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d'histoire
Schamp Jacques. Apollon prophète par la pierre. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 59, fasc. 1, 1981.
Antiquité. pp. 29-49;
doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1981.3311
https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1981_num_59_1_3311
Jacques Schamp
La physionomie générale des dieux grecs n'en finit pas d'échapper au crayon de
qui en veut fixer les traits. Aux yeux des profanes, qui n'ont retenu du premier
ouvrage de Nietzsche que l'idée centrale, Apollon demeure l'antithèse de
Dionysos, l'esprit de la forme opposé à celui de la musique. «Le rôle d'Apollon», écrit un
philosophe français 0), «consiste à peupler l'abîme du néant ouvert sous nos pas, à
l'aide de formes individuelles qui en fixant sur elles et sur leur destin notre
attention méditative détachent de nous l'émotion, en brisent la pointe la plus
dangereuse, et par le pouvoir des images donnent à la douleur et à l'horreur
auxquelles nous risquerions de succomber, une détente bienvenue, un
soulagement efficace». Cassandre, Hélénos et la Pythie peuvent témoigner in corpore vivo
que le contact du dieu n'avait pas toujours - il s'en faut de beaucoup - cet effet
lénifiant.
D'abord les incertitudes touchant les origines mêmes d'un des plus
spécifiquement grecs parmi les dieux n'ont pas laissé d'inquiéter le monde des
érudits. La haute antiquité de ses sanctuaires de Didyme et Claros par exemple
incline les uns à lui prêter une provenance asiatique ; pour d'autres, le nombre des
témoignages relatifs à un Apollon hyperboreen tiendrait plutôt à des accointances
thraces(2). Même la transparence apparente du nom est trompeuse. Les
Sans doute n'ai-je pas qualité pour apprécier la valeur de cette dernière tentative
d'explication (9). Au moins a-t-elle le mérite de mettre Apollon en rapport avec un
des aspects les plus caractéristiques de son culte. «Aucun autre dieu grec», dit un
des maîtres de l'histoire des religions (10), «pas même Hermès, n'était entouré
d'autant de «pierres» qu'Apollon». C'est là une affirmation qui, à coup sûr. ne
saurait étonner un visiteur de Delphes. Cependant, des preuves plus significatives ne
des sanctuaires de Didyme et Claros est attestée sans ambiguïté par Pausanias, VII, 2, 6 et
3, 1.
(3) P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. I, Paris, 1968,
s.v. 'Απόλλων ρ. 98.
(4) Hesychios, s.v. αζέλλαι · σηχοί, εχχλησίαι, αρχαιρεσίαι..
(5) Respectivement Ο. Kern, Die Religion des Griechen, t. I, Berlin, 1926, pp. 110-111
et L. R. Farneii., The Cults of the Greek States, t. IV, Oxford, 1907, pp. 98-99. Pour la
critique, on lira W. F. C. Guthrie, o./., p. 90, n. 2.
(6) Hesychios, s.v. άπελλόν ■ αίγειρος, υ έστι είδος δένδρου d'après Α. Β. Cook, Zeus. t. II,
lre partie, Cambridge, 1925, pp. 484-485.
(7) P. Chantraine, 1.1., mais le rapprochement serait faux : id., t. III, Paris, 1974, s.v.
όλιγηπελέων ρ. 791.
(8) Hesychios, s.v. πέλλα · λίθος. Voir Soiders, Der ursprüngliche Apollon dans Archiv
für Religionswissenschaft 32 (1935), pp. 154-155.
(9) P. Chantraine, o.L, s.v. 'Απόλλων, ρ. 98 trouve son analyse «déraisonnable». M. P.
Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, 1. 1, 2e édition, Munich, 1955 (V, 2, 1 dans
le Handbuch de H. Bengtson), p. 204 ne la trouve ni meilleure ni pire que d'autres.
(10) M. Éliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1949, p. 206. Voir aussi M. P.
Nilsson, o.L, pp. 203-205.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 31
Un texte néglige
la fit grandir, comme on fait pour un enfant, dans de la toile pure. S 'étant ainsi
gagné l'affection du dieu enjoignant les sacrifices aux prières, grâce à des chants
d'une grande efficace, il insufflait vie à la pierre, illuminant de torches son palais
purifié, il choyait cette pierre divine qu 'il prenait dans ses bras, pareil à une mère
serrant longuement contre elle son fils en bas âge. Pour toi, quand tu voudras
entendre la voix divine, voici ce qu 'il faut faire, afin que ton esprit s 'instruise du
prodige. Lorsque tu seras bien las de la bercer dans tes bras, elle poussera soudain
le cri d'un nouveau-né qui réclame du lait au sein de sa nourrice. Mais tu dois
dans ton cœur endurant te soumettre toujours à nos avis, afin qu'une peur
accablante ne paralyse pas tes forces et que tes mains ne laissent pas tomber la
pierre sur le sol, au risque d'éveiller la colère terrible des (dieux) immortels. Puis,
avec audace, interroge l'oracle. Il te dévoilera tout, sans faute. Ensuite de tes yeux
approche la pierre, quand elle aura fini, et regarde. Tu comprendras, ό merveille !
qu 'elle rend l'âme. «Grâce à elle, on pourra prendre la cité de mon père» avait dit
aux Atrides le descendant de Laomédon, suivant les injonctions de la pierre
terrible.
Au vers 371, on a, depuis Tyrwhitt, accoutumé de corriger la leçon unanime
des manuscrits èz' apfiatv en ΧιπαροΖσιν (Hermann) ou λπαργισιν (Abel) O8). Cité par
Hermann, l'éditeur britannique invoque à la fois la métrique et le sens. En
principe, il est vrai, l'initiale du mot άρά est longue dans la poésie épique. Cet
usage toutefois ne s'est pas constitué en règle infrangible ("). Quant au sens de la
préposition, je vois mal où réside la difficulté : επί avec, après, succédant à est bien
attesté (20). Sans doute la conjecture Χιπαροΐαιν ou λιτταργισιν séduit-elle par son
brio. L'onction d'huile eût permis d'établir des analogies suggestives avec
Yomphalos de Kronos que Pausanias vit encore à Delphes (2I) ou encore, dans le
registre de la magie, avec les pratiques divinatoires de l'alchimiste d'Elizabeth I,
John Dee (22). Surtout, le choix des éditeurs fait fi d'un élément précieux de la
tradition indirecte. Dans un fragment mutilé de ses scholies à sa propre Exégèse de
l'Iliade, Jean Tzetzès donne une paraphrase en prose assez fidèle de notre texte. Ce
commentaire fait explicitement mention d'une prière préalable (έπευχόμενος), mais
pas d'une onction d'huile (23).
(18) G. Hermann, Orphica, Leipzig, 1805, p. 402 et E. Abel, Orpliei Lithica .... Berlin,
1881, p. 74.
(19) On ne peut songer ici à faire un dénombrement exhaustif. Si άρά a bien l'initiale
longue dans Homère, Ο 378 (άράων), 598 (άρψ), δ 767 (άρής) et ρ 496 (apfiaiv), il n'en va pas
de même en I 566 (εξ αρέων).
(20) Pour ne citer que ce seul exemple, on pourra comparer notre vers avec ρ 454.
(21) Pausanias, X, 24, 6. Sur ce point, voir M. Delcourt, o./., p. 31.
(22) C'est ce que fait A. Delatte, La catoptromancie ..., p. 145.
(23) Publiées pour la première fois, par G. Hermann, Draconis Stratom'censis de metris
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Tous les manuscrits du poème donnent au v. 475 le texte δή κατεχούστ], que l'on
corrige depuis Hermann en άγκάς εχούστ). Supposant l'intrusion d'une glose,
l'illustre philologue allemand décèle dans le passage deux vices majeurs : l'usage
inepte de la particule δή et le sens obscur du participe (24). Je lui accorde volontiers
le premier point : employé à 7 reprises dans le poème, δή figure toujours en début
de phrase ou de proposition. Mais la seconde critique n'emporte pas l'adhésion
aussi facilement. Un des sens premiers du verbe κατέχω est «tenir fortement»,
voire «retenir», «contenir». Je propose donc de lire, de façon plus économique, en
<5τ7<ν> κατεχούση serrant longuement contre elle(2s). Une telle attitude ne peut
surprendre de la part d'une mère attentive. D'ailleurs l'opération devait, si l'on
s'en rapporte au v. 378, prendre un temps passablement long et-engendrer une
importante fatigue, au point qu'Hélénos juge indispensable de mettre son disciple
en garde.
Ce passage n'est pas le seul qui ait souffert du temps et du travail des copistes.
Qu'on suive M qui donne εναίμεναι (sic) ou qu'on lise αίνέμεν avec les manuscrits
ABPPal. V, le vers 381 sonne faux. Aussi les correcteurs se sont-ils adonnés à
l'envi aux joies du thème grec. Hermann (26), par exemple, imprime άκταινέμεν,
qu'il tire d'une glose d'Hésychios ; Abel (27), suivi par Ruelle, έπακονέμεν, qu'il
déduit d'une scholie mutilée de Tzetzès. En somme, à un vocable érodé par les
aléas de la tradition manuscrite, on a préféré substituer une nouvelle glose. À un
détail près, en effet, on peut sauver la lettre des manuscrits. Le sens général du
vers n'est pas douteux ; en outre, la forme aberrante de M livre le mécanisme de la
corruption et dissimule le texte original ε<νί αί>νέμεν. Un saut du même au
même à courte distance, facilité par une erreur de graphie préalable due à la
prononciation byzantine a fondu les deux vocables au point de les rendre
méconnaissables. L'addition de la syllabe finale -ai s'explique par une
contamination résultant du voisinage de αΐεί (28).
revanche, les adverbes γενναίως et τληχαρδίως permettent de croire que le vers avant
corruption portait bien une tournure du genre de celle que j'ai reconstituée.
(29) Homère, H 44-45. Hélénos se montre capable d'interpréter pour Hector les
réflexions qu'échangent Apollon et Athéna. A vrai dire, c'est à partir des Chants cypriens
que son rôle de devin est de plus en plus nettement souligné. Avant que Paris ne prenne la
mer pour Lacédémone, Hélénos lui prédit son destin (voir Proclos, Chrestomathie, 1. 92
dans A. Severvns, Recherches ..., IV, Paris, 1963, p. 78). Dans la Petite Iliade, c'est lui
également qui inspire le revirement d'attitude à l'égard de Philoctète (Proclos,
Chrestomathie, 11. 211-215).
(30) Severyns, Les dieux d'Homère, Paris, 1966, p. 91.
(31) R. Flaceijère, Devins et oracles grecs, 2e édition, Paris, 1965, p. 34 ; Plutarque,
Sur la décadence des oracles, 46 (Moralia, 435 C-D) et 51 {Mor. 438 C). Sur tout ceci, on
lira P. Amandry, La mantique apollinienne à Delphes, Paris, 1950, pp. 115-116.
(32) Lucien, Le double jugement, 1. R. Flacelière, o.l., pp. 44-45, qui cite les
découvertes récentes de M. L. Robert, rappelle que le desservant d'Apollon à Claros était bel et
bien de sexe masculin.
(33) Ps.-Apou-odore, Bibliothèque, I, 4, 3. Voir aussi A. Bouché-Leclercq, Histoire de
la divination dans l'Antiquité, t. III, Paris, 1880, p. 263 et Th. De Scheffer, Mystères et
oracles helléniques (trad. Jundt), Paris, 1943, pp. 175-176.
(34) Anticlide d'Athènes, 140 F 17 Jacoby = Scholie A à Homère, H 44. D'après une
version rationalisée (Scholies BCE3T à Homère, H 44), Cassandre aurait connu cette
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aventure dans un sanctuaire d'Artémis, son frère, dans celui d'Apollon (voir aussi Arrien,
156 F 102 Jacoby = Eustathe, Commentaires à Homère, Ζ 275, p. 626, 22). D'après W.
Otto, art. Helenos dans R.-E., VII, 2(1912), col. 2846 et Juliette Davreux, La légende de
la prophétesse Cassandre, Liège-Paris, 1942, p. 66, ces données pourraient avoir leur
origine chez les poètes du Cycle.
(35) M. Détienne, Les jardins d'Adonis, Paris, 1972, p. 77. Voir, par exemple,
Plutarque, Questions de table, VIII, 7 (Mor., 727 Β). On trouvera un dossier constitué à ce
sujet dans A. Delatte, La vie de Pythagore de Diogène Laërce, Bruxelles, 1922, pp. 173-
1 77 et 1 92- 1 93. On peut citer notamment toute une série de fragments de poètes comiques
issus, il est vrai, d'une tradition remontant à Timée de Tauroménium (A. Delatte, o.I.,
p. 193).
Dans la secte pythagoricienne, il n'en allait cependant pas de même pour chacun. On
lira les pages brillantes de M. Détienne, o.I., pp. 82-86, qui trouve moyen d'expliquer les
divergences de régime, à propos de Milon de Crotone, par exemple. L'opposition entre
régime carné et non carné correspondrait à celle de l'homme politique ou d'action tendu
dans la volonté de réformer l'Etat et du sage préoccupé de salut personnel (p. 86).
(36) Les textes les plus connus sont Euripide, Hippolyte, 952-957 = Orphée, Τ 21 3 Kern
et Platon, Lois, VI, 782 c = Τ 212 Kern. On lira également W. Jàger, À la naissance de la
théologie, Paris, 1 966, p. 66 et W. F. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque, Paris (trad.
S. M. Guillemin), 1956, pp. 218-219 et p. 221.
(37) J. Bouffartigue-M. Patillon dans l'introduction à leur édition de Porphyre, De
l'abstinence, t. I, Paris, C.U.F., 1977, p. lxvi où sont résumées les recherches de J.
Haussleiter, Der Vegetarismus in der Antike dans Religionsgeschichtliche Versuchen und
Vorarbeiten 24, Berlin, 1935.
(38) Porphyre, Lettre à Anébon, 2, 8b, p. 1 9 Sodano. Ce passage était destiné à devenir
un lieu commun du néo-platonisme. Voir Jamblique, Les mystères d'Egypte, V, 1, p. 158
Des Places ; 4, p. 159, 11. 14-15 ; p. 160, 11. 9-10 et, dans la polémique chrétienne, Eusèbe,
Préparation évangélique, V, 10, 1, p. 242, 20 Mras et Théodoret, Thérapeutique des
maladies helléniques, III, 66, p. 189 Canivet.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 37
toute nourriture carnée contribue à éliminer le lien unissant l'âme au corps (39) et
partant, à mortifier le corps lui-même. De la sorte, la séparation entre les
conditions humaine et divine s'effrite. Un tel jeûne préparait donc parfaitement
Hélénos à accueillir le dieu qu'il servait. On se gardera cependant, sur la base de
concordances aussi étroites, de conclure trop vite à un courant d'influence
néopythagoricien sur notre poème. Au demeurant, la même interprétation vaut pour
l'obligation de continence sexuelle : «l'appartenance aux dieux implique la notion
de pureté sexuelle» écrivent O. Masson et P. Chantraine (40). Quant à l'interdit
relatif aux bains en commun, il vise l'usage des thermes et a une signification
analogue. En effet, on ne connaît pas de représentation montrant hommes et
femmes se baignant dans le même local (41). Or, les établissements de bain public
avaient fâcheuse réputation : ils passaient notamment pour rendre
dévergondé (42).
On voudrait en savoir davantage sur les raisons qui poussent le poète à limiter
l'application de ces restrictions à une décade. Sans doute ne faut-il pas, pour les
déceler, pousser ses investigations du côté des anciennes pratiques religieuses.
Curieusement, comme le note G. Germain (43), «le nombre 10 (...) ne s'applique
presque point au temps». Dans le domaine politique, il se pourrait même que la
division clisthénienne en 1 0 tribus traduisît une volonté de laïcisation (44).
Pourtant la référence à ce nombre évoque une doctrine célèbre, je veux dire le
pythagorisme. Dix constitue en effet la tétraktys primitive (45). Dans le serment des
initiés sous sa forme la plus ancienne (46), la tétrade se colore déjà de mysticisme :
Non, je Ie jure par celui qui a transmis à notre âme la tétraktys qui renferme la
source et la racine de l'éternelle nature. Un texte obscur de Jamblique la met
d'ailleurs curieusement en rapport avec l'oracle pythien (47). On ne s'étonnera
donc pas de voir à haute époque la tendance à associer le nombre 1 0 à une valeur
morale faire tache d'huile, au point d'imprégner des systèmes philosophiques
voisins. Aux yeux de Speusippe, par exemple, successeur de Platon à la tête de
l'Académie, la décade correspondait au Bien (48). Aussi les traités d'arithmologie
de la fin de l'Antiquité, inspirés pour la plupart du pythagorisme, ont-ils accueilli
avec ferveur ce genre de spéculation. «C'est une doctrine fréquemment exposée
dans les traités d'arithmologie que (...) 10 (correspond) à la perfection» (49). Bien,
perfection, source de l'étant, le nombre 10 qui rythmait les mortifications
d'Hélénos ne pouvait manquer de leur conférer une singulière efficace.
Magie et théurgie
théologique : ... Porphyre a montré - ainsi que ceux qui ont détourné le sens du
mot «divin» — que la pensée des hommes et les moyens de coercition qu 'ils ont mis
en œuvre ont plus de pouvoir que les dieux. En effet, ils les attirent du ciel et les
enchaînent ici-bas ,· aussi (les dieux) n'ont-ils plus la force de s'en aller avant que
les hommes ne les délivrent. Or, dans le Lapidaire, Hélénos n'exerce aucune
contrainte sur la divinité. Il se soumet à ses désirs et accomplit une série d'actes
prescrits par un rituel. Chez le philosophe néo-platonicien, le dieu s'exprimait
vraisemblablement par le truchement d'une statue. On peut penser en outre que
des pierres ou des éléments (portant des gravures ?) complétaient les préparatifs du
praticien (î3). Surtout, le devin exerce une véritable contrainte sur la divinité. On
ne s'y trompera donc point : Théodoret explique sans ambiguïté que les
techniques mises en œuvre dans Porphyre étaient destinées à capter au profit des
hommes la volonté des dieux et relevaient de la magie. Comme le dit avec
pertinence P. Hadot (î4) : ... «ce qui distingue précisément la théurgie de la magie,
c'est l'absence de véhémence, de contrainte, de menace, la docilité et la soumission
à la volonté des dieux». On ne verra donc pas, avec A. Delatte (5Î), dans ce passage
du Lapidaire une scène de magie, mais la description d'un rite théurgique. On
peut même préciser que les pratiques d'Hélénos relevaient de la «télestique» : les
dieux pouvaient en effet manifester leur présence tantôt dans un réceptacle
préparé à cet effet (télestique), tantôt par le truchement d'un médium qu'ils
plongeaient dans des transes (56). De nombreux textes permettent de retracer les
étapes du rituel : purification du corps et de l'âme humaine, consécration de
statues cultuelles, animation du réceptacle grâce à des pierres, des plantes, des
herbes, des animaux, des épices, etc, associés aux dieux en vertu des lois de la
sympathie (").
L 'illusion delphique
II est aisé de montrer que la véritable portée des pratiques d'Hélénos a échappé
aux érudits parce qu'ils n'ont pas élargi suffisamment le champ de leurs
investigations. Ainsi, c'est sur des rapprochements spécieux que l'on s'est fondé
pour trouver au dieu une place dans le Panthéon classique. L'usage de la pierre
invitait au rapprochement avec ÏOmphalos delphique de Cronos (58), ou avec la
pierre jetée derrière lui par Deucalion sur les routes du Parnasse, laquelle prit à ce
moment le pouvoir de prophétiser (59). Pour Jane Harrison, il serait naturel de
vêtir la sainte pierre όμφή, parce qu'elle est une haleine vivante, un objet quasi
humain à chérir et à dorloter comme un enfant (60). A première vue, l'explication
est satisfaisante : quoique les linguistes modernes ne reconnussent aucun crédit à
cette etymologie populaire (61), les Grecs rattachaient ομφαλός à όμφή ("). Par suite,
le réseau de bandelettes recouvrant l'omphalos répondrait aux fibres circulaires
parcourant la surface de la sidérite dans les Lithica (364-365) (63). Le poète, il est
vrai, a pris soin de décrire L'aspect de la pierre avec un grand luxe de détails
(w. 363-365). Pline l'Ancien (64), par exemple, note laconiquement: l'oritis, de
forme sphérique, que d'autres appellent également sidérite, est insensible à l'action
du feu. On ne trouvera rien de plus chez les autres spécialistes de l'Antiquité à
propos de cette pierre qui ne correspondait en rien à celle qui porte le nom de
«sidérite» aujourd'hui (65). Toutefois, l'analogie avec Tomphalos delphique est
trompeuse, car «rien n'indique que l'omphalos ait jamais eu un rôle quelconque
dans la divination» (66).
Le bétyle d'Hélénos
(66) M. Deixourt, o./., pp. 1 48- 1 49. Sur la pierre de DelphesT on lira aussi J. Defradas,
Les thèmes de la propagande delphique, Paris, 1954, pp. 102-1 10.
(67) PhiijOn De Byblos, 790 F 2 Jacoby = Eusèbe, Préparation évangélique, I, 10, 23.
On se méfiera dans ce passage de la traduction de J. Sirinelu et Ed. Des Pièces dans
l'édition des Sources chrétiennes, Paris, 1974, p. 197 : le φησί du texte original, dit-il (se.
Philon de Byblos, dont tout ce passage est un long résumé) est rendu par dit-on (φασί),
comme si l'information venait d'ailleurs.
(68) F. Lenormant, art. Baetylia dans Daremberg-Saguo-Pottier, t. I (1887), p. 645.
(69) Ps.-Apomodore, Bibliothèque, I, 1, 7.
(70) Hesychios, s.v. βαίτυλος.
(71) Ad. Lods, Israël, des origines au milieu du VIIIe siècle, Paris, 1930 (repr. 1969),
p. 65.
(72) F. Lenormant, 1.1.
(73) D'après Sophocle, fr. 928 N2 (Hesychios, s.v. βαίτυλος), le mot avait le sens de tente
de cuir, mais d'après Sophron, fr. 38 Olivieri ( = Hesychios, 1.1.), celui de peau {διφθέρα).
(74) Ad. Lods, o.L, p. 262. On la comparera avec la description que donne A. Dei-atte,
La catoptromancie grecque ..., p. 56 : «L'instrument de la divination, cristal ou béryl, est
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Accointances orientales
Aussi peut-on espérer découvrir dans la littérature inspirée par l'Orient un texte
offrant des traits analogues à ceux du Lapidaire. Le plus proche est un passage de
Damascius qu'A. Delatte avait signalé autrefois (75). Bien qu'on puisse
malaisément le traduire mieux que le regretté R. Henry (76), une divergence de vue sur un
point important m'oblige à en proposer une version légèrement différente de la
sienne.
J'ai vu, dit l'auteur (se. Damascius), le be'tyle qui se mouvait dans l'espace :
tantôt caché dans ses vêtements, tantôt aussi porté dans les mains de son gardien.
Le nom de ce gardien du bétyle était Eusèbe. Il racontait qu'il lui était venu
autrefois le désir insolite et soudain de s 'éloigner de la ville d'Emèse en pleine nuit,
pour se rendre le plus loin possible, en direction de la montagne où est bâti un
temple antique d'A théna ; il était arrivé très vite au pied de la montagne et s 'y était
assis pour se reposer des fatigues de la route ; il vit soudain une sphère de feu
tombant du ciel, et un lion énorme qui s'approchait d'elle; l'animal disparut
aussitôt ; quant à Eusèbe lui-même, il courut de suite vers la sphère, dont le feu
s 'éteignait déjà et comprit que c'était le bétyle .· il le leva de terre et lui demanda à
quel dieu il appartenait. La pierre lui dit qu 'elle était à Gennaios (Gennaios est un
dieu qu'adorent les gens d "Héliopolis dans le sanctuaire de Zeus, sous la forme
d'une statue de lion). Il emporta le bétyle chez lui la même nuit : il n'avait pas,
comme il le dit, parcouru moins de deux cent dix stades. Eusèbe η 'était pas maître
des mouvements du bétyle, comme le sont d'autres pour d'autres objets. Par
bénit, comme les cierges à la lumière desquels il est contemplé. Il doit être maintenu en
constant état de propreté : pour cela, on le lave dans des bains et on le conserve enveloppé
d'une étoffe. Les opérateurs, le magicien et l'enfant médium doivent être en état de pureté
rituelle et des incantations sont prononcées à l'oreille du sujet. C'est que l'action consiste
en une évocation d'anges, auxquels on offre des sacrifices de lumière et d'aromates». C'est
en posant la tête sur un bétyle que Jacob, dans la Genèse, 28, 1 8, voit une échelle dressée
jusqu'au ciel et parcourue par des anges. Ce genre de phénomène est couramment attesté
dans la religion de Canaan antérieure à la formation du monothéisme et, de façon plus
générale, chez tous les peuples sémitiques. Voir Ad. Lods, o.I., pp. 26 1 -262 et la note du P.
De Vaux à Genèse, /./., dans la Bible de Jérusalem, t. I, Paris, 1964, p. 71.
(75) A. DeI-atte, Etudes sur la magie grecque, Paris, s.d. [1914], p. 214.
(76) Damascios, Vie d'Isidore, fr. 203 pp. 274 et 276 Zintzen = Photios, Bibliothèque,
cod. 242 t. VI, pp. 43-44 Henry.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 43
celle de Pline l'Ancien (82), ne mentionne rien de pareil. Mieux que le passage de
Damascios, la scène du Lapidaire réussit toutefois à intégrer dans un ensemble
cohérent des éléments disparates. Dans la tradition grecque, le bétyle de Rhéa
portait déjà une vêture appropriée. Ce thème atteste déjà une influence orientale,
mais elle n'a pu cheminer par les mêmes voies ni aux mêmes époques que les
pratiques théurgiques. Le souvenir d'un emprunt de la sorte a dû disparaître très
tôt. En outre, on sait depuis longtemps que l'emprise d'Apollon ne s'exerce pas en
procurant de la joie à son interprète. Ainsi, lorsque Cassandre sent à nouveau
monter en elle le flux de l'inspiration divine, s'écrie-t-elle (83) : Apollon, Apollon,
dieu des routes, Apollon, qui me perds — tu me perds en effet, et sans peine, pour la
seconde fois. Au demeurant, les mots qu'utilise le poète ne laissent pas place au
doute : Cassandre est emportée par le dieu (θεοφόρητος) et en proie au délire
(φρενομανής) ; le travail prophétique terrible (la) fait tournoyer et l'affole de ses
refrains (84). Bien que les cas de la Pythie et de Cassandre soient très différents,
Platon applique aux premières le mot μανεϊσαι (85). D'ailleurs, les Anciens
rattachaient le mot mantique à μανική folle (86). C'est sans doute ce même
sentiment d'inquiétude révérencieuse qui a suggéré à l'auteur des Litliica le jeu de
mots des w. 360 et 389 (Φοίβος Απόλλων ...Ι ... φοιβήτορι λάϊ).
Toutefois, même s'ils justifient fort bien aussi l'attitude craintive du poète à
l'égard de la transcendance, les mouvements impétueux d'Apollon qui a pris
l'aspect de la sidérite et ses braillements enfantins traduisent une expérience
religieuse étrangère à l'esprit grec, et probablement originaire d'Orient. Si telle est
la vérité, on voudrait pouvoir suivre à la trace l'histoire de tels emprunts. C'est à
présent le nom même de la pierre qui va nous rendre le fil. Après d'autres
spécialistes, le professeur Barb (87) fait remarquer que la locution εμφυχον όρείτην
du ν. 362 traduit exactement l'assyrien sadanu baltu, soit l'aimant naturel.
L'utilisation de ce minéral pourrait être fort ancienne. Dans des rituels de purification,
les prophètes assyriens avaient coutume de recourir à diverses pierres. Or, l'un des
textes fait explicitement référence au sadanu balai (88). Ces témoignages ne sont
pas, semble-t-il, antérieurs au vme siècle ACn (89). On peut sans doute remonter
plus loin encore. Dans un hymne où il est exalté par ses semblables, le dieu
babylonien du soleil levant Ninib est comparé à la «pierre montagnarde» qui
figure dans une liste de minéraux capables de «faire trembler les dents
empoisonnées» (se. les serpents) (90). Avec d'autres, elle permet également de
gagner la faveur des dieux ("). Que par la suite, Ninib ait passé à Apollon, un
autre dieu solaire, une partie de ses attributs ne pourrait donc surprendre.
Montrer dans le détail les étapes de cette transmission vaudrait la peine d'être
tenté, mais dépasserait le cadre de ces pages et les limites de ma compétence.
En tout cas, le poète des Lithica prend grand soin de souligner que, dans le
cycle des légendes troyennes, Cassandre et Hélénos ont joué des rôles
rigoureusement symétriques en matière de divination : «grâce à elle (se. la
sidérite), on pourra prendre la cité de mon père» avait dit aux Atrides le
descendant de Laomédon, qui suivait les injonctions de la pierre terrible (92). A ce
moment, il est vrai, le devin a quitté la ville de ses ancêtres, et les interlocuteurs
ont changé. On peut croire cependant que, dans le poème où la seconde partie tout
entière forme une longue révélation d'Hélénos (w. 400-76 1), le contraste entre les
destins respectifs des deux personnages était destiné à produire un impact
publicitaire considérable. C'est ce qu'il importe de montrer à présent, sur la base
d'un texte mal compris et mal établi.
Tels sont donc, preux enfant de Poas, les arcanes de son oracle que dans sa
turbulence, le fils de Léto m'enjoint de dévoiler ; quant à ma sœur Cassandre,
fâché contre elle, le (dieu) à l'arc d'argent lui inspira quoiqu 'elle pensât juste, des
prophéties 'incroyables pour des oreilles troyennes. Pour moi, tout à l'heure déjà,
j'avais fait le serment solennel de ne jamais tenir devant les hommes un langage
trompeur. Λ présent que sans faute, j'ai bien tout expliqué, à toi, le preux archer
dont l'arc porte au loin, d'obéir à mes paroles.
Les vers 762-763 ont souffert davantage des éditeurs modernes que de la
tradition manuscrite. Au v. 762, les codices offrent tous la leçon Λητοΐδη, aio isic),
où il était aisé, avec Hermann, de déceler une mécoupure. Dans la suite
cependant, on voit mal quel sens pourrait avoir la locution μέχρις εμού. On doit au
génie de G. Hermann d'avoir découvert que cette leçon étrange cachait au moins
une faute d'iotacisme doublée d'une mécoupure ("). Toutefois, j'y vois en outre
une altération du premier vocable et reconstitue με<ν> χρησμού. Cette addition
de peu de poids facilite, comme on le verra, l'économie de corrections
supplémentaires au v. 763, que l'on rend parfaitement clair au prix d'un μ'
complémentaire.
On voit que mon texte s'écarte assez sensiblement de celui des éditeurs
précédents, par exemple Abel. On lit chez ce dernier :
Pour avoir bien suivi les oracles du fils de Léto, ô preux fils de Poas, c'est en
effet, je t'assure, l'entière vérité que je te dévoile ainsi. Aussi n'estimera-t-on pas
déplacés quelques mots d'explication. Au v. 763, je vois mal pourquoi les éditeurs
précédents ont éprouvé le besoin d'introduire de multiples emendations quand
une seule suffisait. Le sens impétueux, impatient, ardent du participe εσσυμένος est
trop bien attesté pour qu'il soit utile d'insister (94). Ce trait semble d'ailleurs être
caractéristique des epiphanies d'Apollon. Ainsi, dans une prière qu'un devin
adresse à son dieu, Porphyre fait parler ainsi son personnage (95) : Μόλε δ'
άπ'
εσσυμένως τοισίδε μύθοις οίους εμής χραδίης ανάγω.
(93) G. Hermann, ο./., pp. 440-441 (η. au ν. 756). On trouvera toutes les indications
critiques dans le commentaire de E. Abel, o.L, pp. 108-109.
(94) Par exemple, Homère, δ 733 ; Ν 315 ; Pindare, Pythiques, 4, 135.
(95) Porphyre. Philosophie des oracles, II, 204 p. 159 Wolff.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 47
Viens dans ta turbulence, répondant à ces paroles que du fond de mon cœur,
j'élève vers toi. Même si l'on peut imputer au poète du Lapidaire certaines
maladresses d'expression dans ce passage, il n'en reste pas moins vrai que le vers 763
oppose nettement le cas d'Hélénos à celui de Cassandre. Sur ce point, la correction
εσσυμένοις de G. Hermann en oblitère fortement la signification et partant, affaiblit
la portée dialectique du rapprochement. En outre, l'émendation insuffisante με
χρησμοΰ du ν. 762 obligeait le philologue allemand à en introduire une nouvelle au
v. 763 επαρηγόνα. La suite, il est vrai, (764-766), comme l'a signalé Hermann sans
indulgence, n'est pas bien liée à la phrase précédente. Un puriste eût souhaité que
le contraste fût mieux marqué, par exemple, avec le couple de particules μέν ... δέ.
Abel avait peut-être raison de proposer, dans son commentaire critique, d'écrire
764 sous la forme αύτοχαοιγνήτην δε χολούμενος. Cependant, on aurait sans doute
tort de chicaner l'écrivain sur l'emploi des particules. D'abord μέν employé au sens
emphatique C6) n'est pas rare dans notre poème. Surtout l'asyndète du v. 764 est
très loin d'être isolée dans le corps du texte (97).
Enfin, il est aisé de voir que le texte d'Abel constitue une version singulièrement
banalisée de ce finale. Apollon, décidément, n'est pas un dieu auquel l'homme
résiste impunément. Le poète a suffisamment insisté sur l'irrésistible puissance du
dieu, dont Hélénos et sa sœur peuvent témoigner dans leur chair, mais avec des
suites combien différentes. Les injonctions de la pierre terrible rappellent en effet
les souffrances que le dieu infligea à Cassandre. L'agitation de la pierre d'Hélénos
correspond aux convulsions qui saisirent devant le palais mycénien la captive
d'Agamemnon. Qu'on l'accepte ou le rejette, l'amour d'Apollon est toujours gros
de périls (98).
(96) Pour cet emploi, voir J. Denniston, The Greek Particles, 2e édition. Oxford, 1978,
pp. 359-361 ; Ragon-Renaui-D, Grammaire complète de la langue grecque, 2e édition,
Paris, 1937, § 435, pp. 337-338.
(97) Ce n'est pas ici le lieu de faire une étude exhaustive de la question. On retiendra
seulement que l'auteur des Lithica était relativement peu soucieux de liaisons logiques et
assez négligent dans l'emploi des particules. Quelques exemples pris aux diverses parties
du poème suffiront à fonder mon affirmation. Dans le catalogue publicitaire ouvrant le
texte, les diverses propriétés des minéraux sont introduites sur un mode passablement
stéréotypé. Ainsi, on trouve successivement vai (29), και (31), δέ (33), και (35), τε ... χαί
(37-38),
ήδ' hi (137),
και (40),
καικαι
(139)
(41),
; dans
asyndète
la révélation
(43), etc. de
; dans
Theiodamas,
le récit bucolique
δέ (239),d'entrée,
xai (242),
αύτάρ
asyndète
(1 35),
(244) ; dans celle d'Hélénos : δέ (594), χαί (595), τ' (599), τε (603), asyndète (606).
(98) On sait que les aventures de Cassandre résultent du refus qu'elle opposa aux
avances du dieu. On y trouve déjà des allusions dans Eschyle, Agamemnon, 1202-1212.
Voir aussi, par exemple. Lycophron, 348 ; Hygin, Fables, 93, 5. Les variantes sont
analysées par J. Davreux, o.I., pp. 68-70, où l'on trouvera d'autres références. Quant à
48 J. SCHAMP
Le lecteur qui m'a suivi dans les méandres de ce trop long développement a pu
constater à quel point l'auteur des Lithica a revêtu le dieu d'oripeaux disparates et
composé son masque de traits pris de part et d'autre de la Mer Egée.
En décrivant la sidérite, le poète n'entendait certes pas faire œuvre scientifique.
Le motif était plutôt destiné à fournir l'amorce d'un morceau de bravoure propre à
éveiller la curiosité du public. À cet effet, le parallèle entre Cassandre et Hélénos
ne pouvait manquer de rehausser le prix de la révélation. Cependant, la
démonstration eût perdu en vigueur, si son cadre mythique avait trahi l'usage de
sources trop disparates : Cassandre, Hélénos, Apollon, le bétyle, les multiples
emprunts à la geste troyenne servaient parfaitement le propos de l'auteur. De
surcroît, des références implicites aux réalités delphiques contribuaient à en
compliquer la recherche.
On a vu toutefois que l'évocation du dieu comportait au moins un élément
d'origine orientale, si adroitement coulé, il est vrai, dans des moules proprement
grecs qu'il a pu échapper à l'attention. Du reste, cette influence asiatique est
explicitement avouée dans le texte. Après avoir consacré un long article à
V hématite (643-685), le ps.-Orphée étudie la liparée dont la description se pare elle
aussi d'un vif éclat et fait pendant avec la scène où Apollon honore Hélénos de sa
présence. Le passage le plus étrange est une scène de magie d'où les pouvoirs
divinatoires du Troyen sortent considérablement élargis ("). Or, cette fois, le fils
de Priam dut la possession de la pierre C00) aux bons offices d'Eumédès, chargé
d'ambassade en Assyrie. Sans doute prétend-il qu'Apollon déjà lui en avait
enseigné les caractéristiques : reconnaît-on sans péril les carences d'un tel
dieu (101) ? En tout cas, un écrivain ne pouvait, sans pédantisme, laisser deviner
plus clairement les chemins pris par son inspiration. De plus, le passage dévoile les
procédés utilisés pour fondre thèmes grecs et emprunts orientaux. En étudiant le
Hélénos, je ne crois pas que le participe εσσνμένος du v. 763 comporte des connotations
erotiques. On notera toutefois que, fantaisie ou écho d'une authentique tradition ancienne,
un passage du chapitre 6 de l'Histoire nouvelle de Ptolémée Héphestion ( = Photios,
Bibliothèque, cod. 190 t. III p. 67 11. 34-35 Henry) fait de lui l'éromène d'Apollon. D'après
les Narrations, 33 de Conon ( = cod. 186 t. III, 11. 29-33 Henry), le berger fondateur de
l'oracle des Branchides avait connu une faveur identique.
(99) Lapidaire, 699-747.
(100) Lapidaire, 691-697.
(101) Lapidaire, 695. Je tiens à remercier ici mon excellent ami R. Halleux cui nihil
alienum : non seulement il a bien voulu relire ces pages, mais m'a encouragé à tenter des
investigations du côté de l'Orient Ancien.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 49