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Soirées d'études freudiennes 2012-2013

Lire Freud,
avec Lacan
« Le Moi et le Ça »

Textes rassemblés par Sophie Marret-Maleval

École de la Cause freudienne


Je remercie chaleureusement Claire Brisson, Benoît Delarue,
Caroline Doucet et Claire Zebrowski pour l'aide précieuse qu'ils
ont apportée à l'édition de ce volume.

École de la Cause freudienne, 2014

1
Sommaire

Introduction
Sophie Marret-Maleval, « Lire Freud, avec Lacan “Le Moi et le Ça” » 4

Le moi
Éclairages
Alexandre Stevens, « Le Moi freudien » 8
Caroline Doucet, « Le Moi-corps dans le discours et
la clinique contemporaine » 13
Rebonds
Pamela King , « Le moi freudien n’est pas le moi des postfreudiens » 20
Laura Sokolowsky , « La déchirure du moi » 23

Le ça
Éclairages
Armand Zaloszyc, « Le ça dans Le Moi et le Ça sous la perspective
du dernier enseignement de Lacan » 26
Victoria Woollard, « L’extrémiste » 33
Rebonds
Claire Zebrowski, « Le ça, l’opacité, et le silence » 37
Danièle Olive, « Un problème, plutôt qu’un mystère » 39

L’inconscient
Éclairages
Clotilde Leguil, « Une définition hérétique de l’inconscient » 42
Rodolphe Adam, « L’homme enrobé » 50
Rebonds
Valérie Pera-Guillot, « Le pas de Freud » 55

2
Le surmoi
Éclairages
Serge Cottet, « Le surmoi dans “Le Moi et le Ça” » 59
Benoît Delarue, « Manger sans grossir » 64
Rebonds
Adriana Campos, « Un noyau aveugle » 69

La pulsion
Éclairages
Philippe De Georges, « Les pulsions et le ça » 74
Myriam Perrin, « Un traitement de l’objet a pour une prise de parole » 81
Rebonds
Remi Lestien , « Quelques questions sur le destin des pulsions » 90
Bertrand Lahutte , « L’acte analytique et la pulsion » 91

3
Introduction
Sophie Marret-Maleval

Dans son séminaire de 2011, « L’Être et l’Un », Jacques-Alain Miller précisait


les coordonnées du tout dernier enseignement de Lacan. Il faisait remarquer
notamment que là où Lacan avait auparavant soutenu l’écart, engagé par Freud,
entre l’inconscient et le ça, un nouveau concept de l’inconscient était introduit
avec l’inconscient réel, qui inclut le ça.
Au tournant de son premier enseignement, constatant que la jouissance
imaginaire «  défaille quand il s’agit de rendre compte de la jouissance du
symptôme »1, il lui faut élaborer pour la jouissance un autre statut qu’imaginaire,
afin de « restituer au moins un écart entre l’inconscient et le ça, on ne peut plus
les confondre »2. Le symptôme n’est pas un effet de sens, il est un « événement
de corps »3. « Ça, c’est évidemment tout à fait impossible à formuler dans le
premier enseignement de Lacan, ça suppose une autonomie de la jouissance
du corps qui est proprement impensable quand règne la confusion de
l’inconscient et du ça »4. Il poursuit :

« Quand la jouissance est déplacée de l’energeia à l’idea, la vérité


nomme la jouissance et en même temps la masque. C’est, chez
Lacan, après tout, donner toutes ses conséquences au clivage que
Freud introduit entre l’inconscient et le ça, entre l’inconscient,

1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours n° 6 du 9 mars 2011, inédit.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.

Sommaire 4
Introduction - Sophie Maret-Maleval

affaire de refoulement et de vérité qui demande à se dire et qui se


renie et qui s’avoue et le ça où il situe les pulsions. Au niveau de
la causalité réelle, nous sommes à donner ses conséquences à
l’existence du ça. L’inconscient, c’est un lieu d’être alors que nous
désignons par le ça, avec Freud, un lieu de jouissance et nous
l’incarnons, le ça, nous l’incarnons dans le corps. Ce que Lacan
appelle le corps, c’est l’incarnation du ça freudien, c’est le corps
en tant qu’il se jouit. Et du côté de l’inconscient, nous logeons les
fictions véridiques qui ne découvrent jamais qu’une vérité
menteuse tandis que du côté du ça, nous avons affaire à une
existence où nous ne pouvons pas isoler de manque à être. »5

Toutefois, Jacques-Alain Miller souligne comment, dans son dernier


enseignement, c’est le concept de l’inconscient qui se trouve déplacé, entraînant
une nouvelle unification avec le ça :

«  La bascule [du dernier enseignement], note-t-il, c’est de


considérer l’inconscient comme réel, c’est : l’inconscient est réel.
Et ça, c’est un nouveau concept de l’inconscient, dirais-je, un
concept qui inclut le ça, pour le dire de la façon la plus simple. Il
se sert désormais du terme d’inconscient pour unifier
l’inconscient et le ça […] Et donc cette même bascule se constate,
cette même bascule qui est là marquée par l’implication décidée
de la pulsion dans le symptôme se constate aussi quand Lacan
disons efface progressivement le terme de sujet qui appartenait
par excellence à l’ordre signifiant, et le remplace, voudrait le
remplacer par le terme de parlêtre. Évidemment, le sujet est
disjoint de la pulsion tandis que le parlêtre inclut le corps et il dit :
voilà le nom qui remplacera celui d’inconscient. Donc au fond
tantôt Lacan dit l’inconscient est réel ou tantôt – comme
l’inconscient réel c’est vraiment autre chose que l’inconscient
freudien, eh bien il propose à l’occasion de le remplacer – sans
aller jusqu’au bout bien entendu – il évoque qu’on pourrait le
remplacer par le terme de parlêtre incluant le corps et c’est
cohérent avec la notion du jouissens, qu’il n’y a pas de sens qui
aille sans jouissance et donc il n’y a pas de signifiant, il n’y a pas
de désir qui ne soit connecté à la pulsion. »6

Tel est le fil qui guide notre lecture du « Moi et le ça ». Il s’agit de revenir au
texte freudien avec les avancées de Lacan et de Jacques-Alain Miller en

5. Ibid.
6. Ibid., cours n° 14 du 25 mai 2011, inédit.

Sommaire 5
Lire Freud, avec Lacan

perspective, de relire Freud avec Lacan, de saisir quel nouvel éclairage du texte
freudien en découle, quelles « pépites » ces avancées nous permettent d’en
extraire. Il s’agit également de préciser les points de rupture introduits par
Lacan, d’avec l’inconscient freudien, dans son dernier enseignement
notamment.

Dans « Le Moi et le Ça », publié en 1923, Freud indique qu’il poursuit les
avancées de l’« Au-delà du principe du plaisir », mais « sans aucun nouvel
emprunt à la biologie, me tenant, de ce fait, plus près de la psychanalyse que
dans l’“Au-delà” »7. Il a le sentiment de défricher des voies nouvelles, de pousser
la théorie de la psychanalyse plus loin qu’elle n’a été menée jusque-là. Il y
élabore sa seconde topique à partir du constat « qu’une partie du moi […] peut
être inconscient »8, le portant à reconsidérer le concept d’inconscient. Il y précise
comment «  le moi est une partie du ça qui a subi une différentiation
particulière »9, et comment « le moi puise son sur-moi dans le ça »10, surmoi
qu’il qualifie de «  pure culture de la pulsion de mort  »11, poursuivant ses
réflexions sur la pulsion de mort. Autant de propositions et de concepts qu’il
s’est agi de préciser, pour en explorer les résonnances éventuelles ou les
divergences avec l’enseignement de Lacan.

Le volume rassemble les exposés donnés lors des soirées d’études


freudiennes de l’année 2012-2013. La lecture de ce texte complexe fut abordée
à partir des axes suivant : le moi, le ça, le surmoi, l’inconscient, la pulsion. En
contrepoint, étaient proposées des brèves interventions visant à dégager
l’actualité ou l’obsolescence des thèses freudiennes dans la clinique
contemporaine. Le volume rassemble également des rebonds proposés par les
discutants de ces soirées.

7. Freud S., « Le Moi et le Ça », (1923), Essais de psychanalyse, traduction de Jean Laplanche, Paris,
Payot, 1981, p. 221.
8. Ibid., p. 229.
9. Ibid., p. 251.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 268.

Sommaire 6
LE MOI
ÉCLAIRAGES
REBONDS

Sommaire
ÉCLAIRAGES

Le moi freudien
Alexandre Stevens

Bien que dans « Le Moi et le Ça » la première place soit donnée au moi,
l’essentiel du remaniement que Freud produit ne porte pas sur cette instance
mais plutôt sur l’inconscient et le surmoi. Ce texte aurait aussi bien pu s’intituler
« Le Père et l’inconscient ». Si Freud écrit ce texte à ce moment, c’est pour
procéder à une remise en ordre de sa doctrine après la publication de « Au-delà
du principe de plaisir ». Avec la pulsion de mort, le sujet rencontre une jouissance
opaque, obscure, qui échappe à l’inconscient-vérité. Aucun effort de décodage ne
suffira à résoudre cette opacité.

J’ai eu l’occasion, lors d’un séjour en Arménie, d’entendre la présentation


d’un cas éclairant ce point de vue. Il s’agissait d’un homme de trente ans qui
avait été, quelques années plus tôt, soldat sur le front du Haut Karrabagh, cette
province autonome de l’Azerbaïdjan, peuplée d’Arméniens et conquise par
l’Arménie. La ligne de front était devenue ligne d’arrêt des hostilités. Un jour, de
garde sur cette ligne, il voit venir vers lui, à travers la zone démilitarisée, un
camion transportant des enfants. Il pense aussitôt que le conducteur commet
une erreur et il s’apprête à se lever pour lui faire signe quand lui reviennent
soudain des récits de l’ennemi s’approchant parfois de leurs lignes par
supercherie afin de tuer des soldats. Il tire, le camion fait aussitôt demi-tour et
il reste dans l’ignorance : a-t-il ou pas blessé ou tué un enfant ? Bien qu’un peu
préoccupé dans un premier temps, il oublie vite l’incident. Quatre ans plus tard,
il est marié et son épouse met au monde leur premier enfant. C’est à ce moment
que se déclenche chez lui une névrose de guerre : chaque nuit, il se réveille du

Sommaire 8
Le moi freudien - Alexandre Stevens

même cauchemar, dans lequel il revoit la scène des enfants sur lesquels il tire.
Si les rapports entre signifiant et effet de sens sont clairs, si l’on peut bien saisir
la culpabilité qui refait surface, s’il apparaît bien que c’est sur l’image de son
enfant qu’il tire, néanmoins la vérité qui s’en déduit n’épuise pas l’effet du
cauchemar répété. Encore faut-il y lire la présence de la pulsion de mort, d’une
jouissance ignorée du sujet.

C’est pour prendre en compte cette pulsion de mort que Freud révise sa
première topique en passant d’un premier modèle de l’inconscient, constitué du
refoulé, à sa deuxième topique avec le ça, lieu des pulsions. C’est en parallèle
qu’il développe les fonctions du moi, un moi d’emblée très hétérogène, ni
unifiant, ni univoque, cohérent et paradoxal dans sa fonction de contrôle, mais
peu cohérent dans son assemblage d’identifications.

Un nouvel inconscient

Le premier chapitre du texte est essentiel pour comprendre ce tournant


freudien. C’est le moment où Freud déstabilise sa notion d’inconscient.

Il commence par rappeler qu’il y a une face par où l’inconscient apparaît


essentiellement dans son caractère descriptif : ce qui n’est pas présent à la
conscience. C’est le cas de tout ce qui est «  latent-capable de devenir
conscient »1 qui constitue donc le préconscient. Mais le concept d’inconscient
comme tel implique qu’il ait aussi un caractère dynamique, c’est-à-dire qu’une
force s’oppose à ce que le matériel fait de représentations (signifiants) arrive à
la conscience : c’est le refoulement. Entre ces trois termes, conscient (cs),
préconscient (pcs), et inconscient (ics), il ne s’agit pas seulement de degrés de
présence à la conscience, mais d’une différence qualitative entre d’une part cs
et pcs qui sont proches et d’autre part l’ics. Il n’y a donc pas d’unité dans
l’appareil psychique. Ceci, on le remarque, est plutôt simplement un rappel de
la structure de l’inconscient telle qu’elle apparaît dès L’interprétation des rêves.

Mais, comme le dit Freud, ces distinctions apparaissent insuffisantes « à


mesure qu’on avance dans le travail »2. La nouveauté, c’est l’introduction d’un
troisième type d’inconscient, qui n’est plus seulement descriptif ou dynamique
mais structural. Le moi, représentation qu’on s’est formée « d’une organisation
cohérente des processus de l’âme  »3, est à la fois ce à quoi se rattache la
conscience, ce qui commande à la motilité et ce qui exerce le contrôle. Le moi est

1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Paris 1981, p. 224.
2. Ibid., p. 227.
3. Ibid., p. 227.

Sommaire 9
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

ainsi responsable de la censure du rêve et donc du refoulement, et c’est aussi lui


qui résiste à la levée du refoulement. Mais les moteurs de cette censure et de cette
résistance sont forcément inconscients puisque le sujet ignore qu’il a procédé de
telle manière. Nous nous trouvons ainsi devant un paradoxe : le moi qui se rattache
à la conscience est aussi inconscient pour une part. « Une partie du moi également,
et Dieu sait quelle importante partie du moi, (...) est certainement ics. »4 Tout le
refoulé est inconscient mais tout l’inconscient n’est pas le refoulé.

Freud est extrêmement logique dans son raisonnement. Le moi est la


censure et donc pour une part ics. La différence avec l’ics-refoulé, c’est que le
refoulé est codé donc décodable et qu’il produit des effets de vérité lorsqu’il est
levé, alors que le moi inconscient est l’instance qui code et donc non-décodable.
Lors du Séminaire de DEA, Jacques-Alain Miller avait évoqué le lien entre ce
moi-ics et le sujet barré lacanien qui est lui aussi une instance inconsciente, qui
se déduit des effets du signifiant et qui ne renvoie pas à un autre signifiant.5

Du premier chapitre de ce texte nous pouvons donc tirer que le moi ne


constitue pas l’unité de l’appareil psychique puisque celui-ci n’en a pas, qu’il est
lié au conscient et au préconscient, qu’il est donc une instance de contrôle avec
tout ce que cela comporte d’imaginaire, mais aussi de symbolique avec la
censure, qui est un des modes du contrôle qu’exerce le moi. C’est l’inconscient
du moi, le sujet barré comme pur opérateur.

En même temps, nous voyons apparaître une bascule qui va de l’abandon du


terme d’inconscient à l’invention du ça. L’inconscient est le lieu de la vérité
refoulée, vérité menteuse aussi, c’est-à-dire un lieu d’être. Le ça sera le lieu des
pulsions, de la jouissance du corps, de l’existence.6

La deuxième topique

Quand dans le second chapitre, Freud dit son intention d’en apprendre
davantage sur le moi, il ne cache pas que son intérêt va à cette part inconsciente
du moi et pas du tout à son caractère pseudo-unifiant et qui a beaucoup intéressé
certains post-freudiens.

Certes, il dit que ce qui est inconscient peut devenir conscient « par connexion
avec les représentations de mot »7, ce dont certains postfreudiens pourraient
4. Ibid., p. 229.
5. Jacques-Alain Miller a fait deux séminaires de DEA : « La clinique différentielle des psychoses » en
1987, et « Les traits de perversion » en 1988.
6. Miller J.-A., « L’être et l’Un », cours n° 6 du 9 mars 2011, inédit.
7. Freud S., op. cit., p. 231.

Sommaire 10
Le moi freudien - Alexandre Stevens

déduire à tort que l’ics n’est donc pas fait de mots et qu’il n’est donc pas structuré
comme un langage.

Freud développe plusieurs aspects du moi :

En premier lieu, il y a le moi aux commandes dont une part est consciente et
une part inconsciente. Le moi est le noyau du système perception-conscience
(pc-cs) et à ce titre, il englobe le préconscient. Il est aux commandes du principe
de réalité qu’il cherche à substituer au principe de plaisir. Il est le censeur créant
un ics-refoulé et donc inconscient lui-même, ics-sujet.

Le ça est logiquement premier comme lieu des jouissances pulsionnelles, ou


pour le dire autrement en référence au cours de Jacques-Alain Miller8 : il y a
d’abord l’Un tout seul. Et le moi est lui-même une partie du ça mise au service
du principe de réalité par la confrontation au monde extérieur via le système pc-
cs. Mais le moi échoue en partie sur cette voie. Comme le dit Freud : « De même
que le cavalier, s’il ne veut pas se séparer de son cheval, n’a souvent rien d’autre
à faire qu’à le conduire où il veut aller, de même le moi a coutume de transformer
en action la volonté du ça, comme si c’était la sienne propre. ».9 Cela peut bien
nous évoquer le symptôme en tant qu’il est jouissance : « c’est plus fort que
moi ».

Par un second aspect, le moi est avant tout corporel. Il n’est pas seulement
une part du ça transformée par le système pc-cs, il est aussi en lien au corps
propre et aux sensations qu’éprouve le corps. C’est un être de surface, c’est
l’image du corps telle que Lacan va la développer dans son stade du miroir. C’est
l’axe a—a’ du schéma L équivalent à l’axe m—i(a) du schéma R. C’est une image
unifiante, dont on peut bien repérer l’efficace par son envers chez le
schizophrène quand, faute d’être constituée, elle laisse le corps morcelé.

« Le moi conscient est avant tout un moi-corps. »10 Mais cette image unifiante
est toujours tronquée – « projection d’une surface » – et liée au langage, comme
le montre l’analogie anatomique qu’évoque Freud : « … le mieux est de l’identifier
avec l’homoncule cérébral (…) portant à gauche la zone du langage »11. Cette
image du corps est une forme qui « situe l’instance du moi »12 mais une forme
toujours aliénante.

8. Miller J.-A., op. cit, cours n° 7 du 16 mars 2011.


9. Freud S., op. cit., p. 237.
10. Ibid., p. 239.
11. Ibid., p. 238.
12. Lacan J., « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1975, p. 94.

Sommaire 11
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

Mais le moi est aussi, troisièmement, le lieu d’un ensemble d’identifications.


«  Freud lie le moi d’une double référence, l’une au corps propre, c’est le
narcissisme, l’autre à la complexité des trois ordres d’identification. Le stade du
miroir donne la règle de partage entre l’imaginaire et le symbolique (…) »13
Disons cependant que, dans le texte de Freud, le moi apparait comme un
ensemble peu cohérent d’identifications entre moi-idéal, idéal-du-moi,
identification aux objets et première identification au père.

L’existence du sentiment de culpabilité inconscient montre que le moi n’est


pas seulement le plus profond, c’est-à-dire inconscient, mais qu’il est aussi ce
qu’il y a de plus élevé dans l’homme : sa conscience morale. Là encore, dans
son lien au surmoi, nous rencontrons un caractère paradoxal du moi, puisqu’à
ce titre de fondement du surmoi, il participe à cette jouissance obscène et féroce,
il « se soumet à l’impératif catégorique de son sur-moi. »14

Le moi participe ainsi à la jouissance pulsionnelle localisée dans le ça dont


il s’origine, mais aussi au surmoi comme jouissance. Comme le dit Freud : « Le
ça est totalement amoral, le moi s’efforce d’être moral, le surmoi peut devenir
hyper-moral et alors aussi cruel que seul le ça peut l’être. »15

Pour conclure

Le moi, tel que le présente Freud dans « Le Moi et le Ça », est une instance
d’une grande hétérogénéité. Il inclut le système perception-conscience et le
préconscient mais présente une part inconsciente, le sujet censeur. Il est encore
une image unifiante et aliénante du corps. Il est enfin un ensemble
d’identifications.

Le corps apparaît dans ce texte sous deux aspects : le corps imaginaire qui
est le moi-corps, image et forme. Et aussi le corps réel sous la forme du ça, lieu
des pulsions, dont Jacques-Alain Miller écrit : « Ce que Lacan appelle le corps,
c’est l’incarnation du ça freudien, c’est le corps en tant qu’il se jouit »16.

13. Lacan J., « De nos antécédents », op. cit., p. 69.


14. Freud S., op. cit., p. 263.
15. Ibid., p. 269.
16. Miller J.-A., op. cit, cours n°1 3 du 18 mai 2011.

Sommaire 12
Le Moi-corps dans le discours et
la clinique contemporaine
Caroline Doucet

Instance du leurre et des illusions narcissiques, le moi prend toute sa place


dans la quête folle de l’homme contemporain d’un toujours plus de jouissance
individualiste. De nombreux modèles ou discours instruisent ce mouvement tels
ceux de la « participation sociale », de l’autonomie, de la recherche du mieux-
être et de l’épanouissement personnel. Dans le texte « Le Moi et le Ça », Freud
décrit le moi comme étant « avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement
un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface […] il est
avant tout un moi-corps »1. Freud fait alors référence au corps dans sa dimension
imaginaire, à la fonction de l’image qui donne le sentiment d’avoir un corps,
symbolisé par la surface. Que se passe-t-il lorsque l’image du corps est atteinte ?
La dissolution de l’image du corps à l’œuvre dans certaines formes d’anorexie,
provoque l’envahissement de la jouissance mortifère du corps et l’impératif
surmoïque qui lui est accolé. Le dernier enseignement de Lacan, celui de la
clinique borroméenne, trouve là ses applications cliniques.

Renforcer le moi au bénéfice de la jouissance

Lacan soulignait la présence chez l’homme moderne d’un discours


d’indépendance par rapport à ses semblables, indispensable à sa « respiration
mentale »2. Néanmoins, il s’étonnait que les savants de laboratoire continuent « à
entretenir ce mirage, que c’est l’individu, le sujet humain – et pourquoi lui parmi

1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988, p. 238-239.
2. Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.150.

Sommaire 13
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

les autres ? –, et qui est vraiment autonome, et qu’il y a quelque part en lui, que
ce soit à la glande pinéale ou ailleurs, un aiguilleur, le petit homme qui est dans
l’homme, qui fait marcher l’appareil  »3. Sous l’influence du modèle de «  la
participation sociale »4, l’objectif d’autonomie a à présent infiltré les champs
sanitaire et médico-social. Ce modèle repose sur un principe d’individualisation
selon lequel l’individu se doit d’être acteur à part entière d’un processus, éducatif,
professionnel, ou thérapeutique, et de son devenir. Il convient de se comporter
comme un individu autonome porteur de projet, un usager conscient de ses
droits et de ses devoirs, susceptible de contribuer à la collectivité.

L’injonction d’autonomie s’inscrit dans une volonté de « réussir sa vie » –


«  devenir l’auteur de sa propre vie  » – qui donne coloration à la plainte
contemporaine : « je manque de confiance en moi », « je ne suis pas sûr de moi »,
« je manque d’estime de moi ». L’idéologie de l’autonomie trouve son fondement
dans l’idée d’une possible connaissance de soi-même, construite sur le rapport
à l’image spéculaire. Elle est promue par les idéaux de maîtrise et de
renforcement du moi, fruits de la collusion entre certains modèles héritiers de
la psychologie du moi d’une part et l’appareil politico-sociétal du culte de la
productivité et de l’évaluation, d’autre part. Cela étant, cette perspective de
«  mieux se connaître  », d’une connaissance de soi, d’un sujet à lui-même
transparent, ne vise pas un simple confort narcissique mais s’inscrit dans la
volonté de jouir toujours plus, de profiter de la vie, dans l’individualisme de la
jouissance. Il y a donc bien une figure narcissique de l’homme moderne, fixée à
son image, qui vise à mieux se connaître pour mieux jouir de lui-même.

La quête du « mieux se connaître » trouve également son succès dans la


faillite des idéaux qui permettaient de s’orienter dans le monde laissant le sujet
contemporain désemparé. « Il y a des dieux »5, tel est le titre d’un ouvrage, dans
lequel une patiente indiquait récemment avoir trouvé une voie pour limiter un
« trop de sens » – c’est-à-dire pas de sens – de son existence. Pour ce sujet, le
sens n’est pas fixé, rien ne tient, tout peut se remettre en cause, y compris dans
ce qui fait le plus banal quotidien. Elle trouve dans l’ouvrage, l’indication d’un
Autre auquel confier cette quête. Il ne s’agit pas « de croire », ayant toujours été
contre la religion, mais de s’en remettre à un Autre pour fixer le sens, afin de
contrer la recherche de sens qui l’épuise. La clinique de la psychose ordinaire
éclaire également, à l’occasion, les dégâts de l’injonction à « mieux réussir sa
vie ». Tel patient encore à qui l’analyse évite un débranchement social dont il a

3. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique,
Paris, Seuil, 1978, p. 87.
4. Ebersold S., « Le champ du handicap, ses enjeux et ses mutations : du désavantage à la participation
sociale », Anàlise Psicologica, 2002, p. 281-290.
5. Ildefonse F., Il y a des dieux, Paris, PUF, 2012.

Sommaire 14
Le Moi-corps dans le discours et la clinique contemporaine - Caroline Doucet

déjà eu l’expérience, évoquait récemment sa « peur de réussir sa vie », ce qui


n’est pas sans nous rappeler l’indication de Lacan dans le Séminaire L’angoisse,
ce qui est craint c’est le « ça ne manque pas »6.

Le moi et l’Autre

Les adeptes de la « promotion du moi » négligent ce que Freud avait montré


très tôt – le moi n’est pas autonome, pas plus que ne l’est le sujet – et au-delà,
que le moi ne peut se penser en dehors d’une dialectique avec l’Autre. D’ailleurs,
la psychanalyse propose plutôt les termes d’aliénation, de dépendance, de « non-
autonomie du sujet »7. Dès « Les complexes familiaux », Lacan a montré la
prégnance du culturel sur l’édification de l’individu, voire la dépendance vitale
de l’individu par rapport aux autres. Le complexe du sevrage «  fonde les
sentiments les plus archaïques et les plus stables qui unissent l’individu à la
famille »8. Quant aux complexes d’intrusion et d’Œdipe, ils mettent en évidence
l’importance de « l’identification mentale » à l’autre dans le développement de
l’individu. Le sujet a sa condition dans l’Autre, la famille est l’Autre de l’enfant,
plus tard ce sera le partenaire et les relations professionnelles. Il n’existe pas
d’individu – aussi isolé soit-il dans le temps et l’espace – qui puisse exister hors
du groupe – y compris réduit a minima. Lacan reviendra encore dans le Séminaire
L’angoisse sur la fonction de la dépendance dans le rapport spéculaire mais aussi
lorsqu’il énonce le lien du sujet à l’Autre à partir de l’objet dans le « Petit discours
aux psychiatres »9.

Il est donc possible de voir dans le développement du discours sur la


connaissance de soi, dans cette exigence d’« être soi-même », comme l’indiquait
Lacan, « l’oubli de ce qui fait l’essence de la subjectivité, une modalité de l’oubli
de soi »10. Avec la psychanalyse, on mesure que l’Autre, ça compte pour un sujet,
particulièrement lorsque l’on est malade, moment propice à ce que le sujet
interroge la façon dont il a compté dans le désir de l’Autre ainsi que les moments
où l’Autre a manqué. On mesure aussi la difficulté quand justement un sujet n’est
pas assez aliéné à l’Autre, qu’il ne peut pas échanger l’objet (comme dans
l’autisme) ou les risques encourus par un sujet quand il se débranche de l’Autre.
Il est d’ailleurs bien des cas, dans lesquels l’acte de l’analyste consiste à

6. Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, seuil, 2004, p. 67.


7. Ibid, p. 60.
8. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres Écrits, Paris, Seuil,
2001, p. 30.
9. Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », Conférence inédite à l’hôpital Saint Anne, Paris, 10
novembre 1967.
10. Ibid.

Sommaire 15
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

rechercher chez le sujet « le point le plus intime qui l’oriente vers l’Autre »11 de
sorte à ce qu’il puisse maintenir un sentiment de vie et prendre place auprès de
quelques semblables.

Le corps : clinique du nouage

Dans l’Au-delà du principe de plaisir, Freud envisage l’articulation entre les


instances de l’appareil psychique. La présentation des instances n’est pas
uniquement descriptive mais dynamique. Freud donne au moi toute sa portée.
Le moi est avant tout imaginaire - il représente la raison, le bon sens, il
commande l’accès à la mobilité, il peut transformer en action la volonté du ça
comme si c’était la sienne, il est fait d’identifications – mais il est également
dans ce texte envisagé dans sa relation avec le ça. Freud précise dans une note
de bas de page ajoutée en 1927, « Le moi est finalement dérivé de sensations
corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du
corps. Il peut être ainsi considéré comme une projection mentale de la surface
du corps, et de plus, […] il représente la surface de l’appareil mental »12. Ce texte
donne la mesure de l’effort freudien d’articulation des instances – Freud
proposera par exemple dans le chapitre suivant une distinction à l’intérieur du
moi en idéal du moi et surmoi – auquel le dernier enseignement de Lacan sur
le nouage borroméen apportera toute sa portée.

Le corps est à trois dimensions – symbolique, imaginaire, réel – dont le


nouage donne le sentiment d’avoir un corps. Or, en ce qui concerne l’humain,
«  Son corps est sa seule consistance – consistance mentale  »13. Dans le
Séminaire XXIII, l’homme est défini comme un «  composé trinitaire  »14 des
dimensions RSI. Les trois dimensions étant au départ dénouées, il faut un
quatrième rond pour les faire tenir (c’est la fonction du sinthome qui généralise
celle du Nom-Du-Père). Le corps résulte d’une opération à produire, qui consiste
à lier trois catégories entre elles  : le réel, schématiquement, l’appareil
biologique, la pulsion, la jouissance; le symbolique, soit l’organe du langage; et
l’imaginaire que sont les représentations corporelles, le sens, la signification,
des éléments communs à tous les sujets mais que chacun noue de façon singulière.

Au départ se trouve « la boule protoplasmique »15, la chair, le réel organique.


Le sujet, dans sa prématuration foncière, consent à s’inscrire dans un bain de

11. Ibid.
12. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 238.
13. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
14. Ibid., p. 146.
15. Freud S., Au-delà du principe de plaisir, 1920.

Sommaire 16
Le Moi-corps dans le discours et la clinique contemporaine - Caroline Doucet

langage, articulé à l’Autre, qui le précède. Cette prématuration explique l’intérêt


de l’enfant pour l’image à partir de laquelle il se dote d’une représentation
permettant la constitution du corps propre, à partir d’une image qui masque le
manque, le sujet se voit plus fort qu’il n’est (passage du corps en pièces détachées
au corps unifié). L’imaginaire renvoie à la problématique de l’image dans le miroir,
l’image de l’autre permettant à l’enfant « d’habiller » son organisme d’un tissu
de représentations et la constitution du moi comme somme, bric à brac,
d’identifications imaginaires. L’image du corps est sous la dépendance du
symbolique, elle dépend de la façon dont le sujet s’inscrit dans l’Autre. Il faut
souligner l’importance de la métaphore paternelle dans ce procès, qui permet
au sujet de se séparer de la première identification (S1) qui le pétrifiait (aliénation)
et limite la jouissance aux zones érogènes décrites comme lieux pulsionnels. Il
reste de cette opération de prise du corps dans le signifiant et dans l’imaginaire,
un objet (a), non spécularisable, dont la précession est essentielle, en tant
qu’objet cause du désir ainsi que dans ses déclinaisons diverses des objets du
désir.

Lacan, et Jacques-Allain Miller ensuite montreront l’adoration de l’humain


pour son image. Lorsque les trois registres sont noués, le parlêtre adore son
corps. Lacan souligne, à propos du moi et donc de l’imaginaire, qu’il n’y a pas de
développement typique, stylisé, du moi. Il indique même que l’on trouve dans le
texte « Le Moi et le Ça » déjà chez Freud l’idée que « Le moi est fait de la série
des identifications qui ont représenté pour le sujet un repère essentiel, à chaque
moment historique de sa vie, et d’une façon dépendante des circonstances »16 et
qu’une « décomposition spectrale »17 du moi reste possible.

Dénouage : un cas d’anorexie

Cette « décomposition spectrale », véritable « décomposition imaginaire »18,


ouvre tout un champ de la clinique. Les repères lacaniens sur le registre de
l’imaginaire et du corps permettent de lire la clinique de l’anorexie autrement
que comme  mauvaise volonté du sujet ou soumission aux modèles
contemporains de la féminité androgyne. Lorsque je la reçois, Florence pèse 35
kilos, elle se plaint de son anorexie qui fait, dit-elle, « du mal à sa famille ». Assez
vite, elle dévoilera le substrat de cette anorexie : « Je suis paumée, c’est comme
si je n’avais pas de corps ». Son corps lui est devenu étranger, au point qu’elle
ne sait plus comment faire avec la nourriture, quelle quantité manger, prendre
du plaisir ou pas à manger. Elle ne s’aime pas ainsi amaigrie, elle qui, dit-elle,
était plutôt réputée au lycée pour sa beauté.

16. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, op. cit., p.197.


17. Ibid.
18. Ibid.

Sommaire 17
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

Le déclenchement de l’anorexie se produit quelques mois auparavant. Sa


mère, « mon bloc » au sens de « pilier », ce sont ses mots, est amenée à
s’occuper de sa propre mère en fin de vie. Florence change également à ce
moment-là de club d’équitation, lieu dans lequel elle trouvait point d’appui
auprès d’une monitrice. Concours de circonstances, c’est aussi le moment où
elle entraperçoit un geste de ses camarades de classe lors d’un cours de sport,
qui semble signifier la grosseur de ses cuisses. Dès lors, à l’approche de l’été,
elle s’est jugée trop grosse pour se mettre en short et a commencé à maigrir. La
chute des identifications imaginaires et le geste – contingent – de garçons de sa
classe, provoquent le dénouage RSI, demeuré précaire chez ce sujet. La pulsion,
dès lors détachée de l’imaginaire, se fait exigeante, débridée. Sur un versant,
l’anorexie est liée à l’exigence pulsionnelle de ne rien manger ; mais d’un autre,
elle vise aussi à traiter l’exigence pulsionnelle boulimique. Florence précisera,
au fil des séances, qu’elle a très envie de manger, mais qu’elle sait que
lorsqu’elle mange elle ne peut s’arrêter, le « sans limite » est à l’œuvre.

Un réglage de la pulsion est obtenu grâce à une liste alimentaire remise lors
d’une consultation diététique. L’hospitalisation chaque début de semaine en
service de diététique procure un apaisement : le chiffrage des calories autorisées
fixé sur la liste tempère la pulsion et ses questionnements. Lors de
l’hospitalisation, elle s’en remet à l’Autre médical qui contrôle ses prises
alimentaires. Dans ce lieu, elle trouve également des repères identificatoires
auprès des autres jeunes filles hospitalisées. L’amaigrissement rapide et
spectaculaire de cette jeune fille alors âgée de seize ans, signale également
l’impératif surmoïque auquel elle a affaire. La fatigue qui résulte de son anorexie,
sa rumination anorexique, ses difficultés de concentration, ses hospitalisations
nécessaires, ainsi que les questions insistantes de ses camarades inquiets,
conduiront Florence à abandonner ses études et à quitter l’internat de lycée. Les
questions de ses camarades quant à l’origine de son anorexie ne cessaient de la
mettre à mal. Le lycée qui la tenait jusque-là – l’année scolaire précédente avait
été « formidable », elle avait « commencé à s’habiller en femme », avoir un petit
copain « pour occuper ses soirées », elle y retrouvait une amie proche sur qui
elle s’appuyait quant à ses choix vestimentaires – est devenu un lieu qui la renvoie
sans cesse à l’énigme de sa maladie. Il faut dire qu’elle-même ne comprend pas
ce qui lui arrive. En séance elle demande à comprendre ce qui se passe pour elle.

Les séances analytiques contribuent à trouver de nouveaux étayages


imaginaires susceptibles de l’écarter des préoccupations relatives à l’objet oral,
elles l’aident à construire un savoir, et alors même que la reprise de poids se
profile, Florence précise qu’il n’est pas question de grossir trop vite. Pas question
de redevenir comme avant, de franchir la barre de 40 kilos. D’ailleurs, l’approche
de son anniversaire l’angoisse, elle ne veut pas grandir, ne veut pas avoir à

Sommaire 18
Le Moi-corps dans le discours et la clinique contemporaine - Caroline Doucet

prendre des décisions. «  Ma maladie c’est une protection  », précise-t-elle.


D’autant que sa maladie l’a rapprochée de sa mère. Celle-ci s’inquiète pour elle,
se consacre de nouveau à elle, elle est par exemple la seule dans son entourage
à savoir couper les rations alimentaires appropriées. A présent, l’arrêt de la
scolarité libère du temps et des espaces privilégiés auprès de sa mère. Dans ce
contexte, elle souhaite, subitement, mettre un terme à nos rencontres. A présent,
Florence veut soutenir sa mère, à son tour fragilisée par la mort prochaine de sa
propre mère et par un licenciement professionnel à venir. « Je reviendrai, si ça
me manque, précisera-t-elle. » Ajoutons, que quelques jours avant cet arrêt,
lors d’une consultation avec la psychiatre du service de diététique, celle-ci lui
aurait dit : « vous avez tout compris de votre maladie ».

Conclusion : « le citoyen idéal » et le partenaire-sinthome

Dans un article paru en 2012, l’écrivain Jean Clair19, commentait les propos
selon lui prophétiques d’Ernest Renan critiquant le code civil issu de la
Révolution : « Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal,
naissant enfant trouvé et mourant célibataire […]  ». L’homme idéal pourrait
désormais être celui dont le décès efface le fait qu’il ait vécu, espéré, travaillé,
transmis – sans regret ni attache, sans projet collectif ou entreprise commune.
« La vie en usufruit : rien avant, rien après », avec pour seul souci l’entretien de
son organisme et la poursuite effrénée de la performance rentable. Mais c’est
oublier qu’à cette perspective, contrevient toujours le symptôme. En ce qui
concerne Florence le travail analytique, pourtant de courte durée, a permis un
nouage – ténu – avec l’appui du sinthome. La restauration de son lien imaginaire
à sa mère, le recours à une construction de sens strictement localisé, ont conduit
ce sujet à se construire une ébauche de partenaire-sinthome. L’anorexie reste
présente mais le risque vital moins engagé. Lorsque je la reçois pour une
dernière séance, Florence a finalement fêté son anniversaire. Elle est allée au
restaurant en famille – en ayant pris soin de ne manger scrupuleusement lors
des repas précédents que les compléments alimentaires de sorte à pouvoir
s’autoriser ce soir-là une incartade – et a assisté ensuite à la projection d’un des
derniers films à l’affiche : « Les plaisirs du palais ».

19. Clair J., « Le citoyen idéal », Le Figaro, 16 novembre 2012.

Sommaire 19
REBONDS

Le moi freudien n’est pas le moi


des post-freudiens
Pamela King

Le moi : agent ou objet ?

Ce qu’Alexandre Stevens apporte dans son intervention est très enseignant


et éclairant, et fait penser à quel point le moi de Freud a pu être mal
interprété. Il est vrai que dans ses écrits, Freud a proposé plusieurs façons
d’aborder le moi. Par exemple, dans les deux premiers chapitres de son texte
« Le Moi et le Ça », il avance des descriptions différentes du moi, il est difficile
de les résumer en une seule définition. Nous y trouvons même des thèses
éventuellement contradictoires : le moi est 1) une « projection d’une surface »
du corps, 2) « une partie du ça modifiée [désexualisée] par l’influence directe
du monde extérieur », 3) « le représentant de la réalité »1, et, plus tard dans
le livre, 4) ce qui prend en charge la « motricité, la perception, et certains
processus de la pensée »2. Une question se pose : Le moi est-il un objet, ou
un agent actif ?
Face à ces contradictions, les ego psychologists, au lieu de placer chaque
texte de Freud dans son contexte (comme l’a fait Lacan) ainsi que de tenir compte
des problèmes théoriques et cliniques qui le préoccupaient au moment d’écrire,
ont simplement enlevé les parties de la théorie freudienne qui ne
correspondaient pas à leurs hypothèses. La notion que le moi n’existe pas
d’emblée, une idée parfaitement compatible avec la formulation freudienne que
le ça dirige presque tout au tout début de la vie, ne correspond pas du tout avec

1. Freud S., The Ego and the Id, New York-London, W.W. Norton & Company, 1960, p. 18-20.
2. Ibid., p. 57.

Sommaire 20
Le moi freudien n’est pas le moi des post-freudien - Pamela King

le moi conçu par le trio new-yorkais3 : pour qu’il puisse être « autonome »4, le moi
doit avoir existé depuis le début.
On pourrait dire alors que pour ces ego psychologists le moi est actif : il
contrôle la perception et la motricité, il peut développer une « maîtrise de la
réalité » pour promouvoir une bonne adaptation à l’environnement. En même
temps, dans presque tous les écrits des psychanalystes à l’époque, surtout aux
États-Unis, l’inconscient était rarement mentionné, jouant un rôle clinique peu
important. Le trio avaient insisté pour que la seconde topique de Freud (le moi,
le ça et le surmoi) soit un replacement total de la première (l’inconscient, le
préconscient et le conscient).
Alexandre Stevens rend très clair que pour Lacan, cette interprétation du moi
est mauvaise. Au contraire, il met l’emphase sur le caractère d’objet du moi.
Dans « La chose freudienne… » Lacan avance sa propre interprétation de Freud :
« il a bien écrit Das Ich und das Es pour maintenir cette distinction fondamentale
entre le sujet véritable de l’inconscient et le moi comme constitué en son noyau
par une série d’identifications aliénantes. »5
Il est vraiment dommage qu’en voulant simplement remplacer la première
topique de Freud par la seconde, les ego psychologists aient laissé tomber
l’inconscient pour le ça. Ils n’ont pas voulu différencier le ça, en tant que siège de
pulsions, et l’inconscient en tant que lieu de refoulement. Leur influence aux États-
Unis a eu le malheureux résultat de réduire la psychanalyse à une psychologie. En
revanche, la réponse de Lacan était beaucoup plus intéressante, elle va plus loin.
Son schéma L6 a rendu très clair la différence entre le moi et le sujet. D’ailleurs,
Lacan nous proposait, peut-être, une nouvelle polarité entre les deux instances,
une de chaque topique : le moi contre l’inconscient. Peut-être le schéma L est-il
aussi une sorte de troisième topique, celle du moi et l’Autre, de l’autre et l’Autre.

Le moi trou

Le texte de Caroline Doucet isole de manière très intéressante cette notion


freudienne d’un moi corporel, nous donnant l’occasion d’examiner de plus près
ce qu’est ce moi-corps. Il est vrai que parmi les définitions variées accordées
par Freud au moi, surtout dans le deuxième chapitre du texte « Le Moi et le Ça », il
insiste par deux fois sur le fait que le moi est avant tout un moi-corps7. Il explique

3. Les psychanalystes Heinz Hartmann, Ernst Kris et Rudolf Lowenstein, les fondateurs de l’ego
psychology, se trouvaient réfugiés à New York pendant la Seconde Guerre mondiale.
4. Hartmann H., La psychologie du Moi et le problème de l’adaptation, Paris, PUF, 1968, p. 80.
5. Lacan J., « La chose freudienne ou Sens de retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 417.
6. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Paris, Seuil, 1978, p. 284.
7. Freud S., The Ego and the Id, op. cit., p. 20.

Sommaire 21
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

que le moi est une partie du ça, le lieu des pulsions, et que cette partie du ça est
donc modifiée par le moi qui a une connexion directe avec le monde extérieur
grâce à ces perceptions conscientes. Le travail du moi c’est d’apercevoir quand
il faut imposer le principe de réalité à la place du principe de plaisir.
Mais, comme Caroline Doucet le souligne, Freud insiste vraiment sur le fait
que le moi est avant tout un moi corporel. Elle pointe la petite note ajoutée quatre
ans après dans la version anglaise, où Freud dit que le moi « peut être considéré
comme une projection mentale de la surface du corps, et de plus, il représente
la surface de l’appareil mental ». Par « l’appareil mental »8, nous voulons dire,
comme Alexandre Stevens le dit en citant Lacan, un « composé trinitaire » : le
moi, le ça et le surmoi, une cohésion entre ces trois instances de la seconde
topique. C’est une image de l’espace psychique.
La notion d’espace fait penser à la manière dont Lacan s’appuie sur cette
notion du moi-corps pour éclaircir sa propre pensée. En 1974 dans la conférence
de Nice, il parle du moi en tant que trou : « L’homme aime son image comme ce
qui lui est le plus prochain, c’est à dire son corps. Simplement son corps, il n’en
a strictement aucune idée, il croit que c’est moi, chacun croit que c’est soi, mais
c’est un trou et puis au-dehors il y a l’image et avec cette image il fait le monde. »9
Le moi freudien, qui est une projection mentale de la surface du corps, est ici
interprété par Lacan comme un trou. Le moi, connecté au monde extérieur,
ouvert au monde, est une construction autour d’un vide. Qu’est-ce qui va dans
ce trou ? Les perceptions du monde extérieur. L’image au-dehors recouvre ce
trou, de ce qui relève dans le moi du réel – ce qui ne peut pas être représenté.
Le moi en tant que trou… cela nous ramène à la patiente de Caroline Doucet.
Comme elle l’explique, cette patiente se trouve perplexe devant l’énigme de sa
maladie. Elle a du mal à nommer et à donner du sens à ce qui lui arrive. Ne
pourrait-on pas proposer l’hypothèse qu’elle essaie de traiter ce trou, justement,
en ne mangeant rien ? Peut-être que ne rien manger est sa façon de bricoler
quelque chose autour du trou pour se tenir.

8. Ibid.
9. Lacan J., « Le phénomène lacanien », intervention du novembre 1974 à Nice, Cahier clinique de Nice,
juin 1998, p. 23.

Sommaire 22
La déchirure du moi
Laura Sokolowsky

Étant tombé en disgrâce et s’étant fait expulser de l’IPA, Wilhelm Reich écrivit
des choses assez originales sur le mouvement analytique de son époque. Il se
souvenait que la publication, en 1923, de l’article « Le Moi et le Ça » produisit un
effet de confusion chez ses collègues psychanalystes. « Cela embrouilla tout »1
écrivait-il. La distinction du ça, du moi et du surmoi déboucha sur des
considérations d’ordre moral : «  les discussions cliniques cédèrent la place à la
spéculation »2. Ce fut alors la tragi-comédie du ça méchant, du surmoi sévère
avec sa longue barbe, et du pauvre moi qui s’efforce de ménager la chèvre et
chou. Le ravalement de la clinique qui s’opéra à ce moment se fit au dépend de
la réalité sexuelle de l’inconscient et de la théorie de la libido antérieure. Reich
ajoutait que « certains auteurs psychanalytiques se mirent à traduire la théorie
des névroses dans la langue de la «  psychologie du moi  »3. L’atmosphère
« s’épurait »4. Une brèche s’ouvrait et celle-ci ne fit que croître, éloignant les
psychanalystes des «  achèvements mêmes qui caractérisent l’œuvre de
Freud »5.
Cette façon d’envisager les choses n’est pas si éloignée de celle que Lacan
exprima ultérieurement à l’encontre des tenants de l’Ego-psychologie
américaine. A cet égard, si l’expression « das Ich zu stärken »6 figure dans l’une

1. Reich W., La Fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche, 2004, p.102.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Freud S., Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit, Neue Folge der Vorlesungen zür Einführung in
die Psychoanalyse, Fischer Taschenbuch Verlag, 2005, p. 81.

Sommaire 23
Lire Freud, avec Lacan - Le moi

des nouvelles conférences de Freud de 1932, il s’agissait de rendre le moi plus


indépendant face au surmoi, et non pas de rendre le moi plus autonome en lui-
même et pour lui-même.

Comme Caroline Doucet le montre pertinemment, l’illusion que le moi


devrait être autonome est une injonction surmoïque. Elle nous explique que
l’autonomie peut prendre la forme d’une quête insatiable, induisant un
dérèglement profond du rapport du sujet à son désir. La jouissance du surmoi
est, par conséquent, la face sombre de la quête d’autonomie dans les sociétés
modernes. Cela produit une déliaison pulsionnelle, le sujet retournant sur lui-
même la destruction et l’exigence du surmoi. Il y avait l’injonction d’aimer son
prochain comme soi-même, commandement impossible qui faisait reculer
Freud avec effroi et que Lacan interpréta, dans son Séminaire sur L’Éthique,
comme le recul devant la jouissance qui nous est la plus prochaine. Il y a aussi
le commandement de se connaître toujours mieux soi-même pour profiter de la
vie, qui nous fait tout autant reculer car il s’agit d’une exigence de jouissance. On
saisit donc qu’une analyse ne sert pas à mieux se connaître ni ne vise le
renforcement du moi ou la maîtrise des émotions. Rendre conscient l’inconscient
implique, ainsi qu’Alexandre Stevens l’a souligné ailleurs, de subjectiver son
histoire en la parlant, soit d’en passer par le signifiant7. Le rapport au signifiant
ne nous rend pas identique à nous-mêmes, il produit un effet de division.

Un autre point me paraît décisif. Ce que Freud avance en 1923 concernant le


moi sera-t-il définitif ou pas ? Rien n’est moins sûr. Nous savons en effet que les
considérations de 1923 seront sujettes à des révisions, en particulier concernant
l’instance du moi. Comme le rappelle Lacan, le tout dernier article inachevé de
Freud, en 1938, porte sur le clivage du moi dans les processus de défense. Freud
y évoque l’échec de la synthèse du moi. On a tort de considérer la fonction de
synthèse du moi comme allant de soi, explique-t-il, car celle-ci est soumise à
toute une série de perturbations. On se souvient que Freud prend alors comme
exemple le traumatisme constitué par la découverte de la différence sexuelle
chez un petit garçon séduit par une fille plus âgée. Pour échapper à la fois à
l’interdiction de la satisfaction masturbatoire et accepter la réalité du manque
phallique de la fille, le moi du sujet se déchire. Freud affirme que cette déchirure
du moi ne guérira jamais.

7. Stevens A., « Lacan lecteur de Freud », Lausanne, Séminaire du 18 janvier 2011, en ligne sur :
http://fr-ch.wordpress.com/tag/audio/2/

Sommaire 24
LE ÇA
ÉCLAIRAGES
REBONDS

Sommaire
ÉCLAIRAGES

Le ça dans « Le Moi et le Ça  »


sous la perspective du
dernier enseignement de Lacan

Armand Zaloszyc

Une tripartition

Je vous propose de schématiser le dernier enseignement de Lacan avec la


tripartition de l’Autre, de l’Un et de l’objet a.
Nous trouverons, du côté de l’Autre, l’être et ce qu’il comporte de semblant.
Avec l’Un, ce sera un « il y a » d’ex-sistence. L’objet a, que définit la pulsion, aura,
si vous permettez cette image, un pied dans l’Un, en tant qu’il constitue une
jouissance possible et ce qu’elle fondera d’être, et un pied dans l’Autre par où cet
objet se trouve configuré.
Donc : l’Un, l’Autre et la pulsion, que nous ordonnons indifféremment à partir
de l’extrémité de l’Un ou à partir de l’extrémité de l’Autre. Dans cette séquence
de trois termes, il ne nous sera pas interdit d’arranger les termes deux à deux
selon l’ordre de leur succession.
L’isolement de l’Un, face à l’Autre du signifiant et à l’objet a, caractérise la
dernière période de l’enseignement de Lacan.

(1) L’Un / l’Autre + l’objet a (pulsion)

Si vous regroupez l’Un et l’objet a face à l’Autre du signifiant, vous distinguerez


mal l’Un et l’objet a, vous tendrez à les confondre et vous opposerez, tout compte
fait, le signifiant et la jouissance – précisément le couple qui domine dans
l’enseignement de Lacan à partir du moment que représente, disons, le
Séminaire L’éthique de la psychanalyse.

(2) L’Autre / l’Un - objet a (pulsion)

Sommaire 26
Le ça dans « Le Moi et le Ça  » – Armand Zaloszyc

À considérer cette tripartition, je note qu’elle paraît répondre à une


tripartition dans l’expérience de la passe  : franchissement du plan de
l’identification, traversée du fantasme, resserrage du sinthome.
Nous partons maintenant de l’Un, qui a deux aspects, comme déjà le
Parménide nous le laissait deviner :

- l’Un au-delà de l’être, qui se réitère : S1 seul que nous rapprochons du ça


freudien – et dont le sinthome est l’une des faces.

- l’Un qui se diversifie en multiples, et qui se corrèle aux fonctions de l’être


et du manque à être : S1 connecté avec d’autres signifiants – que nous
apparentons avec l’inconscient.

Vous voyez immédiatement que ces deux aspects de l’Un recoupent la


tripartition précédente – et l’objet a y sert de gond entre les deux aspects.

Le ça, de Freud à Lacan

Il s’agit maintenant d’examiner comment notre tripartition (ou encore, notre


bipolarité de l’Un) s’applique au texte de Freud, « Le Moi et le Ça ».
Notre hypothèse est que l’histoire du ça dans l’enseignement de Lacan est
celle de la façon dont prennent le pas l’un sur l’autre les deux pôles du signifiant
Un. En fonction de cette balance, nous verrons se conjoindre ou se disjoindre,
s’effacer l’un sous l’autre ou prévaloir l’un sur l’autre, l’inconscient et le ça.
Autrement dit : Freud était affronté au même problème que celui que nous
proposent les deux aspects du signifiant Un – et il a formulé ce problème sous
les termes de l’inconscient et du ça. C’est ce qu’il s’agit de vérifier.
La question du ça (c’est-à-dire la question du rapport des deux aspects du ça)
est difficile. Lacan le note d’un bout à l’autre de son enseignement.
Dans les Écrits, dans le texte sur les « Fonctions de la psychanalyse en
criminologie », de 1950 : « Plus concrète [que d’autres] est la notion dont notre
expérience complète la topique psychique de l’individu : celle du Ça, mais aussi
combien plus que les autres difficile à saisir. »1
Mais encore, à la fin du Séminaire « Les non dupes errent », en 1974 : « La
seconde topique de Freud consiste en ceci que le corps […] est situé d’une
relation au ça – au ça qui est une idée extraordinairement confuse »2.
Bien sûr, l’accent n’est pas tout à fait le même, mais reste l’idée d’une
certaine opacité de la notion. Cette opacité, suggérons qu’elle traduit dans la

1. Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris,
Seuil, 1966, p. 148.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 juin 1974, inédit.

Sommaire 27
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

notion l’opacité de la chose même dont il s’agit, qui est la jouissance. Disons
mieux, c’est l’opacité de l’Un seul, tel que nous le présente la première hypothèse
du Parménide. Aussi la notion ne saurait-elle ne pas être connotée d’une certaine
opacité. Et l’opacité de la notion traduit dans le savoir l’opacité au savoir de l’Un
tout seul. C’est pourquoi l’expérience – mais déjà l’expérience mentale – conduit
ici à concevoir que le S1 seul peut être cerné, serré d’aussi près que possible,
mais ne peut pas donner lieu à un savoir, qu’il est cependant possible qu’il donne
lieu à un savoir-y-faire, ce qui est une limite sans doute, mais aussi un appui pour
l’action, où l’on retrouve l’opposition de Kant dans sa Critique de la faculté de juger
entre Kunst et Wissen et, si l’on veut, plus lointainement celle entre orthè doxa et
épistémé, et la solution qu’apporte la psychanalyse au problème que soulevait
cette dernière distinction.
Le problème que traduisent ces oppositions ne pouvait pas ne pas survenir
dès le moment où Lacan renonçait à soutenir que «  Ça parle », comme il
s’exprime encore en 1959 dans son Séminaire Le désir et son interprétation 3,
avant d’être conduit, moins d’un an plus tard, au cours de son Séminaire sur
L’éthique de la psychanalyse, à affirmer que «  le Es n’est pas suffisamment
accentué dans la seconde topique » et que « c’est pour en rappeler le caractère
primordial [qu’il appelle] une certaine zone référentielle la Chose ».4
C’est alors que s’impose la disjonction de l’inconscient et du ça, qui va
connaître plusieurs avatars.

Du « Ça parle » au silence du ça

Freud, dans son texte «  Le Moi et le Ça », distingue le ça du refoulé


inconscient, mais la zone de démarcation entre le ça et le refoulé n’est pas
absolument nette : « Le moi, écrit-il dans le commentaire de son schéma en
œuf, n’est pas nettement séparé du ça, il fusionne avec lui dans sa partie
inférieure. Mais le refoulé lui aussi se fond avec le ça, il n’est qu’une partie de
celui-ci. »5
Comment Lacan lit-il cela ?
Curieusement, dans un premier mouvement, il lit l’inverse de ce qu’écrit
Freud, et fait du ça une partie de l’inconscient. C’est qu’il prend son départ du
schéma de la communication intersubjective auquel il soumet toute l’expérience
analytique et, par conséquent, toute la théorie de la pratique : le ça (le Es) est
alors « ce qui, dans le sujet, est susceptible, par l’intermédiaire du message de

3. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, éditions de la Martinière et Le Champ
freudien éditeur, Paris, 2013, p. 447.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 164.
5. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 236
(GW, p. 251-252), le verbe est dans les deux cas zusammenfliessen.

Sommaire 28
Le ça dans « Le Moi et le Ça  » – Armand Zaloszyc

l’Autre, de devenir Je […], le Es n’est pas une réalité brute, ni simplement ce qui
est avant, le Es est déjà organisé, articulé, comme est organisé, articulé le
signifiant »6, « Le Es dont il s’agit dans l’analyse, c’est du signifiant qui est déjà
là dans le réel, du signifiant incompris. »7 Voilà comment Lacan saisit le ça dans
le Séminaire sur La relation d’objet. C’est ce qui le conduit à soutenir, dans l’écrit
sur « La chose freudienne » qui est de la même époque, que « Freud a écrit Das
Ich und das Es pour maintenir cette distinction fondamentale entre le sujet
véritable de l’inconscient et le moi comme constitué en son noyau par une série
d’identifications aliénantes »8. Autrement dit, le ça, voilà le « sujet véritable de
l’inconscient ». Et c’est dans la même ligne qu’il formulera son « Ça parle », au
cours du Séminaire Le désir et son interprétation, en proposant que Es, le ça, qu’il
fait équivoquer avec l’interrogation « est-ce ? », « c’est là tout ce que, à ce niveau,
le sujet formule encore de lui-même. »9 Nous sommes ici à l’ultime pointe de la
confusion du ça dans l’inconscient, et ce que nous voyons s’accentuer alors, sous
les espèces de l’interrogation sur l’être à laquelle est reconduit le ça, c’est que
celui-ci est ce qui subsiste de la parole (ou du signifiant) lorsque les
identifications où le sujet s’aliène sont venues à épuisement : alors il reste encore
le signifiant dans sa forme silencieuse. Et Lacan rend compte ainsi de la notation
de Freud, il est vrai assortie d’une précaution oratoire ironique, qui conclut « Le
Moi et le Ça », et qu’il avait jusqu’alors écartée : « Nous pourrions présenter les
choses, écrit Freud, comme si le ça se trouvait sous la domination des muettes
mais puissantes pulsions de mort »10.
Lacan en vient maintenant, à partir du moment où il peut rappeler « le
caractère primordial d’une certaine zone référentielle [qu’il appelle] la Chose »,
à écarter la précaution tout oratoire que Freud exprimait encore, et à généraliser
aux pulsions dans leur ensemble le silence de la pulsion de mort.
Il évoque, dès sa « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », « le silence
que les pulsions de mort feraient régner dans le ça », proposition qu’il dégage,
comme il l’écrit, « des aphorismes dans le demi-jour desquels s’achève l’étude
sur Le Moi et le Ça »11, et que, de conditionnelle il rend assertive dès la page
suivante de son écrit, en rapportant le silence qui règne dans le ça au « rapport
du sujet au signifiant » où il trouve à situer l’instance de la pulsion de mort. Tout
le passage vaudrait d’être cité, où le silence de la pulsion de mort est corrélé à
la structure du signifiant en tant que signifiant « dormant »12.

6. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 46.
7. Ibid., p. 49.
8. Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 416.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 445.
10. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 274-275 (GW, p. 289) : « mais nous craindrions de sous-
estimer ainsi le rôle d’Eros », c’est la toute dernière phrase du texte.
11. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, op. cit., p. 658.
12. Ibid., p. 659.

Sommaire 29
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

C’est sous cette lumière que se produit l’opposition de la même page des
Écrits, très fameuse depuis que jadis J.-A. Miller l’avait relevée pour lui donner
une immense portée : « Est-ce à dire que tout est là signifiant ? Certes pas, mais
structure. » Nous pouvons néanmoins accentuer maintenant, dans un certain
rebroussement par rapport aux conséquences immédiates que cette opposition
emportait, qu’elle restait encore dans le registre de la relation (2) que j’ai inscrite
au point de départ de mon exposé : lorsque l’Un qu’il y a n’est pas isolé comme
tel, c’est l’Autre qui domine la scène et qui détermine toutes les relations qui s’y
produisent.
C’est en effet ainsi qu’il faut lire les deux relations que j’ai écrites au départ,
je peux le dire maintenant, comme des relations où s’inscrit une domination qui
est en même temps détermination : domination et détermination de l’ensemble
par le rapport dans la relation (2), par le non-rapport dans la relation (1).

Le ça parasité par l’inconscient

Tout, désormais, va tourner autour de la question du « silence qui règne dans


le ça ». Le silence, en effet, est une notion ambiguë entre taceo (je me tais) et sileo
(je suis silencieux), comme Lacan lui-même l’avait développé à un moment de
son Séminaire sur les « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse »13. Ainsi, avec
le silence des pulsions, avons-nous un éventail qui va depuis la structure de
langage conservée lorsque taceo, je me tais, jusqu’à une certaine extranéité à
cette structure (du moins, si c’est là quelque chose de concevable) que comporte
le sileo – disons plutôt une extranéité au sens dont se cernera un hors-sens.
Nous trouvons, avec cette extranéité, un écho de ce qu’avance Freud dans « Le
Moi et le Ça » : c’est que, si le moi est l’interface du ça avec le monde extérieur,
le ça n’en est pas moins au moi « son autre monde extérieur »14.
Nous avons donc, pendant un temps, des propositions qui conservent au ça
une structure signifiante. J.-A. Miller a développé cela avec beaucoup d’ampleur
dans son cours de ces dernières années15. Dans l’écrit « Subversion du sujet et
dialectique du désir » de 1964, la pulsion est décrite comme « ce qui advient de
la demande quand le sujet s’y évanouit. Que la demande disparaisse aussi, cela
va de soi, à ceci près qu’il reste la coupure, car celle-ci reste présente dans ce
qui distingue la pulsion de la fonction organique qu’elle habite : à savoir son

13. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars
1965, inédit.
14. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 271 (GW, p. 285).
15. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », cours des
3 et 10 févier 1999 ; « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », cours des 4
et 11 mars 2009 ; « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », cours des 9 mars, 18 et 25 mai et 15
juin 2011, enseignements prononcés dans le cadre du département de psychanalyse de l’université
Paris VIII, inédits.

Sommaire 30
Le ça dans « Le Moi et le Ça  » – Armand Zaloszyc

artifice grammatical »16. Et la même ligne culminera dans les années qui vont du
Séminaire « La logique du fantasme » au Séminaire D’un Autre à l’autre. Dans le
Séminaire « La logique du fantasme », le ça est l’être d’un pas-je (tandis que
l’inconscient est la pensée de pas-je). On retrouve ici l’impersonnel comme celui
de la place de Plus-Personne, telle que le ça s’en trouvait déjà formulé dans la
« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache »17. Ici, dans le Séminaire de 1967,
«  le ça est ce qui, dans le discours en tant que structure logique, est très
exactement tout ce qui n’est pas je – c’est-à-dire tout le reste de la structure »
(logique – à entendre ici, précise Lacan, comme grammaticale). Et il ajoute :
« Cette structure grammaticale est l’essence du ça » (en tant qu’il n’est pas-je).
C’est cela, dit Lacan, que Freud nous apportait dans sa seconde topique18.
Mais avec ce fil, et dès la « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », il
s’en intrique un autre  : l’est-ce de l’impersonnel, comme place de Plus-
Personne, qui articule la question sur le ça, « dont le sujet ponctue le signifiant »
et qui ne rencontre « pas d’autre écho que le silence de la pulsion de mort »19,
fait déjà résonner comme une autre corde dont, par la suite, nous percevrons
plus nettement la musique. En effet, rappelle ici Lacan, « c’est pour affirmer que
les effets de l’inconscient s’étendent sur le moi lui-même que Freud a introduit
sa théorie des rapports du moi au ça » (c’est là le point de départ explicite du
texte de Freud). Et Lacan ajoute : « c’est donc pour étendre le champ de notre
ignorance, non de notre savoir »20.
C’est dans cette seconde voie, esquissée seulement ici, encore tout intriquée
avec celle où domine la structure du signifiant, que s’engage plus nettement
l’écrit « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste » de 1964, lorsque Lacan
y formule : « Le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose.
Ce que le sujet en reçoit d’écartèlement pluralisant, c’est à quoi s’applique la
seconde topique de Freud. Les identifications s’y déterminent du désir sans
satisfaire à la pulsion. »21
On voit donc ici se disjoindre nettement l’inconscient et le ça, alors que
cependant la disjonction entre la structure grammaticale et le ça tardera encore
à être affirmée. Il semble qu’il y ait là, encore assez longtemps pour Lacan, une
oscillation entre les conséquences de la relation (1) et celles de la relation (2).
Ainsi, alors que les Séminaires …ou pire et Encore ont déjà bien isolé l’Un en
le formulant comme Yadl’Un, définissant, à la fin du Séminaire « Les non dupes
errent » de 1974, le pas de Freud avec sa seconde topique comme consistant à
situer le corps d’une relation au ça, Lacan paraît hésiter encore sur l’arête de
16. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit.,
p. 817.
17. Cf. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit., p. 667.
18. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 11 janvier 1967, inédit.
19. Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit., p. 667.
20. Ibid., p. 668.
21. Lacan J., « Du “Trieb” de Freud et du désir du psychanalyste”, Écrits, op. cit., p. 853.

Sommaire 31
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

l’ambiguïté du silence, et nous dit : « Comme Freud l’articule, [le ça] est un lieu,
un lieu de silence, c’est ce qu’il en dit de principal. Mais, à l’articuler ainsi, il ne
fait que signifier que ce qui est supposé être ça, c’est l’inconscient quand il se tait.
Ce silence, c’est un taire ». Et il l’interprète comme « certainement un effort dans
le sens de marquer la place de l’inconscient […]. Là où il se tait : il est la place
du silence ».
Voilà donc à nouveau conjoints, mais cette fois dans le silence, l’inconscient
et le ça. Et, cette fois, pour être ensemble déclarés un couple insatisfaisant.
«  C’est difficile, poursuit alors Lacan, d’être entièrement satisfait de cette
seconde topique, parce que ce à quoi nous avons affaire dans la pratique
analytique, c’est quelque chose qui se présente d’une façon toute différente ». Et
ce à quoi nous avons affaire, c’est que, du fait de lalangue, l’inconscient parasite
le corps en tant qu’il se jouit – et « les effets de ce parasite sont pathogènes »22.
Bien sûr, pour en arriver à dire que l’inconscient parasite le ça, pour arriver
à dire que l’Autre de la langue parasite la jouissance, il faut avoir nettement opté
pour la relation (1) au détriment de la relation (2), pour l’ex-sistence de l’Un qu’il
y a au détriment de l’Autre et de l’être, non seulement comme semblants, mais
comme cancers.
C’est sans doute une position extrême, mais elle nous donne le point de
perspective hors sens à partir duquel il s’agira de savoir-y-faire avec son
sinthome.

22. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », op. cit., leçon du 11 juin 1974.

Sommaire 32
L’extrémiste
Victoria Woollard

Suite à sa découverte de la pulsion de mort, le concept d’inconscient paraît


insuffisant à Freud. Il introduit un nouveau concept, le Es, traduit par le « ça »,
pour désigner le lieu des pulsions. Alors que pour Freud, c’est le silence qui y
règne, Lacan, dans son premier enseignement, le fait parler. La Chose
freudienne « parle », dit-il en 1955, « ça parle […] où ça souffre »1. Il nous fait
entendre le Es en allemand, comme le « S » du sujet de l’inconscient ; le ça et
l’inconscient sont confondus. Puisque l’inconscient, et donc le ça, est structuré
comme un langage, nous pouvons apprendre la langue du symptôme et le
déchiffrer pour dévoiler la vérité du désir inconscient qui l’anime.

Ça parle

« Jusque-là je n’avais jamais parlé ! » dit une patiente, très surprise quand
« ça parle » lors de sa première séance.
Dans son pays d’origine, cette jeune femme se mettait en grand danger en
refusant de souffrir en silence derrière le voile que l’Autre autoritaire imposait
aux femmes. Ayant fui ce pays, elle a pu se dévoiler. Elle se coupe les cheveux,
s’habille en jeans et porte des baskets. Elle rencontre une liberté qu’elle n’avait
jamais connue, et pourtant sa souffrance persiste et même s’aggrave.
Pour rester légalement en France, elle doit faire des études. Elle
choisit un cursus qui combine la science et la technologie, en raison du

1. Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 413.

Sommaire 33
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

prestige dont elles jouissent dans son pays. Ces études l’intéressent peu
et, ayant de très mauvais rapports avec les enseignants et les autres
étudiants, elle est toujours sur le point de les interrompre. Elle s’isole de
plus en plus.
Elle a peur de faire mal aux autres car, ayant perdu le contrôle de ses
crises de colère, elle ne cesse de passer à l’acte. Elle donne un exemple
récent : elle marchait tout en fumant dans un quartier de mauvaise réputation.
Un homme d’apparence un peu marginale lui demanda une cigarette.
Lorsqu’elle la lui refusa, il lui arracha la sienne de la bouche et s’en alla. Prise
d’une colère folle, elle le poursuivit en courant et le força à lui rendre sa
cigarette. Elle s’est mise en danger. Pour ne pas passer à l’acte, elle s’isole
chez elle et boit, fume du haschisch et joue à des jeux vidéo qui lui permettent
de tuer ses adversaires sans en craindre les conséquences. Le ça, le lieu de
la pulsion, règne. L’introduction d’un autre lieu où elle pourrait parler de cela
l’amène à découvrir le sens de sa colère, ce qui a des effets thérapeutiques
presque instantanés.
Elle était à ce moment-là impliquée dans la création d’un site Internet pour
un groupe qui visait à modifier la façon dont on parle des femmes dans son pays
d’origine. Elle était fière d’avoir inventé un néologisme – un mot de sa langue
maternelle dans lequel elle a inséré le pronom féminin « elle » en français –
pour nommer un de leurs projets. Mais, récemment, elle a commencé à
suspecter l’une des femmes leader du groupe d’avoir des liens avec un groupe
de religieux extrémistes. Elle avait peur d’être tombée dans leur piège et se
sentait persécutée. Cette peur l’amena à parler d’une rencontre traumatisante
lors de son adolescence.
À 16 ans, un homme séjournant dans sa famille lui proposa une cigarette si
elle le laissait la toucher. Malgré son refus, il lui fit subir des attouchements. Elle
alerta sa famille, et sa mère le chassa. Son père n’est pas intervenu. Quand
finalement il a appris ce qu’il s’était passé, il fut davantage concerné par le fait
qu’elle fumait. À partir de ce moment, le rapport père-fille devint conflictuel.
Puis, à dix-huit ans, son père lui confia que, jeune homme, il avait signé,
sans en avoir conscience, un document qui le liait à un groupe de religieux
extrémistes. Il fut arrêté et emprisonné pendant cinq ans. Depuis il a toujours
eu peur de la police et, lors de l’incident de l’attouchement, il ne voulait pas
avoir affaire avec les autorités. Depuis cet aveu, elle est plus tolérante à son
égard et le voit comme un homme « brisé ». C’est l’amour du père châtré qui
l’anime. Une formation de l’inconscient, un rêve, lui montre que sa peur est de
faire la même erreur que son père. Se faire piéger par les extrémistes relève
d’une identification avec son père. Ainsi, elle trouve un sens à son symptôme et
se calme.

Sommaire 34
L’extrémiste – Victoria Woollard

Ça ne parle pas

Néanmoins, quelque chose insiste et elle continue à provoquer l’Autre. Elle


est surprise de réaliser que, bien qu’elle ait fui le discours oppressif de son pays,
elle a choisi un appartement en France en face de l’ambassade de son pays. Elle
porte des tee-shirts affichant des publicités en faveur de l’alcool et du haschisch
et adopte des coupes de cheveux provocantes. «  Ça se voit que je suis
lesbienne », dit-elle.
Ses relations avec les femmes sont fondées sur un scénario imaginaire : sauver
une femme en détresse, mais avec laquelle il n’y a pas de rencontre sexuelle. Son
choix d’objet relève d’un cas classique d’homosexualité hystérique où son
homosexualité s’adresse de façon provocatrice aux hommes. Elle affiche sa
jouissance de toxicomane qui s’adresse en fait au père – moyennant quoi elle
contourne la question de sa sexualité, de la jouissance du corps. Quelque chose, au
niveau du corps, ne parle pas. Le ça, lieu des pulsions, se distingue de l’inconscient.
Depuis deux ans, elle assiste assidûment à des cours de peinture le soir. Avec
la peinture, elle traite la question de son corps, mais de façon imaginaire. Elle
tente de le réduire à un «  moi-corps  ». Ses tableaux, de style réaliste,
représentent des parties de son corps, souvent découpé en morceaux comme
dans un laboratoire. Insatisfaite par la réponse du discours de la science sur le
corps, elle se met à le peindre habillé. Lors d’une séance, elle amène un tableau
qui ne montre que les jambes de deux couples traditionnels assis dans le métro.
Les chaussures des hommes coûtent très cher, dit-elle, c’est typique des
hommes de son pays, et les femmes portent des talons hauts pour les séduire.
Assise entre les deux couples, il y a une personne de sexe ambigu tenant une
cigarette, et ses chaussures, me fait-elle remarquer, sont d’un style unisexe.
C’est un autoportrait. Elle apparaît comme une rupture dans la série, brisant le
couple homme-femme en s’affichant comme asexuée.
Les chaussures rappellent un événement traumatisant advenu pendant son
adolescence. Lors du premier jour de ses règles, un vendeur de chaussures avait
profité de l’absence momentanée de sa mère pour tenter de la violer. Accuser un
homme de viol dans son pays le condamne à la mort. Aussi n’en a-t-elle jamais
rien dit. Elle a l’impression d’avoir oublié ce qu’il s’est passé. Il ne lui reste que
l’image des chaussures. La chaussure, comme la cigarette, semble voiler un
traumatisme, une rencontre avec la sexualité. Il s’agit d’un événement de corps,
non pas du moi-corps mais du corps de la jouissance.
Dans ses séances, son activité artistique s’articule à sa parole. Rapidement,
à la place de « on m’oblige à provoquer » advient un « je veux peindre » qui
l’apaise, et une nouvelle vie se dessine : elle quitte ses études scientifiques pour
étudier la peinture. C’est un acte du sujet.
Cependant, ayant appris qu’elle est trop âgée pour faire des études aux
Beaux-arts en France, elle est obligée de reprendre ses études scientifiques –

Sommaire 35
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

tout en sachant qu’elle n’y arrivera pas. Ses mauvaises notes aux examens lui
évoquent les insultes de sa mère : « idiote ! » Sa mère avait déchiré ses dessins.
Elle se rappelle sa jalousie à l’égard de son frère aîné, bon élève, aujourd’hui
mari et père avec une bonne carrière.
Elle interrompt ses séances : c’est un acting out. Elle n’avait plus d’argent
pour les régler, ayant acheté beaucoup de gadgets high-tech. Au lieu de parler,
elle avait passé son temps à tuer des adversaires dans des jeux vidéo.
Et puis une femme sans domicile qu’elle héberge est intervenue. Celle-ci
l’amène dans un cabaret burlesque, où elle voit des choses qu’elle n’avait jamais
vues : des femmes dansant seins nus, brillantes dans le noir. Elle est fascinée.
Cependant, elle aperçoit juste à côté de la scène une affiche montrant Jésus sur
la croix. « C’est une blague », lui répond-on, mais elle se dit : « On ne se moque
pas de la religion  !  » Le lendemain, elle est accablée par un sentiment de
culpabilité et a l’impression que, dans le métro, tout le monde la regarde. Elle
reprend ses séances.
Revenue à la parole, en effet, elle s’aperçoit que dans le cabaret burlesque
c’était bien elle qui avait convoqué l’Autre surmoïque et féroce. « C’est bien moi,
l’extrémiste », dit-elle. Ce moment d’insight lui permet de se rappeler un rêve
qu’elle fait « depuis toujours » : elle va à la selle dans un lieu public où tout le
monde la voit. Elle se sent exposée.
Nous pouvons repérer deux versants du symptôme : un versant qui s’adresse
au père et se déchiffre selon l’inconscient pour dévoiler un sens, mais ce dernier
n’est jamais qu’un autre voile, et un versant où c’est le ça, la pulsion, qui apparaît
au premier plan et se répète depuis toujours mais ne se déchiffre pas, laissant
apparaitre un trou. Le rêve d’être exposée montre comment ce sujet cherche à
voiler le ça avec le regard de l’Autre.

Sommaire 36
REBONDS

Le ça, l’opacité, et le silence


Claire Zebrowski

L’opacité

Freud le disait lui-même : « Si aucun des titres que nous donnons à nos chapitres
ne correspond tout à fait au contenu de ceux-ci et si nous sommes obligés, pour
étudier de nouveaux rapports, de reprendre des considérations dont le
développement pouvait sembler épuisé, il faut en voir la cause dans l’extrême
complexité du sujet que nous traitons »1. « Le Moi et le Ça » se donne donc comme
un texte opaque. Comme l’a évoqué Armand Zaloszyc, cette opacité à écrire, à dire,
ou même à lire quelque chose sur le ça tient à l’opacité de la notion elle-même. Il y
a un hermétisme du ça qui est celui de la jouissance et du savoir sur cette jouissance.
Par ailleurs, Victoria Woollard a montré que cette opacité est redoublée dans la
clinique. Le « ça parle » ne suffit pas à faire de son hermétisme une herméneutique
qui dévoilerait son sens. Et en effet, Freud, avec le « ça parle », aborde aussi bien ce
que l’inconscient ne recouvre pas : le silence des pulsions de mort.
C’est le chemin qu’a pris également l’enseignement de Lacan. Du « Rapport
de Rome » au Séminaire Le sinthome, du tout est langage au pas-tout est langage,
il y a un reste, en dehors du réseau des signifiants, reste qui ne parle pas, mais
qui se jouit. Freud en avait déjà l’intuition : « Le Ça, auquel nous revenons après
un long détour, ne dispose d’aucun moyen lui permettant de témoigner au Moi
amour ou haine. Il est incapable de dire ce qu’il désire, de manifester une volonté
cohérente et suivie »2. Avec le ça, les pulsions sont dans un silence de mort.

1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 220.
2. Ibid., p. 223.

Sommaire 37
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

Le silence

Le texte d’Armand Zaloszyc relève les deux versants du silence du ça : taceo,
et sileo. Ce silence est de structure, pourrait-on dire : d’une part, toute parole
implique du silence, tout comme, en logique, l’affirmation existe dans son
rapport à la négation. D’autre part, il y a toujours quelque chose qui n’est pas dit,
qui est hors sens. Dans ses travaux sur Moïse, dont Freud a parlé dans ses
derniers écrits, A. Zaloszyc explorait l’architecture du texte de la Torah, qui se
déploie dans une double perspective autour du nom de Dieu : d’un côté, celle de
l’interprétation, de l’autre, celle qui nomme la jouissance mais qui ne peut être
traduite3. D’un côté donc, il y a ce qui peut se dire, et de l’autre, ce qui ne peut pas
se dire. La clinique nous laisse ainsi voir que l’ex-sistence du hors-sens peut
engager les analysants à pousser plus loin leur analyse, plus loin que la chute
des identifications et la traversée du fantasme. La passe est ainsi ce qui témoigne
du resserrage du sinthome, côté réel, hors sens.
Alors, aux confins du ça, qu’y a-t-il ? Il semble qu’il y ait quelque chose
comme Le Cri d’Edward Munch. Un personnage crie, mais aucun son ne vient.
On n’entend qu’un silence de mort. Certes, Le Cri ex-siste dans la mesure où il
est désigné par un signifiant, mais il est hors signifiant, parce qu’il a rapport au
Un-tout-seul du sujet. Dans ce tableau mille fois commenté, ce n’est pas le
signifiant du cri qu’on entend, c’est la bouche qui apparaît dans le regard du
spectateur, et qui pointe vers un réel sans nom. C’est là que se situe le silence
du ça.

3. Cf. Zaloszyc A., « La mort de Moïse », La Cause freudienne, n° 38, février 1998, p. 79-85.

Sommaire 38
Un problème, plutôt qu’un mystère
Danièle Olive

Dans son texte « Le Moi et le Ça », Freud remet sur le métier les rapports de
l’inconscient et du ça à la lumière de la pulsion de mort1. Prenant pour point de
perspective la tripartition de l’Autre, de l’Un et de l’objet a, Armand Zaloszyc nous
a conduits dans l’exploration des solutions données par Lacan au problème
formulé par Freud. Tirer le fil des mises en relation de l’inconscient et du ça dans
l’enseignement de Lacan dessine un parcours qui va de leur conjonction, telle
qu’elle culmine dans le « Ça parle »2 du Séminaire Le désir et son interprétation,
en passant par leur disjonction avec l’introduction des nœuds borroméens dans
le Séminaire Le sinthome, pour aboutir à une nouvelle définition de l’inconscient.
À la suite de Freud3, Lacan fera de la place à réserver au silence dans la cure
un point pivot de sa conceptualisation. Ce silence, Lacan le saisit d’abord à partir
de la définition du sujet en tant que représenté par un signifiant pour un autre.
Sujet en lui-même irreprésentable et au principe de l’articulation signifiante.
L’examen des corrélations du sujet et de la jouissance l’amènera à opérer un
déplacement du sujet du signifiant à la promotion du corps parlant, du parlêtre.
Le corps sera ce qui fait objection au sujet ; impossible de déduire les affects
singuliers du corps de l’ordre symbolique.
Jacques-Alain Miller, dans son cours « Pièces détachées », fait une lecture
de cette conjonction-disjonction du ça et de l’inconscient à partir de ce passage
du Séminaire Encore : « Le réel [...] c’est le mystère du corps parlant, c’est le
1. Cf. Freud S., « Le Moi et le Ça », Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 221.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 467.
3. Cf. Freud S., « Le Moi et le Ça », op. cit., p. 274-275 (GW, p. 289) : « Nous pourrions présenter les
choses comme si le ça se trouvait sous la domination des muettes mais puissantes pulsions de
mort ».

Sommaire 39
Lire Freud, avec Lacan - Le ça

mystère de l’inconscient. »4 « Il y a là trois termes, nous dit-il : le réel, le corps


parlant, l’inconscient. Et ces trois termes sont dits identiques les uns aux autres
moyennant mystère »5. Dans son Séminaire Le sinthome, Lacan défait ce mode
d’équivalence, il introduit avec le nœud borroméen le ratage plutôt que le
mystère. « On croit que le nœud est fait pour nouer [...], mais il est fait d’abord
pour dénouer [...] Il disjoint le réel, le corps, et l’inconscient, au lieu de les
identifier comme dans la phrase du mystère [...] La métaphore borroméenne
vise à dissoudre le mystère du corps parlant qui est le mystère de l’inconscient
par l’intrusion du nœud. C’est au prix de la disjonction préalable du symbolique,
de l’imaginaire et du réel. »6
Cette disjonction touche au rapport du savoir et de la jouissance que Lacan
conceptualise dans son Séminaire Encore. « La perspective borroméenne, si elle
introduit l’avoir, c’est pour disjoindre l’être et le corps de telle sorte que la
doctrine borroméenne défait, ce que Lacan appelait son hypothèse – que
l’individu affecté de l’inconscient est le même que le sujet du signifiant – pour
disjoindre le corps et le symbolique de telle sorte que la conjonction devient un
problème plutôt qu’une hypothèse ou un mystère »7. Ceci implique de revenir
sur la scission introduite par Lacan entre lalangue et le langage. Le silence de
l’analyste « dénude que dans ce qui se dit, la finalité n’est pas de communication,
que la finalité est de jouissance de lalangue. […] Lalangue, est cette fois, conçue
comme une sécrétion d’un certain corps, et qui s’occupe moins des effets de
sens qu’il y a que de ces effets qui sont affects […] »8. Le dénouage I, S, R, se
décline ainsi en disjonction savoir, jouissance ; disjonction effets de sens, affect ;
disjonction parole, écriture9. «  Le sinthome désigne précisément ce qui du
symptôme est rebelle à l’inconscient, ce qui du symptôme ne représente pas le
sujet […] Il y a une rencontre entre la langue et le corps et de cette rencontre
naissent des marques, qui sont des marques sur le corps. […] Et c’est en quoi il
peut réduire le sinthome à être un événement de corps, quelque chose qui est
arrivé au corps du fait de la langue. Cette référence au corps, enfin, elle est
inéliminable de l’inconscient  »10. C’est pourquoi le parlêtre aura vocation à
remplacer l’inconscient.

4. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
5. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 8 décembre 2004, inédit.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid., cours du 15 décembre 2004.
9. Ibid.
10. Ibid.

Sommaire 40
L’INCONSCIENT
ÉCLAIRAGES
REBONDS

Sommaire
ÉCLAIRAGES

Une définition hérétique


de l’inconscient
Clotilde Leguil

À l’époque où il écrit « Le Moi et le Ça », Freud pratique la psychanalyse


depuis plus de vingt ans. Il est alors conduit à remettre en question la définition
orthodoxe de l’inconscient qu’il avait lui-même posée dans sa première topique :
«  l’inconscient, c’est le refoulé  ». En 1923, il introduit un «  inconscient du
troisième type ». Le premier type, c’est l’inconscient au sens purement descriptif,
soit le préconscient. Le second type, c’est l’inconscient dynamique, soit à
proprement parler l’inconscient au sens psychanalytique. Le troisième type, c’est
un inconscient pour lequel la distinction entre conscience et inconscient n’est
plus fondamentale. Quels sont les termes de cette nouvelle hérésie
psychanalytique consistant à chercher l’inconscient ailleurs que dans le refoulé ?
Pourquoi tout changer alors que la définition de l’inconscient fut une telle
révolution qui suscita tant de réticences et de résistances à l’égard de la
psychanalyse ?
Cet « inconscient avec le ça » est aussi un inconscient avec la compulsion
de répétition. Freud reprend à Groddeck le concept de ça, qui met en jeu le
corps, pour redéfinir le champ de la psychanalyse. Or, cette nouvelle définition
de l’inconscient subvertit la version classique de l’inconscient telle que Freud
l’avait présentée dans la Métapsychologie. Comment se manifeste ce nouvel
inconscient dans la cure ? En quel sens ce nouvel inconscient bouleverse-t-il la
conception classique de la psychanalyse ? Pourquoi peut-on dire qu’avec « Le
Moi et le Ça », Freud s’est avancé en direction du siècle suivant, en
révolutionnant le paradigme classique de l’opposition entre conscient et
inconscient ?

Sommaire 42
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil

L’inconscient I

Appelons l’inconscient canonique, l’inconscient I. Comment Freud


caractérise-t-il cet inconscient I  ? Ou encore quelle est la présupposition
fondamentale de la psychanalyse, c’est-à-dire son réquisit, la présupposition
sans laquelle il n’y a pas de psychanalyse possible, avant Au-delà du principe de
plaisir ? C’est « la division du psychique en conscient et inconscient »1. Cette
division, Freud nous dit qu’elle seule donne à la psychanalyse « la possibilité de
comprendre les processus pathologiques aussi fréquents qu’importants dans la
vie de l’âme, et de les faire entrer dans le cadre de la science »2. C’est dire que
sans la reconnaissance de cette division, il n’y a pas de psychanalyse possible.
C’est « le premier Schibboleth de la psychanalyse »3. Cette division est aussi ce
qui donne un caractère scientifique à la psychanalyse car elle permet de
rationaliser ce que la conscience ne peut expliquer.
Ce réquisit fut déjà en son temps révolutionnaire. Pour les philosophes, l’idée
d’un fait psychique, d’une pensée, qui existe sans être consciente n’était pas
concevable. Pour la philosophie, c’était une hérésie. Bien après Freud, et tout en
s’intéressant pourtant à Freud, Sartre se rangera du côté de ces philosophes qui
ne peuvent reconnaître l’existence de l’inconscient. Il considère que toute pensée
est consciente, même si elle n’est pas conscience de soi. Pour Sartre, il n’y a pas
d’activité psychique qui ne puisse être considérée comme consciente, c’est-à-dire
pour soi. Sartre définit ainsi un cogito préréflexif qui est conscience non réfléchie
mais conscience tout de même. Lacan soulignera à cet égard que ses travaux n’ont
rien à voir avec la psychanalyse existentielle car Sartre a toujours nié le postulat
de l’inconscient et a finalement tenté de penser une psychanalyse sans
l’inconscient, soit sans le réquisit premier posé par Freud, en dehors duquel
précisément la psychanalyse ne peut se réclamer d’aucune rationalité. Ce rappel
pour dire que la dimension de l’inconscient est quand même ce qui fait la différence
entre la psychanalyse et la philosophie. Si les philosophes reconnaissent qu’une
représentation peut ne pas être consciente, c’est simplement au sens du pré-
conscient. C’est donc en un sens purement descriptif de l’inconscient.
Mais comme le dit Freud, cette conception descriptive rend absolument
insaisissable les problèmes du rêve et de l’hypnose. « L’expérience nous a appris,
c’est-à-dire nous a forcés à admettre, qu’il y a des processus psychiques ou
représentations très forts (…) qui peuvent avoir dans la vie de l’âme tous les effets
qu’ont en général les représentations et aussi des effets qui à leur tour peuvent
devenir conscients sous forme de représentations »4. C’est cette donnée de

1. Freud S., « Le Moi et le Ça », trad. A. Bourguignon, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque
Payot, 1981, p. 223.
2. Ibid., p. 223.
3. Ibid., p. 223.
4. Ibid., p. 224.

Sommaire 43
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient

l’expérience qui force Freud à faire l’hypothèse d’un inconscient renvoyant à une
dynamique, c’est-à-dire exerçant une force sur le psychisme. Cet inconscient se
caractérise d’avoir des effets que l’inconscient au sens descriptif précédent n’a pas.
On pourrait dire, en reprenant ce qu’avait souligné Jacques-Alain Miller à
propos de la façon dont Lacan a éclairé Freud avec Hegel, que c’est un
inconscient qui a une Wirklichkeit, c’est-à-dire une effectivité au sens hégélien.
C’est en cela qu’il ne s’agit pas simplement du pré-conscient. On accède à cet
inconscient par ce qu’il produit. Il produit par exemple le rêve, le symptôme, l’acte
manqué. Il agit comme une force qui n’est pas simplement de l’ordre d’une
représentation. Comme l’écrit Freud, « un facteur quantitatif donc économique »
entre en jeu. Cette effectivité, c’est le réel de la psychanalyse. Ce qui est réel
pour la psychanalyse, ce sont ces processus psychiques qui agissent sans que
l’on en ait conscience. C’est ce qui fait que le corps peut aussi parler sans en
passer par l’articulation signifiante mais qu’il s’agit néanmoins d’une parole.
L’inconscient est ainsi la cause de ce qui se dit sans la conscience.
« Notre concept de l’inconscient nous vient donc de la théorie du refoulement.
Le refoulé est pour nous le prototype de l’inconscient »5, écrit Freud. Prototype,
c’est-à-dire ce à partir de quoi on peut saisir toutes les formations de
l’inconscient. Toutes celles que Freud analyse dans ses premiers ouvrages : le
rêve, le mot d’esprit, l’oubli de nom, l’acte manqué. C’est ce refoulé qui est
méconnu par les philosophes. Non pas tant l’idée qu’il puisse y avoir des pensées
non actuellement présentes dans la conscience, mais que ces pensées puissent
penser toutes seules, sans le consentement de la conscience.
C’est donc le concept de refoulé, qui rend compte d’une cause qui produit
des effets, dont la cause nous échappe. Ces effets se produisent aussi longtemps
que l’on continue de méconnaître cette cause qui cherche à se faire reconnaître.
En ce sens, Lacan écrit en 1957 que « c’est la vérité de ce que ce désir a été dans
son histoire que le sujet crie par son symptôme »6. Dans ce premier paradigme
de l’inconscient, la cure est conçue comme une levée du refoulement soit comme
ce que Lacan considèrera comme un procès de reconnaissance du désir. La
parole a un effet, une Wirklichkeit, lorsqu’elle parvient à faire advenir le refoulé
à la place des effets du refoulé. C’est-à-dire lorsqu’elle supprime le refoulement.
Interpréter, c’est faire résonner le cri du symptôme sur fond de silence.
C’est aussi avec ce paradigme de l’inconscient refoulé que Lacan pourra
reformuler le symptôme comme une métaphore. C’est un signifiant qui vient à
la place d’un autre signifiant pour faire reconnaître un message. Le symptôme
lacanien, tant qu’il n’est pas interprété, est conçu comme un message pour
personne, comme message qui continue de s’articuler tout seul tant qu’aucun
sujet ne l’a fait passer à l’état symbolique, soit ne l’a articulé depuis sa propre

5. Ibid., p. 225.
6. Lacan J., « L’instance de la lettre ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1995, p. 518.

Sommaire 44
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil

voix. Donc, l’inconscient structuré comme un langage, c’est l’inconscient que


Freud identifiait au refoulé. C’est aussi ce que Lacan a appelé à ses débuts la
causalité psychique. À cet inconscient-là, nous avons accès par l’association
libre, soit par les effets de sens inattendus de la collusion des signifiants.
Cet inconscient I, l’inconscient de l’âge d’or de la psychanalyse, est celui que
Lacan a voulu sauver alors qu’il était en train de se perdre et de s’effacer, au sein
d’une pratique de la psychanalyse dépréciant la parole et ses effets. Lacan a
arraché la psychanalyse à l’egopsychology qui s’était éloignée de cet inconscient
structuré comme un langage en lui substituant la cure sur le moi et les
mécanismes de défense. C’est en invitant à revenir à la première topique qu’il a
montré que l’objet de la psychanalyse, le réel auquel la psychanalyse avait affaire
n’était pas ailleurs que dans le langage, soit dans le symbolique. Il ne fallait pas
aller chercher dans la réalité de la conduite une quelconque validation des dires
du patient. Le fondement, ce qui donne une solidité à la psychanalyse, c’est le
langage. Sans ce fondement, la psychanalyse devient de la psychologie et tourne
à vide. Pour accéder au message du symptôme, il ne faut donc pas aller chercher
un au-delà dans le comportement, mais un au-delà de la parole vide, dans la
parole pleine. L’inconscient, c’est le refoulé, est donc aussi la définition qui conduit
Lacan à affirmer la fonction de la parole et du langage en psychanalyse.

L’inconscient II

Freud dans « Le Moi et le Ça » est cependant conduit à affirmer l’existence


d’un troisième type d’inconscient (si on considère le premier type comme le
préconscient et le second comme l’inconscient refoulé), troisième type donc dans
la mesure où ces distinctions entre conscient et inconscient, ne permettent plus
de rendre compte de ce qui se produit dans la cure. Freud précise qu’il s’agit de
poursuivre ce qu’il a mis en avant dans son article de 1920 « Au-delà du principe
de plaisir ». On peut donc parler d’un inconscient II, soit d’un second paradigme
de l’inconscient. On pourrait aussi parler d’un second prototype.
Freud propose alors une nouvelle articulation opposant le moi, représentant
une organisation cohérente des processus de l’âme dans une personne et auquel
se rattache la conscience, et le « refoulé qui est séparé de lui par clivage »7. Mais
ce n’est pas tout. Il y a dans le moi quelque chose qui se comporte comme le
refoulé, « c’est-à-dire manifeste de puissants effets, sans devenir lui-même
conscient »8. Au sein de cette organisation cohérente qu’est le moi, il y a une
force productrice. Il s’agit donc d’une nouvelle causalité, qui n’est plus
exactement la causalité psychique. Ou en tous cas, pas la même causalité
psychique que dans l’inconscient I.

7. Freud S., « Le Moi et le Ça », ibid., p. 227.


8. Ibid., p. 228.

Sommaire 45
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient

La conséquence de cette nouvelle articulation, c’est que tout refoulé est


inconscient, dit Freud, mais tout inconscient n’est pas pour autant refoulé. Freud
affirme : « Nous trouvant devant la nécessité de poser l’existence d’un troisième
inconscient, un Ics non refoulé, nous devons admettre que le caractère d’être
inconscient perd pour nous de son importance. »9 Freud avance donc dans sa
conception de l’inconscient sans redouter de faire table rase des fondements de
la psychanalyse. Il y a toujours un réel de la psychanalyse, mais ce n’est plus le
caractère d’être inconscient qui le définit.
Le risque ici serait précisément de revenir à l’egopsychology en disant
finalement que la dialectique conscient-inconscient doit être remplacée par celle
du moi et des mécanismes de défense du moi. Soit par une approche de la
psychanalyse à partir de la relation d’objet. Car la psychanalyse orientée sur la
relation d’objet, c’est celle qui a tenu compte du fait qu’en effet, avec « Le Moi et
le Ça », Freud s’éloignait des fondements classiques de la psychanalyse, c’est-
à-dire de l’inconscient comme refoulé. Là est à mon sens toute la finesse de
dernier enseignement de Lacan. Car si on lit le premier chapitre de l’article de
Freud sur le moi et le ça jusqu’à la fin, on voit Freud se heurter lui-même à une
contradiction : d’un côté, le caractère d’être inconscient devient sans importance,
de l’autre « nous devons pourtant nous garder de le négliger, car, en fin de
compte, la propriété : conscient ou non, est notre unique fanal dans les ténèbres
de la psychologie des profondeurs »10.
Or précisément les post-freudiens ont perdu l’inconscient en choisissant le
moi et le ça et du coup, ils ont perdu la psychanalyse. Car ils n’ont pas saisi que
le ça, dans le champ analytique, ne pouvait se saisir ailleurs que dans la parole.
Ils l’ont cherché dans un au-delà de la parole, soit dans le comportement. Du
coup, la psychanalyse est devenue de l’egopsychology, soit finalement de la
psychothérapie. Elle s’est perdue dans les ténèbres de la psychologie des
profondeurs en quittant le champ du logos, soit le seul qui soit à même de faire
de la psychanalyse une science.
Pour saisir cet Inconscient II, il faut revenir au texte de Freud qui marque le
tournant de sa théorie. Cette conception de l’inconscient non refoulé est en effet
la conséquence des propositions de l’Au-delà du principe de plaisir. Le trauma de
guerre l’a conduit à infléchir sa théorie du rêve mais finalement aussi et surtout
sa théorie de l’inconscient. Quelque chose se répète sans jamais pouvoir s’écrire
mais tout en aspirant le sujet vers le même ombilic. C’est ce que Lacan analysera
dans le Séminaire XI comme l’hommage perpétuellement rendu à la rencontre
manquée avec le réel. Le rêve n’est plus seulement une affaire de signifiant et
de désir. Il y a donc de la pulsion en rêve. C’est pourquoi il y a une pulsation
temporelle de l’inconscient. La pulsation, c’est celle de la pulsion elle-même.
Le trauma n’est plus un signifiant énigmatique, mais une effraction pulsionnelle.

9. Ibid., p. 229.
10. Ibid.

Sommaire 46
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil

Le dernier enseignement de Lacan déploie de façon radicale ce qui est


amorcé dans le Séminaire XI. Il nous fait apercevoir précisément en quoi une
pratique de la psychanalyse qui prend en compte le ça, continue néanmoins
d’être de l’ordre de la psychanalyse pure. Car rendre compte d’une pratique de
la psychanalyse qui considère l’inconscient avec le ça, ce n’est pas pour autant
quitter le champ du langage et ne plus tenir compte de la chaîne signifiante. Ce
n’est pas pour autant diluer la psychanalyse dans la psychologie générale.
Ce tournant dans la conception de l’inconscient, Lacan l’a pris sans renier
l’enracinement de la psychanalyse dans le champ du langage. Comment se
manifeste dans le langage cet inconscient non refoulé ? L’inconscient non refoulé
est défini par Freud à partir de la pulsion et de l’au-delà du principe de plaisir.
C’est une force non pas qui retient, mais qui pousse. L’inconscient I, c’est quelque
chose qui manque dans le discours. Un blanc. Ce que Lacan avait pu appeler de
façon métaphorique « le chapitre censuré de mon histoire ». Il s’agit par l’analyse
de restaurer une continuité là où il y avait une discontinuité.
L’inconscient II, ce n’est plus le discours de l’Autre, c’est quelque chose qui
aspire le discours du sujet. C’est la pulsion à l’œuvre dans la chaîne signifiante.
C’est presque l’envers de la force du refoulement. C’est un inconscient de l’ordre
de ce que Jacques-Alain Miller a appelé dans son cours sur « L’Être et l’Un »
une energeia. Cette énergie ne va pas dans la même direction que le sens. C’est
pourquoi Lacan affirme que dans son orientation à lui, il n’y a pas de sens.
« L’orientation du réel, dans mon territoire à moi, forclôt le sens »11. Il joue sur
l’équivoque du sens, à la fois direction et signification. En fait, l’orientation par le
réel forclôt le sens car il ne s’agit pas d’aller vers quelque chose, mais d’être
orienté par ce qui aspire, par un trou noir autour duquel les signifiants tourbillon-
neraient, sans jamais pouvoir nommer La Chose.
Comme l’a montré Jacques-Alain Miller, à partir de ce tout dernier ensei-
gnement de Lacan, « l’hérésie, ça n’est pas de quitter le champ du langage, c’est
d’y demeurer, mais en se réglant sur sa partie matérielle, c’est-à-dire sur la
lettre au lieu de l’être »12. C’est avec la lettre, en tant que trace de jouissance que
Lacan s’est emparé de cette définition hérétique de l’inconscient non refoulé tout
en restant dans le champ de la psychanalyse pure. C’est ce qui est si étrange
dans cette nouvelle approche du langage. Ce qui s’entend dans la parole, c’est
une écriture. La jouissance, c’est en effet l’écrit. La lettre est comme la trace
d’un événement de corps traumatique, d’une jouissance qui a tracé une
géographie signifiante propre au style de chaque parlêtre.
Le ça, ce n’est donc pas le biologique bien sûr, ce n’est pas non plus la pulsion
hors langage, ou pas seulement, c’est le langage en tant qu’il est parlé par la
pulsion. Ainsi entendre le discours du sujet à partir de l’inconscient avec le ça,

11. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, p. 121.
12. Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne, L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours du 25 mai 2011, inédit.

Sommaire 47
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient

c’est entendre ce qui aspire les signifiants. La lettre permet d’indiquer ce qui
dans la parole ne va pas du côté du sens mais du côté d’une écriture de
jouissance, soit d’une pure joui-sens des effets du signifiant, des effets
acoustiques du signifiant qui, entendu, vient résonner dans le corps.

Du trop au trou

Je voudrais terminer ma réflexion en vous donnant un exemple dans le


champ du cinéma de ce que pourrait être ce nouveau paradigme de l’inconscient,
élaboré finalement par Freud à partir de l’Au-delà du principe de plaisir et par
conséquent à partir du trauma de guerre. Il s’agit d’un film sorti en 2008 hors
genre, inclassable, qui s’intitule Valse avec Bachir, du réalisateur israélien Ari
Folman. C’est à la fois un film d’animation, un film documentaire, un film
poétique, un film de guerre. Mais c’est surtout un film autobiographique et dont
la portée est psychanalytique.
Le réalisateur explore son propre traumatisme de guerre à partir de cette
œuvre. Le film s’ouvre sur les images d’un cauchemar : un chien féroce court
dans les rues désertes de Beyrouth comme appelé par une proie, puis deux
chiens, puis trois chiens, puis une meute de chiens hurlant, aboyant, courant à
toute allure dans la même direction, s’immobilisent tous ensemble devant la
fenêtre éclairée d’un immeuble moderne. Ils aboient en orientant leur regard
vers cette fenêtre, derrière laquelle un homme, seul, les regarde. C’est un rêve
d’angoisse, raconté au héros par un de ses compagnons de guerre Boaz, qui fait
ce rêve toutes les nuits depuis deux ans sans savoir pourquoi. Le rêve
commémore les vingt-six chiens qu’il a tués pendant la guerre.
Le film s’ouvre sur ce cauchemar, qui est celui d’un autre, mais le récit de ce
cauchemar a un effet de réveil sur le héros du film qui est tourmenté par ce rêve
comme s’il s’agissait du sien. Ce rêve le secoue au point qu’il s’interroge sur l’état
d’amnésie qui est le sien depuis cette guerre du Liban dans laquelle il a été enrôlé
à 19 ans. Le film nous montre à travers des dessins extrêmement poétiques
mêlant le registre onirique à celui des souvenirs le voyage de cet homme à la
recherche de ce passé oublié, à partir de réminiscences qui sont comme des
pièces détachées sans rapport les unes avec les autres, de cette période opaque
de sa jeunesse où il a peut-être vu la mort, peut-être tué lui-même, mais qui a été
comme occupée par un blanc. Quelque chose du premier paradigme de
l’inconscient, l’inconscient I, est ici illustré. L’inconscient est ce chapitre censuré
de son histoire. Il tente d’y accéder en parlant avec ceux qui étaient avec lui, en
retrouvant des bribes de souvenirs, en éprouvant des réminiscences.
Mais ce que le film montre, de façon magistrale, c’est qu’en dernier ressort,
la rencontre avec le réel, qui fut celle de ce jeune soldat pendant la guerre, n’est
pas de l’ordre de ce qui a été refoulé mais de l’ordre d’une effraction de

Sommaire 48
Une définition hérétique de l’inconscient – Clotilde Leguil

jouissance qui a fait trou dans le symbolique. C’est de l’inconscient en tant que
non refoulé dont il est question à travers le trauma de guerre. Quelque chose qui
n’est ni dicible, ni représentable, mais que l’on retrouve à travers ces chiens qui
aboient tous en direction du sujet, lui-même paralysé derrière la fenêtre, sous
le regard des chiens enragés. Ce cauchemar de l’homme aux chiens évoque
celui de l’Homme aux loups, dont Lacan nous dit qu’il renvoie à la sidération du
sujet face au réel de la pulsion. Le réel a ici la figure de ces revenants féroces en
quête de ce qu’ils vont dévorer. Dans ce voyage à rebours du sens et en direction
du réel, il y a donc d’abord ce cauchemar, puis un souvenir. Celui d’un de ses
compagnons de guerre, lors d’une embuscade dans les rues de Beyrouth pris
soudain d’une folie de tirer et valsant tout seul avec sa mitraillette qui décharge
des balles en continu, devant l’affiche de Bachir Gemayel souriant comme devant
l’image de celui au nom de qui la guerre a lieu, sans pour autant faire sens. La
guerre sans personne contre qui la faire, réduite à la seule pulsion de mort, telle
est cette guerre postmoderne que nous montre la valse du soldat ensorcelé par
le danger et épris soudain d’une folie quasiment extatique mettant en jeu son
corps.
Au terme de cette quête, après le cauchemar de l’homme aux chiens et le
souvenir de la valse au son des balles, qui confrontent le héros à une profonde
solitude, car ce qu’il a vu il ne peut le partager avec personne, le film change
soudain de genre : l’image semble n’être plus qu’un voile qui se déchire pour
laisser surgir l’horreur du réel, des images documentaires d’actualités cette
fois-ci qui ne sont plus des dessins, mais des films d’un vrai massacre qui nous
montrent des corps déchiquetés, d’enfants, de femmes, de familles, massacre
de Sabra et Chatila par les phalangistes chrétiens. Le changement de nature
des images du film produit un effet de discontinuité et d’effraction qui rend
compte de ce que peut être l’événement de corps traumatique, rencontre avec
la mort, rencontre avec le sexe. Ce réel-là nous saute alors à la figure comme
les chiens féroces du début du film et nous laisse sans voix.
L’inconscient réel, cet inconscient avec le ça, est la trace de cette effraction
de jouissance, de ce trop qui a fait trou dans le symbolique et aspire avec elle les
signifiants de lalangue du parlêtre. Pratiquer la psychanalyse depuis cette idée
de l’inconscient avec le ça, c’est toujours réduire le champ de l’analyse à la
fonction de la parole et au champ du langage mais en suivant la trace au cœur
de la parole de ce qui n’est plus tout à fait de la parole, mais un rivage, un littoral,
celui de la lettre, toujours à la frontière du réel. Cette pratique de la psychanalyse
est une pratique qui convient bien au XXIe siècle, à l’ère de la globalisation et de
la connexion permanente, à l’ère où chacun est aspiré par un réel qui tel un
cheval fou, se cabre et s’emporte tout seul.

Sommaire 49
L’homme enrobé
Rodolphe Adam

Dans « Le Moi et le Ça », Freud fait allusion à une idée de Georg Groddeck que
celui-ci a formulée peu avant, en cette même année 1923, dans Le livre du Ça :
« Je pense que l’homme est vécu par quelque chose d’inconnu. Il existe en lui un
“Ça”, une sorte de phénomène qui préside à tout ce qu’il fait et à tout ce qui
arrive. La phrase “Je vis…” n’est vraie que conditionnellement ; elle n’exprime
qu’une petite partie de cette vérité : l’être humain est vécu par le Ça »1. Freud
renchérit sur cette idée en rajoutant que « nous avons tous éprouvé des
impressions de ce genre, bien que nous n’en ayons pas toujours subi l’influence
au point de devenir inaccessibles à toute autre impression »2. Une impression de
ce genre assaillait cet homme de trente-huit ans quand il vint confier l’angoisse
et la multitude de questions qui envahissaient sa vie jusque-là. 
Cet homme au physique imposant, à la voix de ténor et au tempérament
jovial se dévalorise, ne croit pas en ses capacités artistiques, bien que professeur
de théâtre. Il se dit qu’il est nul. Il écrit des pièces, compose des chansons, joue
de la musique, chante mais surtout seul, chez lui. Il ne monte plus beaucoup
sur scène. Bien que très entouré, social et festif, jouant et chantant en soirée, il
se sent « inhibé », « perd son temps », procrastine. « De toute façon, je me sens
jamais légitime… comme si j’étais un usurpateur.  » Un autre motif de ses
remords est « le choc qu’a été l’arrivée de mon fils dans ma vie », il y a trois ans.
Il se sent très coupable d’avoir « abandonné » son fils et sa mère. « J’ai foutu en

1. Groddeck G., Le livre du Ça, Paris, Gallimard, 1963.


2. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967, p. 192. Précisons en passant
que sans référence à l’original allemand, l’édition française de 1967 est parfaitement fantaisiste.

Sommaire 50
L’homme enrobé – Rodolphe Adam

l’air une famille ». Il a quitté la mère quelques mois après la naissance pour la
compagne avec qui il vit actuellement. Il rumine sans cesse et évoque un rêve où
il sauve son fils. Devant l’accablement régulier provoqué par sa fuite, je lui ferai
remarquer qu’il n’a pas abandonné son fils, vu qu’il s’occupe beaucoup de lui
lors de ses gardes. Cette intervention sera un point d’appui pour l’amener à isoler
ce dont il s’est séparé.

Le poème usurpé

L’association-libre amène rapidement une série de souvenirs qui gravitent


dans un premier temps autour du père : «  Moi, je ne voulais pas vraiment
d’enfant, et elle, en parlait sans cesse. Et après l’accouchement, mon père est
arrivé et m’a dit : “Fuis ! Fuis tant qu’il est encore temps…” C’est fou de dire ça
à son fils quand il devient père ! Et moi, en fin de compte, je l’ai fait ! » Par petites
touches, il dévoile les traits d’un père violent, humiliant qu’il s’évertue à excuser.
En même temps, ce père l’aimait beaucoup et lui a donné le goût de la poésie.
Un souvenir lui revient, qu’il reprendra plusieurs fois : à onze ans, sa professeur
d’anglais leur fait faire de la poésie. Il lui montre un poème que son père a écrit
enfant et que ce dernier lui a donné. Elle lui demande de le lire le soir du
concours qu’elle organise et annonce publiquement que le poème a été écrit par
lui (l’analysant). Il ne dit rien et, pétri de honte, monte sur scène, le lit et gagne.
« J’étais horrifié d’avoir pris sa place… C’est peut-être pour ça que je ne me sens
pas légitime. » Dans les séances, il a toujours peur de se tromper d’heure, « de
venir s’il y a déjà quelqu’un, d’imposer ma présence ». Freud relevait ce point
décisif pour sa refondation topique de l’appareil psychique : « Nous constatons
au cours de nos analyses qu’il y a des personnes chez lesquelles l’attitude
critique à l’égard de soi-même et les scrupules de conscience […] se présentent
comme des manifestations inconscientes. […] nous en venons à nous assurer
peu à peu que dans un grand nombre de névroses ce sentiment de culpabilité
inconscient joue, au point de vue économique, un rôle décisif et oppose à la
guérison les plus grands obstacles »3. Il culpabilise de ne pas avoir de diplôme.
La scolarité lui a été difficile, du fait de son surpoids et de sa culture précoce. Il
était le bouc émissaire. Il manquait alors souvent l’école et décide à quinze ans
d’interrompre sa scolarité avec la complicité des femmes de la famille. Il réalise
que sa mère l’a conforté dans cette position d’objet caché du père (qui l’ignorait
puisque séparé).
Il a passé beaucoup de temps dans son enfance chez une grand-mère très
aimante, qu’il adorait et qui était fascinée par la mort. Elle l’emmenait visiter les
cimetières et lui apprenait sur son lit à lui fermer les yeux, positionner ses mains

3. Ibid., p. 195.

Sommaire 51
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient

pour le jour où elle mourrait. « C’est cet univers morbide que je joue dans mes
spectacles, je joue le personnage de la mort (avec une grande robe) et j’adore
choquer un peu les gens… Mais on dirait qu’au lieu d’exprimer ma poésie, c’est
comme si je leur lançais ma rancune ! » Il ignore pourquoi.

Effets analytiques

Très vite, il demande malgré ses moyens financiers très limités à venir
davantage. Il ne « sait pas ce qui se passe dans ces séances », me demande
comment procéder, s’il doit lire des livres, de quoi parler, s’il fait fausse route. Il
n’est pas du tout soulagé de son angoisse et de ses doutes mais il sent que
quelque chose se passe et qu’il est «  à sa place ici  ». Il atteste des effets
analytiques sans bénéfice thérapeutique avec une formule : « Je suis mal mais
avant, c’était “peu importe”, maintenant, c’est “peu importe plus !” » L’envie de
travailler revient, et celle de déchiffrer son inconscient l’ouvre à un matériel
oublié. Dans « Le Moi et le Ça », Freud s’interrogeait : « comment pouvons-nous
amener à la (pré)conscience des éléments refoulés ? » Cet analysant met en
œuvre à sa façon la réponse freudienne  : «  En rétablissant par le travail
analytique ces membres intermédiaires préconscients que sont les souvenirs
verbaux »4.  

S’enrober

Bien que très attiré par les femmes, il se demande parfois s’il n’est pas
homosexuel. « C’est vrai que parfois je me dis que j’aurais voulu être une fille.
Sur scène, j’aime mettre une robe. » Il a des complexes avec son corps comme
une fille, dit-il. Il se rend compte que bien qu’il souffre de son surpoids, une
satisfaction est procurée par les rondeurs toutes féminines de son corps. La
question de l’hystérie masculine se dessine. Vient une première interprétation
de sa pulsion orale : « Je mange pour m’enrober. » Un signifiant revient chaque
fois qu’il parle du symptôme boulimique. « (Se) cacher » devient alors le « point-
nœud »5 répétitif de ses associations : se cacher pour manger, se cacher du
père, être caché dans son corps, etc.

4. Ibid., p. 188.
5. Freud S., L’interprétations des rêves, Paris, Seuil, 2010, p. 325. Point-nœud que Lacan reprendra
dans « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 485.

Sommaire 52
L’homme enrobé – Rodolphe Adam

Sa position dans le fantasme : le chouchou martyrisé

Une rectification subjective génère une première déduction  :  «  J’étais le


chouchou de cette grand-mère que j’adorais. Je crois que c’est ça que je n’accepte
pas de ne plus être. » S’en éclaire alors pour lui une succession de questions :
pourquoi veut-il épater les femmes, pourquoi se fait-il protéger par elles, quelle
est cette agressivité ressentie à l’égard de sa partenaire ? Il réalise ainsi une des
raisons de sa fuite vis-à-vis de la mère de son fils qui, dès la naissance de l’enfant,
ne le regardait plus. Mais il butte alors à s’expliquer pourquoi en même temps, il
se fait le « bouclier des femmes ». Il a en effet beaucoup protégé sa mère de la
violence du père et découvre alors une autre coordonnée de son passage à l’acte :
pendant la grossesse, il a rencontré sa future compagne, une partenaire de
théâtre aux prises avec un homme violent qu’il s’empressa de protéger.
Mais la position du chouchou pris dans le désir de l’Autre, l’amène à
apercevoir une jouissance plus spécifique quand la scansion d’une séance fera
résonner un « Je fais le martyr ! » La grand-mère en effet lui parlait du martyr
de Jésus, son propre martyr à elle avec son frère. Il ressort ébranlé d’une séance
par un mot jamais prononcé avant : masochisme. Une dénégation s’en suit, suivie
d’un souvenir : « C’est vrai qu’au collège, j’allais voir un grand qui me tapait…
pour qu’il me tape ! » Il fait alors un rêve qu’il commente ainsi : « Mon père me
demande : pourquoi tu es déprimé ? Je lui réponds : parce que j’ai été violenté
dans l’enfance… par toi ! Il me donne alors un chèque. Comme si j’attendais qu’il
me doive quelque chose… encore le chouchou ! J’ai le fantasme d’avoir été
violenté dans l’enfance mais je n’en ai pas de souvenir. » Un enfant battu préside
donc à la logique de son fantasme et de son amour pour ce père idéalisé. En
riant, il fera un jeu de mot pour conclure sur le fait qu’il était de manière très
ambivalente et le chouchou du père et son bouc émissaire : « Je me père… »6 La
mise en évidence de sa position d’enfant en surpoids humilié par ses camarades
fait ressurgir la souffrance et la honte endurées. Pas sans une autre confidence,
plus difficile : « Mais je crois que j’aimais ça… »

Résistance

« Je sens monter une frayeur avec vous qui me pousserait à m’arrêter mais
je sens que j’approche de mon obscurité, de ce que je ne dis pas… » Cet analysant
a souvent pointé qu’il ne parlait pas et ne voulait pas parler de sexe en séance7 :
6. Cf. « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1997, p. 239 : « Le garçon se
soustrait, par le refoulement et le remaniement du fantasme inconscient à son homosexualité ; ce
qu’il y a de remarquable dans son fantasme conscient ultérieur, c’est qu’il a pour contenu une
position féminine sans choix d’objet homosexuel ».
7. Freud définissait le sexuel par « l’indécent, ce dont on ne doit pas parler », Cf. Introduction à la
psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p. 283.

Sommaire 53
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient

« Je n’ose pas parler de sexe avec vous… Pourquoi je vous infligerais mes
intimités sexuelles ? Car vous êtes une personne mais aussi un fantasme. Je
construis une relation avec vous… de confiance mais aussi d’autorité…
problématique. Peut-être que je vous respecte trop. » De ce début d’analyse du
transfert, un effet d’ouverture se produit. Il se plaint de ne pas arriver à vivre ses
fantasmes en raison « d’une pudibonderie intérieure, comme si le sexe était une
dépravation bestiale ». « Après l’acte sexuel, je me sens déprimé, triste car j’ai
l’impression d’être soumis, sans virilité. Alors je fais le macho et je l’agresse
verbalement. » Un souvenir infantile traumatique lui revient sous la forme d’une
petite scène où il vit un ver de terre avec une aiguille plantée au bout. Un
cauchemar récurrent depuis l’enfance où un homme lui fait une prise de sang,
s’en suivit. La question de la castration contenue dans ce souvenir-écran se
déplie désormais. Le souvenir d’une mère aimant se promener nue devant lui,
ses craintes quant à l’acte sexuel de pénétration, lui font réaliser la teneur des
métaphores dont il usait dans ses spectacles où la mort apparaissait comme
une mère, un grand trou noir. « Je crois que je joue ce fantasme de la femme
méchante toute en noir qui nous hache en petits morceaux. Alors que je
n’assume pas quelque chose de ma virilité. »
Il apparaît au final que ce cas présentifie dans son début de travail analytique,
les deux types d’inconscient du « Moi et le Ça », tels que Clotilde Leguil les a
ramassés dans son texte. L’analyse commence avec l’historisation du patient, le
retour de traces mnésiques oubliées, de souvenirs libérés par la levée du
refoulement propre à l’effet de l’association libre. Mais ce travail de
dépoussiérage des chapitres censurés de son histoire fait désormais place à une
autre dynamique où surgissent des éléments d’un autre ordre, l’inconscient II :
la pulsion orale et sa position masochiste, qui font sa modalité de jouissance.
En clair, le début de parcours analytique de ce sujet me semble présentifier la
trajectoire du texte freudien.

Sommaire 54
REBONDS

Le pas de Freud
Valérie Pera-Guillot

L’inconscient hérétique et lalangue

Clotilde Leguil situe précisément l’inconscient non refoulé dans son rapport
au ça, et dégage l’erreur de lecture du texte de Freud qui a conduit aux
égarements de l’egopsychology. Je reprends ici quelques-unes de ses
assertions en les mettant en série.

- Les post-freudiens « n’ont pas saisi que le ça […] ne pouvait se saisir


ailleurs que dans la parole » ;
- « Rendre compte d’une pratique de la psychanalyse qui considère l’in-
conscient avec le ça, ce n’est pas pour autant quitter le champ du langage » ;
- L’inconscient II, l’inconscient non refoulé, « c’est la pulsion à l’œuvre dans
la chaîne signifiante ». 

Elle avance ainsi progressivement jusqu’à l’inconscient hérétique. Il est


hérétique, non parce qu’il reste pris dans le langage, mais parce qu’il s’appuie
sur une définition du langage qui n’a plus grand chose à voir avec celle de
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». Cette
nouvelle définition se décline à partir de la motérialité du signifiant, c’est-à-
dire le signifiant isolé, détaché de toute signification, qui prend une
consistance matérielle et qui marque le corps comme trace de jouissance. Il
semble possible de rapprocher cet inconscient hérétique de l’inconscient de
lalangue.

Sommaire 55
Lire Freud, avec Lacan - L’inconscient

Dans le Séminaire Encore, Lacan dit que ces S1 de lalangue nous affectent,
c’est-à-dire que ces S1 de la langue originaire, celle d’avant l’ordonnancement
du langage, peuvent déclencher des affects au niveau du corps. Nous pouvons
situer la honte du « pas légitime » qui affecte le patient de Rodolphe Adam
comme pris dans cet inconscient-là.

En conclusion, une remarque pour faire écho à l’actualité dans laquelle les
opposants au mariage pour tous avancent le Nom-du-Père comme clé de voûte
de la famille. Serge Cottet, dans son livre L’inconscient de papa et le nôtre, pose
la question « de savoir si l’inconscient trouve ses racines dans la pulsion et le
manque à jouir ou dans le Nom du Père »1. Le travail de Clotilde Leguil nous
engage à considérer l’inconscient sur ces deux versants, en rappelant que le
Nom-du-Père, « On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir »2.

L’opacité de la jouissance

Le cas clinique présenté par Rodolphe Adam ouvre sur plusieurs


commentaires. Le premier porte sur l’inconscient, thème de cette soirée de
travail, le deuxième jette un pont vers les séquences suivantes en soulevant le
lien entre l’inconscient et le surmoi.

Inconscient savoir, inconscient réel


Dans ce premier temps de la cure, se déploie l’inconscient qui nous est plus
familier, c’est-à-dire l’inconscient comme savoir, où les S1 s’enchaînent à des
S2. Durant cette période de l’analyse, le sujet découvre que ses symptômes ont
un sens, l’analysant trouve à les inscrire dans une histoire. Ainsi cet analysant,
par le fait de s’adresser à un analyste, parvient à lever la censure sur le contenu
œdipien de sa culpabilité. Mais un autre inconscient se dessine quand il dit « Je
mange pour m’enrober ». L’analyste note alors qu’il y trouve une satisfaction en
même temps qu’une souffrance et il dégage la dimension pulsionnelle que
recouvre cet énoncé. Il n’y a pas d’Autre dans cet énoncé mais un corps qui se
jouit dans la solitude de sa jouissance, sans Autre. On touche là à la dimension
d’inconscient non refoulé.

Le sentiment de culpabilité
Dans « Le Moi et le Ça »3, Freud consacre plusieurs pages à l’étude du
sentiment de culpabilité. Il note qu’il existe « un sentiment de culpabilité normal,

1. Cottet S., « Feu sur l’ordre symbolique », L’inconscient de papa et le nôtre, Editions Michèle, Paris,
2012, p. 298.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
3. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Petit bibliothèque Payot, Paris, 1984.

Sommaire 56
Le pas de Freud – Valérie Pera-Guillot

conscient (conscience morale) » qui « repose sur la tension entre le moi et l’idéal
du moi »4. Cependant, dans la névrose obsessionnelle et la mélancolie, ce
« sentiment de culpabilité est intensément présent »5. C’est bien ce qui semble
conduire ce patient à rencontrer un analyste : il se sent très coupable d’avoir
abandonné « sa mère et mon fils ». L’analyste relève au passage la formulation
étrange autour du choix des pronoms possessifs. Face à cette culpabilité
énoncée, Freud pointe que le moi « réclame du médecin qu’il vienne renforcer
son propre refus de ces sentiments de culpabilité », mais il précise aussitôt qu’il
est « déraisonnable de céder au moi »6. Il remarque qu’une telle opération de
déculpabilisation reste sans effet. Or ici, Rodolphe Adam opère à l’inverse de la
recommandation de Freud. Il fait remarquer à son patient que non seulement il
n’a pas abandonné son fils mais encore qu’il s’en occupe beaucoup.
Cette intervention a valeur d’interprétation. Elle a sans doute contribué à
l’entrée en analyse dans la mesure où elle permet à cet homme d’aborder une
culpabilité jusqu’alors inconsciente mais beaucoup plus féroce et qui touche à
la relation au père. Derrière ses dénégations « je suis pas le seul », « Y a pire »,
va en effet se révéler « la rancune » de cet homme contre un père qui, tout en
l’ayant aimé, l’a également humilié.
De la culpabilité à la honte, un pas est franchi. C’est le moment où il énonce
avoir usurpé l’identité du père. Jacques-Alain Miller, dans sa « Note sur la honte »7,
marquait la différence entre culpabilité et honte : « la culpabilité est l’effet sur
le sujet d’un Autre qui juge, donc d’un Autre qui recèle des valeurs que le sujet
aurait transgressées. […] la honte a rapport à un Autre antérieur à l’Autre qui
juge, un Autre primordial, non pas qui juge mais qui seulement voit ou donne à
voir ». Ainsi l’affect de honte plonge ses racines jusqu’à « la naissance de l’Idéal
du moi », celle que Freud situe comme « la plus importante identification de
l’individu  : l’identification au père de la préhistoire personnelle. […] une
identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet ».
J.-A. Miller ajoute : « la culpabilité est un rapport au désir tandis que la honte est
un rapport à la jouissance ». La honte s’articule à un S1: « pas légitime ». Pour
cet homme, la jouissance en jeu garde son opacité  ; l’analyse pourra lui
permettre de l’éclairer s’il consent à y aller voir.

4. Ibid., p. 265.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 266.
7. Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n° 55, p. 8.

Sommaire 57
LE SURMOI
ÉCLAIRAGES
REBONDS

Sommaire
ÉCLAIRAGES

Le surmoi, énoncé discordant1


Serge Cottet

Le cœur de ce chapitre trois est consacré au surmoi. On assiste à sa


découverte, rendue nécessaire par une série de déductions. Ce n’est pas le
meilleur texte de Freud sur la question, car Freud laisse en place tout le bâti du
texte avec ses hésitations et ses retours en arrière. Conformément à sa
méthode, il n’efface rien de ses tâtonnements. Freud n’appréciait guère cet
article, exception faite justement, pour la mise en place du concept de surmoi,
qui est sa découverte propre.
Freud dégage cette instance d’une déconstruction du moi qui trouve son
origine dans l’essai sur le narcissisme, et plus encore, dans son article « Deuil
et mélancolie ». C’est le cas de l’idéal du moi (Ichideal). Depuis la découverte du
narcissisme, en effet, le moi n’est plus défini comme une fonction de synthèse.
Il est traversé par l’inconscient, il a des origines libidinales en tant qu’il est le
produit de diverses identifications : c’est un oignon, il est fait de la somme des
objets perdus de la libido ; c’est donc le ça qui est sa source principale. Ce n’est
qu’en surface qu’il est au service du système perception-conscience qu’impose
le monde extérieur. La distinction de l’idéal du moi et du surmoi (idéal exaltant
et surmoi contraignant selon Lacan) n’est abordée qu’à la fin du chapitre.
Nous allons montrer comment le conflit névrotique classique du moi et du ça
se déplace sur le conflit du moi et du surmoi. Freud avait besoin d’une instance
interdictrice interne pour rendre compte du refoulement. Elle était jusque-là
réservée au moi et à l’idéal. Un premier dédoublement du moi est inauguré par
l’idéal du moi ; c’est en effet pour complaire à ce dernier que le sujet renonce à
ses objets libidinaux.

1. Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 122.

Sommaire 59
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi

Un nouveau concept d’identification se fait jour ici  : il est défini comme


résultat de la perte ou de l’abandon de l’objet d’amour. C’est aussi l’introjection
d’un modèle. Freud applique ici sa théorie des trois identifications établie au
chapitre VII de La psychologie des masses. Dans ce chapitre III, c’est la première
identification qui domine : l’identification au père comme objet d’amour,
antérieure à l’identification qui succède à la perte de l’objet. C’est le narcissisme
qui commande ce dédoublement : le moi est assujetti à la loi du plaire. Par
ailleurs, le moi et le ça font assez bon ménage. Si le moi est identifié aux objets
perdus, il se propose alors au ça comme objet convenable pour remplacer la
perte : « Tu peux m’aimer moi aussi, vois comme je ressemble à l’objet »2. C’est
pourquoi on observe des modifications du caractère et de la personnalité en
renonçant à certains objets sexuels, car : « Le moi a retrouvé en lui-même l’objet
sexuel perdu  »3. C’est bien entendu le cas de la mélancolie ou du deuil
pathologique. Un autre exemple proposé par Freud concernant le caractère
féminin : Freud cite le cas de femmes qui ont eu de nombreux amants.4 On
discerne des traces de ces expériences successives dans la coexistence de
plusieurs discours plus ou moins contradictoires. Ce côté chaotique de la parole
féminine sera développé par Hanns Sachs dans un style nettement misogyne,
laissant entendre que la femme n’a pas de surmoi (à la suite de Freud) et que les
paroles de ses amants tiennent lieu de formes primitives du surmoi.5
Cependant, la dialectique interne au narcissisme reste imaginaire, c’est un
dialogue du moi avec ses images. Le surmoi ne ressortit pas à cette dialectique.
Il est centré sur le complexe paternel, d’où l’importance de cette identification au
père, antérieure à tout choix d’objet (une identification distinguée). Freud
introduit donc assez tardivement la question de l’Œdipe pour rendre compte du
surmoi « qui reste chargé des pouvoirs du monde intérieur, du ça »6. Il est donc
en conflit avec le moi.
Il s’agit de dégager les sources d’une instance à la fois impérative et
interdictrice. Les faits cliniques7 sont connus  : scrupule et culpabilité de
l’obsessionnel, interdiction paradoxale (on pense au double impératif qui
commande le remboursement de la dette de l’homme aux rats : tu dois rendre
l’argent… tu ne rendras pas l’argent), autocritiques féroces du mélancolique,
besoin de punition, réaction thérapeutique négative.
Dès qu’il s’agit de commandements, d’impératifs, d’interdictions, le Nom du
père est en jeu. En effet, c’est avec la destruction du complexe d’Œdipe, c’est-
à-dire le renoncement incestueux, que le surmoi se manifeste en toute

2. Freud S., Le Moi et le Ça, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1975, p. 198.
3. Ibid., p. 197-198.
4. Ibid., p. 198.
5. Sachs H., « La formation du surmoi féminin », Ornicar n°29, Paris, Navarin, 1984, p. 98-110.
6. Freud S., Le Moi et le Ça, op. cit., p. 206.
7 . Ibid., p. 204.

Sommaire 60
Le surmoi, énoncé discordant – Serge Cottet

autonomie. Une identification nouvelle se produit, nécessitée par la faiblesse du


moi pour refouler ses pulsions. Celle-ci ne résulte pas d’une compensation à la
perte de l’objet, car c’est la mère qui est perdue comme objet sexuel, et non le
père. D’ailleurs, un double renoncement est à l’œuvre : 1. Le renoncement à la
bisexualité et l’identification aux traits virils ; 2. L’identification à l’interdicteur.
C’est sa fonction interdictrice qui est introjectée. «  Pour augmenter ses
ressources et son pouvoir d’action en vue de cet effort (le refoulement), (il) dressa
en lui-même l’obstacle en question.  »8 Cette force supplémentaire est
empruntée au père, mais Freud ajoute «  dans une certaine mesure  »9. La
question se pose en effet, de savoir si c’est au père réel de l’enfant que les
signifiants de l’interdiction sont empruntés. Il y a des paradoxes à cet égard qui
seront dégagés notamment dans Malaise dans la civilisation. Freud constatera
que la rigueur, la sévérité, la férocité du surmoi ne sont pas proportionnelles à
l’autorité des parents.
L’autocritique féroce ou le besoin de punition ne sont pas de simples effets
de l’environnement, et ne reflètent pas nécessairement la sévérité des parents.
On a même un paradoxe avancé dans Malaise dans la civilisation, selon lequel la
rigueur du surmoi se produit chez des sujets qui n’ont pas été éduqués de façon
sévère. Il est difficile dans ces conditions, de faire du surmoi un simple
représentant de l’ordre symbolique par intériorisation, comme on dit parfois :
soit qu’il interdise des choses qui ne le sont pas (se marier par exemple, ou payer
ses dettes) soit qu’un impératif privé ordonne le pire au sujet (se suicider par
exemple).
Dans notre texte, un tel paradoxe est déjà présent sous la forme d’une double
interdiction, ou plus exactement d’un impossible fait d’injonctions contradictoires.
L’énoncé du surmoi : « Sois ainsi » comme ton père, coexiste avec : « Ne sois pas
ainsi (comme ton père) ». Enoncé discordant, véritable entité kafkaïenne, qui
illustre l’insensé de la loi, témoignage éloquent de « la scission du système
symbolique »10. L’ambiguïté réside dans le fait que le père est à la fois modèle de
jouissance et interdicteur de cette même jouissance (à lui seul réservée).11
La position de Freud qui se contente de dire que le surmoi est l’héritier du
complexe d’Œdipe12, n’est pas tenable longtemps dès qu’on est sensible à la
discordance de l’idéal et du surmoi. En effet, une place est déjà réservée à
d’autres facteurs : facteurs internes et pulsionnels. D’ailleurs, l’allusion à Kant13
avec la mention de l’impératif catégorique, laisse apparaître sous la forme d’une
contrainte inconditionnelle, un élément extérieur aux contingences de
l’éducation familiale.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Lacan J., op. cit., p. 220.
11. Freud S., Le Moi et le Ça, op. cit., p. 203.
12. Ibid., p. 205.
13. Ibid., p. 204.

Sommaire 61
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi

Le caractère contraignant du surmoi fait donc encore problème quant à sa


source. Les seuls motifs psychologiques ne sauraient rendre compte des
grandes sublimations historiques de l’humanité. Sur ce point Freud considère
que le reproche fait à la psychanalyse de ne pas s’intéresser « à ce qu’il y a
d’élevé, de moral, de supra personnel dans l’homme », n’est pas justifié.14 En
effet, c’est grâce au surmoi que la psychanalyse peut se défendre de l’accusation
de pansexualisme et de la réduction de la conscience à une superstructure
libidinale. D’une certaine manière, le surmoi, sorte de police interne, agent de la
culture et de la civilisation, est présenté comme le gardien de l’ordre établi. Freud
ici, sauve le père et la famille patriarcale pour donner consistance à la
psychanalyse, mais il ne dit pas un mot des affinités du surmoi avec la pulsion
de mort qui seront explicitées dans Malaise dans la civilisation.
Ici coexistent deux concepts du surmoi, dont l’un glisse vers l’idéal du moi,
appelons-le le surmoi culturel ; et par ailleurs, un surmoi nettement articulé
sur la pulsion, et notamment le sadisme. Cette ambigüité persiste dans les trois
dernières pages. Le modèle paternel de l’idéal du moi a des origines religieuses,
mais par ailleurs, Freud cite longuement Totem et tabou,15 pour articuler passion
pour le père et meurtre du père. Sur ce point, on peut situer le versant pulsionnel
du surmoi dans la part de jouissance qui nourrit l’identification au père de la
horde, à savoir les origines cannibaliques de l’introjection. Lacan en déduira le
trait de gourmandise du surmoi. Il ajoutera que c’est en incorporant le père qu’on
devient très méchant envers nous-mêmes pour la raison que nous avons, à ce
père, « beaucoup de reproches à lui faire »16. Dans L’éthique, Lacan tiendra à
distinguer le père œdipien du père comme origine du surmoi. Le père mythique,
rival et castrateur, s’efface au déclin de l’Œdipe, et c’est le père imaginaire qui
en prend le relai, et qui est la véritable origine du surmoi. Lacan prend le modèle
du deuil : le sujet fait le deuil d’un père qui serait vraiment quelqu’un, un père
consistant et substantiel, image providentielle de dieu. Que découvre l’enfant de
cinq ans ? Ce père imaginaire n’existe pas, ou est désidéalisé, et le reproche lui
est fait de l’avoir « lui le gosse, si mal foutu »17. Comme sur le modèle de la
mélancolie, les auto-reproches sont des reproches adressés à ce père
imaginaire.18 Ce n’est donc pas dans le réel que la férocité du surmoi trouve sa
source ni sa continuité.
D’ailleurs chez Freud, le surmoi n’est pas uniquement constitué des
caractéristiques du père symbolique ; c’est un résidu des premiers choix d’objets
du ça. Cette double origine rend compte des « énoncés discordants » comme
des impératifs contradictoires qu’il énonce.

14. Ibid., p. 205.


15. Ibid., p. 207.
16. Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 354.
17. Ibid., p. 355.
18. Ibid.

Sommaire 62
Le surmoi, énoncé discordant – Serge Cottet

Freud tient surtout à souligner dans ce chapitre, les origines paternelles du


surmoi, instance interdictrice pour sauver la civilisation et dédouaner la
psychanalyse de l’accusation de pansexualisme. On ne peut réduire l’inconscient
aux pulsions. Comme agent de la culture et de la civilisation, le surmoi assure
la continuité d’une transmission des générations. Il est la source de la moralité
en tant qu’il intériorise la voix des parents à la fois admirée et crainte.
Tant que Freud ne distingue pas avec précision idéal du moi et surmoi, ce
dernier bénéficie des traits de l’idéal du moi comme foyer des sentiments
sociaux, et même, foyer des religions : « Ce qu’il y a de plus élevé » dans l’âme
humaine19. En revanche, lorsque Freud utilise le concept d’introjection, il prend
pour cadre Totem et tabou où la référence à l’oralité et à la voracité du père de la
horde consacre les origines cannibaliques du surmoi.
Dans la disparition du complexe d’Œdipe20, Freud distingue bien le surmoi de
l’idéal du moi ; ce dernier ouvre la voie à la sublimation, tandis que le surmoi
résulte d’un procès qui est « plus qu’un refoulement »21, et qui ne peut donc
engendrer que des symptômes : férocité et sadisme qui seront dégagés plus
tard avec, pour base clinique, la névrose obsessionnelle et la mélancolie.
Il est donc difficile de déduire cette formation d’une « passion pour le père »22.
Il est tout autant une formation réactionnelle contre le ça, c’est-à-dire toutes les
passions que la période œdipienne a provoquées.
A l’instar de Freud, qui inscrira dans les années 1930, l’énergie du surmoi
dans la pulsion, et notamment la pulsion de mort, Lacan désarrimera le surmoi
du Nom-du-Père. Ce ne sera plus l’instance interdictrice qui domine mais au
contraire, l’impératif de jouissance : « Rien ne force personne à jouir, sauf le
surmoi ».23

19. Freud S., Le Moi et le Ça, op. cit., p. 205.


20. Freud S., La vie sexuelle, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1975, p.120.
21. Freud S., Le Moi et le Ça, op. cit., p. 205.
22. Ibid., p. 206.
23. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.10.

Sommaire 63
Manger sans grossir
Benoît Delarue

« Je suis une grande gourmande », dit Angela, adolescente âgée de 16 ans
qui souffre d’anorexie mentale et que j’ai suivie en Centre Médico-Psychologique
pendant trois ans. Cette phrase résonne évidemment avec ce que dit Lacan de
l’anorexique qui mange rien1. Dans le Séminaire IV2, prenant appui sur la clinique
de l’enfant, il signale ainsi que le refus de s’alimenter ne se fait pas
fondamentalement au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, mais
au niveau de l’objet qui apparaît sous le signe du rien. C’est en annulant l’objet
en tant que symbolique, dit-il, que se renverse la relation de dépendance à l’Autre
en se nourrissant de rien.

Mais Lacan précise également, dans le Séminaire V, que toute demande


même la plus primitive est au fond demande d’amour et que « Le premier
rapport de dépendance est menacé par la perte d’amour et non pas simplement
par la privation des soins maternels »3. C’est dans le refus de s’alimenter que le
sujet crée cette béance entre besoin et demande d’amour et c’est par là qu’il
trouvera le témoignage exigé par lui de l’amour de son partenaire. Dans le cas
d’Angela, cela se fait au prix d’un surmoi féroce – surmoi où règne, dit Freud,
« une pure culture de la pulsion de mort » qui « réussit assez souvent à mener
le moi à la mort »4.

1. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1998, p. 184.
2. Ibid, p. 187.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 499.
4. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 268.

Sommaire 64
Manger sans grossir – Benoît Delarue

Un sujet sous contrainte

« Je viens sous la contrainte », lance Angela lorsque je la rencontre. Elle sort
alors de trois mois d’hospitalisation en pédiatrie et pèse vingt-neuf kilos, c’est-
à-dire quatre kilos de plus qu’à son entrée à l’hôpital. Le risque vital étant
engagé, elle avait dû rester alitée pendant un mois pour éviter l’infarctus. Elle a
donc été suivie de près durant tout ce temps  ; elle continue à l’être en
ambulatoire – quand elle n’est pas hospitalisée à nouveau – et elle perçoit nos
rendez-vous d’emblée comme une charge supplémentaire. La manœuvre est
délicate : elle me prévient qu’elle est heureuse comme cela, que son poids lui
convient. « De toute façon, je mange normalement, dit-elle, mais je ne grossis
pas. Même les médecins ne comprennent pas pourquoi. Alors si je dois passer
mon temps à parler encore de l’anorexie, ce n’est pas la peine que je revienne. »
Il aura fallu un certain temps et certaines manœuvres, notamment des séances
de courte durée, le fait de parler de tout à fait autre chose – et parfois même
d’éviter volontairement le sujet de l’anorexie lorsqu’elle l’amenait, en larmes –
pour qu’une demande se formalise : « Il faut bien que j’en parle, sinon à quoi ça
sert ? Il y a quand même bien un problème ! »

Angela explique être « tombée dans l’anorexie » : elle souhaitait seulement


être maigre, puis l’amaigrissement massif est venu d’un coup sans qu’elle s’en
aperçoive, en quelques mois, avec une perte de poids de plus de vingt kilos. Selon
Angela, cet amaigrissement tient au fait qu’elle n’a pas d’amis, et ce depuis le
début de sa puberté. Elle avait alors une poitrine importante, ce qui lui valait les
moqueries des autres qui la surnommaient « la fille aux cotons » : « J’étais
harcelée par eux, dit-elle, et je suis d’ailleurs harcelée depuis la maternelle. Les
amis ne sont pas sincères et trahissent ». Pour sortir de la solitude et stopper
le harcèlement, elle eût donc pour « projet », au début du lycée, de maigrir pour
être plus belle, mieux acceptée et aimée. Ce désamour des autres est mis par
Angela sur le compte des excellentes notes qu’elle a toujours obtenues : « De
quoi ne pas être aimée par les autres ! » Depuis le début de l’anorexie et la prise
en charge en hôpital, sa scolarité est arrêtée.

Dans le repérage diagnostique, je me suis notamment appuyé sur le


harcèlement qu’elle dit avoir subi depuis la maternelle. La persécution dont elle
est l’objet semble à situer au champ du regard. Le déclenchement de l’anorexie
est en rapport direct avec les remarques de ses camarades sur ses seins. Nous
pourrions dire qu’elle frappe ici l’objet oral d’un interdit, mais il s’agit plutôt d’une
volonté de mise en acte dans le réel d’une séparation. C’est une volonté de
jouissance dans le réel, indice d’un «  surmoi réalisé  »5, selon l’expression

5. Zénoni A., « Volonté de jouissance et responsabilité du sujet », in La volonté de l’Autre, Quarto n° 73,
mars 2001, CD-ROM, édition numérisée des numéros de Quarto.

Sommaire 65
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi

d’Alfredo Zenoni. La « fille aux cotons » doit disparaître. Les remarques de ses
camarades font de ses seins des objets hors-corps dont elle ne sait que faire.
Cela les fait exister sans le secours d’un discours établi et elle ne peut pas
répliquer en faisant usage de l’organe qu’est le langage. Elle répond par le
passage à l’acte et nous pourrions dire qu’en ce sens, son anorexie est le surmoi
réalisé.

Le déclenchement de son anorexie s’articule aussi dans le lien à ses parents,


dont l’attention est centrée sur le frère aîné d’Angela, schizophrène suivi
également au CMP : « Mon frère avait le monopole de leur amour, dit-elle. » Ses
parents, en effet, ont mis un certain temps à réagir puisqu’ils ont attendu
l’extrême limite pour s’inquiéter de leur fille. Et même, il a fallu l’insistance des
services sociaux pour leur signaler l’urgence. Il faut ajouter à cela que la famille
d’Angela vit dans la précarité. La mère ne travaille pas, car elle est atteinte d’un
cancer très grave de la peau ; le père travaille en usine et il est aussi suivi en
psychiatrie : « Ma famille a toujours été retirée de la société, dit-elle, ma mère
a essayé de nous protéger mon frère et moi du déficit mental de notre père ».
Celui-ci a fait une méningite grave étant enfant et son retard mental conduit
Angela à se soucier de lui en expliquant la moindre chose, ce qui l’épuise. Elle
mentionne par ailleurs l’appétence de son père pour la « bonne charcuterie. »
et la présence d’un « buffet campagnard », installé en permanence au centre
du salon. Angela veut changer cela et nourrir sa famille avec des repas
équilibrés, tout en se privant.

Une créatrice indépendante

Devant la quasi impossibilité à ce qu’elle engage quelque chose de son


énonciation lors des séances, il a fallu que j’utilise des biais en lui proposant,
devant sa « contrainte » à venir, que nos rencontres soient l’occasion de faire de
cette contrainte un lieu où elle pouvait dire ses points d’intérêt dans la vie.
J’insisterai également sur le fait que cette contrainte n’est pas dans le suivi mais
dans ce qu’elle s’impose à elle-même. « Mais c’est plus fort que moi, précise
Angela, j’ai voulu être maigre pour ne plus être invisible et c’est devenu
impossible de faire autrement. Je ne peux m’empêcher de mesurer toutes les
calories et même lorsque je m’impose de ne pas le faire, je sais parfaitement
qu’à telle nourriture correspond tant de calories… Je dois le faire mais ça me
coupe des autres et vous ne me dîtes pas comment faire. »

Parler de son anorexie nous conduit vite à l’impasse : elle se voit « anormale »
et me reproche de ne pas la guérir, tout en insistant sur la nécessité de maintenir
son anorexie en l’état, c’est-à-dire à vingt-neuf kilos, poids qui lui permet de ne

Sommaire 66
Manger sans grossir – Benoît Delarue

pas être hospitalisée. Reproche m’est fait aussi lorsque je ne parviens pas à la
maintenir à ce poids et que l’hospitalisation s’avère indispensable.

Je peux apaiser les choses quand d’une part, je lui dis que la question de
l’hospitalisation est du ressort des médecins qui prennent leurs décisions sur des
indicateurs et des mesures précises, qui ne trompent pas. D’autre part, je m’appuie
sur son dire : « J’ai maigri pour ne plus être invisible », et la questionne pour savoir
si elle a trouvé d’autres moyens pour y parvenir. Étonnée de l’importance que
j’accorde à cela, Angela signale que même si ça ne va pas m’intéresser, elle
fabrique des menus objets qui restent dans sa chambre à la maison ; elle crée
également ses propres habits et se prend en photo dans le miroir.

C’est un point à partir duquel les choses peuvent s’ouvrir et un transfert peut
s’établir. Les séances prennent une tonalité joyeuse. À chacune de nos
rencontres, je joue de signifiants qui ont trait au regard. Les séances se centrent
sur ses créations qu’elle amène à ma demande : petits bijoux, maisons en carton
pâte, calendriers de l’avent. Ses inventions sont inépuisables et elle cherche
désormais comment les montrer. Ses parents y portent un intérêt, d’autant plus
qu’elle les leur offre et qu’en échange ils lui donnent soit un peu d’argent soit des
moments passés en sa présence. Angela se consacre parallèlement à la création
culinaire et mobilise ses parents qui la félicitent des petits plats qu’elle leur
mitonne trois fois par jour. Cela lui permet de manger un peu de nouveau et de
faire passer le buffet campagnard aux oubliettes.

De création en création, Angela se nomme désormais comme étant une


« créatrice indépendante » et fait valoir sa nouvelle position auprès des autres, par
exemple lorsqu’elle est hospitalisée et qu’elle offre des cadeaux aux soignants.

Un appareillage inédit de la jouissance

Sa demande de normalité met cependant le suivi en balance régulièrement,


d’autant qu’une reprise de poids s’engage et que s’ouvre la perspective de
reprendre ses études dans un lieu adapté. Or les procédés qu’elle invente sont
en décalage, voire clairement incompatibles avec les intérêts des jeunes de son
âge. Angela veut cependant se mettre à l’épreuve en se confrontant aux autres,
ce qu’elle souhaite faire lors de la « Journée défense et citoyenneté » de l’Armée.
Devant ma réticence à ce qu’elle y aille, Angela fait part d’une méthode mise au
point depuis l’instauration des trois repas par jour à la maison et qui lui permet
de manger : prendre en photo les plats qu’elle prépare. Elle propose alors
d’appeler l’Armée et de leur demander une autorisation spéciale pour prendre
les plats en photo, ce qu’elle obtient.

Sommaire 67
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi

Angela ne m’avait pas parlé de ce procédé de peur que je la prenne pour une
folle : « Je ne vous l’avais pas dit, avoue-t-elle, parce que j’en avais honte. Ce
n’est quand même pas banal ! » Ce montage pulsionnel, alliant l’objet oral et
l’objet regard, explique à la fois sa reprise de poids et le lien de nouveau possible
avec les autres. Il a différentes fonctions  : au départ, il consistait à
« immortaliser » les plats préparés par elle. Puis elle a opéré un classement
dans son ordinateur en confectionnant des centaines de menus. Ce n’est pas
que de la nourriture, ce sont de « véritables créations culinaires ».

Elle se balade aussi avec son MP4 où elle a accès aux photos qu’elle regarde
régulièrement, sans qu’elle sache pourquoi. Cela l’apaise et permet deux choses :
voir l’évolution de sa maladie, ce qu’elle mangeait avant et maintenant, et « vaincre
sa timidité » en demandant à prendre des plats en photo, comme lors de la journée
d’appel de l’Armée. C’est essentiel pour elle, sinon elle ne peut manger. Enfin, ce
procédé a permis à Angela de réorganiser la famille autour de ses créations
culinaires. Elle est même parvenue à emmener ses parents en vacances à Lyon,
« pays de la gastronomie », d’où elle revient non sans un certain triomphe.

Les séances consistent à montrer les photos des plats réalisés au quotidien,
démarche que je freine à plusieurs reprises, car elle peut prendre le pas sur les
autres créations qu’elle réalise. Je lui indique aussi que son invention est une
démarche privée qui la regarde, car Angela commence à reprendre ses études
à mi-temps dans un lieu adapté, et le regard des autres est toujours susceptible
de remettre en cause cette invention qui reste précaire.

Ainsi, de nouveaux problèmes se présentent. D’une part, comment faire


auprès des autres avec ce qui n’est pas banal chez elle ? D’autre part, elle a
atteint le poids limite qu’elle s’était fixé si elle devait regrossir un jour (41kg). Elle
veut savoir pourquoi elle a peur de grossir, tout en ne voulant pas se priver. Il
s’agit de s’appuyer sur cette formule étrange : manger sans grossir – impératif
qu’elle peut désormais formuler.

Là où le recours à un discours établi fait défaut, Angela appareille la


jouissance avec d’autres outils : l’appareil photo, l’ordinateur et le MP4. Elle peut
manger à nouveau parce que cet appareillage permet provisoirement une
mortification de la jouissance6. Il semble en tout cas qu’avec l’appui sur le
transfert et les différentes hospitalisations, il a permis le passage d’un surmoi
réalisé à un surmoi plus tempéré.

6. Le terme de « mortification de la jouissance » est emprunté à l’article de Jacques-Alain Miller dans


la revue de la Cause Freudienne n° 43, Les paradigmes de la jouissance, Paris, Seuil, 1999, p. 21.

Sommaire 68
REBONDS

Un noyau aveugle
Adriana Campos

À partir de ce qui a été dit et discuté lors de la soirée dédiée au concept du


«  surmoi  », différents pistes de travail sont venues enrichir ma recherche
doctorale centrée sur ce sujet. Dans ce court texte, j’aborderai succinctement
deux d’entre elles qui ne sont advenues que lors de cet échange.

Le surmoi, de l’innovation à l’oubli

Lors de son exposé, Serge Cottet a souligné que le surmoi est le signifiant
nouveau du texte « Le Moi et le Ça », qui y fait sa première apparition dans le
corpus théorique de la psychanalyse. Ce signifiant, qui manque au titre du texte,
n’est rien de moins que sa véritable innovation.

Le fait qu’il s’agisse d’un texte clef pour les fondements théoriques de ce
qui s’est développé sous le nom d’egopsychology a aussi été évoqué. Cette
dérivation de la théorie de Freud a négligé des aspects centraux de ce qu’il
a pu développer concernant  le moi : son caractère foncièrement aliéné,
divisé, dépendant et habité par des contradictions. En ce qui concerne le
surmoi, il serait constitué par la somme des identifications aux objets perdus
de la libido.

Jacques-Alain Miller, dans une conférence à Buenos Aires, publiée sous le


titre « Clínica del superyó » (Clinique du surmoi), a souligné que le surmoi, qui
avait été bien accueilli par d’importants psychanalystes, contemporains de
Freud, a été effacé, élidé par l’egopsychology. Il parle notamment de Hartmann,

Sommaire 69
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi

qui dans sa reformulation de la théorie freudienne, a effacé l’instance psychique


du surmoi tel que Freud l’avait conçue.1

Un oubli qui n’est probablement pas anodin. Dans cette sorte de


domestication de la psychanalyse accueillie aux États-Unis, l’instance psychique
du surmoi est passée sous silence. Il y avait peut-être des bonnes raisons pour
cet oubli. En effet, Freud a mis en évidence que ce qu’il y a de « supérieur » dans
l’être humain a ses origines dans le plus primitif de l’histoire du sujet et que le
surmoi a un caractère foncièrement paradoxal2. Cette perspective s’avérait
incompatible avec une psychologie « du moi » au service de son renforcement,
qui serait elle-même conciliable avec l’esprit du self made man, un homme fait
de lui-même.

Nous pouvons faire l’hypothèse que la mise en lumière du concept du surmoi


et de ses incidences au niveau du sujet et de la civilisation, a d’importantes
conséquences politiques et éthiques : le noyau aveugle qui assujettit les sujets
au discours du maître et du capitalisme y serait pointé du doigt. Le fait de ne pas
reculer face à cette découverte est l’un des aspects inapprivoisables de la
psychanalyse.

Les origines du surmoi : en-deçà et au-delà de l’Œdipe, le père

Dans cette première introduction du concept du surmoi au sein du corpus


théorique de la psychanalyse, Freud émet déjà l’hypothèse qu’il n’abandonnera
pas : le surmoi serait l’un des effets du Complexe d’Œdipe et une identification
au père serait au cœur de cette instance dont d’autres identifications prendront
le relais par la suite.

Cette thèse de Freud sera mise en question par certains postfreudiens.


Mélanie Klein a parlé d’un surmoi précoce dont les racines seraient à retrouver
dans les phases préœdipiennes de l’histoire du sujet et dans le rapport à la mère3.
La question d’un supposé surmoi maternel, encore plus féroce, plus exigeant,
plus cruel, a été motif de débats et réflexions par certains des disciples de Freud.

Une citation de Lacan évoquée par Serge Cottet, extraite du Séminaire VII sur
L’éthique de la psychanalyse, apporte un éclaircissement sur ce point : le surmoi
ne serait ni préœdipien ni effet de l’Œdipe. Il s’agirait, certes, d’une identification
au père, mais pas au père jouisseur de Totem et Tabou ni au père symbolique de

1. Cf. Miller J.-A., « Clínica del superyó », Recorrido de Lacan, Buenos Aires, Editions Manantial, 2011.
2. Cf. Freud S., « Le Moi et le Ça », Paris, PUF, 1995.
3. Cf. Klein M., La psychanalyse d’enfants, Paris, PUF, 1982.

Sommaire 70
Un noyau aveugle – Adriana Campos

la fin de l’Œdipe. L’identification en jeu dans le surmoi serait celle au père


imaginaire. Lacan dit que le surmoi n’est pas l’intériorisation des reproches qui
nous ont été faits, mais c’est un reproche que nous adressons au père
imaginaire, privateur, reproche de nous avoir si mal foutus 4. Le père imaginaire
nous aurait privés d’être, de substance. « [S]i nous incorporons le père pour être
si méchants avec nous-mêmes, c’est peut-être que nous avons, à ce père,
beaucoup de reproches à lui faire. »5

Après la discussion, la question suivante s’est posée pour moi : l’hypothèse


selon laquelle c’est l’identification au père qui gît dans le surmoi, est-elle tenue
par Lacan au fil de son enseignement ?

Lors de ses trois premiers séminaires, Lacan n’a pas parlé du surmoi en
relation au mythe freudien de l’Œdipe, sinon en relation au langage, à la Loi : un
énoncé discordant, la Loi et sa destruction, une scission dans le rapport du sujet
à la loi, une loi sans dialectique.

Dans son Séminaire V, Lacan parle aussi de la loi de la mère, qu’il qualifie
comme « une loi incontrôlée », dépendante du bon ou mauvais vouloir de la
mère, assujettie à son caprice6. Cette loi maternelle, capricieuse, est-elle la loi
du surmoi ? La thèse d’un surmoi maternel que certains postfreudiens avaient
proposée, coïncide-t-elle avec la loi maternelle telle que Lacan en parle à ce
moment ?

Déjà dans son Séminaire II, Lacan dit du surmoi : « C’est le discours de mon
père par exemple, en tant que mon père a fait des fautes que je suis absolument
condamné à reproduire »7. Plus tard, dans son séminaire V il dit que « c’est au
niveau du père que commence à se constituer tout ce qui sera dans la suite
surmoi »8.

Ainsi, en prenant les références de ces premiers séminaires de Lacan, il y a,


certes, une mise en évidence du rapport du surmoi à la loi, mais la loi dont il est
question n’est pas une loi capricieuse, mais une loi sans dialectique. En ce qui
concerne le surmoi, Lacan ne parle pas de la mère mais du père et du rapport
du sujet au symbolique. Ce n’est peut-être pas un hasard que, lors de ses
premiers séminaires, pour aborder cette question, Lacan parle d’un patient qui

4. Cf. Lacan J., Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 355.
5. Ibid., p. 354.
6. Cf. Lacan J., Le séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 188.
7. Lacan J., Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Paris, Seuil, 1978, p. 112.
8. Lacan J., Le séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 194.

Sommaire 71
Lire Freud, avec Lacan - Le surmoi

payait à son insu la peine à laquelle son père aurait dû être condamné selon la
Loi Coranique, à savoir, avoir sa main coupée9 ; et du cas présenté par Rosine
Lefort d’un enfant qui entre dans le langage par le biais d’un signifiant, « loup »10.

Par la suite, lorsque Lacan avancera dans son enseignement, il mettra le


surmoi à l’épreuve des outils conceptuels inédits : l’objet petit a, en faisant du
surmoi l’une de ses occurrences sous les espèces de la voix ; et plus tard la
jouissance, en faisant du surmoi son impératif. Que reste-t-il de l’identification
au père à qui on aurait des reproches à faire ? Il s’agit d’une des questions qui
orientera la suite de ma recherche.

9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 221.
10. Ibid., leçon VIII.

Sommaire 72
LA PULSION
ÉCLAIRAGES
REBONDS

Sommaire
ÉCLAIRAGES

Les pulsions et le ça
Philippe De Georges

Le tournant de la doctrine freudienne esquissé avec « Le Moi et le Ça » est


repris tout au long de l’enseignement de Lacan. L’embarras de celui-ci avec le
ça redouble son embarras avec la pulsion elle-même.

Contexte

L’introduction de l’essai de 1923 éclaire son contexte et ses enjeux. Freud a


pris la mesure de ce que sa conception globale de l’appareil psychique doit être
modifiée pour tirer les conséquences de la mutation qui s’est opérée en 1920 au
sein de sa théorie des pulsions. L’introduction de la pulsion de mort impose ce
qu’il appelle sa deuxième topique1. Freud évoque les anciens analystes qui ont
rompu sur ce point et se fixe une orientation méthodologique : prendre moins
appui sur la biologie qu’il ne l’a fait dans « Au-delà du principe de plaisir » et
plus sur l’expérience analytique elle-même. Il s’agira donc, dit-il, plus d’une
synthèse que d’une spéculation.

Pour comprendre la refonte à laquelle il procède, nous devons faire retour sur
la question des pulsions avant ce tournant des années vingt. Cette notion a
toujours été présente chez Freud. Elle accompagne sa réflexion chaque fois qu’il
s’agit de ce qui ne relève pas directement du champ de la parole et du langage,
des perceptions et de leur représentation, dans le comportement humain. Elle
concerne d’emblée ce qui pousse l’homme et ce qui s’impose à lui, par opposition

1. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 219.

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Les pulsions et le ça – Philippe De Georges

à ce qu’il élabore ou projette consciemment. C’est ce qu’il formule en définissant


cette force comme une excitation, provenant de l’intérieur de l’organisme et non
du monde extérieur2.

Freud utilise parfois des métaphores hautes en couleur et bien faites, car
elles font images, pour rendre compréhensible le rapport des pulsions et du ça
avec les niveaux plus « élevés » de la vie psychique. On sait combien lui a été
reprochée, par Binswanger notamment, la réduction de l’âme au jeu et aux
processus pulsionnels. Il entend donc reconnaître la place éminente de la vie
spirituelle et des plus hautes productions de l’humanité  : civilisation, arts,
culture, science et religion, sans oublier semblants sociaux, morale et rapports
humanisés…

Mais il ne cède jamais sur l’idée que tout ce champ n’évolue pas pour son
propre compte, comme en apesanteur, déconnecté de l’Achéron et des
puissances d’en bas, du sexe et de la mort. L’une de ses métaphores nous
rappelle que «  [l]e trône de la souveraine est supporté par des esclaves
enchaînés »3. La grandeur de celle-ci vient de cette force vive asservie. L’homme
le plus noble, porteur des valeurs les plus sublimes et auteur des œuvres les
plus spirituelles, puise son énergie dans ce réservoir sauvage dont la violence est
au mieux domptée et dirigée par lui.

Dans l’essai que nous étudions aujourd’hui, l’image est celle du cavalier et de
son cheval : le mouvement des deux n’est possible que parce que le cavalier
oriente la bête et dirige ses pas. Mais dans le rapport du cavalier qu’est le moi
et de la monture qu’est la pulsion acéphale, le moi peut tout au plus prendre à
son compte et assumer le trajet de celle-ci : il est agi. Si le cavalier réfrène la
force du cheval au moyen de sa force propre et de sa volonté, le moi ne tire sa
force que de celle du ça. Le cavalier conduit sa bête. Le moi transpose en action
la volonté du ça. Il fait comme si c’était la sienne propre.

Substrat

Indépendamment des objets auxquels elle se lie, cette poussée se


caractérise par sa constance, le fait qu’il soit impossible au sujet de la fuir et
impossible de ne pas la satisfaire. Seule la satisfaction peut y répondre. La
motricité et l’action, le corps et la vie s’y trouvent immédiatement attachés. Elle

2.Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 13.
3. Freud S., «  Résistances à la psychanalyse  », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985,
p. 130.

Sommaire 75
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

s’impose ainsi comme ce qui est au joint du psychique et du somatique. D’où la


pente qui ne quittera jamais Freud d’en admettre l’ancrage dans les besoins
vitaux sur lesquels elle s’étaye et d’en supposer une composante biologique.

Cette veine initiale où affleure sa formation scientiste et neurologique le


conduit à identifier dans une logique toute darwinienne deux composantes
pulsionnelles. Elles reprennent les deux motifs chers aux anthropologues
évolutionnistes, soit la nécessité de préserver la vie de l’individu et celle de
reproduire la vie de l’espèce. D’où le dualisme initial, au service de la vie, entre
pulsions d’autoconservation et pulsions dites sexuelles. C’est dans cette
conception positive et vitaliste que le tournant de 1920 a introduit une mutation
radicale et bouleversante.

Freud en est venu à admettre qu’une force aussi irrépressible et exigeante


existe, dont la visée n’est pas la complexification du vivant et des organismes, pas
plus que la liaison des éléments épars et la construction, mais au contraire le
retour à l’état inanimé. La mort et la destruction prennent alors place au titre de
motifs obscurs, dans le sillage des passions. La guerre et le suicide de l’Europe
sont passés par là, comme on sait  ; mais aussi la clinique des névroses
obsessionnelles, avec la force de la composante sadique et de la contrainte de
répétition, la clinique de la mélancolie avec l’autosacrifice du moi et surtout sans
doute la réaction thérapeutique négative4. Dans l’essai sur « Le Moi et le Ça »,
cette dernière est un des arguments majeurs, provenant de l’expérience des
cures, qui témoigne pour ce qui va contre le principe de plaisir, « la raison et le
bon sens » que représente le moi et l’élaboration par la parole : la résistance au
changement et au mieux-être suggéré par l’interprétation vaut argument pour
l’existence d’une force implacable et muette à l’œuvre dans le psychisme.

Un inconscient autre

Le remaniement topique de 1923 tire donc les conséquences de ce


changement de logique : l’opposition entre conscient et inconscient ne suffit plus
à modéliser la dialectique des forces en présence ; le jeu des pulsions n’est pas
conscient. Il relève nécessairement de l’inconscient, alors qu’il n’est en rien le
produit du processus de refoulement. Or tel était jusque-là le principe de la
division structurelle établie dans la première topique : l’inconscient résultait du
refoulement d’un matériel qui relevait au départ des perceptions. Les
perceptions avaient donné lieu à des représentations censurées et refoulées,
susceptibles de revenir à la conscience du fait de l’interprétation analytique : la
levée du refoulement était le principal ressort de la cure. Or le matériel

4. Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, op. cit., p. 41-115.

Sommaire 76
Les pulsions et le ça – Philippe De Georges

pulsionnel tel que Freud le pense alors ne relève ni des perceptions ni du monde
extérieur. Leur caractère inconscient ne procède pas d’une censure qui chasse
ce qui a déjà été admis à la conscience. Cet inconscient pulsionnel n’a pas
rapport avec une formulation au moyen de représentations de mot. Il est la
manifestation d’une puissance archaïque, primordiale et interne.

Voilà ce que permet à Freud de reprendre à son compte la notion de ça


développée par Groddeck  : il y a bien quelque chose en réserve dans le
psychisme qui s’impose au sujet et que celui-ci subit passivement. Il ne règne
pas sur elle et il en pâtit. Freud note au passage non sans raison que Groddeck
tient cette notion de ça de Nietzsche, ce qui d’ailleurs est aussi vrai de la notion
de pulsion qui chemine dans le discours depuis Schopenhauer. Ce ça, Freud en
fait un réservoir pulsionnel « inconscient et inconnu », sur lequel les autres
instances psychiques ne font que se greffer et se développer par différenciation,
spécialisation et transformation. Le moi s’édifie en surface du ça, au contact du
monde extérieur et dans les échanges avec celui-ci. Il se stratifie au fil des
perceptions, des apports du système perception-conscience, au joint de ce qui
est vécu et ressenti.

Notons que la biologie, dont Freud dit s’éloigner ici, n’est jamais loin
cependant. Et ce, de deux façons. La première tient dans cette remarque que la
division du moi et du ça concerne aussi sans doute des êtres vivants plus
rudimentaires que l’homme. N’est-ce pas déjà la voie qui avait conduit dans
« Au-delà du principe de plaisir » à chercher l’origine de la pulsion de mort dans
l’aspiration des organismes monocellulaires au retour à l’inanimé ? Entropie et
Thanatos ne sont au fond qu’une seule et même chose, qui dans la vie préfère
la mort. La deuxième façon de réintroduire le biologique concerne le lien fait
entre l’individu et la mémoire de l’espèce, l’ontogénèse et la phylogenèse.

Remarque

Il faut noter (car on ne peut pas raisonner sur la pulsion sans penser au
surmoi) que dans cet essai, Freud met bien en évidence l’existence d’un surmoi
primitif. Avant que cette instance s’organise autour de ce qui résultera de la
liquidation de l’Œdipe par introjection de la figure du père selon la loi, avant que
le surmoi ne devienne l’héritier intérieur de la loi assumée, l’instance se
constitue précocement par différenciation du moi. Il s’agit alors d’une
identification première de l’individu au père de sa préhistoire personnelle. Cette
identification est, dit-il, « directe et immédiate », primaire et antérieure à tout
investissement d’objet. On ne peut qu’être frappé par la note en bas de page où
l’auteur rectifie en quelque sorte sa pensée. On en est d’autant plus frappé que

Sommaire 77
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

cette note est généralement omise dans la doxa et que ses conséquences sont
du coup refoulées : Freud signale en effet qu’il serait peut-être plus juste de
parler d’identification «  aux parents  ». Ce processus survient en effet à un
moment où le manque de pénis chez la mère et la différence des sexes ne sont
pas perçus et intégrés et où la distinction entre père et mère ne peut pas avoir
de valeur.

On peut comprendre sans effort que ce qui lui fait privilégier cependant la
figure du père, c’est le rôle ultérieur qu’il donne à celui-ci dans la structuration
post-œdipienne du surmoi. Mais c’est aussi sans doute parce que le « père de
la préhistoire personnelle » est du même bois, si je puis dire, que le père de la
horde primitive qu’il évoque aussitôt. Car c’est Totem et Tabou qui est convoqué
ici, faisant de l’Urvater la préfiguration du père surmoïque au titre où le
totémisme serait, dans la préhistoire de l’humanité, l’origine collective du surmoi
individuel. La biologie fait donc ici retour, suscitée par la force du mythe,
l’hérédité biologique étant le support de la transmission de ce qui s’est joué dans
ce moment d’érection de la loi. Les pères depuis la nuit des temps véhiculent au
profit du petit d’homme «  l’essence supérieure de l’homme  », religion,
spiritualité, conscience morale et sociale.

L’embarras de Lacan

Le mouvement dialectique de la pensée de Lacan fait qu’il ne cesse de revenir


tant sur la révolution de 1920 concernant les pulsions que sur la deuxième
topique. Dès son premier séminaire sur le moi, son effort vise à débarrasser la
doctrine analytique des dérives qui ont pu résulter de la réception du moi et du
ça. Il vise l’Ego-psychology, mais aussi les dérives biologisantes qu’ont pu susciter
Löwenstein et Marie Bonaparte. Dans l’essai de 1923, le moi n’est pas paré de
toutes les fonctions d’harmonie et de synthèse que monteront en épingle les
anglo-saxons. Mais la libido disponible et désexualisée ouvre la voie pour ceux
qui ne demanderont qu’à s’y engouffrer. Quant au ça, il apparaît essentiellement
opaque, comme le notera Lacan. Armand Zaloszyc a noté ici que cette opacité est
sans doute celle de la jouissance elle-même.

On peut admettre que la deuxième topique a embarrassé Lacan. Il faudra du


temps sans doute pour que Lacan puisse voir dans le ça une forme anticipée de
l’inconscient réel, sans Autre. Ce qui retient l’attention d’abord est en effet une
sorte de magma primordial, de chaos énergétique originaire, sorte de tohu-bohu
qui tient du cytoplasme cellulaire, de la biologie imaginaire et de la phylogénèse.
La réserve des pulsions ontifiée dans l’instance du ça a du mal à passer et le
premier mathème que Lacan donnera de la pulsion, (S/ <>D), témoigne au moins

Sommaire 78
Les pulsions et le ça – Philippe De Georges

d’une tentative d’arracher celle-ci aux profondeurs somato-biologiques et d’y


réintroduire à la fois le sujet et l’Autre, par le biais de sa demande. La définir plus
tard comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »5 sera une autre façon,
déjà plus proche de l’inconscient réel de son dernier enseignement, de la
repenser au joint de l’Autre et de la chair. Comme à chaque fois, c’est le caractère
approximatif et l’insuffisance du montage freudien qui poussent Lacan à une
élaboration nouvelle. La place qu’il donnera aux pulsions à partir des Séminaires
X et XI (que Freud indique comme celle d’un concept fondamental) l’amènera à
repenser le ça comme lieu de la pulsion. Mais dans « Le Moi et le Ça », c’est
bien la pulsion de mort qui joue un rôle essentiel. C’est elle en effet qui a
contraint Freud à redessiner le plan du psychisme et à concevoir autrement sa
géographie.

Acéphale et muette

Ainsi est-il frappant de l’entendre, dans les dernières lignes de l’essai, faire
du ça le champ d’affrontement d’Eros et Thanatos. Et dans cette lutte, Freud
formule ce qu’il ne présente que comme une hypothèse qu’il fait mine de
reprendre aussitôt, soit que les pulsions de mort, puissantes, imposent aux
autres leur domination muette. C’est bien la voie que suivra Lacan, prenant au
mot cette remarque et la dégageant des précautions oratoires ou des réticences
de Freud à en tirer les conséquences. Lacan fera en effet de ce mutisme le fait
du ça entier lui-même, toutes pulsions confondues. C’est que pour lui alors, Eros
et Thanatos ne seront plus des forces antagonistes au sein d’un dualisme
indépassable. La pulsion de mort finira par apparaître comme l’os et l’essence
de la pulsion, acéphale et muette.

L’inconscient de la première topique, c’est celui qui est structuré comme un


langage et engendré par le refoulement. C’est celui qui suppose un régime de la
cure régie par la levée du refoulement et le déchiffrage de la part signifiante du
symptôme. C’est l’inconscient transindividuel, l’inconscient de l’Autre, constitué
dans l’échange avec lui et dans le champ de la parole et du langage. La deuxième
topique, dont le principe est le ça, relève d’une structure qui n’est rien d’autre que
celle de la jouissance et du rapport que le sujet entretient avec elle. Après le
cours «  L’Être et l’Un  » de Jacques-Alain Miller, on peut dire que c’est
l’inconscient qui procède de l’Un. Relire « Le Moi et le Ça » nous fait redécouvrir
avec autant de bonheur que de fraîcheur tout ce qui est là, en attente d’être lu
par Lacan et éclairé par lui. N’est-ce pas le cas par exemple de l’accent mis sur
le premier niveau du surmoi ? On est frappé de voir Freud décrire celui-ci comme
une voix, porteuse d’une parole impérative. Quant au discours que tient la voix,
5. Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

Sommaire 79
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

préfiguration de la pulsion invocante, du surmoi comme nom d’une des cinq


formes de l’objet petit a, Freud nous dit que c’est un « Tu dois », avant d’être un
« Tu ne dois pas ». En 1923, le surmoi est donc pousse-au-jouir et à l’identification,
avant d’être instance interdictrice.

C’est donc bien au ça de 1923 que Lacan fera ainsi retour, traduisant par le
mot jouissance l’ensemble des avatars pulsionnels régis par le plaisir aussi bien
que par son envers, œuvrant à la vie comme à la mort. Car le ça de 1923
préfigure l’inconscient réel de son dernier enseignement, par opposition à ce
qu’il qualifie alors d’inconscient transférentiel qui est celui de la première
topique, celui que constitue le refoulement et que l’interprétation déchiffre. Il y
a ainsi une continuité entre ce que Freud essayait de prendre en considération
alors – soit la résistance au traitement, le jeu des défenses et de ce qu’il appelait
résistance, la dimension du caractère et de l’ininterprétable – et ce que Lacan
aborde à nouveau frais au terme de son parcours. C’est ce que Jacques-Alain
Miller met en valeur à partir du moment où il parle de «  l’interprétation à
l’envers » puis de « déranger la défense »6.

Pour conclure

Ne nous méprenons pas sur ce que je dis ici : ce que Lacan qualifie sur le tard
d’inconscient réel n’est pas réductible au ça de 1923. La mise en perspective que
je propose doit se garder de tout anachronisme : plus d’un tiers de siècle sépare
les deux notions, et tout l’enseignement de Lacan se déploie dans ce laps ! Or,
pour une part notable, cet enseignement a consisté à traiter les apories de la
pulsion et du ça.

Si nous prenons pour repère ce que Jacques-Alain Miller déduit de


l’inconscient réel de ce dernier Lacan, sa matrice n’est pas l’Un autiste et
archaïque à quoi se réduit le ça en 1923. L’Un dont parle Jacques-Alain Miller est
celui de la première rencontre avec la jouissance, qui fait trace et appelle
réitération. Cette marque d’un évènement premier est donc déjà connexion (ou
en tout cas rencontre) entre le sujet et sa jouissance. Si nous voulons trouver
dans les signifiants de Lacan la traduction de ce que Freud entend par ça, il
convient sans doute d’en appeler à l’expression suivante : « L’être préalable est
un être de jouissance ». Ce qui appelle en complément que « le signifiant est
appareil de jouissance ».7

6. Cf. Miller J.-A., « l’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, février 1996 & « L’orientation
lacanienne. Le réel dans l’expérience analytique », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 novembre 1998, inédit.
7. Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 21.

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Un traitement de l’objet a pour une
prise de parole
Myriam Perrin

Jacques-Alain Miller qualifie de « Nouvelle alliance avec la pulsion »1 ce


rapport inédit auquel l’analyse peut prétendre amener chaque analysant. Pour
le sujet névrosé, l’expérience analytique peut conduire, en termes freudiens, au
dévoilement de sa pulsion dans sa particularité radicale. S’offre alors un rapport
nouveau à la pulsion, qui ne serait plus de méconnaissance. Ainsi peut s’entrevoir
un réel aux limites du signifiant. Par contre, ce que la clinique de la psychose
nous enseigne, c’est qu’il n’est pas si aisé d’accéder à cette éthique nouvelle
« qui consiste à brider la pulsion, à juguler la jouissance »2, quand la forme du
sacrifice est au fondement même de la façon d’être au monde du sujet, sacrifice
au Dieu obscur que l’Autre jouisseur figure, ce qui confère au sujet une place
d’objet déchet, sans possibilité d’interchangeabilité des objets pulsionnels, ni
d’un nouage pulsion de vie et pulsion de mort dans un fantasme fondamental.

Quel dessein s’assigne l’analyse quand justement le fantasme n’est pas la


voie d’accès de cette connexion entre le sujet et la pulsion ? Le sujet peut-il
vraiment découvrir ce qu’il a été pour l’Autre, car c’est bien ce que l’analyse
traque à travers le « Che vuoi » du sujet névrosé, comme le rappelle dans son
livre La pulsion et ses avatars Philippe de Georges : « que me veut-il ? Et le désir
de l’Autre apparaît ici fondamental puisque sans lui ce serait pur déchet, et que
par lui ce déchet prend valeur agalmatique »3. Ce que M. L. va nous enseigner,

1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans
le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 février 1992, inédit.
2. De Georges P., La pulsion et ses avatars, Paris, Editions Michèle, 2010, p. 79.
3. Ibid., p. 166.

Sommaire 81
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

c’est justement ce point très précis où l’objet ne prend pas valeur agalmatique.
C’est justement ce qu’il fut et est pour l’Autre qui va s’avérer in-interrogeable.
Quelle mutation vise l’analyse alors ? Quelle nouvelle alliance, selon la formule
millerienne, pour la direction de la cure ? C’est ce que nous nous proposons
d’interroger à travers cette situation clinique, avec pour axes :
- d’une part, ce qui déjà apparaît chez Freud sous le nom de la Chose, das
Ding dans l’Esquisse, ce moment dans l’enseignement freudien où il nomme,
cerne l’être de déchet que le sujet est pour l’Autre – à ceci près que, pour notre
patient, la clinique de la psychose orientera notre lecture ;
- d’autre part, « l’éternel retour du même » noté par Freud, répétition qui fait
de la pulsion de mort l’essence même de la pulsion ; ce que Lacan nommera
jouissance pour faire part de ce retour du même et de l’ancrage du sujet dans le
réel ;
- ce, afin d’ouvrir à la question d’une direction de cure où l’enjeu majeur de
l’analyse est bien la modification du mode de jouissance du sujet, mais où la
pulsion de mort à l’œuvre conditionne toute l’élucubration au ras du symptôme
du sujet : un traitement de l’objet a pour une prise de parole.

Monsieur L. 

En janvier 2012, M. L. demande un rendez-vous «  pour problèmes de


couple ». Il vient sur l’indication du médecin psychiatre qui l’a reçu aux services
d’urgences psychiatriques où le sujet est allé se réfugier quelques jours avant
Noël, car il était « submergé par ses émotions », « je n’en pouvais plus » dit-il.
Il roulait en moto et « n’ayant pas envie de donner un coup de volant, dit-il, je suis
allé aux urgences ». Il avait bien téléphoné auparavant à quelques psys, mais
« personne n’a répondu ». La moto, il l’a achetée trois ans auparavant, après
que sa femme lui ait annoncé qu’elle voulait le quitter ; sa première moto, il s’en
était séparé car sa femme pensait que c’était trop dangereux et irresponsable
quand on a des enfants.
Aux urgences, s’il a eu des médicaments pour calmer son angoisse, d’emblée
M. L. indique, avec une certaine insistance, combien parler, parler longuement
avec le médecin et l’infirmière à l’hôpital lui a fait beaucoup de bien.

Un évènement

Il a eu la certitude que sa femme le trompait. Elle avait dit aller au cinéma et


« elle est revenue avec un sac qu’elle a déposé là, en vue, avec un peignoir, des
draps et des huiles de massages ». M. L. dit avoir été pris dans tout son corps.
Lorsque je le reçois, l’angoisse majeure est toujours très présente. Il est très

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Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin

affecté. Il présente un certain nombre de troubles du côté du corps : palpitations,


tremblements, il a des difficultés à respirer, ne dort plus, ne mange plus. Du
côté de la pensée, il se plaint de ruminations, il ne cesse de penser. « Ça tourne
en rond. Ça ne peut plus durer. Je tourne en rond. Je veux plus tourner en rond. »
La veille de son appel, il a emmené ses enfants à la patinoire, il tournait
autour de la piste et il ne cessait d’y penser. Il s’est mis à patiner à contre-sens,
« c’était même dangereux, dit-il, alors je l’ai pas fait longtemps, mais j’en ai
marre de tourner en rond. C’est plus possible, ça m’obsède  ». Il fait des
cauchemars, dit-il au départ, pour préciser, à ma demande, qu’il est plutôt
réveillé en sursaut et en sueur par le réel auquel il a affaire, réel qui le submerge,
qui a fait effraction. Rien ne semble pouvoir tempérer ce qui lui arrive. Le sujet
s’effondre. « C’est insupportable. Il faut que ça cesse. » Reprenant son signifiant,
je lui indiquerai qu’il a bien fait de venir m’en parler, qu’un insupportable a
émergé et qu’il s’agit de se protéger. Je le recevrai d’emblée deux fois par
semaine. J’insisterai également pour qu’il prenne rendez-vous avec un
psychiatre pour son traitement, médicaments dont il n’use pas, mais qu’il garde
dans sa poche. Il prendra bien rendez-vous, mais le diagnostic psychiatrique de
« dépression » l’accablera encore davantage.

Désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie

Ce qui semble laisser perplexe M. L. est la manière dont sa femme et lui en


sont arrivés là et, aussi, sa difficulté à poursuivre son travail. En effet,
d’importants troubles de l’attention apparaissent et M. L. témoigne de son
impossibilité à se concentrer, là où auparavant, il semblait le faire avec aisance,
rigueur et avec une grande capacité de travail. M. L. perd le goût d’aller au travail,
doit faire de gros efforts pour s’y rendre et pour exercer son métier. Les troubles
de l’appétit et du sommeil sont de plus en plus massifs et associés à des pensées
qui tournent en rond (automatisme mental). Si nous ne pouvons parler d’un
moment de rupture, il est certain que les choses se dégradent petit à petit. Pas
de déclenchement franc, mais des symptômes en glissade. Le sujet fait état d’un
moment «  débranchement  », accompagné de sentiments de vulnérabilité.
Quelque chose de ce qui tenait le sujet dans sa vie s’infléchit, se courbe,
entrainant un mal-être profond. Les entretiens préliminaires consisteront à
saisir quelle place tenait sa femme pour ce sujet. Quelle identification sociale
lui assurait une place dans le monde ? Ce qui va apparaître est effectivement un
effondrement de son identification au moment où il découvre ne plus être
« l’homme de sa femme ». S’effrite alors ce qui orientait sa vie depuis toujours :
être l’homme de sa vie, être une famille nombreuse et unie. Sa femme constituait
un véritable étayage imaginaire, elle qui lui donnait une place unique, comme
celle que lui avait donnée sa mère : celle de « fédérer l’ensemble pour que chacun

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Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

s’y retrouve ». La particularité du cas et la difficulté dans la conduite de la cure


est le revers de cet étayage vital : en effet M. L. se fait l’objet de jouissance de
l’Autre, objet déchet de celles qui l’étayent, celui qui « finira comme un rat
mort dans la Vilaine », lui dira sa femme.

Quelqu’un à qui parler

La rencontre avec sa femme : il était là, elle était perdue dans une université
qu’elle ne connaissait pas. Il n’a pas su tout de suite que c’était elle, « mais elle,
elle l’a su ». Elle avait des avis sur tout. Elle était cultivée. M. L. pense qu’ils
avaient le même projet de vie : avoir une relation sérieuse et une grande famille
« pour que ses enfants soient heureux comme lui avait été heureux enfant ». Sa
femme, elle le rassure. Il est perdu sans elle. Par exemple, il est incapable
d’acheter quelque chose qui n’est pas sur la liste des courses.
Depuis trois ans, elle dit qu’elle veut divorcer. Il ne comprend pas pourquoi.
Elle dit qu’elle ne se sent pas écoutée, pas comprise, «  que je ne fais pas
attention, que je suis là sans être là… On ne m’a pas dit comment faire. Personne
ne m’a dit qu’il fallait faire ça. » Il fera d’ailleurs état d’un moment de vacillation
lors de la période de leur mariage où il est en demande d’un code, d’un guide,
et se préoccupe peu des couleurs des fleurs et autres décorations. Mais là, sa
future femme ne lui répond pas : « on ne nous préparait pas », « on ne nous
disait pas comment faire pour ne pas se planter ».
M. L. s’est « déjà senti aussi mal », lors d’une séparation très difficile d’avec
une jeune femme. « Elle m’avait mis le grappin dessus », formule tout à fait
adéquate pour dire combien c’est l’Autre qui le choisit. Elle disait qu’il était
« l’homme de sa vie », c’est ce qui le faisait être auprès d’elle, mais précise-t-il,
ils avaient peu d’échanges. Il ne peut élaborer vraiment sur ce qui s’est passé,
mais décrit les mêmes symptômes au moment de leur séparation  : il ne
mangeait plus, ne dormait plus, ne travaillait plus, avait arrêté ses études.
Pourtant M. L. précise que c’est lui qui prit la décision de la séparation : « c’était
insupportable, j’ai choisi la vie  ». La scansion sur ce point aura un effet
d’apaisement et de soulagement, et augurera la décision de demander le divorce
d’avec sa femme, mais le sujet ne fera pas le lien avec son histoire familiale
racontée préalablement.

À la place d’un mort

Si M. L. décrit une enfance idyllique, avec des parents aimants et des frères
et sœurs formidables, il précise que petit, il ne savait jamais dire s’il était le
septième ou le huitième de la fratrie. Il ne savait pas où était sa place. C’est parce

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Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin

que le frère aîné était mort, que ses parents décidèrent d’avoir cet enfant : « à la
place du mort, ils ont choisi la vie », dit-il en larmes. Sans être capable de déplier
cela, il fera allusion à plusieurs reprises aux commentaires/reproches de sa
femme à l’endroit de sa mère à lui, parlant de non-dits, de douleurs, laissant
supposer, au contraire du tableau qu’il peint, une mère déprimée et des conflits
entre les parents autour de ce dont on ne parle pas, le frère mort.
Il y a trois ans également, son père décède d’un cancer et M. L. est convaincu
qu’il a choisi de mourir dans ses bras, pour boucler le cycle de la mort et de la
vie.
On apprend aussi que s’il reprend ses études après sa première rupture,
c’est en suivant le modèle d’une de ses sœurs, qui lui aurait dit un jour « je l’ai
fait, tu peux le faire… » « Alors je l’ai fait », commente-t-il.

Aujourd’hui, cet homme d’une quarantaine d’années, présentant fort bien,


intelligent, s’exprimant très agréablement et très précisément, gagne très bien
sa vie et subvient aisément aux besoins de sa grande famille. Ils ont eu six
enfants dont deux adoptés. En effet, après des examens médicaux, monsieur
est déclaré stérile. Pourtant, aussitôt après avoir reçu le papier les déclarant en
capacité d’adopter, « d’être parents » dit-il, elle tomba enceinte. Il partit avec sa
sœur chercher le nourrisson dans un pays de l’Est, alors que sa femme, enceinte
de huit mois, attendait donc le leur. Dès lors, avec ces deux enfants en bas âge,
M. L. dit qu’ils en avaient un chacun.

À la place de l’objet de jouissance de l’Autre

M. L. évoque à plusieurs reprises des scènes de violences conjugales où il est


insulté, où les objets volent, où il est poussé ou pourrait recevoir des coups,
jusqu’au jour où il arrive en séances, pouvant à peine marcher, et surtout ne
pouvant plus s’asseoir, le coup reçu aux parties génitales l’handicapant et le
faisant souffrir grandement. Je l’enverrai immédiatement se faire soigner. Six
jours d’incapacité de travail sont prescrits mais il ne portera pas plainte4.
L’orientation du traitement prendra dès lors l’axe suivant : comment se protéger.
Et ce au plus près des scènes de la vie quotidienne. Il pourra dire alors ce à quoi
il est soumis, depuis des années, sans pour autant que cela ne fasse question au
départ, sans s’en plaindre. Des «  Protégez-vous  » déclinés sous plusieurs
formes scanderont plusieurs séances. Il dira alors ce à quoi il a consenti, certes
dans ce choix forcé de structure, où il maintient son Autre à cette place d’Autre
jouisseur car cet Autre, c’est bien le sujet lui-même qui l’a interprété comme

4. Quelques années auparavant, pour des faits similaires, il avait déposé « une main courante » et
« non pas plainte », précise-t-il lorsqu’il en parle tout dernièrement, mais n’en voyait pas vraiment
l’utilité ; ce qu’il en retient, c’est sa femme ricanant qu’il avait l’air fin devant les hommes policiers.

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Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

tel ; c’est ce qui peut, et c’est là le drame, le conduire à sa perte. C’est justement
là, à cette place d’objet, cause du désir de l’Autre, que le fantasme, voile et
habillage de la pulsion, n’est pas venu cadrer la corrélation du sujet à la
jouissance, et qu’il est resté le pur objet des femmes de sa vie.
Par exemple, cela fait trois ans que dans leur très grande maison bourgeoise,
il vit dans un placard, sans fenêtre. « Il n’y avait plus de chambre… », dit-il. Il
s’est donc installé là, quand elle a dit vouloir le quitter.
Cela fait donc des années qu’il n’a aucune vie sexuelle, et s’il dit qu’il ne s’y
attendait pas, il ne s’en plaint pas non plus, sauf pour leur nuit de noces, où déjà
là, elle n’avait pas voulu. Le lendemain, face aux blagues des copains suggérant
simplement une nuit de noces ordinairement sexualisée, pourrait-on dire, il
s’était senti très mal. Puis, un an après leur mariage, ils achetèrent des lits
jumeaux car il l’empêchait de dormir, disait-elle. Enfin, dès l’arrivée du premier
enfant, pour l’allaitement, il fut délogé de la chambre conjugale.
Il m’apprendra que sur les premiers plans de leur toute nouvelle maison, sa
femme avait fait dessiner à l’architecte un mur en béton qui séparait la maison
en deux, seul un escalier reliant les deux parties pour la circulation des enfants.
C’est par un « c’est délirant » joyeux que je scandai la rencontre. Avec l’appui
des séances, il s’opposa à un tel projet.

Prendre la parole

M. L. va se servir de l’analyste, en s’appuyant sur mes intonations, ou mes


surprises, ou mes appels au bon sens, et même parfois des scansions beaucoup
plus fermes comme vous n’êtes pas obligez de la croire, pour relativiser
progressivement les paroles de sa femme, surtout celles lui imputant toute la
responsabilité de leur échec de couple, les paroles humiliantes, les demandes
exubérantes, jusqu’à ce que je puisse formuler un : « Mais qu’est-ce que vous en
pensez, vous ? » La manœuvre était délicate car seule devait nous orienter sa
position de jouissance à réfréner, sans jamais prendre une place d’Idéal, ni forcer
le trait du côté de cette figure féminine ravageante au risque qu’elle ne devînt
figure persécutrice… D’ailleurs, les scènes de pleurs relatées me permirent de
souligner son mal-être et je m’inquiétai à plusieurs reprises de savoir si elle
était suivie. La rencontre avec l’amant fut également à temporiser. En élucubrant
au ras de son symptôme, M. L. prit petit à petit la mesure de l’insupportable de
la situation. Il prit la parole pour dire stop aux humiliations, surtout celles devant
les enfants. Conseillé par un avocat, il demanda également le divorce.
Seulement, depuis, elle ne veut plus divorcer. Elle veut la nouvelle maison à
50/50, veut les vacances en Europe du Sud l’été, les vacances au ski l’hiver, mais
à chaque fois exigeant un appartement séparé. L’expérience désastreuse de l’été
lui permit, avec mon soutien, de refuser le ski et d’envisager une semaine de

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Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin

vacances seul avec ses enfants. De même, lors du déménagement dans la


nouvelle maison, il s’installa « dans la chambre parentale comme écrit sur le
plan ». Elle dut prendre l’une des six autres chambres, délogeant ainsi l’un des
enfants.
Désormais, ils s’organisent comme « des gens séparés » dit-il, tout en vivant
dans la même maison. M. L. a modifié son emploi du temps afin d’assurer
certains temps avec ses enfants et s’occuper d’eux en veillant à ce que « chacun
s’y retrouve ». Cependant, il peut dire alors qu’il pense à la manière dont elle
ferait, ou ce qu’elle dirait en le voyant faire, etc. « J’ai du mal à m’en défaire. » Et
effectivement, les remarques et les humiliations restent quotidiennes et sans
cesse à tempérer. Sa façon de faire avec ses enfants et l’argent sont au cœur
des disputes. Pour les enfants, elle souligne sans cesse son désaccord, son
incompétence ou ses mauvais choix. Quant à l’argent, la perte de revenus de
l’année passée impose ses conséquences comptables ces derniers mois, et elle
dépense beaucoup plus d’argent qu’il n’en a. Mais il ne peut lui refuser les
chèques qu’elle exige, surfant dangereusement entre deux gros découverts du
compte joint et du compte professionnel. Dernièrement, elle demande, pour le
quitter, qu’il lui achète une autre demeure, un «  T8  », alors qu’il n’en a
aucunement les moyens. C’est donc « un nul », « un raté », « c’est la honte ».
Extrêmement touché par ses paroles, il trouvera une formule pour mettre les
choses un peu à distance : « elle veut le beurre et l’argent du beurre mais pas le
crémier. C’est délirant » conclut-il en souriant.

Il maintient donc, non sans mal, sa demande de séparation et sa femme va


progressivement y consentir. Une médiation vers la séparation est entamée. Il
prépare et reprend chacune des rencontres mensuelles en séances. Puis, au fil
du temps, prépare l’ordre du jour qu’il pourra proposer. Le sujet, bâillonné de
structure, s’appuie sur ses séances pour faire entendre sa parole, et pour
formuler une pensée, une pensée singulière serait beaucoup dire, mais en tout
cas une pensée distincte de celle d’un Autre jouisseur, une pensée construite à
partir de valeurs que nous déplions sur la famille, sur ce qui peut constituer son
ordonnancement de ses idées dans et sur la vie.

Du côté du travail, il a retrouvé depuis plusieurs mois son goût, son assiduité,
sa concentration et sa compétence ; il dit être efficace, d’ailleurs il travaille plus
sur le même temps qu’avant ; plus encore, « je n’hésite pas à aller de l’avant, dit-
il, à faire des choses plus difficiles, plus complexes, et de fait qui rapportent plus
d’argent ». Cependant, il paye aujourd’hui les conséquences de son manque à
gagner d’il y a un an. C’est son tracas actuel.

Dernièrement, il précise encore davantage les choses. Revenant de vacances,


il dit avoir hésité à demander à ses enfants de ne pas dire à leur mère ce qu’ils

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Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

avaient fait, puis y avoir renoncé. Interrogé sur ce qu’il craignait qu’ils disent, il
affirme : « ce n’est pas ce qu’ils vont dire mais l’usage qu’elle peut en faire qui
me préoccupe ». À partir de ce moment, il déplie le fonctionnement de sa femme
et les stratégies à mettre en place pour s’en protéger.

La direction de la cure répond donc à une demande de soutien vital, il s’agit


d’incarner quelqu’un à qui parler pour pouvoir s’orienter, sans toutefois être
dans un rapport spéculaire. Les séances lui auront permis de se protéger, puis
de trouver les mots. Sans quoi il est sans ressource face à sa femme.

Cependant, le sujet n’aperçoit pas sa position de jouissance  : se faire


malmener par l’Autre. À la suite d’une scansion sans ambages : « vous n’allez
tout de même pas tendre le bâton pour vous faire battre  », une séance de
contrôle me permettra d’interroger sa visée et de saisir que cela est vain… Il ne
peut pas s’en apercevoir. Ce sera toujours à recommencer car tout est fondé là-
dessus. Dès lors, la direction de la cure visera à repérer avec le sujet ce qu’il
peut dire ou faire qui déchaine sa femme. Quand il touche à son identification de
bonne mère par de simples remarques, elle devient folle. C’est ce qui,
récemment, l’a poussée à accélérer alors que M. L. venait de se mettre devant
le véhicule pour l’empêcher de partir. Il s’est retrouvé sur le capot, s’accrochant
pour ne pas chuter sous les roues. S’il eut peur pour sa vie, c’est surtout le
regard et le sourire moqueurs et vengeurs de sa femme qui lui firent apercevoir
quelque chose de nouveau, quelque chose de l’Autre malveillant auquel il a
affaire. « C’est délirant » ponctuera-t-il. Les humiliations qui suivirent les jours
d’après ne firent que confirmer l’impulsion d’un nouvel axe de travail : comment
en prendre acte, et comment ne pas répondre.
En effet, une toute nouvelle ouverture s’est opérée à partir de cette scène
tragique et pathétique de la voiture. A-t-il perçu quelque chose de l’Autre auquel
il a affaire et qu’il s’est constitué ? En tout cas, il perçoit désormais que certains
actes ou paroles de sa part convoquent cet Autre que sa femme incarne ; là, il
se met en danger. Dès lors, un savoir nouveau sur ce qui peut le mettre en
danger se déplie, lui permettant de mettre en place des stratégies pour s’en
défendre5. Mais sa position fondamentale d’objet déchet est de structure in-
interrogeable me semble-t-il ; ce qui sans doute ne veut pas dire qu’une
modification de sa position de jouissance ne puisse a minima s’obtenir. Mais
foncièrement il est et restera objet déchet de l’Autre.

5. Ne dévoiler sa pensée qu’en présence du médiateur qui temporise les réactions de sa femme ;
entrevoir qu’il n’est pas question de dialogue entre eux, mais que sa femme ne peut consentir qu’au
monologue sous peine d’exploser ; s’appuyer sur ses valeurs à lui pour envisager son avenir ; avoir
une logique comptable pour répondre aux exigences financières de sa femme qui dit toujours : c’est
pour les enfants, pour la pension alimentaire, pour ce qu’il lui doit, dit-elle ; etc.

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Un traitement de l’objet a pour une prise de parole – Myriam Perrin

Philippe de Georges pose l’hypothèse dans son ouvrage que la jouissance


est foncièrement masochiste, je crois que ce cas clinique l’illustre pleinement.
La particularité du cas, est que précisément nous avons là les coordonnées
même de son existence. La cure ne peut donc viser à ce qu’il cède là-dessus,
mais sans doute qu’il ne tende pas le bâton pour se faire battre. Le fait qu’il
construise une parole le permet aussi.

L’enseignement lacanien sur l’au-delà, pourrions-nous dire, du concept


freudien de pulsion de mort, à savoir le réel comme impossible, le trauma de la
jouissance et l’objet a, oriente la direction de cette cure, pour une nouvelle
alliance avec la pulsion. Cette alliance vise en effet le traitement de l’objet a, à
savoir une temporisation de la position d’objet déchet de M. L. pour une prise de
parole du sujet bien sûr, mais aussi, sans doute, pour une certaine subjectivation,
à savoir que le sujet consente à une certaine perte de jouissance.

Sommaire 89
REBONDS

Quelques questions sur le destin


des pulsions
Rémi Lestien

Après avoir remis en question le terme même d’inconscient (mais non sa


réalité) et étendu l’obscurité de la notion d’inconscient à celle du moi, Freud
interroge son concept de pulsion, obligé qu’il est d’y intégrer la pulsion de mort.

Les relations dynamiques ne sont plus liées au refoulement, mais au destin


des pulsions. Freud manie les notions de libido, d’énergie, de répétition (étant
alors un principe vital s’enracinant dans la physiologie) au plus près du champ
biologique. Comment concilier cette théorisation et la dynamique des
représentants de mot  ? La pulsion de mort reste-t-elle enracinée dans le
biologique comme instinct ou peut-on la maintenir comme nécessité de langage ?

Pour interroger le dualisme pulsions de vie/pulsions de mort, Freud


superpose de façon homologue celui des passions de l’être : amour et haine.
Avec la notion d’énergie déplaçable il aurait pu alors abandonner ce dualisme.
Quel intérêt a-t-il à s’y accrocher ?

Le mutisme de la pulsion de mort explique la férocité du surmoi et


l’ignorance dans laquelle se trouve le moi. Quelles en sont alors pour Freud, les
conséquences sur la conduite de la cure ?

Le concept de pulsion se distingue mal de celui de libido. Freud est obligé de


revenir sur le narcissisme qu’il avait introduit en 1914. Pour concilier pulsion de
mort et narcissisme, il doit réintroduire la boussole du principe de plaisir pour le ça.
Cette conception du ça oblige-t-elle Freud à repenser son inconscient ? Comment
rendre compte en même temps du refoulement et de ces pulsions irrépressibles ?

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L’acte analytique et la pulsion
Bertrand Lahutte

Le texte de Philippe de Georges nous éclaire quant aux conséquences de


l’introduction de la pulsion de mort dans la théorie freudienne, puis chez ses
successeurs. Qu’en est-il un siècle plus tard ? Nous serions conduits à envisager
cette question à la lumière du cynisme contemporain, qui fait la loi « par la sainte
alliance du discours de la science et du discours capitaliste » et produit « une
apologie de la jouissance autiste de chacun avec les gadgets qui lui tiennent lieu
de plus-de-jouir », pour citer l’auteur1. S’agit-il pour autant d’un destin moderne
de la pulsion ?
Indéniablement, les sujets contemporains se présentent de moins en moins
en mettant en question leur détermination signifiante ; ils viennent davantage
parler de leurs embrouilles avec leur jouissance. Ceci doit nous amener à
réfléchir comment travailler cette dimension qui n’est pas-toute de parole.
Freud a longtemps soutenu que l’inconscient était refoulé ; il finit par en
découvrir un autre, le Ça, qui ne se réduit pas au refoulement. Les différentes
reprises de cette question par Lacan n’ont cessé de tenter d’introduire le langage
et le sujet. In fine, il devient nécessaire d’admettre qu’il y a de l’impossible à dire
et du sans sujet. Nous en trouvons la trace à travers les efforts de Lacan, pour
logifier la pulsion ou tenter d’en donner la formule. C’est un long parcours qui
démontre que la critique qui lui est opposée – d’être « logo-centré » –, à défaut
d’être erronée, n’en laisse pas moins la place pour une autre élaboration. Cela
va l’amener progressivement à considérer que l’acte analytique ne porte pas tant
sur le dévoilement, que sur le rapport avec la pulsion.

1. De Georges P., Éthique et pulsion, Éd. Payot, Lausanne, 2003, p. 174.

Sommaire 91
Lire Freud, avec Lacan - La pulsion

Le cas de Myriam Perrin nous en propose une illustration saisissante. Il


exemplifie notamment la situation d’un sujet aux prises avec la jouissance,
jouissance « foncièrement autiste ». Il nous est ici donné de saisir la pulsion de
mort comme os de la jouissance, dans sa forme la plus dénudée. Ce patient,
monsieur L., subit quelque chose ; il est agi sans que cela ne soit problématisé.
Ici, point d’appareillage symbolique venant habiller ce qui se présente bien en
évidence. C’est la position masochiste qui interpelle de prime abord.
Manifestement, il ne s’agit pas d’un aménagement pervers, mais du reflet d’une
position : celle d’objet de la jouissance de l’Autre. Monsieur L. y est soumis, n’a
pas son mot à dire, et initialement pas de mot pour dire ce qui se joue pour lui…
Le moment de vacillement qui nous est présenté, révèle le débranchement
patent chez monsieur L. Dans son cas, nous ne retrouvons pas les embarras
avec la pulsion qui l’auraient contraint à trouver une autre alliance avec celle-ci,
mais résolument un défaut radical du nœud. En l’absence même de
déclenchement caractérisé, la forclusion est lisible, déjà dans l’anamnèse,
lorsqu’il lui est difficile de trouver sa place, voire de se compter dans la fratrie.
Mais cet état de fait historique connaît une actualité : celle de devoir composer
avec un grand Autre auquel il se sacrifie. Quand bien même la persécution n’est
pas explicitement citée, monsieur L. est rattrapé par celle-ci.
Le travail avec l’analyste lui permet de trouver les moyens de temporiser la
position d’objet déchet, de réfréner cette position de jouissance. C’est ainsi que
le fait de « préparer l’ordre du jour » apparaît comme une petite trouvaille. La
confrontation à l’énigme du désir de l’Autre le rend éminemment perplexe. Face
à cette énigme non symbolisable, traiter quelque peu ce qu’il pourrait s’autoriser
à dire a pour effet d’amoindrir la persécution.
Une scansion lui a permis de percevoir ce qu’il avait trouvé avec sa première
femme : la force des moyens de la séparation. « C’était insupportable, j’ai choisi
la vie », commente-t-il. Voilà ce qui est à soutenir, quand bien même il n’entend
pas la résonnance avec son histoire familiale. Partant de sa demande initiale,
celle de faire cesser quelque chose d’insupportable – un des noms du réel –, il
a choisi la vie.
La direction de la cure, loin d’une approche psychothérapeutique et
compréhensive qui miserait sur la guidance ou sur une signification à donner, ne
s’oriente ici que du repérage de la position de jouissance.

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maquette et mise en page
atelier Patrix

dépôt légal: septembre 2014

Sommaire

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