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ET L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 1
On voudrait ici justifier pourquoi et par quelles voies l’œuvre de Michel Henry
peut-être interrogée, comme les autres communications ici rassemblées se sont
proposé de le faire, sous le signe de « La Philosophie et son Histoire ». Je n’ai d’autre
ambition que d’intervenir en cela comme un lecteur ancien, puisque acquis dès la
parution de L’essence de la manifestation, mais aussi en lecteur partiel et relativement
extérieur à l’intention d’une œuvre que j’admire, sans pour autant être toujours
assuré d’atteindre à son sens profond, ni de le partager dans ses ultimes expressions.
Reste qu’il est de fait que cette œuvre occupe, par sa puissance singulière et son
indépendance constamment visible, une place à part dans la philosophie française
contemporaine, en dehors du bruit des modes et de la vulgarité de ce que l’on
appelle les « débats » : et cette place est de celles d’où s’impose silencieusement
l’exigence d’une écoute attentive. Ce sont donc quelques modestes réflexions puisées
à cette écoute qui seront exposées dans ces quelques pages. Il ne s’agit pas en cela de
« comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même », mais de
l’accompagner en restituant aussi fidèlement que possible la manière dont, pour une
partie seulement de ses intentions, il s’est compris lui-même.
1 Communication présentée au colloque “Michel Henry. La philosophie et son histoire”, organisé par le Collège
International de Philosophie, en collaboration avec l’Ecole Doctorale Concepts et langages de l’Université Paris
IV, les 20-22 novembre 2003. Publié in J.-M. Brohm et J. Leclercq (dir.), Michel Henry, Lausanne, L’Âge
d’homme, 2009.
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mise à l’épreuve de son propre parcours d’écriture : je pense, en disant cela, aux
pages de L’essence de la manifestation qui conduisent le lecteur à traverser l’élucidation
de pans entiers d’écrits de Fichte ou d’Eckhart, ou encore de Malebranche, pour être
préparé à l’intelligence de ce qui est en cours d’explicitation. On montrerait alors
comment le travail opéré sur ces textes sert, tout autrement qu’au commentaire, à
rendre possible l’expression des problèmes, à cerner les difficultés qu’ils comportent,
à comprendre la provenance de ces difficultés pour les surmonter et avancer dans le
traitement du problème. Ce n’est pas exactement à cette tâche que je voudrais
apporter ici une contribution. Je proposerai plutôt de déterminer plus spécialement,
dans l’ensemble des ouvrages de Michel Henry, les morceaux qui prennent plus
directement en compte l’historicité comme telle de la philosophie et où Michel Henry
philosophe se double d’un historien, à sa manière, de la philosophie. Les deux
caractéristiques déterminantes vont ensemble, puisque, s’il lui arrive de, comme on
dit, « faire de l’histoire de la philosophie », Henry la pratique toujours
philosophiquement, et selon les exigences propres à sa pensée originale, en mesurant
à l’aune de ces exigences le sens dans lequel la philosophie a une histoire.
Si l’on se place à ce point de vue, il est possible, semble-t-il, de restreindre le
corpus des écrits de Henry, en prenant en considération ceux où cet emploi et cette
thématisation de l’histoire vient au premier plan. En prenant plutôt le risque d’oublis
par trop grand souci de limitation du champ, on proposera donc le recensement
suivant, par ordre chronologique :
1/ Cité pour mémoire, le travail rédigé en 1942-1943 pour le Diplôme d’Etudes
Supérieures de Philosophie, Le bonheur de Spinoza, partiellement publié en 1944 et
1946 par la Revue d’histoire de la philosophie et d’histoire générale de la civilisation, réédité
intégralement en 1997 par la Faculté des Lettres de l’Université Saint-Joseph de
Beyrouth, et désormais de façon moins confidentielle aux PUF, dans la collection
Epiméthée.
2/ L’ouvrage, que la biographie de Michel Henry assure avoir été achevé dès
1950 Philosophie et Phénoménologie du corps (1965), qu’on peut lire aussi, quoique non
exclusivement, comme une monographie sur Maine de Biran.
3/ Dans L’essence de la manifestation (1963), l’étude finale sur Hegel présentée
comme un Appendice, mais dont la numérotation des §§ poursuit continûment celle
de l’ouvrage, ce qui indique assez que cette étude en est bien un élément constitutif,
et non un complément extérieur. On pourra le compléter par le § 20 du livre,
« Critique du concept hégélien de l’expérience ».
4/ Le livre sur Marx (1976), susceptible de la même double lecture que celui sur
Biran, à la fois comme contribution essentielle à l’interprétation d’un grand auteur et
comme moment de la démarche propre d’Henry. On notera au passage la singularité,
au regard des modes classificatoires les plus habituels, d’une œuvre qui comporte à
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la fois une monographie sur le sous-préfet de Bergerac et une autre sur le co-auteur
du Manifeste communiste, puisque, ordinairement, les familiers de l’un ignorent ou
méprisent l’autre. L’exposé de Philippe Raynaud, ici même, me dispense d’en dire
davantage.
5/ Enfin, selon une annonce de détermination historiale explicitement présente
dans le titre même du livre, la Généalogie de la psychanalyse (1985).
Heidegger est évidemment transparente. Mais ayant dit cela, Michel Henry ajoute
aussitôt que derrière l’accomplissement du monisme ontologique, « une autre forme
originelle de l’être » a toujours été déjà pensée et touchée. Dès lors qu’il y a eu
philosophie de la conscience, et quelles que soit l’impossibilité où celle-ci s’est
trouvée d’aller au bout de l’élucidation de ce qu’elle présuppose, « une autre
dimension d’existence et d’essence » a été ouverte. Il a bien fallu qu’elle soit déjà
explorée, avant Michel Henry lui-même, qui ne se pose alors en découvreur de cette
dimension que parce qu’il se connaît aussi continuateur d’une exploration déjà
entreprise : il ne la réussit à son tour que parce que d’autres l’ont déjà conduite. Et
cette réussite finalement ne s’intègre pas à une histoire des progrès, elle prend plutôt
place dans une accumulation obstinée d’autant d’occasions imprévisibles et
singulières de s’arracher à l’histoire.
§ 3. Tel est justement le premier enseignement, pour le sujet qui nous occupe ici,
de Philosophie et phénoménologie du corps.
Comme on le sait, tout le livre vise à reconnaître en Maine de Biran, « ce prince
de la pensée » (p. 12), le premier et même le seul philosophe à avoir reconnu et
exploré « notre corps comme corps subjectif ». Un corps subjectif « qui est l’ego lui-
même », dont la théorie conduit à rejeter la distinction traditionnelle du corps et de
l’esprit et à en tirer toutes les conséquences (p. 307). En cela, Biran doit être dit « au
même titre que Descartes et Husserl, […] l’un des véritables fondateurs de la science
phénoménologique de la réalité humaine ». De là qu’on commet un contresens
complet sur cette doctrine si, comme il est de coutume, on l’associe à un courant de
pensée « spiritualiste », de Lachelier à Bergson, alors que ce courant est soutenu par
des présupposés dont l’ontologie biranienne du corps, comme accomplissement
d’un dévoilement de la subjectivité concrète et absolue, établit d’emblée l’inanité. En
quoi ? En ceci que « pour Maine de Biran, il existe deux sortes de connaissances et,
par suite, deux sortes d’êtres. Dans la première forme de connaissance, l’être nous est
donné par la médiation d’une distance phénoménologique, c’est l’être transcendant.
Maine de Biran appelle cette connaissance « la connaissance extérieure » (pp. 16-17).
Dans la deuxième forme de connaissance, l’être nous est donné immédiatement, en
l’absence de toute distance, et cet être n’est plus n’importe quel être, c’est le moi,
dont l’être est ainsi déterminé uniquement par la manière dont il nous est donné.
« Maine de Biran appelle cette deuxième forme de connaissance la « réflexion » ».
Ainsi Maine de Biran affirmerait-il d’emblée la rupture d’avec la présupposition
de ce que Henry n’appelle pas encore, dans cet ouvrage, le monisme ontologique.
Pour le concevoir, encore faut-il ne pas se laisser prendre au piège des mots et de leur
usage courant chez la plupart des autres philosophes, à commencer par Locke à qui
Biran emprunte le mot de « réflexion ». Michel Henry assume tranquillement
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absolue de l’ego »., dans une « sphère d’immanence radicale ». Suivent deux pages
qui anticipent remarquablement la critique de Hegel, considéré comme représentant
par excellence de l’opposition donnée comme fondamentale par la tradition entre la
vie et la conscience, ou la conscience de soi. Une phrase étonnamment longue
(pp. 281-282) recense tous les éléments qui appartiennent à la détermination de l’être
originaire du corps comme subjectivité pure, ou qui en résultent immédiatement :
- le caractère absolu de la connaissance de ce corps, qui n’est pas réception
d’un être transcendant, mais révélation dans une immanence radicale,
- le caractère nécessaire et non contingent du contenu de cette connaissance,
- l’interprétation ontologique de la situation du corps comme centre absolu et
fondement de la catégorie même de situation appliqué aux éléments
transcendants,
- une nouvelle philosophie de la vie comprise comme vie absolue, qui n’est
aucunement susceptible d’être, comme il advient chez Hegel, niée ou
transcendée,
- une nouvelle philosophie de l’action interprétée non plus comme
objectivation (la point anti-hégélienne est encore manifeste), mais comme
une essence subjective portant en elle son propre savoir.
Il est cependant assez manifeste que la lecture de Biran ne pouvait conduire à
de tels résultats que si, en deçà de son caractère formateur et propédeutique, cette
lecture était déjà porteuse d’une intention dont l’incitation la porte et l’enveloppe :
« La théorie du corps subjectif n’est ainsi qu’une première application de l’ontologie
générale de la subjectivité » (p. 308) : d’être première ne l’empêche pas d’être aussi,
en tant qu’application, dépendante d’une indication préalable du sens de l’ontologie
de la subjectivité, qui ne peut être visée que parce qu’elle est déjà présupposée ; c’est
en effet précisément la présupposition de cette subjectivité invisible qui fonde toute
visée en lui donnant corps qui sera le thème central de la recherche dont
l’aboutissement sera L’essence de la manifestation.
Dit autrement : la lecture de Biran, donnée comme coïncidence interne avec
l’essence de la pensée d’un grand philosophe par delà ses propres mots, ne se réalise
comme telle que sous condition que le lecteur soit déjà en train de reconnaître pour
lui-même, et indépendamment de cette lecture, cette même essence, parce qu’elle est
d’abord un fait et une expérience. De là qu’il s’agit aussi, et nécessairement, d’une
lecture critique.
Cette critique passe par un détour : la mise en évidence de l’aporie du dualisme
cartésien de l’esprit et du corps. Et ici s’esquisse ce que la suite ne cessera de mettre
en opération : une lecture critique est une lecture duale, essentiellement
dichotomique. D’une part, parce qu’il s’agit d’un fait absolu, le sens ontologique de
la subjectivité ne peut pas ne pas solliciter toute entreprise de pensée qui se pose
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comme objectif d’atteindre l’être originaire dans une philosophie vraiment première.
D’autre part, dès lors que les conditions de sa réception n’en sont pas intégralement
réunies, l’essence de ce fait ne peut qu’être manquée. Ainsi Descartes reconnaît-il
authentiquement que les faits qui attestent l’union de l’âme et du corps
appartiennent à la sphère du cogito, et relèvent de la certitude absolue qui est le
privilège de cette région, purement immanente, de l’existence : il s’agit, comme on
sait, de la perception sensible, de l’imagination, des passions et des sentiments. Mais
en rejetant hors du cogito pur (la res cogitans comme intellectus ou ratio), tout autant
qu’en dehors du corps pensé suivant son essence (la res extensa), le fait de l’union
sous une troisième notion primitive 4, la théorie cartésienne aboutit à nier le fait
même dont elle prétend donner la plus fidèle interprétation. Elle le nie parce qu’elle
exclut l’affectivité de la pensée même, et se prive ainsi d’une théorie transcendantale
de l’affectivité. A cette dévalorisation de l’affectivité, Michel Henry trouve un motif
dans le privilège indu accordé à la tonalité affective propre, quoique méconnue
comme telle, de la connaissance intellectuelle et, spécialement, de l’expérience
mathématique. « Si Descartes affirme la supériorité de la connaissance intellectuelle,
c’est qu’il a trouvé dans celle-ci un mode d’existence particulier, une expérience
affective qui était précisément celle qu’il cherchait, à savoir l’expérience d’une
certitude élevée au-dessus de tous les doutes » (p. 199). C’est bien en Descartes lui-
même, dans le pathétique propre à son existence singulière, que réside donc l’origine
et le sens des présupposés qui l’empêchaient de reconnaître complètement l’essence
passionnelle de la pensée en général.
Si donc il y a lieu maintenant d’opérer la critique de la pensée de Maine de
Biran, c’est bien en ce qu’elle est restée dupe à certains égards du dualisme : de ce
fait, elle contient nécessairement « des éléments hétérogènes, conformes à la pensée
de [son] siècle, mais étrangers à sa visée propre ». De là l’application à Biran lui-
même du tranchant de la lecture dichotomique : « La volonté de saisir l’intuition
profonde du biranisme et de demeurer fidèle à celle-ci implique donc le rejet de tout
ce qui, dans le biranisme, ne lui appartient pas en propre, mais relève au contraire de
positions philosophiques contre lesquels il s’est peu à peu constitué, sans parvenir
toutefois à les éliminer complètement » (p. 213). La suite, sur laquelle il n’y a pas à
insister ici davantage, permet d’établir que la limitation du cogito biranien au sens de
4. On renvoie ici évidemment à la lettre à Elizabeth du 28 juin 1643 : « Les choses qui appartiennent à l’union de
l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de
l’imagination; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent
jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps
n’agisse sur l’âme; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire, ils conçoivent leur
union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et […] c’est en
usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui
exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps », Œuvres complètes, éd. Adam
et Tannery, vol. V, p. 691-692.
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§ 4. Récapitulons : d’un côté, nous avons fait état des progrès qui
s’accomplissent dans le perfectionnement du monisme ontologique, sans en mettre
en cause les présupposés qui lui font nécessairement manquer l’essence originaire de
la manifestation, laquelle soutient pourtant invisiblement l’accès à la visibilité du
monde et, en général, à toute transcendance de ce qui donné comme phénomène. Ces
progrès, qui forment la trame de l’histoire de la philosophie occidentale des Grecs à
Heidegger, consistent en une explicitation et une précision croissantes des concepts
requis par le monisme ontologique pour aller au bout de son entreprise. D’un autre
côté, nous observons comme des échappées à l’histoire, du moins à cette histoire-là
des progrès internes à la tradition philosophique, échappées dont les noms de
Descartes et de Maine de Biran nous signalent les déchirures qu’elles provoquent
dans la trame de l’histoire. Mais, parce qu’elles sont toujours portées par la pensée
actuelle de quelqu’un, qu’elles ne procèdent pas d’une Raison universelle anonyme,
ni des jeux de scène de l’Être en soi, ces déchirures sont aussi des événements
singuliers qui prennent lieu et date dans le temps de l’histoire. Il n’en reste pas moins
que ce que ce à quoi ces déchirures donnent ouverture est radicalement hors du
temps et hors de l’histoire : c’est aussi sans doute pourquoi cela s’appelle le plus
adéquatement la vie.
« Hors du temps » : comme Freud le dit quelque part de l’inconscient.
Le rapprochement n’a rien d’invraisemblable : il est au contraire encouragé par
la thèse centrale suivant laquelle la Généalogie de la psychanalyse répond à l’annonce de
son titre. Henry élabore cette thèse à partir de la réassurance donnée aux résultats de
L’essence de la manifestation. Ceux-ci peuvent désormais fonctionner, dans une
entreprise qui est explicitement située sous un registre d’historialité, comme les
opérateurs de discrimination qui fondent et justifient l’exercice dichotomique de la
lecture critique. Paradoxalement, la sévérité du jugement porté sur l’échec de la
psychanalyse est à la mesure de la dignité philosophique et ontologique qui lui est
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reconnue, comme jamais elle ne l’a été ailleurs, dans aucune autre des interprétations
qui ont voulu la hausser au niveau d’une doctrine philosophiquement constituée.
« L’élaboration systématique des structures fondamentales de l’apparaître telle
qu’elle s’est poursuivie à travers l’analyse des problématiques inaugurales de
Descartes, de Schopenhauer et de Nietzsche, rend maintenant possible une critique
radicale de la psychanalyse, c’est-à-dire une détermination philosophique du concept
d’inconscient » (p. 343). Ainsi sont définis, avec la trame du livre et de son parcours,
l’objet et l’enjeu d’une généalogie. D’un point de vue encore extérieur d’appréciation
de ses apports à l’histoire de la philosophie conçue comme une herméneutique des
œuvres philosophiques majeures de la tradition, le bilan du livre est connu et il est
considérable. Il s’agit d’abord de la réinterprétation éblouissante du thème le plus
rebattu du commentaire cartésien, le Cogito, à partir de la mise en exergue d’une
parole à laquelle l’entente que Michel Henry lui apporte confère une résonance
proprement in-ouïe : cette parole est contenue dans quelques mots de la Seconde
Méditation : « Il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je
m’échauffe », ou plus fortement dans le latin original : « At certe videre videor,
audire, coalescere » (AT IX a, 23 et VII, 29). Il suffit du reste d’isoler le syntagme
formé par le dédoublement du même verbe : Videre videor, qu’Henry interprète
comme unissant les deux termes impliqués dans la manifestation, dont le monisme
ontologique n’a reconnu qu’un seul, en cherchant vainement à y absorber le second,
qui lui est par principe irréductible. Le videre représente donc la connaissance ek-
statique, l’exposition de l’objet, la représentation, l’intentionnalité, — le videor dit au
contraire la semblance originelle, où « l’apparaître s’apparaît à lui-même dans une
auto-affection immédiate et sans distance […], de telle sorte que ce qui l’affecte et se
montre à lui, c’est lui-même […], c’est sa propre réalité et non quelque chose d’irréel,
de telle sorte qu […’] il est comme tel un Soi, le Soi de l’ipséité et de la vie » (p. 96-97).
De là à nouveau le tranchant avec lequel est menée la lecture dédoublée de
Descartes : d’un côté, il faut reconnaître que « Je pense chez Descartes veut tout dire
sauf la pensée. Je pense veut dire la vie, ce que l’auteur de la Seconde Méditation
appelait « l’âme » » (p. 7). Pareillement, il faut attester dans l’immédiation essentielle
que postule le concept cartésien de « pensée » l’intériorité d’un sentir. Mais d’un
autre côté, il y a aussi ce que Henry nomme, dans une formule qui semble répéter en
la déplaçant celle de Heidegger à propos de Kant, « le recul de Descartes devant sa
découverte essentielle » (p. 41). Le résultat où s’observe ce recul, c’est « la
substitution décisive […] au cogito lui-même de sa relation au cogitatum » de sorte
que le cogitatum devient le thème premier de l’analyse, et que « privée de sa
dimension d’intériorité radicale, réduite à un voir, à une condition de l’objectivité et
de la représentation […], la subjectivité du sujet n’est plus rien d’autre que
l’objectivité de l’objet » ( p. 60-61). Ainsi le déclin des absolus phénoménologique est-
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Michel FICHANT
Université de Paris-Sorbonne