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Alice Massat
FREUD LACAN WITTGENSTEIN
« Vous voyez ce que je veux dire »

La plupart des écrits de Wittgenstein revèle un grand attachement au visible,


à l’image, à ce qui se montre. De là, ces textes nous renvoient à la dimension
lacanienne de l’Imaginaire, c’est-à-dire au registre du sens, constamment remis
en jeu et en question par Wittgenstein. Il se trouve qu’avec les Recherches
Philosophiques1, les Remarques sur les couleurs2, ou avec le Tractatus3, à la
lecture de leurs paragraphes successifs et numérotés, j’ai été frappée par un
drôle d’effet, ou plutôt par un effet drôle, auquel je ne m’attendais pas du tout.
Etant donné que Wittgenstein se montre aussi attentif aux effets
physiologiques, apparents, visibles, des mots et de leurs significations sur les
organismes humains et sur les visages, alors s’il m’est arrivé d’être prise de
rires sonores ou de ricanements à la lecture de certains paragraphes, j’ai
décidé d’en tenir compte et de considérer plus sérieusement mes réactions. Je
dois reconnaître aussi, et d’abord, que ces effets drôles m’ont intriguée.
J’ai alors essayé de tester quelques-uns de mes proches, avec une sélection
de citations, et pas sans une certaine inquiétude, c’est vrai, à l’idée que ça ne
les fasse rire… Et c’est ce qui est arrivé. Ils m’ont dit : « Oui, je peux
comprendre que ça puisse amuser, le côté absurde, le non-sens etc… oui
d’accord, je vois… » mais personne n’a ri.
Il est vrai que j’aurais pu mettre en place un dispositif dans la succession des
citations, qui m’aurait permis de partager plus facilement ma réaction, pour les
faire rire aussi, dans la mesure où je sais que ces textes n'ont pas été écrits
dans l'intention de faire rire un public, et que ce n’est sûrement cette qualité qui
entretient leur réputation, ça se saurait.
J’aurais pu aussi chercher à justifier point par point mes réactions, ce rire,
avancer qu’il est lié à la succession des Recherches Philosophiques, montrer
qu'il y a une progression dramatique — pour ne pas dire humoristique — dans
leur deroulé. Mais aussi dans le Tractatus, même sil paraîtrait plus difficile d'en
rire a priori. Et j’aurais pu alors pointer les points communs et les différences au

1
Wittgenstein, L., Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E.
Rigal, Paris, Gallimard, 2005
2
Wittgenstein, L., Remarques sur les couleurs, trad. Gérard Granel, Paris, TER bilingue, 1997
3
Wittgenstein, L., Tractatus-logico-philosophicus, trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1961

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niveau humoristique dans le Tractatus, dans les Recherches Philosophiques,
les Remarques sur les couleurs… Et plus généralement revenir à ces questions
fondamentales sur l’humour, sur ce qui nous fait rire, reprendre le Witz de
Freud, et puis les développements qu’en fait Lacan dans son séminaire sur Les
Formations de l’inconscient.
Et puis en les lisant j’aurais pu aussi leur donner un ton comique. On sait
qu’il y a des spécialistes qui peuvent faire rire en récitant l’annuaire par
exemple… Sauf que, au bout du compte, je me suis aperçue que la question de
savoir si ces énoncés ne font rire que moi, ou s’ils sont sérieusement drôles,
s’ils peuvent l’être de manière unanime, eh bien la question n’est pas là.

Je vais tout de même vous lire quelques-unes de ces remarques, choisies de


manière arbitraire, sans chercher à vous inciter à rire avec moi. Je garderai un
ton neutre, juste pour vous donner une idée plus précise de ce dont il s’agit,
avant d’essayer d’aller un peu plus loin. Et même si vos avis le sujet
m’intéressent : le fait de savoir si ces phrases vous font rire ou pas, vous me
permettrez de ne pas en tenir compte, car je me focaliserai ensuite sur une
autre question.

—Paragraphe 297 des Recherches philosophiques :


« Evidemment, quand l’eau bout dans la marmite, la vapeur s’échappe de la
marmite, et de même l’image de la vapeur s’échappe de l’image de la marmite.
Mais qu’en serait-il si l’on voulait dire qu’il faut aussi que quelque chose soit en
train de bouillir dans l’image de la marmite ? »

—Paragraphe 250 des Recherches philosophiques :


« Pourquoi un chien ne peut il simuler la douleur ? Est-il trop sincère ? »

—Paragraphe 60 des Recherches philosophiques :


« Lorsque je dis « Mon balai est dans le coin » s’agit-il d’un énoncé qui porte
sur le manche et la brosse ? »

—Paragraphe 364 des Recherches philosophiques :


« Une feuille de papier blanc ou apparaissent des traits noirs est-elle
semblable à un corps humain ? »

—Paragraphe 47 des Recherches philosophiques :

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Par l’expression « blablabla », puis-je vouloir dire « S’il ne pleut pas je sortirai
me promener » ?

—Paragraphe 8 des Recherches sur les couleurs :


On se sert souvent pour y voir clair de verres de lunettes teintées, mais
jamais troubles.

—Proposition 2.0232 du Tractactus :


« Soit dit en passant, les objets sont incolores. »
(Beilaufig gesprochen, Die Gegenstande sind farblos. Ou: ln a manner of
speaking.)

Pour éviter de tourner autour du pot, je dirais que le point le plus étrange
soulevé par ces réactions qui m’ont surprise, ce n’est pas tant de me demander
si cela peut faire rire d’autres personnes que moi, mais j’ai trouvé que le point le
plus insistant reposait sur le fait que je m’en inquiète, sur ce souci de partager
mon amusement, ou de rechercher une connivence avec d’autres personnes,
d’autres lecteurs. Ce souci est probablement lié à la question du solipsisme et
aux formes dialoguées, avec tutoiements et interpellations que Wittgenstein
donne à ses Recherches Philosophiques. Mais je crois que j’ai été surtout
préoccupée par le caratère allusif des assertions de Wittgenstein. Par ses
allusions orientées sur la sincérité du chien, sur la constitution implicite d’un
balai en une brosse et un manche, ou encore sur l’absence de couleur des
objets…
Pour ce qui concerne les allusions, je vous recommande de lire la
transcription du travail qu’a présenté Nicolas Dissez au cours de journées
récentes sur les psychoses, très intéressant sur le sujet de l’allusion, mais aussi
sur l’usage, par des patients psychotiques, de cette expression par laquelle j’ai
intitulé mon exposé : « Vous voyez ce que je veux dire ».
Parce qu’il est vrai qu’à la lecture de Wittgenstein, j’ai eu le sentiment
fréquent d’être ramenée à cette expression toute faite, ici à prendre à la lettre,
dans son sens littéral : « Vous voyez ce que je veux dire ».

Toutes ces remarques qui relèvent de l’apparence, de ce qui se montre, de


ce qui est visible, mais surtout la mise en doute exercée sur chacune des
observations visuelles : est-ce que ce que je vois est bien ce que j’en dis, et ce
que j’en pense, et la manière dont je le formule concerne-t-elle justement ce

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que je vois ? Voilà ce qui semble insinué constamment par ces remarques. Et
pas toujours insinué d’ailleurs, puisque Wiitgenstein l’écrit — comme en
passant — au début du paragraphe 66 des Recherches, alors qu’il amorce
l’élaboration de sa fameuse notion « d’air de famille » pour le paragraphe
suivant, au paragraphe 66, il écrit donc : « Ne pense pas, regarde plutôt ! »

Alors : regarder sans penser ? Est-ce que ce n’est pas une perspective
intrigante, dont le rire chercherait à m’alerter, voire à me détourner ? Parce que
regarder sans penser reviendrait à suspendre la plupart des conventions
imaginaires, sensées, que j’ai jusqu’ici maintenues en place pour parvenir à
accorder un sens au spectacle que je perçois, ou au milieu duquel je me trouve
et parle. Obéir à cette injonction, ne pas penser, regarder plutôt, cela reviendrait
aussi à appréhender le monde d’une manière comparable aux hallucinations
qui font les rêves, auxquelles nous prenons part sans même nous arrêter sur
toutes les occurrences illogiques et absurdes auxquelles elles nous confrontent.
Une fois éveillée, la conscience reprend ses droits et tache de s’acharner à
remettre du sens où on n’y pensait pas.
Aussi, quand Wittgenstein commande de ne pas penser, de regarder plutôt,
et qu’il déploie, dans cette orientation, la succession de ces remarques, et qu’il
les numérote, c’est comme s’il conviait son lecteur à entrer dans un monde ou
le non-sens insiste, sans chercher à faire sens — une insinuation.
Dans le paragraphe 464 des Recherches, il écrit : « Ce que je veux
enseigner, c’est comment passer d’un non-sens non manifeste à un non-sens
manifeste ». Rendre le non-sens évident, ce à quoi nous invitent les
Recherches, cela peut aussi rappeler les jeux de non-sens de cet autre logicien
qu’était Lewis Caroll. Et pour quelqu’un qui s’appelle Alice — ce qui est mon
cas — lire Wittgenstein, regarder sans penser, considérer l’effet des
dénominations qu’il appelle des « processus occultes », qu’il décrit « comme
une relation étrange entre un mot et un objet », et dont il relève aussi qu’« Il n’y
a aucune règle que je puisse appliquer à un passage privé de ce qui est vu au
mot ». Alors pour quelqu’un qui s’appelle Alice, lire Wittgenstein, oui c’est drôle.
L’évocation de ce « passage privé », auquel aucune règle ne s’applique, peut
faire rêver encore au franchissement possible d’une frontière invisible, pour
accéder à un autre pays, un pays ou l’Imaginaire et ses fortifications
rassurantes sont mises à mal, s’érodent, perdent substance, pour nous
accorder un autre abord du Réel, par un usage scrupuleux, à la lettre, du
langage, du Symbolique.

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Prendre le langage à la lettre, c’est bien ce qui apparaît comme le souci
constant de Wittgenstein, et depuis le Tractatus, avec cette tentative initiale
d’élaborer un langage qui serait logique.

A la lettre : on pourrait dire alors que je me mets à rire sous l’exercice d’une
autre injonction, relative à ce Reel, à ce Symbolique, et à cet Imaginaire, dont
l’initiale s’effrite sous l’effet des commandements de Wittgenstein, et que mon
rire veut restaurer, comme pour obéir à ce qui s’écrit de ces lettres, quand
l’Imaginaire reste noué entre le Réel et le Symbolique, le I entre le R et le S:
R I S, ris ! Commandement implicite auquel la Alice que je suis obéit sans
conscience.
Mais trêve de jeux lettres, ou de jeux de langage, c’est justement dans son
article qui s’intitule L’instance de la lettre dans l’inconscient, que Lacan écrit :
« On voit que la métaphore se place au point précis où le sens se produit dans
le non-sens ».
Alors c’est peut-être en ce point précis, là où la métaphore se situe pour
Lacan, que Wittgenstein, pour chercher à rendre le non-sens évident et pour
prendre le langage à la lettre, quitte à en faire des jeux, nous ramène
constamment vers ce que le sens occulte, vers ce point aveugle qu’il cherche à
nous faire voir, et dont il y a sans doute beaucoup à dire, mais dont il est aussi
difficile — et peut-être impossible — de parler. Et c’est peut-être aussi sur ce
point-là que Wittgenstein, à l’époque du Tractatus, écrivait pour conclure qu’il
fallait se taire4.
Comme si Wittgenstein, à force d’allusions sur ce que nous voyons, et dont
nous essayons de parler et de spéculer, comme s’il nous faisait porter le regard
sur ce point-même, sur cette place que cerne la métaphore, et nous accorde
comme ça, par ses allusions insistantes, par ses insinuations, l’illusion
amusante, troublante, ou alarmante qu’il serait possible, peut-être, d’y voir plus
un peu plus clair.

Janvier 2012

4
Ibid., Proposition 7 : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».

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