Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Lire Freud,
avec Lacan
« Le Moi et le Ça »
1
Sommaire
Introduction
Sophie Marret-Maleval, « Lire Freud, avec Lacan “Le Moi et le Ça” » 4
Le moi
Éclairages
Alexandre Stevens, « Le Moi freudien » 8
Caroline Doucet, « Le Moi-corps dans le discours et
la clinique contemporaine » 13
Rebonds
Pamela King , « Le moi freudien n’est pas le moi des postfreudiens » 20
Laura Sokolowsky , « La déchirure du moi » 23
Le ça
Éclairages
Armand Zaloszyc, « Le ça dans Le Moi et le Ça sous la perspective
du dernier enseignement de Lacan » 26
Victoria Woollard, « L’extrémiste » 33
Rebonds
Claire Zebrowski, « Le ça, l’opacité, et le silence » 37
Danièle Olive, « Un problème, plutôt qu’un mystère » 39
L’inconscient
Éclairages
Clotilde Leguil, « Une définition hérétique de l’inconscient » 42
Rodolphe Adam, « L’homme enrobé » 50
Rebonds
Valérie Pera-Guillot, « Le pas de Freud » 55
2
Le surmoi
Éclairages
Serge Cottet, « Le surmoi dans “Le Moi et le Ça” » 59
Benoît Delarue, « Manger sans grossir » 64
Rebonds
Adriana Campos, « Un noyau aveugle » 69
La pulsion
Éclairages
Philippe De Georges, « Les pulsions et le ça » 74
Myriam Perrin, « Un traitement de l’objet a pour une prise de parole » 81
Rebonds
Remi Lestien , « Quelques questions sur le destin des pulsions » 90
Bertrand Lahutte , « L’acte analytique et la pulsion » 91
3
Introduction
Sophie Marret-Maleval
1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours n° 6 du 9 mars 2011, inédit.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
Sommaire 4
Introduction - Sophie Maret-Maleval
Tel est le fil qui guide notre lecture du « Moi et le ça ». Il s’agit de revenir au
texte freudien avec les avancées de Lacan et de Jacques-Alain Miller en
5. Ibid.
6. Ibid., cours n° 14 du 25 mai 2011, inédit.
Sommaire 5
Lire Freud, avec Lacan
perspective, de relire Freud avec Lacan, de saisir quel nouvel éclairage du texte
freudien en découle, quelles « pépites » ces avancées nous permettent d’en
extraire. Il s’agit également de préciser les points de rupture introduits par
Lacan, d’avec l’inconscient freudien, dans son dernier enseignement
notamment.
Dans « Le Moi et le Ça », publié en 1923, Freud indique qu’il poursuit les
avancées de l’« Au-delà du principe du plaisir », mais « sans aucun nouvel
emprunt à la biologie, me tenant, de ce fait, plus près de la psychanalyse que
dans l’“Au-delà” »7. Il a le sentiment de défricher des voies nouvelles, de pousser
la théorie de la psychanalyse plus loin qu’elle n’a été menée jusque-là. Il y
élabore sa seconde topique à partir du constat « qu’une partie du moi […] peut
être inconscient »8, le portant à reconsidérer le concept d’inconscient. Il y précise
comment « le moi est une partie du ça qui a subi une différentiation
particulière »9, et comment « le moi puise son sur-moi dans le ça »10, surmoi
qu’il qualifie de « pure culture de la pulsion de mort »11, poursuivant ses
réflexions sur la pulsion de mort. Autant de propositions et de concepts qu’il
s’est agi de préciser, pour en explorer les résonnances éventuelles ou les
divergences avec l’enseignement de Lacan.
7. Freud S., « Le Moi et le Ça », (1923), Essais de psychanalyse, traduction de Jean Laplanche, Paris,
Payot, 1981, p. 221.
8. Ibid., p. 229.
9. Ibid., p. 251.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 268.
Sommaire 6
LE MOI
ÉCLAIRAGES
REBONDS
Sommaire
ÉCLAIRAGES
Le moi freudien
Alexandre Stevens
Bien que dans « Le Moi et le Ça » la première place soit donnée au moi,
l’essentiel du remaniement que Freud produit ne porte pas sur cette instance
mais plutôt sur l’inconscient et le surmoi. Ce texte aurait aussi bien pu s’intituler
« Le Père et l’inconscient ». Si Freud écrit ce texte à ce moment, c’est pour
procéder à une remise en ordre de sa doctrine après la publication de « Au-delà
du principe de plaisir ». Avec la pulsion de mort, le sujet rencontre une jouissance
opaque, obscure, qui échappe à l’inconscient-vérité. Aucun effort de décodage ne
suffira à résoudre cette opacité.
Sommaire 8
Le moi freudien - Alexandre Stevens
même cauchemar, dans lequel il revoit la scène des enfants sur lesquels il tire.
Si les rapports entre signifiant et effet de sens sont clairs, si l’on peut bien saisir
la culpabilité qui refait surface, s’il apparaît bien que c’est sur l’image de son
enfant qu’il tire, néanmoins la vérité qui s’en déduit n’épuise pas l’effet du
cauchemar répété. Encore faut-il y lire la présence de la pulsion de mort, d’une
jouissance ignorée du sujet.
C’est pour prendre en compte cette pulsion de mort que Freud révise sa
première topique en passant d’un premier modèle de l’inconscient, constitué du
refoulé, à sa deuxième topique avec le ça, lieu des pulsions. C’est en parallèle
qu’il développe les fonctions du moi, un moi d’emblée très hétérogène, ni
unifiant, ni univoque, cohérent et paradoxal dans sa fonction de contrôle, mais
peu cohérent dans son assemblage d’identifications.
Un nouvel inconscient
1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Paris 1981, p. 224.
2. Ibid., p. 227.
3. Ibid., p. 227.
Sommaire 9
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
La deuxième topique
Quand dans le second chapitre, Freud dit son intention d’en apprendre
davantage sur le moi, il ne cache pas que son intérêt va à cette part inconsciente
du moi et pas du tout à son caractère pseudo-unifiant et qui a beaucoup intéressé
certains post-freudiens.
Certes, il dit que ce qui est inconscient peut devenir conscient « par connexion
avec les représentations de mot »7, ce dont certains postfreudiens pourraient
4. Ibid., p. 229.
5. Jacques-Alain Miller a fait deux séminaires de DEA : « La clinique différentielle des psychoses » en
1987, et « Les traits de perversion » en 1988.
6. Miller J.-A., « L’être et l’Un », cours n° 6 du 9 mars 2011, inédit.
7. Freud S., op. cit., p. 231.
Sommaire 10
Le moi freudien - Alexandre Stevens
déduire à tort que l’ics n’est donc pas fait de mots et qu’il n’est donc pas structuré
comme un langage.
En premier lieu, il y a le moi aux commandes dont une part est consciente et
une part inconsciente. Le moi est le noyau du système perception-conscience
(pc-cs) et à ce titre, il englobe le préconscient. Il est aux commandes du principe
de réalité qu’il cherche à substituer au principe de plaisir. Il est le censeur créant
un ics-refoulé et donc inconscient lui-même, ics-sujet.
Par un second aspect, le moi est avant tout corporel. Il n’est pas seulement
une part du ça transformée par le système pc-cs, il est aussi en lien au corps
propre et aux sensations qu’éprouve le corps. C’est un être de surface, c’est
l’image du corps telle que Lacan va la développer dans son stade du miroir. C’est
l’axe a—a’ du schéma L équivalent à l’axe m—i(a) du schéma R. C’est une image
unifiante, dont on peut bien repérer l’efficace par son envers chez le
schizophrène quand, faute d’être constituée, elle laisse le corps morcelé.
« Le moi conscient est avant tout un moi-corps. »10 Mais cette image unifiante
est toujours tronquée – « projection d’une surface » – et liée au langage, comme
le montre l’analogie anatomique qu’évoque Freud : « … le mieux est de l’identifier
avec l’homoncule cérébral (…) portant à gauche la zone du langage »11. Cette
image du corps est une forme qui « situe l’instance du moi »12 mais une forme
toujours aliénante.
Sommaire 11
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
Pour conclure
Le moi, tel que le présente Freud dans « Le Moi et le Ça », est une instance
d’une grande hétérogénéité. Il inclut le système perception-conscience et le
préconscient mais présente une part inconsciente, le sujet censeur. Il est encore
une image unifiante et aliénante du corps. Il est enfin un ensemble
d’identifications.
Le corps apparaît dans ce texte sous deux aspects : le corps imaginaire qui
est le moi-corps, image et forme. Et aussi le corps réel sous la forme du ça, lieu
des pulsions, dont Jacques-Alain Miller écrit : « Ce que Lacan appelle le corps,
c’est l’incarnation du ça freudien, c’est le corps en tant qu’il se jouit »16.
Sommaire 12
Le Moi-corps dans le discours et
la clinique contemporaine
Caroline Doucet
1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988, p. 238-239.
2. Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.150.
Sommaire 13
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
les autres ? –, et qui est vraiment autonome, et qu’il y a quelque part en lui, que
ce soit à la glande pinéale ou ailleurs, un aiguilleur, le petit homme qui est dans
l’homme, qui fait marcher l’appareil »3. Sous l’influence du modèle de « la
participation sociale »4, l’objectif d’autonomie a à présent infiltré les champs
sanitaire et médico-social. Ce modèle repose sur un principe d’individualisation
selon lequel l’individu se doit d’être acteur à part entière d’un processus, éducatif,
professionnel, ou thérapeutique, et de son devenir. Il convient de se comporter
comme un individu autonome porteur de projet, un usager conscient de ses
droits et de ses devoirs, susceptible de contribuer à la collectivité.
3. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique,
Paris, Seuil, 1978, p. 87.
4. Ebersold S., « Le champ du handicap, ses enjeux et ses mutations : du désavantage à la participation
sociale », Anàlise Psicologica, 2002, p. 281-290.
5. Ildefonse F., Il y a des dieux, Paris, PUF, 2012.
Sommaire 14
Le Moi-corps dans le discours et la clinique contemporaine - Caroline Doucet
Le moi et l’Autre
Sommaire 15
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
rechercher chez le sujet « le point le plus intime qui l’oriente vers l’Autre »11 de
sorte à ce qu’il puisse maintenir un sentiment de vie et prendre place auprès de
quelques semblables.
11. Ibid.
12. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 238.
13. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
14. Ibid., p. 146.
15. Freud S., Au-delà du principe de plaisir, 1920.
Sommaire 16
Le Moi-corps dans le discours et la clinique contemporaine - Caroline Doucet
Sommaire 17
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
Un réglage de la pulsion est obtenu grâce à une liste alimentaire remise lors
d’une consultation diététique. L’hospitalisation chaque début de semaine en
service de diététique procure un apaisement : le chiffrage des calories autorisées
fixé sur la liste tempère la pulsion et ses questionnements. Lors de
l’hospitalisation, elle s’en remet à l’Autre médical qui contrôle ses prises
alimentaires. Dans ce lieu, elle trouve également des repères identificatoires
auprès des autres jeunes filles hospitalisées. L’amaigrissement rapide et
spectaculaire de cette jeune fille alors âgée de seize ans, signale également
l’impératif surmoïque auquel elle a affaire. La fatigue qui résulte de son anorexie,
sa rumination anorexique, ses difficultés de concentration, ses hospitalisations
nécessaires, ainsi que les questions insistantes de ses camarades inquiets,
conduiront Florence à abandonner ses études et à quitter l’internat de lycée. Les
questions de ses camarades quant à l’origine de son anorexie ne cessaient de la
mettre à mal. Le lycée qui la tenait jusque-là – l’année scolaire précédente avait
été « formidable », elle avait « commencé à s’habiller en femme », avoir un petit
copain « pour occuper ses soirées », elle y retrouvait une amie proche sur qui
elle s’appuyait quant à ses choix vestimentaires – est devenu un lieu qui la renvoie
sans cesse à l’énigme de sa maladie. Il faut dire qu’elle-même ne comprend pas
ce qui lui arrive. En séance elle demande à comprendre ce qui se passe pour elle.
Sommaire 18
Le Moi-corps dans le discours et la clinique contemporaine - Caroline Doucet
Dans un article paru en 2012, l’écrivain Jean Clair19, commentait les propos
selon lui prophétiques d’Ernest Renan critiquant le code civil issu de la
Révolution : « Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal,
naissant enfant trouvé et mourant célibataire […] ». L’homme idéal pourrait
désormais être celui dont le décès efface le fait qu’il ait vécu, espéré, travaillé,
transmis – sans regret ni attache, sans projet collectif ou entreprise commune.
« La vie en usufruit : rien avant, rien après », avec pour seul souci l’entretien de
son organisme et la poursuite effrénée de la performance rentable. Mais c’est
oublier qu’à cette perspective, contrevient toujours le symptôme. En ce qui
concerne Florence le travail analytique, pourtant de courte durée, a permis un
nouage – ténu – avec l’appui du sinthome. La restauration de son lien imaginaire
à sa mère, le recours à une construction de sens strictement localisé, ont conduit
ce sujet à se construire une ébauche de partenaire-sinthome. L’anorexie reste
présente mais le risque vital moins engagé. Lorsque je la reçois pour une
dernière séance, Florence a finalement fêté son anniversaire. Elle est allée au
restaurant en famille – en ayant pris soin de ne manger scrupuleusement lors
des repas précédents que les compléments alimentaires de sorte à pouvoir
s’autoriser ce soir-là une incartade – et a assisté ensuite à la projection d’un des
derniers films à l’affiche : « Les plaisirs du palais ».
Sommaire 19
REBONDS
1. Freud S., The Ego and the Id, New York-London, W.W. Norton & Company, 1960, p. 18-20.
2. Ibid., p. 57.
Sommaire 20
Le moi freudien n’est pas le moi des post-freudien - Pamela King
le moi conçu par le trio new-yorkais3 : pour qu’il puisse être « autonome »4, le moi
doit avoir existé depuis le début.
On pourrait dire alors que pour ces ego psychologists le moi est actif : il
contrôle la perception et la motricité, il peut développer une « maîtrise de la
réalité » pour promouvoir une bonne adaptation à l’environnement. En même
temps, dans presque tous les écrits des psychanalystes à l’époque, surtout aux
États-Unis, l’inconscient était rarement mentionné, jouant un rôle clinique peu
important. Le trio avaient insisté pour que la seconde topique de Freud (le moi,
le ça et le surmoi) soit un replacement total de la première (l’inconscient, le
préconscient et le conscient).
Alexandre Stevens rend très clair que pour Lacan, cette interprétation du moi
est mauvaise. Au contraire, il met l’emphase sur le caractère d’objet du moi.
Dans « La chose freudienne… » Lacan avance sa propre interprétation de Freud :
« il a bien écrit Das Ich und das Es pour maintenir cette distinction fondamentale
entre le sujet véritable de l’inconscient et le moi comme constitué en son noyau
par une série d’identifications aliénantes. »5
Il est vraiment dommage qu’en voulant simplement remplacer la première
topique de Freud par la seconde, les ego psychologists aient laissé tomber
l’inconscient pour le ça. Ils n’ont pas voulu différencier le ça, en tant que siège de
pulsions, et l’inconscient en tant que lieu de refoulement. Leur influence aux États-
Unis a eu le malheureux résultat de réduire la psychanalyse à une psychologie. En
revanche, la réponse de Lacan était beaucoup plus intéressante, elle va plus loin.
Son schéma L6 a rendu très clair la différence entre le moi et le sujet. D’ailleurs,
Lacan nous proposait, peut-être, une nouvelle polarité entre les deux instances,
une de chaque topique : le moi contre l’inconscient. Peut-être le schéma L est-il
aussi une sorte de troisième topique, celle du moi et l’Autre, de l’autre et l’Autre.
Le moi trou
3. Les psychanalystes Heinz Hartmann, Ernst Kris et Rudolf Lowenstein, les fondateurs de l’ego
psychology, se trouvaient réfugiés à New York pendant la Seconde Guerre mondiale.
4. Hartmann H., La psychologie du Moi et le problème de l’adaptation, Paris, PUF, 1968, p. 80.
5. Lacan J., « La chose freudienne ou Sens de retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 417.
6. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Paris, Seuil, 1978, p. 284.
7. Freud S., The Ego and the Id, op. cit., p. 20.
Sommaire 21
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
que le moi est une partie du ça, le lieu des pulsions, et que cette partie du ça est
donc modifiée par le moi qui a une connexion directe avec le monde extérieur
grâce à ces perceptions conscientes. Le travail du moi c’est d’apercevoir quand
il faut imposer le principe de réalité à la place du principe de plaisir.
Mais, comme Caroline Doucet le souligne, Freud insiste vraiment sur le fait
que le moi est avant tout un moi corporel. Elle pointe la petite note ajoutée quatre
ans après dans la version anglaise, où Freud dit que le moi « peut être considéré
comme une projection mentale de la surface du corps, et de plus, il représente
la surface de l’appareil mental ». Par « l’appareil mental »8, nous voulons dire,
comme Alexandre Stevens le dit en citant Lacan, un « composé trinitaire » : le
moi, le ça et le surmoi, une cohésion entre ces trois instances de la seconde
topique. C’est une image de l’espace psychique.
La notion d’espace fait penser à la manière dont Lacan s’appuie sur cette
notion du moi-corps pour éclaircir sa propre pensée. En 1974 dans la conférence
de Nice, il parle du moi en tant que trou : « L’homme aime son image comme ce
qui lui est le plus prochain, c’est à dire son corps. Simplement son corps, il n’en
a strictement aucune idée, il croit que c’est moi, chacun croit que c’est soi, mais
c’est un trou et puis au-dehors il y a l’image et avec cette image il fait le monde. »9
Le moi freudien, qui est une projection mentale de la surface du corps, est ici
interprété par Lacan comme un trou. Le moi, connecté au monde extérieur,
ouvert au monde, est une construction autour d’un vide. Qu’est-ce qui va dans
ce trou ? Les perceptions du monde extérieur. L’image au-dehors recouvre ce
trou, de ce qui relève dans le moi du réel – ce qui ne peut pas être représenté.
Le moi en tant que trou… cela nous ramène à la patiente de Caroline Doucet.
Comme elle l’explique, cette patiente se trouve perplexe devant l’énigme de sa
maladie. Elle a du mal à nommer et à donner du sens à ce qui lui arrive. Ne
pourrait-on pas proposer l’hypothèse qu’elle essaie de traiter ce trou, justement,
en ne mangeant rien ? Peut-être que ne rien manger est sa façon de bricoler
quelque chose autour du trou pour se tenir.
8. Ibid.
9. Lacan J., « Le phénomène lacanien », intervention du novembre 1974 à Nice, Cahier clinique de Nice,
juin 1998, p. 23.
Sommaire 22
La déchirure du moi
Laura Sokolowsky
Étant tombé en disgrâce et s’étant fait expulser de l’IPA, Wilhelm Reich écrivit
des choses assez originales sur le mouvement analytique de son époque. Il se
souvenait que la publication, en 1923, de l’article « Le Moi et le Ça » produisit un
effet de confusion chez ses collègues psychanalystes. « Cela embrouilla tout »1
écrivait-il. La distinction du ça, du moi et du surmoi déboucha sur des
considérations d’ordre moral : « les discussions cliniques cédèrent la place à la
spéculation »2. Ce fut alors la tragi-comédie du ça méchant, du surmoi sévère
avec sa longue barbe, et du pauvre moi qui s’efforce de ménager la chèvre et
chou. Le ravalement de la clinique qui s’opéra à ce moment se fit au dépend de
la réalité sexuelle de l’inconscient et de la théorie de la libido antérieure. Reich
ajoutait que « certains auteurs psychanalytiques se mirent à traduire la théorie
des névroses dans la langue de la « psychologie du moi »3. L’atmosphère
« s’épurait »4. Une brèche s’ouvrait et celle-ci ne fit que croître, éloignant les
psychanalystes des « achèvements mêmes qui caractérisent l’œuvre de
Freud »5.
Cette façon d’envisager les choses n’est pas si éloignée de celle que Lacan
exprima ultérieurement à l’encontre des tenants de l’Ego-psychologie
américaine. A cet égard, si l’expression « das Ich zu stärken »6 figure dans l’une
Sommaire 23
Lire Freud, avec Lacan - Le moi
7. Stevens A., « Lacan lecteur de Freud », Lausanne, Séminaire du 18 janvier 2011, en ligne sur :
http://fr-ch.wordpress.com/tag/audio/2/
Sommaire 24
LE ÇA
ÉCLAIRAGES
REBONDS
Sommaire
ÉCLAIRAGES
Armand Zaloszyc
Une tripartition
Sommaire 26
Le ça dans « Le Moi et le Ça » – Armand Zaloszyc
1. Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris,
Seuil, 1966, p. 148.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 juin 1974, inédit.
Sommaire 27
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
notion l’opacité de la chose même dont il s’agit, qui est la jouissance. Disons
mieux, c’est l’opacité de l’Un seul, tel que nous le présente la première hypothèse
du Parménide. Aussi la notion ne saurait-elle ne pas être connotée d’une certaine
opacité. Et l’opacité de la notion traduit dans le savoir l’opacité au savoir de l’Un
tout seul. C’est pourquoi l’expérience – mais déjà l’expérience mentale – conduit
ici à concevoir que le S1 seul peut être cerné, serré d’aussi près que possible,
mais ne peut pas donner lieu à un savoir, qu’il est cependant possible qu’il donne
lieu à un savoir-y-faire, ce qui est une limite sans doute, mais aussi un appui pour
l’action, où l’on retrouve l’opposition de Kant dans sa Critique de la faculté de juger
entre Kunst et Wissen et, si l’on veut, plus lointainement celle entre orthè doxa et
épistémé, et la solution qu’apporte la psychanalyse au problème que soulevait
cette dernière distinction.
Le problème que traduisent ces oppositions ne pouvait pas ne pas survenir
dès le moment où Lacan renonçait à soutenir que « Ça parle », comme il
s’exprime encore en 1959 dans son Séminaire Le désir et son interprétation 3,
avant d’être conduit, moins d’un an plus tard, au cours de son Séminaire sur
L’éthique de la psychanalyse, à affirmer que « le Es n’est pas suffisamment
accentué dans la seconde topique » et que « c’est pour en rappeler le caractère
primordial [qu’il appelle] une certaine zone référentielle la Chose ».4
C’est alors que s’impose la disjonction de l’inconscient et du ça, qui va
connaître plusieurs avatars.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, éditions de la Martinière et Le Champ
freudien éditeur, Paris, 2013, p. 447.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 164.
5. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 236
(GW, p. 251-252), le verbe est dans les deux cas zusammenfliessen.
Sommaire 28
Le ça dans « Le Moi et le Ça » – Armand Zaloszyc
l’Autre, de devenir Je […], le Es n’est pas une réalité brute, ni simplement ce qui
est avant, le Es est déjà organisé, articulé, comme est organisé, articulé le
signifiant »6, « Le Es dont il s’agit dans l’analyse, c’est du signifiant qui est déjà
là dans le réel, du signifiant incompris. »7 Voilà comment Lacan saisit le ça dans
le Séminaire sur La relation d’objet. C’est ce qui le conduit à soutenir, dans l’écrit
sur « La chose freudienne » qui est de la même époque, que « Freud a écrit Das
Ich und das Es pour maintenir cette distinction fondamentale entre le sujet
véritable de l’inconscient et le moi comme constitué en son noyau par une série
d’identifications aliénantes »8. Autrement dit, le ça, voilà le « sujet véritable de
l’inconscient ». Et c’est dans la même ligne qu’il formulera son « Ça parle », au
cours du Séminaire Le désir et son interprétation, en proposant que Es, le ça, qu’il
fait équivoquer avec l’interrogation « est-ce ? », « c’est là tout ce que, à ce niveau,
le sujet formule encore de lui-même. »9 Nous sommes ici à l’ultime pointe de la
confusion du ça dans l’inconscient, et ce que nous voyons s’accentuer alors, sous
les espèces de l’interrogation sur l’être à laquelle est reconduit le ça, c’est que
celui-ci est ce qui subsiste de la parole (ou du signifiant) lorsque les
identifications où le sujet s’aliène sont venues à épuisement : alors il reste encore
le signifiant dans sa forme silencieuse. Et Lacan rend compte ainsi de la notation
de Freud, il est vrai assortie d’une précaution oratoire ironique, qui conclut « Le
Moi et le Ça », et qu’il avait jusqu’alors écartée : « Nous pourrions présenter les
choses, écrit Freud, comme si le ça se trouvait sous la domination des muettes
mais puissantes pulsions de mort »10.
Lacan en vient maintenant, à partir du moment où il peut rappeler « le
caractère primordial d’une certaine zone référentielle [qu’il appelle] la Chose »,
à écarter la précaution tout oratoire que Freud exprimait encore, et à généraliser
aux pulsions dans leur ensemble le silence de la pulsion de mort.
Il évoque, dès sa « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », « le silence
que les pulsions de mort feraient régner dans le ça », proposition qu’il dégage,
comme il l’écrit, « des aphorismes dans le demi-jour desquels s’achève l’étude
sur Le Moi et le Ça »11, et que, de conditionnelle il rend assertive dès la page
suivante de son écrit, en rapportant le silence qui règne dans le ça au « rapport
du sujet au signifiant » où il trouve à situer l’instance de la pulsion de mort. Tout
le passage vaudrait d’être cité, où le silence de la pulsion de mort est corrélé à
la structure du signifiant en tant que signifiant « dormant »12.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 46.
7. Ibid., p. 49.
8. Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 416.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 445.
10. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 274-275 (GW, p. 289) : « mais nous craindrions de sous-
estimer ainsi le rôle d’Eros », c’est la toute dernière phrase du texte.
11. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, op. cit., p. 658.
12. Ibid., p. 659.
Sommaire 29
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
C’est sous cette lumière que se produit l’opposition de la même page des
Écrits, très fameuse depuis que jadis J.-A. Miller l’avait relevée pour lui donner
une immense portée : « Est-ce à dire que tout est là signifiant ? Certes pas, mais
structure. » Nous pouvons néanmoins accentuer maintenant, dans un certain
rebroussement par rapport aux conséquences immédiates que cette opposition
emportait, qu’elle restait encore dans le registre de la relation (2) que j’ai inscrite
au point de départ de mon exposé : lorsque l’Un qu’il y a n’est pas isolé comme
tel, c’est l’Autre qui domine la scène et qui détermine toutes les relations qui s’y
produisent.
C’est en effet ainsi qu’il faut lire les deux relations que j’ai écrites au départ,
je peux le dire maintenant, comme des relations où s’inscrit une domination qui
est en même temps détermination : domination et détermination de l’ensemble
par le rapport dans la relation (2), par le non-rapport dans la relation (1).
13. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars
1965, inédit.
14. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 271 (GW, p. 285).
15. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », cours des
3 et 10 févier 1999 ; « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », cours des 4
et 11 mars 2009 ; « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », cours des 9 mars, 18 et 25 mai et 15
juin 2011, enseignements prononcés dans le cadre du département de psychanalyse de l’université
Paris VIII, inédits.
Sommaire 30
Le ça dans « Le Moi et le Ça » – Armand Zaloszyc
artifice grammatical »16. Et la même ligne culminera dans les années qui vont du
Séminaire « La logique du fantasme » au Séminaire D’un Autre à l’autre. Dans le
Séminaire « La logique du fantasme », le ça est l’être d’un pas-je (tandis que
l’inconscient est la pensée de pas-je). On retrouve ici l’impersonnel comme celui
de la place de Plus-Personne, telle que le ça s’en trouvait déjà formulé dans la
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache »17. Ici, dans le Séminaire de 1967,
« le ça est ce qui, dans le discours en tant que structure logique, est très
exactement tout ce qui n’est pas je – c’est-à-dire tout le reste de la structure »
(logique – à entendre ici, précise Lacan, comme grammaticale). Et il ajoute :
« Cette structure grammaticale est l’essence du ça » (en tant qu’il n’est pas-je).
C’est cela, dit Lacan, que Freud nous apportait dans sa seconde topique18.
Mais avec ce fil, et dès la « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », il
s’en intrique un autre : l’est-ce de l’impersonnel, comme place de Plus-
Personne, qui articule la question sur le ça, « dont le sujet ponctue le signifiant »
et qui ne rencontre « pas d’autre écho que le silence de la pulsion de mort »19,
fait déjà résonner comme une autre corde dont, par la suite, nous percevrons
plus nettement la musique. En effet, rappelle ici Lacan, « c’est pour affirmer que
les effets de l’inconscient s’étendent sur le moi lui-même que Freud a introduit
sa théorie des rapports du moi au ça » (c’est là le point de départ explicite du
texte de Freud). Et Lacan ajoute : « c’est donc pour étendre le champ de notre
ignorance, non de notre savoir »20.
C’est dans cette seconde voie, esquissée seulement ici, encore tout intriquée
avec celle où domine la structure du signifiant, que s’engage plus nettement
l’écrit « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste » de 1964, lorsque Lacan
y formule : « Le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose.
Ce que le sujet en reçoit d’écartèlement pluralisant, c’est à quoi s’applique la
seconde topique de Freud. Les identifications s’y déterminent du désir sans
satisfaire à la pulsion. »21
On voit donc ici se disjoindre nettement l’inconscient et le ça, alors que
cependant la disjonction entre la structure grammaticale et le ça tardera encore
à être affirmée. Il semble qu’il y ait là, encore assez longtemps pour Lacan, une
oscillation entre les conséquences de la relation (1) et celles de la relation (2).
Ainsi, alors que les Séminaires …ou pire et Encore ont déjà bien isolé l’Un en
le formulant comme Yadl’Un, définissant, à la fin du Séminaire « Les non dupes
errent » de 1974, le pas de Freud avec sa seconde topique comme consistant à
situer le corps d’une relation au ça, Lacan paraît hésiter encore sur l’arête de
16. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit.,
p. 817.
17. Cf. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit., p. 667.
18. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 11 janvier 1967, inédit.
19. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit., p. 667.
20. Ibid., p. 668.
21. Lacan J., « Du “Trieb” de Freud et du désir du psychanalyste”, Écrits, op. cit., p. 853.
Sommaire 31
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
l’ambiguïté du silence, et nous dit : « Comme Freud l’articule, [le ça] est un lieu,
un lieu de silence, c’est ce qu’il en dit de principal. Mais, à l’articuler ainsi, il ne
fait que signifier que ce qui est supposé être ça, c’est l’inconscient quand il se tait.
Ce silence, c’est un taire ». Et il l’interprète comme « certainement un effort dans
le sens de marquer la place de l’inconscient […]. Là où il se tait : il est la place
du silence ».
Voilà donc à nouveau conjoints, mais cette fois dans le silence, l’inconscient
et le ça. Et, cette fois, pour être ensemble déclarés un couple insatisfaisant.
« C’est difficile, poursuit alors Lacan, d’être entièrement satisfait de cette
seconde topique, parce que ce à quoi nous avons affaire dans la pratique
analytique, c’est quelque chose qui se présente d’une façon toute différente ». Et
ce à quoi nous avons affaire, c’est que, du fait de lalangue, l’inconscient parasite
le corps en tant qu’il se jouit – et « les effets de ce parasite sont pathogènes »22.
Bien sûr, pour en arriver à dire que l’inconscient parasite le ça, pour arriver
à dire que l’Autre de la langue parasite la jouissance, il faut avoir nettement opté
pour la relation (1) au détriment de la relation (2), pour l’ex-sistence de l’Un qu’il
y a au détriment de l’Autre et de l’être, non seulement comme semblants, mais
comme cancers.
C’est sans doute une position extrême, mais elle nous donne le point de
perspective hors sens à partir duquel il s’agira de savoir-y-faire avec son
sinthome.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », op. cit., leçon du 11 juin 1974.
Sommaire 32
L’extrémiste
Victoria Woollard
Ça parle
« Jusque-là je n’avais jamais parlé ! » dit une patiente, très surprise quand
« ça parle » lors de sa première séance.
Dans son pays d’origine, cette jeune femme se mettait en grand danger en
refusant de souffrir en silence derrière le voile que l’Autre autoritaire imposait
aux femmes. Ayant fui ce pays, elle a pu se dévoiler. Elle se coupe les cheveux,
s’habille en jeans et porte des baskets. Elle rencontre une liberté qu’elle n’avait
jamais connue, et pourtant sa souffrance persiste et même s’aggrave.
Pour rester légalement en France, elle doit faire des études. Elle
choisit un cursus qui combine la science et la technologie, en raison du
1. Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 413.
Sommaire 33
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
prestige dont elles jouissent dans son pays. Ces études l’intéressent peu
et, ayant de très mauvais rapports avec les enseignants et les autres
étudiants, elle est toujours sur le point de les interrompre. Elle s’isole de
plus en plus.
Elle a peur de faire mal aux autres car, ayant perdu le contrôle de ses
crises de colère, elle ne cesse de passer à l’acte. Elle donne un exemple
récent : elle marchait tout en fumant dans un quartier de mauvaise réputation.
Un homme d’apparence un peu marginale lui demanda une cigarette.
Lorsqu’elle la lui refusa, il lui arracha la sienne de la bouche et s’en alla. Prise
d’une colère folle, elle le poursuivit en courant et le força à lui rendre sa
cigarette. Elle s’est mise en danger. Pour ne pas passer à l’acte, elle s’isole
chez elle et boit, fume du haschisch et joue à des jeux vidéo qui lui permettent
de tuer ses adversaires sans en craindre les conséquences. Le ça, le lieu de
la pulsion, règne. L’introduction d’un autre lieu où elle pourrait parler de cela
l’amène à découvrir le sens de sa colère, ce qui a des effets thérapeutiques
presque instantanés.
Elle était à ce moment-là impliquée dans la création d’un site Internet pour
un groupe qui visait à modifier la façon dont on parle des femmes dans son pays
d’origine. Elle était fière d’avoir inventé un néologisme – un mot de sa langue
maternelle dans lequel elle a inséré le pronom féminin « elle » en français –
pour nommer un de leurs projets. Mais, récemment, elle a commencé à
suspecter l’une des femmes leader du groupe d’avoir des liens avec un groupe
de religieux extrémistes. Elle avait peur d’être tombée dans leur piège et se
sentait persécutée. Cette peur l’amena à parler d’une rencontre traumatisante
lors de son adolescence.
À 16 ans, un homme séjournant dans sa famille lui proposa une cigarette si
elle le laissait la toucher. Malgré son refus, il lui fit subir des attouchements. Elle
alerta sa famille, et sa mère le chassa. Son père n’est pas intervenu. Quand
finalement il a appris ce qu’il s’était passé, il fut davantage concerné par le fait
qu’elle fumait. À partir de ce moment, le rapport père-fille devint conflictuel.
Puis, à dix-huit ans, son père lui confia que, jeune homme, il avait signé,
sans en avoir conscience, un document qui le liait à un groupe de religieux
extrémistes. Il fut arrêté et emprisonné pendant cinq ans. Depuis il a toujours
eu peur de la police et, lors de l’incident de l’attouchement, il ne voulait pas
avoir affaire avec les autorités. Depuis cet aveu, elle est plus tolérante à son
égard et le voit comme un homme « brisé ». C’est l’amour du père châtré qui
l’anime. Une formation de l’inconscient, un rêve, lui montre que sa peur est de
faire la même erreur que son père. Se faire piéger par les extrémistes relève
d’une identification avec son père. Ainsi, elle trouve un sens à son symptôme et
se calme.
Sommaire 34
L’extrémiste – Victoria Woollard
Ça ne parle pas
Sommaire 35
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
tout en sachant qu’elle n’y arrivera pas. Ses mauvaises notes aux examens lui
évoquent les insultes de sa mère : « idiote ! » Sa mère avait déchiré ses dessins.
Elle se rappelle sa jalousie à l’égard de son frère aîné, bon élève, aujourd’hui
mari et père avec une bonne carrière.
Elle interrompt ses séances : c’est un acting out. Elle n’avait plus d’argent
pour les régler, ayant acheté beaucoup de gadgets high-tech. Au lieu de parler,
elle avait passé son temps à tuer des adversaires dans des jeux vidéo.
Et puis une femme sans domicile qu’elle héberge est intervenue. Celle-ci
l’amène dans un cabaret burlesque, où elle voit des choses qu’elle n’avait jamais
vues : des femmes dansant seins nus, brillantes dans le noir. Elle est fascinée.
Cependant, elle aperçoit juste à côté de la scène une affiche montrant Jésus sur
la croix. « C’est une blague », lui répond-on, mais elle se dit : « On ne se moque
pas de la religion ! » Le lendemain, elle est accablée par un sentiment de
culpabilité et a l’impression que, dans le métro, tout le monde la regarde. Elle
reprend ses séances.
Revenue à la parole, en effet, elle s’aperçoit que dans le cabaret burlesque
c’était bien elle qui avait convoqué l’Autre surmoïque et féroce. « C’est bien moi,
l’extrémiste », dit-elle. Ce moment d’insight lui permet de se rappeler un rêve
qu’elle fait « depuis toujours » : elle va à la selle dans un lieu public où tout le
monde la voit. Elle se sent exposée.
Nous pouvons repérer deux versants du symptôme : un versant qui s’adresse
au père et se déchiffre selon l’inconscient pour dévoiler un sens, mais ce dernier
n’est jamais qu’un autre voile, et un versant où c’est le ça, la pulsion, qui apparaît
au premier plan et se répète depuis toujours mais ne se déchiffre pas, laissant
apparaitre un trou. Le rêve d’être exposée montre comment ce sujet cherche à
voiler le ça avec le regard de l’Autre.
Sommaire 36
REBONDS
L’opacité
Freud le disait lui-même : « Si aucun des titres que nous donnons à nos chapitres
ne correspond tout à fait au contenu de ceux-ci et si nous sommes obligés, pour
étudier de nouveaux rapports, de reprendre des considérations dont le
développement pouvait sembler épuisé, il faut en voir la cause dans l’extrême
complexité du sujet que nous traitons »1. « Le Moi et le Ça » se donne donc comme
un texte opaque. Comme l’a évoqué Armand Zaloszyc, cette opacité à écrire, à dire,
ou même à lire quelque chose sur le ça tient à l’opacité de la notion elle-même. Il y
a un hermétisme du ça qui est celui de la jouissance et du savoir sur cette jouissance.
Par ailleurs, Victoria Woollard a montré que cette opacité est redoublée dans la
clinique. Le « ça parle » ne suffit pas à faire de son hermétisme une herméneutique
qui dévoilerait son sens. Et en effet, Freud, avec le « ça parle », aborde aussi bien ce
que l’inconscient ne recouvre pas : le silence des pulsions de mort.
C’est le chemin qu’a pris également l’enseignement de Lacan. Du « Rapport
de Rome » au Séminaire Le sinthome, du tout est langage au pas-tout est langage,
il y a un reste, en dehors du réseau des signifiants, reste qui ne parle pas, mais
qui se jouit. Freud en avait déjà l’intuition : « Le Ça, auquel nous revenons après
un long détour, ne dispose d’aucun moyen lui permettant de témoigner au Moi
amour ou haine. Il est incapable de dire ce qu’il désire, de manifester une volonté
cohérente et suivie »2. Avec le ça, les pulsions sont dans un silence de mort.
1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 220.
2. Ibid., p. 223.
Sommaire 37
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
Le silence
Le texte d’Armand Zaloszyc relève les deux versants du silence du ça : taceo,
et sileo. Ce silence est de structure, pourrait-on dire : d’une part, toute parole
implique du silence, tout comme, en logique, l’affirmation existe dans son
rapport à la négation. D’autre part, il y a toujours quelque chose qui n’est pas dit,
qui est hors sens. Dans ses travaux sur Moïse, dont Freud a parlé dans ses
derniers écrits, A. Zaloszyc explorait l’architecture du texte de la Torah, qui se
déploie dans une double perspective autour du nom de Dieu : d’un côté, celle de
l’interprétation, de l’autre, celle qui nomme la jouissance mais qui ne peut être
traduite3. D’un côté donc, il y a ce qui peut se dire, et de l’autre, ce qui ne peut pas
se dire. La clinique nous laisse ainsi voir que l’ex-sistence du hors-sens peut
engager les analysants à pousser plus loin leur analyse, plus loin que la chute
des identifications et la traversée du fantasme. La passe est ainsi ce qui témoigne
du resserrage du sinthome, côté réel, hors sens.
Alors, aux confins du ça, qu’y a-t-il ? Il semble qu’il y ait quelque chose
comme Le Cri d’Edward Munch. Un personnage crie, mais aucun son ne vient.
On n’entend qu’un silence de mort. Certes, Le Cri ex-siste dans la mesure où il
est désigné par un signifiant, mais il est hors signifiant, parce qu’il a rapport au
Un-tout-seul du sujet. Dans ce tableau mille fois commenté, ce n’est pas le
signifiant du cri qu’on entend, c’est la bouche qui apparaît dans le regard du
spectateur, et qui pointe vers un réel sans nom. C’est là que se situe le silence
du ça.
3. Cf. Zaloszyc A., « La mort de Moïse », La Cause freudienne, n° 38, février 1998, p. 79-85.
Sommaire 38
Un problème, plutôt qu’un mystère
Danièle Olive
Dans son texte « Le Moi et le Ça », Freud remet sur le métier les rapports de
l’inconscient et du ça à la lumière de la pulsion de mort1. Prenant pour point de
perspective la tripartition de l’Autre, de l’Un et de l’objet a, Armand Zaloszyc nous
a conduits dans l’exploration des solutions données par Lacan au problème
formulé par Freud. Tirer le fil des mises en relation de l’inconscient et du ça dans
l’enseignement de Lacan dessine un parcours qui va de leur conjonction, telle
qu’elle culmine dans le « Ça parle »2 du Séminaire Le désir et son interprétation,
en passant par leur disjonction avec l’introduction des nœuds borroméens dans
le Séminaire Le sinthome, pour aboutir à une nouvelle définition de l’inconscient.
À la suite de Freud3, Lacan fera de la place à réserver au silence dans la cure
un point pivot de sa conceptualisation. Ce silence, Lacan le saisit d’abord à partir
de la définition du sujet en tant que représenté par un signifiant pour un autre.
Sujet en lui-même irreprésentable et au principe de l’articulation signifiante.
L’examen des corrélations du sujet et de la jouissance l’amènera à opérer un
déplacement du sujet du signifiant à la promotion du corps parlant, du parlêtre.
Le corps sera ce qui fait objection au sujet ; impossible de déduire les affects
singuliers du corps de l’ordre symbolique.
Jacques-Alain Miller, dans son cours « Pièces détachées », fait une lecture
de cette conjonction-disjonction du ça et de l’inconscient à partir de ce passage
du Séminaire Encore : « Le réel [...] c’est le mystère du corps parlant, c’est le
1. Cf. Freud S., « Le Moi et le Ça », Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 221.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 467.
3. Cf. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 274-275 (GW, p. 289) : « Nous pourrions présenter les
choses comme si le ça se trouvait sous la domination des muettes mais puissantes pulsions de
mort ».
Sommaire 39
Lire Freud, avec Lacan - Le ça
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
5. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 8 décembre 2004, inédit.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid., cours du 15 décembre 2004.
9. Ibid.
10. Ibid.
Sommaire 40
L’INCONSCIENT
ÉCLAIRAGES
REBONDS
Sommaire
ÉCLAIRAGES
Sommaire 42
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil
L’inconscient I
1. Freud S., « Le Moi et le Ça », trad. A. Bourguignon, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque
Payot, 1981, p. 223.
2. Ibid., p. 223.
3. Ibid., p. 223.
4. Ibid., p. 224.
Sommaire 43
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient
l’expérience qui force Freud à faire l’hypothèse d’un inconscient renvoyant à une
dynamique, c’est-à-dire exerçant une force sur le psychisme. Cet inconscient se
caractérise d’avoir des effets que l’inconscient au sens descriptif précédent n’a pas.
On pourrait dire, en reprenant ce qu’avait souligné Jacques-Alain Miller à
propos de la façon dont Lacan a éclairé Freud avec Hegel, que c’est un
inconscient qui a une Wirklichkeit, c’est-à-dire une effectivité au sens hégélien.
C’est en cela qu’il ne s’agit pas simplement du pré-conscient. On accède à cet
inconscient par ce qu’il produit. Il produit par exemple le rêve, le symptôme, l’acte
manqué. Il agit comme une force qui n’est pas simplement de l’ordre d’une
représentation. Comme l’écrit Freud, « un facteur quantitatif donc économique »
entre en jeu. Cette effectivité, c’est le réel de la psychanalyse. Ce qui est réel
pour la psychanalyse, ce sont ces processus psychiques qui agissent sans que
l’on en ait conscience. C’est ce qui fait que le corps peut aussi parler sans en
passer par l’articulation signifiante mais qu’il s’agit néanmoins d’une parole.
L’inconscient est ainsi la cause de ce qui se dit sans la conscience.
« Notre concept de l’inconscient nous vient donc de la théorie du refoulement.
Le refoulé est pour nous le prototype de l’inconscient »5, écrit Freud. Prototype,
c’est-à-dire ce à partir de quoi on peut saisir toutes les formations de
l’inconscient. Toutes celles que Freud analyse dans ses premiers ouvrages : le
rêve, le mot d’esprit, l’oubli de nom, l’acte manqué. C’est ce refoulé qui est
méconnu par les philosophes. Non pas tant l’idée qu’il puisse y avoir des pensées
non actuellement présentes dans la conscience, mais que ces pensées puissent
penser toutes seules, sans le consentement de la conscience.
C’est donc le concept de refoulé, qui rend compte d’une cause qui produit
des effets, dont la cause nous échappe. Ces effets se produisent aussi longtemps
que l’on continue de méconnaître cette cause qui cherche à se faire reconnaître.
En ce sens, Lacan écrit en 1957 que « c’est la vérité de ce que ce désir a été dans
son histoire que le sujet crie par son symptôme »6. Dans ce premier paradigme
de l’inconscient, la cure est conçue comme une levée du refoulement soit comme
ce que Lacan considèrera comme un procès de reconnaissance du désir. La
parole a un effet, une Wirklichkeit, lorsqu’elle parvient à faire advenir le refoulé
à la place des effets du refoulé. C’est-à-dire lorsqu’elle supprime le refoulement.
Interpréter, c’est faire résonner le cri du symptôme sur fond de silence.
C’est aussi avec ce paradigme de l’inconscient refoulé que Lacan pourra
reformuler le symptôme comme une métaphore. C’est un signifiant qui vient à
la place d’un autre signifiant pour faire reconnaître un message. Le symptôme
lacanien, tant qu’il n’est pas interprété, est conçu comme un message pour
personne, comme message qui continue de s’articuler tout seul tant qu’aucun
sujet ne l’a fait passer à l’état symbolique, soit ne l’a articulé depuis sa propre
5. Ibid., p. 225.
6. Lacan J., « L’instance de la lettre ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1995, p. 518.
Sommaire 44
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil
L’inconscient II
Sommaire 45
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient
9. Ibid., p. 229.
10. Ibid.
Sommaire 46
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil
11. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, p. 121.
12. Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne, L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours du 25 mai 2011, inédit.
Sommaire 47
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient
c’est entendre ce qui aspire les signifiants. La lettre permet d’indiquer ce qui
dans la parole ne va pas du côté du sens mais du côté d’une écriture de
jouissance, soit d’une pure joui-sens des effets du signifiant, des effets
acoustiques du signifiant qui, entendu, vient résonner dans le corps.
Du trop au trou
Sommaire 48
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil
jouissance qui a fait trou dans le symbolique. C’est de l’inconscient en tant que
non refoulé dont il est question à travers le trauma de guerre. Quelque chose qui
n’est ni dicible, ni représentable, mais que l’on retrouve à travers ces chiens qui
aboient tous en direction du sujet, lui-même paralysé derrière la fenêtre, sous
le regard des chiens enragés. Ce cauchemar de l’homme aux chiens évoque
celui de l’Homme aux loups, dont Lacan nous dit qu’il renvoie à la sidération du
sujet face au réel de la pulsion. Le réel a ici la figure de ces revenants féroces en
quête de ce qu’ils vont dévorer. Dans ce voyage à rebours du sens et en direction
du réel, il y a donc d’abord ce cauchemar, puis un souvenir. Celui d’un de ses
compagnons de guerre, lors d’une embuscade dans les rues de Beyrouth pris
soudain d’une folie de tirer et valsant tout seul avec sa mitraillette qui décharge
des balles en continu, devant l’affiche de Bachir Gemayel souriant comme devant
l’image de celui au nom de qui la guerre a lieu, sans pour autant faire sens. La
guerre sans personne contre qui la faire, réduite à la seule pulsion de mort, telle
est cette guerre postmoderne que nous montre la valse du soldat ensorcelé par
le danger et épris soudain d’une folie quasiment extatique mettant en jeu son
corps.
Au terme de cette quête, après le cauchemar de l’homme aux chiens et le
souvenir de la valse au son des balles, qui confrontent le héros à une profonde
solitude, car ce qu’il a vu il ne peut le partager avec personne, le film change
soudain de genre : l’image semble n’être plus qu’un voile qui se déchire pour
laisser surgir l’horreur du réel, des images documentaires d’actualités cette
fois-ci qui ne sont plus des dessins, mais des films d’un vrai massacre qui nous
montrent des corps déchiquetés, d’enfants, de femmes, de familles, massacre
de Sabra et Chatila par les phalangistes chrétiens. Le changement de nature
des images du film produit un effet de discontinuité et d’effraction qui rend
compte de ce que peut être l’événement de corps traumatique, rencontre avec
la mort, rencontre avec le sexe. Ce réel-là nous saute alors à la figure comme
les chiens féroces du début du film et nous laisse sans voix.
L’inconscient réel, cet inconscient avec le ça, est la trace de cette effraction
de jouissance, de ce trop qui a fait trou dans le symbolique et aspire avec elle les
signifiants de lalangue du parlêtre. Pratiquer la psychanalyse depuis cette idée
de l’inconscient avec le ça, c’est toujours réduire le champ de l’analyse à la
fonction de la parole et au champ du langage mais en suivant la trace au cœur
de la parole de ce qui n’est plus tout à fait de la parole, mais un rivage, un littoral,
celui de la lettre, toujours à la frontière du réel. Cette pratique de la psychanalyse
est une pratique qui convient bien au XXIe siècle, à l’ère de la globalisation et de
la connexion permanente, à l’ère où chacun est aspiré par un réel qui tel un
cheval fou, se cabre et s’emporte tout seul.
Sommaire 49
L’homme enrobé
Rodolphe Adam
Dans « Le Moi et le Ça », Freud fait allusion à une idée de Georg Groddeck que
celui-ci a formulée peu avant, en cette même année 1923, dans Le livre du Ça :
« Je pense que l’homme est vécu par quelque chose d’inconnu. Il existe en lui un
“Ça”, une sorte de phénomène qui préside à tout ce qu’il fait et à tout ce qui
arrive. La phrase “Je vis…” n’est vraie que conditionnellement ; elle n’exprime
qu’une petite partie de cette vérité : l’être humain est vécu par le Ça »1. Freud
renchérit sur cette idée en rajoutant que « nous avons tous éprouvé des
impressions de ce genre, bien que nous n’en ayons pas toujours subi l’influence
au point de devenir inaccessibles à toute autre impression »2. Une impression de
ce genre assaillait cet homme de trente-huit ans quand il vint confier l’angoisse
et la multitude de questions qui envahissaient sa vie jusque-là.
Cet homme au physique imposant, à la voix de ténor et au tempérament
jovial se dévalorise, ne croit pas en ses capacités artistiques, bien que professeur
de théâtre. Il se dit qu’il est nul. Il écrit des pièces, compose des chansons, joue
de la musique, chante mais surtout seul, chez lui. Il ne monte plus beaucoup
sur scène. Bien que très entouré, social et festif, jouant et chantant en soirée, il
se sent « inhibé », « perd son temps », procrastine. « De toute façon, je me sens
jamais légitime… comme si j’étais un usurpateur. » Un autre motif de ses
remords est « le choc qu’a été l’arrivée de mon fils dans ma vie », il y a trois ans.
Il se sent très coupable d’avoir « abandonné » son fils et sa mère. « J’ai foutu en
Sommaire 50
L’homme enrobé – Rodolphe Adam
l’air une famille ». Il a quitté la mère quelques mois après la naissance pour la
compagne avec qui il vit actuellement. Il rumine sans cesse et évoque un rêve où
il sauve son fils. Devant l’accablement régulier provoqué par sa fuite, je lui ferai
remarquer qu’il n’a pas abandonné son fils, vu qu’il s’occupe beaucoup de lui
lors de ses gardes. Cette intervention sera un point d’appui pour l’amener à isoler
ce dont il s’est séparé.
Le poème usurpé
3. Ibid., p. 195.
Sommaire 51
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient
pour le jour où elle mourrait. « C’est cet univers morbide que je joue dans mes
spectacles, je joue le personnage de la mort (avec une grande robe) et j’adore
choquer un peu les gens… Mais on dirait qu’au lieu d’exprimer ma poésie, c’est
comme si je leur lançais ma rancune ! » Il ignore pourquoi.
Effets analytiques
Très vite, il demande malgré ses moyens financiers très limités à venir
davantage. Il ne « sait pas ce qui se passe dans ces séances », me demande
comment procéder, s’il doit lire des livres, de quoi parler, s’il fait fausse route. Il
n’est pas du tout soulagé de son angoisse et de ses doutes mais il sent que
quelque chose se passe et qu’il est « à sa place ici ». Il atteste des effets
analytiques sans bénéfice thérapeutique avec une formule : « Je suis mal mais
avant, c’était “peu importe”, maintenant, c’est “peu importe plus !” » L’envie de
travailler revient, et celle de déchiffrer son inconscient l’ouvre à un matériel
oublié. Dans « Le Moi et le Ça », Freud s’interrogeait : « comment pouvons-nous
amener à la (pré)conscience des éléments refoulés ? » Cet analysant met en
œuvre à sa façon la réponse freudienne : « En rétablissant par le travail
analytique ces membres intermédiaires préconscients que sont les souvenirs
verbaux »4.
S’enrober
Bien que très attiré par les femmes, il se demande parfois s’il n’est pas
homosexuel. « C’est vrai que parfois je me dis que j’aurais voulu être une fille.
Sur scène, j’aime mettre une robe. » Il a des complexes avec son corps comme
une fille, dit-il. Il se rend compte que bien qu’il souffre de son surpoids, une
satisfaction est procurée par les rondeurs toutes féminines de son corps. La
question de l’hystérie masculine se dessine. Vient une première interprétation
de sa pulsion orale : « Je mange pour m’enrober. » Un signifiant revient chaque
fois qu’il parle du symptôme boulimique. « (Se) cacher » devient alors le « point-
nœud »5 répétitif de ses associations : se cacher pour manger, se cacher du
père, être caché dans son corps, etc.
4. Ibid., p. 188.
5. Freud S., L’interprétations des rêves, Paris, Seuil, 2010, p. 325. Point-nœud que Lacan reprendra
dans « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 485.
Sommaire 52
L’homme enrobé – Rodolphe Adam
Résistance
« Je sens monter une frayeur avec vous qui me pousserait à m’arrêter mais
je sens que j’approche de mon obscurité, de ce que je ne dis pas… » Cet analysant
a souvent pointé qu’il ne parlait pas et ne voulait pas parler de sexe en séance7 :
6. Cf. « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1997, p. 239 : « Le garçon se
soustrait, par le refoulement et le remaniement du fantasme inconscient à son homosexualité ; ce
qu’il y a de remarquable dans son fantasme conscient ultérieur, c’est qu’il a pour contenu une
position féminine sans choix d’objet homosexuel ».
7. Freud définissait le sexuel par « l’indécent, ce dont on ne doit pas parler », Cf. Introduction à la
psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p. 283.
Sommaire 53
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient
« Je n’ose pas parler de sexe avec vous… Pourquoi je vous infligerais mes
intimités sexuelles ? Car vous êtes une personne mais aussi un fantasme. Je
construis une relation avec vous… de confiance mais aussi d’autorité…
problématique. Peut-être que je vous respecte trop. » De ce début d’analyse du
transfert, un effet d’ouverture se produit. Il se plaint de ne pas arriver à vivre ses
fantasmes en raison « d’une pudibonderie intérieure, comme si le sexe était une
dépravation bestiale ». « Après l’acte sexuel, je me sens déprimé, triste car j’ai
l’impression d’être soumis, sans virilité. Alors je fais le macho et je l’agresse
verbalement. » Un souvenir infantile traumatique lui revient sous la forme d’une
petite scène où il vit un ver de terre avec une aiguille plantée au bout. Un
cauchemar récurrent depuis l’enfance où un homme lui fait une prise de sang,
s’en suivit. La question de la castration contenue dans ce souvenir-écran se
déplie désormais. Le souvenir d’une mère aimant se promener nue devant lui,
ses craintes quant à l’acte sexuel de pénétration, lui font réaliser la teneur des
métaphores dont il usait dans ses spectacles où la mort apparaissait comme
une mère, un grand trou noir. « Je crois que je joue ce fantasme de la femme
méchante toute en noir qui nous hache en petits morceaux. Alors que je
n’assume pas quelque chose de ma virilité. »
Il apparaît au final que ce cas présentifie dans son début de travail analytique,
les deux types d’inconscient du « Moi et le Ça », tels que Clotilde Leguil les a
ramassés dans son texte. L’analyse commence avec l’historisation du patient, le
retour de traces mnésiques oubliées, de souvenirs libérés par la levée du
refoulement propre à l’effet de l’association libre. Mais ce travail de
dépoussiérage des chapitres censurés de son histoire fait désormais place à une
autre dynamique où surgissent des éléments d’un autre ordre, l’inconscient II :
la pulsion orale et sa position masochiste, qui font sa modalité de jouissance.
En clair, le début de parcours analytique de ce sujet me semble présentifier la
trajectoire du texte freudien.
Sommaire 54
REBONDS
Le pas de Freud
Valérie Pera-Guillot
Clotilde Leguil situe précisément l’inconscient non refoulé dans son rapport
au ça, et dégage l’erreur de lecture du texte de Freud qui a conduit aux
égarements de l’egopsychology. Je reprends ici quelques-unes de ses
assertions en les mettant en série.
Sommaire 55
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient
Dans le Séminaire Encore, Lacan dit que ces S1 de lalangue nous affectent,
c’est-à-dire que ces S1 de la langue originaire, celle d’avant l’ordonnancement
du langage, peuvent déclencher des affects au niveau du corps. Nous pouvons
situer la honte du « pas légitime » qui affecte le patient de Rodolphe Adam
comme pris dans cet inconscient-là.
En conclusion, une remarque pour faire écho à l’actualité dans laquelle les
opposants au mariage pour tous avancent le Nom-du-Père comme clé de voûte
de la famille. Serge Cottet, dans son livre L’inconscient de papa et le nôtre, pose
la question « de savoir si l’inconscient trouve ses racines dans la pulsion et le
manque à jouir ou dans le Nom du Père »1. Le travail de Clotilde Leguil nous
engage à considérer l’inconscient sur ces deux versants, en rappelant que le
Nom-du-Père, « On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir »2.
L’opacité de la jouissance
Le sentiment de culpabilité
Dans « Le Moi et le Ça »3, Freud consacre plusieurs pages à l’étude du
sentiment de culpabilité. Il note qu’il existe « un sentiment de culpabilité normal,
1. Cottet S., « Feu sur l’ordre symbolique », L’inconscient de papa et le nôtre, Editions Michèle, Paris,
2012, p. 298.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
3. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Petit bibliothèque Payot, Paris, 1984.
Sommaire 56
Le pas de Freud – Valérie Pera-Guillot
conscient (conscience morale) » qui « repose sur la tension entre le moi et l’idéal
du moi »4. Cependant, dans la névrose obsessionnelle et la mélancolie, ce
« sentiment de culpabilité est intensément présent »5. C’est bien ce qui semble
conduire ce patient à rencontrer un analyste : il se sent très coupable d’avoir
abandonné « sa mère et mon fils ». L’analyste relève au passage la formulation
étrange autour du choix des pronoms possessifs. Face à cette culpabilité
énoncée, Freud pointe que le moi « réclame du médecin qu’il vienne renforcer
son propre refus de ces sentiments de culpabilité », mais il précise aussitôt qu’il
est « déraisonnable de céder au moi »6. Il remarque qu’une telle opération de
déculpabilisation reste sans effet. Or ici, Rodolphe Adam opère à l’inverse de la
recommandation de Freud. Il fait remarquer à son patient que non seulement il
n’a pas abandonné son fils mais encore qu’il s’en occupe beaucoup.
Cette intervention a valeur d’interprétation. Elle a sans doute contribué à
l’entrée en analyse dans la mesure où elle permet à cet homme d’aborder une
culpabilité jusqu’alors inconsciente mais beaucoup plus féroce et qui touche à
la relation au père. Derrière ses dénégations « je suis pas le seul », « Y a pire »,
va en effet se révéler « la rancune » de cet homme contre un père qui, tout en
l’ayant aimé, l’a également humilié.
De la culpabilité à la honte, un pas est franchi. C’est le moment où il énonce
avoir usurpé l’identité du père. Jacques-Alain Miller, dans sa « Note sur la honte »7,
marquait la différence entre culpabilité et honte : « la culpabilité est l’effet sur
le sujet d’un Autre qui juge, donc d’un Autre qui recèle des valeurs que le sujet
aurait transgressées. […] la honte a rapport à un Autre antérieur à l’Autre qui
juge, un Autre primordial, non pas qui juge mais qui seulement voit ou donne à
voir ». Ainsi l’affect de honte plonge ses racines jusqu’à « la naissance de l’Idéal
du moi », celle que Freud situe comme « la plus importante identification de
l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle. […] une
identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet ».
J.-A. Miller ajoute : « la culpabilité est un rapport au désir tandis que la honte est
un rapport à la jouissance ». La honte s’articule à un S1: « pas légitime ». Pour
cet homme, la jouissance en jeu garde son opacité ; l’analyse pourra lui
permettre de l’éclairer s’il consent à y aller voir.
4. Ibid., p. 265.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 266.
7. Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n° 55, p. 8.
Sommaire 57
LE SURMOI
ÉCLAIRAGES
REBONDS
Sommaire
ÉCLAIRAGES
1. Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 122.
Sommaire 59
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi
2. Freud S., Le Moi et le Ça, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1975, p. 198.
3. Ibid., p. 197-198.
4. Ibid., p. 198.
5. Sachs H., « La formation du surmoi féminin », Ornicar n°29, Paris, Navarin, 1984, p. 98-110.
6. Freud S., Le Moi et le Ça, op. cit., p. 206.
7 . Ibid., p. 204.
Sommaire 60
Le surmoi, énoncé discordant – Serge Cottet
Sommaire 61
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi
Sommaire 62
Le surmoi, énoncé discordant – Serge Cottet
Sommaire 63
Manger sans grossir
Benoît Delarue
« Je suis une grande gourmande », dit Angela, adolescente âgée de 16 ans
qui souffre d’anorexie mentale et que j’ai suivie en Centre Médico-Psychologique
pendant trois ans. Cette phrase résonne évidemment avec ce que dit Lacan de
l’anorexique qui mange rien1. Dans le Séminaire IV2, prenant appui sur la clinique
de l’enfant, il signale ainsi que le refus de s’alimenter ne se fait pas
fondamentalement au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, mais
au niveau de l’objet qui apparaît sous le signe du rien. C’est en annulant l’objet
en tant que symbolique, dit-il, que se renverse la relation de dépendance à l’Autre
en se nourrissant de rien.
1. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1998, p. 184.
2. Ibid, p. 187.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 499.
4. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 268.
Sommaire 64
Manger sans grossir – Benoît Delarue
« Je viens sous la contrainte », lance Angela lorsque je la rencontre. Elle sort
alors de trois mois d’hospitalisation en pédiatrie et pèse vingt-neuf kilos, c’est-
à-dire quatre kilos de plus qu’à son entrée à l’hôpital. Le risque vital étant
engagé, elle avait dû rester alitée pendant un mois pour éviter l’infarctus. Elle a
donc été suivie de près durant tout ce temps ; elle continue à l’être en
ambulatoire – quand elle n’est pas hospitalisée à nouveau – et elle perçoit nos
rendez-vous d’emblée comme une charge supplémentaire. La manœuvre est
délicate : elle me prévient qu’elle est heureuse comme cela, que son poids lui
convient. « De toute façon, je mange normalement, dit-elle, mais je ne grossis
pas. Même les médecins ne comprennent pas pourquoi. Alors si je dois passer
mon temps à parler encore de l’anorexie, ce n’est pas la peine que je revienne. »
Il aura fallu un certain temps et certaines manœuvres, notamment des séances
de courte durée, le fait de parler de tout à fait autre chose – et parfois même
d’éviter volontairement le sujet de l’anorexie lorsqu’elle l’amenait, en larmes –
pour qu’une demande se formalise : « Il faut bien que j’en parle, sinon à quoi ça
sert ? Il y a quand même bien un problème ! »
5. Zénoni A., « Volonté de jouissance et responsabilité du sujet », in La volonté de l’Autre, Quarto n° 73,
mars 2001, CD-ROM, édition numérisée des numéros de Quarto.
Sommaire 65
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi
d’Alfredo Zenoni. La « fille aux cotons » doit disparaître. Les remarques de ses
camarades font de ses seins des objets hors-corps dont elle ne sait que faire.
Cela les fait exister sans le secours d’un discours établi et elle ne peut pas
répliquer en faisant usage de l’organe qu’est le langage. Elle répond par le
passage à l’acte et nous pourrions dire qu’en ce sens, son anorexie est le surmoi
réalisé.
Parler de son anorexie nous conduit vite à l’impasse : elle se voit « anormale »
et me reproche de ne pas la guérir, tout en insistant sur la nécessité de maintenir
son anorexie en l’état, c’est-à-dire à vingt-neuf kilos, poids qui lui permet de ne
Sommaire 66
Manger sans grossir – Benoît Delarue
pas être hospitalisée. Reproche m’est fait aussi lorsque je ne parviens pas à la
maintenir à ce poids et que l’hospitalisation s’avère indispensable.
Je peux apaiser les choses quand d’une part, je lui dis que la question de
l’hospitalisation est du ressort des médecins qui prennent leurs décisions sur des
indicateurs et des mesures précises, qui ne trompent pas. D’autre part, je m’appuie
sur son dire : « J’ai maigri pour ne plus être invisible », et la questionne pour savoir
si elle a trouvé d’autres moyens pour y parvenir. Étonnée de l’importance que
j’accorde à cela, Angela signale que même si ça ne va pas m’intéresser, elle
fabrique des menus objets qui restent dans sa chambre à la maison ; elle crée
également ses propres habits et se prend en photo dans le miroir.
C’est un point à partir duquel les choses peuvent s’ouvrir et un transfert peut
s’établir. Les séances prennent une tonalité joyeuse. À chacune de nos
rencontres, je joue de signifiants qui ont trait au regard. Les séances se centrent
sur ses créations qu’elle amène à ma demande : petits bijoux, maisons en carton
pâte, calendriers de l’avent. Ses inventions sont inépuisables et elle cherche
désormais comment les montrer. Ses parents y portent un intérêt, d’autant plus
qu’elle les leur offre et qu’en échange ils lui donnent soit un peu d’argent soit des
moments passés en sa présence. Angela se consacre parallèlement à la création
culinaire et mobilise ses parents qui la félicitent des petits plats qu’elle leur
mitonne trois fois par jour. Cela lui permet de manger un peu de nouveau et de
faire passer le buffet campagnard aux oubliettes.
Sommaire 67
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi
Angela ne m’avait pas parlé de ce procédé de peur que je la prenne pour une
folle : « Je ne vous l’avais pas dit, avoue-t-elle, parce que j’en avais honte. Ce
n’est quand même pas banal ! » Ce montage pulsionnel, alliant l’objet oral et
l’objet regard, explique à la fois sa reprise de poids et le lien de nouveau possible
avec les autres. Il a différentes fonctions : au départ, il consistait à
« immortaliser » les plats préparés par elle. Puis elle a opéré un classement
dans son ordinateur en confectionnant des centaines de menus. Ce n’est pas
que de la nourriture, ce sont de « véritables créations culinaires ».
Elle se balade aussi avec son MP4 où elle a accès aux photos qu’elle regarde
régulièrement, sans qu’elle sache pourquoi. Cela l’apaise et permet deux choses :
voir l’évolution de sa maladie, ce qu’elle mangeait avant et maintenant, et « vaincre
sa timidité » en demandant à prendre des plats en photo, comme lors de la journée
d’appel de l’Armée. C’est essentiel pour elle, sinon elle ne peut manger. Enfin, ce
procédé a permis à Angela de réorganiser la famille autour de ses créations
culinaires. Elle est même parvenue à emmener ses parents en vacances à Lyon,
« pays de la gastronomie », d’où elle revient non sans un certain triomphe.
Les séances consistent à montrer les photos des plats réalisés au quotidien,
démarche que je freine à plusieurs reprises, car elle peut prendre le pas sur les
autres créations qu’elle réalise. Je lui indique aussi que son invention est une
démarche privée qui la regarde, car Angela commence à reprendre ses études
à mi-temps dans un lieu adapté, et le regard des autres est toujours susceptible
de remettre en cause cette invention qui reste précaire.
Sommaire 68
REBONDS
Un noyau aveugle
Adriana Campos
Lors de son exposé, Serge Cottet a souligné que le surmoi est le signifiant
nouveau du texte « Le Moi et le Ça », qui y fait sa première apparition dans le
corpus théorique de la psychanalyse. Ce signifiant, qui manque au titre du texte,
n’est rien de moins que sa véritable innovation.
Le fait qu’il s’agisse d’un texte clef pour les fondements théoriques de ce
qui s’est développé sous le nom d’egopsychology a aussi été évoqué. Cette
dérivation de la théorie de Freud a négligé des aspects centraux de ce qu’il
a pu développer concernant le moi : son caractère foncièrement aliéné,
divisé, dépendant et habité par des contradictions. En ce qui concerne le
surmoi, il serait constitué par la somme des identifications aux objets perdus
de la libido.
Sommaire 69
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi
Une citation de Lacan évoquée par Serge Cottet, extraite du Séminaire VII sur
L’éthique de la psychanalyse, apporte un éclaircissement sur ce point : le surmoi
ne serait ni préœdipien ni effet de l’Œdipe. Il s’agirait, certes, d’une identification
au père, mais pas au père jouisseur de Totem et Tabou ni au père symbolique de
1. Cf. Miller J.-A., « Clínica del superyó », Recorrido de Lacan, Buenos Aires, Editions Manantial, 2011.
2. Cf. Freud S., « Le Moi et le Ça », Paris, PUF, 1995.
3. Cf. Klein M., La psychanalyse d’enfants, Paris, PUF, 1982.
Sommaire 70
Un noyau aveugle – Adriana Campos
Lors de ses trois premiers séminaires, Lacan n’a pas parlé du surmoi en
relation au mythe freudien de l’Œdipe, sinon en relation au langage, à la Loi : un
énoncé discordant, la Loi et sa destruction, une scission dans le rapport du sujet
à la loi, une loi sans dialectique.
Dans son Séminaire V, Lacan parle aussi de la loi de la mère, qu’il qualifie
comme « une loi incontrôlée », dépendante du bon ou mauvais vouloir de la
mère, assujettie à son caprice6. Cette loi maternelle, capricieuse, est-elle la loi
du surmoi ? La thèse d’un surmoi maternel que certains postfreudiens avaient
proposée, coïncide-t-elle avec la loi maternelle telle que Lacan en parle à ce
moment ?
Déjà dans son Séminaire II, Lacan dit du surmoi : « C’est le discours de mon
père par exemple, en tant que mon père a fait des fautes que je suis absolument
condamné à reproduire »7. Plus tard, dans son séminaire V il dit que « c’est au
niveau du père que commence à se constituer tout ce qui sera dans la suite
surmoi »8.
4. Cf. Lacan J., Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 355.
5. Ibid., p. 354.
6. Cf. Lacan J., Le séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 188.
7. Lacan J., Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Paris, Seuil, 1978, p. 112.
8. Lacan J., Le séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 194.
Sommaire 71
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi
payait à son insu la peine à laquelle son père aurait dû être condamné selon la
Loi Coranique, à savoir, avoir sa main coupée9 ; et du cas présenté par Rosine
Lefort d’un enfant qui entre dans le langage par le biais d’un signifiant, « loup »10.
9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 221.
10. Ibid., leçon VIII.
Sommaire 72
LA PULSION
ÉCLAIRAGES
REBONDS
Sommaire
ÉCLAIRAGES
Les pulsions et le ça
Philippe De Georges
Contexte
Pour comprendre la refonte à laquelle il procède, nous devons faire retour sur
la question des pulsions avant ce tournant des années vingt. Cette notion a
toujours été présente chez Freud. Elle accompagne sa réflexion chaque fois qu’il
s’agit de ce qui ne relève pas directement du champ de la parole et du langage,
des perceptions et de leur représentation, dans le comportement humain. Elle
concerne d’emblée ce qui pousse l’homme et ce qui s’impose à lui, par opposition
1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 219.
Sommaire 74
Les pulsions et le ça – Philippe De Georges
Freud utilise parfois des métaphores hautes en couleur et bien faites, car
elles font images, pour rendre compréhensible le rapport des pulsions et du ça
avec les niveaux plus « élevés » de la vie psychique. On sait combien lui a été
reprochée, par Binswanger notamment, la réduction de l’âme au jeu et aux
processus pulsionnels. Il entend donc reconnaître la place éminente de la vie
spirituelle et des plus hautes productions de l’humanité : civilisation, arts,
culture, science et religion, sans oublier semblants sociaux, morale et rapports
humanisés…
Mais il ne cède jamais sur l’idée que tout ce champ n’évolue pas pour son
propre compte, comme en apesanteur, déconnecté de l’Achéron et des
puissances d’en bas, du sexe et de la mort. L’une de ses métaphores nous
rappelle que « [l]e trône de la souveraine est supporté par des esclaves
enchaînés »3. La grandeur de celle-ci vient de cette force vive asservie. L’homme
le plus noble, porteur des valeurs les plus sublimes et auteur des œuvres les
plus spirituelles, puise son énergie dans ce réservoir sauvage dont la violence est
au mieux domptée et dirigée par lui.
Dans l’essai que nous étudions aujourd’hui, l’image est celle du cavalier et de
son cheval : le mouvement des deux n’est possible que parce que le cavalier
oriente la bête et dirige ses pas. Mais dans le rapport du cavalier qu’est le moi
et de la monture qu’est la pulsion acéphale, le moi peut tout au plus prendre à
son compte et assumer le trajet de celle-ci : il est agi. Si le cavalier réfrène la
force du cheval au moyen de sa force propre et de sa volonté, le moi ne tire sa
force que de celle du ça. Le cavalier conduit sa bête. Le moi transpose en action
la volonté du ça. Il fait comme si c’était la sienne propre.
Substrat
2.Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 13.
3. Freud S., « Résistances à la psychanalyse », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985,
p. 130.
Sommaire 75
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
Un inconscient autre
4. Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, op. cit., p. 41-115.
Sommaire 76
Les pulsions et le ça – Philippe De Georges
pulsionnel tel que Freud le pense alors ne relève ni des perceptions ni du monde
extérieur. Leur caractère inconscient ne procède pas d’une censure qui chasse
ce qui a déjà été admis à la conscience. Cet inconscient pulsionnel n’a pas
rapport avec une formulation au moyen de représentations de mot. Il est la
manifestation d’une puissance archaïque, primordiale et interne.
Notons que la biologie, dont Freud dit s’éloigner ici, n’est jamais loin
cependant. Et ce, de deux façons. La première tient dans cette remarque que la
division du moi et du ça concerne aussi sans doute des êtres vivants plus
rudimentaires que l’homme. N’est-ce pas déjà la voie qui avait conduit dans
« Au-delà du principe de plaisir » à chercher l’origine de la pulsion de mort dans
l’aspiration des organismes monocellulaires au retour à l’inanimé ? Entropie et
Thanatos ne sont au fond qu’une seule et même chose, qui dans la vie préfère
la mort. La deuxième façon de réintroduire le biologique concerne le lien fait
entre l’individu et la mémoire de l’espèce, l’ontogénèse et la phylogenèse.
Remarque
Il faut noter (car on ne peut pas raisonner sur la pulsion sans penser au
surmoi) que dans cet essai, Freud met bien en évidence l’existence d’un surmoi
primitif. Avant que cette instance s’organise autour de ce qui résultera de la
liquidation de l’Œdipe par introjection de la figure du père selon la loi, avant que
le surmoi ne devienne l’héritier intérieur de la loi assumée, l’instance se
constitue précocement par différenciation du moi. Il s’agit alors d’une
identification première de l’individu au père de sa préhistoire personnelle. Cette
identification est, dit-il, « directe et immédiate », primaire et antérieure à tout
investissement d’objet. On ne peut qu’être frappé par la note en bas de page où
l’auteur rectifie en quelque sorte sa pensée. On en est d’autant plus frappé que
Sommaire 77
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
cette note est généralement omise dans la doxa et que ses conséquences sont
du coup refoulées : Freud signale en effet qu’il serait peut-être plus juste de
parler d’identification « aux parents ». Ce processus survient en effet à un
moment où le manque de pénis chez la mère et la différence des sexes ne sont
pas perçus et intégrés et où la distinction entre père et mère ne peut pas avoir
de valeur.
On peut comprendre sans effort que ce qui lui fait privilégier cependant la
figure du père, c’est le rôle ultérieur qu’il donne à celui-ci dans la structuration
post-œdipienne du surmoi. Mais c’est aussi sans doute parce que le « père de
la préhistoire personnelle » est du même bois, si je puis dire, que le père de la
horde primitive qu’il évoque aussitôt. Car c’est Totem et Tabou qui est convoqué
ici, faisant de l’Urvater la préfiguration du père surmoïque au titre où le
totémisme serait, dans la préhistoire de l’humanité, l’origine collective du surmoi
individuel. La biologie fait donc ici retour, suscitée par la force du mythe,
l’hérédité biologique étant le support de la transmission de ce qui s’est joué dans
ce moment d’érection de la loi. Les pères depuis la nuit des temps véhiculent au
profit du petit d’homme « l’essence supérieure de l’homme », religion,
spiritualité, conscience morale et sociale.
L’embarras de Lacan
Sommaire 78
Les pulsions et le ça – Philippe De Georges
Acéphale et muette
Ainsi est-il frappant de l’entendre, dans les dernières lignes de l’essai, faire
du ça le champ d’affrontement d’Eros et Thanatos. Et dans cette lutte, Freud
formule ce qu’il ne présente que comme une hypothèse qu’il fait mine de
reprendre aussitôt, soit que les pulsions de mort, puissantes, imposent aux
autres leur domination muette. C’est bien la voie que suivra Lacan, prenant au
mot cette remarque et la dégageant des précautions oratoires ou des réticences
de Freud à en tirer les conséquences. Lacan fera en effet de ce mutisme le fait
du ça entier lui-même, toutes pulsions confondues. C’est que pour lui alors, Eros
et Thanatos ne seront plus des forces antagonistes au sein d’un dualisme
indépassable. La pulsion de mort finira par apparaître comme l’os et l’essence
de la pulsion, acéphale et muette.
Sommaire 79
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
C’est donc bien au ça de 1923 que Lacan fera ainsi retour, traduisant par le
mot jouissance l’ensemble des avatars pulsionnels régis par le plaisir aussi bien
que par son envers, œuvrant à la vie comme à la mort. Car le ça de 1923
préfigure l’inconscient réel de son dernier enseignement, par opposition à ce
qu’il qualifie alors d’inconscient transférentiel qui est celui de la première
topique, celui que constitue le refoulement et que l’interprétation déchiffre. Il y
a ainsi une continuité entre ce que Freud essayait de prendre en considération
alors – soit la résistance au traitement, le jeu des défenses et de ce qu’il appelait
résistance, la dimension du caractère et de l’ininterprétable – et ce que Lacan
aborde à nouveau frais au terme de son parcours. C’est ce que Jacques-Alain
Miller met en valeur à partir du moment où il parle de « l’interprétation à
l’envers » puis de « déranger la défense »6.
Pour conclure
Ne nous méprenons pas sur ce que je dis ici : ce que Lacan qualifie sur le tard
d’inconscient réel n’est pas réductible au ça de 1923. La mise en perspective que
je propose doit se garder de tout anachronisme : plus d’un tiers de siècle sépare
les deux notions, et tout l’enseignement de Lacan se déploie dans ce laps ! Or,
pour une part notable, cet enseignement a consisté à traiter les apories de la
pulsion et du ça.
6. Cf. Miller J.-A., « l’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, février 1996 & « L’orientation
lacanienne. Le réel dans l’expérience analytique », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 novembre 1998, inédit.
7. Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 21.
Sommaire 80
Un traitement de l’objet a pour une
prise de parole
Myriam Perrin
1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans
le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 février 1992, inédit.
2. De Georges P., La pulsion et ses avatars, Paris, Editions Michèle, 2010, p. 79.
3. Ibid., p. 166.
Sommaire 81
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
c’est justement ce point très précis où l’objet ne prend pas valeur agalmatique.
C’est justement ce qu’il fut et est pour l’Autre qui va s’avérer in-interrogeable.
Quelle mutation vise l’analyse alors ? Quelle nouvelle alliance, selon la formule
millerienne, pour la direction de la cure ? C’est ce que nous nous proposons
d’interroger à travers cette situation clinique, avec pour axes :
- d’une part, ce qui déjà apparaît chez Freud sous le nom de la Chose, das
Ding dans l’Esquisse, ce moment dans l’enseignement freudien où il nomme,
cerne l’être de déchet que le sujet est pour l’Autre – à ceci près que, pour notre
patient, la clinique de la psychose orientera notre lecture ;
- d’autre part, « l’éternel retour du même » noté par Freud, répétition qui fait
de la pulsion de mort l’essence même de la pulsion ; ce que Lacan nommera
jouissance pour faire part de ce retour du même et de l’ancrage du sujet dans le
réel ;
- ce, afin d’ouvrir à la question d’une direction de cure où l’enjeu majeur de
l’analyse est bien la modification du mode de jouissance du sujet, mais où la
pulsion de mort à l’œuvre conditionne toute l’élucubration au ras du symptôme
du sujet : un traitement de l’objet a pour une prise de parole.
Monsieur L.
Un évènement
Sommaire 82
Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin
Sommaire 83
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
La rencontre avec sa femme : il était là, elle était perdue dans une université
qu’elle ne connaissait pas. Il n’a pas su tout de suite que c’était elle, « mais elle,
elle l’a su ». Elle avait des avis sur tout. Elle était cultivée. M. L. pense qu’ils
avaient le même projet de vie : avoir une relation sérieuse et une grande famille
« pour que ses enfants soient heureux comme lui avait été heureux enfant ». Sa
femme, elle le rassure. Il est perdu sans elle. Par exemple, il est incapable
d’acheter quelque chose qui n’est pas sur la liste des courses.
Depuis trois ans, elle dit qu’elle veut divorcer. Il ne comprend pas pourquoi.
Elle dit qu’elle ne se sent pas écoutée, pas comprise, « que je ne fais pas
attention, que je suis là sans être là… On ne m’a pas dit comment faire. Personne
ne m’a dit qu’il fallait faire ça. » Il fera d’ailleurs état d’un moment de vacillation
lors de la période de leur mariage où il est en demande d’un code, d’un guide,
et se préoccupe peu des couleurs des fleurs et autres décorations. Mais là, sa
future femme ne lui répond pas : « on ne nous préparait pas », « on ne nous
disait pas comment faire pour ne pas se planter ».
M. L. s’est « déjà senti aussi mal », lors d’une séparation très difficile d’avec
une jeune femme. « Elle m’avait mis le grappin dessus », formule tout à fait
adéquate pour dire combien c’est l’Autre qui le choisit. Elle disait qu’il était
« l’homme de sa vie », c’est ce qui le faisait être auprès d’elle, mais précise-t-il,
ils avaient peu d’échanges. Il ne peut élaborer vraiment sur ce qui s’est passé,
mais décrit les mêmes symptômes au moment de leur séparation : il ne
mangeait plus, ne dormait plus, ne travaillait plus, avait arrêté ses études.
Pourtant M. L. précise que c’est lui qui prit la décision de la séparation : « c’était
insupportable, j’ai choisi la vie ». La scansion sur ce point aura un effet
d’apaisement et de soulagement, et augurera la décision de demander le divorce
d’avec sa femme, mais le sujet ne fera pas le lien avec son histoire familiale
racontée préalablement.
Si M. L. décrit une enfance idyllique, avec des parents aimants et des frères
et sœurs formidables, il précise que petit, il ne savait jamais dire s’il était le
septième ou le huitième de la fratrie. Il ne savait pas où était sa place. C’est parce
Sommaire 84
Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin
que le frère aîné était mort, que ses parents décidèrent d’avoir cet enfant : « à la
place du mort, ils ont choisi la vie », dit-il en larmes. Sans être capable de déplier
cela, il fera allusion à plusieurs reprises aux commentaires/reproches de sa
femme à l’endroit de sa mère à lui, parlant de non-dits, de douleurs, laissant
supposer, au contraire du tableau qu’il peint, une mère déprimée et des conflits
entre les parents autour de ce dont on ne parle pas, le frère mort.
Il y a trois ans également, son père décède d’un cancer et M. L. est convaincu
qu’il a choisi de mourir dans ses bras, pour boucler le cycle de la mort et de la
vie.
On apprend aussi que s’il reprend ses études après sa première rupture,
c’est en suivant le modèle d’une de ses sœurs, qui lui aurait dit un jour « je l’ai
fait, tu peux le faire… » « Alors je l’ai fait », commente-t-il.
4. Quelques années auparavant, pour des faits similaires, il avait déposé « une main courante » et
« non pas plainte », précise-t-il lorsqu’il en parle tout dernièrement, mais n’en voyait pas vraiment
l’utilité ; ce qu’il en retient, c’est sa femme ricanant qu’il avait l’air fin devant les hommes policiers.
Sommaire 85
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
tel ; c’est ce qui peut, et c’est là le drame, le conduire à sa perte. C’est justement
là, à cette place d’objet, cause du désir de l’Autre, que le fantasme, voile et
habillage de la pulsion, n’est pas venu cadrer la corrélation du sujet à la
jouissance, et qu’il est resté le pur objet des femmes de sa vie.
Par exemple, cela fait trois ans que dans leur très grande maison bourgeoise,
il vit dans un placard, sans fenêtre. « Il n’y avait plus de chambre… », dit-il. Il
s’est donc installé là, quand elle a dit vouloir le quitter.
Cela fait donc des années qu’il n’a aucune vie sexuelle, et s’il dit qu’il ne s’y
attendait pas, il ne s’en plaint pas non plus, sauf pour leur nuit de noces, où déjà
là, elle n’avait pas voulu. Le lendemain, face aux blagues des copains suggérant
simplement une nuit de noces ordinairement sexualisée, pourrait-on dire, il
s’était senti très mal. Puis, un an après leur mariage, ils achetèrent des lits
jumeaux car il l’empêchait de dormir, disait-elle. Enfin, dès l’arrivée du premier
enfant, pour l’allaitement, il fut délogé de la chambre conjugale.
Il m’apprendra que sur les premiers plans de leur toute nouvelle maison, sa
femme avait fait dessiner à l’architecte un mur en béton qui séparait la maison
en deux, seul un escalier reliant les deux parties pour la circulation des enfants.
C’est par un « c’est délirant » joyeux que je scandai la rencontre. Avec l’appui
des séances, il s’opposa à un tel projet.
Prendre la parole
Sommaire 86
Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin
Du côté du travail, il a retrouvé depuis plusieurs mois son goût, son assiduité,
sa concentration et sa compétence ; il dit être efficace, d’ailleurs il travaille plus
sur le même temps qu’avant ; plus encore, « je n’hésite pas à aller de l’avant, dit-
il, à faire des choses plus difficiles, plus complexes, et de fait qui rapportent plus
d’argent ». Cependant, il paye aujourd’hui les conséquences de son manque à
gagner d’il y a un an. C’est son tracas actuel.
Sommaire 87
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
avaient fait, puis y avoir renoncé. Interrogé sur ce qu’il craignait qu’ils disent, il
affirme : « ce n’est pas ce qu’ils vont dire mais l’usage qu’elle peut en faire qui
me préoccupe ». À partir de ce moment, il déplie le fonctionnement de sa femme
et les stratégies à mettre en place pour s’en protéger.
5. Ne dévoiler sa pensée qu’en présence du médiateur qui temporise les réactions de sa femme ;
entrevoir qu’il n’est pas question de dialogue entre eux, mais que sa femme ne peut consentir qu’au
monologue sous peine d’exploser ; s’appuyer sur ses valeurs à lui pour envisager son avenir ; avoir
une logique comptable pour répondre aux exigences financières de sa femme qui dit toujours : c’est
pour les enfants, pour la pension alimentaire, pour ce qu’il lui doit, dit-elle ; etc.
Sommaire 88
Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin
Sommaire 89
REBONDS
Sommaire 90
L’acte analytique et la pulsion
Bertrand Lahutte
Sommaire 91
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion
Sommaire 92
maquette et mise en page
atelier Patrix
Sommaire