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25/10/2018 Athéisme et noms divins dans la psychanalyse

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Athéisme et noms divins dans la psychanalyse

François Balmès

Chez  Freud,  l’évolution  des  positions  sur  Dieu  et  la  religion  se  fait  sur  fond  d’un 1
athéisme passablement univoque. Lacan pourtant dira : Freud ne croit pas en Dieu.
Parce qu’il opère dans sa ligne [1] .

À  le  suivre  lui­même  à  travers  les  différentes  formules  paradoxales  qu’il  a  pu  en 2
donner, l’athéisme n’est rien de simple. Il implique une confrontation constante avec
la  question  de  Dieu.  Sur  ce  sujet,  plus  que  sur  tout  autre,  joue  le  fonctionnement
lacanien  général  de  réouvrir  la  question  chaque  fois  qu’il  a  donné  un  énoncé  qui
paraît la trancher. Le paradoxe et l’énigme chers au style de Lacan sont sur ce thème
poussés  à  leur  extrémité.  Ainsi  par  exemple,  Lacan  en  rajoute  sur  le  paradoxe
nietzschéen du « Dieu est mort » avec des énoncés comme « Dieu est inconscient »
ou  «  Dieu  ne  croit  pas  en  Dieu  ».  Il  y  a  là  sans  doute  une  stratégie  de  l’analyste
enseignant  qui  trouble  et  provoque  l’entendement  de  l’auditeur,  laisse  ouverte  la
question  des  questions  comme  un  bon  professeur  de  philosophie,  mais  cela  tient
aussi à la chose même et à l’implication en elle de celui qui parle.

Dans  le  séminaire  L’éthique…,  Lacan  assume  encore  l’énoncé  «  Dieu  est  mort  » 3
comme  vérité  historiale  de  notre  époque.  Il  pose  même  que  c’est  à  partir  de  là  que
Freud  élabore  le  mythe  du  meurtre  du  père  dans  Totem  et  tabou  et  Moïse  et  le
monothéisme.

Mais  la  lecture  qu’il  en  donne  alors  est  entièrement  différente  de  la  version 4
heideggérienne. Comme Heidegger – et à la différence de Freud – il distingue alors
un Dieu­raison et le Dieu de la foi. Mais le dieu dont il commente la mort n’est pas le
Dieu de la métaphysique, mais celui qui s’est annoncé à Moïse dans le buisson ardent.
Il  reprend  bien  la  thèse  freudienne  centrale  de  la  mort  du  père,  mais  en  faisant  du
Christ  le  porteur  de  l’annonce  de  cette  mort,  ce  qui  n’est  pas  sans  appui  freudien,
mais est repris tout autrement et s’écarte singulièrement de Nietzsche [2] .

Par  la  suite,  l’effectivité  de  l’athéisme  comme  donnée  historiale  de  l’époque 5
apparaîtra de plus en plus incertaine. « Dieu n’a pas fait son exit », déclare­t­il dans
le séminaire Encore en 1973 [3] . Est­il besoin de rappeler que partout hors d’Europe
l’évidence immédiate, quoi qu’elle vaille, va dans ce sens ?

Dans  le  séminaire  Les  quatre  concepts…  (1964),  Lacan  oppose  «  Dieu  est 6
inconscient » à « Dieu est mort » comme formule véritable de l’athéisme moderne –
c’est souvent ce qu’on retient de la position lacanienne. Cet énoncé énigmatique porte
à la fois l’idée d’un athéisme spécifiquement psychanalytique, et, implicitement, celle
que  c’est  la  psychanalyse  qui  permettrait  de  venir  à  bout  de  certaines  formes
manifestes  ou  latentes  de  croyance  en  Dieu,  sinon  de  la  question  même  de  son
existence.

D’autre part, « Dieu est inconscient » dit qu’il y a quelque chose d’irréductible dans ce 7
que porte ce nom de Dieu, et que l’expérience de l’inconscient met en évidence. Cette
interprétation  de  l’aphorisme  de  1964,  certes  non  exhaustive,  est  celle  que  je  vais
développer ici.

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La  double  position  d’un  athéisme  interne  à  la  psychanalyse  –  non  seulement  de  sa 8
difficulté, mais d’un caractère indépassé de la question de Dieu et de son existence –
passe  par  la  désignation  des  lieux  de  cette  question  en  des  termes  qui  sont  partie
constitutive  de  l’expérience  psychanalytique  dans  la  formulation  et  l’écriture  qu’en
donne Lacan.

On  voit  que  si  plusieurs  parmi  les  plus  importants  penseurs  qui  se  réclament  ou 9
s’inspirent  de  Lacan  professent  un  athéisme  sans  phrase,  à  travers  des  déclarations
dont  le  simplisme  se  voudrait  radical,  du  genre  :  «  Il  n’y  a  nul  dieu  »,  ou  par  des
reconstructions de la pensée de Lacan dont sont forclos la question et jusqu’au nom
de Dieu, c’est évidemment leur droit, mais il s’agit là de positions qui contredisent un
point nullement secondaire de l’élaboration de Lacan et ne sauraient s’en autoriser.

N oms divins  : N - -P
om du ère

Si  chez  Freud  tout  se  ramène  au  Père,  Lacan  décline  les  points  de  contact  de  la 10
psychanalyse avec ce qui s’appelle Dieu en une multiplicité de termes, pour lesquels
je  propose  l’appellation  de  «  Noms  divins  dans  la  psychanalyse  ».  La  diversité  des
lieux où se marque l’irréductibilité de la question de Dieu dans la psychanalyse et des
déterminations  qui  en  sont  données  dérive  de  deux  termes  également
fondamentaux : le Père, principalement en tant que Nom­du­Père ; et l’Autre grand
A, dans les multiples déterminations qui se succéderont pour ce signifiant majeur de
l’entreprise lacanienne. Ces deux termes ne sont certes pas sans rapport. Nous avons
pu  montrer  que  leur  élaboration  simultanée  dans  le  séminaire  Les  psychoses  se
faisait  dans  une  dépendance  réciproque  complexe,  mais  où  la  position  de  l’Autre  A
conditionne la possibilité d’isoler la fonction Nom­du­Père [4] .

À partir de ces deux points, on pourrait montrer que se dessine une autre critique de 11
l’ontothéologie que celle développée par Heidegger.

Je  me  limiterai  à  quelques  indications  sommaires.  En  un  sens,  il  y  a  accord  pour 12
distinguer le (ou les) Dieu(x) de la métaphysique et le Dieu de la foi que Lacan pour
sa  part  rattache  primordialement  à  la  révélation  du  buisson  ardent,  le  Éhyèh  asher
éhyèh  qu’il  lit  à  contre­pied  de  toute  ontologie  «  Je  suis  qui  je  suis  »  –  non  pas
comme  l’être  qui  s’annonce  lui­même,  mais  comme  refus  de  se  nommer.  Ces  deux
dieux,  selon  des  déterminations  définies,  trouvent  une  place  nécessaire,  voire
cruciale,  dans  l’expérience  analytique  telle  qu’on  peut  la  penser,  la  question  de
l’athéisme ne se posant pas de la même façon d’un côté et de l’autre. Parallèlement, à
travers  un  cheminement  et  un  débat  complexes,  Lacan  entend  démarquer  la
psychanalyse de toute pensée de l’être, non seulement celle que Heidegger nomme la
métaphysique, mais aussi bien celle de Heidegger lui­même.

Pour  en  venir  au  thème  propre  de  cet  article,  la  jonction  entre  termes 13
psychanalytiques et « Dieu » est à interroger en un double sens.

Qu’est­ce  qui,  d’un  côté,  justifie  que  tel  terme  de  la  théorie  psychanalytique  soit 14
désigné comme lieu de la question de Dieu ? Qu’est­ce que cette désignation apporte
à l’intelligence et à l’usage possible de ce terme dans la psychanalyse ? Inversement,
quels attributs de ce qui dans l’histoire s’est appelé Dieu sont mis en cause, ou alors
ajoutés  au  titre  de  la  psychanalyse  comme  intelligence  de  ce  nom  de  Dieu  ?  Ce  qui
produit donc un double va­et­vient.

Par exemple : le « Nom­du­Père » illustre la démarche de Lacan qui va chercher dans 15
le vocabulaire de la foi un signifiant qu’il importe dans la psychanalyse, à l’inverse du
mouvement  freudien  d’expliquer  et  de  réduire  le  Dieu  de  la  religion  à  partir  de  la
psychanalyse (même si nous avons tenté de souligner que la démarche dans Moïse et
le monothéisme est singulièrement plus complexe).

Cette importation du Nom­du­Père a l’intérêt d’isoler dans la multiplicité des aspects 16

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freudiens  du  père  une  dimension  spécifique  qu’il  met  en  valeur.  Il  sépare  la
dimension  signifiante  du  père  d’autres  attributs,  notamment  imaginaires  ou  réels.
Citons  un  passage  du  séminaire  L’identification  qui  présente  de  façon
particulièrement claire l’implication nécessaire dans la psychanalyse de Dieu comme
signifiant, mais seulement comme signifiant :

17
Ce  que  nous  apportons  qui  renouvelle  la  question,  c’est  ceci  ;  je  dis  que  Freud
promulgue, avance la formule qui est la suivante : le père est Dieu ou tout père
est Dieu. Il en résulte, si nous maintenons cette proposition au niveau universel,
celle qu’il n’y a d’autre père que Dieu, lequel d’autre part, quant à l’existence, est
dans la réflexion freudienne plutôt aufgehoben, plutôt mis en suspension, voire
en  doute  radical.  Ce  dont  il  s’agit,  c’est  que  l’ordre  de  fonction  que  nous
introduisons avec le Nom du père est ce quelque chose qui, à la fois a sa valeur
universelle, mais qui vous remet à vous, à l’autre, la charge de contrôler s’il y a
un père ou non de cet acabit.
S’il n’y en a pas, il est toujours vrai que le père soit Dieu. Simplement, la formule
n’est confirmée que par le secteur vide du cadran [5] , moyennant quoi, au niveau
de  la  phasis,  nous  avons  il  y  a  des  pères  qui  remplissent  plus  ou  moins  la
fonction symbolique que nous venons d’énoncer comme telle, comme étant celle
du Nom du père, il y en a qui, et il y en a que pas  [6] .

Réduction  à  la  fonction  symbolique  qui  permet  de  situer  le  Nom­du­Père  comme 18
signifiant d’exception – sans exclure les implications théologiques du père imaginaire
ou  du  père  réel.  Plus  précisément  encore,  la  spécificité  du  nom  propre  parmi  les
signifiants,  ou  de  la  fonction  de  nom  du  signifiant  dans  la  psychanalyse  dans  son
rapport au sujet va s’appuyer sur ce nom très singulier qu’est le nom de Dieu.

La  problématique  théologique  des  Noms  divins  avec  sa  dimension  paradoxale  dans 19
toute la tradition théologique vient en appui pour situer la fonction Nom­du­Père.

Ce  qui  justifie  l’appellation  de  «  Noms  divins  dans  la  psychanalyse  »,  c’est  que 20
complémentairement à ce mouvement d’importation – outre qu’après tout, il n’y en a
pas tant que ça dans les signifiants lacaniens, même si celui­ci est de poids –, c’est le
mouvement de sens contraire qui désigne tel terme comme Dieu. Ainsi, à propos du
Nom­du­Père,  Lacan  peut  dire  de  façon  raccourcie  dans  un  passage  célèbre  du
Sinthome,  mais  souvent  cité  de  façon  tronquée  :  «  L’hypothèse  de  l’inconscient,
Freud le souligne, est quelque chose qui ne peut tenir qu’à supposer le Nom­du­Père.
Supposer le Nom­du­Père, certes c’est Dieu […] [7] . » Implication théologique radicale
de la psychanalyse qui semble aujourd’hui plus aisément retenue par ceux qui en font
un  élément  à  charge  contre  Lacan  que  par  ceux,  analystes  ou  philosophes,  qui  se
réclament de lui. C’est Dieu, mais ce n’est pas n’importe quel Dieu. Et si je puis dire,
ce  n’est  pas  tout  de  Dieu.  Non  seulement,  c’est  le  Dieu  du  message  biblique  et  pas
celui  des  philosophes [8] ,  mais  ce  Dieu  est  saisi  par  une  certaine  dimension  –  par
exemple,  par  la  toute­puissance,  qui  est  aussi  un  attribut  du  Dieu  biblique  et  pas
seulement de celui de la théologie imprégnée de philosophie, et que Lacan assigne au
père imaginaire – dont il dira qu’il apparaît dans l’expérience analytique, notamment,
comme celui qui m’a si mal foutu.

Mais  la  difficulté  est  bien  là.  Dire  «  c’est  Dieu  »  n’est  pas  une  égalité  réversible [9] . 21
C’est  rajouter  au  terme  psychanalytique  en  question  –  le  père  –  ce  que  le  nom
« Dieu » véhicule dans la culture, la foi et la théologie, de façon globale, ou en tout cas
indéterminée.  Même  à  préciser,  point  essentiel  à  développer,  que,  justement,  c’est
comme  nom  ineffable  que  Dieu  est  mobilisé.  C’est  bien  aussi  pourquoi  Lacan  disait
vers la même époque que seuls pouvaient être athées ceux qui de Dieu en parlent, à
savoir  les  théologiens.  La  conviction  moyenne  des  athées  modernes  n’est­elle  pas
plutôt  qu’ils  peuvent  se  passer  d’en  dire  quelque  chose  ?  Quelque  chose  de  moins
sommaire que « Il n’y a nul Dieu ».

Du côté de la théologie, la question des « Noms divins » s’enracine dans la discussion 22

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de l’inadéquation du langage à dire ce qu’est Dieu – le nom de « Dieu » n’étant lui­
même  qu’un  parmi  d’autres  –,  ce  qui  conduit  le  Pseudo­Denys  à  soutenir  à  la  fois
qu’aucun nom ne convient et que tous conviennent.

Chez  Lacan,  le  point  qui  conjoint  l’abord  par  le  Père  et  l’abord  par  l’Autre,  c’est  la 23
réponse donnée à Moïse l’interrogeant sur son nom, que Lacan interprète comme un
refus de se nommer avec la traduction (déjà mentionnée) « Je suis qui je suis ». C’est
donc  au  point  du  symbolique  en  tant  que  déterminé  par  un  défaut,  un  trou  central,
diversement approché, que Lacan situe les points de contact entre la psychanalyse et
ce qui se nomme Dieu :

24
Ce qu’il faut arriver à bien concevoir c’est le trou du Symbolique en quoi consiste
cet interdit [de l’inceste]. Il faut du Symbolique pour qu’apparaisse individualisé
dans le nœud ce quelque chose que, moi, je n’appelle pas tellement le complexe
d’Œdipe,  c’est  pas  si  complexe  que  ça.  J’appelle  ça  le  Nom­du­Père.  Ce  qui  ne
veut rien dire que le Père comme Nom, ce qui ne veut rien dire au départ, non
seulement  le  père  comme  nom,  mais  le  père  comme  nommant.  Ça,  on  ne  peut
pas dire que là­dessus les juifs soient pas gentils, hein ! Ils nous ont bien expliqué
que  c’était  le  Père,  le  Père  qu’ils  appellent,  le  Père  qu’ils  foutent  en  un  point  de
trou qu’on ne peut même pas imaginer n’est­ce pas ? « Je suis ce que je suis », ça
c’est un trou, non ! Ben, c’est de là que par un mouvement inverse car un trou ça
– si vous en croyez mes petits schèmes – un trou, ça tourbillonne, ça engloutit
plutôt, hein, puis il y a des moments où ça recrache. Ça recrache quoi ? Le Nom.
C’est le Père comme Nom [10] .

J’énumère ici ces principaux noms que nous ne pourrons examiner en détail – le pas­ 25
tout étant celui que nous étudierons pour finir :
le Nom­du­Père, terme ultérieurement passé au pluriel – « Les noms du père » –,
titre  du  séminaire  interrompu  définitivement  lors  de  la  rupture  de  1963.  Par
ailleurs, dans la dernière période, sera introduite la distinction entre Père du nom
et père nommant ;
l’Autre ;
l’Autre de l’Autre – celui qu’il n’y a pas… ;
le désir de l’Autre ;
S(Ⱥ) ;
le sujet supposé savoir ;
le dire (le « dieure ») ;
la jouissance ;
la jouissance de l’Autre ;
ce qui supporte la jouissance féminine en tant que pas­toute ;
la personne supposée au refoulement ;
l’ex­sistence par excellence ;
le pas­tout ;
la  femme  –  celle  qui  n’existe  pas  en  tant  que  La,  justement,  et  donc  la  femme
rendue toute.

N oms divins  : D ’
ieu et l Autre

L’Autre grand A est introduit comme le lieu de l’adresse radicale, par­delà l’adresse 26
au semblable – lieu du tiers symbolique entre deux semblables (autres imaginaires),
requis  par  la  dimension  de  la  parole  qui  se  pose  toujours  en  vérité,  spécialement
quand  elle  est  menteuse.  Pour  en  rester  au  plus  simple,  sa  définition  première  et  la
plus constante : l’Autre est le lieu où la parole se pose en vérité – et donc lieu de toute
garantie  –  d’où  se  déduit  bien  vite  son  inexistence.  Il  est  aussi  le  lieu  du  signifiant,
renommé  lieu  du  savoir,  notamment  inconscient.  C’est,  avec  le  Nom­du­Père,  le
second nom divin majeur dans la psychanalyse, second parce que moins directement
freudien, mais logiquement antérieur. Est­ce cette implication théologique de l’Autre

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25/10/2018 Athéisme et noms divins dans la psychanalyse
–  fût­elle  argument  pour  l’athéisme  –  jamais  démentie  par  Lacan,  qui  fait  que  tant
d’analystes lacaniens en sont plutôt embarrassés ?

Lacan souligne la « jonction conceptuelle » à laquelle nul n’avait pensé avant lui entre 27
la  dimension  de  cet  Ailleurs  radical  et  «  l’Autre  scène  »,  lieu  de  l’inconscient
freudien [11] . Dans le séminaire L’acte… il indiquera que tout part de là – tout, c’est­à­
dire toute la reformulation lacanienne de la psychanalyse.

Si sa mise en place se fait en recourant à la fois au Dieu de Descartes et au Dieu de la 28
révélation  mosaïque  qui  seront  ultérieurement  opposés,  il  est  pourtant  d’emblée
défini comme un lieu et non pas comme un être.

Il  sera  désigné  à  la  fois  comme  lieu  irréductible  de  la  question  de  Dieu,  et  comme 29
façon de laïciser, ou mieux, d’exorciser « le bon vieux Dieu [12]  ».

30
Cet Autre, il est là depuis un bout de temps, bien sûr. On ne l’avait pas vraiment
dégagé  parce  que  c’est  une  bonne  place  et  qu’on  y  avait  installé  quelque  chose
qui y est encore pour la plupart d’entre vous, qui s’appelle Dieu. Il vecchio con la
barba ! Il est toujours là. Les psychanalystes n’ont vraiment pas ajouté grand­
chose à la question de savoir, point essentiel, s’il existe ou s’il n’existe pas. Tant
que  ce  ou  sera  maintenu,  il  sera  toujours  là.  Néanmoins,  grâce  à  la  bulle,  [il
s’agit  de  la  figure  topologique  du  cross­cap]  nous  pouvons  faire  comme  s’il
n’était pas là. Nous pouvons traiter de sa place [13] .

Remarquons  qu’à  suivre  ce  texte,  à  la  différence  d’autres,  l’athéisme  de  la 31
psychanalyse  resterait  plutôt  méthodique.  La  place  de  Dieu  y  est  nécessaire,  et  on
peut faire comme si la question était réglée par la négative. « Il est toujours là », la
question  de  son  existence  n’est  pas  tranchée  historialement  et,  quant  à  la
psychanalyse,  s’expriment  à  la  fois  quelque  chose  comme  l’attente  déçue  d’une
avancée décisive sur cette question et le même mouvement que celui, cité plus haut
pour le Nom­du­Père, du Nom­du­Père, décalé vers le versant de Dieu comme l’Autre
–  qui  reviendra  avec  l’idée  de  s’en  passer  à  condition  de  s’en  servir  :  cette  fonction
très  spéciale  à  l’égard  de  la  théologie,  c’est,  dans  les  deux  cas,  celle  de  la  topologie
dont  on  perçoit  mieux  la  portée.  Encore  reprendra  l’articulation  ainsi,  «  Que  le
symbolique soit le support de ce qui a été fait Dieu, c’est hors de doute [14]  ». On voit
bien  aussi  que,  pour  Lacan,  cette  place  ou  cette  dimension  de  la  structure  est
antérieure à ce que quelque théologie que ce soit peut en faire.

La fonction de l’Autre va donner lieu à deux écritures distinctes, grand A d’une part, 32
S(Ⱥ)  d’autre  part,  signifiant  l’Autre  en  tant  que  défaut  central  du  symbolique,  qui
s’exprime  de  multiples  façons,  à  la  fois  défaut  d’un  garant  de  la  loi,  absence  de
réponse pour le sujet à la question de son être, inexistence de l’Autre de l’Autre, mais
plus tard inexistence de l’Autre lui­même (à partir de La logique du fantasme).

N oms divins  : S(Ⱥ)


S(Ⱥ)  est  une  des  écritures  centrales  –  qui,  en  un  sens,  condense  à  soi  seule  la 33
structure en tant que telle – dont, parmi les multiples lectures proposées par Lacan
au  cours  de  son  enseignement,  bon  nombre  sont  mises  en  relation  avec  Dieu,  sous
différents angles. Il y a certes d’autres abords de cette écriture, notamment à partir de
la  logique  mathématique.  Mais  il  ne  sont  pas  alternatifs.  Un  séminaire  comme  La
logique du fantasme, par exemple, conjugue étroitement ces deux discours, le logique
et le théologique, de même que le séminaire D’un Autre à l’autre.

À  l’égard  du  Père  en  tant  que  Nom­du­Père,  qui,  au  moment  de  l’élaboration  de  la 34
métaphore  paternelle,  était  précisément  défini  comme  l’Autre  de  l’Autre [15] ,  la
position  du  théorème  définitif  «  Il  n’y  a  pas  d’Autre  de  l’Autre  »  modifie  la
perspective en posant qu’il n’y a pas de garant de la loi symbolique, même si le Nom­
du­Père  tient  cette  fonction  pour  un  sujet,  conditionnant  un  rapport  relativement
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tempéré des trois registres R, S et I. Lacan remarque dans Encore, s’expliquant avec
les tentatives philosophiques d’expliciter son ontologie, « ce que je dis, c’est ce qu’il
n’y a pas ». Et de fait les énoncés d’inexistence scandent le parcours lacanien. Ils ne
sont pas les plus faciles à interpréter.

Pour  autant  que  Dieu  serait  celui  qui,  par  excellence,  et  seul,  pourrait  tenir  cette 35
fonction, on peut se demander quelle est la modalité de ce « Il n’y a pas », car pris du
côté du rapport entre le père et Dieu, cela ne règle manifestement pas la question de
Dieu  –  qui  viendra  justement  s’inscrire  en  ce  point  de  S(Ⱥ).  Cela  désigne  la  place
qu’occupe  le  Nom­du­Père  comme  une  place  vide.  Finalement,  c’est  au  regard  du
Dieu­raison – Dieu philosophique, du côté de l’Autre en effet, que ce « Il n’y a pas »
se pose.

Dans  La  logique  du  fantasme,  Lacan  franchit  un  pas  dans  la  négation  et  présente 36
successivement  deux  lectures  de  S(Ⱥ)  qu’il  hiérarchise,  mettant  chacune  en  relation
avec Dieu.

La première est que l’Autre n’existe pas, l’Autre comme lieu de la vérité. Cette thèse 37
s’établit  sur  le  plan  logique  par  l’inexistence  d’un  unique  ensemble  de  tous  les
ensembles.  Ce  point  est  mis  explicitement  en  corrélation  avec  l’athéisme
contemporain à partir du Dieu philosophique comme lieu où préexisterait le savoir. Il
n’existe  pas,  mais  dès  qu’on  parle,  on  le  pose.  En  ce  sens  (qu’il  n’existe  pas),  on  ne
peut le dire mais on peut l’écrire.

De cette même écriture, il donnera une seconde lecture, qui va plus loin : l’Autre est 38
un Autre marqué, marqué du signifiant – et donc de la castration. Lacan l’introduit
aussi à partir de Dieu, le Dieu du Éhyèh asher éhyèh qui se dérobe à la question de
son nom et qui se manifeste en même temps comme un Dieu qui désire et qui parle.
En ce point il indique que les mystiques sont moins bêtes que les philosophes.

En 1968, le texte capital pour notre propos, « La méprise du sujet supposé savoir », 39
reprendra dans le contexte de la « Proposition » sur la passe cette dualité, soutenant
avec Pascal l’opposition entre le Dieu des philosophes et des savants – dont le nom
psychanalytique  est  le  «  sujet  supposé  savoir  »,  Dieu  pour  l’appeler  par  son  nom,
dont  nous  allons  reparler  –,  et  le  Dieu  d’Abraham,  d’Isaac  et  de  Jacob  avec  son
appellation  biblique,  dans  la  ligne  duquel  situer  le  Nom­du­Père  –  sans  cette  place
marquée,  dit  Lacan,  la  psychanalyse  se  réduit  à  un  délire  schrébérien.  Chacun  des
deux dieux opposés par Pascal reçoit donc un nom de structure qui l’implique dans la
pratique  analytique,  tout  en  relevant  d’un  destin  très  distinct  :  s’il  est  question  de
chute du sujet supposé savoir à la fin de la cure, se passer éventuellement du Nom­
du­Père, voire « parier du père au pire [16]  » est une tout autre question.

Dans  Encore,  après  d’importantes  transformations  concernant  les  rapports  de  la 40


jouissance et du langage, liés et non plus opposés (« là où ça parle ça jouit et ça ne
veut rien savoir de plus » succédant comme principe à « la jouissance est interdite à
qui parle comme tel [17]  »), cette écriture S(Ⱥ) va en venir à être réinterprétée comme
ce à quoi a rapport la jouissance féminine, Dieu là aussi – prolongeant la ligne qui dès
1967 mettait cette écriture du côté de l’Autre auquel ont affaire les mystiques.

Athéisme psychanalytique et sujet supposé savoir

Le sujet supposé savoir est l’un de ces termes que nous appelons « Noms divins dans 41
la  psychanalyse  »  à  propos  duquel  un  athéisme  proprement  psychanalytique  est
affirmé le plus clairement.

Le  sujet  supposé  savoir  est  posé  comme  un  équivalent  de  Dieu  dans  cette  fonction 42
divine  d’être  le  lieu  d’un  savoir  qui  est  là  avant,  avant  qu’il  vienne  au  jour,
préexistence  qui  rend  compte  de  la  possibilité  de  ce  savoir.  C’est,  si  l’on  veut,
l’attribut de l’omniscience, mais sous un jour particulier, qui est plutôt de l’ordre de la

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possibilité même d’un savoir rationnel en prise sur le réel. L’histoire de la philosophie
et des sciences démontre qu’il y a une pente qui pousse dans cette direction certains
des plus grands esprits rationnels. Lacan soulignera plusieurs fois que non seulement
Newton en a besoin – dont les préoccupations théologiques vont bien au­delà –, mais
qu’Einstein  le  pose  encore.  Lacan  lui­même  dira  plus  tard  que  la  science  a  prouvé
Dieu.

Le sujet supposé savoir est mis par Lacan dans cette position paradoxale d’être à la 43
fois ce qui est au principe du transfert dans la cure, et ce dont la chute conditionne la
reconnaissance de ce qu’il en est vraiment de l’inconscient – laquelle ne serait donc
proprement  possible  qu’à  la  fin  de  la  cure [18] .  Se  trouve  ainsi  radicalisé  le  paradoxe
clinique initial du transfert d’être, dans la cure, obstacle et ressort fondamental. Si on
aborde  ce  sujet  supposé  savoir  exclusivement  à  partir  de  l’expérience
psychanalytique, son identification à l’Autre divin n’est pas nécessairement évidente.
D’un autre côté, la qualification du Dieu des philosophes et des savants de ce nom de
sujet  supposé  savoir,  en  tant  qu’il  isole  un  des  attributs  divins  parmi  d’autres,  est
clairement liée à l’expérience psychanalytique. Pourtant Lacan l’a d’abord nommé à
partir  du  Dieu­raison,  par  réflexion  philosophique  (comme  «  ce  dont  nous  devons
apprendre à nous passer à tout moment » – dans le séminaire L’identification), sans
le mettre dans ce premier temps en relation avec le transfert.

C’est la négation de ce sujet supposé savoir qui supporte l’idée d’un athéisme à l’égard 44
du  Dieu­raison  des  philosophes  et  des  savants,  que  la  psychanalyse  seule  peut­être
mènerait  jusqu’au  bout.  Lacan  se  fait  fort  d’ailleurs  de  démontrer  à  chacun  de  ses
auditeurs qu’il croit en Dieu, quoi qu’il croie croire ou ne pas croire.

Il faut cependant faire attention à ceci qu’il y a en première analyse deux négations 45
distinctes du sujet supposé savoir qui se composent dans cet athéisme. Au regard de
la science, la négation porte d’abord sur la préexistence même du savoir. La texture
du savoir de la science moderne paraît porter des traits qui exigent de le reconnaître
comme inventé, et donc contredire l’idée d’un sujet qui le saurait d’avant.

Pour l’inconscient, sa définition même est d’être un savoir insu, d’être quelque chose 46
en l’être parlant qui en sait plus que lui. La préexistence du savoir est ici constitutive.
Elle serait constitutive de l’Autre en tant que lieu de l’inconscient. La négation porte
sur l’existence d’un sujet de ce savoir, qui le saurait d’avant, mirage nécessaire que la
situation  analytique  suscite  dans  le  transfert,  mais  dont  la  forme  radicale  serait
l’Autre  divin.  Il  y  a  bien  savoir,  mais  il  est  sans  sujet,  il  y  a  bien  un  sujet  mais  c’est
celui qui est l’effet de ce savoir et non son maître, qui l’articule à son insu, ne pouvant
jamais en attraper que des bouts.

Ajoutons  un  retour  sur  ce  qu’écrit  S(Ⱥ)  au  regard  du  savoir  inconscient.  Peut­on 47
s’arrêter à l’idée que c’est l’Autre qui sait ? Sûrement pas. L’inconscient comme savoir
est  lui­même  commandé  par  un  défaut  central,  un  trou.  S(Ⱥ)  écrit  aussi  le  trou  du
refoulé  originaire  qui  centre  et  limite  tout  savoir  et  qui  finit  par  coïncider  avec
l’absence de rapport sexuel, et où Lacan installera aussi le Nom­du­Père, Dieu donc.

Dans la cure, en tant qu’il s’agit du transfert, cette chute du sujet supposé savoir va se 48
jouer avec l’analyste qui s’est voué à s’en faire le support – paradoxe de la passe où
l’analysant  qui  passe  à  l’analyste  décide  de  réinstaurer  l’illusion  du  sujet  supposé
savoir dont il vient d’éprouver la vanité, le savoir inconscient lui­même s’étant révélé
comme « savoir vain d’un être qui se dérobe [19]  ».

La négation du sujet supposé savoir est donc à double face selon qu’il s’agit du savoir 49
scientifique  ou  du  savoir  inconscient  –  et  elle  implique  en  fait  la  réunion  des  deux
côtés. Ce qui est nié avec la chute du sujet supposé savoir serait Dieu comme un Autre
qui réunirait en lui le savoir préexistant et le fait d’être un sujet.

« Dieu est inconscient » signifierait ici que le savoir inconscient en tant qu’il préexiste 50
n’est pas sujet, qu’il est en un sens radicalement sans sujet, mais aussi que ce savoir

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n’est  pas  un  savoir  du  monde,  qu’il  ne  fonde  la  réalité  qu’en  tant  que,  pour  l’être
parlant, elle est organisée par le fantasme. Il n’y a là le modèle d’aucune cosmologie,
ni d’aucune harmonie prédisposée avec le monde. La science moderne et la position
freudienne  de  l’inconscient  portent  ensemble  le  rejet  de  l’antique  idée  de
connaissance, qui suppose une harmonie préétablie entre le monde et le sujet, et où
Lacan  dénonce  tout  simplement  l’invincible  fantasme  du  rapport  sexuel.  Toute
théologie,  toute  conception  du  monde  –  l’expression  est  ici  à  sa  place  –  qui  inclut
cette harmonie lui paraît donc contradictoire à l’expérience analytique – dont s’exclut
de  ce  fait,  on  le  voit,  le  jungisme.  L’idée  proprement  lacanienne  du  Réel  déployée
dans  les  séminaires  borroméens  –  comme  ce  qui  est  hors  sens,  sans  loi,  voire  pure
dispersion  –  repose  essentiellement  sur  ce  refus.  On  comprend  alors  que  l’idée
proprement  lacanienne  du  réel  se  déploie  dans  l’au­delà  de  la  mise  en  place
approfondie de l’inexistence du rapport sexuel [20] .

La  formule  qui  résulte  de  tout  ceci  serait  donc  d’abord  :  la  reconnaissance  de 51
l’inconscient implique qu’on prenne la mesure de ce fait qu’il n’est pas Dieu. Ce qui
est  strictement  solidaire  des  implications  proprement  analytiques  quant  au  rapport
de l’inconscient au sexe : l’inconscient n’est pas le savoir du rapport sexuel – en tant
que régi par la signification phallique, plutôt ce qui y obvie ; tout au plus, en tant que
« lalangue », ce qui y supplée, « ce que l’humus humain » a inventé pour y parer.

À partir de cette fonction du sujet supposé savoir, « Dieu est inconscient » pourrait se 52
traduire  dans  cette  ligne  :  ce  qu’on  appelle  Dieu,  c’est  l’inconscient,  mais  celui­ci
justement en tant qu’il n’a rien de divin. L’inconscient produit un dire qui se dit sans
qu’on puisse savoir qui le dit.

Pourtant,  Dieu  chez  Lacan  n’est  pas  sans  évoquer  quelque  hydre  de  Lerne.  Après 53
chaque  affirmation  athéiste,  une  nouvelle  figure  de  Dieu  ressurgit.  Ainsi  au  lieu
même du dire, où il était nié en 1968, Dieu réapparaît dans Encore : « Dieu c’est le
dire », le « dieure », « tant qu’il y aura du dire, Dieu sera là ». Autant dire qu’on en a
pour  longtemps.  Le  trou  du  refoulement  originaire  est  aussi  bien  le  trou  de
l’énonciation  –  c’est  là  la  place  du  Nom  du  Père,  comme  abîme,  trou  antérieur  aux
noms du père qui en sont recrachés.

D , J
ieu la ouissance et l Autre ’
L’abord de Dieu non plus au registre du symbolique mais sous l’angle de la jouissance 54
date  au  moins  du  séminaire  L’éthique…  (1959­1960),  et  du  concept  majeur  qu’il
élabore, celui de la Chose, das Ding. Das Ding est la jouissance, en deçà de la loi et
au­delà  –  le  séminaire  L’éthique…  est  en  quelque  sorte  le  «  Par­delà  le  bien  et  le
mal » d’un Lacan fort peu nietzschéen pour l’essentiel. C’est la jouissance qui contient
en  elle  la  possibilité  aussi  bien  du  sadisme  le  plus  radical  que  celui  de  la  sainteté
capable  d’aimer  le  prochain  parce  qu’ayant  reconnu  en  soi­même  la  même
méchanceté  foncière  et  le  même  vide  central  qui  est  en  lui,  la  possibilité  aussi  des
extrémités mystiques de la jouissance qui s’abandonne à la jouissance de Dieu. Das
Ding  reprend,  souvent  dans  une  référence  explicite,  des  prédicats  attribués  à  Dieu,
beaucoup  plus  par  les  mystiques  justement  que  par  la  théologie,  pour  autant  que
celle­ci s’en tient classiquement au dogme de l’absolue bonté divine [21] .

Cette mise en place massive va par la suite être articulée diversement, d’abord par la 55
construction de l’objet a, puis par la théorie des jouissances.

La  position  du  théorème [22]   fondamental  :  «  Il  n’y  a  pas  de  rapport  sexuel  (qui 56
s’écrive)  »  et,  corrélativement,  l’écriture  des  quanteurs  de  la  sexuation  vont
s’accompagner  d’une  profonde  transformation  des  définitions  de  l’Autre  de  la
jouissance et de leurs rapports qui se traduit au niveau des thèses sur Dieu.

Il n’y a pas de jouissance de l’Autre deviendra un théorème, mais seulement à partir 57
de  l’écriture  du  nœud  et  des  trois  jouissances  (jouissance  phallique,  jouisens,  et

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jouissance  de  l’Autre  justement).  Lacan  dit  en  1974  qu’il  se  donne  comme  tâche  de
démontrer qu’il n’y a pas une telle jouissance [23] . Il précise que c’est au sens objectif :
on ne jouit pas de l’Autre, ce qui indique que c’est un énoncé équivalent à « Il n’y a
pas de rapport sexuel ». Là encore, le lecteur attentif et vigile peut s’apercevoir que,
bien  loin  d’avoir  été  acquis  d’emblée,  cet  énoncé  contredit  en  premier  lieu  une
formulation qui pose qu’il y a une jouissance de l’Autre – voire que c’est la seule – qui
s’est présentée chez Lacan lui­même plusieurs fois, avec plusieurs sens.

À  trois  ans  d’intervalle,  les  deux  formules  contradictoires  «  On  ne  jouit  que  de 58
l’Autre [24]   »  et  «  Il  n’y  a  pas  de  jouissance  de  l’Autre  »  sont  avancées,  chose
remarquable,  pour  signifier  la  même  chose,  l’absence  du  rapport  sexuel.  Dans
l’intervalle  Lacan  aura  théorisé  la  jouissance  spécifiquement  féminine  comme
jouissance de l’Autre, au sens objectif justement.

59
Quant  au  sens  subjectif  du  génitif  dans  jouissance  de  l’Autre  –  l’Autre  qui
jouirait de nous – Lacan ne varie pas : « Avancerai­je qu’on n’est joui que par
l’Autre  ?  C’est  bien  l’abîme  que  nous  offre  en  effet  la  question  de  l’existence  de
Dieu, précisément celle que je laisse à l’horizon comme ineffable [25] . »

Il ne se contente pas toujours, toutefois, de laisser la question à l’horizon, et ce n’est 60
déjà pas rien de l’y installer – c’est aussi bien ce qui l’avait conduit, dès le séminaire
Les  psychoses,  à  interroger  d’une  façon  très  différente  de  la  tradition  psychiatrique
les rapports entre la mystique et la psychose.

La question des rapports entre l’Autre et la jouissance – et, du point de vue de notre 61
question, ce qui en résulte quant à Dieu – est donc manifestement à prendre comme
une  question  justement,  constamment  en  travail  à  partir  de  1966.  On  pourrait  dire
que le séminaire Encore  constitue  un  moment  de  cristallisation  dans  ce  parcours  si
on ne devait s’apercevoir qu’il est aussi un de ceux qui bougent et se corrigent le plus
d’une séance à l’autre, à la fois aboutissement et passage.

Sans  pouvoir  ici  déplier  les  différents  temps  d’élaboration  de  cette  question, 62
indiquons que la complexité vient en particulier de la multiplicité des déterminations
données à l’Autre grand A, sans qu’il soit pour autant pluralisé : lieu de la parole et du
signifiant  ;  le  corps  (d’abord  celui  du  sujet  lui­même  –  à  partir  de  La  logique  du
fantasme) ; le partenaire en tant que radicalement Autre, Autre que son corps, est dit
alors (Encore) « symbolisé » ; l’Autre sexe – la femme donc.

Qu’on ne se laisse pas égarer par l’apparence de la technicité : la question est celle des 63
liens du langage à l’amour sous toutes ses formes, et à la possibilité ou l’impossibilité
d’atteindre vraiment dans l’amour le partenaire dans son altérité.

Quel  est  le  rapport  avec  Dieu  ?  Je  serais  ici  tenté  de  renvoyer  à  toute  la  littérature 64
d’Occident qui ne parle que de ça.

Lacan dans RSI met les points sur les i quant à cette relation « Dieu n’est rien d’autre 65
que  ce  qui  fait  qu’à  partir  du  langage  il  ne  saurait  s’établir  de  rapport  entre
sexués [26]   ».  Les  repérages  de  structure  de  Lacan  ne  devraient­ils  pas  nous  aider  à
aborder  avec  d’autres  moyens  conceptuels  l’affrontement  qui  prétend  faire  notre
actualité historique, entre un monde pour lequel Dieu est en jeu dans le combat pour
le voile et l’ignorance des femmes, et un autre où, d’un côté, Dieu se partage entre le
dollar  et  la  possession  des  armes  à  feu,  et  où  d’autre  part  une  «  libération  »  de  la
jouissance  s’accomplit  dans  la  misère  pornographique,  le  tout  à  l’abri  des  droits  de
l’homme ?

Dans  cette  relation  à  l’inexistence  du  rapport  sexuel,  l’ambiguïté  majeure  est  que 66
l’Autre  renvoie  d’une  part,  en  tant  qu’ordre  symbolique,  à  la  domination  de  la
fonction  phallique  des  deux  côtés  de  la  sexuation,  cela  même  donc  qui  s’interpose
comme  obstacle  et  rend  le  rapport  sexuel  impossible  ;  de  l’autre,  il  va  servir  à
nommer  ce  qui  échappe  à  cette  domination  –  et  c’est  à  ce  titre  d’altérité  radicale,

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l’Autre  qui  reste  toujours  et  définitivement  Autre,  qu’il  est  ce  à  quoi  la  femme  a
spécialement  rapport  en  tant  qu’elle  n’est  pas  toute  dans  la  fonction  phallique.  Un
point de passage est que c’est du fait du langage lui­même, de l’Autre du langage qui
se substitue au partenaire, que les femmes sont exclues, que l’autre sexe, n’étant pas
symbolisé  autrement  que  par  le  phallus,  est  rejeté  dans  le  réel  –  constitué  comme
Autre réel donc [27] .

La proposition de … ou pire, « on ne jouit que de l’Autre », formulée en « on », peut 67
s’appliquer indifféremment aux deux sexes, et s’est d’ailleurs explicitement formulée
ainsi  en  un  premier  temps  ;  elle  n’introduit  pas  la  spécificité  de  la  jouissance
féminine, celle qui fait la femme pas­toute.

Cependant, à la fin de la même séance, Lacan apporte déjà une correction qui remet 68
en cause la généralité du « on », à première vue.

69
L’Autre, entendez­le bien, l’Autre, c’est donc un  ENTRE, l’« entre » dont il s’agirait
dans  le  rapport  sexuel,  mais  déplacé  et  justement  de  s’«  Autre­poser  »,  il  est
curieux  qu’à  poser  cet  Autre,  ce  que  j’ai  eu  à  avancer  aujourd’hui  ne  concerne
que  la  femme.  Et  c’est  bien  elle  qui,  de  cette  figure  de  l’Autre,  nous  donne
l’illustration […] [28] .

Dans l’annulation du partenaire, et donc de la relation du fait de l’Autre, il y a donc 70
une dissymétrie. Ce n’est pas dire pour autant que le partenaire masculin ne subirait
pas l’annulation de la relation.

Cette  correction  prépare  les  thèses  d’Encore,  du  rapport  particulier  de  la  femme  à 71
l’Autre. Et la jouissance de la femme est elle­même rattachée à l’Autre, à la face Dieu
de l’Autre. En deux sens au moins : « La femme a davantage rapport à l’Autre, en tant
que comme Autre, il ne reste que toujours Autre. »

72
Et  pourquoi  ne  pas  interpréter  une  face  de  l’Autre,  la  face  Dieu,  comme
supportée par la jouissance féminine [29]  ?

Lacan distingue alors clairement la jouissance phallique, dans laquelle le partenaire 73
est réduit à l’objet a, de la jouissance proprement féminine qui a rapport à l’Autre, cet
Autre  est  justement  du  côté  de  Dieu.  Il  n’y  a  donc  pas  davantage  rapport  sexuel  du
côté féminin, qui ne rate pas moins l’altérité du partenaire. Sa jouissance est divisée :
d’un côté jouissance ineffable, apparentée à la jouissance mystique de Dieu, de l’autre
réduction du partenaire à l’organe [30] .

D ,’ -
ieu l ex sistence et le pas tout -
74
Pour moi, il me paraît sensible que l’Autre, avancé au temps de L’instance de la
lettre  comme  lieu  de  la  parole,  était  une  façon,  je  ne  peux  pas  dire  de  laïciser,
mais d’exorciser le bon vieux Dieu. Après tout, il y a bien des gens qui me font
compliment  d’avoir  su  poser  dans  un  de  mes  derniers  séminaires  que  Dieu
n’existait  pas.  Évidemment,  ils  entendent  –  ils  entendent,  mais  hélas,  ils
comprennent, et ce qu’ils comprennent est un peu précipité.
Je  m’en  vais  peut­être  plutôt  vous  montrer  aujourd’hui  en  quoi  justement  il
existe, ce bon vieux Dieu. Le mode sous lequel il existe ne plaira peut­être pas à
tout  le  monde,  et  notamment  pas  aux  théologiens  qui  sont,  je  l’ai  dit  depuis
longtemps,  bien  plus  forts  que  moi  à  se  passer  de  son  existence.
Malheureusement, je ne suis pas tout à fait dans la même position, parce que j’ai
affaire à l’Autre. Cet Autre, s’il n’y en a qu’un tout seul, doit bien avoir quelque
rapport avec ce qui apparaît de l’autre sexe [31] .

On  a  ici  un  bel  exemple  du  jeu  de  Lacan  qui  commence  par  réfuter  l’imputation  de 75

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théologie à propos de l’Autre, pour renverser la position et annoncer pas moins que la
monstration sinon la démonstration de l’existence de Dieu. De là résulte la nouvelle
lecture de S(Ⱥ), Dieu comme ce à quoi la jouissance de la femme a rapport [32] .

Sans pouvoir y insister, je souligne l’incise « s’il n’y en a qu’un tout seul ». Le refus ou 76
l’impossibilité  logique  de  pluraliser  l’Autre  (on  verra  plus  loin  :  ni  un  ni  deux)  fait
tout  le  risque  et  la  grandeur  théorique  de  la  problématique  de  Encore,  et  plus
largement lacanienne. La solution de facilité de distinguer les Autres – par exemple,
l’Autre  du  partenaire  sexué  et  comme  corps,  et  l’Autre  lieu  de  la  parole  et  de
l’inconscient, et encore l’Autre absolu, sous couvert peut­être de pédagogie, n’est pas
rare chez les commentateurs autorisés de Lacan.

Mais  alors,  sur  la  jouissance  Autre  et  l’existence  de  Dieu,  il  semblerait  y  avoir  un 77
problème, et là aussi nous assistons à l’invention et l’ajustement en direct par Lacan
de ses thèses, d’où des tâtonnements et des corrections qui devraient en tout cas nous
convaincre de l’absurdité de vouloir en extraire des dogmes.

Ce  Dieu  du  côté  du  pas­tout,  est­ce  un  Dieu  qui  ex­sisterait  ?  L’ex­sistence  dans  les 78
quanteurs est situable du côté du pour tous, au titre de l’exception qui ex­sistant au
tout le fait consister comme universel. Les deux énoncés côté pas­tout sont introduits
comme négatifs ; contrairement à une confusion courante, le pas­tout n’est justement
pas  équivalent  à  la  particulière  négative  d’Aristote,  qui  impliquerait  qu’il  y  en  a
quelque(s)­un(e)(s) qui di(sen)t non. Le pas­tout, lui, est corrélatif de l’inconsistance,
il n’y a pas de x qui dise non à la fonction, aucun x n’y ex­siste. C’est bien pourquoi
Lacan dira que Dieu serait La femme, si elle existait.

Dans  le  même  sens,  il  y  a  une  complexité  par  rapport  à  la  question  des  deux  Dieu, 79
celui des philosophes et celui de la foi. Car l’équation de Dieu avec la jouissance est
d’abord introduite du côté du Dieu, non pas de la foi, mais du Dieu d’Aristote en tant
« qu’être tel que les autres êtres ne peuvent avoir d’autre visée que d’être le plus être
qu’ils peuvent être. C’est à la place opaque de la jouissance de l’Autre, de cet Autre en
tant  que  pourrait  l’être  –  si  elle  existait  –  la  femme,  qu’est  situé  cet  Être  suprême,
mythique  manifestement  chez  Aristote  ».  Il  s’agit  donc  d’une  version  du  Dieu
philosophique distincte de sa présentation comme sujet supposé savoir.

Par contre la jouissance féminine, comme la jouissance mystique en tant qu’elle est 80
du côté féminin, est plutôt du côté du Éhyèh. Est­ce simplement que la philosophie –
de  l’être  justement  –  pose  un  Dieu  qui  serait  jouissance,  tel  que  le  rapport  à  lui  est
jouissance de l’être et de notre être, et à quoi Lacan oppose que « nous sommes joués
par  la  jouissance  »  ?  Ce  qui  d’ailleurs  pourrait  donner  une  autre  théologie,  de  type
tragique.

Ce qui est posé avec le Dieu d’Aristote ne pourrait exister que comme la jouissance de 81
l’Autre, génitif objectif, mais justement c’est ce que l’expérience analytique conteste.
Et  de  fait,  Lacan  précise  que  ce  Bien  de  la  spéculation  antique  n’est  que  le  bien  de
l’homme,  et  que  la  femme  en  tant  que  sa  jouissance  est  radicalement  Autre,  a
davantage rapport à Dieu que tout ce qui a pu se dire de ce Bien.

Le séminaire Encore pose donc pour Dieu, à partir de la jouissance et de la sexuation, 82
une distinction différente de celle du sujet supposé savoir et de la place du Nom­du­
Père. Distinction qui n’est pas une dualité, et qui se rattache elle aussi directement à
l’écart  entre  le  Père  et  l’Autre  :  la  face  Dieu  de  l’Autre  qui  reste  toujours  Autre,
supportée par la jouissance féminine et le côté Nom­du­père. Un Dieu qui n’est pas
Un et qui n’est pas deux non plus.

83
Et  pourquoi  ne  pas  interpréter  une  face  de  l’Autre,  la  face  Dieu,  comme
supportée par la jouissance féminine ?
Comme  tout  ça  se  produit  grâce  à  l’être  de  la  signifiance,  et  que  cet  être  n’a
d’autre lieu que le lieu de l’Autre que je désigne du grand A, on voit la biglerie de
ce qui se passe. Et comme c’est là aussi que s’inscrit la fonction du père en tant

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que  c’est  à  elle  que  se  rapporte  la  castration,  on  voit  que  ça  ne  fait  pas  deux
Dieu, mais que ça n’en fait pas non plus un seul [33] .

Ce passage nous indique la difficulté du point que je voudrais discuter maintenant : il 84
concerne un jeu complexe entre pas­tout et ex­sistence appliqués à Dieu en tant que
tel, si je puis dire.

Sur  la  question  de  l’ex­sistence,  la  confrontation  dans  le  séminaire  RSI  ,  entre  la 85
séance  du  17  décembre  1974  et  la  note  écrite  «  À  la  lecture  du  17  décembre  1974  »,
manifeste le caractère tendu du problème.

Dans  la  séance  du  17  décembre,  Lacan  oppose  la  vérité  de  religion  à  la  philosophie 86
(même  s’il  en  prend  pour  représentant  Voltaire,  médiocre  philosophe,  parce  qu’en
fait il parle plus précisément ici du déisme) :
la philosophie affirme l’être de Dieu ;
la  religion  (la  religion,  ici,  c’est  assurément  les  monothéismes,  la  «  Note  »
précisera : le christianisme) affirme qu’il existe, qu’il ex­siste –, il ex­siste au tout :
«  Qu’il  est  l’ex­sistence  par  excellence  c’est­à­dire  qu’en  somme  il  est  le
refoulement  en  personne,  il  est  même  la  personne  supposée  au  refoulement.  Et
c’est en ça qu’elle est vraie [34] . »
Autrement  dit,  ici  c’est  la  mise  en  valeur  du  père  comme  fonction  d’exception  qui
fonde  le  refoulement  et  son  inhérence  au  langage,  qui  fait  que  la  psychanalyse  voit
plus  de  vérité  dans  la  religion  que  dans  toute  la  philosophie.  Remarquons  qu’à  ce
point (le seul dieu sérieux, c’est celui de la religion), Lacan converge tout à fait avec
Freud, que dans ces mêmes séances il critique pourtant de façon peu amène.

Dans la « Note », l’opposition est autre, et même contradictoire : « Dieu est le pas­ 87
tout  qu’il  (le  christianisme)  a  le  mérite  de  distinguer,  en  se  refusant  à  le  confondre
avec l’idée imbécile de l’univers [35] . »

De là, il ajoute qu’en tant que pas­tout, c’est justement ce à quoi aucune ex­sistence 88
n’est permise. Là où était vantée la position d’ex­sistence vient le pas­tout qui exclut
justement l’ex­sistence.

S’agit­il  de  deux  versions  également  pertinentes,  ou  d’une  véritable  correction  ?  Il 89
faudrait, certes, déchiffrer ces textes avec la théorie complexe de l’ex­sistence dans les
nœuds. Je me contenterai ici d’utiliser l’opposition de l’ex­sistence et du pas­tout qui
se  donne  dans  l’écriture  des  quanteurs  de  la  sexuation  –  mais  on  sait  que  c’est  une
matrice  logique  où  ?(x)  peut  valoir  pour  d’autres  propriétés  que  celle  de  la  fonction
phallique  –  ce  qui  est  d’autant  plus  légitime  qu’il  s’agit  de  la  façon  dont  Dieu  se
distingue  du  tout  («  l’idée  imbécile  de  l’univers  »).  On  peut  alors  assez  bien  situer
l’opposition.

Dans  les  quanteurs,  l’ex­sistence  est  située  du  côté  du  tout,  de  la  logique  de 90
l’universel.  Elle  qualifie  la  place  de  l’au­moins­un  qui  dit  que  non.  Cette  place  est
notamment celle de certaines formes du père, ce qui en somme tomberait pas mal à
propos de Dieu.

Le    est  la  limite,  l’exception  qui  permet  au  tout  de  consister.  La  doctrine  de  la 91
création de l’univers par Dieu, celle de sa transcendance, correspondrait assez bien à
cette  position.  Sans  doute  l’opposition  formulée  par  Lacan  est­elle  celle  de  l’ex­
sistence et de l’être. Mais « L’étourdit » établit que la pensée de l’être s’inscrit dans la
logique du tout, topologiquement présentée par la sphère.

Dans  l’élaboration  logique  des  quanteurs,  la  nature  du  dire  que  non,  de  la  négation 92
par rapport à la fonction, appelle des précisions. Dans « L’étourdit », Lacan indique
que c’est une valeur de x pour laquelle la fonction ne s’applique pas, ce qu’il appelle
« contien », et non pas une négation de type contradiction.

Le  texte  du  séminaire  oppose  l’ex­sister  à  l’être.  Cette  opposition  peut  être 93
rapprochée  d’une  longue  tradition  théologique  qui  oppose  l’être  et  l’essence.
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Gilson [36]   souligne  que,  chez  saint  Thomas,  à  la  suite  d’Al­Farabi  et  de  Maimonide,
Dieu  subvertit  cette  opposition,  puisque  l’essence  de  Dieu  est  dans  son  existence.
Cette  thèse  répondrait  assez  bien  à  la  formulation  de  Lacan  «  l’ex­sistence  par
excellence » – à ceci près que l’existence n’est pas l’ex­sistence.

Cette place de   est dans « L’étourdit » celle du dire qui excède et conditionne la 94
vérité des dits. On pourrait donc inscrire là une des thèses de cette période justement,
qui rattache Dieu au dire : « tant qu’il y aura du dire, l’hypothèse Dieu sera là ».

Caractériser Dieu comme pas­tout implique une autre négation du tout, qui induit en 95
effet  l’impossibilité  de  l’ex­sistence,  comme  le  dit  la  note  «  À  la  lecture…  »  :  «  ce  à
quoi aucune ex­sistence n’est permise ». Le pas­tout x se complète de « Il n’existe pas
de x tel que non ? x ». Le pas­tout exclut la possibilité de l’ex­sistence dans la mesure
même où il implique l’inconsistance : il n’y a pas de x qui dise que non.

Dans cette logique s’inscrit la proposition qui identifie Dieu et La femme – l’universel 96
s’exprimant par l’article défini. La femme n’existe pas comme l’analyste n’existe pas.
Mais, il faut le noter, dans ces énoncés, l’existence n’est pas celle qui en logique fait
polarité  avec  l’universel,  puisqu’il  s’agit  justement  de  l’existence  de  l’universel,  du
concept, comme tel.

Du côté de la théologie, la doctrine des Noms divins exposée par Denys l’Aréopagite 97
serait ici une illustration possible du côté pas­tout des quanteurs. Si la propriété ? x
s’interprète comme « être nommable », on a à la fois : Il n’existe pas de nom qui ne
convienne  à  Dieu  (pas  de  x  qui  dise  non  à  la  fonction),  et  Aucun  nom  ne  convient
vraiment à Dieu (pas tout x ? x).

Il est clair que le fait de ne pas ex­sister ne correspond pas à un pur rien. On voit que 98
les deux versions, l’ex­sistence et le pas­tout, ont des répondants théologiques, et qui
sont  parfois  posés  ensemble  par  les  théologiens  chrétiens.  Qu’en  est­il  des  lectures
proprement analytiques ?

Nous  en  avons  donné  déjà  quelque  aperçu.  Le  texte  d’Encore  qui  conclut  la  séance 99
sur  «  Dieu  et  la  jouissance  de  la  femme  »  indique  une  tension  assez  voisine,  que
Lacan  situe  entre  Dieu  comme  cette  face  de  l’Autre  qui  supporte  la  jouissance
féminine, et Dieu en tant que Père. Ça ne fait pas un seul Dieu dit Lacan, mais ça n’en
fait pas deux non plus.

Du  côté  de  l’ex­sistence,  à  quoi  ex­siste  Dieu  ?  Au  langage  en  particulier  :  «  Où  est 100
Dieu là­dedans ? Je n’ai jamais dit qu’il soit dans le langage [37]  » – point à noter face
aux  baratins  idéologiques  ambiants  sur  l’ordre  symbolique  et  le  Nom­du­Père,  en
contre et en pour. Une relation est alors établie entre Dieu, le langage et l’absence de
rapport  sexuel.  «  Dieu  n’est  rien  d’autre  que  ce  qui  fait  qu’à  partir  du  langage  il  ne
saurait s’établir de rapport entre sexués. » On avance donc par là dans la question du
lien entre langage et absence de rapport sexuel. Dans cette question, Lacan exclut que
le langage soit seulement le résultat et le bouchon de ce rapport manquant, thèse qui
serait  ridicule.  Mais  si  la  relation  est  dans  l’autre  sens,  sa  nature  reste  en  partie
indéterminée, comme l’indique l’expression « à partir du langage ». C’est dans cette
indétermination  que  s’insère  donc  «  Dieu  ».  Le  jeu  de  Lacan  est  d’employer  une
formule  qui  maintient  l’équivoque  que  lèverait  le  fait  d’ajouter  «  ce  qu’on  appelle
Dieu n’est rien d’autre, etc. ».

D ieu comme la femme rendue toute

Terminons,  comme  tenant  lieu  de  conclusion,  par  un  texte  qui  reprend  et  combine 101
plusieurs  des  noms  que  nous  avons  relevés,  et  qui  donne  une  des  dernières
formulations de l’athéisme psychanalytique, sans jouer ici de l’équivoque :

102
Il  n’y  a  pas  d’Autre  qui  répondrait  comme  partenaire,  la  toute  nécessité  de

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l’espèce  humaine  étant  qu’il  y  ait  un  Autre  de  l’Autre.  C’est  celui  qu’on  appelle
généralement  Dieu,  mais  dont  l’analyse  dévoile  que  c’est  simplement  la  «  La
femme [38]  ».

[1] J. Lacan, Séminaire XXII, RSI , 1974-1975, inédit, 17  décembre 1974 : «  Pour fixer les choses, là où elles
méritent d’être fixées, c’est-à-dire dans la logique, Freud ne croit pas en Dieu. Parce qu’il opère dans
sa ligne, à lui, comme en témoigne la poudre qu’il nous jette aux yeux pour nous emmoïser. »
[2] Sur ces points je me permets de renvoyer à mes analyses dans F. Balmès, Le nom, la loi, la voix,
Toulouse, érès, 1997.
[3] J. Lacan, Séminaire XX, Encore, 1972-1973, Paris, Le Seuil, 1975, p. 78.
[4] F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, op. cit.
[5] Il s’agit du cadran de Pierce qui, comme le carré logique d’Apulée, combine les propositions
universelles et particulières, affirmatives et négatives, mais qui, à la différence de celui-ci, montre que
l’universelle affirmative n’implique pas l’existence.
[6] J. Lacan, Séminaire IX, L’identification, 1961-1962, inédit, 17 janvier 1962
[7] C’est justement dans ce mouvement que Lacan affirme immédiatement après que «  la psychanalyse,
de réussir, prouve qu’on peut s’en passer à condition de s’en servir  » – suite de notre citation,
ordinairement seule retenue – délestée donc du poids de ses prémisses. Séminaire XXIII, Le sinthome,
Paris, Le Seuil, 2005, séance du 13 avril 1976, p. 136.
[8] Cette opposition est affirmée à la suite de Pascal, en particulier de 1965 à 1968. Déjà en 1968-1969, dans
le plus pascalien pourtant des séminaires, D’un Autre à l’autre, Lacan la relativise. Comme on le verra
plus loin, dans Encore, une dualité un peu différente semble prendre sa place.
[9] Le passage cité de L’identification l’écrit pourtant en sens inverse : « Tout père est Dieu. » Certes mais à
préciser aussitôt que donc seul Dieu est père.
[10] J. Lacan, Séminaire XXII, RSI , 1974-1975, inédit, 15 avril 1975.
[11] J. Lacan, «  D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Le
Seuil, 1966, p. 548.
[12] J. Lacan, Encore, op. cit., p. 67. Cf. plus bas, la citation exacte.
[13] J. Lacan, Séminaire XV, L’acte psychanalytique, inédit, 19 juin 1968.
[14] J. Lacan, Encore, op. cit., p. 77.
[15] Implicitement dans la «  Question préliminaire », explicitement dans le séminaire V, Les formations de
l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.
[16] Formule de Télévision.
[17] J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits, op. cit.
[18] Voir en particulier à ce propos le «  Compte rendu du séminaire L’acte psychanalytique  », dans Autres
écrits, Paris, Le Seuil, 2001, et le texte cité ci-dessus de «  La méprise du sujet supposé savoir », dans
Scilicet no 1 ou Autres écrits, op. cit.
[19] J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, op. cit.
[20] La systématisation du Réel telle qu’elle se déploie dans les séminaires borroméens constitue, du point
de vue qui nous intéresse ici, l’effort le plus méthodique qui contredise la théologie philosophique où
Dieu s’identifie à la rationalité du réel. Mais Lacan, qui a revendiqué au moins jusqu’en 1960 la
formule hégélienne «  Tout le réel est rationnel, et tout le rationnel est réel » – laquelle, pour Hegel,
était l’équivalent de l’argument ontologique, ne considère pas aisé de se débarrasser de cette question,
même après le démontage du sujet supposé savoir  : «  son  » Réel reste tendu entre une référence
mathématique quasi platonicienne, ce qui marche par excellence, et une définition comme ce
désordre qui supporte le symptôme, par essence ce qui ne marche pas, en tout cas pas pour nous, à la
limite, il le dit, le mal – deux limites qui excèdent sa pertinence purement analytique (Séminaire XIX,
… ou pire, 8 mars 1972, inédit).
[21] Pour une analyse et discussion plus détaillée, voir plus loin «  Le pur amour au temps de la mort de
Dieu », p. 163.
[22] Le terme ici n’est pas abusif, puisque Lacan se donnait pour tâche de le démontrer, et répétait que ce
n’était pas encore le cas.
[23] «  Ce qu’il me faut démontrer en effet, c’est qu’il n’y a pas de jouissance de l’Autre, génitif objectif » (« 
RSI , À la lecture du 17 décembre 1974 », Ornicar ? no 2, p. 98).

[24] J. Lacan, Séminaire XIX, op. cit. La contradiction n’est pas si grande, car Lacan précise : on n’en jouit
(de l’Autre du signifiant) que mentalement, c’est-à-dire pas sexuellement. Dans les deux cas cela
revient à dire qu’on ne jouit sexuellement que de ses fantasmes, et pas de l’Autre comme Autre.
[25] Ibid.
https://accesdistant.bu.univ-paris8.fr:3434/article_p.php?ID_ARTICLE=ERES_BALME_2007_01_0013 14/15
25/10/2018 Athéisme et noms divins dans la psychanalyse
[25] Ibid.
[26] J. Lacan, RSI , op. cit.
[27] «  C’est justement parce qu’un des termes devient le lieu où la relation s’écrit qu’elle ne peut plus être
[…] relation, puisque le terme change de fonction, qu’il devient le lieu où elle s’écrit et que la relation
n’est que d’être écrite justement au lieu de ce terme. Un des termes doit se vider pour lui permettre, à
cette relation, de s’écrire » (J. Lacan, Séminaire …ou pire, op. cit.).
[28] Ibid.
[29] J. Lacan, Encore, op. cit., p. 77.
[30] Ibid., p. 73. (le tableau et son commentaire).
[31] Ibid., p. 67.
[32] Ibid., p. 78 : «  Si de ce je ne désigne rien d’autre que la jouissance de la femme, c’est assurément
parce que c’est là que je pointe que Dieu n’a pas encore fait son exit. »
[33] Ibid., p. 71.
[34] «  Que la religion soit vraie, c’est ce que j’ai dit à l’occasion. Elle est sûrement plus vraie que la névrose
en ceci qu’elle refoule ce fait que ce n’est pas vrai que Dieu soit seulement, si je puis dire, ce que
Voltaire croyait dur comme fer. Elle dit qu’il ex-siste, qu’il est l’ex-sistence par excellence, c’est-à-dire
qu’en somme il est le refoulement en personne, il est même la personne supposée au refoulement. Et
c’est en ça qu’elle est vraie. » ( RSI , op. cit.).
[35] Cet écrit de Lacan rend tout de même difficile d’accorder à J.-C.  Milner, qui le soutient dans L’œuvre
claire, que Lacan reposerait tout entier sur ce qu’il appelle le théorème de Koyré comme fondateur de
la science moderne : « il n’existe pas de hors univers ».
[36] Gilson, qu’en 1974, en Italie, Lacan salue explicitement comme son maître, avant même que Freud le
soit.
[37] RSI , 17 décembre 1974.

[38] J. Lacan, « Le sinthome », Ornicar ?, no 9, p. 39.

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