visage, blafard, ne montrait aucune expression, sauf pour trois taches
sombres là où devaient se trouver les yeux et la bouche. Après un moment,
elle retourna finalement dans le sol pour ne plus en ressortir.
Totalement hébété, je retrouvai assez de force pour escalader la pente,
récupérer mon vélo et retourner chez moi où, malgré mon épuisement, je
passai le reste de la nuit à tenter fébrilement de chasser de mon esprit ce que
je savais qu’elle attendait de moi. Mais au matin, malgré l’angoisse qui
m’étreignait, ma décision était prise : je retournerais le soir même sur la
péninsule, muni d’une pelle, et je creuserais à l’endroit où elle était
disparue.
Or, plus l’après-midi avançait, plus mon état de fébrilité augmentait.
J’étais extrêmement impatient tout en voyant malgré tout avec horreur
l’heure du départ qui approchait inexorablement. Encore aujourd’hui, je
n’arrive pas à m’expliquer ce qui pouvait bien me faire sentir totalement
obligé d’aller exhumer ce qui était de toute évidence la tombe d’une morte-
vivante.
Je quittai la maison vers 11 h, après avoir ingurgité de force un morceau
de poulet froid. Vêtu de noir des pieds à la tête, je pris avec moi des gants,
du cognac, de l’eau, une lampe de poche et une pelle à manche court que
j’attachai sur mon vélo. Le ciel était couvert et la nuit sombre et lugubre.
Une fois rendu à la hauteur de la péninsule, je cachai le vélo, pris ma pelle
et entrepris de descendre, rempli d’appréhension, vers l’endroit fatidique.
Arrivé à une vingtaine de pieds de la tombe, je me cachai derrière un gros
arbre et attendis, espérant de toutes mes forces la voir sortir, si ce n’était
déjà fait, pour être sûr qu’elle ne serait pas sous terre quand je
commencerais à creuser. Mais une heure s’écoula sans que rien ne se passe
et je dus me résoudre, tremblant de frayeur, à me mettre au travail. La peur
de la voir apparaître sous mes pieds était intolérable.
Le sol était dur, plein de gros cailloux et de racines que je devais couper
avec le tranchant de la pelle. Au bout d’une heure, je n’avais dégagé qu’un
trou d’environ deux pieds de large, cinq pieds de long et deux pieds de
profondeur. Il me fallut une autre heure pour atteindre environ quatre pieds
de profondeur et c’est là qu’après avoir sorti du trou une roche
particulièrement lourde, je touchai à ce qui semblait être une racine, sans
toutefois en avoir la texture. Saisissant ma lampe de poche, je me mis à
genoux et dégageai de mes mains gantées ce que je m’attendais à trouver :
un os.
Je laisse au lecteur le soin d’imaginer ce qu’était mon état d’esprit à ce
moment-là. Même si je m’attendais bien à trouver un squelette, je n’avais
aucune idée de ce que j’en ferais ou alors de ce qui m’arriverait une fois
devant lui. La peur que quelque chose se mette à bouger était intolérable.
Malgré tout, après une bonne gorgée de cognac, et rempli d’une horrible
appréhension, j’entrepris de dégager de la main, et avec grande précaution,
le reste du squelette. L’os que j’avais touché était celui de l’épaule gauche
et après l’avoir dégagé, j’entrepris de nettoyer la cage thoracique, laquelle
je trouvais moins menaçante que la tête. C’est alors que je découvris que les
deux mains, jointes juste à gauche du sternum, étreignaient quelque chose.
Avec une extrême prudence et les nerfs sur le point d’éclater, je retirai un à
un les doigts de l’objet et découvris peu à peu un poignard noir planté entre
deux côtes juste au-dessus de l’endroit où s’était trouvé le cœur. J’allumai
alors ma lampe de poche et vis immédiatement, sur le manche du poignard,
deux pierres rouges très brillantes posées côte à côte. C’étaient les yeux
d’une monstrueuse face grimaçante, démoniaque, dont la seule vue me fit
frémir d’effroi. Le reste du poignard, taillé dans une seule pièce de ce qui
ressemblait à de l’ivoire, avait la forme d’un corps de femme dont les
hanches démesurées servaient de garde.
Je savais ce qu’il me restait à faire. Après une bonne rasade de cognac,
je saisis le manche et tirai doucement vers moi en le faisant bouger de
gauche à droite. Le poignard resta solidement planté entre les os. Posant
alors un genou sur la cage thoracique, j’empoignai le manche fermement
des deux mains et d’un coup brusque le tirai de sa position. Le poignard me
fut aussitôt arraché des mains avec une violence inouïe et je tombai
abasourdi sur le dos. Et c’est alors qu’émergeant de la noirceur dans
laquelle j’étais plongé, je la vis apparaître au-dessus de moi et s’arrêter un
moment avant de se dissoudre lentement en gouttelettes de lumière dans
l’espace. Je sus à ce moment-là que je ne la reverrais jamais.
Toujours en état de choc, j’attrapai ma pelle et ma lampe de poche et
m’extirpai du trou au plus tôt, terrorisé à l’idée de recevoir en plein cœur
l’horrible poignard. Mais après m’être éloigné en courant de la fosse, je
trouvai finalement assez de courage pour retourner la remplir et la recouvrir
de feuilles mortes.
Ce soir-là, je m’endormis complètement épuisé, mais me réveillai en
sursaut quelques instants plus tard pour apercevoir au-dessus de moi deux
yeux rouges effrayants qui me fixaient dans le noir. L’idée que je pourrais
être la prochaine victime de ce monstre si jamais je dévoilais mon terrible
secret ne m’a jamais quitté. Mais voilà qui est fait et si un jour je
disparaissais soudainement sans laisser de traces et que vous appreniez
qu’une forme humaine avec un casque de vélo a été vue flottant au-dessus
du lac des Fées, ne cherchez surtout pas mon cadavre si vous tenez à la vie.

2.  Ce texte, publié ici avec la permission des éditeurs, est déjà paru dans Escapades printanières,
Auteurs et auteures de FADOQ OUTAOUAIS, 2019.
Morts de rire aux funérailles

Un jour, quand j’étais très jeune enfant de chœur à Maniwaki, le frère


sacristain, ou le bedeau comme on l’appelait, nous convoqua, mes confrères
et moi, à une petite réunion où il nous donna ses directives concernant le
père Hoquet (nom fictif), qui avait certains besoins particuliers puisqu’il
mesurait à peine 5 pieds de hauteur. Ainsi il nous dit que lorsque ce prêtre
était officiant à la cérémonie du Salut au Saint-Sacrement, le dimanche soir,
il fallait, au moment approprié, aller chercher un petit banc de bois à la
sacristie pour qu’il puisse y monter et ainsi arriver à placer l’ostensoir sur le
tabernacle.
Or, quelques semaines plus tard, je m’adonnai à être en fonction lors
d’un service funéraire, ce qui était assez nouveau pour moi qui servais
beaucoup plus aux messes qu’aux funérailles. Vers la fin de la cérémonie, je
vis le bedeau qui me faisait de grands gestes d’aller vite à la sacristie, ce
que j’interprétai aussitôt comme un ordre d’aller chercher le petit banc, vu
que c’était justement le père Hoquet qui officiait. En fait, ce qu’il voulait,
c’est que j’aille chercher l’encensoir pour que ce dernier encense le cercueil
comme cela se fait aux funérailles. J’arrivai donc en trombe devant l’autel
avec le petit banc, gravis à la course les marches et plaçai le banc juste
derrière le père Hoquet, et ce, sans voir le bedeau qui gesticulait à s’en
arracher les bras pour m’alerter de mon erreur.
Trop tard ! Le père Hoquet recula d’un pas pour faire une génuflexion,
trébucha sur le petit banc et dégringola en culbutant par en arrière les six ou
sept marches de l’autel, alors que ses encombrants habits sacerdotaux, aube,
chasuble, étole, ceinturon… s’enroulaient autour de lui. À la fin, tout ce
qu’on pouvait voir au bas des marches, c’était un gros tas de vêtements qui
bougeait dans tous les sens. Le bedeau et les autres enfants de chœur se
précipitèrent sur lui, chacun essayant de lui trouver la tête pour savoir par
quel bout commencer à le dépêtrer. Moi j’étais resté en haut de l’autel,
effaré devant cette cohue et les sourdes imprécations lancées par le père
Hoquet, dont certaines ne ressemblaient vraiment pas à du latin d’église.
Mais le plus déroutant, c’était de voir et d’entendre les fidèles, dont le
défunt était sûrement parent ou ami, rire à petits cris étouffés, alors que
leurs larmes de douleur s’étaient soudainement changées en larmes
d’incontrôlables fous rires.
Inutile de vous dire que la cérémonie prit une tout autre allure lorsqu’on
réussit finalement à libérer le bon père et qu’on le vit, rouge comme un coq,
se relever puis arracher d’un coup sec l’encensoir des mains du bedeau et
faire à toute vitesse le tour du cercueil en le balançant à bout de bras et en
marmonnant en latin des paroles incohérentes et probablement assez
éloignées du texte imposé lors d’un tel rituel.
Pour ma part, je n’attendis pas la fin de l’office et profitant de la parade
autour du cercueil, je me précipitai à la sacristie, enlevai ma soutane et mon
surplis, et courus me cacher derrière la maison, m’imaginant voir arriver le
bedeau ou le père Hoquet, ou les deux, pour me faire chèrement payer mon
erreur. Mais rien ne se passa, du moins jusqu’à ce que mes parents, vite
informés de toute cette affaire, m’ordonnèrent d’aller au presbytère afin de
m’excuser, ce que je fis devant la première personne que j’y rencontrai, qui
s’adonna à être le curé, un très bon ami de la famille. Celui-ci me donna
l’absolution en me disant qu’il transmettrait au père Hoquet mes excuses,
mes profonds regrets et ma promesse de ne plus recommencer. À ce jour, je
n’en suis pas certain, mais il m’a bien semblé, lors de cette rencontre très
sérieuse avec le curé, avoir remarqué l’ombre d’un sourire se dessiner bien
malgré lui sur ses lèvres.
Le nécessaire pour dames

Puisqu’il fait bon de se dilater un peu la rate par les temps qui courent (en
pleine pandémie de COVID-19), je me permets de vous raconter une petite
histoire que je tiens de Doris Lussier (le Père Gédéon lui-même) avec qui
j’ai eu l’honneur de souper à l’occasion d’un congrès professionnel tenu à
Montréal, il y a de cela bien des années.
Un jour, une « dame de la haute » revenait en avion d’un séjour en
Floride et elle était assise à côté d’un jésuite avec qui elle put converser tout
au long du voyage. À l’approche de l’aéroport, elle prit son courage à deux
mains et lui dit :
—  Mon Père, si j’ose me permettre, j’aurais une petite faveur à vous
demander.
— Ah oui ! Et de quoi s’agit-il, ma bonne dame ?
—  Eh bien voici, mon Père. Quand j’étais à Miami, j’ai acheté un
nécessaire en or de produits de beauté pour dames et si je le déclare aux
douanes, les frais seront sans doute exorbitants. Comme il n’est pas très
gros, il logerait facilement dans la poche de votre soutane et, en tant que
prêtre, on ne vous demandera sûrement pas si vous avez des choses à
déclarer.
— Mais bien sûr, ma bonne dame, je me ferai un plaisir de vous rendre
ce service.
Une fois à la frontière, quand le douanier demanda à la dame si elle avait
quelque chose à déclarer, elle répondit sans hésiter par la négative. Mais
quand vint le tour du jésuite, le douanier, un type sans doute plus zélé que
les autres, lui demanda à son tour s’il avait quelque chose à déclarer. Et en
bon jésuite qui ne mentait jamais, ce dernier répondit :
— Mon fils, de la ceinture vers le haut, je n’ai rien à déclarer, et de la
ceinture vers le bas, je n’ai qu’un nécessaire pour dames qui n’a jamais
servi.
Et il continua calmement son chemin sous le regard éberlué du pauvre
garçon qui n’en croyait pas ses oreilles.
Lointains souvenirs
d’un Pierre-Noël

II y avait une fois un grand-papa qui vivait avec sept petits-enfants, une
maman, un papa et un petit chien. La maison où ils vivaient avait un sous-
sol très humide rempli de boîtes de conserve et de bois de chauffage, un
escalier avec une armoire carreautée, un rez-de-chaussée avec une grande
cuisine, un boudoir, une chambre à jouer, un salon qui sentait bon, une
chambre froide avec une boîte à bois et une balançoire, ainsi qu’une
boutique de barbier qui donnait sur la cuisine et d’où parvenaient beaucoup
de fumée, des murmures de conversation, des éclats de rire, parfois des
mononcles et des matantes, ainsi que des effluves de Safranor et autres
parfums dont le grand-papa arrosait copieusement les têtes fraîchement
« trimées » .
II y avait aussi dans cette maison un grenier tout pointu où on avait
aménagé trois chambres à coucher et un balcon d’où partait une corde à
linge et où arrivaient beaucoup de soleil et de lune. Ce balcon donnait sur
une partie basse du toit d’où on pouvait sauter dans la neige en hiver. On
appelait parfois ce balcon « la lune » pour ne pas alarmer les parents quand
on voulait aller sauter du toit dans la neige. On disait alors « Viens-tu jouer
dans la lune ? » . La plus grande chambre était pour le papa et la maman,
celle du milieu pour les petites filles et I’autre pour le grand-papa et les
petits garçons, et ce, jusqu’à ce qu’il y ait trop de petits garçons pour le
grand-papa, qui a dû alors déménager son lit dans la « chambre à jouer » , ce
qui lui permettait aussi de faire du feu dans le poêle à bois la nuit sans
réveiller personne. Dans cet ancien grenier, qui abritait aussi un pot de
chambre blanc bordé de rouge, il n’y avait pas de chauffage, de sorte que le
matin, il y faisait très froid et tout le monde, une fois sorti du lit, se
précipitait en bas et se collait au poêle à bois dont le grand-papa avait
ouvert le fourneau pour faire plus de chaleur. Et le dernier à descendre avait
pour délicate mission d’aller vider le pot de chambre.
Les trois plus petits garçons descendaient habituellement les premiers
dans leurs gros pyjamas de flanelle rayés de rouge ou de bleu. Après s’être
bien réchauffés près du grand poêle à bois émaillé de blanc, ils s’assoyaient
derrière la table, sur le banc rouge fabriqué par le grand-papa juste pour
eux, et alors le plus vieux des petits garçons racontait aux deux autres des
histoires abracadabrantes qui les faisaient rire aux éclats pendant que le
grand-papa, sourire complaisant aux lèvres, leur préparait leur petit-
déjeuner. Derrière les petits garçons, quand il faisait très froid, les vitres
étaient toutes givrées et ils y appliquaient alors leurs petites mains, laissant
ainsi des empreintes dans la glace fondante. On pouvait alors apercevoir, à
travers ces silhouettes de paumes et de doigts, le champ enneigé derrière la
maison avec, tout au fond, I’humble chaumière de Méo Couture, vieux
garçon simple d’esprit que le grand-papa engageait parfois pour de menus
travaux.
Noël était un temps magique où une simple boule de verre rayée de
jaune et de rouge, accrochée à une branche de sapin près de la fenêtre du
salon, pouvait réunir en elle seule tout le charme et toute la beauté du
monde. C’était un temps de hâte intolérable, où la vision, à travers le trou
d’une serrure, de dizaines de cadeaux multicolores empilés sous un grand
arbre, contenait plus de joie, d’anticipation et d’excitation fébriles que Noël
ne pourrait jamais en recréer plus tard, sauf à travers ces impérissables
souvenirs. Pour le reste de leurs jours, ces mêmes petits enfants allaient
demeurer sensibles à I’odeur surnaturelle d’un sapin imprégnant un coin de
salon, se rappelleront en souriant les histoires du grand-papa qui disait avoir
vu le père Noël manger le morceau de gâteau laissé pour lui sur la table du
salon, qui prétendait suspendre ses grandes combinaisons de laine à la corde
à linge, avec des nœuds dans les pattes pour que le père Noël les remplisse
de bonbons. C’était un temps où la maman, avec les moyens du bord et une
infinie patience, réussissait à créer la magie de Noël et à mettre dans nos
valises pour le voyage de nos vies ces précieux souvenirs que nous revivons
chaque année grâce à elle.
Ça parle au sort !

Par un beau dimanche de septembre, mon père décida d’emmener la famille


passer la journée au chalet. Mon grand-père préféra rester à la maison pour
se donner un peu de répit, lui qui passait la semaine avec sept marmots,
leurs parents et un chien.
À notre retour, juste avant souper, mon grand-père, l’air sérieux, nous
attendait sur le balcon et nous pressa de le suivre au salon. Il y désigna alors
le gros pouf contenant les tricots de ma mère et nous dit d’écouter
attentivement. On entendit alors comme un bruit de frottement très bizarre
qui revenait à intervalles de deux ou trois secondes. « C’est un rat » , dit
mon grand-père d’un ton grave. « Il est entré dans le pouf et il grignote le
bois pour essayer de sortir. J’ai passé l’après-midi à le surveiller et je ne
voulais pas ouvrir le couvercle avant que vous arriviez pour ne pas qu’il se
sauve. »
Tout le monde, écarquillant les yeux, recula d’un bon pas. Mon père, qui
se tenait un peu à l’écart, s’écria tout à coup : « Y’est pas dans le pouf, ton
rat, y’est dans le gramophone. » Il s’approcha alors du gros appareil en bois
où étaient encastrés le tourne-disque et la télévision, écouta attentivement et
éclata de rire. « C’est pas un rat, dit-il, c’est l’aiguille du gramophone qui
frotte sur le disque ; on a oublié de l’éteindre en partant. » « Ben, ça parle
au sort, dit mon grand-père, j’étais ben sûr qu’il était dans le pouf ! »
Mon père souleva alors très lentement le couvercle, et alors qu’on s’était
tous approchés, sceptiques et pleins d’appréhension, il se retourna
brusquement vers nous en lâchant un affreux grognement, ce qui fit hurler
les filles et sauter les gars, incluant mon grand-père qui, une fois revenu sur
terre, lui lança : « Bonté divine, Jean-Paul, t’as fait peur aux enfants ! »
Pierre Calvé, à gauche

La swip
J’écris ce texte en hommage à tous les valeureux draveurs, et en particulier
à ces jeunes hommes, certains à peine sortis de l’adolescence, qui pendant
de nombreuses années, furent engagés par la Canadian International Paper
(CIP) durant l’été pour faire ce qu’on appelait la swip (de l’anglais sweep,
signifiant « balayer » ) sur les divers plans d’eau de la compagnie. Il est
rarement fait mention de ces jeunes hommes dans les récits épiques portant
sur les draveurs et le dur métier qu’ils pratiquaient.
Au cours de l’été  1961, j’ai justement été engagé, tout comme une
douzaine d’autres jeunes hommes, la plupart étudiants, pour faire la swip
sur le lac Cabonga. Nous étions basés au dépôt Washika de la CIP, situé au
nord du lac. Comme le mot le dit, la swip consistait à ratisser les rives du
lac et à ramener à l’eau, surtout à l’aide de crochets de métal et de gaffes,
les billes de bois laissées là alors que l’eau se retirait lors de la décrue
printanière ou lorsque le bois avait été laissé partiellement empilé sur la rive
lors de déchargements par des camions.
L’un de mes confrères draveurs, durant cet été-là, était Robert « Bobby »
Poirier, de Maniwaki, qui a d’ailleurs écrit (en anglais) un roman intitulé
Washika (Baraka Books, Montréal, 2012), dans lequel il relate les péripéties
imaginaires, mais sur fond de vérité, quant à leur vie dans les chantiers,
d’un groupe de ces jeunes draveurs.
La swip était un travail très difficile parce qu’il fallait presque toujours
marcher dans la boue, la glaise ou l’eau vaseuse, parfois jusqu’à la taille, et
tirer ou pousser à l’eau, non seulement des pitounes de quatre pieds, mais
aussi d’énormes billes de 8, 12 ou 16 pieds souvent à demi enfoncées dans
la boue. Et nos bottes, en cuir pour la plupart, n’avaient jamais le temps de
sécher pendant la nuit, pas plus que nos vêtements d’ailleurs, de sorte qu’il
fallait les remettre encore mouillées le lendemain matin, ce qui causait bien
des ampoules qu’il fallait ignorer jour après jour.
Mais le pire, c’étaient les nuées de moustiques et de mouches noires qui
ne nous laissaient aucun répit et qu’il fallait apprendre à ignorer sous peine
de passer plus de temps à les chasser et à tenter de les écraser qu’à
travailler. Les chasse-moustiques n’étaient d’ailleurs d’aucune utilité
puisque la sueur et l’eau du lac avaient vite fait de les enlever. Et il y avait
aussi toutes ces sangsues qu’on découvrait sur nos jambes en enlevant nos
pantalons mouillés à la fin de la journée. Pour les retirer, on devait les
« chauffer » une à une avec nos cigarettes.
Les billes remises à l’eau étaient poussées dans un îlot de bois entouré
d’une estacade (on disait un bôme) tirée par un remorqueur de métal (un
« Russel » , aussi appelé « un deux » , à cause de son moteur à deux
cylindres) qui, une fois l’estacade suffisamment pleine, la tirait vers le large
et l’attachait ou l’incorporait à d’autres îlots pour en faire un « train » de
bois pouvant contenir l’équivalent de 5 000 cordes de bois. L’ensemble était
ensuite tiré jusqu’au barrage du Cabonga par un bateau beaucoup plus gros
(le Wapus, je crois) du même type que le Pythonga qui est exposé à
Maniwaki.
Comme sa seule hélice ne suffisait pas à tirer une telle charge, surtout
par vent contraire, le bateau se détachait du train de bois, se rendait à des
centaines de mètres plus loin vers l’avant, jetait à l’eau son énorme ancre et
revenait en déroulant, d’un tambour fixé à un treuil, le long câble d’acier
qui était fixé à l’ancre. Il s’amarrait alors au train de bois et le faisait
avancer à l’aide de l’hélice et en se tirant sur son ancre.
Au cours de l’été, je fus muté en tant qu’aide de pont (on disait un deck
hand) sur un Russel et mon travail consistait entre autres à relier les
estacades entre elles ou à les incorporer à des îlots plus grands en déplaçant
les chaînes qui les retenaient pendant que le capitaine manœuvrait le bateau
(on appelait ce travail le booming). Pour se déplacer d’un îlot à un autre, il
fonçait bien souvent sur l’estacade, passait par-dessus dans un terrible
vacarme et se retrouvait à se frayer un chemin parmi les billes très serrées
les unes contre les autres. L’hélice était heureusement entourée d’un gros
panier de métal pour éviter de déchiqueter le bois.
Une autre mission de ces petits remorqueurs (de fait, il y en avait de
différentes tailles) était de s’arrimer aux îlots formant le train de bois et de
les tirer de côté pour éviter, pendant le trajet vers le barrage, qu’ils soient
déportés par le vent ou pour leur faire contourner une île, par exemple. Ces
remorqueurs étaient vraiment indestructibles. Un jour, alors que je
travaillais sur un autre lac (le lac David, je crois), j’en ai vu un contourner
un rapide à l’embouchure d’une rivière en se tirant à travers la forêt à l’aide
de son long câble d’acier enroulé autour d’un groupe d’arbres plus loin en
avant, puis à un autre groupe de l’autre côté de la rivière pour se remettre à
l’eau.
Une fois tout le bois rendu au barrage où le lac Cabonga se jette dans la
rivière Gens-de-Terre, laquelle emportait ensuite le bois jusqu’au lac
Baskatong, il fallait le faire passer dans le barrage lui-même. Cela devait
être fait aussi rapidement que possible afin de ne pas trop faire baisser le
niveau du lac, un réservoir de l’Hydro-Québec qui, si ma mémoire est
bonne, faisait payer la CIP selon le temps d’ouverture du barrage. C’est
ainsi que je me retrouvai à travailler jusqu’à tard le soir sur un trottoir
flottant (la gappe) alors qu’avec quelques autres hommes, on devait, à l’aide
de nos longues gaffes, pousser le bois vers le barrage, et ce, autant pour en
accélérer le passage que pour éviter que des empilements de bois (on disait
des « mules » ), formés surtout de billes de 12 ou de 16 pieds, ne bloquent
dans les portes, créant des embâcles extrêmement difficiles à défaire à cause
de la grande vitesse du courant à cet endroit et de l’impossibilité d’utiliser
de la dynamite. C’était un travail très dangereux et qui demandait beaucoup
de concentration pendant les longues heures que nous passions sur la gappe.
Sans veste de flottaison, comme c’était le cas à l’époque, tomber dans le
fort courant, parmi les billes, pouvait être catastrophique. Et je me souviens
que la nuit, avant de m’endormir, je voyais souvent des billes passer au
plafond du dortoir. Je me souviens aussi de m’être parfois réveillé en
sursaut, ayant rêvé que j’étais tombé à l’eau et que je basculais dans le vide.
Je dois dire que ces étés passés dans les chantiers ont été d’excellents
compléments à mes études, tant par les expériences de travail qui j’y ai
vécues que par le contact avec ces rudes travailleurs dont les qualités
humaines, le courage, la force, les connaissances et les habiletés ont été et
demeurent toujours pour moi des modèles dont je ne cesse de m’inspirer.

Bateau de drave exposé à Low, au Québec


En français, on dit en principe « la glane » ou « le dérivage » (retirer de la
rive), mais je n’ai jamais entendu ces mots au cours de mes séjours dans les
chantiers. Le vocabulaire anglais y était omniprésent pour désigner les
outils et les diverses opérations. Je suppose que c’est sous l’influence des
nombreux bûcherons irlandais qui ont travaillé dans les chantiers de la
Gatineau au début du siècle dernier. Il faut dire aussi que les patrons de la
CIP étaient en majorité anglophones.
Selon certains, le mot pitoune viendrait de la prononciation qu’ont fait
les francophones unilingues du nom anglais « Bytown » que portait
auparavant la ville d’Ottawa devant laquelle, sur la rivière Outaouais,
flottaient des milliers de billes de bois en attendant leur utilisation par la
compagnie E.B. Eddy située juste en face, à Hull (devenue Gatineau).
Une estacade (ou bôme tiré de l’anglais boom) était un barrage mobile
constitué de longues pièces de bois équarri d’environ 18 pouces d’épaisseur,
reliées entre elles par des chaînes. Ces pièces de bois provenaient
généralement de sapins Douglas de Colombie-Britannique.
Le bateau nommé Imelda, exposé à Maniwaki, est un de ces
remorqueurs de plus grande taille que le Russel sur lequel j’ai travaillé. Il
tient son nom de l’épouse d’un ancien assistant-gérant de la CIP, M.
Erménégilde Merleau, de Maniwaki.
Les fesses du magistrat

Au début des vacances d’été, le grand événement, auquel assistaient


impatiemment tous les enfants du voisinage, était la mise à l’eau du radeau
de M.  Leroux, un important personnage de la municipalité dont le chalet
était situé non loin du nôtre. Ce dernier poussait alors le radeau de la rive
jusqu’à la limite de « l’écran » , là où le fond du lac s’enfonçait subitement
de plusieurs mètres. Ainsi les plus vieux pouvaient plonger du côté profond
alors que les plus jeunes pouvaient sauter là où ils avaient pied. Le radeau
était retenu au fond par quelques blocs de ciment que M. Leroux hissait sur
le radeau à l’automne avant de le tirer sur le rivage. Il le remettait à l’eau
juste au bon endroit au début de l’été suivant.
Une année, il poussa le radeau un peu trop loin et lorsqu’il jeta les blocs
de ciment à l’eau, ceux-ci glissèrent vers la partie profonde, entraînant le
radeau, et M.  Leroux avec lui. Or ce dernier ne savait pas nager ! Il
s’agrippa alors au radeau, s’y hissa sur les coudes, puis se donna un élan
pour y monter à plat ventre.
Mal lui en prit puisque son maillot de bain resta accroché au gros clou
servant à retenir le câble de l’ancre et il se retrouva le ventre sur le radeau,
les jambes dans l’eau et, entre les deux, les fesses à l’air, offertes à la vue de
tous dans toute leur impressionnante majesté.
Sa femme, qui assistait à la scène depuis le rivage, lui criait :
— Luc, monte ton maillot, on voit tout !
— Ch’ peux pas, y’est accroché !
— Alors, saute à l’eau, y’a plein d’enfants ici.
— Tu sais bien que ch’ sais pas nager.
— Saute, tu peux pas rester comme ça.
—  Ch’ suis quand même pas pour me noyer juste pour cacher mes
fesses !
Inutile de dire que nous, sur la plage, étions tordus de rire en montrant
du doigt ce rare spectacle d’un notable déculotté au milieu des eaux.
Finalement, dans un ultime effort, il réussit à se hisser à plat ventre sur le
radeau, le maillot aux chevilles, à se retourner et à le décrocher de sa
fâcheuse position. Sa femme alla alors le chercher avec une chaloupe et il
revint penaud sur la plage, rouge comme une pivoine, l’air menaçant, sous
les sourires narquois de tous les enfants qui se tenaient à bonne distance de
cet important monsieur qui s’était fait prendre les culottes baissées.
Ode au chalet

Depuis que nous sommes tous deux retraités, mon épouse et moi passons
beaucoup de temps à notre chalet, sur les bords du magnifique lac Heney,
situé près du village de Lac-Sainte-Marie.
Nous y redécouvrons année après année l’immense charme de chaque
saison, des changements subtils qui s’opèrent au fil des jours. Nous sommes
témoins, tous les matins, du jour qui se lève sur le lac, parfois à travers la
brume alors qu’apparaît lentement l’ombre des grands pins de l’autre côté
de la baie. Parfois, c’est le soleil qui au petit matin allume le ciel de tous ses
feux, lesquels se reflètent dans les eaux immobiles où se promène déjà notre
fidèle huard qui nous salue de son chant intemporel. Parfois encore, c’est la
pluie qui nous accueille alors que le ciel et l’eau se confondent dans la
grisaille.
Mais ce sont les matins d’hiver, quand la neige descend comme du
silence qui tombe, comme le disait si bien Félix Leclerc, que le charme est
le plus étreignant, alors que l’odeur du café et celle d’un bon feu allumé aux
aurores dans la cheminée deviennent complices de cet incomparable
spectacle.
Et que dire du plaisir que nous avons chaque printemps quand nous
voyons paraître les bourgeons de tous ces arbres que nous avons plantés au
cours des années, quand nous saluent les potentilles, les bouleaux, les
arbustes que nous avons mis en terre près de la rive pour retenir le sol !
Puis voilà l’été qui arrive en trombe avec ses vacanciers et ses
ribambelles d’enfants dont les cris joyeux animent les eaux près des
rivages, avec tout le brouhaha habituel de bateaux qui froissent et
décoiffent, des tondeuses qui déchirent le silence. Mais rien de tout cela ne
réussit à briser le charme d’une promenade en canot sur le miroir du lac au
petit matin, de ces nuits bercées au rythme des vagues qui viennent caresser
les rochers, de ces délicieux farnientes alors qu’étendu sur un matelas
flottant on regarde, à moitié endormi, les nuages défiler doucement dans le
ciel.
Mais le chalet, c’est plus qu’un chalet, c’est un mode de vie, c’est une
attitude, un état d’esprit qui nous rend différents de ce que nous sommes en
ville, qui nous apaisent, libèrent notre esprit, nous incitent à vivre au grand
air et nous ouvrent les yeux et le cœur sur la nature et ses merveilles. Et il
en va de même pour ceux qui préfèrent vivre à la campagne plutôt que dans
le brouhaha des grandes villes.
Pencil Case

Les moins jeunes se souviendront sans doute des coffres à crayons en bois à
deux étages que nous avions à l’école. Sur le couvercle coulissant du coffre
de mon jeune frère Jean, il y avait le dessin d’un cowboy assis sur son
cheval et faisant tournoyer un lasso au-dessus de sa tête. Et à côté était écrit
en grosses lettres rouges Pencil Case, appellation tout à fait
incompréhensible aux unilingues francophones que nous étions.
Or, un jour, Jean et ses amis s’apprêtaient à jouer aux cowboys derrière
la maison et chacun d’eux adopta le nom d’un des célèbres cowboys de nos
bandes dessinées : Gene Autry, Roy Roger, Hopalong Cassidy, etc. Quand
vint le tour de mon frère d’annoncer son nom de cowboy, il s’écria
fièrement Pencil Case, croyant qu’il s’agissait du nom du cowboy sur son
coffre à crayons. Et c’est ainsi qu’on entendait crier dans la cour des choses
comme « Pencil Case, t’es mort » ou « Pencil Case, ta mère t’appelle ! » ,
et c’est bien plus tard qu’on apprit, incrédules, la vraie signification de
Pencil Case, nom qui colla à mon cowboy de frère pendant encore bien des
années.
Histoire de chars

C’était en 1967. J’étais étudiant à l’université Georgetown, à


Washington  DC. Je vivais en appartement et mon colocataire, Jack, avait
une Chevrolet Corvair, alors que moi je conduisais une Volvo  B18 Sport
(voir photo). Nous étions aussi pauvres que nos voitures étaient vieilles, ce
qui n’est pas peu dire.
Un bon matin, en sortant du stationnement de l’appartement, Jack
s’aperçut que sa voiture n’avait plus de freins. Il réussit heureusement à
l’immobiliser sur la bordure de ciment du trottoir. Pour éviter les frais de
remorquage, on décida alors de tirer sa Corvair jusqu’au garage le plus près
avec ma Volvo. Pour ce faire, on utilisa un gros câble très court (environ un
mètre) pour qu’en freinant, le choc de sa voiture contre la mienne ne soit
pas trop brutal. Il faut dire que le frein de secours de la Corvair était
totalement inutilisable.
Comme c’était l’heure de pointe matinale, on se retrouva bien vite dans
le gros trafic à avancer et arrêter à tous les trois ou quatre mètres, en une
succession de bangs sur nos pauvres pare-chocs, ce qui ne manquait pas de
provoquer chaque fois des sauts et cris de stupeur chez les piétons d’à côté.
Ça nous valut aussi certaines remarques désobligeantes que je n’oserais
répéter ici.
Une fois rendus au garage, on détacha les voitures et on poussa la
Corvair juste devant l’une des grandes portes du garage, là où il n’y avait
pas de voiture. Le type à la réception était très occupé à cette heure-là et il
nota rapidement et un peu distraitement le problème qu’on essayait de bien
lui expliquer. Puis il lança les clés de la Corvair à un mécanicien en lui
criant d’entrer la voiture dans le garage et de vérifier les freins. On n’eut pas
le temps d’attraper le pauvre type avant qu’il ne démarre la voiture et entre
en trombe dans le garage sous nos regards incrédules.
On eut juste le temps d’entendre un gros WOOAWH avant le terrible
vacarme d’une auto frappant un immense cabinet de métal rouge contenant
des tiroirs remplis d’outils, de boulons et autres objets de mécaniciens, et le
poussant dans le mur et la fenêtre derrière lui. Les pièces et morceaux de
vitre volaient dans toutes les directions et la Corvair, dont le moteur était à
l’arrière, se retrouva le capot à la verticale et le nez écrasé dans le mur.
Inutile de vous dire que le pauvre mécanicien, heureusement indemne,
s’extirpa de l’auto piteux, le visage livide, alors que son patron arrivait en
criant « Je t’ai dit que l’auto n’avait pas de freins, espèce d’abruti, regarde
le dégât… » , tout ça ponctué de mots que je n’avais jamais entendus malgré
ma bonne maîtrise de l’anglais.
C’est ainsi que Jack se retrouva avec un devant de voiture neuf, une
nouvelle peinture sur toute la carrosserie et, bien sûr, de nouveaux freins,
tout ça aux frais de la compagnie d’assurances du garage. Par la suite, en
regardant ma pauvre Volvo sur laquelle il y avait plus de rouille que de
peinture, je regrettais presque que ça ne soit pas elle qui ait manqué de
freins.
Ah ces toilettes turques !

C’est en juin 1969 que je suis allé à Paris pour la première fois. L’oncle
d’une amie connue lors de mes études à Washington DC nous avait invités,
elle et moi, le soir même de mon arrivée, à nous joindre à sa femme et lui
pour souper dans un chic restaurant de Saint-Germain-des-Prés. Ce
monsieur était ambassadeur de France à l’époque et il va sans dire que
j’étais passablement impressionné par sa prestance, en plus d’être ébloui par
cette première expérience parisienne.
Durant le repas, je m’excusai pour aller aux toilettes, lesquelles se
trouvaient au sous-sol, à l’autre extrémité du restaurant. Une fois en bas, je
fus accueilli, à ma grande surprise, par une « madame pipi » , à qui j’ai dû
donner un franc de pourboire en échange de deux petits carrés de papier de
toilette roses et un peu cirés ! La toilette était du type « turc » , ce qui était
tout nouveau pour moi. Cela consistait en une espèce de bassin aux rebords
assez bas, dans lequel il y avait deux supports pour les pieds et sur lesquels
on se tenait debout (les hommes) pour uriner. Du réservoir d’eau situé près
du plafond pendait une longue chaîne qu’on tirait pour chasser l’eau,
laquelle sortait alors avec beaucoup de pression il va sans dire.
Or ce que je ne savais pas, c’est qu’avant de tirer la chaîne, il fallait
absolument sortir du bassin et quand je la tirai, je reçus un puissant jet d’eau
horizontal qui mouilla complètement le bas de mon pantalon presque
jusqu’aux genoux. Et ça c’était catastrophique parce que je portais un
ensemble safari en polyester beige très pâle qui, lorsqu’il était mouillé,
devenait brun foncé, tout luisant et collant aux jambes comme une pellicule
de plastique.
Et c’est là, mes amis, que s’est écroulée la vision idyllique que je m’étais
faite de mon premier voyage à Paris, alors que ma grande priorité, en cette
ville lumière, n’était plus de voir la cathédrale Notre-Dame, mais bien de
finir la soirée caché dans une toilette après avoir payé madame pipi pour
qu’elle dise à qui viendrait lui demander où j’étais passé qu’elle n’avait
jamais vu qui que ce soit correspondant à ma description.
Mais le bon sens finit par prendre le dessus et, pilant sur mon orgueil, je
décidai de faire face à la musique malgré mon extrême embarras, ce que le
regard stupéfait de madame pipi ne fit rien pour arranger. « Mon Dieu,
s’écria-t-elle, mais il fallait sortir avant de tirer la chaîne ! » « Oui,
Madame, que je lui répondis, mais chez nous, on n’est pas obligé
d’embarquer dans la toilette pour pisser et puis on ne se fait pas arroser par
un tuyau de pompier quand on tire la chaîne. » Et je gravis l’escalier
comme un condamné allant à l’échafaud.
Je traversai ensuite le restaurant, tout le restaurant, dégoulinant, fixant
droit devant moi, la face aussi rouge que ma culotte était brune et ignorant
les chuchotements et les rires étouffés qui m’accompagnaient au passage
alors que les regards des clients étaient inévitablement attirés par les
gargouillis que faisaient à chaque pas mes souliers sur le plancher de
céramique. Quelques bonnes claques se sont perdues durant cet
interminable trajet.
Mais le pire, c’était de faire face à mes trois convives, lesquels
m’accueillirent avec des airs incrédules, des sourires gênés et quelques
paroles qui se voulaient réconfortantes. « Ah, je vois que vous n’êtes pas
familier avec les toilettes turques » , me dit l’ambassadeur avec un sourire
bienveillant. « J’aurais dû vous prévenir ! » , ajouta-t-il. Moi j’avais envie
de l’envoyer là d’où je venais de sortir avec une expression bien de chez
nous !
Finalement, le bon vin et la bonne chère aidant, tout rentra dans l’ordre
et on finit par rire de bon cœur de cette mésaventure. Et quelques années
plus tard, l’oncle de mon amie fut nommé ambassadeur à Ottawa. Nous
reprîmes contact et sommes demeurés amis jusqu’à sa mort, il y a quelques
années, à l’âge de 95 ans.
Saute, saute !

Pour aider à payer mes études, j’ai passé plusieurs étés, au début des
années 60, dans les chantiers de la CIP (Canadian International Paper) où,
selon la demande, je dravais, bûchais, cordais ou charroyais du bois. Il
m’est aussi arrivé, à cause d’une quelconque blessure, de devoir peler des
patates et laver de la vaisselle, ce que je détestais d’ailleurs encore plus que
les mouches noires.
Si ma mémoire est bonne, l’histoire suivante s’est passée durant
l’été 1962, au dépôt de l’Esturgeon de la CIP, près du lac Baskatong, alors
que j’étais helper pour un camionneur dont j’ai malheureusement oublié le
nom (appelons-le Jos aux fins de cette histoire). Mon travail consistait alors
à aider ce dernier à charger de la pitoune de quatre pieds sur son camion, à
l’emmener sur un pont et à jeter le bois dans la rivière qui passait dessous.
Tout se faisait à bras, sans l’aide d’un chargeur mécanique. Pour charger,
Jos se tenait sur le camion et moi, à l’aide d’un crochet de métal, je lui
passais les pitounes, lesquelles il attrapait avec son crochet et cordait
comme il faut sur la plateforme. Et comme il n’y avait pas de fils
électriques ni de règlements sur la hauteur maximale, on empilait le bois
aussi haut que possible puisque le chargement était payé au poids tel
qu’évalué par une balance sur laquelle on devait passer avant d’aller
décharger.
Or, lorsque le terrain était très boueux, les camionneurs relevaient
parfois ce qu’ils appelaient le donkey (l’essieu porteur), ces roues
supplémentaires situées derrière les roues motrices et servant à aider,
lorsqu’elles étaient abaissées, à supporter la charge. Le problème, c’est que
les roues motrices calaient souvent dans la boue et finissaient par tourner
dans le vide parce que le donkey, qui supportait alors la charge, leur enlevait
toute traction (on appelait ça « se jacker sur le donkey » ).
Toujours est-il qu’un soir, une fois le camion bien (trop) chargé, et le
donkey relevé, on prit la route du pont pour le dernier voyage de la journée
(on faisait souvent un voyage après souper). Après être passé sur la balance,
on arriva dans une grande côte assez à pic sur la route du pont. Celle-ci,
après tous les voyages de la journée, était couverte de « planche à laver » et
peu après avoir commencé à monter la côte, le camion se mit à se cabrer et,
à chaque saccade des roues arrière, le devant du camion se soulevait
presque de terre dû à l’absence du donkey pour supporter l’arrière. Et tout à
coup, on sentit le devant du camion quitter le sol, menaçant de basculer vers
l’arrière ou de se renverser sur le côté.
Jos, craignant qu’on soit écrasés si le camion basculait complètement,
me cria alors « Saute, saute ! » alors qu’il relâchait la pédale d’accélérateur,
pesait sur la pédale de débrayage et laissait le camion reculer un peu avant
de mettre le frein. À notre grand soulagement, le camion se stabilisa et
s’immobilisa dans la côte. Quant à moi, rivé que j’étais à mon siège, l’idée
de sauter ne me traversa même pas l’esprit.
Mais alors que faire ? Après avoir enlevé sa casquette, s’être bien gratté
la tête et s’être allumé une cigarette, Jos dit simplement, l’air résigné : « On
décharge. » « Tout le camion ? » , que je lui dis. « Tout ce qu’il faudra » ,
répondit-il. On monta alors sur le voyage et après avoir jeté dans le fossé la
moitié du chargement, Jos dit : « OK, on s’essaye avec ça. » Et cette fois,
le camion réussit à décoller très lentement et à se rendre en haut de la côte.
Au retour, Jos me dit : « Demain, on baisse le donkey pis on va chercher le
reste du voyage. »
Quand on arriva au camp, exténués il va sans dire, il faisait noir et, avant
même d’aller se laver, on passa à la salle à manger où le cook avait laissé
sur la table, comme d’habitude, un beau plateau rempli de gros beignes bien
frais et de belles pointes de tarte au sucre. Et le lendemain, après avoir
abaissé le donkey, on retourna chercher le reste du voyage. Après l’avoir
déchargé et en allant chercher d’autre bois, Jos dit simplement : « On va
charger un peu moins fort. »
Un grand-père Lacordaire

Lors d’une soirée du Cercle Lacordaire (société de tempérance), à


Maniwaki, mon oncle Armand, le président, avait invité mon grand-père
Télesphore pour l’interviewer devant l’assistance composée de bien des
jeunes gens pour qui ces soirées, souvent amusantes, étaient tout un
événement.
Mon oncle avait invité mon grand-père, en grande partie parce que ce
dernier, déjà très vieux et pratiquant toujours son métier de barbier, ne
prenait aucun alcool. Voici un extrait de cette entrevue :
— Monsieur Calvé, comment expliquez-vous qu’à votre grand âge, vous
soyez encore aussi en forme au point que vous exercez toujours votre
métier de barbier ?
—  Eh ben, j’ai toujours travaillé fort, j’ai jamais pris de vacances, j’ai
beaucoup marché, surtout autour de ma chaise (ajouta-t-il sourire en coin),
et pis j’ai jamais pris une goutte de boisson.
— Eh bien, Monsieur Calvé, je vous félicite de tout cœur. Vous êtes un
modèle pour tous ces jeunes qui vous regardent, qui vous admirent et qui
voient bien que l’abstinence est un des grands secrets de la longévité et de
la bonne santé. Mais parlez-nous un peu de vous, avez-vous encore de la
famille ?
— Oui, justement mon frère Félix est en visite à la maison ces jours-ci.
— Est-il plus jeune que vous ?
— Non, il est pas mal plus vieux, il a 92 ans !
— Wow ! Est-il aussi en forme que vous ?
— Encore plus, il est droit comme un chêne pis fort comme un bœuf.
— Mais pourquoi ne pas l’avoir emmené ce soir ?
— Y’était trop saoul !

N.B. : La fin de cette histoire a été inventée par mon blagueur de père, lui
qui ne souffrait ni de tempérance ni d’absence d’humour.
Un grand-père Noël

C’était la veille de Noël, la shop de barbier de mon grand-père, à Maniwaki,


était pleine à craquer de gars qui arrivaient des chantiers et qui venaient se
faire couper les cheveux en sortant de la taverne de l’hôtel Martineau. Un
de ces types, passablement éméché et aux cheveux très longs, s’endormit
pendant la coupe et quand mon grand-père le secoua pour qu’il se lève la
tête, le gars se réveilla en sursaut, arracha le tablier et quitta précipitamment
les lieux alors que seul un côté de sa tête avait été trimé. Le matin de Noël,
vers neuf heures, il vint frapper à la porte de la maison, coiffé d’une grosse
tuque du Canadien, et supplia mon grand-père de lui faire l’autre côté de la
tête, où les cheveux étaient plus longs d’un bon trois pouces, ce que mon
grand-père fit en lui disant que ce serait son cadeau de Noël, même s’il
n’avait pas été bon garçon.
Vite, vite !

Un événement que mon père ne manquait jamais, c’était l’exposition


d’Ottawa, laquelle se tenait chaque année vers la fin août. Un jour, vers le
début des années 50, il décida de nous y emmener, ma mère et les six plus
« vieux » d’entre nous, dans sa bonne vieille Meteor vert pâle 1950.
À ce moment-là, la route entre Maniwaki et Ottawa n’était asphaltée
qu’à partir de Wakefield. Jusque-là, c’était la poussière et la planche à laver,
de quoi démantibuler une voiture et donner à tout bout de champ
d’irrépressibles besoins de se vider la vessie aux passagers.
Toujours est-il que, peu avant d’arriver à Wakefield, mon père céda enfin
aux supplications de ses six marmots, quitta la route et s’engagea dans un
petit chemin menant à une vieille maison délabrée qu’on pouvait apercevoir
un peu plus loin. Il arrêta alors la voiture et nous envoya, les gars d’un bord
et les filles de l’autre, faire nos petits besoins dans le bois.
Or l’habitant de la maison, un vieux monsieur pas très commode, sortit
soudain de chez lui et se mit à nous crier de décamper. Et comme on ne le
faisait pas assez vite à son goût, il entra dans la maison et en ressortit
aussitôt un gros fusil de chasse à la main et se mit à tirer en l’air à répétition
en nous criant des imprécations. Inutile de vous dire que le vacarme nous
coupa vite le sifflet et qu’on revint en panique à la voiture, les filles sautant
à pieds joints, les culottes aux chevilles et les gars courant comme des
lapins, ne prenant même pas la peine de tout remettre en place... Et puis,
tout ce beau monde s’engouffra à qui mieux mieux, tête première dans la
voiture alors que se poursuivait la pétarade. « Vite vite ! » criait ma mère
pendant que mon père, la tête par la fenêtre, reculait la voiture en criant
« Y’est fou, le vieux sacrélége ! »
Une fois à l’expo, pas besoin de vous dire que les tours de carrousel et
de grande roue faisaient pâle figure après de telles émotions. Quant aux
manèges plus épeurants, même si on y faisait pipi dans nos culottes, ça ne
changeait pas grand-chose parce que le mal était déjà fait.
C’est long l’éternité
(surtout vers la fin)

Les moins jeunes se souviendront des premiers vendredis du mois alors que
nous étions à la « petite école » . C’était le jour où on se rendait à l’église, à
pied et bien en rangs, pour se confesser. Comme je plains ces pauvres
prêtres qui devaient passer la journée dans leur cagibi à entendre les « gros
péchés » de ces pauvres innocents ! Moi je me souviens d’avoir été surpris
et vexé quand j’ai entendu le prêtre pouffer de rire quand, à court de péchés,
je m’accusai d’avoir cassé un œuf dans la poêle (j’avais voulu imiter ma
mère et elle n’était pas contente quand j’ai effoiré l’œuf dans la grosse
poêle de fonte pas beurrée).
En tout cas, voici l’histoire d’un petit gars qui s’était confessé d’avoir
volé une douzaine de crayons. En entendant ça, le prêtre, horrifié par ce
crime, se mit à lui faire un sermon en chuchotant d’une voix menaçante :
— C’est très grave ce que tu as fait là, mon garçon. Tu commences par
voler des crayons, puis un jour, tu te mettras à voler de l’argent et un jour
peut-être même à tuer pour t’emparer de ce qui ne t’appartient pas ! Et
alors, tu vas aller en enfer et brûler pour l’éternité. Et l’éternité ne finit
jamais, jamais. Sais-tu combien c’est long, l’éternité ?
— Non, lui répondit le garçon, un tremblement dans la voix.
—  Eh bien, imagine-toi un petit oiseau qui vient, tous les mille ans,
frotter le bout de son aile sur une grosse montagne de diamant. Eh bien,
quand la montagne sera tout usée, l’éternité ne fera que commencer et toi tu
brûleras toujours en enfer dans de terribles souffrances. Alors, réponds-moi,
mon garçon, vas-tu en voler d’autres crayons ?
— Oh non, mon Père !
— Et pourquoi ?
— J’en ai assez.
Mon arbre

Depuis une cinquantaine d’années, j’aime parcourir à bicyclette l’immense


parc de la Gatineau, situé près de chez moi. Un de mes sentiers préférés
conduit, après une longue montée, au croisement d’un autre sentier menant
au lac Pink. Au milieu du croisement se trouve un immense érable sous
lequel j’arrête souvent pour me reposer ou simplement pour m’imprégner
de sa beauté, de sa majesté. Je l’appelle « mon arbre » . Je ne sais pas trop
pourquoi, mais c’est là que je retrouve mon grand-père, que je lui parle, leur
parle en fait, me disant qu’ils ont à peu de chose près le même âge. Ça
m’émeut, ça me fait du bien. Je vois dans cet arbre, toujours vivant, la
continuité, le prolongement de mon grand-père, comme s’il vivait toujours
avec lui, en lui. J’y redeviens un peu pieux, avec cette nostalgie qu’on peut
avoir quand on a passé sa jeunesse à prier, à se recueillir, activités qui ont
tant perdu de leur actualité dans notre monde d’aujourd’hui et qui pourtant
jouaient un rôle si important pour nous apporter un peu de paix dans le
brouhaha, les problèmes de la vie quotidienne.
Depuis que je suis déménagé à Aylmer, passablement plus éloigné de
mon arbre que ma résidence précédente, je vais moins souvent le voir, ce
qui est bien dommage parce qu’avant, je le suivais dans ses changements de
couleurs selon les saisons et en particulier à l’automne alors qu’il devenait
d’une flamboyance à couper le souffle. Or la dernière fois que j’y suis allé,
j’ai eu le choc de voir que la foudre lui avait arraché une partie de son tronc,
qu’un grand vide s’était fait dans son feuillage et que des branches mortes
gisaient sous son flanc. Et là, c’est moi qui ai senti, à l’aube de mes 78 ans,
que je vieillissais avec lui. J’étais bien peiné de le voir ainsi, mais je
m’accrochai au fait qu’il restait bien debout, qu’une grande partie de lui-
même était encore bien vivante et qu’il relevait toujours fièrement la tête, sa
belle crinière dorée frémissante, bravant toujours les éléments et ignorant
superbement les blessures à ses flancs et à ses membres.
Pendant longtemps, je me sentais comme étant son petit-fils, tout comme
je l’étais de mon grand-père. Mais maintenant, je le vois comme mon frère,
et je veux comme lui, malgré les blessures que m’a laissées la vie, continuer
fièrement mon chemin la tête haute, en me disant qu’il serait fier de moi
jusqu’à la fin, jusqu’à ce que la tempête ou la foudre m’enlève mon dernier
souffle. Merci, mon frère.
La soirée des dames

Une fois par année, durant l’été, une dame dont le chalet familial était situé
pas très loin du nôtre invitait une dizaine de Dames fermières à passer une
soirée chez elle. Durant cette soirée, elle nous défendait strictement
d’utiliser leur plage, la plus belle du voisinage, sous le prétexte absurde que
nous étions trop bruyants.
En prévision de cette soirée, mon ami Gilbert et moi, durant la journée,
avions ramassé des grenouilles, des crapauds, des écrevisses et quelques
couleuvres que nous avions mis dans une poche de patates en attendant le
moment propice. Puis, la noirceur venue, on grimpa dans la longue échelle
appuyée par des maçons sur la grosse cheminée de pierre derrière le chalet
et on vida notre sac dans la cheminée, ce qui répandit aussitôt notre
ménagerie dans le foyer plus bas. Nous courûmes ensuite nous cacher
derrière le talus donnant sur la plage.
Au bout de quelques longues minutes, un cri strident perça le silence,
suivi aussitôt par d’autres encore plus terrifiants, alors que la porte-
moustiquaire de l’entrée s’ouvrit avec fracas et que trois ou quatre de ces
dignes dames essayaient de sortir en même temps, poussées par les autres
qui criaient en se bousculant. Le problème, c’est que l’escalier du balcon
menant au sol n’était pas devant mais à angle droit avec le balcon, ce qui fit
que la première qui réussit à sortir fonça droit devant et, poussée par les
autres, passa par-dessus le garde-fou et s’étala de tout son long dans la
plate-bande un peu plus bas (sans se blesser, heureusement).
Inutile de dire que nous n’avons pas demandé notre reste et que nous
avons déguerpi sur le sentier menant au village, pour en revenir
nonchalamment pas mal plus tard, un sac de bonbons à la main, prêts à
utiliser cet alibi en cas d’interrogatoire devant identifier les auteurs du délit
dont nous étions évidemment les premiers suspects.
Mon yoyo

La grosse mode pendant un certain temps, quand j’étais à l’école primaire à


Maniwaki, c’était le yoyo. Tout le monde en avait un et nos professeurs
avaient même toutes les misères du monde à nous empêcher d’en jouer sous
nos pupitres pendant les classes. Dans mon cas, j’en jouais tout le temps,
même un certain matin dans la sacristie de l’église, alors qu’en tant
qu’enfant de chœur, je devais plutôt aider un prêtre à revêtir ses vêtements
sacerdotaux avant la messe.
Voyant cela et à bout de patience, le bon père, déjà assez bourru de
nature, saisit en plein vol mon yoyo, me l’enleva de la main d’un coup sec,
le fourra dans sa poche et me poussa brusquement devant lui dans le chœur
où il devait célébrer sa messe. Mais ce qu’il ne savait sans doute pas, c’est
que mon yoyo était attaché à mon doigt par un nœud coulant de sorte que
quand il me l’arracha du doigt, il me l’écorcha presque jusqu’au sang.
Cela me fit évidemment très mal, mais ce qui m’enragea le plus, c’est
que je savais qu’il ne s’était pas rendu compte du mal qu’il m’avait fait. Je
décidai de le lui faire payer tout au long de la cérémonie. C’est ainsi qu’au
tout début de la messe, au lieu de répondre à voix haute et en latin (je ne
comprenais rien à ce que je disais de toute façon) à chacune de ses
répliques, je marmonnais n’importe quoi d’une voix à peine audible, ce qui
me valut quelques regards assassins de sa part, lui qui ne pouvait rien me
dire devant l’assistance.
Or, rendu au lavabo, alors que je devais lui apporter les burettes
contenant de l’eau et du vin, je restai à genoux au pied de l’autel, la tête
baissée et feignant d’oublier cette tâche. Après plusieurs secondes d’attente,
le célébrant se tourna vers moi et me lança d’une voix ferme « Mon eau ! » ,
ce à quoi je répondis spontanément sur le même ton « Mon yoyo ! » . Le
regrettant aussitôt, je courus lui chercher les burettes, mais le mal était fait
et je savais que j’en paierais le prix après la messe.
Et j’avais bien raison parce qu’une fois de retour dans la sacristie, il
m’annonça qu’il me confisquait pour de bon mon yoyo et que je ne
recevrais pas à la fin de la semaine les soixante cents habituels (dix cents
par messe) pour mes services.
Arrivé à la maison et décidé à prévenir les coups parce que je savais que
mes parents apprendraient ce qui s’était passé de toute façon, je montrai
mon doigt écorché à mère et lui racontai, les larmes aux yeux, le calvaire
que je venais de vivre. Ma mère, habituellement si douce, mais intraitable
lorsqu’il s’agissait de devoirs religieux, me dit simplement que je devrais en
tirer une bonne leçon. Mais mon cher grand-père, voyant mon désarroi, me
glissa dans la main, quelques jours plus tard alors que je partais pour
l’école, un yoyo tout neuf en me faisant promettre de ne pas en jouer à la
maison avant un bon bout de temps. Et ce yoyo, croyez-le ou non, je l’ai
encore et je le garde précieusement en souvenir de ce saint homme.
Un moment émouvant

Mon père, Jean-Paul Calvé, a passé une partie de la guerre  1939-1945 à


Halifax où il poursuivait son entraînement en tant qu’officier d’infanterie. Il
en est revenu en 1945, après la fin de la guerre. Il a d’ailleurs eu la chance
de ne jamais y participer directement puisque le bateau sur lequel il devait
s’embarquer est parti pour l’Angleterre alors qu’il était en congé à
Maniwaki suite à la naissance de mes sœurs, les jumelles Claire et Louise
(qui lui ont peut-être ainsi sauvé la vie).
Il disait souvent qu’il aimerait bien retourner à Halifax un jour, lui qui
gardait de cette ville, comme d’ailleurs de tout son séjour dans l’armée, un
souvenir impérissable.
En juin 1991, alors qu’il avait 77 ans, je décide donc de l’aider à réaliser
son vieux rêve et nous partons en voiture, lui, ma mère et moi, pour un
voyage de deux semaines dans les Maritimes.
Une fois à Halifax, et après avoir fait le tour de la ville et visité entre
autres le vieil hôtel Nelson où il avait passé de bons moments avec ses amis
officiers, on se rend comme prévu au mess des officiers pour s’informer de
l’endroit où se trouvait le baraquement militaire surnommé « Cornfield
Barracks » où était stationné son régiment pendant la guerre. Une fois
rendus, je stationne la voiture juste devant le mess et j’entre seul dans
l’établissement pour commencer à m’informer. Un jeune officier à qui je
demande comment je pourrais trouver cette information me dit qu’il
demanderait à un vieil officier qui était sur place. Celui-ci vient à ma
rencontre, accompagné de plusieurs autres officiers intrigués par la question
et me dit qu’il ne savait pas où s’était trouvé le campement en question,
mais que s’il pouvait parler à mon père, il arriverait peut-être, à l’aide de
quelques indices que ce dernier lui fournirait, à trouver l’endroit recherché.
Quand je lui réponds que mon père était dans la voiture juste devant le
mess et que c’était la première fois qu’il revenait à Halifax depuis 1945, le
vieil officier appelle alors la douzaine de collègues, tous en uniformes, qui
étaient sur place, leur dit de mettre leur képi et de le suivre. Une fois à côté
de la voiture, il leur ordonne de se placer en rang le long du trottoir et de se
mettre à l’attention. Et alors que lui et tous les officiers font solennellement
le salut militaire, il dit d’une voix forte en regardant mon père : “Welcome
back, Sir!” Celui-ci, visiblement ému, releva bien haut la tête, regarda les
hommes et, saluant à son tour, leur dit simplement : “At ease, Gentlemen.”
(« Repos, Messieurs. » )
Je dois dire ici que ce fut là pour moi un des moments les plus
émouvants de ma vie parce que je savais qu’il en était de même pour mon
père pour qui cette expérience et les marques de respect qu’on venait de lui
exprimer ranimaient le souvenir d’une période de sa vie dont il conservait
une grande nostalgie.
Malgré la longue et très fraternelle discussion qui s’ensuivit avec les
officiers, on ne réussit jamais à trouver l’endroit exact où s’étaient trouvées
les fameuses baraques, mais mon père ne s’en formalisa pas trop, lui qui ne
cessa de répéter pendant le retour à quel point cette touchante expérience lui
avait permis de faire l’un des plus beaux voyages de sa vie. Ce fut aussi son
dernier voyage puisqu’il est mort un an plus tard, le 22 juillet 1992.
Crêpes au sirop d’érable

Quand j’étais étudiant à Washington, j’ai habité pendant quelques années


dans un appartement où vivaient surtout des étudiants à cause de sa
proximité avec l’université, mais aussi, et peut-être surtout, parce que le
loyer était plus que raisonnable. C’est que notre édifice était situé tout près
de la rivière Potomac et que les avions décollant de l’aéroport National, à
moins d’un kilomètre de là, passaient dans un terrible vacarme à très basse
altitude et avec une très grande fréquence juste au-dessus de la rivière.
Plusieurs de ces étudiants venaient aussi de différents pays et très peu
d’entre eux avaient donc entendu parler de sirop d’érable. Or, à l’approche
de Pâques, une bonne année, je dis à une dizaine d’entre eux réunis chez
nous pour une soirée que je ramènerais du sirop d’érable de Maniwaki, où
j’allais passer les vacances, et que nous leur en ferions goûter, mon
colocataire Jack et moi, avec nos fameuses crêpes Aunt Jemima lors d’un
brunch du dimanche matin.
À Maniwaki, j’avais un oncle cultivateur qui avait justement une
érablière et, pendant une partie de sucre familiale, je lui achetai deux
bouteilles de sirop vendu dans des bouteilles de 40 onces de gin. En vue de
mon retour à Washington, très exceptionnellement en avion grâce à un
cadeau de ma mère, je plaçai l’une des bouteilles bien emmitouflée dans
une grande serviette dans ma valise de toile et je mis l’autre dans le sac que
j’apportais avec moi dans l’avion.
Une fois rendu à l’aéroport, je me rendis au carrousel pour récupérer ma
valise, mais en m’en approchant, j’entendis des exclamations “What is
that?” venant de certains passagers. J’en compris vite la raison quand je les
vis se décoller les mains de leurs poignées de valise et que je sentis avec
horreur l’odeur familière du sirop d’érable. J’attendis donc, bien en retrait,
que tout le monde soit parti et je saisis en vitesse la seule valise qui restait
sur le carrousel, la mienne évidemment, tout imbibée du précieux sirop.
Quand je vis mon copain Jack qui m’attendait à la sortie, je lui criai d’aller
vite ouvrir le coffre de sa voiture et d’y mettre au fond n’importe quoi pour
le protéger.
Laver et nettoyer le dégât ne fut pas une mince affaire, mais j’avais au
moins la consolation d’avoir une autre bouteille afin de respecter ma
promesse. Le dimanche suivant donc, Jack et moi, en attendant nos invités,
préparons une grande quantité de crêpes et, une fois tout le monde arrivé,
nous les prions de prendre place à table, serrés comme des sardines.
Les crêpes étant servies, je sors cérémonieusement la précieuse bouteille
et, après leur avoir raconté ma mésaventure de l’aéroport, ce qui les fait
bien rire, je m’emploie à dévisser le bouchon. Mais j’ai beau forcer tant que
je peux, impossible de le décoller. Un des invités, un colosse jordanien du
nom de Aminh, m’arrache alors la bouteille des mains et essaye à son tour
de dévisser le bouchon. Rien à faire. Il retourne alors la bouteille, se penche
et se met à frapper le bouchon à petits coups secs sur le plancher. Et tout
d’un coup, CLAC ! , le goulot casse et le précieux sirop se vide d’un coup
sur notre beau prélart Cushion floor pure imitation de céramique italienne.
Un silence de mort s’installe alors dans la pièce jusqu’à ce qu’Aminh, le
coupable, saisisse une crêpe de la main, la trempe dans le sirop et, après
l’avoir nettoyée de quelques pichenettes, se la fourre dans la bouche et la
mange d’une seule traite. Après un gros « hum » de satisfaction, il s’écrie,
attrapant une autre crêpe, “What are you waiting for?”.
Tous se précipitent alors, une crêpe à la main, à genoux sur le plancher,
trempent leur crêpe dans le sirop puis, après l’avoir inspectée
minutieusement, la mangent goulûment. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne
reste plus rien dans les assiettes. J’étais terrorisé à l’idée que quelqu’un
puisse se blesser aux mains ou pire, à la bouche, mais tout se passa sans
problème, la bouteille s’étant cassée en deux solides morceaux sans faire
(trop ? ) de miettes.
Et voilà, mes amis, comment nos invités découvrirent l’extraordinaire
saveur de notre sirop d’érable, mêlée d’un soupçon de poussière du
plancher, lequel avait heureusement été lavé tout au plus un mois
auparavant.
Ma mère avec nous sept (je suis debout à sa droite)

Vivement Noël !
Noël évoque chez moi de merveilleux souvenirs d’enfance, à Maniwaki,
alors que ma mère savait si bien créer et entretenir chez nous la joie et la
magie de Noël. Mais je garde aussi un souvenir très vif de mon premier
Noël du temps où j’étais pensionnaire chez les pères Oblat, au Juniorat du
Sacré-Cœur, à Ottawa. Durant le premier trimestre, la seule fois où j’ai vu
ma famille, c’est quand mes parents sont venus me voir au pensionnat, à la
fin septembre 1955, pour fêter avec moi mes 13 ans. Vous ne pouvez vous
imaginer à quel point j’avais ensuite hâte aux vacances de Noël pour
retourner chez nous et retrouver ma famille, incluant mes parents, mon
grand-père, mes six frères et sœurs et mon chien Ti-Loup.
Pendant les semaines précédant Noël, je comptais non seulement les
jours, mais les heures avant ce jour béni du grand départ, environ une
semaine avant Noël. Puis ce jour enfin venu, ce fut l’interminable voyage
en train à partir de la gare Union, rue Rideau, à Ottawa, où je m’étais rendu
à pied en traînant ma valise. Le voyage de 135 km dans ce « tortillard » à
vapeur3 durait souvent plus de quatre heures, selon le nombre d’arrêts en
cours de route. Les anglophones appelaient d’ailleurs ce train le push and
pull à cause de l’incessant freinage qui poussait les wagons les uns contre
les autres aux arrêts, pour les « étirer » à nouveau à chaque départ avant de
freiner encore quelques kilomètres plus loin.
En écrivant ceci, j’entends encore dans mes souvenirs le chef de train
qui faisait l’aller-retour d’un wagon à l’autre en annonçant chaque arrêt,
certains réguliers, d’autres selon la présence de passagers qui voulaient
descendre ou qui attendaient à des endroits désignés (appelés les flag
stations) le long de la voie. « Prochain arrêt, next stop : Hull ; prochain
arrêt, next stop : Ironsides » et ainsi de suite, disait le conducteur, pour
Chelsea, Tenaga, Kirk’s Ferry, Larrimac, Farm Point, Wakefield, Alcove,
Farrelton, Brennan’s Hill, Low, Venosta, Aylwin, Kazabazua, Gracefield,
Blue Sea, Bouchette, Messines et Maniwaki.
Et ce n’est que tard en après-midi que j’arrivai enfin à la maison où
m’attendait fébrilement toute la famille, incluant mon chien Ti-Loup qui,
fou de joie, tournait sur lui-même en arrosant le plancher, incapable de se
retenir devant tant d’émotions. Et c’était alors les embrassades, les
exclamations : « Mais t’as bien grandi ! Tes culottes sont trop courtes ! »
« Aimes-tu ça au Juniorat ? » « Attends de voir l’arbre de Noël… ! » Et
moi, rayonnant de bonheur, je regardais la cuisine, où nous étions tous, et je
la trouvais incroyablement petite après les immenses pièces, cafétéria,
dortoir, chapelle, salles d’étude, de jeu… où j’avais vécu pendant plus de
trois mois.
Puis, après ces deux semaines de célébrations, je retournai au
pensionnat, la mort dans l’âme, le jour même de la fête des Rois. Je dois
dire toutefois que le choix d’aller dans cette institution était totalement le
mien, ainsi d’ailleurs que celui de plusieurs autres gars de Maniwaki, et
qu’après une journée ou deux, ayant retrouvé les amis, les sports, la routine,
on se réconciliait avec cette vie loin des nôtres. Je dois dire aussi que, sur le
plan scolaire, j’y ai acquis une discipline de travail et une formation
dispensée par des hommes, Oblats pour la plupart, d’une intégrité et d’un
dévouement absolument remarquables. C’est d’ailleurs grâce à ces quatre
ans de formation que j’ai pu, dès l’année suivante, avant mes études
collégiales, enseigner dans une classe de 6e année à Maniwaki, alors qu’à
17  ans, je n’étais pas beaucoup plus âgé que mes 36 étudiants, tous des
garçons. Et c’est au terme de cette merveilleuse expérience que j’ai décidé
d’adopter la profession d’enseignant, laquelle j’ai exercée avec bonheur
pendant 35 ans.
3. La locomotive à vapeur a cédé sa place au diesel le 1er janvier 1960.
Les culottes à « mononcle »

Nous étions sept enfants à la maison et, comme dans bien des familles, les
vêtements des plus vieux, une fois trop petits pour eux, allaient aux plus
jeunes. Mais dans mon cas, j’étais l’aîné des garçons et j’ai donc hérité, à
mesure que je grandissais, des vêtements de mon père et surtout de mes
oncles qui, pour la plupart, étaient plus grands que mon père et dont les
vieux vêtements convenaient mieux au grand échalas que j’étais devenu dès
l’âge de quinze ans. Sauf que le grand échalas, s’il était presque aussi grand
que ses oncles, était évidemment beaucoup plus mince qu’eux, ce qui créait
certains problèmes d’ajustements à ma mère, aussi bonne couturière fut-
elle.
Toujours est-il qu’avant mon retour au pensionnat, vers l’automne 1957,
ma mère me passa deux beaux complets ayant appartenu à l’un de mes
oncles. Le problème, c’est que les pattes des pantalons étaient tellement
plus larges que mes grandes cannes que, croyez-moi, croyez-moi pas, je
devais faire deux pas pour faire partir les culottes. Et j’avais beau courir
aussi vite que je pouvais, les culottes allaient aussi lentement que si je
marchais, ce qui était très déroutant pour ceux qui me regardaient aller aussi
vite dans des culottes qui bougeaient à peine. Et  quand j’arrêtais, les
culottes faisaient deux ou trois pas de plus, ce qui me donnait l’impression
qu’elles continuaient sans moi.
Quant aux vestons, là encore ma mère ne réussissait pas toujours à les
ajuster à ma taille. Pour la longueur des manches et des pattes, ça pouvait
aller pour un bout de temps (je grandissais à vue d’œil), mais pour la
largeur des épaules, c’était une autre histoire ! Comme j’étais pas mal plus
étroit que mes oncles, ma mère ajoutait des épaulettes à celles déjà
existantes pour éviter que les épaules des vestons ne plient trop vers le bas,
de sorte que j’avais l’air d’une armoire à glace perchée sur une chaise
haute.
Et ce n’est pas tout. Mes oncles et moi n’avions pas la taille à la même
place et je devais remonter les culottes tellement haut sur ma poitrine que
j’avais la braguette en haut du nombril. Je me suis vite aperçu que trop
étirer ses bretelles vers le bas pour corriger l’alignement pouvait avoir de
graves conséquences si on les échappait en pleine action. Mais ça, c’est une
autre histoire.
P.-S. Pour les besoins de la cause, j’ai quelque peu ( ! ) exagéré les imperfections de ces vêtements, ce
qui est la faute de mon frère Jean puisque c’est lui qui m’a mis dans la tête certaines de ces images.
Ma mère était une excellente couturière et jamais je n’ai eu honte de porter les vêtements de mes
oncles (juste un peu gêné à l’occasion).
Conte de fées

Un couple dans la soixantaine rencontre une fée qui offre à chacun la


réalisation d’un souhait.
La dame lui dit qu’elle aimerait faire le tour du monde avec son mari et
elle voit tout de suite apparaître deux billets de première classe sur le Queen
Mary.
Le mari, qui ne voudrait pas laisser passer une pareille chance, lui dit
qu’il aimerait, pour sa part, avoir une femme de 30 ans plus jeune que lui.
La fée agite sa baguette et pouf, il se retrouve à 92 ans !
Morale : hommes ingrats, n’oubliez jamais que les fées sont des
femmes !
Une p’tite vite

Mon père aimait bien raconter cette histoire du vieux monsieur qui était
alité, sans pouvoir se lever, au vieil hôpital de Maniwaki, et qui criait à tout
bout de champ : « Garde, apporte-moi le pot de chambre ! » Un jour,
l’infirmière, à bout de patience, lui dit : « Monsieur, si vous êtes pour crier
comme ça, dites au moins “bassine”. » Et une heure après, on entendit,
dans tout le corridor, une voix qui criait : « Bassine, apporte-moi le pot de
chambre ! »
Une farce de dinde

Quand j’étais jeune, à Maniwaki, il y a de cela bien longtemps, les morts


étaient habituellement exposés dans le salon de la maison où ils avaient
vécu. Ce fut le cas de la dépouille d’une vieille tante, mère d’une dizaine
d’enfants, surtout des filles, dont le cercueil, entouré de cierges et de
nombreuses gerbes de fleurs, était placé près du mur, tout au fond du salon.
Après les prières d’usage, la famille et les visiteurs conversaient à voix
basse ou venaient prier au pied du cercueil. Environ trois quarts d’heure
avant le service funèbre qui devait se dérouler à l’église paroissiale, le
croque-mort, tout de noir vêtu, le regard sombre et la mine patibulaire,
s’approcha lentement du cercueil, regarda sa montre et s’écria, de sa voix
grave et caverneuse : « Y’en a-tu qui veulent la wère avant qu’on farme le
couvert ? »
Cela déclencha dans la pièce un concert de gémissements et de
reniflements pendant que les proches, incluant ma mère, une grande amie de
la défunte, se dépêchaient de s’approcher du cercueil pour faire de
déchirants adieux à celle qui les quittait.
Quelques semaines plus tard, le jour de Noël, toute ma famille, incluant
mon père, ma mère, mon grand-père et les sept enfants, était réunie dans la
maison familiale dans un joyeux brouhaha. Ma mère avait placé l’énorme
dinde du souper dans une grosse rôtissoire et, juste avant de la mettre au
four, elle nous montra fièrement, trônant sur le comptoir de la cuisine, le bel
oiseau qui ferait nos délices. C’est alors que, ne pouvant y résister, je
m’écriai, en imitant le croque-mort : « Y’en a-tu qui veulent la wère avant
qu’a farme le couvert ? » Je sais, je sais, je n’aurais pas dû, et ma pauvre
mère, le visage assombri, me regarda en disant « Ah mon crapaud ! » ,
pendant que les autres, ou bien pouffaient de rire (surtout les gars), ou bien
me disaient d’un ton offusqué : « Ah Pierre, t’es pas fin ! »
Disons qu’il y avait de drôles d’airs autour de la table quand ma mère
sortit la dinde du four, enleva le couvercle et commença à la dépecer. Mais
le fumet qui se dégageait, joint à l’ambiance de fête dans laquelle nous
étions tous, incluant ma mère, eut tôt fait de prendre le dessus et ce petit
épisode fut vite oublié. Sauf que par la suite, chaque Noël ramenait
inévitablement la même question quand maman s’apprêtait à mettre au four
sa fameuse dinde : « Y’en a-tu qui veulent la wère avant qu’a farme le
couvert ? »
Aux soins très intensifs

Roger était un bien bon gars, mais plutôt naïf et qui n’avait vraiment pas
inventé le bouton à quatre trous, comme on dit. Un jour, il se retrouva, après
une crise cardiaque, aux soins intensifs d’un petit hôpital de campagne.
Sur le mur, à côté de son lit, se trouvait une tablette sur laquelle reposait,
entre autres instruments, un écran qui indiquait ses battements cardiaques.
Un peu engourdi par les médicaments et hypnotisé par la série de pics
lumineux qui passaient interminablement à l’écran, Roger étendit lentement
le bras et se mit à tourner le bouton situé au bas de l’écran. Au bout d’un
moment, les pics disparurent subitement de l’écran et furent remplacés par
une simple ligne horizontale accompagnée d’un son alarmant et
ininterrompu.
Aussitôt, deux infirmiers très costauds arrivèrent en trombe dans la
chambre et pendant que l’un se mettait à « pomper » le cœur du patient à lui
en défoncer les côtes, l’autre lui faisait subir des chocs électriques à le faire
sauter hors du lit. Après quelques minutes, les pics lumineux, beaucoup
plus rapides, reprirent leur déroulement à l’écran et les infirmiers, satisfaits,
quittèrent la chambre.
Plus tard, en soirée, un de ses amis vint le visiter. Il le secoua doucement
pour le faire sortir de sa léthargie et lui demanda comment il allait. « Ah, ça
commence à aller un peu mieux » , répondit Roger d’une voix faible. « Mais
tu es bien pâle, lui dit son ami, as-tu fait une rechute ? » « Non, répondit
Roger en soupirant, mais je vais te dire rien qu’une affaire : si jamais tu
viens dans c’t’hôpital-ci, joue pas après la télévision parce que tu vas en
manger une maudite. »
Une banlieue de Pékin en février 1985

La Chine que j’ai connue

En 1985, j’ai fait, avec mon amie de l’époque, un tour du monde d’une
durée de cinq mois, soit du début février à la fin juin. Parmi toutes les
péripéties que nous avons vécues, notre séjour en Chine fut particulièrement
mémorable. Avant le départ, j’avais reçu une invitation de l’Université des
langues étrangères de Pékin à donner un cours d’une semaine à ses
professeurs de français sur les nouvelles approches en enseignement des
langues secondes.
C’était peu après la « Révolution culturelle » , avec ses Gardes rouges et
la terreur qu’ils faisaient régner chez les intellectuels et tous ceux associés à
la bourgeoisie et au modèle capitaliste. La Chine était donc encore très loin
de l’essor de modernisation phénoménal qui s’est produit depuis. À vrai
dire, Pékin ressemblait alors à une ville médiévale comparée à ce qu’elle est
devenue aujourd’hui. S’il y avait beaucoup d’autobus et de bicyclettes,
les  charrettes à bœufs étaient presque aussi nombreuses que les
automobiles. Tout le monde portait la même veste bleue « Mao » et
l’ambiance générale en ce mois de février était triste, froide, et à vrai dire,
très peu invitante.
À l’université, les salles de classe aux planchers et aux murs de ciment
étaient glaciales. Tous portaient des vêtements chauds et, chez mes
étudiants, des gants « sans doigts » pour prendre des notes. Le tableau était
tellement froid que la craie, gelée elle aussi, n’y laissait que des marques à
peine lisibles. Mais ce qu’il y avait d’incroyable, c’est que mes étudiants,
une vingtaine en tout, parlaient un français très acceptable pour des gens qui
n’étaient jamais sortis de Chine et pour qui j’étais le premier vrai
francophone qu’ils rencontraient. Ils avaient eux-mêmes appris le français,
avec une patience inouïe, en écoutant des cassettes enregistrées contenant
des textes littéraires qu’ils apprenaient par cœur et répétaient pendant des
heures. Et ils avaient intérêt à bien apprendre la langue parce qu’ils faisaient
partie d’une élite choisie avec soin et dont certains, les meilleurs d’entre
eux, seraient appelés à faire partie du nouveau corps diplomatique de ce
pays qui commençait à peine à s’ouvrir sur le monde. À cette université, il
s’enseignait d’ailleurs 28 langues étrangères, dont le français était la
deuxième en importance après l’anglais.
Pendant ce séjour, où les cours se donnaient surtout le matin, nous avons
eu droit à de nombreuses visites (la Cité interdite, la Grande Muraille, la
fameuse place Tian’anmen, l’Opéra de Pékin, etc.) avec comme guide
l’excellent et très sympathique M. Han. À ma demande, on me prêta même
une bicyclette (mon amie, grippée, était restée à l’hôtel) pour que je me
rende, seul, au palais d’été des anciens empereurs chinois, situé un peu à
l’extérieur de la ville. J’avais comme seul guide une carte de la ville sur
laquelle M.  Han avait tracé au crayon noir l’itinéraire. Tout étant écrit en
chinois, je devais alors compter les rues, les carrefours, avant chaque
tournant. Après environ une heure et demie de route, j’arrivai donc devant
une haute et très longue clôture de ciment au milieu de laquelle se trouvait
une entrée dont les grilles de métal étaient ouvertes. Étant sûr que j’étais
arrivé à destination, je m’engageai dans ce complexe et roulai dans l’allée
centrale, bordée de longs édifices gris, croyant qu’elle me mènerait au
fameux palais. Mais après une centaine de mètres, je fus rejoint par une
camionnette militaire qui me dépassa et s’arrêta juste devant moi pour me
barrer la route. Des soldats armés étaient assis sur deux bancs à l’arrière de
la camionnette et me regardaient d’un air aussi curieux que sévère. Un
officier sortit alors de l’avant et se mit à m’engueuler en chinois. Voyant ma
carte, il me demanda de la lui montrer, ce que je fis en pointant le cercle
entourant le palais d’été. Après avoir vérifié mon passeport et mon visa, il
me fit signe de faire demi-tour et de les suivre. Je dois dire que j’étais un
peu méfiant parce qu’on m’avait bien dit que les autorités chinoises se
méfiaient toujours passablement des étrangers (heureusement que ce n’est
que plus tard que j’ai appris que j’étais entré par erreur dans un campement
militaire). Mais mes craintes étaient sans fondement et après une quinzaine
de minutes, nous arrivâmes au fameux palais où l’officier et les soldats me
saluèrent en me gratifiant d’un large sourire.
À la fin du séjour, il était prévu que nous retournerions à Hong Kong en
avion, mais quelques jours avant le départ, j’insistai auprès de mes hôtes
pour qu’on nous permette de prendre plutôt le train. À ma grande surprise,
la permission nous fut accordée et au moment de monter à bord du train,
notre guide nous remit même une grosse liasse de billets de banque pour
aider à défrayer nos dépenses jusqu’à Hong Kong durant ce voyage qui
devait durer plus de 40 heures, compte tenu des nombreux arrêts en cours
de route (Hong Kong est situé à environ 2 200 km au sud de Pékin).
Mais c’est ce qui nous permit de voir de près ce magnifique pays qui, il
faut le dire, vivait encore à une époque préindustrielle. Et je pourrais
presque dire la même chose du train dans lequel on voyageait. On nous
avait attribué un minuscule compartiment doté d’une paire de lits
superposés. Nous occupions chacun un lit du bas, mais à tout bout de
champ, même en pleine nuit, des passagers descendaient des lits du haut et
d’autres y montaient, bien souvent en se servant de nos lits comme
marchepieds. Et durant le jour, puisqu’aucun siège n’était disponible dans
les autres wagons, nous devions ou bien nous asseoir sur nos lits sans rien
voir à l’extérieur, ou alors nous asseoir sur des strapontins dans le corridor,
lesquels nous devions relever chaque fois que des passagers voulaient
passer.
Mais le pire, c’était la fumée. Tout le monde, ou presque, fumait de
puantes cigarettes dont la fumée, puisqu’on ne pouvait ouvrir les fenêtres en
ce mois de février, remplissait le haut des wagons au point qu’on devait se
pencher pour voir où on allait. Et je vous laisserai imaginer le spectacle des
nombreux crachoirs et surtout l’unique trou dans le plancher en guise de
toilette, alors qu’il était impossible de viser juste dans ces wagons aussi
chambranlants que des charrettes à bœufs.
Comme il n’y avait pas de service de repas à bord, tout le monde ou bien
apportait sa nourriture, ou bien s’achetait du riz, du poulet ou des œufs
cuits, incluant ces fameux « œufs  noirs » (ou « œufs de cent ans » ) au
« jaune » vert foncé et au « blanc » noirâtre transparent, lesquels
dégageaient une forte odeur de pourriture parce qu’ils avaient été cuits dans
un mélange contenant entre autres du soufre. J’y ai goûté et disons que c’est
un goût qu’il faut, je suppose, acquérir avec grande persévérance…
Comme les temps ont changé, n’est-ce pas, alors que maintenant, ce sont
nos propres trains de passagers qui ont l’air vieillots quand on les compare
aux trains ultra-rapides qui relient les villes chinoises !
Puis on arriva enfin à Canton (Guangzhou), ville beaucoup plus moderne
à l’époque que l’était Pékin, possiblement à cause de sa proximité avec
Hong Kong, située à 130 km plus au sud. Le trajet vers cette dernière ville
prit tout de même beaucoup de temps, surtout à cause des nombreux délais
causés par les extraordinaires mesures de sécurité entourant le passage entre
ces deux pays, alors que de très nombreux Chinois tentaient encore par tous
les moyens de fuir la Chine vers des cieux plus cléments. Hong Kong
regorgeait d’ailleurs de millions de ces « réfugiés » qui avaient réussi à fuir
la Chine de Mao.
Après notre séjour à Hong Kong, nous reprîmes la route pour un autre
quatre mois de fabuleuses aventures qui nous conduisirent dans de
nombreux pays, dont le Japon, Singapour, la Malaisie, l’Inde, l’Égypte, la
Grèce et plusieurs pays d’Europe. Et ce goût des voyages ne s’est jamais
estompé.
D’un Pierre deux coups !

Lors d’une soirée grise, triste et humide de novembre, alors que je vivais à
Washington, je fus pris de nostalgie et je décidai de téléphoner à la maison à
Maniwaki, ce que je ne faisais à peu près jamais parce que ces interurbains
coûtaient trop cher pour le pauvre étudiant que j’étais. Or ce fut mon grand-
père qui répondit, lui qui était déjà très vieux à l’époque et qui ne s’attendait
pas du tout à cet appel :
— Allô !
— Allô, grand-papa, c’est Pierre.
— Qui ?
— Pierre.
— Pierre ! Ah y’est pas ici, pis j’l’attends pas avant Noël.
Et il raccroche ! Ça venait de me coûter 5,00 $ !
Après un moment d’hésitation, je décide de rappeler et c’est encore lui
qui répond.
— Allô !
— Allô grand-papa, c’est moi, Pierre.
— Qui ?
— Pierre !
— Ah Pierre ! Y’a quelqu’un qui vient d’appeler pour toi.
— Je l’sais, c’était moi !
— Toi ! Mais t’aurais pu me l’dire !
Et c’est là que j’ai décidé d’appeler plus souvent.
Tant qu’à y être…

Tant qu’à y être, voici une autre petite anecdote concernant mon grand-père
et le téléphone.
Je me souviens encore de l’installation de notre premier téléphone à
Maniwaki, vers la fin des années 40. Et l’un de nos premiers coups de fil,
c’était au frère de mon grand-père, Félix, qui habitait Saint-Jovite. Mon
père voulait ainsi impressionner son père, tout en lui faisant une belle
surprise. Une fois la communication établie et après que le fils de Félix eut
mis son père sur la ligne, on appela mon grand-père et on lui dit que
quelqu’un voulait lui parler au téléphone. Ce fut un moment vraiment très
émouvant quand les deux frères se reconnurent, sauf qu’ils criaient si fort
que mon père dut dire à mon grand-père qu’il n’avait pas à crier puisque
c’était justement pour éviter ça qu’on avait le téléphone. Mais rien n’y fit et
jusqu’à sa mort, mon grand-père ajustait automatiquement le volume de sa
voix à la distance qu’elle avait à parcourir. Alors, imaginez quand je l’ai
appelé de Washington, des années plus tard ! Tout l’édifice où je vivais
pouvait l’entendre.
Ça aussi, c’est Noël

Il est quatre heures du matin en cette nuit de Noël. La neige tombe tout
doucement comme si elle ne voulait réveiller personne. Dans une vieille
bicoque construite près d’un étang en pleine campagne, un homme se lève,
s’habille bien chaudement, attrape un gros sac à dos bien rempli et sort dans
la nuit noire accompagné de son chien, une belle grosse bête qu’il a trouvée
un jour errant sur la route.
Ils partent alors à pied vers le village, situé à environ quatre kilomètres
de là, le chien marchant devant comme pour ouvrir le chemin recouvert
d’un bon 15 centimètres de neige folle. Arrivés à l’entrée du village, ils se
dirigent immédiatement vers une maison située un peu plus loin dans une
rue transversale. Une fois arrivés, Julien, c’est le nom de notre homme, fait
signe au chien d’attendre sur le trottoir, puis il se dirige rapidement vers
l’entrée de la maison et dépose, appuyé à la porte, le gros sac à dos qu’il
portait. Puis les deux repartent vers chez eux, sachant que la neige effacerait
leurs pas.
Julien était sorti de prison deux mois plus tôt, après y avoir passé 18
mois, condamné pour violence conjugale et divers méfaits commis sous
l’emprise de la drogue et de l’alcool, auxquels il était devenu dépendant. En
prison, il s’était forcément désintoxiqué, avait suivi une sérieuse thérapie et
avait été libéré avec de sévères conditions, dont celle de ne pas s’approcher
ni tenter de contacter de quelque façon que ce soit sa femme ou ses trois
enfants qui vivaient avec elle.
Il s’était alors installé dans cette vieille bicoque ayant appartenu à sa
famille et dont il avait hérité des années auparavant. C’était vraiment tout ce
qui lui restait. Sa camionnette avait été saisie pour défaut de paiement et il
vivait de presque rien, aidé quelque peu par son frère qui habitait Montréal
et qui était la seule personne de qui il était encore proche, ayant perdu tous
ses amis en même temps que son travail.
En sortant de prison, il s’était juré de ne plus jamais toucher à une goutte
d’alcool et aux drogues qui l’avaient ruiné. Au moins une fois par semaine,
il avait une longue conversation avec le travailleur social de la prison, pour
qui il avait un énorme respect, et qui continuait de l’encourager dans sa
nouvelle vie. Excellent ébéniste de métier, il s’était mis à produire de petites
sculptures de bois qu’il espérait vendre au village. Et ce sont de telles
sculptures qu’il avait préparées pour sa femme et ses enfants et qu’il était
allé leur porter dans son sac à dos en cette nuit de Noël.
Une fois chez lui, il fit un bon feu dans la cheminée et passa le reste de la
journée à travailler à une grosse sculpture dans un tronc d’arbre qu’il avait
transporté dans son atelier, une ancienne remise qu’il avait isolée du mieux
qu’il pouvait et équipée d’un petit poêle à bois qu’on y avait remisé.
Vers la fin de l’après-midi, alors qu’il s’apprêtait à déposer un gros
quartier d’érable dans le foyer, son chien, couché près de la porte d’entrée,
poussa un bref grognement, puis Julien entendit quelques légers coups
frappés à sa porte. Très intrigué, un peu inquiet même, il entrebâilla la porte
et vit, tout emmitouflés dans leurs parkas et leurs capuchons, sa femme et
ses trois enfants qui le regardaient en souriant.
« Joyeux Noël, papa » , dirent-ils en chœur. « Joyeux Noël, Julien » , lui
dit sa femme, en lui touchant le bras. Totalement assommé de surprise,
Julien les regarda un long moment, puis incapable de retenir autant
d’émotion, il fondit en larmes et les enserra tour à tour dans ses bras en
balbutiant : « C’est pas vrai, c’est pas vrai, pas vous autres ! Ah que je me
suis ennuyé de vous voir ! Entrez, entrez, c’est le plus beau cadeau de Noël
de ma vie. » Et c’est à travers les larmes que tous parlaient en même temps
en le remerciant pour leurs cadeaux.
Puis, après quelques minutes, sa femme lui dit : « On peut pas rester
plus longtemps, on est attendus chez maman, et puis, comme tu sais, on
n’est pas supposés se voir. » « Mais j’aurais tant de temps à rattraper, tant
de choses à vous dire, à vous demander ! Mais je comprends et vous venez
de me donner tout le courage de continuer, et de vous mériter. Merci, merci
et Joyeux Noël. »
Le procès

Dans une petite ville de province s’amorçait le procès d’un homme accusé
d’avoir fraudé la municipalité. Le premier témoin à se présenter à la barre
était une vieille dame originaire de l’endroit. L’avocat de la poursuite, pour
la mettre plus à l’aise, s’adresse alors à elle :
—  Madame Laframboise, puisque vous êtes née ici, vous devez
connaître pas mal tout le monde dans la municipalité.
— Oui, oui, je connais pas mal de monde en effet.
— Et moi, Madame, est-ce que vous me connaissez ?
— Si je te connais ! T’es un vaurien, tu bois comme un trou, tu trompes
ta femme, tu t’occupes pas de tes enfants...
Devant les rires fusant de la salle d’audience, pleine à craquer, l’huissier
réclame à grands cris le silence, et l’avocat, rouge comme une pivoine,
poursuit :
— Bon, bon, Madame, ça suffit. Et mon collègue d’en face, l’avocat de
la défense, le connaissez-vous ?
—  Y’est pire que toi ! Il se tient avec des bums, Il dépense tout son
argent à jouer aux cartes, sa femme est obligée de travailler pour nourrir ses
enfants, et puis...
Alors le juge, devant le brouhaha général, frappe de son maillet sur la
table et après avoir crié « Silence dans la salle ! » , convoque les deux
avocats à son pupitre, se penche vers eux et, l’air menaçant, leur dit à voix
basse :
— Si l’un de vous deux lui demande si elle me connaît, je le cite pour
outrage au tribunal.
Balou

C’était dans les années 80, quand je vivais dans le secteur Hull de la ville de
Gatineau. Le soir après souper, j’avais l’habitude d’aller faire une longue
marche dans les rues de mon quartier. Dans une de ces rues, où j’allais à
vrai dire assez rarement, vivait un bon vieux chien qui ressemblait à un
mélange, assez réussi je dois dire, de berger allemand et de je ne sais quelle
autre race. Je le voyais parfois marcher lentement, en compagnie de son
maître, un monsieur d’un certain âge, dans cette rue où ils habitaient.
Par un beau soir d’hiver, alors que je passais devant chez eux, je vis le
chien, couché sur le balcon de l’entrée, regardant vers la rue. Je m’arrêtai et,
lui parlant doucement, je lui fis signe de s’approcher. Après un moment, il
se leva, s’approcha lentement de moi et me laissa le caresser derrière les
oreilles. Puis d’un geste, je l’invitai à me suivre, ce qu’il fit sur une dizaine
de mètres avant de retourner sur son balcon.
Cette rencontre m’incita à retourner passer devant chez lui le lendemain,
puis les jours suivants, dans l’espoir de l’y retrouver (j’adore les chiens).
Au début, il n’était pas toujours là, mais quand il y était, je n’avais qu’à
m’arrêter devant la maison pour qu’il vienne vers moi et me laisse le
caresser quelque peu avant de me suivre chaque jour un peu plus loin, avant
de retourner chez lui. Et un bon soir, sans que je le lui demande, et après
avoir jeté un coup d’œil vers sa maison, il me suivit tout au long du
parcours avant de s’en retourner. C’est ainsi que pendant des semaines, je
pris l’habitude de faire ma promenade du soir avec ce nouvel ami dont je ne
connaissais ni le nom ni le propriétaire.
Mais ce rituel cessa pendant la semaine de congé d’hiver alors que je
devais me rendre à l’extérieur de la ville pour un congrès, puis au mont
Tremblant pour quelques jours de ski. Inutile de vous dire qu’au retour,
j’avais grand-hâte de revoir mon chien et, le premier soir, comme je passais
devant chez lui, je le vis s’avancer vivement vers moi pendant que la porte
de la maison s’ouvrait et que le vieux monsieur, sortant sur le balcon, me
lançait : « Où c’est que t’étais donc, toi ? Le chien t’attend tous les soirs,
puis j’ai toute la misère du monde à le faire rentrer, puis une fois en dedans,
il s’assoit devant la fenêtre et passe une partie de la nuit à regarder
dehors. »
Après m’être excusé et lui avoir expliqué la raison de mon absence, je
lui promis que j’essaierais d’être là aussi souvent que possible. Il m’invita
alors à venir jaser un peu avec lui et sa femme après ma promenade avec le
chien, dont il me dit en passant qu’il s’appelait Balou. Au retour, une fois
bien installé dans le salon vieillot et confortable du vieux couple,
M. Lorrain me dit que ses jambes ne lui permettaient plus depuis quelques
mois d’aller faire sa promenade quotidienne avec Balou, que sa femme ne
pouvait le faire elle non plus et qu’il était extrêmement heureux de me voir
l’emmener avec moi tous les soirs, d’où son inquiétude, et celle du chien,
devant ma longue absence. Il me dit qu’il avait été facteur pendant 40 ans et
qu’à sa retraite, sa femme lui avait donné ce chien pour le motiver à
continuer à marcher tous les jours. Mais à l’approche de ses 80 ans, ses
pauvres jambes ne lui permettaient plus de le faire, à son grand désespoir et
à celui du chien qui, malgré ses 14 ans, avait encore le goût et un grand
besoin de cet exercice.
Ému par ce récit, je continuai avec grande ferveur mes promenades
quotidiennes avec Balou et je trouvai même un jeune voisin pour aller me
remplacer lors de mes absences. Mais, au dire de M. Lorrain, c’est moi que
le chien attendait impatiemment tous les soirs.
L’été suivant, je dus m’absenter pendant une longue période alors que je
devais donner un cours d’été dans une université de l’Ouest canadien. Je
profitai ensuite de mon séjour là-bas pour aller faire de la randonnée dans
les Rocheuses. Au retour, j’avais évidemment grand hâte d’aller voir Balou
et, à peine le souper terminé ce soir-là, je me rendis chez lui, espérant qu’il
serait là à m’attendre sur le balcon. Mais ne le voyant pas, je frappai à la
porte. M.  Lorrain vint m’ouvrir et, en voyant son regard, je compris qu’il
avait une mauvaise nouvelle à m’annoncer. Il me dit que Balou était tombé
malade peu après mon départ et que le vétérinaire leur avait finalement
appris qu’il avait le cancer des os et qu’il valait mieux l’euthanasier.
J’eus le cœur brisé, non seulement parce que je me sentais vaguement
coupable de l’avoir abandonné, mais aussi parce que m’est revenue
immédiatement à l’esprit la fois où, au retour du pensionnat pour les
vacances de Noël, j’avais appris que mon chien Ti-Loup, mon meilleur ami
depuis ma tendre enfance, avait été tué par une voiture. Noël fut bien triste
pour moi cette année-là.
L’amitié est une des choses les plus précieuses de la vie, et j’oserais dire
que celle d’un chien, totalement inconditionnelle, peut être aussi précieuse
que celle d’un humain. Le problème, c’est qu’elle dure souvent bien moins
longtemps.
Ah les tricheurs !

Quatre bons copains, étudiants universitaires, doivent se présenter à un


important examen un lundi matin. Or ils ne sont pas du tout prêts pour
l’examen, ayant passé la fin de semaine à festoyer plutôt qu’à étudier. Ils ne
s’y présentent donc pas et au début du cours suivant, ils vont voir le
professeur et lui disent qu’ils sont allés voir le match de la coupe Grey à
Toronto le dimanche précédent, qu’ils ont fait une crevaison au retour et
que, n’ayant pas de pneu de rechange, ils ont dû coucher dans un motel au
bord de la route de sorte qu’ils sont finalement arrivés trop tard à Ottawa
pour l’examen du lundi matin.
Le professeur leur dit alors de venir le voir à son bureau à cinq heures de
l’après-midi et qu’il leur ferait passer l’examen à ce moment-là. Lorsque les
étudiants, après avoir bien étudié toute la journée, se présentent à son
bureau, le professeur les conduit dans une salle de classe, les installe chacun
dans un coin et leur remet une enveloppe scellée contenant le questionnaire.
Il s’assoit ensuite devant la classe pour les surveiller. Et quand les étudiants
ouvrent l’enveloppe, ils n’y trouvent qu’une seule question : « Quel
pneu ? »
La main dans le sac

Le professeur appelle un étudiant à son bureau après un examen :


— Je m’aperçois que tu as triché à l’examen, Maurice.
— Comment ça, Monsieur ?
— Tu étais bien assis à côté de Robert ?
— Oui, mais ça ne prouve rien, Monsieur.
—  Alors, si tu n’as pas triché, comment se fait-il qu’à la question
numéro huit, Robert a répondu « Je ne sais pas » et toi tu as répondu « Moi
non plus » ?
Mon premier bicycle

Je dis bien bicycle, parce qu’une bicyclette, c’est beaucoup plus maigre que
mon gros bicycle balloune à deux barres, reçu en cadeau de mon père alors
que j’avais à peine 12 ans. C’était pendant les vacances d’été et je
travaillais à l’imprimerie familiale quand, un bon après-midi, mon père
m’envoya chercher un « colis » à la ferronnerie du magasin Hubert.
Lorsque je me présentai au gérant de la ferronnerie, qui était aussi mon
oncle, celui-ci me demanda d’attendre au comptoir et il revint quelques
minutes plus tard avec ce magnifique vélo vert foncé aux poignées et au
siège de couleur caramel et aux gros pneus à flancs blancs. J’étais éberlué,
émerveillé, mais je croyais honnêtement que c’était pour mon père. Figé sur
place, je le regardais sans rien dire quand mon oncle me dit : « Tiens,
prends-le, c’est pour toi ! » Près de 70 ans plus tard, je me souviens de ce
moment comme si c’était hier et je peux dire sans hésitation que ce fut là
l’une des plus grandes surprises et l’un des plus beaux cadeaux de ma vie.
L’un des jours les plus heureux aussi.
Cela dit, il m’a fallu un peu de temps, et plusieurs chutes, dont l’une très
douloureuse en bas d’un trottoir, avant que je réussisse à dompter cette bête
qui était, à vrai dire, un peu trop haute et lourde pour moi. Mais ce ne fut
pas long que je passais tous mes temps libres à sillonner les rues de
Maniwaki avec mon chien Ti-Loup bien installé dans le gros panier à
commissions attaché au guidon. De fait, j’y passais tellement de temps que
mon père, me voyant maigre comme un cure-dents, me menaça de m’en
priver si je ne me calmais pas un peu les pédales.
Un jour, avec mon ami Michel Vaillancourt, nous sommes même allés au
lac Bois-Franc, un trajet aller-retour d’environ 40 kilomètres (en passant par
Sainte-Thérèse-de-Gatineau). On  y a sué sang et eau sur nos gros vélos à
une seule vitesse, à rouler dans le gravier mou et à monter toutes les côtes
« sans débarquer » , ce qui aurait été humiliant pour le premier qui l’aurait
fait.
Et imaginez l’état de la chaîne que notre mécanicien, en l’occurrence
mon grand-père, huilait une fois par année avec de l’huile à moteur de
voiture. Elle ramassait tout le sable et la poussière des chemins, rouillait
durant les heures laissées sous la pluie et n’était à peu près jamais nettoyée.
Et pourtant, elle a duré pendant toutes les années où j’ai eu ce vélo.
Un jour, ma sœur Louise gagna une belle bicyclette dans un concours de
composition commandité par une compagnie de chocolat. Or ce vélo plus
moderne avait les freins au guidon, contrairement au mien qui freinait
lorsqu’on pédalait à reculons. Or lorsque Louise me prêta son vélo, juste
pour l’essayer, je descendis à toute vitesse la pente qui se trouvait à côté de
l’aréna de Maniwaki et, arrivé à la rivière, je pédalai évidemment à reculons
pour freiner. Mais rien ne se produisit et ce n’est qu’à la dernière seconde
que je saisis les poignées de freinage, ce qui me fit planter par en avant et
rouler dans le talus, heureusement hérissé de buissons qui m’empêchèrent,
ainsi que le vélo, de plonger dans la rivière.
Une autre fois, alors que nous passions l’été au chalet familial, près de
Sainte-Thérèse-de-Gatineau, ma mère m’envoya faire vacciner mon petit
frère Jean au village en prévision de la rentrée scolaire. Il avait à peu près 6
ans. Jean s’assit donc derrière moi sur le siège alors que Ti-Loup prenait sa
place habituelle dans le panier à commissions. Or, à cette époque, seule
l’unique rue du village était asphaltée, et ce, jusqu’au bas de la grande côte
qui mène à Maniwaki. En retournant au chalet après la vaccination, je
décidai, pour amuser mes passagers, de descendre cette côte à toute vitesse.
Le problème, c’est que l’asphalte finissait abruptement juste au bas de la
côte, et lorsqu’on y arriva, un bon saut nous fit atterrir dans le gravier mou,
causant ce qui devait arriver : la roue avant planta et laboura dans le gravier
mou, projetant Jean par-dessus moi et le chien directement dans le fossé
alors que moi je culbutai tête première et roulai dans le gravier. Le chien
hurlait, Jean criait et moi j’étais trop sonné pour faire quoi que ce soit avant
un bon moment. Une fois repris mes esprits, je ramassai Jean qui était
passablement éraflé, de même que Ti-Loup qui avait eu plus de peur que de
mal, et on remonta la côte à pied, poussant le vélo dont les poignées étaient
tordues et la roue avant déformée.
J’installai ensuite Jean sur le siège, alors que Ti-Loup refusa net de
remonter dans le panier, et c’est ainsi que 3  km plus loin, on se présenta
devant ma mère qui, inquiète, nous attendait dehors. Je vous épargnerai la
scène qu’elle fit lorsqu’elle nous vit dans cet état. Disons seulement que le
pauvre petit Jean eut droit à tout l’attirail de câlins, de peroxyde et de
bandages alors que moi je m’apitoyais sur mon pauvre vélo et léchais mes
plaies avec une débarbouillette mouillée.
Comme plusieurs d’entre nous, j’ai redécouvert le vélo bien des années
plus tard et je n’ai jamais cessé depuis d’en faire un merveilleux
compagnon de promenades et de bien des voyages, plus récemment avec un
groupe de vieux copains. En hiver, je parcours le monde sur mon vélo
stationnaire « intelligent » connecté à mon iPad et qui s’ajuste
automatiquement à la difficulté des pentes rencontrées sur les centaines
d’itinéraires filmés par des cyclistes et intégrés au programme. Et le plus
beau, c’est que lorsqu’une pente est trop raide pour un gars de 79  ans, il
peut forcer virtuellement son vélo… à se calmer un peu les pédales.
En route pour le barrage La Manic, septembre 2001

Vieux motard que jamais

Une autre de mes passions dans la vie a été la moto. Je dis bien « a été »
parce que j’ai dû vendre ma dernière moto en 2017, alors que j’avais 74
ans, parce que ma pauvre vision ne me permettait plus d’en faire en toute
sécurité.
Ma première « moto » n’en était pas vraiment une, et de loin. C’était un
« Solex » loué à Paris en 1969 et avec lequel j’ai parcouru la région de la
Loire et ses châteaux. Et j’avais tout le temps d’admirer le paysage parce
que sa vitesse maximum était d’environ 30 km/heure (sur le plat, vent dans
le dos). Pour ceux qui ne connaissent pas le vieux Solex (disparu des routes
depuis 1988, mais ravivé depuis en version électrique), le Solex était en fait
une bicyclette au guidon de laquelle était fixé un petit moteur avec une roue
qui, lorsque baissée manuellement sur le pneu avant, l’aidait à tourner. Ce
moteur fonctionnait à essence (mélangée avec de l’huile) de sorte que le
conducteur recevait bien souvent au visage un air agrémenté d’une bonne
bouffée de gaz d’échappement.
Ma deuxième monture a été une vraie moto louée à Nice au cours du
même voyage et avec laquelle je suis monté jusqu’à La Turbie, en haute
montagne (ancienne limite entre la France et l’Italie, et où se trouve le
fameux Trophée des Alpes, monument romain datant de 600 ans av. JC),
puis redescendu vers Monaco, en grande partie au neutre et le moteur éteint
parce que la transmission avait « brûlé » pendant la descente très à pic alors
que je me servais de la compression pour épargner les freins. Je l’ai poussée
de Monaco jusqu’à Nice, sur une dizaine de kilomètres, par la « basse
corniche » , à travers je ne sais combien de tunnels et par une chaleur
suffocante. Quand je suis arrivé là où je l’avais louée, tard en après-midi et
ruisselant de sueur, le propriétaire du garage n’arrivait pas à croire que
j’avais poussé cette moto (une 250 cc je crois) sur cette distance. Il m’invita
alors à me joindre à lui et ses copains avec qui il prenait l’apéro et, au bout
de quelques bières, alors que l’ambiance était à la fête, il m’offrit une autre
moto, presque neuve celle-là, me disant de la lui ramener quand j’en aurais
terminé, et cela sans frais aucuns.
Je suis revenu une semaine plus tard après avoir parcouru la Côte
d’Azur, puis roulé vers le sud-est jusqu’à Perpignan. Et c’est là que je
décidai de m’acheter une moto, ce que je fis d’ailleurs quelques années plus
tard. C’était une superbe Honda CB 750, laquelle j’échangeai en 1981
contre une fabuleuse Suzuki GS  1000 (voir photo) sur laquelle j’ai
parcouru, pendant 27 ans, l’Amérique du Nord, et ce, de Halifax à Victoria
et de Chibougamau à Miami. C’est d’ailleurs en route vers Chibougamau
qu’un vieux bonhomme, alors que je mettais du gaz dans une station-
service de Saint-Félicien, me demanda en blaguant (je suppose), si j’étais
un Hell’s Angel. Je lui répondis « Non, un Hellzeimer » , expression que
j’avais déjà entendue et dont je me suis servi à quelques reprises alors que
mon âge rendait la chose de plus en plus plausible.
Mais de toutes les aventures et péripéties que j’ai vécues au cours de
mes nombreux voyages, il y en a une qui continue de m’attendrir et de me
faire sourire quand j’y pense. C’était dans une ville de l’Ohio, alors que je
revenais d’un mémorable voyage sur le Blue Ridge. Cette route, une
classique de la moto, longe sur 990  km la crête des Appalaches, de la
Pennsylvanie jusqu’en Géorgie. Je m’étais arrêté dans l’immense terrain de
stationnement d’un centre commercial de banlieue. Dans la voiture d’à côté,
il y avait une dame d’environ 75 ans, assise seule en avant sur le siège du
passager, qui m’observait attentivement par la fenêtre ouverte alors que je
vérifiais ma moto. Après quelques questions (« D’où êtes-vous, où allez-
vous… ? » ), et alors que je m’apprêtais à repartir, elle me dit (je raconterai
la conversation en anglais pour ajouter au réalisme de l’échange) :
— I’ve always dreamt of riding one of those.
— Why didn’t you?
— Because I never met anyone who would take me.
— I’ll take you for a ride, if you want.
— Oh don’t be ridiculous, not at my age!
— Why not? We’ll just go around the parking lot. Come on, this is your
chance.
— Oh, but my daughter will kill me if she sees me on one of those.
— Where is your daughter?
— She’s shopping around; I just came for the ride. My legs are bad and I
don’t get out much anymore.
— Hurry up, we’ll be back before she returns.
— Oh, but how will I get on?
— I’ll help you, hurry up.

Elle ouvrit la porte, je l’aidai à sortir, puis je la pris dans mes bras et l’assis
sur le siège (heureusement qu’elle portait un pantalon). Je montai alors
devant elle, je lui dis de s’agripper solidement à ma veste de cuir, je
démarrai le moteur et partis doucement vers la périphérie du stationnement
où il n’y avait aucune voiture. Puis j’accélérai un peu, pris un virage en
penchant la moto et c’est alors qu’elle me saisit à bras-le-corps en riant
comme une petite fille et en criant “Oh, this is fun, go faster, I love it!”. On
fit ainsi deux fois le tour du terrain, qui faisait un bon kilomètre de
circonférence, puis je retournai vers la voiture pour trouver sa fille qui la
cherchait tout autour. Je me stationnai alors près d’elle, donnai un petit coup
de klaxon et quand elle vit sa mère, sans casque et tout échevelée, je croyais
qu’elle allait faire une syncope. Elle avait les yeux exorbités, les bras
écartés et criait sans arrêt : “Oh my God, oh my God, this is crazy, mother,
what did you do, are you insane, who is this guy…?” et ainsi de suite dans
une litanie d’exclamations et de cris de stupeur.
Quand elle se fut un peu calmée, sa mère lui dit simplement : “Oh dear,
calm down, that was so much fun, you know how I always wanted to ride a
motorcycle and this gentleman - he’s French from Quebec, you know - was
good enough to take me. You should thank him, I haven’t had this much fun
since I was a teen; wait ’till I tell the children!”. Puis j’aidai la dame à
descendre de la moto et à s’installer dans la voiture pendant que sa fille me
regardait, hébétée, en hochant la tête de gauche à droite et en répétant “I
can’t believe this, I just can’t believe this…”. Et au moment de partir, je
regardai la vieille dame et lui fis un gros clin d’œil en levant le pouce. Elle
me retourna mon clin d’œil et me dit en souriant : “You made my day, and
many more to come, thank you so much!”
Voilà, je n’ai jamais oublié cet épisode et, pour remettre le titre  de ce
texte à l’endroit, je dirai simplement : « Mieux vaut tard que jamais. »
Robe de mariée et pneu de secours

C’était en août 1964, quelques jours avant le mariage de ma sœur Suzanne.


Je venais tout juste de terminer mes études collégiales et mon grand-père
me fit pour l’occasion le plus beau cadeau que je pouvais recevoir : sa
bonne vieille Ford 1952 dont il ne se servait à peu près plus. Le problème,
c’est qu’elle était tellement rouillée que la poussière des chemins entrait par
les planchers et tout autour des bas de portes de sorte qu’en revenant de
chaque sortie sur les routes non pavées autour de Maniwaki, il m’était
défendu d’entrer dans la maison avant que ma mère m’ait passé
vigoureusement à la brosse, sans oublier mes cheveux qui étaient alors d’un
beau beige cendré.
Toujours est-il que ma première vraie mission fut d’aller chercher la robe
de mariée de Suzanne chez un couturier de Hull, à environ 130 kilomètres
de Maniwaki, ce qui était beaucoup demander à ma pauvre bagnole dont la
mécanique était aussi précaire que la carrosserie était rouillée. J’emmenai
comme passagère ma sœur Louise, dont la bravoure était légendaire. Ce que
je vais maintenant vous raconter est tout à fait véridique, mais la mémoire
étant ce qu’elle est près de 60 ans plus tard, il se peut que certains détails
aient subi les effets de l’inflation.
La route vers Hull se fit relativement bien, mais le bruit provenant des
roues et des tôles de la vieille carcasse était tellement effrayant, dès qu’on
frappait l’une des nombreuses anfractuosités dans la chaussée, qu’on se
demandait vraiment si on allait se rendre en ville en un seul morceau. Il me
semble même me souvenir d’avoir aperçu un chapelet s’égrener lentement
entre les doigts de Louise (habitude héritée de ma mère qui ajustait le
nombre de dizaines selon la distance à parcourir).
Le retour vers Maniwaki fut, par contre, une tout autre histoire. Après
être allé chercher la fameuse robe, et ensuite John, un ami de mon beau-
frère qui avait demandé à revenir avec nous, on reprit bravement le chemin
de l’aventure. Afin de protéger la boîte contenant la robe de mariée de la
poussière, on décida de la mettre dans le coffre arrière, sur le dessus du
pneu de secours qui était posé à plat au fond du coffre. Erreur ! Peu après
Wakefield, alors que, pour impressionner mes passagers, je roulais un peu
trop vite pour l’état de la route, on sauta sur une énorme bosse, ce qui eut
pour effet d’ouvrir le coffre arrière, lequel ne « fermait pas juste » . Et c’est
alors que, regardant dans le rétroviseur, je vis avec horreur le pneu de
secours qui bondissait et la boîte de la robe qui tournaillait sur la route
derrière nous. Pesant de tout mon poids sur le frein, je réussis à arrêter la
voiture au bord de la route une centaine de pieds plus loin et on partit à la
course tous les trois pour aller chercher le pneu et surtout la boîte avant
qu’elle ne se fasse écraser par une voiture. Elle était évidemment très
bosselée et décolorée, mais heureusement toujours bien fermée. Une fois le
pneu remis en place, le coffre bien enclenché et la robe déposée sur le siège
arrière, on reprit la route, les trois assis sur le banc avant.
Un peu plus loin, dans une courbe assez prononcée vers la gauche, la
porte avant du côté passager, sur laquelle John était bien appuyé, le bras sur
le rebord de la fenêtre ouverte, s’ouvrit soudainement, entraînant John avec
elle et le laissant suspendu en l’air, les pieds dans la voiture et le bras
agrippé au rebord de la porte. Alors qu’il criait « Whoa ! Whoa ! » , je
donnai un brusque coup de volant vers la droite, ce qui eut pour effet de le
ramener vers l’intérieur, aidé par Louise qui le tirait par la ceinture.
Arrivés à Maniwaki sains et saufs, quoiqu’un peu sonnés, on prépara
maman et Suzanne à la nouvelle qui les attendait, en leur disant bien que si
le contenant de la boîte ne payait pas de mine, le contenu lui-même était
bien intact. Cela ne les rassura visiblement pas trop parce que leurs
exclamations, quand elles virent la boîte, nous firent craindre que les voisins
appellent les services d’urgence. Mais finalement, il y avait plus de peur que
de mal et Suzanne put se marier à la date dite, non sans quelques sacrées
séances de bichonnage et de repassage de la fameuse robe.
Cela dit, je me dois tout de même de mentionner un autre incident qui a
ajouté un peu plus de piquant aux préparatifs du mariage. C’est que
Suzanne, qui avait jusqu’alors de beaux longs cheveux noirs, décida de se
les faire couper et coiffer pour l’occasion. Ma mère, qui avait prévu le coup,
nous prévint que quand Suzanne reviendrait de chez le coiffeur, il fallait
absolument éviter toute exclamation ou taquinerie désobligeante devant sa
nouvelle parure. Mais ce ne fut vraiment pas facile parce que, alors que
nous étions tous à table en train de souper, Suzanne se présenta, perplexe, à
la porte de la cuisine, les cheveux coupés, crêpés, montés, gonflés et laqués
au point qu’elle avait l’air de porter une version démesurée de ces chapeaux
« melons » qu’on peut voir sur la tête des gentlemen britanniques. Et nous,
le nez dans nos bols, on mangeait nos soupes à grandes cuillérées, n’osant
pas la regarder de peur de faire voir nos états d’âme. Mais Suzanne n’était
pas dupe de ce qui se passait et, brisant le silence, elle s’écria d’une voix
pleurnicharde : « J’me marie pus ! » Et c’est là que je lui dis avec toute la
diplomatie dont je suis capable, « Ben non, ben non, c’est pas si pire ! » , ce
qui me valut un autre « Ah mon crapaud ! » de ma mère, qui réussit, avec
beaucoup de tact, à convaincre ma sœur qu’après quelques ajustements, sa
coiffure serait tout à fait digne du grand événement qui l’attendait. Et je
dois dire que ce fut effectivement le cas, tout le monde n’ayant d’yeux, le
lendemain, que pour la magnifique mariée à la robe rescapée et à la coiffure
haut-perchée.
À bien y penser…

Lorsque le plus vieil employé de l’usine décide de prendre sa retraite, pour


le récompenser de ses longs et loyaux services, son patron lui offre de lui
faire faire un survol de la région dans son avion privé, dont il est lui-même
pilote.
Mais le vieil employé, qui n’est jamais monté dans un avion, le remercie
poliment en lui disant qu’il a trop peur de monter dans un tel appareil.
— Mais voyons, Roméo, que lui dit le patron, toi qui es si religieux, tu
devrais savoir que le Bon Dieu, s’il veut venir te chercher, va le faire
n’importe où, que ce soit sur la terre ou dans les airs.
—  Vous avez bien raison, patron, que lui répond le vieil homme, mais
quand on va être dans votre avion, en haut dans les airs, là, si c’est vous que
le Bon Dieu veut avoir, eh ben moi, qu’est-ce que je vais faire ? »
Laisse faire les tacks

Mon père ne pouvait pas s’imaginer quel plaisir il pouvait bien y avoir à
faire de la voile. Quand il voyait un voilier passer lentement au large devant
notre chalet familial, il disait, tant il trouvait que ça avait l’air ennuyant :
« Moi, si jamais j’allais faire un tour de bateau à voile, je m’apporterais un
miroir pour me regarder mourir. »
Or, une bonne fois, alors qu’on était en visite au chalet des beaux-parents
de ma sœur Suzanne et que le petit voilier de Jacques, son mari, était
amarré au quai devant le chalet, j’invite mon père à venir en faire un petit
tour avec moi. « C’est bien trop plate », me répond-il aussitôt. Mais devant
mon insistance, il finit par accepter et aussitôt installés dans le bateau, lui
devant et moi à la barre, je hisse la grand-voile et nous nous dirigeons
lentement vers le large. Mais aussitôt sortis de la baie protégée du vent, la
voile se gonfle d’un coup sec et le bateau part à toute vitesse en s’inclinant
fortement sur le côté. Mon père se précipite du côté opposé et me crie :
« Mais es-tu fou ? Qu’est-ce que tu fais ? Ramène-moi au bord tout de
suite ! » Je lui crie alors de se calmer, que c’est tout à fait normal et qu’il
n’y a aucun danger. Mais mon père ne veut rien savoir et alors qu’on file à
toute allure vers le large, il continue d’insister pour qu’on retourne
immédiatement à terre.
Le sentant un peu pris de panique, je décide d’obtempérer et lui dis de
bien se pencher pour éviter de se faire frapper par le bôme durant le virage.
Inutile de dire que le claquement de la voile et l’inclinaison soudaine du
bateau de l’autre côté, une fois le virage effectué, ne font rien pour le
rassurer, d’autant plus qu’à cause de la direction du vent, je ne pouvais me
diriger directement vers le chalet, devant plutôt faire des tacks (y aller en
zigzags). Quand j’explique ce fait à mon père, il me crie : « Laisse faire les
tacks, ramène-moi au bord ! »
Une fois bien accostés, environ une demi-heure plus tard, et alors que
mon père se dirige en titubant vers le chalet, je lui dis : « Papa, t’avais
oublié ton miroir ! » Le regard qu’il me jeta à ce moment-là m’est resté
gravé dans la mémoire jusqu’à ce jour et continue même d’alimenter
certains de mes pires cauchemars. C’est tout dire !
Batman

Mon premier bureau à l’Université d’Ottawa était dans une de ces vieilles
maisons en briques rouges achetées par l’université au cours des années 60
pour combler son manque d’espace. Plusieurs de ces maisons existent
d’ailleurs toujours sur le campus, les nombreux nouveaux édifices ne
suffisant pas à satisfaire les besoins toujours grandissants d’espace, alors
que la population étudiante est passée d’environ 10 000 à 45 000 depuis ce
temps.
Mon bureau se trouvait littéralement dans le grenier de la maison, avec
ses murs épousant les deux pentes du toit et où je devais empiler mes livres
sur de basses étagères, faites de planches et de briques, celles fournies par
l’université étant trop hautes pour ces faux plafonds. Heureusement que je
n’y suis pas resté trop longtemps, ayant pu bénéficier plus tard de bureaux
beaucoup plus spacieux et modernes.
Toujours est-il qu’un bon matin d’automne, pluvieux et très froid pour la
saison, j’arrive à mon bureau pour trouver dans la toilette une chauve-souris
qui y nage faiblement pour se garder à flot. Habitué à ces bestioles depuis
mes étés passés au chalet familial alors que je poursuivais mes sœurs avec
celles trouvées derrière les volets, je saisis doucement la chauve-souris par
les ailes, la secoue un peu pour l’égoutter et la dépose dans une boîte de
carton que j’avais préalablement vidée. J’entoure ensuite la boîte avec de la
ficelle pour retenir le couvercle, j’y fais des trous avec un stylo pour donner
de l’air à la bête et remets la boîte sur la tablette de l’armoire à débarras où
elle était entreposée. Mon intention était de lancer la chauve-souris dehors
par la fenêtre le lendemain matin, alors qu’elle serait sèche et sachant
qu’elle se trouverait un autre abri dans les environs.
Or, le lendemain matin, quand j’arrive au bureau, un garde de sécurité de
l’université m’attend au rez-de-chaussée, dans le bureau de la
réceptionniste. Quand cette dernière lui dit que c’est moi qui occupe l’étage
supérieur, il m’apostrophe :
—  Excusez-moi, Monsieur, c’est bien à vous le bureau du dernier
étage ?
— Euh… oui, que je lui réponds, c’est à quel sujet ?
— Eh ben, c’est pas des farces à faire, ça, Monsieur !
— Quelle farce ?
—  Vous devez bien savoir de quoi je parle. Hier soir, la femme de
ménage a ouvert son armoire à balais et il y avait une boîte de carton qui se
promenait toute seule sur la tablette. Elle avait toute la misère du monde à
parler quand elle nous a appelés du téléphone de la secrétaire. Elle nous
attendait dehors sur la galerie quand on est arrivés.
— Ah, que je lui dis, je suis vraiment désolé…
—  Pis le garde qui est allé voir dans l’armoire après lui avoir parlé a
presque fait une syncope lui aussi et il n’a jamais osé ouvrir la boîte.
— Est-ce que la boîte est toujours là ?
— Oui, et je vais monter avec vous et vous allez me montrer ce qu’il y a
là-dedans.
On monte alors à mon bureau et, arrivé devant l’armoire, je l’ouvre
lentement et comme de fait, la boîte se met à se promener sur la tablette
alors qu’on entend un claquement d’ailes sur les parois. J’explique alors au
garde, qui se tenait à bonne distance derrière moi, ce dont il s’agit et lui dis
que s’il veut bien ouvrir la fenêtre, je libérerai la pauvre bête, lui disant
qu’elle trouverait vite un autre endroit chaud où se réfugier.
— En tout cas, me dit-il, si elle revient ici, mettez-la pas dans l’armoire
à balais, on a déjà assez de problèmes avec les souris !
Et plus tard, alors que je jouais dans l’équipe de hockey des professeurs,
laquelle faisait partie de la ligue des employés de l’université, je faisais
souvent face, sur la glace, à ces mêmes gardes de sécurité. Et devinez quel
surnom ils m’avaient donné. Eh oui : Batman !
John

Il s’appelait John, un gars costaud à la crinière et à la moustache rousses et


au rire de père Noël. Il avait gagné ses études en tant que marin, durant
l’été, dans la marine marchande française, lui qui vivait dans une petite
ville, au milieu de la vallée de l’Okanagan, en Colombie-Britannique. Il
parlait un curieux mélange de « français de France » , appris sur les bateaux,
et de celui du Lac-Saint-Jean, appris durant un stage d’immersion dans la
région. Fort comme un taureau, n’ayant peur de rien, il était pourtant doux
comme un agneau, comme en témoigne le fait qu’il enseignait en
immersion française dans une école élémentaire.
Je l’ai connu en 1975 à Bandol, en France, sur la Côte d’Azur, dans le
cadre d’un stage d’immersion française pour les enseignants anglophones
de Colombie-Britannique. Une de ses collègues, qui participait au
programme, me disait que pour ses élèves, John était un vrai « capitaine
Bonhomme » qui leur racontait, toujours en français, les histoires les plus
abracadabrantes au sujet de ses supposées aventures en tant que marin sur
toutes les mers du monde, ce que ses élèves adoraient, tout en faisant des
progrès exceptionnels en français.
Le cours s’est terminé par un séjour à La Clusaz, charmante petite ville
située en Haute-Savoie, dans les Alpes françaises. Or le poste de police de
La Clusaz occupait deux étages d’un édifice situé près du centre-ville, et au
balcon du deuxième étage était suspendu un grand drapeau français que
John avait décidé de rapporter avec lui au Canada. Il avait exploré les lieux
durant la journée et avait vu qu’il pouvait monter au balcon par un escalier
intérieur donnant sur un corridor qui passait devant la porte menant au
commissariat. Il était sûr de pouvoir se rendre au balcon, décrocher le
drapeau, le cacher sous ses vêtements et le rapporter sans rencontrer
personne durant son trajet. Pour s’en assurer, il me demanda de me poster,
vers minuit la veille de notre départ, de l’autre côté de la rue, dans
l’échancrure d’une porte, et de siffler l’air de Frère Jacques si je voyais un
policier approcher du commissariat.
J’eus beau protester, il me dit qu’il le ferait de toute façon et que s’il se
faisait prendre, ce serait ma faute. Sachant qu’il était sérieux dans son plan,
et pour prévenir les dégâts, je me résignai donc à me poster à l’heure dite à
l’endroit prévu, et j’attendis. Je vis bientôt John, en chemise et pantalons
noirs, s’avancer nonchalamment dans la rue et, après avoir jeté un coup
d’œil aux alentours et s’être assuré que j’étais bien à mon poste, ouvrir
doucement la porte et pénétrer dans l’immeuble. Je retins mon souffle
jusqu’à ce que je le voie apparaître, quelques instants plus tard, sur le
balcon, où il se mit immédiatement à l’œuvre. Tout à coup, j’entendis un
bruit de pas qui provenait d’une rue adjacente et je sus que quelqu’un allait
bientôt déboucher juste devant le commissariat. Je tentai aussitôt de siffler
l’air convenu mais, sans doute à cause de ma nervosité, aucun son ne sortit
de ma bouche à part le bruit de quelqu’un qui essaie d’éteindre des bougies
sur un gâteau de fête en soufflant comme une locomotive. Et la vue du
policier se dirigeant vers la porte ne fit rien pour arranger les choses. Je
lâchai alors quelques toussotements, espérant que John m’entendrait et sans
éveiller les soupçons du gendarme qui approchait. Et c’est là que je vis avec
horreur que le drapeau n’était détaché que d’un côté et pendait à moitié sous
le balcon. Mais à mon grand soulagement, le policier passa dessous sans
relever la tête et entra dans l’édifice.
Je vis alors John se relever, détacher l’autre côté du drapeau, le plier en
toute vitesse et le fourrer sous sa chemise. Un long moment se passa ensuite
alors que j’imaginais John, surpris par le gendarme et enfermé dans un
cachot. Mais après cette interminable attente, il apparut soudain sur le
trottoir et se dirigea comme si de rien n’était vers notre hôtel où j’allai le
rejoindre aussitôt. « Merci, Pierre, me dit-il sarcastiquement, d’avoir bien
sifflé pour me prévenir de l’arrivée du gendarme ; j’allais détacher l’autre
côté du drapeau quand je l’ai vu apparaître et j’ai eu juste le temps de me
cacher avant qu’il me voie. » Je lui expliquai la situation, ce qui le fit
éclater de rire. Et c’est peu après qu’un beau drapeau français ornait le mur
devant la classe de John alors qu’il racontait à ses élèves comment il l’avait
détaché, en pleine nuit de tempête, de la pointe du mât du bateau sur lequel
il travaillait juste avant son retour en classe. Ses élèves, qui le connaissaient
bien, applaudirent à tout rompre devant cet exploit et devant la perspective
de passer une autre année avec leur héros des mille et une aventures.
Sagesse amérindienne

Le combat que se livre le monde en ce moment entre les forces du mal et


celles du bien me rappelle cette jolie légende amérindienne. Un vieux sage
dit à son petit-fils :
— En chacun de nous, deux loups se livrent bataille. L’un est méchant et
rempli de colère, de haine, de jalousie et d’égoïsme. L’autre est bon et
rempli de joie, d’amour, de paix et de générosité.
— Et lequel des deux loups va gagner ? demande le garçon.
— Celui que tu nourris, mon fils, de répondre le vieil homme.
Charmante coïncidence

Nous sommes le jour de Noël de l’année 2016. Mon épouse Hélène et moi,


qui passons quelques jours à Québec dans sa famille, décidons d’aller, en
après-midi, voir la chute  Montmorency, magnifique dans son manteau de
glace et de frimas à cette époque de l’année. Après avoir stationné la
voiture, nous décidons de contourner la barrière qui ferme le sentier menant
à l’autre côté de la chute, où il semble n’y avoir personne. Mais pour ça, il
faut passer sur la voie ferrée qui surplombe la rivière, et la traversée est
assez effrayante parce qu’entre les traverses très glissantes sur lesquelles on
doit marcher, on peut très bien voir la rivière tumultueuse en contrebas et,
les espaces étant très larges, il ne serait pas impossible d’y tomber. Et une
fois de l’autre côté, il faut marcher dans la neige presque jusqu’aux genoux
sur une distance d’environ 400 mètres avant d’atteindre le pied de la chute.
Alors que nous nous en approchons péniblement, Hélène m’arrête
soudainement et me dit : « Regarde, Pierre, là-bas au pied de la chute, il y a
un gars qui a l’air de demander une fille en mariage. Il a un genou à terre
devant elle et lui tend quelque chose. Je gage que c’est une bague. » « Vite,
que je lui dis, prends des photos ! » Hélène, dont l’appareil photo est muni
d’une imposante lentille zoom, prend plusieurs photos et nous nous
dirigeons ensuite à la rencontre du couple. Arrivés près d’eux, on les entend
qui se parlent doucement, les yeux dans les yeux en se tenant tendrement
les mains. Comme ils parlent anglais, on les prie dans cette langue de nous
excuser à l’avance de notre grande indiscrétion et Hélène leur montre alors
la photo ci-haut, leur disant qu’elle effacerait tout immédiatement s’ils le
voulaient, mais qu’elle n’avait pu résister à immortaliser une scène aussi
touchante dans un cadre aussi enchanteur.
Le jeune couple est absolument ravi et insiste pour qu’Hèlène prenne
d’autres photos d’eux devant la chute et les leur fasse parvenir dès que
possible par courriel. Le jeune homme nous annonce alors qu’ils sont du
Colorado, que c’est leur première visite à Québec, qu’il attendait de trouver
l’endroit et le moment propices pour faire la grande demande et que c’est en
voyant les chutes qu’il avait su qu’il avait trouvé l’endroit idéal. Pour plus
d’intimité, il avait alors convaincu son amie de se rendre de l’autre côté de
la chute par le même chemin que nous.
Et c’est ainsi qu’on a vécu, en cet après-midi de Noël, un moment très
touchant et tout à fait mémorable alors que nous avons pu contempler et
immortaliser, dans un cadre absolument féérique, l’image même du
bonheur.
La vraie nature du langage

Note de l’auteur : Le texte suivant, publié dans le journal Le Droit à l’occasion d’une journée de
la francophonie, porte sur le langage, sujet auquel j’ai consacré ma carrière à l’Université
d’Ottawa. C’est l’un des nombreux textes que j’ai publiés dans ce domaine et je tiens à l’ajouter
ici afin d’établir un peu d’équilibre avec les textes beaucoup plus légers et personnels publiés
dans le présent recueil.

La langue est comme un long fleuve dont l’origine remonte à la nuit des
temps, et qui coule lentement à travers les siècles, portant sur ses eaux des
myriades d’humains qui viennent tour à tour y faire une brève randonnée
avant de disparaître à leur tour. La langue suit ainsi son propre cours,
soumise à ses propres lois, et ceux qui l’empruntent ont sur elle bien peu
d’influence quant à sa nature profonde et aux règles qui la régissent. C’est
ainsi que le latin est devenu progressivement du français sans que les
usagers aient la moindre conscience des changements qui s’opéraient
graduellement, tout à fait à leur insu, et malgré les efforts de certains pour
en altérer le cours.
Le langage est de loin l’outil le plus utilisé par les humains, non
seulement pour communiquer, mais pour penser, pour recueillir et
emmagasiner de l’information, pour s’identifier en tant que membre d’une
communauté humaine particulière. C’est fondamentalement le phénomène
humain le plus démocratique qui soit. Tous les humains, quels que soient
leur niveau d’intelligence, leur position sociale, leur éducation ou leur degré
de civilisation, acquièrent naturellement, et en très bas âge, une langue qui
leur permet de communiquer spontanément avec les membres de leur
famille et de leur communauté.
En fait, les humains sont aussi programmés pour parler, pour apprendre
une langue, que le sont les oiseaux pour voler ou chanter. Il est aussi naturel
à l’humain de parler que de marcher, manger ou rire. La langue naturelle
s’ajuste d’elle-même afin de répondre aux besoins de communication de
tous les jours. Malgré sa grande complexité, elle est immédiatement
disponible dès qu’on veut transmettre un message alors que notre attention
est centrée entièrement sur ce message. Dans l’histoire de l’humanité,
personne n’a eu besoin de l’école pour lui apprendre à parler. On peut dire
que la langue « s’attrape » plus qu’elle ne s’apprend, et ce, par simple
exposition à son environnement immédiat.
Cela étant dit, dans les sociétés le moindrement « avancées » et
socialement stratifiées, une fois acquise cette habileté de base, l’individu
doit passer une bonne partie de sa vie, d’abord à apprendre à lire et écrire,
ce qui est loin d’être une habileté aussi naturelle que parler, puis à maîtriser
les différents niveaux de langue et le vocabulaire nécessaire à la vie sociale
et professionnelle.
Et pourtant, on connaît généralement très peu ou très mal la langue
parlée, qui est, et de loin, notre outil principal de communication. Ce qu’on
connaît de la langue a été appris à l’école, où toute l’attention a été donnée
à l’orthographe et à la grammaire de la langue écrite. La langue parlée
ordinaire, celle de tous les jours qu’on emploie spontanément avec nos
proches, nos amis, a été ignorée des grammairiens et des enseignants,
d’abord parce qu’on n’a pas à l’enseigner puisque tous les enfants la
maîtrisent déjà en arrivant à l’école, ensuite parce qu’on la considère
traditionnellement comme moins correcte, moins belle, moins digne d’étude
que la langue écrite ou la langue parlée soignée, celle de l’élite intellectuelle
et culturelle.
Et c’est la confusion entre ces deux réalités complémentaires du langage
qui est à la source de bien des préjugés entourant les différents usages de
notre langue et des jugements qu’on porte à son égard.

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