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Clotilde Leguil – Cours n° 12 du 10 février 2014

(Document de travail mis en forme par Gilles Coupet, g.coupet@wanadoo.fr.)

Désordre du monde dans la névrose et la psychose

1) La notion d’ « être-au-monde » chez Lacan

Plan du cours :

Quatre remarques introductives :

Première remarque :
La notion de « l’être-au-monde » du sujet
Il n’y a pas d’être-au-monde sans rapport au langage
Deuxième remarque :
Refus de la référence à l’entourage
Du désordre du monde à la fin du monde
Troisième remarque :
La question du « sentiment de la vie » dans la psychose
La question de « l’ordre du monde » (Weltordnung)
Quatrième remarque :
La méconnaissance paranoïaque
Le fou, la « belle âme » et l’infatuation
Un exemple :
Alceste, ou l’infatuation du paranoïaque

Textes de référence (ou textes cités) sur lesquels s’appuie ce cours :

- Lacan, Séminaire III sur Les Psychoses


- Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Ecrits
- Lacan, Propos sur la causalité psychique, in Ecrits
- Schreber Daniel-Paul, Mémoires d’un névropathe, traduction Paul Duquenne, Points-Seuil.
- Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduction de JP Lefèvre
- Molière, Le Misanthrope.

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Introduction -

J’ai intitulé ce cours « Désordre du monde dans la névrose et la psychose ».

L’idée de ce titre et de cette problématique m’est venue à partir du délire du président Shreber, à partir
de la façon dont son délire renvoie à un certain rapport au monde qui se formule pour lui comme
rapport à la fin du monde. En travaillant le semestre précédent sur ce cheminement du fantasme au
délire, nous en étions arrivés à cette expérience que fait le président Shreber de se sentir « expulsé » du
monde. Lacan, en particulier, souligne cette expérience d’être « rejeté hors du monde ». On se
souvient que cette expérience prend différentes formes chez Shreber, notamment celle d’apprendre sa
propre mort. Alors qu’il est hospitalisé, Shreber lit dans le journal qu’on annonce sa mort. C’est une
des façons dont il reçoit le message de l’Autre selon lequel il est mort, lui, Shreber. Cette expérience
d’être « expulsé du monde » prend aussi une forme plus fréquente, celle de vivre la fin du monde. Non
pas que Shreber soit mort et que le monde survive sans lui, mais le monde a disparu et il est le seul
survivant. Shreber fait l’expérience d’assister à la fois à la fin du monde et de ne plus trouver de réalité
à aucun autre qu’il rencontre. Il décrit les petits autres, selon l’expression qu’il emploie, comme « des
hommes bâclés à la 6-4-2 », expression bizarre, qui ne veut rien dire en elle-même, sinon qu’elle
traduit cette expérience qu’il fait qu’un autre a perdu pour lui toute consistance et toute réalité, comme
si les autres n’étaient plus que des ombres d’eux-mêmes. C’est sa façon de le dire. Les psychiatres
appellent « état de stupeur hallucinatoire » cette expérience de fin du monde et de déréalisation. Lacan
reformule cette observation psychiatrique en termes d’un certain rapport au monde qui s’est délité et
qui conduit à cette disparition du monde pour lui. Cette expérience pour Shreber d’être expulsé du
monde va pour lui avec la croyance qu’il est laissé tombé par Dieu. C’est sa façon aussi de dire qu’on
l’a lâché, ou que quelque chose a lâché, et qu’il se retrouve dans une solitude radicale, laquelle touche
son inscription dans le langage.

Première remarque introductive

La notion de « l’être-au-monde » du sujet

Je voudrais dans ce cours, à partir de cette expérience extrême que fait Shreber, interroger ce que
Lacan appelle « l’être-au-monde » du sujet à partir de la psychanalyse, c’est à dire la façon dont Lacan
conçoit le rapport du sujet au monde et le fait que puisse surgir une expérience de « perte du monde ».

Ce terme d’ « être-au-monde » que Lacan introduit dans la psychanalyse n’est pas comme tel chez
Freud. Lacan l’emprunte à la philosophie, en particulier à la phénoménologie – philosophie du XX°
siècle – et en particulier à Heidegger, à Sartre, à Husserl à certains égards. Il l’emprunte aussi comme
on le verra à la philosophie antique (la référence au monde est un concept de la philosophie antique).
Pourquoi Lacan introduit-il ce concept de l’être-au-monde dans la psychanalyse ? Il ne s’agit pas pour
lui de traduire l’expérience analytique en termes purement phénoménologiques ; il ne s’agit pas pour
lui de dire, par exemple, que l’analyse consisterait à « comprendre son être-au-monde ». Or Lacan
choisit d’introduire ce terme. Pourquoi ?

Il n’y a pas d’être-au-monde sans rapport au langage

Pour essayer de répondre à cette première question, il faut souligner que pour Lacan– et il insiste
beaucoup là-dessus comme on le voit dans le séminaire III – le monde pour l’être humain est le monde
tel que les signifiants l’organisent, le structurent. Lorsque Lacan parle d’ « être-au-monde », il entend
« être-au-langage ». Dans le séminaire III, il donne comme exemple cette expérience de la paix du
soir. Cette sérénité qu’on peut éprouver à la fin d’une journée à la campagne est-elle une expérience
purement phénoménologique de l’ordre d’un rapport immédiat au monde ? Cela n’a de sens, dit
Lacan, que dans l’univers signifiant. On ne peut pas éprouver la jouissance de la paix du soir si on ne
dispose pas de ses signifiants eux-mêmes. Ce n’est pas seulement une expérience qui relèverait d’un
rythme biologique entre le jour et la nuit. On se souvient que Lacan insiste sur le fait que ce qui
constitue le monde pour le sujet qui parle, ce sont des oppositions signifiantes, oppositions
fondamentales comme le jour et la nuit. Ce sont des oppositions signifiantes avant d’être une affaire
de rythme biologique. Lacan dit aussi la guerre et la paix, l’homme et la femme. Ces grandes
oppositions signifiantes constituent des nervures qui organisent le monde pour le sujet qui parle. Le
sujet qui parle est le sujet qui existe aussi à partir de la parole en tant qu’elle renvoie à l’inconscient
pour le sujet de l’inconscient.

Ce que Lacan apporte de nouveau par rapport à la phénoménologie, c’est déjà de dire qu’il n’y a pas
d’être-au-monde sans rapport au langage. La façon dont j’éprouve le monde, la façon dont je puis être
plus ou moins à l’aise ou mal à l’aise dans le monde, la façon dont un sujet peut se sentir expulsé,
rejeté du monde, est déterminée par le rapport qu’on entretient au signifiant, c'est-à-dire par la façon
dont on est arrimé au langage. Se sentir expulsé du monde comme Shreber, c’est l’expérience d’être
désarrimé du langage, comme si quelque chose s’était décroché, comme si le sujet ne trouvait plus un
autre où se situer.

L’être-au-monde pour Lacan est donc un être-au-langage, un être-au-logos.

Deuxième remarque introductive

Refus de la référence à l’entourage

Si Lacan introduit cette belle expression, assez poétique, d’ « être-au-monde », c’est parce qu’il choisit
la référence au monde contre la référence en usage dans les années 50 chez les post-freudiens, la
référence à la réalité. Parler d’être-au-monde du sujet n’est pas la même chose que de parler des
rapports entre l’individu et la réalité. D’abord, parce que dans le rapport au monde il y a la supposition
d’une subjectivation : il n’y a de monde que pour un sujet. On pourrait dire que ce concept de
« monde » s’oppose à la réalité et s’oppose aussi à la référence à l’environnement. Cette référence est
encore aujourd’hui très vivace, dans la façon par exemple dont en psychologie on peut présenter le
débat entre l’inné et l’acquis. On le présente souvent, en effet, comme d’une part ce qui viendrait de la
génétique (l’inné) et d’autre part ce qui viendrait de l’environnement (l’acquis). Ce ne sont pas les
termes de la psychanalyse. Mais c’est ainsi que souvent en psychologie la causalité est présentée.

Pour Lacan, la référence au « monde » va à rebours et s’inscrit en faux contre l’aplatissement que
constitue la référence à l’entourage. Cette référence à l’entourage est une version de la référence à la
réalité. Aussi bien dans la référence à la réalité que dans la référence à l’entourage, on suppose que
toute difficulté subjective peut se formuler en termes d’adaptation ou d’inadaptation. Il faudrait se
soumettre à l’injonction ou de s’adapter à la réalité ou de s’adapter à son entourage. Pour Lacan,
l’introduction à la référence de l’être-au-monde permet de tourner le dos à cette approche
psychologisante. Pour lui, la référence à la réalité repose sur une mauvaise lecture de Freud. Ce
dernier fait en effet référence à la « perte de la réalité » dans la névrose et dans la psychose (c’est le
titre d’un de ses articles), mais à lire son texte on voit qu’il ne s’agit pas de la « réalité » au sens d’une
immédiateté dans le rapport à l’extériorité, mais d’un certain rapport à la réalité psychique. La
référence à l’entourage pour Lacan est issue d’une américanisation de la psychanalyse, d’une façon
d’entrevoir le conflit psychique comme une mauvaise entente avec les proches. Il est sûr que le conflit
psychique prend aussi cette forme-là, mais l’approche freudienne consiste à ne pas l’aborder de ce
côté-là mais à l’aborder à partir de la parole du sujet.

En ce qui concerne la psychose, cette référence à l’entourage a été aussi une approche qui, pour Lacan,
a contribué à égarer les psychanalystes : on a cherché les causes de la psychose dans la configuration
familiale, notamment dans la carence paternelle d’un côté, ou les défaillances maternelles de l’autre
(mère qualifiée de trop frustrante, trop gavante, etc.). Toute cette approche à partir de ce qu’il faut bien
appeler un jugement sur l’entourage est récusée par Lacan avec cette introduction de la référence au
monde et à l’être-au-monde.

Introduire cette référence à l’être-au-monde, c’est aborder la folie comme un rapport à l’autre, c'est-à-
dire comme un certain rapport à l’ordre symbolique.

Du désordre du monde à la fin du monde

Lacan fait à plusieurs reprises référence à ce qu’il appelle le désordre du monde. En quel sens le
désordre du monde peut-il conduire à une expérience de fin du monde ?

Le désordre du monde ne peut se penser qu’en référence à un ordre du monde. Encore faut-il croire à
un ordre du monde possible et nécessaire. On pourrait dire que le désordre du monde est une
expérience universellement partagée par tous les sujets qui font une analyse. Toute analyse commence
en effet par le fait de souffrir de ce qui se produit dans le monde, c'est-à-dire dans le monde intime du
sujet, notre monde intime. Ceux qui ne font pas d’analyse formulent peut-être leur souffrance à travers
une dénonciation du désordre du monde en général, mais quand on fait une analyse on se plaint
toujours au début que quelque chose n’aille pas dans le monde qui est le nôtre ; on commence par se
plaindre des autres – première façon de dire quelque chose de sa souffrance. C’est se plaindre du
désordre du monde. Evidemment, on n’en reste pas là.

Ce qui permet à l’analyse d’avoir un effet, c’est le cheminement qui conduit le sujet à apercevoir qu’il
n’est pas pour rien le désordre dont il se plain. D’une certaine façon, il y participe. On pourrait dire
aussi que le sujet a déjà cette idée quand il vient faire une analyse puisque il a déjà renoncé à l’idée
d’aller changer et les autres et le monde ; il a saisi qu’il fallait que quelque chose change en lui-même.
S’il ne peut l’apercevoir ainsi, qu’il choisisse d’en parler à un analyste est déjà un franchissement
subjectif. Un début d’analyse est toujours un franchissement. Mais la différence entre la névrose et la
psychose, c’est que dans la névrose la dénonciation du désordre du monde est un premier temps
logique qui permettra ensuite au sujet d’apercevoir sa propre part dans ce dont il se plaint. Dans la
psychose, on pourrait dire que ce premier temps logique ne conduit pas à ce mouvement dialectique
qui ferait que le sujet peut saisir qu’il parle aussi de lui lorsqu’il parle du « désordre du monde ». C’est
ce que Lacan identifie comme absence de dialectique dans la psychose, absence de dialectique qui
conduit à une forme d’inertie. On pourrait dire que dans la névrose le sujet peut aussi faire une
expérience de se sentir rejeté du monde, il peut se plaindre de se sentir rejeté. Il dira par exemple qu’il
ne trouve pas « sa place ». Mais là où dans la névrose le langage permet au sujet – à un certain
moment – d’entendre où il est dans ce qu’il dit, d’entendre que ça parle de lui, dans la psychose, ça
parle de lui toujours sans lui. C’est dire que la dénonciation du désordre du monde a pour second
temps logique, en cas de déclenchement, l’envers de la subjectivation, autrement dit plutôt la
perplexité et dans les cas très graves et spectaculaires comme celui du président Shreber l’expérience
de vivre la fin du monde.

Troisième remarque introductive

La question du « sentiment de la vie » dans la psychose

Dans l’écrit qui suit le séminaire III, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose, écrit sur lequel je voudrais travailler dans ce cours, Lacan nous offre une sorte de précipité
de tout le séminaire de l’année précédente sur Les Psychoses. Dans ce séminaire, Lacan cherche
comment formuler la cause de la folie et propose le terme de forclusion à la toute fin du séminaire. Il
se débat lui-même avec le texte de Freud, avec cette notion de « perte de la réalité », et c’est en
travaillant sur cette formulation de Freud selon laquelle dans la psychose ce qui est aboli au-dedans
revient du dehors, qu’il parvient à nous éclairer sur cette « perte de la réalité » en tant que
« forclusion » du symbolique.

Dans cet écrit, il reprend le cas du président Shreber et, à propos du déclenchement, il écrit ceci :

« Il est clair qu’il s’agit là d’un désordre provoqué au joint le plus intime de sentiment de la vie
chez le sujet. » (Ecrits, page 558)

Comment entendre cette façon de rendre compte de la souffrance du président Shreber, et, plus
généralement, de celle du sujet psychotique ? Lacan parle ici de « désordre », mais pas de « désordre
du monde ». Il parle d’un « désordre » qui touche le rapport du sujet à la vie, au fait même d’être en
vie. Il parle d’un désordre « provoqué au joint le plus intime » du sentiment de la vie. C’est un
« désordre », « provoqué », en un point qui est ce qu’il y a « de plus intime » pour un sujet dans la
façon dont il se sent « vivant ».

Présenter les choses ainsi suppose d’une part que le sentiment de la vie et d’être en vie n’est pas de
l’ordre d’une immédiateté naturelle. Dans la vie courante, on ne pense jamais au fait qu’on est en vie ;
ça ne s’éprouve pas comme ça ; c’est une sorte de sentiment silencieux. Ce que Lacan montre, c’est
qu’il ne suffit pas d’être en vie pour avoir le sentiment de la vie. Il ne suffit pas d’être en vie pour
s’éprouver en vie. On peut tout à fait être en vie et se sentir mort. Pourquoi ? Parce que le sentiment de
la vie s’accroche lui-même à un certain ordre, semble dire ici Lacan. Il peut y avoir un désordre, une
expérience du désordre, qui met en danger le sentiment de la vie. L’expression choisie par Shreber
pour rendre compte de cette mise en danger du sentiment de la vie est celle de meurtre d’âme.
Enigmatique, cette expression se révèle finalement très précise : quelque chose du sujet (mais non pas
de l’organisme), représenté ici par l’âme, a été anéanti. Cet anéantissement, désigné comme un
« meurtre », vient de l’Autre. C’est la façon dont Shreber parle d’un dommage qu’il a subi.

Cette expérience d’anéantissement subjectif, de mort subjective, est corrélative d’un rapport au monde
qui se donne comme « perte du monde » et « expulsion du monde ». La thèse de Lacan est que ce
désordre et cette fin du monde qui reviennent du dehors renvoient à ce trou auquel le sujet est
confronté au moment où il rencontre dans son existence la fonction paternelle. Shreber rencontre la
fonction paternelle à travers sa nomination au Reichstag, ce qui le met dans une position symbolique
d’avoir à exercer cette fonction. Or, ce qui répond en lui n’est pas un « Je ne vais pas y arriver ! », un
« Comment faire ? », un « Je ne vais pas être à la hauteur », mais c’est le trou. Il est aspiré par ce trou.
Donc, Lacan nous dit que pour se sentir vivant, il faut aussi pouvoir se situer dans l’ordre symbolique.
Non seulement le monde est l’ordre symbolique, pour Lacan, non seulement l’être-au-monde est
déterminé » par le rapport au langage, mais le sentiment de la vie, qui pourrait être conçu comme de
l’ordre d’un « élan vital » (terme de Bergson), est lui-même déterminé par le rapport au langage. A
certains égards, il est mystérieux que le langage puisse ainsi toucher le vivant qui parle. Il est
saisissant de le voir formulé ainsi par Lacan à la fin des années 50, à propos de la psychose quand on
s’intéresse ensuite à son dernier enseignement, et qu’on voit que justement Lacan soulignera le rapport
au signifiant non plus comme renvoyant à des effets de signification mais comme touchant quelque
chose du vivant. Il souligne la façon dont le rapport au signifiant peut installer un sujet dans une forme
de moindre sentiment de la vie. C’est ce qui s’appelle aujourd’hui la dépression, sentiment qui peut se
formuler comme ne plus avoir goût, ou avoir un moindre goût, à la vie. Ne plus avoir envie de vivre
est encore un développement de cette expérience extrême.

Contrairement à ce qu’on a pu reprocher à Lacan, la psychanalyse en accrochant le sujet à sa propre


parole l’accroche à la vie. C’est tout à fait autre chose que de chercher à se raccrocher à la « réalité ».
C’est là qu’on voit que Lacan avait raison de souligner que chez Shreber cette expérience
hallucinatoire de lire sa propre mort dans le journal montre qu’une faille dans le symbolique a non
seulement des effets sur le rapport du sujet au symbolique, à l’Autre, mais aussi sur le rapport du sujet
au vivant. C’est une façon de faire entrer en scène le corps, et il est vrai qu’une des premières choses
qui frappe au travail en psychiatrie, c’est le corps de ces sujets, corps marqué aussi par un défaut au
niveau du sentiment de la vie. De la même façon, on pourrait dire que dans les témoignages de fin
d’analyse, souvent ce qui revient c’est l’expérience d’un gain de vie, comme si on avait arraché la vie
à ce qui pouvait la dévorer. Pout employer un terme kantien un peu savant, c’est toute l’amphibologie
(= le double versant) du signifiant, à la fois signifiant qui vivifie et signifiant qui tue.

Bien qu’il fasse l’expérience de sa propre mort subjective, Shreber ne se tue pas. Il parvient à
s’accrocher à la vie à travers son délire. On voit aussi dans ce délire la fonction du signifiant dans le
fait de se maintenir en vie. Freud et Lacan montrent en quel sens à cet égard le délire est une quasi-
guérison, non pas guérison au sens d’un retour à al réalité après l’état de stupeur hallucinatoire, mais
guérison au sens d’un retour à al vie. Shreber pourra grâce à l’échafaudage de son délire se sentir
parfaitement adapté ; il pourra répondre de façon pertinente aux tâches du quotidien.

La question de « l’ordre du monde » (Weltordnung)

Or si on s’intéresse à cette question du désordre du monde, on voit que la guérison de Shreber en passe
par le fait de se réconcilier avec le monde. Comment ? C’est en concevant que son expérience d’être
transformé en femme a eu lieu au service de l’ordre du monde, que cette expérience de féminisation
est nécessaire à l’ordre du monde, qu’elle prend un sens. C’est ainsi que Shreber parvient à se
réinscrire dans un monde. Au lieu d’être confronté à ce trou, au lieu d’être dans cette perplexité face à
ce vide de signification auquel le confronte la fonction paternelle, Shreber conçoit son « éviration » (=
son émasculation, sa transformation en femme) comme étant nécessaire au rétablissement de l’ordre
du monde. C’est totalement délirant, mais c’est ce qui le soigne, c’est ce qui lui permet de donner un
sens à cette expérience qui se produit dans son corps de ne plus être viril mais d’être la proie d’un
grand Autre qui pourrait l’utiliser pour jouir, faire de lui une putain, et le laisser tomber comme un
déchet. On voit cette référence que Lacan note, l’ordre du monde, – en allemand Weltordnung – (qui
résonne de façon effrayante avec ce que c’est devenu évidemment sous le nazisme), mais là il s’agit
plutôt d’une référence à l’ordre du monde tel qu’il a été pensé depuis l’Antiquité, à la façon dont l’être
humain habite un monde qu’il a besoin de concevoir comme ordonné par quelque chose.

Au chapitre V de ses Mémoires, Shreber fait référence à ce qu’il appelle « le miracle d’éviration ».
Page 59 : « La faculté d’accomplir le miracle d’éviration est le propre des rayons divins antérieurs. »
Dans son délire, Shreber distingue les rayons divins antérieurs et les rayons du Dieu supérieur. Il
conçoit donc ce « miracle d’éviration » comme accomplis par « les rayons divins » qu’il appelle
« antérieurs » et il attribue aux « rayons du Dieu supérieur » la faculté de restaurer la virilité. Mais
voici ce qu’il dit à propos de l’ordre de l’univers, qui lui est cher :

« Mais cependant, il règne toujours une ambiguïté fondamentale qui traverse dès lors ma vie
entière comme un fil rouge et qui vient de ce que Dieu, selon l’ordre de l’univers, ne sait rien de
l’être humain réel et vivant et n’a pas à en connaître. Il ne doit selon l’ordre de l’univers avoir
commerce qu’avec des cadavres. »

Shreber témoigne ici que d’un côté son expérience de féminisation devient pour lui « supportable » –
dans la mesure où il la conçoit comme nécessaire à l’ordre du monde –, et d’un autre côté, il reste que
quelque chose renvoie à la précarité de son sentiment de la vie, à savoir que le Dieu auquel il a affaire
n’a lui-même de commerce qu’avec des cadavres. Shreber est entre cette expérience de mort
subjective et cette expérience de féminisation.

Quatrième remarque introductive

La méconnaissance paranoïaque

Cette notion de désordre du monde, Lacan a commencé à y faire référence très tôt, dès son premier
écrit sur la folie, Propos sur la causalité psychique (1946). Dans ce texte, il articule déjà directement
désordre du monde et folie. Il le fait d’une manière tout à fait nouvelle. Jusque là, on a pu concevoir
que le fou était celui qui introduisait le désordre dans le monde. L’aliéné est le fauteur de troubles.
Lacan renverse les choses en montrant que le fou est plutôt celui qui a un rapport particulier au
désordre du monde. En 1946, il définit la folie en disant : « La folie est méconnaissance ». Il ne s’agit
pas de dénoncer une anormalité, ni un dysfonctionnement, mais de montrer que la folie repose sur une
non-reconnaissance de l’autre. Dire que la folie est méconnaissance, c’est dire que la folie est
méconnaissance de soi-même en vertu d’une non-reconnaissance de l’autre.

Lacan commence par penser la folie à partir de la dialectique de la reconnaissance, laquelle dialectique
constituerait le sujet. D’emblée, on voit que pour lui il ne s’agit pas d’une non-reconnaissance de la
« réalité ». C’est une méconnaissance qui porte, dit Lacan, « sur l’être lui-même ».

Cette méconnaissance est un terme abstrait. Comment le sujet peut-il se méconnaître lui-même ?
Comment cette méconnaissance se manifeste-t-elle ? Voici comment Lacan la décrit dans les Propos
sur la causalité psychique :

« Cette méconnaissance se révèle dans la révolte, par où le fou veut imposer la loi de son cœur à ce
qui lui apparaît comme le désordre du monde, entreprise « insensée », – mais non pas en ce qu’elle
est un défaut d’adaptation à la vie, formule qu’on entend couramment dans nos milieux […],
entreprise « insensée » en ceci plutôt que le sujet ne reconnaît pas dans ce désordre du monde la
manifestation même de son être actuel, et que ce qu’il ressent comme loi de son cœur, n’est que
l’image inversée, autant que virtuelle, de ce même être. » (Page 171- 172)
Lacan montre ici, de façon originale, que la folie réside dans un certain refus du monde tel qu’il est.
Tel qu’il est ici défini (et on ne peut que reconnaître cette façon de montrer que la souffrance du fou
peut être partagée par l’humanité entière), le fou souffre de ce qu’est le monde et il dit cette souffrance
en dénonçant le désordre du monde. Il se révolte, il s’insurge contre ce qui lui apparaît insensé, injuste,
illégitime, révoltant. Le fou s’insurge contre une forme d’horreur du monde. Mais ce que Lacan
déchiffre dans cette position, c’est une façon, dit-il, de vouloir « imposer la loi de son cœur » au
monde. Comment peut-on comprendre cette formulation ?

A la lumière de la suite de l’enseignement de Lacan (ici, nous ne sommes pas encore avec le Lacan
structuraliste), on peut dire que ça concerne un certain refus de la division subjective ; dire que « le fou
veut imposer la loi de son cœur à ce qui lui apparaît comme le désordre du monde », c’est peut-être
dire que le fou voudrait que le monde ne le « divise » pas.

Quand Lacan choisit ces termes, il reprend en fait tout un moment de la conception hégélienne du
sujet. Cette conception n’a rien à voir avec l’inconscient, mais Lacan la réinvestit pour penser la folie
et le rapport à l’autre. Ce thème de celui qui veut « imposer la loi de son cœur au désordre du
monde », c’est ce moment de la conscience (moment qui est une impasse mais par lequel passe le
sujet) que Hegel a appelé le moment de « la belle âme ». C’est dans la Phénoménologie de l’esprit.
Je me réfère à la traduction récente de Jean-Pierre Lefèvre.

Que nous dit Hegel et comment Lacan s’en sert-il ?

Le fou, la « belle âme » et l’infatuation

Pour Hegel, la « belle âme » est la position du sujet ou de la conscience qui ne veut pas être « souillé »
par le monde, qui se drape dans sa pureté face au monde, et qui du même coup refuse d’en passer par
l’aliénation par l’autre. Hegel, page 434 de la traduction indiquée, décrit cette belle âme en des termes
tels qu’on comprend que Lacan les ait repris notamment pour la méconnaissance paranoïaque :

« Elle vit dans la peur de souiller la splendeur de son intérieur par l’action et l’existence. »

La belle âme est donc celle qui se positionne comme étant la seule « pure » face à la corruption du
monde, et pour Hegel la belle âme est toujours malheureuse. C’est « le malheur de la belle âme » qui
ne voit pas ce dont elle souffre. Elle souffre de son refus d’être elle-même confrontée à la différence
en se risquant dans le monde. C’est une sorte d’attachement à sa pureté qui est en même temps – en
termes lacaniens – un refus de la division subjective.

Un exemple

Alceste, ou l’infatuation du paranoïaque

Qu’est-ce qui va avec cette position de la belle âme pour Hegel ? C’est l’infatuation, à laquelle Lacan
fait référence pour la folie. Il reprend tout ce développement hégélien sur la posture de la belle âme,
infatuée de son être face au monde « souillé », pour rendre compte de ce qu’est la position du fou –
essentiellement du paranoïaque – qui dénonce le désordre du monde. L’exemple que choisit Lacan
dans les Propos sur la causalité psychique pour montrer ce qu’est la belle âme, c’est Alceste, dans le
Misanthrope de Molière. Je vous ai apporté le texte pour vous montrer à quel point Lacan est le
premier à avoir « lu » et déchiffré dans la posture d’Alceste celle même de la paranoïa. Je vous
rappelle que le spectateur qui découvre la pièce de Molière trouve Alceste plutôt sympathique ; on ne
sait d’ailleurs pas très bien si Molière en a fait le porte-parole d’une critique qu’il adresse lui-même à
la société de son temps ou s’il montre la folie du Misanthrope. Toujours est-il que Lacan voit dans
cette posture d’Alceste quelque chose de commun avec la posture du « fou » et de « la belle âme ».

Cette pièce s’ouvre sur un dialogue entre Alceste, personnage misanthrope qui souffre des faux-
semblants, et son meilleur ami, Philinte. Alceste vient de voir Philinte converser avec d’autres et prêter
fort attention à ses interlocuteurs, alors qu’il a ensuite montré n’en avoir absolument rien à faire.
Alceste s’insurge contre cette indifférence. Il boude Philinte. Philinte arrive et s’adresse à Alceste :

[Lecture orale de l’acte I scène 1 du Misanthrope de Molière, vers 1 à 96, cf. plus bas]

Magnifique passage sur l’infatuation du paranoïaque, tellement bien écrite par Molière qu’on est
emporté par la force de persuasion d’Alceste et la pureté de son cœur. Alceste revendique une sincérité
dont chacun pourrait rêver et, en même temps, par ce que lui répond Philinte, Molière nous montre sa
folie. La folie d’Alceste, c’est son exigence qui va engendrer en lui une souffrance qui le conduit à
vouloir rompre avec le genre humain. C’est sa propre haine de l’autre qu’il ne voit pas en dénonçant la
haine chez les autres.

A la fin de la scène, Philinte déclare à Alceste qu’il ne le comprend pas : Célimène, qu’Alceste a
choisie, dont il est amoureux, est précisément celle qui fait un usage constant de ses faux-semblants,
qui cherche à séduire, qui a un rapport au langage qu’on peut qualifier de tout, sauf de sincère. Alceste
est alors confronté à une impasse : la femme qui le touche et qui va dans le même temps le mettre dans
une fureur terrible est justement celle qui produit et incarne ce désordre du monde.

Le sujet « fou » tel que le définit Lacan en 1946, se sent appelé à faire naître ou à restaurer un certain
ordre. Il se consume lui-même dans cette lutte avec l’autre, qui est en même temps une lutte contre lui-
même. En pensant au cas Aimée, cas de sa thèse, cas de paranoïa, Lacan écrit :

« Ce [que le fou] ressent de la loi de son cœur n’est que l’image inversée autant que virtuelle de ce
même être [= de son être]. […] Son être est donc enfermé dans un cercle (1), sauf à ce qu’il le
rompe (2) par quelque violence (3) où, portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le
désordre, il se frappe lui-même par voie de contre-coup social (4). » (Propos, page 172)

Note 1 : Cercle de la structure imaginaire, en miroir. Au sujet fou revient du petit autre ce qu’il
est lui-même sans qu’il parvienne à s’arracher à ce cercle.
Note 2 : Pas par le langage comme dans la névrose.
Note 3 : C’est le passage à l’acte.
Note 4 : Référence au cas Aimée qui fait une tentative de meurtre contre une actrice qu’elle voit
comme la cause du désordre et qui, par ce passage à l’acte sur le petit autre, se frappe elle-
même. Quand Alceste décide à la fin de la pièce de frapper son amour de Célimène en rompant
avec elle, il se frappe lui-même et se trouve confronté à une forme de mort subjective.

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Molière, Le Misanthrope, acte I, scène 1, vers 1 à 96 (http://www.toutmoliere.net/acte-


1,405469.html) :

ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

PHILINTE, ALCESTE.

PHILINTE

Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?

ALCESTE
Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE

Mais, encor, dites-moi, quelle bizarrerie...

ALCESTE

Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE

Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALCESTE

5 Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE

Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre ;


Et quoique amis, enfin, je suis tous des premiers...

ALCESTE

Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.


J’ai fait jusques ici, profession de l’être ;

Mais après ce qu’en vous, je viens de voir paraître,


10 Je vous déclare net, que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

PHILINTE

Je suis, donc, bien coupable, Alceste, à votre compte ?

ALCESTE

Allez, vous devriez mourir de pure honte,

Une telle action ne saurait s’excuser,


Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
15 Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,

Vous chargez la fureur de vos embrassements :


Et quand je vous demande après, quel est cet homme,
20 À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
Votre chaleur, pour lui, tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.

25 Morbleu, c’est une chose indigne, lâche, infâme,


De s’abaisser ainsi, jusqu’à trahir son âme :
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.

PHILINTE

Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;

Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,


30 Que je me fasse un peu, grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas, pour cela, s’il vous plaît.

ALCESTE

Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !

PHILINTE

Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?

ALCESTE

Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur,


35
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

PHILINTE

Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,


Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,

40 Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

ALCESTE

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode


Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant, que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,

Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,


Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
45 Qui de civilités, avec tous, font combat,
Et traitent du même air, l’honnête homme, et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,

Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,


Et vous fasse de vous, un éloge éclatant,
50 Lorsque au premier faquin, il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située,
Qui veuille d’une estime, ainsi, prostituée ;

55 Et la plus glorieuse a des régals peu chers,


Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur quelque préférence, une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien, qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,

Morbleu, vous n’êtes pas pour être de mes gens ;


Je refuse d’un cœur la vaste complaisance,
60 Qui ne fait de mérite aucune différence :
Je veux qu’on me distingue, et pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.

PHILINTE

Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende


65
Quelques dehors civils, que l’usage demande.

ALCESTE

Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,


Ce commerce honteux de semblants d’amitié :
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre,

Le fond de notre cœur, dans nos discours, se montre ;


70 Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais, sous de vains compliments.

PHILINTE

Il est bien des endroits, où la pleine franchise


Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;

Et, parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,


Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
75 Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux, on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait, ou qui déplaît,

80 Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

ALCESTE

Ouy.

PHILINTE

Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie,

Qu’à son âge, il sied mal de faire la jolie ?


Et que le blanc qu’elle a, scandalise chacun ?

ALCESTE

Sans doute.

PHILINTE

À Dorilas, qu’il est trop importun


Et qu’il n’est à la cour, oreille qu’il ne lasse,
85
À conter sa bravoure, et l’éclat de sa race ?

ALCESTE

Fort bien.

PHILINTE

Vous vous moquez.

ALCESTE

Je ne me moque point,

Et je vais n’épargner personne sur ce point.


Mes yeux sont trop blessés ; et la cour, et la ville,

Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile :


J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
90 Quand je vois vivre entre eux, les hommes comme ils font ;
Je ne trouve, partout, que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;

Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein


95
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

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