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Qu'est-ce qui est orphique dans les Orphica ? [Une mise au point
introductive]
Une mise au point introductive
Claude Calame
Résumé
Après la publication récente de nombreux textes poétiques d'emblée considérés comme d'inspiration orphique, le moment est
venu de jeter un regard critique sur une classification dont les motivations ne sont pas toujours explicites. Occasion de
s'interroger sur le rôle cultuel de ces textes nouveaux, sur le statut de l'orphisme comme mouvement religieux à l'époque
classique, sur les fonctions assumées par la figure héroïque d'Orphée et sur le rôle joué par les pratiques de l'écriture dans la
composition poétique orphique.
Abstract
What is Orphie in the "Orphica" ? An Introductory Appraisal
After the publication in recent years of various poetical texts considered as being inspired by Orphism, the time has come to
have a critical look at such a classification, the appositeness of which is often unclear. This provides an opportunity to question
the cultic role of these new texts, the status of Orphism as a religious mouvement in classical Greece, the functions assumed by
Orpheus as a hero and a founder, and the role played by writing in the composition of Orphic poems.
Calame Claude. Qu'est-ce qui est orphique dans les Orphica ? [Une mise au point introductive]. In: Revue de l'histoire des
religions, tome 219, n°4, 2002. L'orphisme et ses écritures. Nouvelles recherches. pp. 385-400;
doi : 10.3406/rhr.2002.951
http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_2002_num_219_4_951
:
possède: plus ces éléments; d'information- (Le. . sur~ la communauté
orphique, sur la théogonie, sur l'apocalypse orphique, etc.), je ne veux,
pas affirmer qu'ils sont. tous faux (...). Je dis seulement que je ne puis
m'en convaincre pour, le ; moment, et jusqu'au «jour où ! je pourrai ï le ,
faire, l'édifice dressé sur ces fondations ne sera pour, moi qu'une
maison de rêve ; je suis tenté de l'appeler une projection inconsciente,1 sur
l'écran de l'Antiquité, de certaines aspirations religieuses inassouvies;
typiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.»3
À l'opposé; on citera la toute récente profession de foi t lancée par
Walter Burkert dans son dernier livre. L'illustre savant de Zurich
commence un chapitre intitulé « L'Orfismo riscoperto » pas ces mots : « II
n'existe, aucune autre- domaine dans les- études* classiques- et dans
l'histoire des religions en ' particulier, au ' sein i duquel * la < situation ait
autant > changé . dans - ces dernières décennies ■. que dans l'Orphisme: »4
Cette déclaration péremptoire contraste . en particulier avec , l'étude
publiée simultanément par, un jeune chercheur, américain, Radcliffe
.
G. Edmonds5.. Dans une . argumentation historique : serrée, l'auteur
montre que le récit du démembrement de , Dionysos-Zagreus , par . les
Titans avec la naissance subséquente des hommes à partir des cendres
de ces • êtres -. anthropophages - foudroyés par. Zeus est < une invention '
moderne, ou plutôt \ qu'il г s'agit i d'une reconstruction récente s'ins-
crivant: dans la. tradition de la mythographie : moderne. . Certes, cette
recomposition est : fondée • sur la -, version du s « mythe » donnée : par
le; philosophe; néoplatonicien» Olympiodore; en la. fin du* VIe, siècle
apr.\ J.-C.6 Mais elle , a > été '. reformulée et réinterprétée dans un sens ;
.
3. E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Paris, 1965, 147-148, éd. orig/: Ber-
keley/Los Angeles, 1959 ; voir la scholie à Aristophane, Oiseaux; 693, 11:3, p. 109,
Holwerda.
4. W. Burkert; Da Orner о ai Magi. La tradizione orientale nella cultura greca;
Venezia, 1999.
5. R. G. Edmonds," « Tearing Apart the Zagreus Myth : A Few Disparaging
Remarks On Orphism and Original Sin », Classical Antiquity, 18/ 1999/ 35-73. On
lira ici même les contre-arguments développés par A. Bernabé.
6. Olympiodore,-. Commentaire au i Phédon, de Platon 1, 3 = Orphica -fr. 220
Kern ; Plutarque, . De l'alimentation ? carnée- 996 bc , (= Orphica z fr. ~ 210 ) Kern =
fr. 304 F Bernabé), mentionne certes un récit, plus ancien qu'Empédocle (palaiôte-
ros... logos), qui raconte (memutheuména) les souffrances de Dionysos démembré
388 CLAUDE CALAME
chrétien à . la fin . du XIXe. siècle à partir du texte des célèbres < lamelles
■
exhumées du Timpone Piccolo de Thourioi en Grande Grèce et
supposées • orphiques ; des * textes épigraphiques et funéraires exhumés < et
publiés une première fois entre;1879 et 18807. Dans deux de ces «
passeports pour Л'аи-delà», le ou la défunt-e (ou son âme) s'adresse
probablement ' à . Persephone pour lui * annoncer; qu'il a-, payé* la; peine
prévue pour les actes • injustes commis et . qu'il a été . « dompté » par
celui qui lance la foudre, c'est-à-dire par Zeus ; c'est dans cette mesure
que ? la ; personne : décédée ; se . présente maintenant, en prononçant : le ,
texte inscrit sur la » lamelle d'or déposée ; sur son cadavre, devant les
dieux d'en bas : il prétend, en suppliant de Persephone, appartenir, à
leur famille et accéder à leur demeure. Dans une démarche analogue,
assortie d'un . mot, de passe; , le défunt censé : prononcer, un troisième
texte dit avoir échappé au «cercle terrible des douleurs profondes ».
Réinterprété dans le sens chrétien du péché originel, le récit
néoplatonicien de la faute commise par les Titans à l'égard de Dionysos et de
la naissance subséquente des humains a servi de clé d'interprétation à1
ces textes rituels et funéraires, d'emblée associés à l'orphisme. Le ou la-
défunte ne ferait que répéter l'histoire dessinée par le « mythe » :
péchés de mortel, destruction- par Dieu,, expiation, résurrection,-,
rédemption...
officielle du texte qu'il . porte se fait encore : attendre, le Papyrus de. Der-
par les Titans, eux-mêmes punis de leur crime par la foudre ; mais ce récit,
interprété comme un mûthos de renaissance, n'est pas suivi d'une anthropogonie ; voir
aussi, à ce propos et dans le même sens que celui indiqué par Edmonds, l'étude de "
L. Brisson, « Le corps "dionysiaque". L'anthropogonie décrite dans le
Commentaire sur- le Phédon de Platon* (1, § 3-6), attribué ai Olympiodore. est-elle ;
orphique ? », in Sophiês Maiêtores, « Chercheurs de sagesse ». Hommage à Jean ;
.
;
texte11. Sous la forme d'une adresse à la défunte, le texte gravé donne
la ! formulation du • > « mot de passe » > à prononcer, devant í Persephone .
pour: avoir accès,* sous terre, aux privilèges que partagent ; les ■- autres :
«bienheureux»; cet itinéraire de mort et; de renaissance dans
l'accession au bonheur éternel (nûn éthanes kainûn egénou, trisólbie:..)
implique probablement une initiation -préalable, sous l'égide d'un dieu
appelé Bacchios. Cette épiclèse, qui se réfère, sans doute à. Dionysos,,
évoque : le groupe , des mûstai г kah bákhkhoi : mentionné ■ dans , le texte :
d'Hipponion. Cependant, à moins d'admettre la nécessité d'une
composante dionysiaque: dans toute, manifestation: orphique comme
l'indique par exemple l'usage fréquent de la qualification en amalgame *
orphisch dionysisch ou orphico-dionysiaque, à moins aussi d'établir une
équivalence entre la « libération » (éluse) accordée; par Bacchios à -la
10. Orphica fr. 474 F Bernabé,éd; par G. Foti et G. Pugliese Carratelli,- « Uni
sepolcro di Hipponion e un nuovo testo orfico », Parola del Passato,. 39, \ 197r4,'.
91-107 et 108-126 ; voir en particulier, le commentaire détaillé fourni par A: Ber-
nabé et A. Jiménez San Cristobal, Instrucciones para el más alla. Las laminillas
ôrficas de oro, Madrid, 25-86. Pour l'abondante bibliographie , suscitée par la :
publication de ce texte/ voir G. Pugliese Carratelli, Le lamine d'oro « orjïche »,
Milano, 2001 'l 2e éd., 41-44. Je compte revenir sur le contexte religieux de ce
document, en relation avec les cultes à mystère, dans une étude à paraître ; pour
l'instant, voir R. Schlesier, « Dionysos in der Unterwelt: Zu den Jenseitskonstruktio-
nen der bakchischen Mysterien », in ■ Ri von den . Hoff et -. S. Schmidt ; (éd.),
Konsîruktionen von Wirklichkeit: Bilder im Griechenland des 5; und 4'. Jahrhunderts >
■
12. Platon, République 364 be = Orphica fr. 3 Kern = fr. 573 T Bernabé.
13. Lamelle publiée par P.1 Chrysostomou, He thessalikè theà En(n)odia è
Pheraia theà, Thessaloniki; 1991, 372-377/ Ces différents documents nouveaux-
sont énumérés par Ch. Riedweg, « Initiation-Tod-Unterwelt. . Beobachtungen zur
Kommunikationssituation ; und narrativen Technik der: orphisch-bakchischen ■
Goldblâttchen », in F. Graf (éd.), Ansichten griechischer Rituále, Stuttgart/Leipzig,
1998; 359-398 ; la plupart d'entre eux sont commentés, dans un sens orphique, par
Burkert, op: cit., n. 4, 59-86 ; pour l'iconographie; voir en particulier M. Schmidt,
« Bemerkungen zu Orpheus in Unterwelts- und ? Thrakerdarstellungen », in
-,
.
définitive; à, l'épistémologie ; de, la. discipline:. La i réflexion? moderne sur
l'orphisme . est en * fait : marquée par une conjoncture particulièrement
:
19. Selon le titre de l'ouvrage de P. Bing, The Well-Read Muse. Present and
Past in Callimachus and the Hellenistic Poets, Gôttingen, 1988/ 15-38.* La tradition,
écrite à laquelle les adeptes d'Orphée semblent, avoir, confié dès le .Ve siècle vers :
hexamétriques et formules magiques est bien décrite par R. Baumgartner, Heiliges
Wort und Heilige Schrift bei den Griechen. Hieroi Logoi und verwandte Erscheinun-
gen, Tubingen,; 1998, 70-80/
.
tragique.-- Mais la mort ; du héros < descendu aux;. Enfers pour y retrouver,
son épouse est expliquée par l'amour, exclusif- qu'il portait à. Apollon
au mépris de Dionysos. Assis sur le Pangée dans l'attente du lever de
Soleil; le héros est' alors attaqué par les Ménades qui,1 animées, par- la t
colère : de : Dionysos, déchirent et : dispersent ses membres : qui sont :
recueillis ; par les Muses = elles-mêmes. Déposés en * un . tombeau qui • se
situe en Piérie, non loin de l'Olympe, les restes d'Orphée seront l'objet
d'un culte héroïque tandis que sa ■ lyre sera • transformée en étoile: En ;
■
21. Timothée fr. 791, 221-236 Page = test. 22 Bernabé, dans un passage en
forme de programme poétique et de sphragis; avant une adresse finale à Apollon ;
cf. Terpandre test. 46 Gostoli, avec le commentaire de A. Gostoli; Terpandro;
Introduzione, testimonianze, testo critico, traduzione e commente, Roma, 1990,
XXXIX-XLIII et 112-114.
22. Pseudo- Eratosthène, Catastérismes 24 = Eschyle TrGF, p. 138-139 Radt =■
Orphica test. 113 Kern .= fr. 536 T Bernabé (cf. ad fr. 497 T) ; sur les différentes
versions de la légende,- voir en particulier F.. Graf,. «Orpheus : Av Poet 'Among
Men », in J. Bremmer (éd.), Interpretations of Greek Mythology; London/Sydney,
.
cette figure divine est opposé aux phármaka proposés par les disciples
ď Asclépios ; qui les détiennent d'Apollon,- le ' dieu qui domine : la :
tragédie ; il ' est opposé également - à d'autres « remèdes », inscrits : (katé-
grapsen) par. Orphée lui-même sur - les > tablettes (sanides) de, Thrace.*
Seule, semble-t-il, la voix vived'Orphée estactive.
Le ' commentaire papyrologique ; de Dervéni \ pourrait : apporter un >
élément de réponse à cette apparente contradiction entre le pouvoir du •
chant ou de la. musique instrumentale attribué dès l'époque classique
au ' héros , fondateur Orphée et l'inefficacité des > formules confiées ; à *
l'écriture • par le même Orphée ; l'accusation r n'est d'ailleurs pas sans
évoquer les critiques que le Platon du Phèdre adresse à l'écriture à
travers le récit de Theuth24. En attribuant explicitement à' Orphée la
cosmo-théogonie ; qu'il cite et . en- désignant : les . hexamètres ^ em diction
homérique qu'il • commente comme « énigmatiques » (ainigmatódeis),
l'auteur du texte papyrologique ne se contente pas de justifier son
travail d'interprétation avec le patchwork d'explications d'ordre physique1
et cosmologique qui en est , le résultat ; il indique aussi que le poème
est de l'ordre de Yaînos. Comme une fable animale racontée oralement
en tant que paradigme comportemental et pour sa valeur d'édification:
morale, . le poème attribué . à • Orphée requiert donc une relecture de
type, allégorique. Par sa pratique érudite. du; commentaires écrit,
l'auteur « anonyme ■ de -Dervéni * ne fait, rien , d'autre qu'entreprendre • à -
son tour l'éloge (érudit) du processus de la création du monde tel que
le conçoivent , les adeptes d'Orphée. L'art : du poète Orphée, que l'on >
s'imaginera proche de l'art des rhapsodes, devient une sorte de
rhapsodie herméneutique écrite.,
À une pratique de poésie orale qui suit .les règles du genre épique
s'est substituée une pratique de l'écriture, mais avec la même intention-
d'enseignement" et- surtout avec la: même fonction pragmatique
d'initiation : c'est dans ce ' contexte que les phármaka v attribués à
Orphée : et consignés dans les > tablettes de Thrace ; peuvent se révéler
l'Olympe, ceci dans le contexte de l'évocation du thiase et des danses des Ménades
conduites : par , Dionysos dans • des montagnes : de légende : Euripide, Bacchantes
560-564 = Orphica test. 49 Kern = test. 116 Bernabé.
24.' Platon, Phèdre 21 A d-275 b, dans un récit que l'on lira avec l'aide du
commentaire de M. Vegetti, « Dans l'ombre de Thot: Dynamique de l'écriture chez
Platon», in M/ Détienne (éd.), Les savoirs de l'écriture. En Grèce ancienne, Lille,
1988, 387-419, étude que l'on préférera aux spéculations de J. Derrida, « La
pharmacie de Platon », Tel Quel, 32, 1968, 3-48,- et 33, . 1968, 1 8-59, reprises . dans
L. Brisson (éd.), Platon. Phèdre, Paris, 1989, 255-401 :..
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 397
5. Poèmes orphiques
27. Marbre de Paros FGrHist. 239 A 15 = Orph. test.' 221 Kern = fr. 379 T
Bernabé (cf. fr. 513 T Bernabé).
28.. Argonautiques orphiques 1-16.
QU'EST-CE QUI EST ORPHIQUE DANS LES ORPHICA ? 399
29.* Poséidippos, Épigramme 17 Gow-Page ; cf. Bing, op. cit., n. 19, 33-34.
30/ Orphica frr. 245, 1-4 et 247, 1-4 Kern = frr. 377 et 378 F Bernabé ; voir à
ce - propos le commentaire circonstancié présenté par Ch. Riedweg, Judisch-
hellenistische Imitation eines orphischen Hieros Logos, Tubingen, 1993, 44-73.
31. Orphica fr. 334 Kern (cf. aussi frr. 13 et 59) = fr. 1 a F Bernabé (cf.
également fr. 1 b) ; voir la proposition formulée à ce sujet par M. L. West, The Orphie
Poems. Oxford, 1983, 33-35 et 82-84.
400 .i CLAUDE CALAME
32. Ch. Riedweg, « Orphisches bei Empedokles », Antike & Abendland, 41,
,
1995, 34-59, a bien montré les relations possibles entre l'œuvre d'Empédocle et
l'orphisme, tandis que G." Cerri, Parménide di Elea. Poema sulla nátura, Milano,
1999, 85-110; vient d'insister, avec pertinence sur. la dette de Parménide à l'égard
de la tradition poétique grecque.