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MICHEL HENRY

ET L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 1

On voudrait ici justifier pourquoi et par quelles voies l’œuvre de Michel Henry
peut-être interrogée, comme les autres communications ici rassemblées se sont
proposé de le faire, sous le signe de « La Philosophie et son Histoire ». Je n’ai d’autre
ambition que d’intervenir en cela comme un lecteur ancien, puisque acquis dès la
parution de L’essence de la manifestation, mais aussi en lecteur partiel et relativement
extérieur à l’intention d’une œuvre que j’admire, sans pour autant être toujours
assuré d’atteindre à son sens profond, ni de le partager dans ses ultimes expressions.
Reste qu’il est de fait que cette œuvre occupe, par sa puissance singulière et son
indépendance constamment visible, une place à part dans la philosophie française
contemporaine, en dehors du bruit des modes et de la vulgarité de ce que l’on
appelle les « débats » : et cette place est de celles d’où s’impose silencieusement
l’exigence d’une écoute attentive. Ce sont donc quelques modestes réflexions puisées
à cette écoute qui seront exposées dans ces quelques pages. Il ne s’agit pas en cela de
« comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même », mais de
l’accompagner en restituant aussi fidèlement que possible la manière dont, pour une
partie seulement de ses intentions, il s’est compris lui-même.

§ 1. Toute la pensée de Michel Henry est nourrie d’une confrontation constante,


exigeante et rigoureuse, à la lecture réfléchie des textes majeurs de la tradition
philosophique. A la manière dont ces textes sont invoqués, cités, exploités, on
reconnaît une familiarité avec eux, une perspicacité de leur lecture, un respect de leur
essence propre, qui ne peuvent procéder que d’une fréquentation et d’une
méditation continues.
Ce serait donc un travail de grande ampleur, dont certains éléments seront
produits au cours de ce colloque, que d’analyser comment, sur tel ou tel point décisif
de la démarche philosophique d’Henry, telle qu’elle est exposée à un moment
déterminé d’un de ses livres, tel ou tel ensemble de textes lui sert pour ainsi dire de

1 Communication présentée au colloque “Michel Henry. La philosophie et son histoire”, organisé par le Collège
International de Philosophie, en collaboration avec l’Ecole Doctorale Concepts et langages de l’Université Paris
IV, les 20-22 novembre 2003. Publié in J.-M. Brohm et J. Leclercq (dir.), Michel Henry, Lausanne, L’Âge
d’homme, 2009.
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mise à l’épreuve de son propre parcours d’écriture : je pense, en disant cela, aux
pages de L’essence de la manifestation qui conduisent le lecteur à traverser l’élucidation
de pans entiers d’écrits de Fichte ou d’Eckhart, ou encore de Malebranche, pour être
préparé à l’intelligence de ce qui est en cours d’explicitation. On montrerait alors
comment le travail opéré sur ces textes sert, tout autrement qu’au commentaire, à
rendre possible l’expression des problèmes, à cerner les difficultés qu’ils comportent,
à comprendre la provenance de ces difficultés pour les surmonter et avancer dans le
traitement du problème. Ce n’est pas exactement à cette tâche que je voudrais
apporter ici une contribution. Je proposerai plutôt de déterminer plus spécialement,
dans l’ensemble des ouvrages de Michel Henry, les morceaux qui prennent plus
directement en compte l’historicité comme telle de la philosophie et où Michel Henry
philosophe se double d’un historien, à sa manière, de la philosophie. Les deux
caractéristiques déterminantes vont ensemble, puisque, s’il lui arrive de, comme on
dit, « faire de l’histoire de la philosophie », Henry la pratique toujours
philosophiquement, et selon les exigences propres à sa pensée originale, en mesurant
à l’aune de ces exigences le sens dans lequel la philosophie a une histoire.
Si l’on se place à ce point de vue, il est possible, semble-t-il, de restreindre le
corpus des écrits de Henry, en prenant en considération ceux où cet emploi et cette
thématisation de l’histoire vient au premier plan. En prenant plutôt le risque d’oublis
par trop grand souci de limitation du champ, on proposera donc le recensement
suivant, par ordre chronologique :
1/ Cité pour mémoire, le travail rédigé en 1942-1943 pour le Diplôme d’Etudes
Supérieures de Philosophie, Le bonheur de Spinoza, partiellement publié en 1944 et
1946 par la Revue d’histoire de la philosophie et d’histoire générale de la civilisation, réédité
intégralement en 1997 par la Faculté des Lettres de l’Université Saint-Joseph de
Beyrouth, et désormais de façon moins confidentielle aux PUF, dans la collection
Epiméthée.
2/ L’ouvrage, que la biographie de Michel Henry assure avoir été achevé dès
1950 Philosophie et Phénoménologie du corps (1965), qu’on peut lire aussi, quoique non
exclusivement, comme une monographie sur Maine de Biran.
3/ Dans L’essence de la manifestation (1963), l’étude finale sur Hegel présentée
comme un Appendice, mais dont la numérotation des §§ poursuit continûment celle
de l’ouvrage, ce qui indique assez que cette étude en est bien un élément constitutif,
et non un complément extérieur. On pourra le compléter par le § 20 du livre,
« Critique du concept hégélien de l’expérience ».
4/ Le livre sur Marx (1976), susceptible de la même double lecture que celui sur
Biran, à la fois comme contribution essentielle à l’interprétation d’un grand auteur et
comme moment de la démarche propre d’Henry. On notera au passage la singularité,
au regard des modes classificatoires les plus habituels, d’une œuvre qui comporte à
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la fois une monographie sur le sous-préfet de Bergerac et une autre sur le co-auteur
du Manifeste communiste, puisque, ordinairement, les familiers de l’un ignorent ou
méprisent l’autre. L’exposé de Philippe Raynaud, ici même, me dispense d’en dire
davantage.
5/ Enfin, selon une annonce de détermination historiale explicitement présente
dans le titre même du livre, la Généalogie de la psychanalyse (1985).

Il convient cependant de préciser d’abord ce qui peut être désigné, dans la


pratique de Michel Henry, comme un exercice relevant de l’histoire de la
philosophie. Il ne s’agit évidemment pas d’une histoire qu’on qualifierait de
philologique, avec ce qui devient parfois un travers de plus en plus observable de
nos thèses relevant de la spécialité Histoire de la philosophie : des notes en bas de
pages qui mangent le texte, une érudition envahissante dans le domaine de l’édition
et dans le répertoire de la littérature dite secondaire. Encore moins est-il question de
sources, de filiations, d’influences, etc. Les textes sont lus et cités à partir des
meilleures garanties éditoriales, mais sans aucun appareil. Ils sont pris d’emblée et
massivement comme des pensées sédimentées dans l’écriture du philosophe, et c’est
cette pensée qui est visée, dans son essence propre, — restera à dire à partir de quel
lieu et sous quelle donation de signification.
Ce n’est en aucun cas réduire la validité de cette manière de faire de l’histoire
de la philosophie, que de remarquer aussi qu’il s’agit là, sous sa forme il est vrai
d’excellence rarement atteinte, d’un caractère profondément ancré dans la tradition
de l’enseignement de la philosophie en France. Il m’a été rapporté par un témoin que,
du temps où il était professeur en classes terminales des lycées, il arrivait que Michel
Henry traitât l’intégralité de son programme sous la forme d’un commentaire suivi
des Méditations cartésiennes de Husserl. On conçoit bien encore, même si la possibilité
de se livrer à un exercice de ce genre est aujourd’hui rendue douteuse, comment un
programme qui était alors articulé selon la division quadripartite en Psychologie,
Logique, Morale et Métaphysique, pouvait faire l’objet d’un tel traitement, dont le
même témoin restait ébloui (mais il paraît, selon les pédagogues d’aujourd’hui, que
l’éblouissement est quelque chose dont il faut désormais prémunir les élèves, car
l’admiration est, c’est bien connu, une passion incompatible avec celle de l’égalité qui
est l’âme de la démocratie). Pendant longtemps en tout cas, la libre reprise des
grands textes de la tradition philosophique, pris en eux mêmes et dans leur
signification à la fois intrinsèque et intemporelle, à l’encontre de toute doxographie,
mais aussi de toute « technologie des systèmes » comme de toute histoire des idées,
aura été la marque propre de l’enseignement généraliste de la philosophie dans les
classes, selon la spécificité française. Il est clair qu’en cela, la réussite n’est pas
garantie, loin de là, en ce qu’elle suppose tout autant une connaissance étendue et
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profonde à la fois de cette tradition, attentive à ce qui fait l’originalité eidétique de


chaque grande pensée, et une rare capacité à intégrer sans faute cette connaissance à
la constitution et à l’exposition d’une pensée en acte. Mais enfin, pour le meilleur
quelquefois, et sans doute aussi d’autres fois pour le pire, ce fut là l’idéal régulateur
d’une conception de l’enseignement qui était aussi une certaine idée de ce que c’était
que d’être un philosophe en faisant et en enseignant de la philosophie. Il me paraît
acquis que quelque chose de cela passe dans l’œuvre de Michel Henry.
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§ 2. Reste à indiquer en quoi et comment, et sous quelle forme de singularité.


L’Appendice à L’essence de la manifestation peut être considéré comme le pivot
autour duquel s’ordonnerait la réponse. Il est exactement intitulé : « Mise en lumière
de l’essence originaire de la Révélation par opposition au concept hégélien de
Manifestation (Erscheinung) ». Le titre et le contenu qu’il annonce font exactement
suite à ce qu’ont récapitulé les deux dernières pages immédiatement précédentes, qui
achèvent la pars construens du livre : contre la tradition du monisme ontologique dont
les présuppositions « commandent, depuis son origine en Grèce, le développement
de la philosophie occidentale », en indiquant « l’unique direction de recherche et de
rencontre où quelque chose peut se montrer, et, par suite, être trouvé par nous »
(p. 91), il est désormais acquis qu’ « il existe deux modes spécifiques et
fondamentaux conformément auxquels s’accomplit et se manifeste la manifestation
de ce qui est » (p. 860). L’un, le seul qu’ait connu et exploré le monisme ontologique,
est celui où l’être se manifeste hors de lui, dans l’extériorité, telle qu’elle se donne à la
représentation, ou, plus généralement, dans la transcendance, fût-elle intentionnelle.
Les recherches accomplies dans le développement de l’ouvrage doivent avoir montré
que ce mode n’est jamais vraiment originaire, et qu’en lui ce qui se montre dans la
visibilité ne parvient pas à « la forme d’accomplissement d’un pur laisser paraître,
mais sa manifestation même renvoie à ce qui ne se manifeste pas ». Seul le second
mode, celui du sentiment et de l’affectivité, permet à l’être de se révéler « de telle
manière que, dans cette révélation, c’est l’absolu lui-même qui se révèle à lui-même
dans son absoluité » et, en cela, « devient la vie ». Ainsi seulement est rendue
possible, à partir de l’essence révélée à elle-même de la manifestation affective, le
développement complet de l’ambition que la phénoménologie husserlienne a eu sans
doute le mérite de formuler, mais sans avoir le moyen de la remplir : une philosophie
vraiment première « visant l’être de la subjectivité absolue ainsi que les questions
essentielles qui lui sont liées, le développement d’une phénoménologie et d’une
philosophie phénoménologique de l’expérience vécue, de l’ego, de la connaissance
de soi, de la vie intérieure et de la temporalité qui lui appartient en propre, de la
structure de l’expérience en général et de ses formes essentielles ».
Un tel programme est celui d’une phénoménologie vraiment radicale atteignant
ce que l’intentionnalité présuppose et se cache, car c’est aussi ce qui ne peut jamais
être porté sous son regard, et c’est là ce que Henry désigne comme la vie ; la
réalisation de ce programme suppose que l’on sorte de l’horizon commun à la fois
aux sciences et à la pensée philosophique occidentale dans son ensemble. Or : « Les
présuppositions qui constituent cet horizon trouvent chez Hegel une formulation
systématique particulièrement remarquable. L’essence originaire de la révélation se
trouvera mise en évidence et préservée dans son opposition au concept hégélien de
manifestation » (p. 862). De là donc l’Appendice à l’intitulé déjà cité, qui, en une
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quarantaine de pages en plus petits caractères, représente la pars destruens du travail,


en reconduisant la thèse ontologique hégélienne fondamentale que « le réel est
Esprit » à son destin qui veut qu’en elle la subjectivité ne soit affirmée qu’à faux,
pour être aussitôt intégrée à l’essence de la vérité objective. Le développement de
cette destruction épouse de près les textes hégéliens, en accordant, à côté de la
Phénoménologie de l’esprit et de la Philosophie de l’histoire, une place cruciale à
l’opuscule de jeunesse sur l’Esprit du christianisme et son destin (ce qui préfigure peut-
être le lieu où s’inscriront les dernières méditations de Michel Henry sur le Christ et
l’Evangile de Jean). Le livre de Jean Hyppolite sur la Phénoménologie de l’esprit est cité
comme un guide sûr 2, le seul élément bibliographique d’interprétation proprement
dite mentionné est le livre, si en vogue au moment où Henry écrivait sa thèse,
d’Alexandre Kojève, cité seulement pour s’être laissé piéger par une critique
indigente qui passe complètement à côté de la pensée de Hegel, et pour avoir cru bon
d’y répondre en réservant « l’essence dialectique à l’être humain et à la
compréhension de ses rapports avec le monde » ( p. 871) 3. L’exposé de Michel Henry
se propose donc d’être une restitution du sens authentique et essentiel du
hégélianisme dans et par la destruction même qui aboutit aux phrases finales de tout
le livre, qui valent du même coup condamnation sans appel : « L’hégélianisme
commande la philosophie moderne. Il n’a pas peu contribué à donner à celle-ci sa
physionomie propre, à lui conférer ses caractères distinctifs : l’absence de toute
ontologie positive de la subjectivité, l’abandon de l’homme au milieu absolu de
l’extériorité, le désespoir « (p. 906).
« Désespoir », comme énonciation de l’effet nécessaire d’une philosophie,
mieux même, de l’ensemble d’une époque de la philosophie, celle de la philosophie
moderne, n’est évidemment pas un mot d’historien de la philosophie : c’est le mot
d’un philosophe pour qui sa philosophie, qui est la vraie, ne se situe en dehors, ou en
deçà de cette histoire-là que parce qu’elle est déjà en dehors, ou en deçà de l’histoire
comme telle, et ne rencontre l’histoire que comme ce à l’emprise de quoi il est
absolument nécessaire de s’arracher.
Que les choses cependant ne soient pas tout à fait si simples et qu’on ne puisse
en rester là, d’autres textes de Michel Henry en témoignent suffisamment, et pour
une raison non moins nécessaire. L’accomplissement hégélien n’empêche pas de
reconnaître dans l’histoire de la philosophie ce qu’on peut bien appeler « des
progrès, notamment dans les temps modernes » (p. 91). Seulement, ceux-ci se sont
accomplis exclusivement à l’intérieur de l’horizon du monisme ontologique. Il y ont
mené à ce « résultat le plus remarquable » qui est d’avoir porté cet horizon même à la
clarté du concept en l’ayant pensé comme « horizon de l’être ». L’allusion à

2. Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1946.


3. Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1947.
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Heidegger est évidemment transparente. Mais ayant dit cela, Michel Henry ajoute
aussitôt que derrière l’accomplissement du monisme ontologique, « une autre forme
originelle de l’être » a toujours été déjà pensée et touchée. Dès lors qu’il y a eu
philosophie de la conscience, et quelles que soit l’impossibilité où celle-ci s’est
trouvée d’aller au bout de l’élucidation de ce qu’elle présuppose, « une autre
dimension d’existence et d’essence » a été ouverte. Il a bien fallu qu’elle soit déjà
explorée, avant Michel Henry lui-même, qui ne se pose alors en découvreur de cette
dimension que parce qu’il se connaît aussi continuateur d’une exploration déjà
entreprise : il ne la réussit à son tour que parce que d’autres l’ont déjà conduite. Et
cette réussite finalement ne s’intègre pas à une histoire des progrès, elle prend plutôt
place dans une accumulation obstinée d’autant d’occasions imprévisibles et
singulières de s’arracher à l’histoire.

§ 3. Tel est justement le premier enseignement, pour le sujet qui nous occupe ici,
de Philosophie et phénoménologie du corps.
Comme on le sait, tout le livre vise à reconnaître en Maine de Biran, « ce prince
de la pensée » (p. 12), le premier et même le seul philosophe à avoir reconnu et
exploré « notre corps comme corps subjectif ». Un corps subjectif « qui est l’ego lui-
même », dont la théorie conduit à rejeter la distinction traditionnelle du corps et de
l’esprit et à en tirer toutes les conséquences (p. 307). En cela, Biran doit être dit « au
même titre que Descartes et Husserl, […] l’un des véritables fondateurs de la science
phénoménologique de la réalité humaine ». De là qu’on commet un contresens
complet sur cette doctrine si, comme il est de coutume, on l’associe à un courant de
pensée « spiritualiste », de Lachelier à Bergson, alors que ce courant est soutenu par
des présupposés dont l’ontologie biranienne du corps, comme accomplissement
d’un dévoilement de la subjectivité concrète et absolue, établit d’emblée l’inanité. En
quoi ? En ceci que « pour Maine de Biran, il existe deux sortes de connaissances et,
par suite, deux sortes d’êtres. Dans la première forme de connaissance, l’être nous est
donné par la médiation d’une distance phénoménologique, c’est l’être transcendant.
Maine de Biran appelle cette connaissance « la connaissance extérieure » (pp. 16-17).
Dans la deuxième forme de connaissance, l’être nous est donné immédiatement, en
l’absence de toute distance, et cet être n’est plus n’importe quel être, c’est le moi,
dont l’être est ainsi déterminé uniquement par la manière dont il nous est donné.
« Maine de Biran appelle cette deuxième forme de connaissance la « réflexion » ».
Ainsi Maine de Biran affirmerait-il d’emblée la rupture d’avec la présupposition
de ce que Henry n’appelle pas encore, dans cet ouvrage, le monisme ontologique.
Pour le concevoir, encore faut-il ne pas se laisser prendre au piège des mots et de leur
usage courant chez la plupart des autres philosophes, à commencer par Locke à qui
Biran emprunte le mot de « réflexion ». Michel Henry assume tranquillement
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« l’entreprise d’exprimer les principales thèses du biranisme dans [sa] propre


terminologie », en sacrifiant la clarté du style biranien à la clarté de la pensée reprise
dans sa source. C’est ainsi qu’on ne se méprendra pas sur le sens dans lequel il faut
prendre chez lui le terme de « réflexion », qui « signifie exactement le contraire de ce
que nous entendons habituellement par réflexion » : non pas une mise à distance,
mais l’abolition de toute distance, à quoi on pourrait ajouter : non pas la médiation
de l’idée, mais l’immédiation du sentiment, — non pas le dédoublement qui pose le
réfléchi comme un objet, fût-il qualifié d’interne (comme l’idée définie par Locke),
mais le recueil en elle-même d’une unité absolue.
C’est par une nécessité immanente de la chose même que cette unité s’identifie
au corps subjectif : un corps par là même radicalement distingué de toutes ces entités
transcendantes que sont aussi bien 1/ le corps objectivé par la science biologique,
2/ le corps vivant donné comme tel à l’expérience perceptive naturelle, 3/ le corps
humain enfin, en ce qu’il comporte par rapport au corps vivant des caractères
distinctifs, mais qui relèvent encore de spécifications des structures de l’être
transcendant. En ces trois acceptions, la donnée du corps reste contingente par
rapport à l’être de la subjectivité. C’est si et seulement si nous nous donnons les
moyens de comprendre « un corps qui est un Je », et dont l’être n’appartient pas au
Monde, que l’ontologie du corps sera constitutive de l’ontologie de la subjectivité.
C’est bien en cela que le propos du livre, tel que Michel Henry le désigne lui-même,
est de « recueillir plus humblement, plus fidèlement, l’enseignement d’un très grand
philosophe ».
Mais que signifie en ce cas recueillir l’enseignement d’un philosophe ?
Bien que paru en librairie deux ans après L’essence de la manifestation, la
Philosophie et phénoménologie du corps était achevée, semble-t-il, dès 1950, avant la mise
en chantier de la première. Il est assez clair qu’en cela l’étude de Biran possède une
valeur à la fois propédeutique et formatrice. Il semble qu’au moment où il écrivait ce
livre, Michel Henry n’avait pas encore porté à son terme ultime sa critique de la
phénoménologie husserlienne et reconnu dans toute sa portée l’exigence d’instituer
une phénoménologie franchement non-intentionnelle. En ce sens la lecture
compréhensive de Biran, menée en dehors de tout souci proprement
historiographique — la question qui occupe tant habituellement les interprètes du
biranisme, celle de son évolution interne, est superbement ignorée comme
inessentielle — aurait pu fonctionner comme un « fil conducteur » (p. 14), dont le
déroulement aurait accompagné Henry dans l’élucidation progressive de ce qui
n’était pas encore pour lui-même complètement acquis. Se serait ainsi peu à peu
dégagée l’identité primordiale de l’ego et de la vie. « Les remarques qui précèdent,
lit-on dans la Conclusion, devraient servir d’introduction à une nouvelle philosophie
de la vie » (p. 272), entendue comme « vie en première personne, c’est-à-dire la vie
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absolue de l’ego »., dans une « sphère d’immanence radicale ». Suivent deux pages
qui anticipent remarquablement la critique de Hegel, considéré comme représentant
par excellence de l’opposition donnée comme fondamentale par la tradition entre la
vie et la conscience, ou la conscience de soi. Une phrase étonnamment longue
(pp. 281-282) recense tous les éléments qui appartiennent à la détermination de l’être
originaire du corps comme subjectivité pure, ou qui en résultent immédiatement :
- le caractère absolu de la connaissance de ce corps, qui n’est pas réception
d’un être transcendant, mais révélation dans une immanence radicale,
- le caractère nécessaire et non contingent du contenu de cette connaissance,
- l’interprétation ontologique de la situation du corps comme centre absolu et
fondement de la catégorie même de situation appliqué aux éléments
transcendants,
- une nouvelle philosophie de la vie comprise comme vie absolue, qui n’est
aucunement susceptible d’être, comme il advient chez Hegel, niée ou
transcendée,
- une nouvelle philosophie de l’action interprétée non plus comme
objectivation (la point anti-hégélienne est encore manifeste), mais comme
une essence subjective portant en elle son propre savoir.
Il est cependant assez manifeste que la lecture de Biran ne pouvait conduire à
de tels résultats que si, en deçà de son caractère formateur et propédeutique, cette
lecture était déjà porteuse d’une intention dont l’incitation la porte et l’enveloppe :
« La théorie du corps subjectif n’est ainsi qu’une première application de l’ontologie
générale de la subjectivité » (p. 308) : d’être première ne l’empêche pas d’être aussi,
en tant qu’application, dépendante d’une indication préalable du sens de l’ontologie
de la subjectivité, qui ne peut être visée que parce qu’elle est déjà présupposée ; c’est
en effet précisément la présupposition de cette subjectivité invisible qui fonde toute
visée en lui donnant corps qui sera le thème central de la recherche dont
l’aboutissement sera L’essence de la manifestation.
Dit autrement : la lecture de Biran, donnée comme coïncidence interne avec
l’essence de la pensée d’un grand philosophe par delà ses propres mots, ne se réalise
comme telle que sous condition que le lecteur soit déjà en train de reconnaître pour
lui-même, et indépendamment de cette lecture, cette même essence, parce qu’elle est
d’abord un fait et une expérience. De là qu’il s’agit aussi, et nécessairement, d’une
lecture critique.
Cette critique passe par un détour : la mise en évidence de l’aporie du dualisme
cartésien de l’esprit et du corps. Et ici s’esquisse ce que la suite ne cessera de mettre
en opération : une lecture critique est une lecture duale, essentiellement
dichotomique. D’une part, parce qu’il s’agit d’un fait absolu, le sens ontologique de
la subjectivité ne peut pas ne pas solliciter toute entreprise de pensée qui se pose
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comme objectif d’atteindre l’être originaire dans une philosophie vraiment première.
D’autre part, dès lors que les conditions de sa réception n’en sont pas intégralement
réunies, l’essence de ce fait ne peut qu’être manquée. Ainsi Descartes reconnaît-il
authentiquement que les faits qui attestent l’union de l’âme et du corps
appartiennent à la sphère du cogito, et relèvent de la certitude absolue qui est le
privilège de cette région, purement immanente, de l’existence : il s’agit, comme on
sait, de la perception sensible, de l’imagination, des passions et des sentiments. Mais
en rejetant hors du cogito pur (la res cogitans comme intellectus ou ratio), tout autant
qu’en dehors du corps pensé suivant son essence (la res extensa), le fait de l’union
sous une troisième notion primitive 4, la théorie cartésienne aboutit à nier le fait
même dont elle prétend donner la plus fidèle interprétation. Elle le nie parce qu’elle
exclut l’affectivité de la pensée même, et se prive ainsi d’une théorie transcendantale
de l’affectivité. A cette dévalorisation de l’affectivité, Michel Henry trouve un motif
dans le privilège indu accordé à la tonalité affective propre, quoique méconnue
comme telle, de la connaissance intellectuelle et, spécialement, de l’expérience
mathématique. « Si Descartes affirme la supériorité de la connaissance intellectuelle,
c’est qu’il a trouvé dans celle-ci un mode d’existence particulier, une expérience
affective qui était précisément celle qu’il cherchait, à savoir l’expérience d’une
certitude élevée au-dessus de tous les doutes » (p. 199). C’est bien en Descartes lui-
même, dans le pathétique propre à son existence singulière, que réside donc l’origine
et le sens des présupposés qui l’empêchaient de reconnaître complètement l’essence
passionnelle de la pensée en général.
Si donc il y a lieu maintenant d’opérer la critique de la pensée de Maine de
Biran, c’est bien en ce qu’elle est restée dupe à certains égards du dualisme : de ce
fait, elle contient nécessairement « des éléments hétérogènes, conformes à la pensée
de [son] siècle, mais étrangers à sa visée propre ». De là l’application à Biran lui-
même du tranchant de la lecture dichotomique : « La volonté de saisir l’intuition
profonde du biranisme et de demeurer fidèle à celle-ci implique donc le rejet de tout
ce qui, dans le biranisme, ne lui appartient pas en propre, mais relève au contraire de
positions philosophiques contre lesquels il s’est peu à peu constitué, sans parvenir
toutefois à les éliminer complètement » (p. 213). La suite, sur laquelle il n’y a pas à
insister ici davantage, permet d’établir que la limitation du cogito biranien au sens de

4. On renvoie ici évidemment à la lettre à Elizabeth du 28 juin 1643 : « Les choses qui appartiennent à l’union de
l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de
l’imagination; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent
jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps
n’agisse sur l’âme; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire, ils conçoivent leur
union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et […] c’est en
usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui
exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps », Œuvres complètes, éd. Adam
et Tannery, vol. V, p. 691-692.
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l’effort a empêché la reconnaissance de la signification ontologique de la passivité, et,


par là même, aussi bien de l’activité. Remarquable est la méticulosité avec laquelle
Michel Henry repère les effets de cette méconnaissance dans tous les aspects de la
psychologie biranienne (ce qu’on appellerait aujourd’hui sa philosophie de l’esprit).
Tel est le destin sans doute des découvertes essentielles, de ne pas se découvrir
d’emblée elles-mêmes dans toute leur portée : « La révolution qu’il [Maine de Biran]
a accomplie était si totale qu’il est sans doute réservé à l’histoire d’en comprendre
peu à peu la pleine signification » (p. 213). A l’histoire ? Mais que veut dire ici
« histoire » ? A quelle sorte d’histoire peut être confiée la compréhension ainsi
indiquée ?

§ 4. Récapitulons : d’un côté, nous avons fait état des progrès qui
s’accomplissent dans le perfectionnement du monisme ontologique, sans en mettre
en cause les présupposés qui lui font nécessairement manquer l’essence originaire de
la manifestation, laquelle soutient pourtant invisiblement l’accès à la visibilité du
monde et, en général, à toute transcendance de ce qui donné comme phénomène. Ces
progrès, qui forment la trame de l’histoire de la philosophie occidentale des Grecs à
Heidegger, consistent en une explicitation et une précision croissantes des concepts
requis par le monisme ontologique pour aller au bout de son entreprise. D’un autre
côté, nous observons comme des échappées à l’histoire, du moins à cette histoire-là
des progrès internes à la tradition philosophique, échappées dont les noms de
Descartes et de Maine de Biran nous signalent les déchirures qu’elles provoquent
dans la trame de l’histoire. Mais, parce qu’elles sont toujours portées par la pensée
actuelle de quelqu’un, qu’elles ne procèdent pas d’une Raison universelle anonyme,
ni des jeux de scène de l’Être en soi, ces déchirures sont aussi des événements
singuliers qui prennent lieu et date dans le temps de l’histoire. Il n’en reste pas moins
que ce que ce à quoi ces déchirures donnent ouverture est radicalement hors du
temps et hors de l’histoire : c’est aussi sans doute pourquoi cela s’appelle le plus
adéquatement la vie.
« Hors du temps » : comme Freud le dit quelque part de l’inconscient.
Le rapprochement n’a rien d’invraisemblable : il est au contraire encouragé par
la thèse centrale suivant laquelle la Généalogie de la psychanalyse répond à l’annonce de
son titre. Henry élabore cette thèse à partir de la réassurance donnée aux résultats de
L’essence de la manifestation. Ceux-ci peuvent désormais fonctionner, dans une
entreprise qui est explicitement située sous un registre d’historialité, comme les
opérateurs de discrimination qui fondent et justifient l’exercice dichotomique de la
lecture critique. Paradoxalement, la sévérité du jugement porté sur l’échec de la
psychanalyse est à la mesure de la dignité philosophique et ontologique qui lui est
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reconnue, comme jamais elle ne l’a été ailleurs, dans aucune autre des interprétations
qui ont voulu la hausser au niveau d’une doctrine philosophiquement constituée.
« L’élaboration systématique des structures fondamentales de l’apparaître telle
qu’elle s’est poursuivie à travers l’analyse des problématiques inaugurales de
Descartes, de Schopenhauer et de Nietzsche, rend maintenant possible une critique
radicale de la psychanalyse, c’est-à-dire une détermination philosophique du concept
d’inconscient » (p. 343). Ainsi sont définis, avec la trame du livre et de son parcours,
l’objet et l’enjeu d’une généalogie. D’un point de vue encore extérieur d’appréciation
de ses apports à l’histoire de la philosophie conçue comme une herméneutique des
œuvres philosophiques majeures de la tradition, le bilan du livre est connu et il est
considérable. Il s’agit d’abord de la réinterprétation éblouissante du thème le plus
rebattu du commentaire cartésien, le Cogito, à partir de la mise en exergue d’une
parole à laquelle l’entente que Michel Henry lui apporte confère une résonance
proprement in-ouïe : cette parole est contenue dans quelques mots de la Seconde
Méditation : « Il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je
m’échauffe », ou plus fortement dans le latin original : « At certe videre videor,
audire, coalescere » (AT IX a, 23 et VII, 29). Il suffit du reste d’isoler le syntagme
formé par le dédoublement du même verbe : Videre videor, qu’Henry interprète
comme unissant les deux termes impliqués dans la manifestation, dont le monisme
ontologique n’a reconnu qu’un seul, en cherchant vainement à y absorber le second,
qui lui est par principe irréductible. Le videre représente donc la connaissance ek-
statique, l’exposition de l’objet, la représentation, l’intentionnalité, — le videor dit au
contraire la semblance originelle, où « l’apparaître s’apparaît à lui-même dans une
auto-affection immédiate et sans distance […], de telle sorte que ce qui l’affecte et se
montre à lui, c’est lui-même […], c’est sa propre réalité et non quelque chose d’irréel,
de telle sorte qu […’] il est comme tel un Soi, le Soi de l’ipséité et de la vie » (p. 96-97).
De là à nouveau le tranchant avec lequel est menée la lecture dédoublée de
Descartes : d’un côté, il faut reconnaître que « Je pense chez Descartes veut tout dire
sauf la pensée. Je pense veut dire la vie, ce que l’auteur de la Seconde Méditation
appelait « l’âme » » (p. 7). Pareillement, il faut attester dans l’immédiation essentielle
que postule le concept cartésien de « pensée » l’intériorité d’un sentir. Mais d’un
autre côté, il y a aussi ce que Henry nomme, dans une formule qui semble répéter en
la déplaçant celle de Heidegger à propos de Kant, « le recul de Descartes devant sa
découverte essentielle » (p. 41). Le résultat où s’observe ce recul, c’est « la
substitution décisive […] au cogito lui-même de sa relation au cogitatum » de sorte
que le cogitatum devient le thème premier de l’analyse, et que « privée de sa
dimension d’intériorité radicale, réduite à un voir, à une condition de l’objectivité et
de la représentation […], la subjectivité du sujet n’est plus rien d’autre que
l’objectivité de l’objet » ( p. 60-61). Ainsi le déclin des absolus phénoménologique est-
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il inscrit dans « l’oubli du commencement », qui se déploie dans la structure de la


représentation. Mais la lecture de Descartes doit tenir les deux côtés de la position, et
ne surtout pas sacrifier le premier : de là vient que Henry ne concède pas à
Heidegger que la dénaturation du cogito en représentation en soit la signification
unique et exclusive. De sorte qu’on peut dire que le procès intenté à Descartes par
Heidegger concerne non pas le cogito originel, celui du videor, mais son
travestissement dans la représentéité du videre, — et derrière la contestation de ce qui
n’est rien de moins qu’une histoire de la métaphysique occidentale identifiée à celle
de l’Être, il y va aussi de toute évidence pour Henry de la contestation de
l’interprétation heideggerienne de la nature ultime de la vérité et de l’Être lui-même
(p. 87).
Je n’insisterai pas davantage sur ce que déploie, avec une virtuosité sans
pareille, la suite du livre : la culmination chez Kant de l’ontologie de la
représentation, où la critique de l’âme cartésienne interdit « à l’homme de notre
temps l’accès à ce qui constitue à la fois son être le plus intérieur et l’essence de l’être
en lui » (p. 7), — la « vie retrouvée » par Schopenhauer dans le « rejet explicite et
décisif de l’interprétation de l’être comme reprensentéïté » (p. 159), mais à nouveau
sa perte cependant quand, sous l’appellation de Volonté, la vie est redéployée dans
l’extériorité de l’ek-stase temporelle, — enfin la restitution par Nietzsche de la vie à
l’apparaître comme à son essence propre.
Dans ce récit, c’est bien du « cheminement difficile et douloureux » (p. 393) qui
conduit à la psychanalyse qu’il est cependant prioritairement question. Dans le
moment où l’audience populaire de la psychanalyse la revêt de l’habit gris de
l’idéologie, il faut chercher dans son déclin les moyens de se débarrasser d’ « un
héritage plus lourd et qui vient de plus loin » (p.5). De là de nouveau les effets
entièrement inédits de la lecture dichotomique : l’inconscient freudien ne peut être
dit « le singe de l’homme » et la psychanalyse elle-même « l’âme d’un monde sans
âme, […] l’esprit d’un monde sans esprit », que par la reconnaissance première,
rendue possible par les analyses précédentes, que Freud est bien d’abord dans le
sillage direct de Schopenhauer et de Nietzsche, et, de plus loin encore, du Descartes
du commencement, celui du videor. En ce sens « la conscience à laquelle la
psychanalyse assigne d’infranchissables limites, c’est bien la conscience de la pensée
classique, c’est la représentation » (p. 348). Assurant ainsi à l’homme la garde de son
être le plus intime, « l’inconscient est le nom de la vie ». Mais en même temps, Freud
se laisse prendre, sans le savoir, et par le simple effet du préjugé chez lui de la
science, au piège de la représentation ; c’est que celle-ci implique dans sa structure la
nécessité d’essence pour ce qui est représenté de sortir du champ, de tomber dans la
latence du non-représenté, dont des procédures adéquates pourront toujours le faire
ressurgir de l’oubli ou du refoulement pour le rendre à l’objectivité de la
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représentation. Ainsi la signification de l’inconscient « se dédouble », et du coup, il


faut compter avec deux généalogies de la psychanalyse : l’une positive, de Descartes
à Nietzsche, où l’inconscient opère comme ce qui, dans la vie, est radicalement exclu
de toute projection ek-statique dans l’extériorité, — l’autre, négative, où la
psychanalyse procède de toutes la carences de la pensée occidentale qu’elle répète
sans le savoir (p. 352). « « Inconscient » voulait donc dire deux choses totalement
différentes selon qu’on le référait à l’obscurité en laquelle sombre inévitablement tout
contenu conscienciel dès qu’il quitte le « présent » de l’intuition et de l’évidence pour
n’être plus qu’une représentation virtuelle, ou au contraire à la vie elle-même en tant
qu’elle se dérobe par principe à la lumière de l’ek-stase » (p. 388). Par là s’explique le
paradoxe de la lecture henryenne du freudisme : d’un côté, en ce que Freud recueille
sans l’avoir su ni voulu les présuppositions qui ont égaré la philosophie classique,
« l’inconscient se propose comme l’ultime illusion d’une métaphysique de la
représentation » (p. 389), et la psychanalyse est alors l’aboutissement d’un déclin, ou,
plus fortement encore, de « l’inévitable décomposition de la pensée de l’Occident (p.
xx), — et d’un autre côté, « l’inconscient n’était plus l’hypostase métaphysique de la
représentation, il signifiait à celle-ci son congé, […] en provenant […] de la volonté
de l’Être même de demeurer en soi et d’être la Vie » (p. 392-393). D’un mot, il s’agit là
d’« une pensée de la vie qui a été incapable de s’égaler à son projet » (p. 386) que lui
restitue, via sa généalogie, la puissance interprétative propre de la phénoménologie
matérielle.
Ces rappels, pour trop sommaires qu’ils soient, étaient nécessaires pour en
venir à la question : de quelle historicité s’agit-il ici, et que signifie dès lors
« généalogie » ? Pas plus que, pris dans son sens authentique, l’inconscient ne doit
reconduire à une histoire empirique de l’individu remontant à ce qui lui est arrivé
dans sa naissance et dans son enfance, pas plus ne doit-on rabattre la généalogie de la
psychanalyse sur « une sorte d’histoire des doctrines ou des diverses conceptions
philosophiques ou scientifiques qui l’ont précédée et dont elle serait comme le
résultat prévisible » (p. 13). C’est là une détermination encore négative de la
généalogie, comme l’est aussi cette autre, immédiatement à la suite : « Généalogie
n’est certes pas archéologie » (p. 14). Plus lapidaire, cette formule délivrera en fait de
façon plus signifiante de quoi il est positivement question. Il suffit de rappeler
l’acception donnée par Michel Foucault au concept d’archéologie, que Les mots et les
choses se proposaient comme une « archéologie des sciences humaines », et que
L’histoire de la folie était déjà, à sa manière tout autre, adressée à la filiation de le
psychanalyse. Dans la généalogie henryenne, il s’agit de tout autre chose que de la
mise en évidence d’une épistémè dont les structures détermineraient pour une époque
la configuration stable d’un ensemble de discours. Il ne s’agit pas de structures
épistémiques, il ne s’agit pas non plus de formes de discursivité, il s’agit bien plutôt
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d’intuitions où se donne le surgissement de la vie et de la manière dont celle-ci,


inlassablement, et intemporellement, exige d’être pensée et de venir à une expression
pure d’elle-même, dans un langage qui dénoue les prestiges de la représentation. En
deçà de sa venue à la pensée et au dire philosophique, la vie comme auto-affection
est l’Originaire. C’est pourquoi rien ne serait plus faux qu’une lecture progressiste de
la Généalogie de la psychanalyse, où le double sens des œuvres, celles de Descartes, de
Maine de Biran, de Schopenhauer, de Freud, serait interprété comme la succession
dans le cours déployé du temps, d’étapes, d’avancées et de reculs, dont finalement la
sommation aboutirait à un : enfin Michel Henry parut, et la phénoménologie matérielle
avec lui restitua à la vie l’intégralité de son essence oubliée. Car il ne s’agit pas ici
d’un oubli à réparer, dont la mémoire pourrait nous rendre maîtres, parce qu’il ne
s’agit pas non plus de mémoire, c’est-à-dire de temps retrouvé : il s’agit de penser
intempestivement, hors du temps. La Généalogie, appliquée à la provenance
historiale de la psychanalyse, est déterminée dans sa possibilité comme dans son
effectuation par l’affrontement de l’histoire et de la vie : le videor cartésien, la vie
selon Schopenhauer, la puissance de Nietzsche, l’inconscient freudien, ne sont en
rien à considérer comme les moments d’un devenir orienté, comme des anticipations
qui se dissocieraient par la part d’oubli que chacune d’elle maintient au cœur même
de ce qu’elle annonce comme leur commun accomplissement futur. Ils sont autant
d’incursions de la vie même, de ce qui est hors du temps, dans une unité d’essence
qui n’est pas le résultat d’un accomplissement (comme la réalisation hégélienne du
Concept), mais se situe toujours en deçà de tout accomplissement comme ce qui le
rend possible, mais n’a pas à s ‘accomplir. De sorte que c’est dans une unité
primordiale, radicalement étrangère à l’exposition et à la juxtaposition de moments
dans le temps, que se donne à dire l’Originaire anhistorique de la vie, dans Descartes,
dans Biran, dans Schopenhauer, dans Nietzsche, dans Henry. Bien sûr, il peut y avoir
ici successivité dans les moyens conceptuels et langagiers que l’élucidation trouve et
se donne, et c’est là ce qui justifie la possibilité de la transmission d’un enseignement
reconnu, comme quand Henry lisait Biran, qui lui-même avait lu Descartes. Mais il
n’y a pas successivité de ce qui, à chaque fois, dans l’authenticité est pensé et dit
comme le Même : celui de la vie, dont la manifestation n’opère pas dans le temps
développé de l’histoire.
Dit autrement : il y aurait bien une histoire de la raison, de la rationalité et de
ses formes, de ses étapes et de ses progrès. Comme il peut y avoir une histoire de
l’Être et de ses époques. Ou des Epistémès et de leurs âges. Il n’y a pas d’histoire de la
vie, ou, formule déjà citée, de « la volonté de l’être de demeurer en soi et d’être la
vie ».
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Le traitement par Michel Henry de l’histoire de la philosophie comme telle


doit donc être reçu et apprécié selon la singularité de son ancrage dans la pensée de
Michel Henry ipse, et de son pouvoir propre d’élucidation. Il est assez clair que ce
traitement se dissocie radicalement des deux manifestations du sens de l’historicité
de la philosophie directement héritées de la phénoménologie : ici, nulle téléologie de
la raison, comme accomplissement de l’ensemble des productions intentionnelles de
la conscience transcendantale, — mais pas davantage d’histoire de l’Être sous les
modes faisant époques de son retrait et de sa vérité. Il est non moins clair que ce
traitement se caractérise par le tranchant avec lequel il porte sur les textes lus et
médités selon l’exigence de plus en plus explicite d’une parole qui n’énonce sa
propre vérité que dans le refus de toute mise en représentation historique. C’est de
cela que l’on a voulu, en historien scolaire de la philosophie, rendre modestement
compte, en acceptant en quelque sorte de jouer aussi loin que possible le jeu dont la
pensée de l’auteur imposait seule les règles. Si, du point de vue qui est le sien,
l’historien de la philosophie se demande finalement ce que son exercice ordinaire
retire de cette pensée en termes de renouvellements décisifs dans la réception des
œuvres du passé, il ne peut que reconnaître les occasions où l’interprétation
henryenne fait surgir dans ces œuvres des foyers d’illumination qui ont changé
l’accès que nous y avons désormais : c’est évidemment le cas pour Maine de Biran et
la découverte du corps subjectif, pour Descartes et la réactualisation du Cogito en
Videor, pour Schopenhauer et l’interprétation de l’être comme la vie, pour Marx sans
doute et l’inclusion du travail concret dans l’individu vivant, et même pour Freud,
rendu comme malgré lui à la généalogie de la philosophie. C’est, indiscutablement,
beaucoup.

Michel FICHANT
Université de Paris-Sorbonne

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