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Le Dieu des savants et des philosophes et le Dieu d'Abrahama) Colette LATERRASSE FEU « Dieu d'Abraham, Dieu d'lsaac, Dieu de Jacob, non des Philosophes et des savants. Certitude. Certitude. ntiment. Joie. Paix... Renonciation totale et douce ». B. PASCAL, « Mémorial » (2), « Le sujet supposé savoir, Dieu Iui-méme pour l'appe- ler par le nom que lui donne Pascal, quand on précise & son inverse : non pas le Dicu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, mais le Dieu des philosophes, le voici débusqué de sa latence dans toute théorie ». J. LACAN, « La méprise du sujet supposé savoir » (3) « Dieu d' Abraham, d'lsaac et de Jacob et non Dicu des philosophes et des savants » dit Pascal en téte des Pensées. De celui-Ia on peut dire qu'un Dieu ga se ren- contre dans le réel. Comme tout réel est inaccessible, (ca se signale par ce qui ne trompe pas :I'angoisse ». J. LACAN, « Les Noms du Pere » (4). Liathéisme de Freud a accompagné son combat pour la science modeme. Méme | sicet athéisme reste & analyser dans sa complexité - particuligrement par rapport & la | science de son temps - la position freudienne se condense dans la double affirmation Pas Tant n° 29 18 suivante, spécialement lisible dans le texte de 1932 « Uber einer Weltanschauung » (5) - le psychisme humain peut étre objet d'une investigation scientifique et c'est & quoi la psychanalyse s'empl = Ia religion est antinomique a la science et elle constitue une dangereuse illusion, Sur ces points I'écart parait (est) incomblable avec l'enseignement de Lacan qui frappe par la fréquence, l'ampleur et la persistance des propositions qui contiennent Dicu comme un de leurs termes. En effet Ia position lucanienne, elle aussi fort com- plexe, pourrait néanmoins se résumer dans cette double affirmation : ~ la psychanalyse opere sur le sujet de la science (6) mais de ce sujet, il n'y a pas investigation scientifique possible ; = loin d’@ire antinomique avec la religion, la science moderne ne peut se passer de Dieu. Le simplisme de ces oppositions et l'abrupt de ces positions doivent pourtant étre interrogés sur au moins deux points - quelle est cette science qui rend nécessaire le support divin ? = ct surtout de quel Dieu s‘agit-il ? Quel est le Dieu requis par la science modeme ? Est-ce le Dieu de Descartes, celui « des savants et des philosophes » pour reprendre - aprés Lacan - l'expression pascalienne ? N’est-ce pas plutot (ou aussi ?) le Dieu de Ia Religion Révélée, le Dieu d’Abraham ? Dans quel rapport ces figures divines de la religion monothéiste judéo-chrétienne sont-elles avec la science moder- ne et les rencontre-t-on aux mémes points d'articulation de ce « savoir sans tate » (7) quest la science moderne ? Bref ces figures de Dieu ont-elles toujours le méme sta- tut et le méme mode d'existence ? LES PRINCIPALES OCCURRENCES DE LA QUESTION DE DIEU DANS L'ENSEIGNEMENT DE J. LACAN Un premier pointage dans les Séminaires édités fait apparaitre des allusions appuyées des Le Séminaire, Livre I (Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique). Lacan y condamne ce qu'il appelle « cette niaiserie de Vathéisme scientiste », athéisme purement sentimental, « véritablement incohé- rent » (8), qui pousse par contre-coup la pensée scientiste & faire de la conscience le sommet des phénoménes. La référence se fait beaucoup plus massive dans Le Séminaire, Livre III sur Les psychoses & propos du Dieu du Président Schreber ct du signifiant paternel, On trouve, dans l'analyse que propose Lacan du Dieu schrébérien, une partition proche de la distinction entre le Dieu d’Abraham et le Dieu des philosophes. Schreber vit, en effet, une contradiction entre le Dieu « presque spinozien dont il maintient Tombre » (9) et le Dieu vivant qui entretient avec lui une relation érotique ; l'un qui soutient autour de lui le décor du monde extérieur (done un Dieu principe d'ordre), et Dicu qu'il éprouve comme partenaire et qui le fait souffrir et palpiter. Schreber fait ainsi lépreuve d'un double rapport avec Dieu : sur le plan de ‘audition (du dialogue), du signifiant et sur le plan de sa Présence, & quoi pourtant rien dans son expérience: antérieure ne le préparait, Schreber se trouve affronté & I'Autre Dieu, proche de Celui du Buisson ardent. Et Lacan de louer la finesse des arguments schrébériens, qui, dit- il, ne détonneraient pas dans une discussion théologique La méme référence complexe prend encore de l'ampleur dans Le Séminaire, Livre VII sur L’éthique de la psychanalyse directement & propos de la mort de Dieu et de l'amour du prochain qui en découle. Le renvoi au mythe de Totem et Tabou y est évident et aussi a Moise et le Monothéisme, ot l'on voit que Lacan reprend une préoccupation essentielle de Freud, pour qui la question rel réduisait pas non plus au probléme de l'adhésion personnelle une religion, mais sollicitait, pour tout sujet, la mise en fonction du Pére (du signifiant paternel). Enfin, comment ne pas reconnaitre la référence divine a !ceuvre a travers tout Le Séminaire, Livre XX (Encore) en relation immédiate avec la problématique de IRtre et de Existence ? Si nous élargissons, maintenant, notre investigation aux Séminaires non édités, notre premiére impression se confirme largement, méme & ne citer que les enseigne- ments od! Lacan oppose le plus précisément, en référence directe 4 Pascal, Ie Dieu Abraham et le Dieu des philosophes. Sont a inclure, a ce titre, les Séminaires, Livres XIII (L'objet de la psychanalyse) et XVI (D'un Autre a l'autre) - oi, rap- pelons-le - Lacan propose une lecture minuticuse ct originale du pari de Pascal (10) en relation avec sa propre élaboration de objet (a). A quoi il convient d'ajouter unique legon du séminaire avorté sur Les Noms du Pére (1963) et Le Séminaire, Livre XIX (... 0 pire) qui annonce les formules du Séminaire Encore sur IEtre et lExistence. est également - et pour finir - impossible de passer sous silence le fourmille- ment des énoncés de Lacan qui font mention de Dieu dans Le Séminaire, Livre XXII, R.S.L. (11) dont voici quelques « éhantillons » : « (...) Vau-moins un Dieu, le vrai de vrai, c’est lui qui a appris au parlétre @ faire nom pour chaque chose - le nom du nom-de-nom, du nom-du-Pére » (12). Ou encore : « Dieu est la femme rendue toute », et plus loin : « (...) ce que démontre la paranoia du Président Schreber, qu'il n'y a de rapport sexuel qu’avec Dieu. C'est ca la vérité. Et c'est bien ce qui met en question Vexistence de Dieu » (13). Pour en conelure catégorique- ment : « Je mets au défi chacun d'entre vous que je ne lui prouve quill croit a Vexis- tence de Dieu... Dieu est pere-vers...» Ce simple repérage montre bien l'ampleur et la diversité de la question, bien au- dela, en tout cas, de ce que résoudrait un athéisme ordinaire limité & la non adhésion personnelle & une religion admise et estampillée comme telle. A quoi tient le sérieux de la question religieuse et comment se spécifie-telle Nous avancerons au moins quatre raisons, & mettre en relation non avec toute religion mais avec l'avénement d'une religion présentant cette caractéristique d'tre monothéiste. 1) Seul le cadre d'une religion monothéiste a permis de poser la question de Existence, sous la forme d'abord religieuse de I'Existence de Dieu. Si la question de Existence s'est ensuite émancipée de ce cadre, si elle a trouvé d'autres abris - parti- culigrement dans a logique mathématique, nous y reviendrons - elle a gardé la marque de ce qui I'a permise : le monothéisme, doublé d'une conception de la di té comme édictant des lois, faisant la Loi par son Verbe - ce qui ne correspondait pas Références 19 Pas Tant n° 29 du tout a la conception antique de la divinité, Ainsi interrogation sur I'Existence de Dieu la fait non réductible (Lacan le rappelle, dans Le Séminaire, Livre XVI D'un autre), 2 « une production caduque des prétres ». 2) La fagon religieuse de poser certaines questions - particuligrement sur Existence - a imprégné toute notre culture. C'est la religion chrétienne ~ qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou non - qui nous a fagonnés, et elle est & Vorigine de la science moderne. Lacan a toujours soutenu, & 'encontre d'une idée recue, que science et religion chrétienne font bon ménage, la science moderne trouvant son fon- dement dans la conception chrétienne du verbe créateur (14). En témoigne toute la «« série » des savants « croyants » de Newton a Einstein, 3) Plus précisément encore la bipartition pascalienne entre le Dieu des savants et des philosophes et le Dieu d'Abraham, méme si elle ne recouvre pas les catégories philosophiques de Ewe et de Existence, est une fagon historiquement datée de les repérer en liaison avec l’émergence de la science modeme. Faut-il pour autant consi- dérer le Dieu des savants et des philosophes comme le Dieu requis par la science moderne a lexclusion du Dieu d’Abraham ? Ou convient-il d'envisager des liens plus subtils entre I'émergence de la science moderne et ces deux visages du monothéisme ? Et, d'ailleurs, !origine pascalienne de la bipartition n'est-elle pas de nature & nous mettre sur la voie d'une telle complexité ? Bref, l'opposition entre le Dieu d’Abraham et le Dieu des savants et des philosophes n’est-elle pas & relier aux caractéristiques de la science moderne jusqu’a faire de ces caractéristiques la raison de cette opposition ? 4) Reprenant une préoccupation de Freud, Lacan a eu le souci de ce qui pouvait fonder un véritable athéisme, cest-A-dire pas celui dont se rempardait un scientisme a courte vue, pas non plus ’évolutionnisme auquel Lacan préférait cette autre hypo- these qu‘est le eréationnisme. Car hypothése créationniste a, au moins, cet avantage de marquer « origination de la chatne signifiante comme un ordre distinct », de sorte que « nous ne nous trouvons pas impliquer perpétuellement 'étre dans Vétant, implication qui est au fond de la pensée évolutionniste » (15). Lacan soutient méme que l'idée créationniste est, curieusement, la seule qui permette dentrevoir la possibi- lité de 'élimination radicale de Dieu : c'est en effet dans la seule perspective créa- tiomniste que peut senvisager la suppression de I'intention créatrice comme suppor- tée par une personne. Comment concevoir ce véritable athéisme ? Est-il seulement possible ? Le Séminaire, Livre XI (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse) nous en propose une approche : ce serait non pas que Dieu est mort mais quiil est inconscient. Qu'en est-il de ce Dieu (qui est) inconseient ? Devons-nous le ranger du cOté du Dieu des philosophes ou du Dieu d’Abraham ? IL - LE DIEU DES SAVANTS ET DES PHILOSOPHES Nous l'envisagerons d'abord dans la tradition philosophique qui est son lieu démergence et d laquelle nous renvoient de larges pans de l'enseignement de Lacan. Nous en ferons appui pour préciser le lien de ce Dieu des savants et des philosophes avec les formes modernes de la science. A) Le Dieu des savants et des philosophes dans la tradition philosophique est aussi le Dieu de la raison, c'est-i-dire le Diew que l'on connait en raison. Le Dieu des savants et des philosophes désigne essentiellement Dieu tel quil fait Vobjet des spéculations des grands philosophes de la Raison (Descartes, Malebranche, Leibniz et, bien qu’a part, Spinoza). Malgré d'importantes différences de doctrines, il y a , pour tous ces philosophes, un rapport éxroit et de compatibilité entre la science moderne, telle quelle se développe i partir du XVIK sitcle, et Fidée de Dieu. La science moderne nest possible qu’s partir de Thypothése que 1a nature est connaissable. Et, pour ces savants-philosophes - qui ont aussi fait Ia science de leur époque - non seulement cette présupposition n'est pas incompatible avec 'idée de Dieu, mais elle réclame Dieu comme son fondement, Dans ceite optique, Dieu peut se prouver sur le modele de la preuve mathématique. Il a "évidence d'une implication logique, et il est nécessairement non trompeur afin de garantir les véri- 16s dont la science a besoin pour s'édifier. Cet sans doute Descartes - référence co débuts de la science modeme, avec ce qui représentatif de cette tradition, Descartes sert un projet de science universelle sur le modéle des mathématiques oi Fon rencontre certitude et évidence. Mais, pour lui, les vérités mathématiques sont sans consistance ontologique : elles n'ont pas leur garantie en elles-mémes, Cest-A-dire qu'on ne sait pas si l'on peut s'y fier, Cette double exigence de certitude et dévidence commande le mouvement des Méditations oli Descartes va se trouver confronté a ceci quiil n'est assuré que d'une réalité : sa pensée. Il se met alors en quéte d'un étre autre que Ie sien, étre pouvant causer ses idées, sans quoi il ne peut se prononcer sur leur caractére vrai ou faux. L'hypothese du malin génie sinterpose pour emporter la conviction que je ne puis savoir si mes idées ne sont pas toutes erronées et si je n’en suis pas seul la cause (16). | Orcomment Descartes sort-il de cette impasse ? Fin se reconnaissant une idée qui | ne saurait trouver sa cause en « moi » : lidée de Dieu. En effet, cette idée me repré- | tante de Lacan en ce qui concerne les ‘ensuit pour le sujet - qui est le plus sente « une substance infinie, éternelle, immuable, indépendant, toute connaissante, foute puissante » (17). Sa réalité objective dépasse donc ma réalité, Or selon le prin- cipe de causalité, qui est donné comme une évidence rationnelle et logique et reste done hors du doute, il ne peut y avoir plus de réalité dans effet que dans sa cause. Car une sorte de réalité supplémentaire qui, présente dans effet, serait absente de sa cause, apparaitrait comme n’étant causée par rien, comme ayant pour cause le néant, ce qui, pour Descartes et ses contemporains, serait labsurdité méme (18). Descartes découvrant done que l'idée de Dieu ne peut étre produite en moi par moi, en déduit qu'elle ne peut étre produite que par Dieu lui-méme, D'od il conclut & | Texistence de Dieu. Tel est le mouvement de la Troisitme Méditation ot l'on per- goit clairement en quoi consiste ce cheminement « selon ‘ordre des raisons » (19) qui méne de l'idée de Dieu a son existence ainsi prouvée. De l'idée de Diew dans le sujet son existence hors du sujet (20) : c'est bien un | mouvement analogue, consistant A passer de Vétre A existence qui se rassemble ct | trouve son énoncé le plus clair dans la preuve dite par Kant, dans la Critique de la Reéférences 21 Pas Tant n° 29 22 raison pure, preuve ontologique. Cette démonstration, déployée par Descartes au cours de la Cinquiéme Méditation, prétend aussi prouver Dieu rationnellement. Il 8 agit, en effet, de conclure a existence de Dieu, a partir de analyse méme de son idée, par un procédé conceptuel calqué sur celui des mathématiques. Ainsi de la seule idée du triangle, je puis conclure que la somme des angles d'un triangle est égale a deux droits. Ine s'ensuit pas, pour autant, qu'un triangle existe. Pour Dicu, il en va tout autrement. De la seule idée de Dieu, étre souverainement parfait, st-a-dire possédant toutes les qualités positives, je puis déduire que Dieu existe. i Dieu ne possédait pas l'existence, il lui manquerait une perfection, ce qui est contraire a sa définition. Douter de 'existence de Dieu est done contraire a la raison méme, c'est dé-raisonner. Descartes n’a pas inventé cette preuve, il la reprend de saint Anselme, mais en lui donnant le poids de argumentation mathématique, et en utilisant dans un tout autre contexte de démonstration qu’a 'spoque de saint Anselme. Cet argument qui consiste a faire se conjoindre en un point de suture l'étre et existence de Dieu, avait été condamné par saint Thomas. II sera ensuite réfuté par Kant. Mais c'est la fonction de ces preuves de existence de Dieu qui constitue le contexte particulier de I'époque de Descartes, dans ka mesure oti la connaissance de Dieu n'est plus une fin en soi, mais le fondement de la science. A partir du moment ‘it nous savons - et seulement & partir de ce moment-la - qu'il y a un Dieu parfait, infini, tout puissant (esse = posse), il est clair qulun tel Dieu ne peut étre trompeur. La véracité divine garantit la valeur de notre pensée. Pour 'homme de science carté- sien, Dieu est véritablement en position de « sujer supposé savoir » (21). Cest pour quoi, tant quielle ne juge que selon des idées claires et distinctes, notre pensée est infaillible. Ainsi le rationalisme trouve-t-il son assiette et est fondée la science des idées claires. La boucle est boucl&ée : existence de Dieu est de lordre d'une nécessité logique et participe de son étre. Dans ces formes de rationalisme métaphysique partagé par Malebranche, Leibniz, Spinoza, Dieu apparait toujours comme ultima ratio, comme ens necessa- rium, impossible a ne pas poser comme existant dés que 'on pense clairement. Cest en désaccord avec cette conclusion que Kant récuse l'argument ontologique dans sa « Dialectique Transcendantale » incluse dans la Critique de la raison pure. Kant dénonce la cosmologie rationnelle se voulant une sorte d’hyperphysique, qui parviendrait & connaitre le monde tel qu'il est en soi et non pas seulement dans ses phénoménes. Or, dans cette entreprise, Ia raison se heurte a des antinomies, Lexistence d'un étre nécessaire se heurte & une telle antinomie, puisqu'on peut aussi bien démontrer, avec des arguments d'une logique irréprochable, quill existe un étre nécessaire et quiil n'y a que des étres contingents. La théologie rationnelle, de son c6té, ne peut avancer que des preuves non concluantes de existence de Dieu : en effet, l'argument ontologique, qui, pour Kant, se trouve caché au fond de toutes ces preuves, siégare en faisunt de existence un simple prédicat d'un étre posé par la seule pensée. Car ce qui caractérise existence, Cest précisément qu'elle ne peut étre que la position dune chose hors de la pensée, et par conséquent hors de prise de toute démonstration logique. On trouve donc, ela rement exprimée dans la critique kantienne, lidée que "existence n'est pas réduc- tible A un concept quel quill soit. « Quelles que soient done la nature et létendue de | | | | | | | | { | notre concept d'un objet, il nous faut cependant sortir de ce concept pour attribuer & Vobjet son existence » (22). Il est vrai qu'une existence ne peut pas non plus, dans ces conditions, étre déclarée absolument impossible. C'est pourquoi Kant conclut «Le concept d'un Etre Supréme est une idée trés utile a beaucoup d’égards ; mais par le fait méme qu'il est simplement une idée, il est incapable d'accrottre par tui seul notre connaissance par rapport a ce qui existe » (23). Malgré la critique kantienne, ce Dieu rationnel n’a pas disparu de la scéne philo- sophique, car - comme le rappelle Lacan - il a la vie dure (24) du sujet supposé savoir. A titre d'exemple, on en trouve encore une figure mémorable chez Hegel pour qui la religion est la vie méme de l'Absolu, « L’idée méme de la philosophie (...) est la nature de Dieu comprise. Ainsi, ce que nous appelons Absolu a le méme sens que le terme Dieu » (25). Hegel reconnait dailleurs que le christianisme est la seule reli- gion qui rend possible |'argument ontologique. Car Dieu est I'unique fondement de Tétre et du ce il est aussi fin et, au-dela de l'histoire, unité réalis B) Le Dieu des savants et des philosophes dans I'enseignement de J. Lacan : son lien avec la science moderne Dans Le Séminaire, Livre II, Lacan consacre un long développement & la nécessité pour la science moderne de poser - en pure conformité avec la philosophie classique - un Dieu non trompeur. Cette exigence se maintient de Descartes a... Einstein pour qui Dieu était malin mais honnéte (26). « C'est un acte de foi qui a &ié nécessaire aux premiers pas de la science et de la constitution de la science expérimentale (...). va de soi que pour nous la matiére n'est pas tricheuse (...). Ce pas n'est pas du tout cuit. 11 n'y faut rien de moins que la tradition judéo-chrétienne pour qu'il puisse étre franchi d'une facon aussi assurée » (27). Si la tradition chré- tienne a produit le développement obstiné et audacieux de la pensée scientifique, « c'est bien parce qu'elle a posé un principe unique a la base, non seulement de univers mais de la loi ». Et Lacan ajoute : « Ce n'est pas simplement l'univers qui a &té créé ex nihilo, mais aussi la loi - c'est la que joue tout le débat d'un certain ratio- natisme et d'un certain volomarisme...». Il nest pas douteux que, pour Lacan, ce Dieu-li est du cété de I'8tre, soit de ce quill définit, ds le début de son enseignement dans Le Séminaire, Livre I (Les Gcrits techniques de Freud) comme un fait - disons pour linstant - de langage. Eire et néant « sont essentiellement liés au phénoméne de Ia parole » (28). Ou plus clairement encore : « Avant la parole, rien n‘est ni n'est pas. Tout est déja la sans doute, mais cest seulement avec la parole qu'il y a des choses qui sont ~ qui sont vraies ou fausses, c‘est-a-dire qui sont - et des choses qui ne sont pas » (29). Pour qui « se croit dans le réel, létre n'a aucune présence ». Car du fait de la parole, se creuse « dans le réel le trou, la béance de ’étre en tant que tel ». L'étre et la parole sont complétement liés, Lacan y insiste. « La notion d’étre dés que nous essayons de Ja saisir, se montre aussi insaisissable que la parole. Car l'étre, le verbe méme, nexiste que dans le registre de la parole. La parole introduit le creux de Uétre dans {a texture du réel, Yun et Vautre se tiennent et se balancent, ils sont exactement cor- rélatifs » Rétérences Pas Tant n° 29 24 A Vautre extrémité de enseignement de Lacan, les énoncés du Séminaire, Livre XX ne démentent pas les premiéres formulations, méme si elles sonnent beau- coup plus précisément : « L’éire est, comme on dit, et le non-étre n'est pas. (...) Cet étre, on ne fait que le supposer a certains mots - individu par exemple, ou substance. Pour moi ce n'est qu'un fait de dit », ou encore, en référence a « L’Etourdit », « le propre du dit c'est V’éire » (30), puisqu’s il est certain qu'il n'y a du dit que de Vétre ». Ces quelques extraits de textes cités assez longuement pour indiquer la prégnance et la constance de leur théme, appellent une double remarque. 1) Concevoir I’étre comme un fait de dit ne conduit pas Lacan & une ontologic entendue comme une science de letre, ce dont il sest toujours défendu. Une ontolo- sie supposerait en effet un métalangage. Or il n'y a pas de métalangage. Car si la formalisation mathématique se présente comme un idéal, en tant qu'intégralement transmissible, il y a une objection de taille, c'est que « nulle formalisation de la langue n'est transmissible sans Uusage de la langue elle-méme » (31).On se heurte donc 1a 2 une impossibilité structurale, celle-la méme qui ne pourrait se lever qu’ poser l'étre du métalangage (soit un étre de Vétre, Etre Supréme). Ce que Lacan se refuse A faire : « Ce n'est pas parce que j'ai écrit des choses qui font fonction de formes du langage que j'assure pour autant U'étre du métalangage. Car cet éire, il faudrait que je le présente comme subsistant par soi, par soi tout seul comme le lan- ‘eage de létre ». Tel se retrouverait '@tre dont, depuis toujours, on s‘imagine qu'il doit contenir une sorte de plénitude qui lui serait propre (32), 2) Ce que Lacan appelle, dans le Séminaire « Encore », 'étre du métalangage, crest le Dieu des philosophes, celui que les philosophes ont rencontré dans leur effort de fondement de la science et e’€dification d'une métaphysique rationnelle. Si ce Dieu est 4 ce point « increvable », cst qu'il est un nom de l Autre en tant que lieu de la vérité ; et on ne peut en éprouver le caractére d'impasse quen le prenant au sérieux, ce que font précisément les théologiens. « L'Autre, Autre comme lieu de la vérité, est la seule place quoiquirréductible, que nous pouvons donner au terme de Vétre divin, de Diew pour Vappeler par son nom. Dieu est proprement le lieu ot, si vous m'en permettez le jew, se produit le dieu - le dieur - le dire. Pour un rien le dire a fait Dieu. Et aussi longtemps que se dira quelque chose, 'hypothése Dieu sera Ia > (33). Cest pourquoi il n'y a de vraiment athées que... les théologiens, « a savoir ceux qui, de Dieu, en parlent ». Ce Dieu que Lacan présente ici comme le lieu de la vérité, occupe done la place de Autre du signifiant, et en tant que tel il peut revétir plusieurs figures puisque V'Autre peut recevoir diverses acceptions. Plutét que d’énumérer ses avatars, nous insisterons sur ses aspects principaux, perceptibles sous différents habillages que nous repérerons au passage 1) Sa nature est symbolique. II peut done étre un équivalent du pere cedipien Cette ligne de force apparait clairement dans le Séminaire sur Les psychoses ot Lacan, analysant Athalie, met en évidence la place organisatrice, structurante de la crainte de Dieu (34). Mais c'est surtout un des thémes dominants du Séminaire, Livre VII dans les legons consacrées a la mort de Dieu (35). ‘A.ce point, se retrouve l'analyse freudienne de Totem et Tabou (36) oit se mani- feste A Févidence la nature totémique, cest-2-dire symbolique du pére cedipien. Or le Dieu des Chrétiens est de cette lignée. Dans la religion chrétienne, Dieu est issu de ce que le pére est mort : « puisque c'est le pére mort a lorigine que Dieu dessert, tui aussi était mort depuis toujours ». Lacan s'appesantit, dans Le Séminaire, ivre VII (37), sur le « res singulier christocentrisme » de Freud. En effet, le mes- sage monothéiste du Christ s'achéve dans son meurtre pour autant que vient prendre place, dans le seénario, le meurtre du Grand Homme (Moise). Et ce meurtre n'a lui- méme de pouvoir que de résonner sur le fond du meurtre inaugural de 'humanité, celui du pére primitif, Désormais, la loi morale sera lige au meurtre du pére. Du mythe de Torigine de la loi ainsi reconstitué par Freud, sont sortis depuis 'animal totem jusqu’a Dieu le Pere. Dans cette mesure, le mythe du meurtre du pére est bien Je mythe d'un temps pour lequel Dieu est mort. Suivons avec Lacan (mais pas sans Freud) l'enchainement des raisons qui nous conduisent de la mort de Dieu 3 l'amour du prochain, « Mais si Dieu est mort pour nous, c‘est qu'il Vest depuis toujours », Freud le disait déja. « Hl n'a jamais été le pére que dans la mythologie du fils, c‘est-d-dire celle du commandement qui ordonne de Faimer, lui, le pere, et dans le drame de la passion qui nous montre quil ya une résurrection au-dela de la mort ». Autrement dit, « homme qui a incarné la mort de Dieu est toujours la », avec ce commandement « qui ordonne d'aimer Dieu ». C'est face X quoi Freud s'arréte (38), et du méme coup il bute sur l'incompréhensible amour du prochain (39) qui lui reste opaque, provoquant un sentiment di Lexpliquer suppose que 'on pergoive que dans I'Evangile sarticule la solidarité de la mort de Dieu et de l'amour du prochain, La mort de Dieu motive et relance Vamour du fils meurtrier pour le pére, le liant aux autres sur fond de culpabilité et de rachat (de quel péché sinon du meurtre du pére ?). ly adonc un certain message athée du christianisme et ce message n'est autre que la mort de Dieu le Pére. ‘Quel rapport entre ce Dieu quill faut aimer et respecter et le Dieu des savants et des philosophes ?” En quoi la tradition de Mun est-elle lige & la tradition de Vautre ? Crest justement parce que Dieu est mort qu'un message a pu étre véhiculé : celui dun Dieu maitre du monde, et dont les attributs sont ceux d'une pensée qui regle le réel (oi1 'on retrouve le Dieu d’Akhénaton dont le Moise freudien est pour une part Vhéritier) (40). Autrement dit, le Dieu des philosophes est un Dieu mort, ou plus exactement il suppose la mort de Dieu. « Voila, selon Freud, le Diew auquel a pu Sadresser ce sentiment qui n'est pas a la portée de tous : Vamor intellectus Dei » Sur la base de la croyance en ce Dieu principe dordre et aimé en tant que tel, une science a pu sélever, « celle qui s‘exprime dans les termes suivants, toujours repris & Vhorizon de notre visée - le réel est rationnel, le rationnel est réel » (41). Telle est la grandeur de ce Dieu des philosophes qui ‘oppose au Dieu des croyants donnant tout son poids & l'entreprise cartésienne de fondation d'un Dieu qui ne soit pas menteur. La thése qui soutient cette fonction tres particulidre du christianisme trouve a se formuler dans un énoncé, selon lequel le Dieu de la tradition chrétienne est un « Diew-symptome, Diew totem autant que tabou ». S'il peut prétendre au mythe c'est que il fur le véhicule du Dieu de vérité ». C'est par le biais de ce Dieu totem et tabou « qu’a pu venir au jour la vérité sur Dieu, c'est-d-dire que Dieu a &é réellement tué par les hommes, et que la chose ayant été reproduite, le meurtre primitif a été rache- 16. La vérité trouva sa voie par celui que U'Ecriture appelle sans doute le Verbe, mais Reéférences Pas Tant n° 29 aussi le Fils de 'Homme, avouant ainsi la nature humaine du pere ». Le meurtre du fils est une fagon de payer la dette envers le pere, mais au prix de humaniser, c'est- a-dire de le nier en tant que Dieu, Dieu est mort mais il reste le Nom-du-Pére et il suffi a la philosophie. Sous cet aspect du pére symbolique oedipien, il fallait done a la science le Diew des Chrétiens, qui fait ainsi le lit du Dieu des philosophes. 2) Un autre versant de ce pere hai-aimé en tant que mort se rencontre dans le Dieu de la Providence (42). Il est une figure du pre imaginaire, fondement de image providentielle de Dieu, & qui le sujet peut attribuer son bonheur, mais aussi son malheur. La version sadienne de I'Etre Supréme en méchanceté en est un spéci- ‘men dont on pourrait montrer la proximité avec le Dieu des philosophes. L'Ete Supréme en méchanceté peut, sur le versant du signifiant dont il est un effet imaginaire, étre identifié a la pulsion de mort que Lacan épingle comme « une sublimation créationniste » (43). La pulsion de mort, imaginarisée par Sade, est en effet « lige a cet élément structural qui fait que, dés lors que nous avons affaire a quoi que ce soit dans le monde qui se présente sous la forme de la chaine signifiante, ily a quelque part, mais assurément hors du monde de la nature, Yau-dela de cette chaine, Vex-nihilo sur laquelle elle se fonde et s‘articule comme telle ». L'Etre ‘Supréme sadien n’estil pas une représentation imagée de cet « ex-nihilo », envers du Dicu providentiel ? Le Dieu de la Providence, dont Sade anime un des avatars possibles qui compor- te lui aussi sa part de vérité, est d'autant moins négligeable détre celui que Kant rejoint comme postulat de la raison pratique, & partir de ceci que rien ne satisfait ici- bas les exigences de 'action morale. Comment ne pas reconnaitre un retour du (au) Dieu des philosophes dans cet appel en faveur d'une religion « dans les limites de la simple raison > ? (44). ‘A ce point de notre travail, nous pouvons donc, en résumé, considérer que : - le Dieu des philosophes est ~ il tient son étre du signifiant = mais il n'est lui-méme qu'un signifiant vide. « Sans doute le cadavre est-il bien un signifiant, mais le tombeau de Moise est aussi vide pour Freud que celui du Christ pour Hegel. Abraham a aucun d’eux n’a livré son mystére » (45). Iy a, dans Fenseignement de Lacan, plusieurs fagons de parvenir & cette these. Nous en rappellerons deux repérables respectivement dans les Séminaires, Livres VII (L'éthique de la psychanalyse) ct XVI (D'un Autre a l'autre). Correspondant & des moments différents de Venseignement de Lacan, elles permet- tent une différence douverture que nous ticherons dexploite! 1) La mort de Dieu s’écrit $ (A), soit comme un signifiant du manque dans TAutre (46). Le sigle S(A) tel qu'il se présente dans la forme complete du graphe du désir « s‘indique comme la réponse derniére a la garantie demandée @ VAutre du sens de cette loi articulée au plus profond de l'inconscient. S'il n'y a plus que manque, 'Auire défaille, et le signifiant est celui de sa mort ». 2) Malgré tous les efforts des philosophes, il sien est trouvé, par exemple Pascal avec son pari, pour rouvrir le trou dans le discours. La « débilité mentale » des phi- losophes a été de croire que le signifiant Dieu pouvait boucher le trou et méme les plus malins des athées (Voltaire par exemple) ont admis un Etre Supréme (47). Si le pari de Pascal constitue une formidable rupture avec le Dieu des philo- sophes, c'est quill porte non pas d'abord sur I’étre (les philosophes abordent toujours Dieu sur le versant de I'étre, méme pour conclure 3 son existence) mais sur l'existen- ce de Dieu. Cest le pari d'un homme qui a opté pour le Dieu d’Abraham, le Dieu vivant de l'Ancien Testament (on pourrait dire aussi celui de Schreber, si ce n’est que pour Schreber, justement, il ne peut s‘agir d'un pari). Autrement dit, que Dieu soit (en tant que signifiant qui vient boucher un trou, le trou de Autre...) implique-t-il qu est clair que Lacan opte pour l'inexistence du Dieu des philosophes. Dés Le Séminaire, Livre VII, & propos du pére (@edipien) en tant que normalisateur du désir, il prévient : « Mais cet effet [de normalisation] ne se produit sous son mode favorable quiautant que tout est en ordre du cité du Nom-du-Pére, eest-a-dire du cété du Dieu qui n'existe pas » (48), ce qui ne Vempéche nullement de figurer comme Etre Supréme et pivot de lunivers. Le Dieu des philosophes n'a guére plus dexistence que le pére cedipien, c'est-2-dire pas plus qu'un signifiant. Cette premiére réponse rend-elle caduque la question de existence de Dieu ? La thse de linexistence du Dieu des philosophes est-elle 4 maintenir quand il s'agit du Dieu d’Abraham qu'invoque Pascal, non pas dans le pari, mais dans le « Mémorial », petit bout de papier que Pascal portait toujours sur lui et qui commémorait la fameu- se nuit de feu de sa conversion ? (49). En quoi ce Dieu de la Religion Révélée differe-t-il du Dieu des philosophes ? En quoi permet-il de reposer Ia question de I'Existence ? Et surtout maintient-il un rap- port autre que d'exclusion avec la science modeme ? II - LE DIEU D'ABRAHAM Nous em possible avec la science moderne en tant qu'elle se confronte a la limite de Existence d'un réel qu’elle ne peut totalement évacuer, A) Le Dieu de la Révélation Judéo-Chrétienne Les historiens des religions mettent en évidence qu'avec la Révélation de Ancien Testament, nous sommes pour la premiére fois en présence d'un véritable monothéisme. S'il y avait cu, auparavant, des formes paiennes de monothéisme, elles, placaient un Etre Supréme au sommet d'un panthéon de dieux. « Dans histoire de Vidée de Dieu, le monothéisme juif représente le dépassement de tout polythéisme, de tout dualisme et de toute idolazrie » (50). Freud, pour sa part, n’en doutait pas qui opposait le Moise héritier d'Akhénaton (51) au Moise Midianite, Le Dieu Révélé de la Bible est un Dicu vivant, qui crée et sauve le monde. La Révélation contient I'intervention de Dieu en faveur du peuple qu'il a élu, le peuple diIsraél. La Révélation se confond avec histoire méme d'Israél, Dieu qui parle et Dieu qui agit, tel est le Dieu biblique. II n'est done d'abord ni « le Diew cosmique » ni le Dieu « qui rend compte de l'intelligibilité du monde ». C'est le Dieu vivant, par- Références 27 Pas Tant n° 29 28 tenaire de homme (le Dieu de I'Alliance) dont les enfants d'Tsraél font 'expérience & partir de son action. L'identification de ce Dieu au Dieu créateur apparait tardive- ment, lorsque la création sera elle-méme comprise comme un bienfait et congue comme !'événement auquel les théologiens feront remonter l'histoire du salut. ‘On peut done poser comme un principe qu'il n'y a de révélation de I'étre méme de Dieu qu'a l'occasion de son action (sur le monde ou sur 'homme). « La Bible noffre donc pas une réflexion sur Vétre de Dieu et ses grands atiributs comme en propose la théologie postérieure ». En conséquence de quoi le Dieu de la Bible est & la fois le Dieu tout proche et le Dieu tout autre, évoquant ainsi I'« extimité » de la Chose (clas Ding) freudienne. Un moment capital de la rencontre de Dieu et des hommes est bien sir figuré dans le récit du Buisson ardent, oii Dieu se révéle 4 Moise, épisode crucial dont Lacan a fait plusieurs lectures/reprises. Nous verrons avec quel enjeu. Contentons- nous pour linstant de rappeler que Moise y questionna Dieu en ces termes : « S‘ils [les enfants d'Istaél] demandent quel est ton nom, que leur répondrai-je ? ». Dicu dit alors A Moise : « Ehevé asher éhyéh » (52), et plus loin « ehevé » (je suis) devient sujet. Ce qu’on peut traduire par « Tu leur diras : "Je suis" m’a envoyé vers vous ». Pour rassembler les traits principaux du Dieu d'Abraham, on peut dire qu'il est & la fois le Dieu agissant (I'« Actant »), le Dieu Saint et le Dieu « vers-nous » (un « Tu» pour Fhomme), - Actant il est le vivant infatigable (53) qui n'est soumis ni A espace ni au temps Tl se manifeste localement (dans des lieux privilégi¢s), mais aussi les cieux ne peu- vent le contenir, « I/ est partout et tous les peuples sont devant lui comme un néant » (54). ~ Sa sainteté n'est pas une qualification morale, mais ce qui le distingue de tout le eréé immergé dans le péché. On peut dire que la sainteté est ordre dexistence de Dieu. Elle est un feu dévorant (comme en témoigne Iépisode du Buisson ardent). Ce feu n’anéantit pas seulement le pécheur, il est aussi purificateur. Dieu est immensé- ment différent parce qu'il est amour. Sainteté et amour se combinent dans Tes rap- ports de Dieu a son peuple et ce double caractére fait Dieu Juge et Sauveur. Les pro- phétes tendront a chercher dans amour de Dieu la raison qui fit dlsraél le peuple élu, L'Alliance est alors comparée & des fiangailles ou a un mariage entre Yahvé et Israél (55). ~ Cest enfin le Dieu proxime. Bonté, fidélité, miséricorde expriment cette proxi- mité de Dieu qui se rassemble dans sa volonté de salut confondue avec son mystére. Ce Dieu infiniment éloigné, mais aussi infiniment proche, est un « Tu » pour I'hom- ‘me, et, surtout, Ia Parole est l'instrument de son dialogue avec les hommes. I est en cela profondément différent des divinités grecques en ce qu'il soutient le « tu » dans son appel (56). ‘Nous terminerons ce trés succint rappel par quelques remarques de nature a éclai- rer le profit que fait Lacan de cette référence biblique. ~ Le Diew-Epoux est en méme temps le Dieu-Pére. Mais il est remarquable que dans !'Ancien Testament, il n'est pas évoqué comme tel. On trouve simplement des énonciations que Dieu profere sur lui-méme par la voix des prophetes (sur le mode : « Tu m'appelleras mon pere »). On peut done noter que l'Ancien Testament est plu- 10t discret sur la désignation de Dieu comme Pere. Il faudra attendre le Nouveau Testament pour que le nom de Pere devienne le nom propre de Dieu. S'y confirme que le christianisme est une religion des fils, de la culpabilité filiale. En revanche, c'est le Dieu de l'Ancien Testament qui, aprés avoir ordonné & Abraham de lui sacrifier son fils Isaac, arrétera son bras au moment du sacrifice. Lacan a repris cette scéne a différents moments de son enseignement (57), notant que le bélier égorgé a la place d'lsaac est IA au titre d'ancétre totémique (58). ~ On rencontre dans la Bible deux noms pour le Dieu d'Abraham. El (avec sa forme plurielle Elohim qu'utilise Lacan dans son unique legon sur les Noms du Pere) et Yahvé. El désigne la divinité dans Vensemble du monde sémitique. Le Nom de Yahvé, révélé 4 Moise, n'a de sens que pour Israé| qui fait l'expérience de sa Présence. B) Le Dieu d'Abraham et la question de lexistence : leur rapport avec la science moderne Lacan retient de Yahvé que c'est le Dieu qui parle, mais aussi que son nom est imprononcable (59). II parle, parcil en cela & la vérité en tant qu'elle parle. A partir du Séminaire, Livre III (60), Lacan a proposé plusieurs traductions de la parole (« Ehevé asher éhyéh ») par laquelle Yahvé répond & la question de Moise sur son nom; En effet, la traduction couramment admise « Je suis celui qui suis » est sans doute la moins convenable, car elle va dans le sens de l'ontologic. Apres le Séminaire sur L'éthique de la psychanalyse et la legon de novembre 1963 sur Les Noms du Pére, Lacan s‘oriente vers une traduction radicalement diffé- ascher » c'est « ceci », ou encore « ce que », D'oi la formulation « Je suis ee térét parce qu'on y bute sur 'opacité de ce « ce que » qui rente : que je suis ». Elle retient reste comme tel irrémédiablement fermé. Encore plus clairement, Lacan propose «Je suis ce que je est », quill reprend en « Je suis ce quest le je » (61). Dans le « je est », il ne faut, bien sdr, pas entendre l'appel de Vétre, finalement Etre Supréme gre & quoi il y aurait un univers. Car nous serions ramenés au Dieu des philo- sophes, Dieu qui ne serait plus protégé comme innommable. Dans la derniére traduc~ tion « Je suis ce qu’est le je », le « est » revient & énoncer dans le je « ce qui donne le fond de la vérité en tant quelle parle » Quand le Dieu de la Bible décline limpératif des Dix Commandements, il ne fait quénoncer les lois du « je parle ». « Les Dix Commandements sont proprement Van- tiphysique, et pourtant pas moyen sans s‘y référer de dire la vérité » (62). Dans sa référence insistante au Dieu d’Abraham et avec sa recherche d'une tra- duction plus juste de la parole par laquelle se manifeste de Dieu « dont on peut dire qu'un Dieu ca se rencontre dans le réel », Lacan pose la question de existence et non plus seulement de 'étre. Nous considérerons le déploiement de cette question sous deux formes : ~ A travers la relecture que propose Lacan du pari de Pascal et donc en liaison directe avec l'opposition pascalienne du Dieu des savants et des philosophes et du Dieu d’Abraham (63) ; ~ A partir de la reformulation de la question de 'existence de Dieu, telle qu'elle est permise par la logique mathématique, soit une des formes les plus exemplaires de la science modeme. Cette réélaboration de la question est une des avaneées que Lacan 29 Pas Tant n° 29 30 effectue dans Le Séminaire, Livre XIX (... ou pire) (64) et qui marquent les énon- cés des demiers séminaires, dont ne pour autant, le vocable Dieu. a) Le pari de Pascal Rappelons que la nouveauté fabuleuse du pari consiste en ce que le doute y porte non seulement sur [tre de Dieu (je ne peux savoir ce quil est), mais aussi sur son existence (je ne peux pas savoir non plus s'il existe). Méme si elle me pousse a parier pour, la raison ne peut me fournir aucune certitude de existence de Dieu. Rappelons aussi que, pour Lacan, important du pari n'est pas tant dans le carac- tre radical du suspens quiintroduit le doute pascalien, que dans la division qu impose - et que Kant reprendra - entre l'étre et lexistence. Ainsi apparait, peut-étre pour la premiére fois, une réflexion sur I'Existence elle-méme. Pour la pensée antique - la logique aristotélicienne en témoigne -, le « il existe » faisait difficulté. A partir du moment oi 'existence est détachée de etre, elle ne peut se concevoir comme I'existence d'un Dieu substantiel. Dieu n'est rien de représentable, fiit-ce par un nom, Cela revient & poser de I'insignifiable. Autrement dit, le pari porte sur l'exis- tence méme de I'Autre (en tant que Dieu des philosophes). Mettant en question le Dicu des philosophes, le pari de Pascal met en question lexistence de ! Autre, et en évidence la structure du champ de Autre comme divisé au regard de 'étre méme. Ce qui, dans le graphe du désir sinscrit S(A). Dénongant Ia division de I'Autre, le pari vient sous la plume de Pascal sous la forme du réel absolu qui s‘énonce « croix ou pile ». Parier sur lexistence de Dieu, est jouer & pile ou face, et s'en remettre a l'intervention du hasard (65). Leextréme pertinence de Pascal est avoir retrouvé le hasard au point ultime de la nce moderne. En quoi il ne céde pas & l'idéalisme. Il faut, en effet, pour dépasser Vidéalisme, en arriver & un terme oii ce n'est que du réel en tant que butée quill s'agit. ‘On voit done que, pour Lacan, le probleme de existence de Dieu rejoint la ques- tion de existence d'un réel, soit de I'Existence tout court. Sans doute était-ce déja la préoccupation de Pascal. Quant 3 Lacan, c'est bien dans la perspective de I'élabora- tion de lobjet (a) - de ordre du réel - qu'il relit le pari (66). Lacan soutient que les avaneées de la logique mathématique permettent de refor- muler la question de 'existence, ce qui en tenait lieu avant la venue au jour de cette logique, c'est bien le questionnement sur I'existence de Dieu. On comprend mieux alors pourquoi se demander si Dieu existe ne se réduit pas & une production caduque des prétres. Dans Le Séminaire, Livre XVI, Lacan montre que cette question trouve sa structure plus fondamentale dans l'énoneé : « le savoir se sait-il lui-méme ou de sa structure est-il béant ? », dont d'autres versions - plus ou moins paradoxales, plus ou moins provocatrices - sont possibles, telles que « Diew croit-il en Dieu ? » ou « Dieu est mort, mais il ne le sait pas » ! A quoi il ne peut étre répondu que par l'impossibilité d'un savoir absolu, ce qui aboutit a faire du lieu de la vérité qui garantirait le sujet un Autre troué (67). Pascal I'avait aussi pergu, pour qui la question de existence de Dieu rejoignait la question de 'existence du sujet. ‘Que la réponse de Pascal prenne la forme d'un pari est le résultat d'un déplace- ment de la question de existence de Dieu rendue intraitable dans Vordre du signi- fiant. L'acte du pari manifeste la sortie de cet ordre. La décision est remise au hasard, c'est-A-dire A la cause (cause derniére), en tant quielle se distingue de ta Joi (68). L'intérét de Pascal pour les jeux de hasard (& propos desquels il labora la regle des partis) peut étre évoqué ici. Et dans le méme ordre de préoccupations liées la confrontation du sujet & une limite du symbolique, les questions de Schreber pour savoir si Dieu pouvait prévoir les numéros de la loterie qui vont sortir (69). Ainsi l'incohérence du pari de Pascal, loin d’étre due & un défaut de sa vigilance dans la rigueur conceptuelle, n'est autre que l'indice de sa rencontre avec le (Dieu) réel. Nest-ce pas ce que le christianisme appelle la Grice ? La rencontre avec Dieu en tant qu'il existerait est celle d'une limite, qui ne peut tre franchie que par un saut (sot) qui est celui de la conversion (70). Cependant le témoignage d'un sujet affronté & ce qui le divise, ne suffit pas & ier le statut de existence, qui reste done problématique. Cest a Vexpliciter que Lacan continue & s'attacher & partir de la logique frégéenne (71) et de l'extraction de 1'Un dexception (imaginarisé dans la figure de !'Urvater freudien) (72) des formules de la sexuation, élaborées en marge du Séminaire, dans les entretiens de Sainte-Anne sur Le savoir du psychanalyste (73). +b) La question du statut de l'Existence En tant que limite du symbolisable, I'Existence apparait comme se rapportant & une nécessité logique. Freud 'avait approchée avec le « mythe scientifique » du pére de la horde de Totem et Tabou, oi il conelut son analyse sur la nature du toté: misme par le recours hypothése darwinienne du meurtre du pere origine! dont il pose logiquement existence. De méme, si la raison ne permet pas de trancher sur existence de Dieu, c'est elle qui conduit Pascal & parier (pour). Poser Existence la limite du symbolisable est donc une affaire de discours, puisqu'e if n'y a de nécessité que dite » (74). Plus radicalement encore, il ne peut y avoir de nécessité que « logique », car « la nécessité (cevarn) ne commence quia Vétre parlant et aussi bien tout ce qui a pu apparaiwe s‘en produire, est toujours le fait d'un discours ». Or, dans cet ordre du discours, il s'opére une distinction fondamentale entre fence et le néant. C'est important pour définir le statut de lexistence, car ce qui Soppose a l'existence, ce n'est pas le néant, c'est l'inexistence qui justement n'est pas... le néant. Cest !@tre - et non lexistence - qui soppose au néant. Liinexistence, en effet, a un lien direct avec la nécessité (soit ce qui ne cesse pa de s'écrire), La nécessité est ce qui, avant d'étre produit, ne peut qu’étre supposé inexistant, ce qui veut dire étre posé comme tel dans le discours. La catégorie de lin- existence vise ce qui, pour ne s'étre pas (encore) produit, n’en est pas moins nécessai- re (Vlorvoryxn grecque est de ce registre qui commande linévitable). L'intérét clinique de ce mode de linexistence se saisit si on T'llustre du symptéme, qui se range du cOté de la nécessité en ce qu'il commande le sujet, Fentrafnant dans un enchainement, inéluctable détre logique. Mais la nécessité du symptéme a comme « préalable », Vinexistence de la vérité qu'il suppose. « Vous réalisez & chaque instant, pour autant que Vinconscient existe, la démonstration dont se fonde Vinexistence comme préa- lable du nécessaire (...). Voila pour le symptme en tam qu'il se rattache dla vérité qui n'a plus cours » (75). Références 31 Pas Tant n° 29 32 Dans ordre des phénoménes - qui a tout son poids dans la clinique avec ce quill emporte de « pressentiments » et autres pré-connaissances de lavenir - l'inexi tence appelle done la nécessité. On ne peut poser comme inexistant que ce qui est de Vordre de la nécessité. Mais dans l'ordre du discours, |'inexistence suppose la nécessité dont elle est issue. Ainsi Lacan peut-il affirmer sans contradiction : « Ce n’est pas ce qui est inexistant qui compte, c‘est justement la supposition d’inexisten- ce, laquelle n'est que conséquence de la production de la nécessité. L’inexistence ne fait question que d’avoir déja réponse » (76). En définitive, Vinexistence ne se pro duit que dans l'aprés-coup de la nécessité. La logique frégéenne fraye un chemin en nous permettant de préciser que l'in- existence - soit tout autre chose que le néant - c'est le zéro, Frege sinterrogeant sur Ie statut du nombre, régresse jusqu'a la conception du concept en tant que vide, c'est- a-dire en tant qu'il ne comporte (subsume) aucun objet. En cela il n'est pas néant puisquil est concept, mais il est concept de l'inexistence. C'est une fagon tout a fait claire de donner statut & Tinexistence, puisqu'elle vient « aw symbole qui ta désigne conime inexistence, non pas au sens de ne pas avoir d'existence, mais de n'étre exis tence que du symbole qui la ferait inexistante et qui, lui, existe ». Ce quest précisé- ment le zéro, dont on connait la place fondamentale dans explication de Frege qui est conduit a fonder le nombre 1 sur le concept de I'inexistence (Ie 26r0). De ce point de vue - qui distingue clairement I'inexistence et le néant -, Dieu est, méme sii est inexistant; il est, méme sii inexiste. Puisque Tinexistence n'est pas le néant, elle est compatible avec I'étre en tant que fait de dit. Dieu est en tant que ‘Nom, comme le pére en tant que Nom-du-Pére, II ne s‘ensuit pas qu'il existe. En définitive, linexistence est conjointe a "Etre dont elle apparait comme une modalité, les deux étant de Tordre logique de la nécessité. Rien 1a qui permette de définir I'Existence. L'Existence, quant & elle, ne ressortit pas de la nécessité mais de impossible (soit de ce qui ne cesse pas de ne pas s‘écrire, objectant ainsi a la néces- sité), Or impossible, par définition, ne peut pas se prendre dans une définition. Le « véritable impossible », celui « qui se démontre », Vimpossible « tel quill Sarticule » est celui qui se rencontre au terme des « scribouillages » (sic) de la logique. La logique, menée au bout de ses productions, rencontre quelque chose qui existe, non a la fagon de T'étre, mais comme constituant « la limite de ce qui peut tenir de Vavancée de Varticulation d'un discours ». Or Ye Réel (en tant qu'il existe) nest autre que cet impossible qui ne peut se transgresser. « C'est ca le Réel. Son approche par ta voie de ce que j‘appelle le Symbolique, ce qui veut dire les modes de ce qui s'énonce par ce champ, ce champ qui existe, du langage, cet impossible en tant qu'il se démontre, ne se transgresse pas » (77). Sans doute cette limite n'est-elle pas établie une fois pour toutes, elle est mouvante, fuyante et variable dun sujet & autre, mais reculer une limite ne I'annule pas. Comme T'indique sa rencontre a I'issue d'un travail dans le champ du langage, existence ne tient pas d'elle-méme. Il n'y a pas de définition positive et autonome de existence. Il n'y a d'existence que dans un rapport, et d'abord un rapport a I'nexis tence en tant quelle n'est pas le néant : « ‘existence déja dans sa premiére émergen- ce s‘amorce tout de suite, s’énonce de son inexistence corrélative et inversement ». Plus rigoureusement, « ex-sistere », Cest « ne tenir son soutien que d'un dehors qui nest pas » (78). Et Lacan ajoute : « c'est bien la ce dont il s‘agit dans I'Un. Car dla vérité doi surgit-il ? ». Sil n'y a « rien qui soit aussi glissant que cet Un » (79), est qu'il ne peut surgir que de ce qu'il n'est pas, c'est-2-dire l'Autre. Pour faire surgir I'Un, il faut prendre appui de I'Autre. L'Un n'est pas pour autant un Autre de Autre. Il n'est pas non plus son envers, plutot est-il son point d'aboutissement, une impasse, une impossibilité de I’ Autre Cette accentuation de I'Un que Lacan scande sous la forme répétée «¥ a a’T'UN », prend son relief de la modernité du « il y a » dont les langues anciennes n’offrent pas déquivalent. Quant & UN qu'il y a, son mérite est qu'il « semble se perdre et porte a son comble ce qu'il en est de Vexistence jusqu'a confiner & Vexistence comme telle, en tant que surgissant du plus difficile a atteindre, du plus fuyant dans l'énon- gable » (80). Ce point d'aboutissement de notre travail suggre plusieurs commentaires dont nous préférons Vouverture a la fermeture d'une impossible conclusion, * La question de L'Un ne pouvait, en toute rigueur, se poser qu'avec accompa gnement d'une religion monothéiste. Le « Un » en question, c'est le « Un Dieu » du monothéisme. * Doit-on soutenir que la mathématisation seule atteint un réel comme son reste ? I nest pas douteux que, pour Lacan, la meilleure fagon de prouver que le champ de l'Autre est inconsistant (81) nous est fournie par les mathématiques. En effet, elles operent désespérément pour que le champ de l'Autre tienne comme tel. C'est bien le meilleur moyen de prouver qu'il ne tient pas, car on y tombe sur la dimension du non décidable, soit sur un point oi il ne peut étre tranché ni dans un sens ni dans Vautre (le point du « croix ou pile » du pari de Pascal). Ainsi est-il soutenable qu’ il n'y a pas d'autre existence de 'Un que existence mathématique » (82). Cependant un réel est aussi atteint par le discours analytique, ce qui le fait compatible avec la mathé- ‘matisation (83). Ce réel n'est pas réalité, mais fantasme. Le fantasme qui corréle le sujet & l'objet (a) se confirme done bien étre ce par quoi le sujet entre dans le réel (84), * Dieu est bifide et attient, dans Tune et Vautre de ses versions, a la science moderne : - Cest le Dieu des philosophes, soit le zéro de Frege, le concept vide, la symbol sation d'un trou dont on espére qu'il en est ainsi bouché, En tant quiétre/Autre (de la signifiance), il inexiste parce qu'il est inconsistant, - Cest le Dieu d’Abraham, soit I'« au-moins un Dieu » (85). En tant que Réel il ex-siste, ou plutot c’est & son propos que se pose la question de I'Existence, & condi- tion de n’entendre par 14 aucune substance. Comme on le pergoit, « ca ne fait pas dewx Dieux, mais ca n’en fait pas non plus un seul » (86), puisque I'Autre qui n'existe pas fait !'Un qui ex-siste. * Le vérituble athéisme n'a effectivement pas pour formule que « Dieu est mort », car une telle formule ne tranche pas sur la question de lexistence. Fonder « Vorigine de ta fonction du pére sur son meurtre » nlempéche pas Freud de protéger le pare (87). Si la véritable formule de l'athéisme peut étre que « Dieu est inconscient », Cest & situer linconscient comme du « non réalisé » (88), ni Gtre ni non étre, mai réel insubjectivable. Ce qui revient a préciser le statut de ce « non réalisé » jusqu’a soutenir que « /‘inconscient c'est le réel (...) cest le réel en tant qu'il est troué » (89) par le signifiant, puisque, faire trou, c'est, en somme, la seule définition du signifiant. Reéférences 33 Pas Tant n° 29 * Le Dieu des savants et des philosophes est un produit de la science moderne. II est Fllusion d'un signifiant ultime suscité par cette science et qui la garantirait. Il niannule pas le Dieu d'Abraham qui ressurgit comme son reste & Tissue de l'opération logique, lorsque elle est poussée a cette extrémité oi elle rencontre de Vindécidable. Ceest le point d'articulation du Dieu du pari de Pascal, point de division de Vétre et de existence, qui accompagne le moment d’émergence de la science moderne, dont on comprend alors qu‘elle n'évacue pas I'« ignorance féroce » du Dieu Yahvé (90) Notes 1, Le présent article est une version révisée d'un chapitre de notre these détat soutenvec en avril 1991 sous intinulé :De enfant au sujet: langage et cause en psychanalyse. 2. B, Pascal « Mémorial », in Euvres complates, Paris : Gallimard (Bibliotheque de la Pléiade), 1954, p. 554 3.4, Lacan « La méprise du sujet suppose savoir ,Seilicet (1), 1968, p. 89. 4, Premigre et unique legon du Séminaire interrompu sur Les Noms du Pere (legon 20-11-1963). 5. §. Froud” Dune conception de univers », in Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, Paris Gallimard, 1971 6.5, Lacan « La science et la vérité », Rerits, Paris: Seuil, 1966, p. 858, 1.4, Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1991, p. 102 8. J. Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1978, p. 63. 9, J, Lacan, Le Séminaire, Livre TIT, Les psychoses, Paris : Seuil, 1981, P80. 10, Voir C. Laterrasse Une guise de Fohjet (a) : le pari de Pascal, Pas Tant (20), juillet-décembre 1988, 11, J. Lacan Le Séminaire, Livre XXII, R.S.L, (1974-1975), texte établi dans Ornicar 2, n° 2.85 inclu. 12... Lacan Le Séminaire, Livre XXL, op. 13. Tid 14, J. Lacan Le Séminaire, Livre XXIV, L'insu que sait de Mune-bévue s'aile A mourre, Ornicar ? (17-18), print, 1979 : « (..) tout ce qui s'énonce jusqu’a présent comme science est suspendu a Tidée de Dieu. La Science et la religion vont irés bien ensemble, cst un diew-ire. Mais ca ne présume aucun réveil. Heureusement, ily un trou », p. 21. Cest Lacan qui souligne 15, J. Lacan Le Séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Paris : Seu, 1986, pp. 252- 53, ois Lacan écrit encore plus clairement : « dans la pensée évolutionniste, Dieu, pour n'étre nommable nulle part est litéralement omniprésent » 16, La caractére « bofteux » de la rédaction de ce passage dénonce la difficulté & reproduire la ‘démonstration cartésienne autrement que dans le regisire de lnonciation. 17. R. Descartes, « Méditation Troisitme : De Dieu ; quill existe », Les Méditations, in : (Euvres et lettres, Paris : Gallimard (Bibliothque de La Pléiade), 1953, p. 294. 18, Ibid, pp. 289-290, « (..) est une chose manifeste parla lumiére naturelle, qu'il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente ct totale que dans son effet : car doi est-ce que Tefet peut trer sa réalité sinon de sa cause ? et comment cette cause la Iui pourrit-clle communiquer, si elle ne avait en elle-méme ? Et de 10 il suit, non seulement que le néant ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c'est-2-dire qui contient en soi plus de réalité, ne peut étre une suite et une dépendance du moins parfait » 19, Initulé de Vouvrage devenu un classique que M, Guéroult consacra a Descartes : Descartes selon ordre des raisons, Paris : Aubier, 1953, 20, Descartes construit autres preuves de lexistence de Dieu. Ainsi Dieu se prouve non plus Ornicar ? (5), hiv. 1979-1976, p. 20. ‘comme cause de son idee, mais comme cause du moi ayant son idée, ou encore en tant que déduit de la théorie dela création continuée. On pergoit done quel prix Descartes aecordait cette tiche de probation divine qui revient, chaque fois, & partir de la pensée vers étre pour conclure de I'ére a existence. 21.J, Lacan, Le Séminaire, Livre XI, op. cit, p. 204 22. E, Kant, « Dialectique Transcendantale », Livre Il: « Des raison pure», in ; Critique de la raison pure, op. cit. p. 430. 23. Ibid. pp. 430-431. On trouve aussi chez Kant la critique dune psychologie raionnelle se antant de connaitre Hime. 24.1. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, op. cit, legon du 412.1968, 25. G.WEE Hegel, Lecons sur la philosophie de la religion, vol. 1, Notion de ta religion, trad. de Fallemand par J. Gibelin [Begriff der Religion]. Paris : Vrin, 1959, pp. 34-35. 26, Dans Le Séminaire, Livre XIII, L’objet de la psychanalyse (1965-1966) inédit, Lacan rappelle galement la répugnance d!Binstein pour cette demigre rélité qui ne serait qu'un joueur de dé et son atta- ‘chement pour un étre supposé non trompeur. 27. J. Lacan, Le Séminaire, Livre THI, op. cit, p. 77. Et plus loin : « Cest Ia radiealité de Ia pensée judéo-chrétienne qui consiste & poser quil y a quelque chose qui est absolument non trompeur » 28, J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, op. cit. p. 297. Bt Lacan précise : « Cest dans la dimension de etre que se site la tripartition du symbolique, de limaginaire et du réel ». 29, Ibid, p. 254 20, J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, op. cit, pp. 107 et 93. Cest nous qui soulignons 31. Ibid, p. 108 32. Ibid. p. 128, 33. Ibid. pp. 44-45 ; « dieu », « dieur > et « dire » sont soulignés par Lacan, la suite par nous. On trouve aussi: « . i est impossible de dire quoi que ce soit sans aussitOt Le faire subsister sous la forme de Autre » 34. J. Lacan, Le Séminaire, Livre Ill, op. cit, p. 302. 35.4. Lacan, Le Séminaire, Livre VIL, op. cit. pp. 197-209, 36. 8, Freud, Totem et Tabou, Pars : Payot, 1981 37, J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIL, op. cit, pp. 205 207. 38, CT. S, Freud, Malaise dans la civilisation, 2° é¢,, Paris : PUR, 1981, pp. 61 & 64. Freud y pré- tend que face a Texigence sociale du « Tu aimeras ton prochain comme toi-méme , « nous ne pouvons nous défendre d'un sentiment de surprise devant son étrangeté ». Lstranger parat, en effet, plus souvent attrer Phostlité que Vamour, Quant & la « logique » gui voudrait que Lon doive Faimer comme soi-méme parce qu’ennemi, st, daprés Freud, « un eas analogue au eredo quia absurdum » (p. 64). 39, 5 Lacan, Le Séminaire, Livre VIL op. cit. pp. 227 40. S. Freud, Moise et le monothéisme, Paris: Gallimard, 1948, pp. 81-82. 41. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIL, op. cit. p. 212. Cest nous qui soulignons. A ce titre, Lacan rend hommage a Spinova, qui incarna parfaitement cet amour. 42, Lacan lévogue in ; Le Séminaire, Livre VIL, op. cit. p. 355, 43. Ibid, p.251 4. Selon Vintitulé d'un ouvrage de Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1792), Paris: Vrin, 1951 45. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir >, in: Berits, op. cit, p. 818, 46, Cest la version du Séminaire, Livre VIL, op. cit. p. 227. 47, J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, legon du 12.02.1969. Lacan en excepte Diderot qui « avait «dia entrevu que la question est celle du manque quelque part et rés précisément en tant que le nommer, ‘est y fourrer un bouchon, rien de plus > 48. J, Lacan, Le Séminaire, Livre VIL, op. cit, p. 213. Cest nous qui 49. A Ia date du 23 novembre 1654. 50. Voir larticle « Dieu » in ; Eneyclopedia Universalis, vol. 5 (en particulier la contribution de C. Getiré sous Fintitulé « Laffitmation de Dieu », pp. 576-581) dont nous nous sommes aidée dans ce rappel ards synthétique 51. S. Freud, Moise et le monothéisme, op. cit, p. 82. ‘52, Souvent rendu par « Je suis celui qu suis », traduction que Lacan récuse. sments dialectiques de la raison oulignons Reéférences 35 Pas Tant n° 29 36 53, La Sainte Bible, Is., XLI, 4, « Le Dieu étemel.. qui ne se fatigue ni ne se lasse ». 54, La Sainte Bible, PS, CXXXIX, 7-12, 555. Sur la fortune que connurent ces métaphores nuptiales, voir notre these, op. cit., cha « Mystique et psychanalyse ». '56, Voir J. Lacan, Le Séminaire, Livre IIL, op. cit, pp. 323-324. 57, Dans Le Séminaire, Livre XVI (D'un Autre A autre), en date du 12 février 1969 et deja dans Je Séminaire interrompu sur Les Noms du Pere, en 1963 (od dans sa legon inaugurale qui Fut aussi la seule, Lacan commente le tableau du Caravage, « Le sacrifice Isaac », conservé au Musée des Offices & Florence). 58. < Ce quElohim désigne pour sacrifice & Abraham 2 la place d'Isaac, sarace », Les Noms du Pere, inédit 59, J, Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, op. cit. legon du 12,02.969. 60. J. Lacan, Le Séminaire, Livre Il, op. cit., pp. 323-325 1 Lacan souligne longuement Faspect problématique du « Je suis » de « Je suis celui qui suis ». 61, J, Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, op. cit. legon du 4.121968. 62, Ibid., legon du 11.12.1968, et déj Le Séminaire, Livre VIL, op.cit., pp. 84 et sq. Cette « anti- physique » fait obstacle & Thyperphysique deja énoneée par Kant. 63. Llanalyse du pari de Pascal ayant fait Fobjet d'une contribution préeédente, nous nous bornerons ‘hen rappeler les éléments indispensables & notte présent travail 64.1, Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, .. ou pire, (1971-1972), inédit 65. CE. C. Laterrasse « Une guise de objet (a): le pari de Pascal », ar. ct (66. A cet égard, Le Séminaire, Livre XVI renoue explicitement avec les questions du Séminaire, Livre VIL. 67.1. Lacan, Le Séminaire, 668. CF, J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, op. cit. pp. 69. 1. Lacan, Le Séminaire, Livre IT, op.cit., p. 144 “10, Le jeu de mots nous est évidemment soufflé par lexhorzation de Pascal & s'abétir, ce qui ne va pas sans une certaine abdication de la raison raisonnante. 71, Lacan introduit la rétérence 8 la logique frégéenne partir du Séminaire, Livre XVII, L'envers de la psychanalyse (legon du 11.03.1970) ; voit aussi Le Séminaire, Livre XIX, op. cit.,legon du 19.01.1972, "72. Il sagit du pere de la horde en tant quil fait exception & la fonction plllique, Cf.J. Lacan. Le ‘Séminaire, Livre XX, op. cit. p. 74. 73.1. Lacan, Le savoir du psychanalyste, Conférences inédites données & | H6pital Saint-Anne entre Je-4 novembre 1971 et le 1" juin 1972. 74,1. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, op. cit legon du 12.01.1972, 75. Ibid. 76, Ibid, c'est nous qui soulignons. 7 Ibid, legon du 8.03.1972. 78. Tid, logon du 15.03.1972. Cest nous qui soulignons. 79. Thid., econ du 803.1972. 80, Ibid. legon du 15.03.1972. C'est nous qui soulignons. 81. Terme & prendre précisément sans son sens mathématique. 82. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, op. cit. legon du 17.05.1972. 3. J Lacan, Séminaire, Livre XX, op. cit, p. 118. ‘Comptes rendus censeignement (1964-1968) », Ornicar ? (29), été 1984, p. 16 (CR. du Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme,-1966-1967, inédi). 85, Ceest aussi « le Dieu de la castration » ou encore « la ferme rendue toute » au cas od elle existe- rait J, Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, op. cit, legon du 11.03.1975) 86, J, Lacan, Le Séminaire, Livre XX, op. cit, p. 71. Lacan produit cet énoncé a propos de la jouls- sance féminine en tant quelle supporte une face de I'Autre, « a face Dieu » 87.J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, op. cit. p.58. 88. Ibid..p. 26. 89. J, Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, lecon du 15.04.1975, Orniear ? (5), hiv. 1975-1976, p. 50. 90, J, Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, op. cit. p. 158. Jest son ancétre, le dieu de wre XVI, op. cit. legon du 27.11.1968. 4.25:

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