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Revue de l'histoire des religions

Qu'est-ce qui est orphique dans les Orphica ? [Une mise au point
introductive]
Une mise au point introductive
Claude Calame

Résumé
Après la publication récente de nombreux textes poétiques d'emblée considérés comme d'inspiration orphique, le moment est
venu de jeter un regard critique sur une classification dont les motivations ne sont pas toujours explicites. Occasion de
s'interroger sur le rôle cultuel de ces textes nouveaux, sur le statut de l'orphisme comme mouvement religieux à l'époque
classique, sur les fonctions assumées par la figure héroïque d'Orphée et sur le rôle joué par les pratiques de l'écriture dans la
composition poétique orphique.

Abstract
What is Orphie in the "Orphica" ? An Introductory Appraisal

After the publication in recent years of various poetical texts considered as being inspired by Orphism, the time has come to
have a critical look at such a classification, the appositeness of which is often unclear. This provides an opportunity to question
the cultic role of these new texts, the status of Orphism as a religious mouvement in classical Greece, the functions assumed by
Orpheus as a hero and a founder, and the role played by writing in the composition of Orphic poems.

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Calame Claude. Qu'est-ce qui est orphique dans les Orphica ? [Une mise au point introductive]. In: Revue de l'histoire des
religions, tome 219, n°4, 2002. L'orphisme et ses écritures. Nouvelles recherches. pp. 385-400;

doi : 10.3406/rhr.2002.951

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_2002_num_219_4_951

Document généré le 04/03/2016


CLAUDE CALAME
Université de Lausanne

Qu'est-ce qui est orphique dans les Orphica ?


Une mise au point introductive

Après la publication récente de nombreux textes poétiques d'emblée


considérés comme d'inspiration orphique, le moment est venu de jeter un
regard critique sur une classification dont les motivations ne sont pas
toujours explicites. Occasion de s'interroger sur le rôle cultuel de ces textes
nouveaux, sur le statut de l'orphisme comme mouvement religieux à l'époque
classique, sur les fonctions assumées par la figure héroïque d'Orphée et sur
le rôle joué par les pratiques de l'écriture dans la composition poétique
orphique.

What is Orphie in the Orphica ? An Introductory Appraisal

After the publication in recent years of various poetical texts considered


as being inspired by Orphism, the time has come to have a critical look at
such a classification, the appositeness of which is often unclear. This
provides an opportunity to question the cultic role of these new texts, the status
of Orphism as a religious mouvement in classical Greece, the functions
assumed by Orpheus as a hero and a founder, and the role played by writing in
the composition of Orphic poems.

Revue de l'histoire des religions, 219 - 4/2002, p. 385 à 400


Il a fallu exactement 2 317 ans pour que la cosmogonie ornitholo-
gique qui ouvre la parabase des Oiseaux d'Aristophane soit considéré
comme un texte d'inspiration orphique. C'est en effet en 1893J dans un
article du Rheinisches i Museum,, qu' Albrecht : Dieterich • proposait de
voir dans la naissance d'Éros ailé et des entités primordiales à- partir
de l'œuf engendré par Nuit « aux ailes sombres » la parodie d'une
première cosmo-théogonie orphique1. Représentée en; 414 av. J.-C, la
comédie d'Aristophane joue à la fois sur les connotations ornithologi-
ques évoquées par l'œuf et sur les plaisanteries salaces suscitées par les;
différentes unions, hétéro- et homosexuelles, auxquelles invite Éros. La
lecture de ce texte dans un sens orphique a été à. vrai dire proposée de
manière incidente, en raison de l'interprétation analogue donnée à la ?
fameuse scène de l'initiation rituelle de Strepsiade par Socrate dans les*
Nuées: Cela* n'a- pas- empêché' lav cosmo-théogonie- parodique des
Oiseaux d'acquérir, dans sa réinterprétation orphique moderne, le
statut ; ďarkhé ; ce texte d'Aristophane figure . en effet comme ' premier
fragment dans i l'édition des , Orphica d'Otto Kern2.

/. Fantasmes modernes >.

Pourtant, même si Kern l'accuse d'erreur, le commentateur antique;


n'hésitait pas à formuler à propos du passage comogonique extrait de
la comédie d'Aristophane que l'on vient de mentionner la remarque
suivante : « II » n'est ; pas :. nécessaire de référer, ces , mots , ni à * ceux
d'Hésiode ni . à ceux de quelque , autre théologien: » Ce parti . de
prudence a été en quelque sorte repris sous forme d'avertissement par Eric

1. . A. Dieterich,' « Ober eine Scene der aristophanischen Wolken », Rheinisches


Museum, 48, 1893,* 275-283, par référence à Aristophane, Oiseaux 690-702 ; l'étude:
porte essentiellement sur une interprétation orphique d'Aristophane, Nuées 250-275.
Une partie des réflexions reproduites ici a été présentée pour introduire le '
;

séminaire romand de troisième cycle qui ,aeu lieu à Château-d'Œx du 1 5 au


17 mars 2000, et une autre a constitué le prélude; au -colloque international!
« Coralie » XI (Cornell, Harvard, Lausanne, Lille 3, Princeton) à l'Université de
Lausanne du 24 au 26 mai 2000 ; quelques-unes des contributions présentées à
l'occasion de cette seconde rencontre ont été publiées dans Kernos 14, 2001.
2. O. Kern, Orphicorum fragmenta, Berlin, 1922,' 80-81, qui, après d'autres,
voit aussi une allusion à ce même texte théogonique chez Platon, Banquet, .189 d.
Dans son édition des Poetae epici Graeci II. Orphicorum Graecorum testimonia et
fragmenta (Miinchen), à paraître, A. Bernabé a substitué au texte d'Aristophane, .
sous le n° 1, deux vers initiaux de poèmes orphiques, par référence en particulier
au Papyrus de Dervéni: cf. infra, n. 31.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS ' LES ORPHICA ? 387

R. Dodds qui, dans l'une de ses Sather Classical Lectures de 1949;


faisait cette déclaration т désormais célèbre : « Orphée et ; orphisme • sont
deux^choses fort t différentes.. Et il faut 'avouer, que je sais très peu de
choses de l'orphisme à ses débuts, et que plus je lis sur ce sujet,. plus
ma' connaissance diminue:.. » ; et d'ajouter : « Quand je dis que je ne

:
possède: plus ces éléments; d'information- (Le. . sur~ la communauté
orphique, sur la théogonie, sur l'apocalypse orphique, etc.), je ne veux,
pas affirmer qu'ils sont. tous faux (...). Je dis seulement que je ne puis
m'en convaincre pour, le ; moment, et jusqu'au «jour où ! je pourrai ï le ,
faire, l'édifice dressé sur ces fondations ne sera pour, moi qu'une
maison de rêve ; je suis tenté de l'appeler une projection inconsciente,1 sur
l'écran de l'Antiquité, de certaines aspirations religieuses inassouvies;
typiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.»3
À l'opposé; on citera la toute récente profession de foi t lancée par
Walter Burkert dans son dernier livre. L'illustre savant de Zurich
commence un chapitre intitulé « L'Orfismo riscoperto » pas ces mots : « II
n'existe, aucune autre- domaine dans les- études* classiques- et dans
l'histoire des religions en ' particulier, au ' sein i duquel * la < situation ait
autant > changé . dans - ces dernières décennies ■. que dans l'Orphisme: »4
Cette déclaration péremptoire contraste . en particulier avec , l'étude
publiée simultanément par, un jeune chercheur, américain, Radcliffe

.
G. Edmonds5.. Dans une . argumentation historique : serrée, l'auteur
montre que le récit du démembrement de , Dionysos-Zagreus , par . les
Titans avec la naissance subséquente des hommes à partir des cendres
de ces • êtres -. anthropophages - foudroyés par. Zeus est < une invention '
moderne, ou plutôt \ qu'il г s'agit i d'une reconstruction récente s'ins-
crivant: dans la. tradition de la mythographie : moderne. . Certes, cette
recomposition est : fondée • sur la -, version du s « mythe » donnée : par
le; philosophe; néoplatonicien» Olympiodore; en la. fin du* VIe, siècle
apr.\ J.-C.6 Mais elle , a > été '. reformulée et réinterprétée dans un sens ;
.

3. E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Paris, 1965, 147-148, éd. orig/: Ber-
keley/Los Angeles, 1959 ; voir la scholie à Aristophane, Oiseaux; 693, 11:3, p. 109,
Holwerda.
4. W. Burkert; Da Orner о ai Magi. La tradizione orientale nella cultura greca;
Venezia, 1999.
5. R. G. Edmonds," « Tearing Apart the Zagreus Myth : A Few Disparaging
Remarks On Orphism and Original Sin », Classical Antiquity, 18/ 1999/ 35-73. On
lira ici même les contre-arguments développés par A. Bernabé.
6. Olympiodore,-. Commentaire au i Phédon, de Platon 1, 3 = Orphica -fr. 220
Kern ; Plutarque, . De l'alimentation ? carnée- 996 bc , (= Orphica z fr. ~ 210 ) Kern =
fr. 304 F Bernabé), mentionne certes un récit, plus ancien qu'Empédocle (palaiôte-
ros... logos), qui raconte (memutheuména) les souffrances de Dionysos démembré
388 CLAUDE CALAME

chrétien à . la fin . du XIXe. siècle à partir du texte des célèbres < lamelles


exhumées du Timpone Piccolo de Thourioi en Grande Grèce et
supposées • orphiques ; des * textes épigraphiques et funéraires exhumés < et
publiés une première fois entre;1879 et 18807. Dans deux de ces «
passeports pour Л'аи-delà», le ou la défunt-e (ou son âme) s'adresse
probablement ' à . Persephone pour lui * annoncer; qu'il a-, payé* la; peine
prévue pour les actes • injustes commis et . qu'il a été . « dompté » par
celui qui lance la foudre, c'est-à-dire par Zeus ; c'est dans cette mesure
que ? la ; personne : décédée ; se . présente maintenant, en prononçant : le ,
texte inscrit sur la » lamelle d'or déposée ; sur son cadavre, devant les
dieux d'en bas : il prétend, en suppliant de Persephone, appartenir, à
leur famille et accéder à leur demeure. Dans une démarche analogue,
assortie d'un . mot, de passe; , le défunt censé : prononcer, un troisième
texte dit avoir échappé au «cercle terrible des douleurs profondes ».
Réinterprété dans le sens chrétien du péché originel, le récit
néoplatonicien de la faute commise par les Titans à l'égard de Dionysos et de
la naissance subséquente des humains a servi de clé d'interprétation à1
ces textes rituels et funéraires, d'emblée associés à l'orphisme. Le ou la-
défunte ne ferait que répéter l'histoire dessinée par le « mythe » :
péchés de mortel, destruction- par Dieu,, expiation, résurrection,-,
rédemption...

21. Quoi de neuf ?

Indépendamment d'excès interprétatifs dénués de toute conscience


quant à .» notre immanquable dépendance historique • et idéologique à
l'égard de nos propres préconstruits culturels, il est incontestable, que
depuis la publication du* jugement sceptique formulé par Dodds, des
documents de portée décisive ont été publiés. . Même si - l'édition
\

officielle du texte qu'il . porte se fait encore : attendre, le Papyrus de. Der-

par les Titans, eux-mêmes punis de leur crime par la foudre ; mais ce récit,
interprété comme un mûthos de renaissance, n'est pas suivi d'une anthropogonie ; voir
aussi, à ce propos et dans le même sens que celui indiqué par Edmonds, l'étude de "
L. Brisson, « Le corps "dionysiaque". L'anthropogonie décrite dans le
Commentaire sur- le Phédon de Platon* (1, § 3-6), attribué ai Olympiodore. est-elle ;
orphique ? », in Sophiês Maiêtores, « Chercheurs de sagesse ». Hommage à Jean ;
.

Pépin, Paris, .1992, 48 1-499.


7. Lamelles de Thourioi A 2-3 et A 1 Zuntz = Orphica 32 d-e et 32 с Kern =
frr. 489-490 F et 488 F Bernabé ; publiées par D. Comparent d'abord dans
F. S. Cavallari (éd.), Notizie degli Scan, Napoli, 1879; puis dans Laminette orfiche
édite e illustrate, Firenze, 1910,' 17-22 ; voir G. Zuntz, Persephone. Three Essays on
Religion and Thought in Magna Graecia,, Oxford; 1971, 277-279.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICAl 389

véni donne un commentaire allégorique, inspiré de la pensée des


physiciens « présocratiques », de plusieurs passages d'un cosmo-théogonie
attribuée explicitement; à Orphée. Tout» en- révélant1 un • poème
beaucoup s plus • conventionnel, dans *< son contenu ■ et dans ■ sa forme,
que ne le laissait . supposer, l'éventuelle parodie- d'Aristophane, ce
document i fragmentaire v permet de faire • remonter: au IVe siècle : av."
J.-C. em tout ' cas certains moments du développement théogonique
que nous pouvons- entrevoir et éventuellement reconstruire par
exemple 'à* partir des ■ fragments des Hieroi lógoi, en' 24 rhapsodies,
beaucoup plus tardifs8.
Par ailleurs, les quelques lamelles d'os exhumées près de l'agora à ;
Olbia et datant du Ve siècle ont semblé apporter une confirmation
éclatante à toutes celles et * ceux qui * considèrent ' comme . relevant de .
l'inspiration orphique les textes des passeports pour l'au-delà que
portent à l'époque classique les défunts de plusieurs sites de Grande Grèce
et de Grèce continentale9. En effet, l'un de ces graffiti très frustes, par
la mention (au nominatif ou au datif) d'un « Dionysos des orphiques »
ou * d'un*: « Dionysos orphique », semble • établir le rapport explicite
attendu entre les différentes formes du dieu évoquées dans les lamelles
d'or et le mouvement orphique.
Mais, sans le moindre caractère funéraire,- cet unique document au
dessin- et' à la1 formulation- pour le : moins équivoques est-il suffisant
pour ■ faire en ' revanche de tous les porteurs et porteuses de lamelles
d'or des adeptes de - l'orphisme ? Même s'ils ; se sont révélés essentiels
pour notre, connaissance des croyances classiques dans l'au-delà,
aucun : des . textes funéraires sur feuille . d'or découverts » et . publiés ces
trente ' dernières; années -. ne permet de l'affirmer. Publié en. 1974, le
poème hexamétrique em diction épique- retrouvé dans une1 tombe
d'Hipponion montre que l'itinéraire singulier décrit sur la lamelle
permet au défunt d'être finalement compté au nombre des autres « mystes

8. Sur les circonstances de la découverte du Papyrus de Dervéni et sur ses


différents; apports à notre connaissance de l'orphisme; on verra les contributions
publiées par A\ Laks et G. W. Most (éd.), Studies on the Derveni Papyrus, Oxford,
1997, avec l'importante bibliographie d'emblée provoquée par la découverte de ce
texte.
9/ Lamelles publiées par A. S. Rusajeva, « Orfism i kult Dionisav Olvii»,
:

Vestnik' Drevnej Istorii; 1, 1978; 87-104, avec le ; commentaire notamment de


:

M Г L. West; « The Orphies of Olbia », Zeitschrift ftir Papyrologie und Epigraphik,


45, 1982, 17-29, et les remarques critiques salutaires de L. Zhmuď, « Orphism and
grafitti from Olbia», Hermes, 120; 1992; 159-168, en particulier à l'égard de tout
rapprochement avec le phénomène du chamanisme...
390 CLAUDE CALAME

et ; bacchants » qui ont su et, pu s'abreuver à la source de Mémoire10.


Le simple examen des différents , titres de la i quarantaine, d'études .
parues dans les vingt ans qui ont suivi sa publication montre non
seulement que d'emblée la qualification de ce texte comme orphique s'est
imposée comme une doxa, mais aussi qu'il a fallu aussi dix ans pour
que cette désignation soit interrogée ne serait-ce que par sa mise entre
'
guillemets !
Non>plus en Calabre,1 mais en Thessalie, . à Pélinna, on a retrouvé
en • 1985, déposées symétriquement sur la < poitrine d'un , squelette de -
.

femme, deux lamelles d'or en forme de feuilles de lierre ; datant de la


fin % du IVe siècle, ces , deux ; documents , portent à . peu : près ; le même

;
texte11. Sous la forme d'une adresse à la défunte, le texte gravé donne
la ! formulation du • > « mot de passe » > à prononcer, devant í Persephone .
pour: avoir accès,* sous terre, aux privilèges que partagent ; les ■- autres :
«bienheureux»; cet itinéraire de mort et; de renaissance dans
l'accession au bonheur éternel (nûn éthanes kainûn egénou, trisólbie:..)
implique probablement une initiation -préalable, sous l'égide d'un dieu
appelé Bacchios. Cette épiclèse, qui se réfère, sans doute à. Dionysos,,
évoque : le groupe , des mûstai г kah bákhkhoi : mentionné ■ dans , le texte :
d'Hipponion. Cependant, à moins d'admettre la nécessité d'une
composante dionysiaque: dans toute, manifestation: orphique comme
l'indique par exemple l'usage fréquent de la qualification en amalgame *
orphisch dionysisch ou orphico-dionysiaque, à moins aussi d'établir une
équivalence entre la « libération » (éluse) accordée; par Bacchios à -la

10. Orphica fr. 474 F Bernabé,éd; par G. Foti et G. Pugliese Carratelli,- « Uni
sepolcro di Hipponion e un nuovo testo orfico », Parola del Passato,. 39, \ 197r4,'.
91-107 et 108-126 ; voir en particulier, le commentaire détaillé fourni par A: Ber-
nabé et A. Jiménez San Cristobal, Instrucciones para el más alla. Las laminillas
ôrficas de oro, Madrid, 25-86. Pour l'abondante bibliographie , suscitée par la :
publication de ce texte/ voir G. Pugliese Carratelli, Le lamine d'oro « orjïche »,
Milano, 2001 'l 2e éd., 41-44. Je compte revenir sur le contexte religieux de ce
document, en relation avec les cultes à mystère, dans une étude à paraître ; pour
l'instant, voir R. Schlesier, « Dionysos in der Unterwelt: Zu den Jenseitskonstruktio-
nen der bakchischen Mysterien », in ■ Ri von den . Hoff et -. S. Schmidt ; (éd.),
Konsîruktionen von Wirklichkeit: Bilder im Griechenland des 5; und 4'. Jahrhunderts >

v. Chr., Stuttgart, 2001, 157-172.


11. Orphica ; frr. 485 et 486 ; F Bernabé, publiés par K. . Tsantsanoglou et
G. M. Paróssoglou, «Two Gold Lamellae from Thessaly », Hellenica/ 38, 1987,
3-17 ; en plus du commentaire des deux savants grecs, on verra les références biblio- -
graphiques et les propositions faites à ce propos dans ma contribution intitulée ,
« Invocations et commentaires "orphiques". Transpositions funéraires de discours
religieux », in M. Mactoux et E. Geny (éd.), Discours religieux dans l'Antiquité. Actes
du Colloque de Besançon 27-28 janvier 1995, Besançon/Paris; 1995,- 1 1-30.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 391

défunte et les promesses très générales de libération et de purification


qu'on attribue aux maîtres d'initiation orphiques à partir de Platon12,
rien dans le double texte de Pélinna n'évoque spécifiquement les
pratiques; ou; les doctrines traditionnellement placées > sous: le: nom
d'Orphée!
À ces • documents nouveaux, parmi •■ lesquels - il faut : aussi * compter
l'iconographie, s'est ajouté tout récemment la publication d'une petite
lamelle d'or provenant de Phérai en Thessalie et dont le texte assume
la forme originale et explicite d'un double « signe de reconnaissance »
(súmbola) 13. - Mais i à;, nouveau i il! faut' faire : preuve de • passablement
d'imagination philologique pour lire dans la formule andrikepaidôthur-
son, qui- sonne: comme; urr mot de passe;, une; évocation- de
l'énigmatique figure d'Erikêpaios apparaissant dans les versions
tardives de la- théogonie orphique.
Par ailleurs; la réinterprétation chrétienne des textes passant pour,
orphiques n'a pas perdu de sa vigueur. Ainsi dans une réédition etum
commentaire tout récents : des quelques lambeaux du 'Papyrus de Gou- ■
rôb T 1, .c'est: encore : le : « mythe » • de la i mort ■; et r de • la : renaissance ; de
l'enfant i Dionysos , qui • est donné comme le : fondement étiologique des
:

invocations rituelles; peut-être hexamétriques, dont le papyrus porte le


texte1.4. Même si < le т terme de . rebirth i est : dûment ?: assorti : d'un > point
d'interrogation, le . titre * de l'étude t est1 parfaitement *: significatif : il '<
donne le texte livré par le papyrus comme orphique; Mais dès la;
première ligne de l'article; cette qualification . se transforme en l'habituel
amalgame . avec : le dionysisme : il i s'agit : de « the - Orphie / Dionysiac
papyrus; from i Gurôb ». Assurément;, lai figure- d'Erikêpaios. est
invoquée : dans \ l'un , des * fragments > en forme ; poétique cités dans » le
papyrus, et: l'on! sait* qu'en plus* de: sa mention * dans . la . théogonie

12. Platon, République 364 be = Orphica fr. 3 Kern = fr. 573 T Bernabé.
13. Lamelle publiée par P.1 Chrysostomou, He thessalikè theà En(n)odia è
Pheraia theà, Thessaloniki; 1991, 372-377/ Ces différents documents nouveaux-
sont énumérés par Ch. Riedweg, « Initiation-Tod-Unterwelt. . Beobachtungen zur
Kommunikationssituation ; und narrativen Technik der: orphisch-bakchischen ■
Goldblâttchen », in F. Graf (éd.), Ansichten griechischer Rituále, Stuttgart/Leipzig,
1998; 359-398 ; la plupart d'entre eux sont commentés, dans un sens orphique, par
Burkert, op: cit., n. 4, 59-86 ; pour l'iconographie; voir en particulier M. Schmidt,
« Bemerkungen zu Orpheus in Unterwelts- und ? Thrakerdarstellungen », in
-,

Ph: Borgeaud (éd.), Orphisme et Orphée. En l'honneur de Jean Rudhardt, Genève,.


1991; 31-50.
14. Orphica fr. 31 Kern = fr. 578 F Bernabé, réédité et commenté tout
récemment par J. Hordern, « Notes on the Orphie Papyrus from Gurôb (P." Gurôb Л ;
Pack: 2464) », Zeitschrift fur Papyrologie und Epigraphik, 129, 2000, 131-140.'
392 CLAUDE CALAME

orphique, cette divinité correspond- à l'une des nombreuses


qualifications et épiclèses de Dionysos dans les Hymnes orphiques. Mais,' mise à
part cette éventuelle référence aux textes poétiques attribués à Orphée,
les divinités mentionnées et les éventuels gestes rituels commentés dans
ce texte papyrologique évoquent soit des mystères de type éleusinien,,
soit • une initiation dionysiaque; -

3. Questions de: méthode

Les différentes dérives interprétatives dont les documents supposés


orphiques ont été . encore récemment l'objet nous renvoient en
,

.
définitive; à, l'épistémologie ; de, la. discipline:. La i réflexion? moderne sur
l'orphisme . est en * fait : marquée par une conjoncture particulièrement
:

significative.* En effet non seulement l'Eschyle mis en scène par


Aristophane; dans; les: Grenouilles i présente d'emblée Orphée comme le poète*
héroïséqui a révélé et enseigné: les rites à mystère (teletai) à côté de
Musée le fondateur des >• oracles; d'Hésiode le : créateur de : la \ poésie
didactique et du i poète inspiré Homère, maître en :. valeurs ■ héroïques ;
,

non seulement Platon; dans un passage de :1a République déjà évoqué:


et constamment cité; place sous l'égide de ■ Musée, le fils de . Séléné,- et
d'Orphée, . le descendant' des . Muses;, des pratiques; purificatoires à
l'égard des injustices commises ainsi que l'accomplissement de rites
initiatiques ( teletai) susceptibles de libérenles humains des maux dont ils,
se sont rendus coupables ici-bas15 ; mais aussi bien les énormes lacunes
de i notre documentation pour l'époque : classique , que le ; secret ;. qui
continue par exemple à frapper la publication définitive du- Papyrus de
Dervéni concourent. à entourer. les textes orphiques d'un halo de
mystère : atmosphère propice pour alimenter les fantasmes d'historiens de
la religion grecque subissant immanquablement, même si i ce n'est que
de manière indirecte ou ; inconsciente, les , séductions : exercées , par les
différentes formes modernes du mysticisme:
La recomposition des croyances et du champ institutionnel dans les .
religions contemporaines n'est à l'évidence pas étrangère à la
coloration souvent mystique de l'herméneutique récente des institutions,
pratiques et textes religieux anciens. Cette nouvelle géographie du champ,
religieux -. postmoderne se caractérise par. l'évidente perte des valeurs
religieuses : communautaires traditionnelles et : par la désaffection des
institutions qui les consacrent; cet abandon a» pour' corollaire-

15. Aristophane, Grenouilles 1032-1036 = Orphica test. 90 Kern = frr. 510 T et


547 T Bernabé ; pour. Platon,- cî. supra, n. 12.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 393'

l'apparition et la diffusion de religions individuelles à caractère syncré-


tique où l'élément mystique occupe une place de choix. Les religions
institutionnelles : elles-mêmes et r leurs ; théologies n'ont d'ailleurs pas
manqué de subir dans une certaine mesure les effets de la
fragmentation, sinon ceux des ■; dérives discursives de la. postmodernité16. La
vogue connue ces trente dernières années par la lecture en clé
initiatique des différentes manifestations de la «religion» grecque dans les
domaines du « mythe » et du « rite » est à cet égard tout à fait
significative17. Elle s'inscrit dans la fascination générale exercée,
parallèlement à ■- la s désaffection des > valeurs et des institutions i traditionnelles, .
par/ les mouvements d'inspiration < mystique ; elle s'inscrit dans une
quête désormais très répandue pour des cheminements eschatologiques
qui - devraient combler le sentiment d'insécurité ; et de vide provoqué
par des valeurs à consommer , immédiatement; à \ un « rythme toujours
plus rapide, dans le monde matériel d'ici-bas;
Quant à l'orphisme lui-même, il ne faut pas oublier qu'au-delà des
pratiques mentionnées de purification et d'initiation visant à la
libération des fautes commises et à l'accès à une forme de « salut » (c'est-à-
dire, en Grèce antique, une forme d'immortalité), le mouvement dont
Orphée passe pour le fondateur, se présente à nous essentiellement par
son mode de ■ vie/ Le bios , orphikós , correspond donc apparemment à
une forme de sagesse et d'ascèse, sinon de recueillement comme semble
l'indiquer, l'iconographie, dans une ; proximité :• majeure avec certains
dieux18. Sans doute pureté et ascèse sont-elles susceptibles de solliciter
la curiosité moderne d'une minorité d'intellectuels et d'érudits par
ailleurs également tentés par les nombreux témoignages qui attachent le
mouvement orphique à une culture du livre: Nos maigres
connais ances de l'orphisme classique se fondent en ' effet . sur des fragments de

16. À propos de la recomposition du champ religieux en Helvétie on verra les


résultats de l'enquête menée par R: Campiche et al, Croire en Suisse(s). Analyse
des résultats de l'enquête menée en 1988-1989 sur la religion des Suisses, Lausanne,,
1992 ; pour les pays voisins, on pourra se référer en particulier aux contributions
réunies par D. Hervieu-Léger et D. Grace (éd.), Identités religieuses en .Europe,
Paris,.1996. Par ailleurs les différentes études publiées par, P. Gisel et P. Evrard
(éd.), . La \ théologie • en postmodernisme ' (Genève, . 1996), . donnent un • panorama,
assorti d'une : bibliographie raisonnée, des ■ réponses que les courants ; chrétiens
:

majoritaires ont tenté de donner aux défis du déconstructionnisme/.


17. Voir en • dernier lieu ; les ; différentes t contributions, en partie : critiques,
publiées par M. W. Padilla (éd.), Rites of Passage in Ancient Greece : Literature,
Religion, ' Society, Lewisburg/London/Toronto, . 1 999/
18. Voir la contribution de C. Bérard présentée à la rencontre de Château-
d'Œx (supra, n. 1).
394? CLAUDE CALAME

poèmes de forme hexamétrique, certes, mais qui sont d'emblée l'objet


de: commentaires i annonçant: les- pratiques- erudites ï des poètes et
savants alexandrins. Parallèlement: aux: formules purificatoires et*
initiatiques : dont ! parle avec * ironie ■: Platon « dans le • passage - de : la •:
République, déjà cité : à , deux reprises, ces , commentaires étaient i consignés
dans : des : rouleaux : de papyrus, volontiers représentés dans *
l'iconographie . orphique : le : Papyrus : de . Dervéni en : est devenu pour, nous = le
paradigme. . Les pratiques poétiques > des adeptes , d'Orphée ; sont donc
inspirées par une.« well-read Muse »19.
Mais» au-delà . des? immanquables projections et, extrapolations
entraînées autant par la- coïncidence entre la nature même* de
l'orphisme classique et une série d'attentes modernes que par les
insuffisances d'une documentation .très i particulière, il convient de se poser*
la\ question: du i caractère: réellement i orphique; des textes r et; images
publiés par les savants modernes sous le titre Orphica: À cet égard, on.
aimerait proposer ici, simplement, deux pistes de recherche..

4:' La figure : d'Orphée

Les témoignages les \ plus anciens nous présentent Orphée à « la . fois


comme un, poète d'origine divine et comme le créateur des formes les;
plus élémentaires du chant, et plus généralement de l'art des ? Muses:
En faisant participer celui qu'ilconsidère comme le fils d'Apollon à
l'expédition des Argonautes, Pindare,- par exemple, situe Orphée parmi
les héros les plus anciens ; jouant sur la phorminx,- ce héros a la; belle
renommée , est aussi i le père - des i chants : (aoidai) 20. Dans un ; célèbre >
poème ; intitulé Les Perses et : dédié ; à Apollon,-. Timothée présente • un

peu plus tard s le poète comme le fils : de la Muse ; Calliope, - « au 1 beau


;

chant» ; en tant que. tel, Orphée est l'inventeur (prôtos etéknosen) de


la lyre dans sa forme la plus primitive, c'est-à-dire, avec une carapace
de , tortue en r guise de . caisse de- résonance. . Ensuite l'instrument \ con-

19. Selon le titre de l'ouvrage de P. Bing, The Well-Read Muse. Present and
Past in Callimachus and the Hellenistic Poets, Gôttingen, 1988/ 15-38.* La tradition,
écrite à laquelle les adeptes d'Orphée semblent, avoir, confié dès le .Ve siècle vers :
hexamétriques et formules magiques est bien décrite par R. Baumgartner, Heiliges
Wort und Heilige Schrift bei den Griechen. Hieroi Logoi und verwandte Erscheinun-
gen, Tubingen,; 1998, 70-80/
.

20:: Pindare, Pythique, 4; 176-177 = Orphica test. 58 Kern = test. 43 Bernabé ;


cf. B. K. Braswell, A * Commentary on the Fourth Pythian Ode of Pindar, Berlin/
New York, 1988, 255-257, qui cite une série de parallèles, littéraires et
iconographiques,', quanti à . la- représentation d'Orphée avec: sa lyre ;.. voir également
Ch. Segal, Orpheus., The Myth of the Poet, Baltimore/London, 1989/1-35.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 395

naîtra les développements techniques que Timothée ; attribue, dans le


même passage, . à; Terpandre;. puis : à sa , propre invention21; Quant, au
résumé: que- donnent; les- Catastérismes i attribués i à: Eratosthène . de
l'intrigue . des , Bassarides d'Eschyle, . il : insiste . lui aussi ; sur les qualités
musicales du héros en proie à la fureur déchaînée . des : Ménades i du
MontPangéeen Thrace22.
Comme c'est le cas ■ pour ; d'autres biographies héroïques * tels celle
d'Héraclès, celle de Thésée ou celle d'Ulysse, la catabase jouait
assurément un ч rôle essentiel dans ■> l'épisode : mis ; en scène * par. l'auteur,

tragique.-- Mais la mort ; du héros < descendu aux;. Enfers pour y retrouver,
son épouse est expliquée par l'amour, exclusif- qu'il portait à. Apollon
au mépris de Dionysos. Assis sur le Pangée dans l'attente du lever de
Soleil; le héros est' alors attaqué par les Ménades qui,1 animées, par- la t
colère : de : Dionysos, déchirent et : dispersent ses membres : qui sont :
recueillis ; par les Muses = elles-mêmes. Déposés en * un . tombeau qui • se
situe en Piérie, non loin de l'Olympe, les restes d'Orphée seront l'objet
d'un culte héroïque tandis que sa ■ lyre sera • transformée en étoile: En ;

plus . d'une * héroïsation rituelle confiée • aux' maîtresses de tous - les


aspects de la musique hellène que sont' les Muses, la légende fixe ainsi
métaphoriquement dans; le cieli les pouvoirs enchanteurs- de l'art
d'Orphée/
Rappelons aussi que dans Y Alceste d'Euripide, Admète exprime le
souhait d'être pourvu de la voix et du chant d'Orphée afin de charmer
(kelésanta) Persephone elle-même pour ramener son épouse Alceste de'
l'Hadès. Or, dans le cours- de cette même- tragédie,' le chœur a
l'occasion de chanter, dans i un passage choral ; typiquement autoréfé1
rentiel, sa ' vénération pour Anágke; pour Nécessité23. Le : pouvoir de

21. Timothée fr. 791, 221-236 Page = test. 22 Bernabé, dans un passage en
forme de programme poétique et de sphragis; avant une adresse finale à Apollon ;
cf. Terpandre test. 46 Gostoli, avec le commentaire de A. Gostoli; Terpandro;
Introduzione, testimonianze, testo critico, traduzione e commente, Roma, 1990,
XXXIX-XLIII et 112-114.
22. Pseudo- Eratosthène, Catastérismes 24 = Eschyle TrGF, p. 138-139 Radt =■
Orphica test. 113 Kern .= fr. 536 T Bernabé (cf. ad fr. 497 T) ; sur les différentes
versions de la légende,- voir en particulier F.. Graf,. «Orpheus : Av Poet 'Among
Men », in J. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek Mythology; London/Sydney,
.

1987, 80-106, et J. Bremmer, « Orpheus : From Guru to Gay », in Borgeaud (éd.),


op. cit., n. 13," 13-30, ainsi, que la mise au point de Ch. Riedweg, « Orfeo », in
S. Settis (éd.), / Greci. Storia Cultura Arte Società, II. 1, Torino, 1996, 1251-1280.*
23. Euripide, . Alceste > 357-362 et " 962-971 = Orphica » test. 59 et : 82 . Kern =
frr. 680 T et 812 T Bernabé. Euripide est aussi notre premier témoignage littéraire
sur l'effet d'envoûtement de la cithare d'Orphée sur arbres et bêtes sauvages de
396 • CLAUDE CALAME

cette figure divine est opposé aux phármaka proposés par les disciples
ď Asclépios ; qui les détiennent d'Apollon,- le ' dieu qui domine : la :
tragédie ; il ' est opposé également - à d'autres « remèdes », inscrits : (katé-
grapsen) par. Orphée lui-même sur - les > tablettes (sanides) de, Thrace.*
Seule, semble-t-il, la voix vived'Orphée estactive.
Le ' commentaire papyrologique ; de Dervéni \ pourrait : apporter un >
élément de réponse à cette apparente contradiction entre le pouvoir du •
chant ou de la. musique instrumentale attribué dès l'époque classique
au ' héros , fondateur Orphée et l'inefficacité des > formules confiées ; à *
l'écriture • par le même Orphée ; l'accusation r n'est d'ailleurs pas sans
évoquer les critiques que le Platon du Phèdre adresse à l'écriture à
travers le récit de Theuth24. En attribuant explicitement à' Orphée la
cosmo-théogonie ; qu'il cite et . en- désignant : les . hexamètres ^ em diction
homérique qu'il • commente comme « énigmatiques » (ainigmatódeis),
l'auteur du texte papyrologique ne se contente pas de justifier son
travail d'interprétation avec le patchwork d'explications d'ordre physique1
et cosmologique qui en est , le résultat ; il indique aussi que le poème
est de l'ordre de Yaînos. Comme une fable animale racontée oralement
en tant que paradigme comportemental et pour sa valeur d'édification:
morale, . le poème attribué . à • Orphée requiert donc une relecture de
type, allégorique. Par sa pratique érudite. du; commentaires écrit,
l'auteur « anonyme ■ de -Dervéni * ne fait, rien , d'autre qu'entreprendre • à -
son tour l'éloge (érudit) du processus de la création du monde tel que
le conçoivent , les adeptes d'Orphée. L'art : du poète Orphée, que l'on >
s'imaginera proche de l'art des rhapsodes, devient une sorte de
rhapsodie herméneutique écrite.,
À une pratique de poésie orale qui suit .les règles du genre épique
s'est substituée une pratique de l'écriture, mais avec la même intention-
d'enseignement" et- surtout avec la: même fonction pragmatique
d'initiation : c'est dans ce ' contexte que les phármaka v attribués à
Orphée : et consignés dans les > tablettes de Thrace ; peuvent se révéler

l'Olympe, ceci dans le contexte de l'évocation du thiase et des danses des Ménades
conduites : par , Dionysos dans • des montagnes : de légende : Euripide, Bacchantes
560-564 = Orphica test. 49 Kern = test. 116 Bernabé.
24.' Platon, Phèdre 21 A d-275 b, dans un récit que l'on lira avec l'aide du
commentaire de M. Vegetti, « Dans l'ombre de Thot: Dynamique de l'écriture chez
Platon», in M/ Détienne (éd.), Les savoirs de l'écriture. En Grèce ancienne, Lille,
1988, 387-419, étude que l'on préférera aux spéculations de J. Derrida, « La
pharmacie de Platon », Tel Quel, 32, 1968, 3-48,- et 33, . 1968, 1 8-59, reprises . dans
L. Brisson (éd.), Platon. Phèdre, Paris, 1989, 255-401 :..
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 397

plus ou moins efficaces, n'en déplaise au chœur d'Euripide ou à Platon .


lui-même. Reprise au ■ début ■' du . même commentaire de . Dervéni, . la
question des rites accompagnant probablement la récitation de la com- -
position cosmo-théogonique d'Orphée apporte la confirmation de cet
aspect initiatique . aussi : bien du poème oral que : de son commentaire
écrit25.

5. Poèmes orphiques

On est ainsi passé de la figure d'Orphée aux poèmes orphiques et


plus précisément aux textes orphiques. S'il est sans doute significatif
que l'Eschyle d'Aristophane mette sur un pied d'égalité les figures
fondatrices de pratiques poétiques que sont Orphée et Musée, mais aussi
Hésiode et Homère, il est sans doute encore plus important de relever,
que dans ce que nous percevons désormais des poèmes classiques
assignés à Orphée, la diction de ces fragments d'œuvres orphiques ne
diffère pas fondamentalement de celle des poèmes épiques qui * passent
pour avoir Homère comme auteur.. Mais: singulière semble être
l'imbrication, dans l'orphisme, entre la « performance » poétique
traditionnelle avec son éventuelle fonction d'acte de chant rituel, et les
pratiques de l'incantation textuelle écrite destinées à des érudits, ou en
tout cas à des intellectuels.
De ce point de vue,- un ancien document papyrologique, un ; peu
oublié ces dernières décennies, peut apporter un éclairage intéressant26;
Même s'il est lacunaire, ce commentaire sur papyrus attribue à Orphée
une composition en hexamètres et en diction homérique. Les extraits
poétiques qui sont cités et commentés par l'auteur de ce texte savant
suivent ! pratiquement, dans sa tournure et dans son déroulement, la

partie narrative de Г Hymne homérique à Déméter. Dans l'introduction

25. Sur ces différents aspects du commentaire de Dervéni, on renverra aux


contributions de D. Obbink, « Cosmology as Initiation vs the Critique of Orphie
Mysteries », de K. Tsantsanoglou, « The First Columns of the Dervéni Papyrus
and their Religious Significance », et de С. Calame, « Figures of Sexuality and
Initiatory Transition in the Derveni Theogony and its Commentary », in Laks et
Most (éd.), op. cit., n. 8, 39-54, 93-128 et 65-80 respectivement. Le sens de aînos
est illustré par G . Nagy, Pindar's Homer. The Lyric Possession of an Epic Past,
Baltimore/London, 1990, 314-338.
26. Papyrus de Berlin 44 = Orphica fr. 49 Kern = fr. 383 T Bernabé (cf.
frr. 387-389 F, 392-393 F et 396 F ; cf. aussi fr. 398 F) ; voir à ce propos F. Graf,
Eleusis und die orphische Dichtung Athens in vorhellenistischer Zeit, Berlin/New
York, 1974, 151-181.
398 i CLAUDE CALAME

à son commentaire; l'auteur n'hésite. pas à faire d'Orphée, inspiré par


Apollon, le fondateur, et le maître de : toutes les pratiques initiatiques,
mystériques et mantiques, sinon cathartiques des Grecs ; il donne ainsi
une, sorte d'explication étiologique inverse au .récit de type homérique
dont' il va offrir Je commentaire : c'est le contexte de la fondation des
Mystères d'Eleusis qui explique le ; récit du rapt « de Persephone ! .' Par
ailleurs, tout en citant Orphée, le fils de la Muse Calliope qui est
inspiré (éntheos) par Apollon5 lui-même, le commentateur, présente:
Musée comme le disciple d'Orphée pour lui assigner la* transcription
par écrit (katégrjapsen) du , poème narratif, qui suit l'intrigue - de
Y Hymne homérique à •■ Déméter: Ce faisant, le commentateur assimile
non seulement, par anticipation, le poème d'Orphée à un « oral
dictated text», mais.il indique que la pratique poétique orphique semble
proche de celle des rhapsodes. Dans le même sens, la fameuse. notice
de la chronique de Paros assigne à une date importante le moment ош
Orphée lui-même aurait « publié » son * poème sur, le rapt • de
Persephone et sur la recherche de la fille par sa mère Déméter27.,
Or, quand la fiction poétique du Ve siècle après J.-C. place dans la
bouche même du poète le récit de l'expédition des Argonautes qu'il a
inspirée, . il n'est étrangement plus question de transcription par écrit.
Apollon, le dieu de l'oracle pythien,.le maître de Delphes et du
Parnasse, est invoqué au début de ce poème épique d'inspiration romaine
pour accorder au poète une voix qui saura diffuser la vérité (etumegó-
ros), une voix proférant un chant harmonieux, lui-même inspiré par la
Muse. Dans un mouvement énonciatif qui rappelle le prélude aux.
Travaux d'Hésiode, l'appel à la divinité inspiratrice est suivi d'une adresse
au destinataire du poème ; celui-ci n'est autre que. Musée, « ouvrier de
la lyre », le chanteur de poèmes musicaux28. Indépendamment de toute
référence à l'écriture, ce qui frappe dans ce poème, c'est à nouveau sa
proximité avec . le genre épique le plus traditionnel. . Il : n'y a , que le
déroulement \ de la ; narration pour conférer : à ce poème épique une
signification initiatique plus particulière ; mais elle est encore à
explorer... Quoi qu'il en soit, dans cette représentation fictionnelle et tardive
de l'activité d'Orphée et des effets de sa poésie à l'âge des premières
générations de héros, il ne saurait être. question d'écriture. Tous les
pouvoirs du i poète sont à nouveau concentrés dans : la -voix du héros

27. Marbre de Paros FGrHist. 239 A 15 = Orph. test.' 221 Kern = fr. 379 T
Bernabé (cf. fr. 513 T Bernabé).
28.. Argonautiques orphiques 1-16.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 399

poète, une voix dont, entre-temps, les représentations narratives et


iconographiques de la tête d'Orphée ont consacré les effets de charme et
d'envoûtement divins.
Mais revenons au début de la période hellénistique: Dans une épi-
gramme qu'il i adresse à; Doricha; l'aimée, du, frère de Sappho ,\ Posi-
dippe dit: le ; renom de la ; jeune courtisane ; un1, renom, assuré i par : le :
chantque'lui a consacré la poétesse de Lesbos ; un renom auquel le
texte attribue la permanence des colonnes d'un texte doué de la parole .-
humaine29 ! Si les colonnes d'un rouleau de papyrus sont susceptibles
de chanter à haute voix1 (phtheggómenai) , c'est que l'écriture a
désormais acquis l'autorité de la voix ; orale. Ces vers ■ paradoxaux me sont
pas sans rappeler la période hexamétrique qui ' ouvre les Dispositions ■.
(Diathekai) , un • poème hexamétrique d'inspiration hébraïque imitant
un hierôs logos attribué à Orphée et mieux connu sous sa
dénomination juive de Testament : « Je vais m'adresser d'une voix forte à ceux à;
qui il est permis (phthégxomai hoîs thémis esti) ;. vous tous, profanes,
bouchez désormais vos oreilles, et toi Musée; écoute... je vais en effet
proférer des choses vraies (exeréo gàr alethéa). »30 Dans ce texte qui
semble remonter à la fin du 111e ou ! au début du 'IIe siècle av. J.-C", les
formules de prélude propres à la poésie didactique se combinent4 avec
des formes du futur performatif pour permettre au locuteur d'assumer
lui-même, sans l'aide d'une instance inspiratrice, la ^ force . d'une : voix:
d'autorité ; il s'agit, comme dans la i poésie didactique traditionnelle,
d'une voix qui se réclame de • la . vérité, mais d'une vérité ici réservée
auxinitié-es, d'une vérité de sagesse religieuse..
Certes, , il n'est à nouveau plus question : d'écriture. . Mais >: dans
l'affirmation de l'autorité de la voix du poète; ces vers reprennent avec
des variations les deux expressions formulaires qui passent désormais
.'
pour constituer, le vers introductif de la cosmo-théogonie orphique
classique : « je vais chanter pour les initiés ; profanes, fermez les .
portes » (aeiso xunetoîsi, thúras epithesthe . bébeloi)n. Quelle que . soit • la
valeur philologique de la reconstruction de ce vers de prélude, sa
diction homérique l'inscrit* dans la grande - tradition de la poésie dite

29.* Poséidippos, Épigramme 17 Gow-Page ; cf. Bing, op. cit., n. 19, 33-34.
30/ Orphica frr. 245, 1-4 et 247, 1-4 Kern = frr. 377 et 378 F Bernabé ; voir à
ce - propos le commentaire circonstancié présenté par Ch. Riedweg, Judisch-
hellenistische Imitation eines orphischen Hieros Logos, Tubingen, 1993, 44-73.
31. Orphica fr. 334 Kern (cf. aussi frr. 13 et 59) = fr. 1 a F Bernabé (cf.
également fr. 1 b) ; voir la proposition formulée à ce sujet par M. L. West, The Orphie
Poems. Oxford, 1983, 33-35 et 82-84.
400 .i CLAUDE CALAME

« présocratique ». Dans la combinaison avec des pratiques de réflexion


recourant à l'écriture, ce • vers hexamétrique . peut conduire à ■ estimer
que la spécificité orphique des premières manifestations (poétiques) de
l'orphisme trouvera > finalement i ses , parallèles les - plus • sûrs dans les
mouvements davantage poétiques que philosophiques qui se
développent simultanément autour de figures: telles celles d'Empédocle ou de
Parménide32. Mais là encore, la prudence est de rigueur ! En effet, en
raison de la distance spatiale et temporelle, à la fois culturelle et
historique, qui nous sépare du mouvement orphique,. en raison du
polymorphisme d'un ' mouvement qui, du • point de vue de ses
manifestations poétiques, s'inscrit dans la grande tradition rhapsodique grecque,
en raison du caractère légendaire de son héros fondateur avec sa
biographie héroïsante, en » raison aussi de l'absence en Grèce antique en
général i de toute . théologie universalisante et ; de : tout dogme (ce qui
exclut pratiquement í l'existence de véritables . « sectes »), en * raison <
naturellement du caractère fragmentaire et ; très hétérogène , des
documents . qui < nous sont parvenus, en raison enfin des réinterprétations
néoplatoniciennes dont les idées orphiques ont été l'objet, tout ce qui
relève de l'orphisme requiert en premier lieu . retenue épistémologique
et habileté philologique. .

20, boulevard de Grancy .


CH-1006 Lausanne

32. Ch. Riedweg, « Orphisches bei Empedokles », Antike & Abendland, 41,
,

1995, 34-59, a bien montré les relations possibles entre l'œuvre d'Empédocle et
l'orphisme, tandis que G." Cerri, Parménide di Elea. Poema sulla nátura, Milano,
1999, 85-110; vient d'insister, avec pertinence sur. la dette de Parménide à l'égard
de la tradition poétique grecque.

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