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Revue belge de philologie et

d'histoire

Apollon prophète par la pierre


Jacques Schamp

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Schamp Jacques. Apollon prophète par la pierre. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 59, fasc. 1, 1981.
Antiquité. pp. 29-49;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1981.3311

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1981_num_59_1_3311

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Apollon prophète par la pierre

Jacques Schamp

À la mémoire de René Henry

La physionomie générale des dieux grecs n'en finit pas d'échapper au crayon de
qui en veut fixer les traits. Aux yeux des profanes, qui n'ont retenu du premier
ouvrage de Nietzsche que l'idée centrale, Apollon demeure l'antithèse de
Dionysos, l'esprit de la forme opposé à celui de la musique. «Le rôle d'Apollon», écrit un
philosophe français 0), «consiste à peupler l'abîme du néant ouvert sous nos pas, à
l'aide de formes individuelles qui en fixant sur elles et sur leur destin notre
attention méditative détachent de nous l'émotion, en brisent la pointe la plus
dangereuse, et par le pouvoir des images donnent à la douleur et à l'horreur
auxquelles nous risquerions de succomber, une détente bienvenue, un
soulagement efficace». Cassandre, Hélénos et la Pythie peuvent témoigner in corpore vivo
que le contact du dieu n'avait pas toujours - il s'en faut de beaucoup - cet effet
lénifiant.

Les masques d'Apollon

D'abord les incertitudes touchant les origines mêmes d'un des plus
spécifiquement grecs parmi les dieux n'ont pas laissé d'inquiéter le monde des
érudits. La haute antiquité de ses sanctuaires de Didyme et Claros par exemple
incline les uns à lui prêter une provenance asiatique ; pour d'autres, le nombre des
témoignages relatifs à un Apollon hyperboreen tiendrait plutôt à des accointances
thraces(2). Même la transparence apparente du nom est trompeuse. Les

(1) Geneviève Bianquis, dans sa préface à Nietzsche, La naissance de la tragédie,


Gallimard, coll. «Idées», Paris, 1949, p. 9.
(2) W. F. C. Guthrie, Les Grecs et leurs dieux (trad. S. M. Guillemin), Paris, 1956, pp.
91-92 ; E. des Places, La religion grecque, Paris, 1969, pp. 36-37. Les tenants de l'une et
l'autre thèse sont respectivement Wilamowitz et Nilsson d'une part, Cook et Rose de
l'autre. W. F. C. Guthrie, o.L, p. 103 se prononce en faveur de la première. L'antiquité
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rapprochements qu'ont suggérés les orientalistes avec le dieu Appaliuna du hittite


cunéiforme ou Apulunas du hittite hiéroglyphique demeurent des plus douteux,
pour ne pas parler du lydien PAdâns (3). Sur le terrain grec, on s'est risqué au
même jeu des etymologies, sans plus de succès, semble-t-il. Ainsi, de la même
glose d'Hésychios (4) arbitrairement mutilée, deux érudits ont prétendu déduire les
antécédents d'Apollon : pour l'un, il serait «ursprünglich nicht anders als ein
schlichter Hirtengott», pour l'autre, la divinité dorienne des assemblées
politiques (5). Un autre savant a tiré d'une glose voisine une interprétation pour le
moins singulière : le nom ne serait qu'une épithète rituelle «celui des peupliers
noirs» (6). D'après une suggestion de Prellwitz, reprise par Kretschmer, il faudrait
rapprocher le nom d'un hypothétique *ατζελος désignant la force (7). Enfin, Solders
a cherché à expliquer le vocable par référence à πέλλα désignant la pierre (8).

Apollon, dieu de la pierre

Sans doute n'ai-je pas qualité pour apprécier la valeur de cette dernière tentative
d'explication (9). Au moins a-t-elle le mérite de mettre Apollon en rapport avec un
des aspects les plus caractéristiques de son culte. «Aucun autre dieu grec», dit un
des maîtres de l'histoire des religions (10), «pas même Hermès, n'était entouré
d'autant de «pierres» qu'Apollon». C'est là une affirmation qui, à coup sûr. ne
saurait étonner un visiteur de Delphes. Cependant, des preuves plus significatives ne

des sanctuaires de Didyme et Claros est attestée sans ambiguïté par Pausanias, VII, 2, 6 et
3, 1.
(3) P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. I, Paris, 1968,
s.v. 'Απόλλων ρ. 98.
(4) Hesychios, s.v. αζέλλαι · σηχοί, εχχλησίαι, αρχαιρεσίαι..
(5) Respectivement Ο. Kern, Die Religion des Griechen, t. I, Berlin, 1926, pp. 110-111
et L. R. Farneii., The Cults of the Greek States, t. IV, Oxford, 1907, pp. 98-99. Pour la
critique, on lira W. F. C. Guthrie, o./., p. 90, n. 2.
(6) Hesychios, s.v. άπελλόν ■ αίγειρος, υ έστι είδος δένδρου d'après Α. Β. Cook, Zeus. t. II,
lre partie, Cambridge, 1925, pp. 484-485.
(7) P. Chantraine, 1.1., mais le rapprochement serait faux : id., t. III, Paris, 1974, s.v.
όλιγηπελέων ρ. 791.
(8) Hesychios, s.v. πέλλα · λίθος. Voir Soiders, Der ursprüngliche Apollon dans Archiv
für Religionswissenschaft 32 (1935), pp. 154-155.
(9) P. Chantraine, o.L, s.v. 'Απόλλων, ρ. 98 trouve son analyse «déraisonnable». M. P.
Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, 1. 1, 2e édition, Munich, 1955 (V, 2, 1 dans
le Handbuch de H. Bengtson), p. 204 ne la trouve ni meilleure ni pire que d'autres.
(10) M. Éliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1949, p. 206. Voir aussi M. P.
Nilsson, o.L, pp. 203-205.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 31

manquent pas. Au gymnase de Mégare se trouvait une petite pierre pyramidale


que l'on appelait Apollon KarinosC). A Maléa, Apollon ΛίΟήσως était adoré
auprès d'une pierre, selon Rhianos de Crète (12). Sur l'acropole dénommée
Alcathos figurait à Argos, à côté de l'autel des dieux constructeurs, une pierre
consacrée à Apollon. Le dieu aurait aidé le héros éponyme à construire la citadelle
et, au cours des opérations, aurait déposé sa cithare sur le bloc. Depuis lors, si l'on
en croit Pausanias (13), la pierre rendait au contact d'un caillou, la même
résonance que l'instrument. Lors de leur procession, les chanteurs milésiens
groupés en guilde escortaient deux blocs (γυλλοί) : l'un, muni d'une couronne, était
déposé, après une libation de vin pur, au voisinage de la porte d'Hécate ; l'autre
l'était au seuil du sanctuaire didyméen C4). Enfin, dieu des mes, Apollon était
également celui des bornes C5).

Un texte néglige

Dans le même ordre d'idées, un texte semble avoir échappé à la sagacité de


beaucoup d'historiens. Il ouvre, à vrai dire, des perspectives assez larges et
présente à l'exégèse maintes difficultés. Surtout, j'aimerais montrer dans quelle
mesure il s'inscrit dans la ligne de la religiosité apollinienne classique. Sans doute
ne suis-je pas le premier à l'étudier : Jane Harrison, A. Delatte et la regrettée M.
Delcourt, par exemple, lui ont consacré tour à tour quelques pages, voire publié
des fragments de traduction (16). On doit cependant proposer ici un texte et une
version nouvelle de ces deux passages essentiels du Lapidaire attribué à tort à
Orphée C7), car les exégèses précédentes se fondent sur l'édition excessivement
novatrice qu'a procurée Abel au siècle dernier. Le poète vient d'expliquer dans

(11) Pausanias, I. 44. 2.


(12) Stéphane de Byzance, s.v. Λιθήσως, qui cite le troisième livre de ses
Héllaques = fr. 23 Powell.
(13) Pausanias. I. 42, 162.
(14) S.I.G.\ 57, 11. 25-27 (450-449).
(15) I.G. II2, 4850 ; 4995 ; Démosthêne. 21 (Contre Midas), 52 (oracles). Voir d'autres
preuves dans Solders, o./., pp. 146-154.
(16) Jane Harrison dans B.C.H. 24(1900). p. 254(voir dèjh ses Delphika dansJ./Z.S. 19
(1899), p. 223) ; A. Delatte, La catoptromancie grecque et ses dérivés, Liège-Paris, 1932,
pp. 144-145 (voir déjà Études sur la magie grecque, Paris, s.d. [191 41, p. 214); M.
Delcourt, L'oracle de Delphes, Paris, 1955. p. 148.
(17) Lapidaire orphique, 360-389 et 762-770. Je donne ici le texte que j'ai préparé sous
la direction de M. R. Halleux, pour une édition des Lapidaires grecs, destinée à la
Collection des Universités de France.
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quelles conditions Hélénos a pu apprendre du dieu que le retour de Philoctète était


indispensable au triomphe des Achéens.

360 Τω γαρ 'Απόλλων Φοίβος εχειν λίθον αύδήεντα


δώχε, σιδηρίτψ νημερτέα · τόν ρ'α βροτοΐσιν
ήνδανεν άλλοισιν καλέειν εμφυχον ορείτψ,
γνρόν, ύποτρηχύν, στφαρόν, μελανόχροα, πυκνόν *
άμφί δέ μιν κύκλω περί τ' άμφί τε πάντοθεν ίνες
365 έμφερέες ρυτίδεσσιν έπιγράβδην τανύονται.
"Ηματα μεν τρί' εφ' επτά βίψ 'Ελένοιο πέπυσμαι
θηλι/τέρης τε λέχος φεύγειν και κοινά λοετρά,
και μίμνειν άμίαντον έδωδης έμφύχοιο *
άενάω δ' ένί πέτρον έχέφρονα πίδακι λούων
370 φάρεσιν εν μαλακοϊσιν ατε βρέφος άλδήσασκε,
και θεόν ως επ' apfjoiv άρεσσάμενος θνσίησι
λάαν ύτζερμενέεσσιν αοώαϊς εμπνοον ερδεν.
'Εν καθαρω δέ φάος μεγάρω λύχνοισιν άνάτζτων,
χερσίν έαΐς άτίζαλλε, θεουδέα πέτρον άείρων,
375 μητέρι νήπιον υίόν έοικώς δήν κατεχούστ}.
Και σύ δ', έπήν εθέλβς δπα δαιμονίην έπακοϋσαι,
ώδ' ερδειν, ίνα θαύμα μετά φρεσί cnjai δαείης
όππότε γάρ μιν ~άγχυ κάμτις ενί χείρεσι πάλλων,
έξαπίνης δρσει νεογιλοϋ παιδος άϋτήν
380 μαίης εν κόλπω κεκληγότος άμφί γάλακτι.
Χρή δέ σε τετληώτι νόω ενι αίνέμεν αίεί,
μή πως ήπεδανοϊο λυθείς ύπο δείματος εξω
εκ χειρών ούδάσδε βαλών χόλον αίνον όρίνγις
αθανάτων. Τόλμα δε θεοπροπίην ερεείνειν ·
385 πάντα γάρ έξερέει νημερτέα. Και μιν έπειτα
πλησίον οφθαλμών, δτε κεν λήγτ\σι, πελάσσας
δέρκεο * θεσπεσίως γαρ άποφύχοντα νοήσεις.
Τωδε μεν Άτρείδρσιν άλώσιμον εφρασε πάτρην
Λαομεδοντιάδης, φοιβήτορι λάϊ πιθήσας.
Car Apollon Phoebos avait offert à Hélénos la pierre parlante, la sidérite
infaillible, mais d'autres mortels se plaisent à l'appeler «orite» animée : arrondie,
raboteuse et dure, son grain noir est compact. Gravées à sa surface, des fibres
circulaires, pareilles à des rides, la couvrent en tous sens. Trois jours et une
semaine, Hélénos le puissant — c 'est ce que j'ai ouï dire — avait pu se passer tant du
lit conjugal que des bains en commun et se garder des souillures de la nourriture
animale. Dans une source intarissable, il baigna cette pierre, réceptacle de sens et il
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 33

la fit grandir, comme on fait pour un enfant, dans de la toile pure. S 'étant ainsi
gagné l'affection du dieu enjoignant les sacrifices aux prières, grâce à des chants
d'une grande efficace, il insufflait vie à la pierre, illuminant de torches son palais
purifié, il choyait cette pierre divine qu 'il prenait dans ses bras, pareil à une mère
serrant longuement contre elle son fils en bas âge. Pour toi, quand tu voudras
entendre la voix divine, voici ce qu 'il faut faire, afin que ton esprit s 'instruise du
prodige. Lorsque tu seras bien las de la bercer dans tes bras, elle poussera soudain
le cri d'un nouveau-né qui réclame du lait au sein de sa nourrice. Mais tu dois
dans ton cœur endurant te soumettre toujours à nos avis, afin qu'une peur
accablante ne paralyse pas tes forces et que tes mains ne laissent pas tomber la
pierre sur le sol, au risque d'éveiller la colère terrible des (dieux) immortels. Puis,
avec audace, interroge l'oracle. Il te dévoilera tout, sans faute. Ensuite de tes yeux
approche la pierre, quand elle aura fini, et regarde. Tu comprendras, ό merveille !
qu 'elle rend l'âme. «Grâce à elle, on pourra prendre la cité de mon père» avait dit
aux Atrides le descendant de Laomédon, suivant les injonctions de la pierre
terrible.
Au vers 371, on a, depuis Tyrwhitt, accoutumé de corriger la leçon unanime
des manuscrits èz' apfiatv en ΧιπαροΖσιν (Hermann) ou λπαργισιν (Abel) O8). Cité par
Hermann, l'éditeur britannique invoque à la fois la métrique et le sens. En
principe, il est vrai, l'initiale du mot άρά est longue dans la poésie épique. Cet
usage toutefois ne s'est pas constitué en règle infrangible ("). Quant au sens de la
préposition, je vois mal où réside la difficulté : επί avec, après, succédant à est bien
attesté (20). Sans doute la conjecture Χιπαροΐαιν ou λιτταργισιν séduit-elle par son
brio. L'onction d'huile eût permis d'établir des analogies suggestives avec
Yomphalos de Kronos que Pausanias vit encore à Delphes (2I) ou encore, dans le
registre de la magie, avec les pratiques divinatoires de l'alchimiste d'Elizabeth I,
John Dee (22). Surtout, le choix des éditeurs fait fi d'un élément précieux de la
tradition indirecte. Dans un fragment mutilé de ses scholies à sa propre Exégèse de
l'Iliade, Jean Tzetzès donne une paraphrase en prose assez fidèle de notre texte. Ce
commentaire fait explicitement mention d'une prière préalable (έπευχόμενος), mais
pas d'une onction d'huile (23).

(18) G. Hermann, Orphica, Leipzig, 1805, p. 402 et E. Abel, Orpliei Lithica .... Berlin,
1881, p. 74.
(19) On ne peut songer ici à faire un dénombrement exhaustif. Si άρά a bien l'initiale
longue dans Homère, Ο 378 (άράων), 598 (άρψ), δ 767 (άρής) et ρ 496 (apfiaiv), il n'en va pas
de même en I 566 (εξ αρέων).
(20) Pour ne citer que ce seul exemple, on pourra comparer notre vers avec ρ 454.
(21) Pausanias, X, 24, 6. Sur ce point, voir M. Delcourt, o./., p. 31.
(22) C'est ce que fait A. Delatte, La catoptromancie ..., p. 145.
(23) Publiées pour la première fois, par G. Hermann, Draconis Stratom'censis de metris
34 J. SCHAMP

Tous les manuscrits du poème donnent au v. 475 le texte δή κατεχούστ], que l'on
corrige depuis Hermann en άγκάς εχούστ). Supposant l'intrusion d'une glose,
l'illustre philologue allemand décèle dans le passage deux vices majeurs : l'usage
inepte de la particule δή et le sens obscur du participe (24). Je lui accorde volontiers
le premier point : employé à 7 reprises dans le poème, δή figure toujours en début
de phrase ou de proposition. Mais la seconde critique n'emporte pas l'adhésion
aussi facilement. Un des sens premiers du verbe κατέχω est «tenir fortement»,
voire «retenir», «contenir». Je propose donc de lire, de façon plus économique, en
<5τ7<ν> κατεχούση serrant longuement contre elle(2s). Une telle attitude ne peut
surprendre de la part d'une mère attentive. D'ailleurs l'opération devait, si l'on
s'en rapporte au v. 378, prendre un temps passablement long et-engendrer une
importante fatigue, au point qu'Hélénos juge indispensable de mettre son disciple
en garde.
Ce passage n'est pas le seul qui ait souffert du temps et du travail des copistes.
Qu'on suive M qui donne εναίμεναι (sic) ou qu'on lise αίνέμεν avec les manuscrits
ABPPal. V, le vers 381 sonne faux. Aussi les correcteurs se sont-ils adonnés à
l'envi aux joies du thème grec. Hermann (26), par exemple, imprime άκταινέμεν,
qu'il tire d'une glose d'Hésychios ; Abel (27), suivi par Ruelle, έπακονέμεν, qu'il
déduit d'une scholie mutilée de Tzetzès. En somme, à un vocable érodé par les
aléas de la tradition manuscrite, on a préféré substituer une nouvelle glose. À un
détail près, en effet, on peut sauver la lettre des manuscrits. Le sens général du
vers n'est pas douteux ; en outre, la forme aberrante de M livre le mécanisme de la
corruption et dissimule le texte original ε<νί αί>νέμεν. Un saut du même au
même à courte distance, facilité par une erreur de graphie préalable due à la
prononciation byzantine a fondu les deux vocables au point de les rendre
méconnaissables. L'addition de la syllabe finale -ai s'explique par une
contamination résultant du voisinage de αΐεί (28).

poeticis et Johannis Tzetzae Exegesis in Iliadem, Leipzig, 1812, p. 148. L'intégralité du


texte est reconstituée par Bachmann, cité par Abel, ο./., ρ. 197. Signalons que le poète du
Lapidaire use ailleurs ά'άράσθαι au sens positif de prier (v. 231). Au v. 371, les manuscrits
AM glosent ère' àpfjaiv par εύχαϊς.
(24) G. Hermann, Orphica, p. 402 (n. ad /.).
(25) Lap.. 112, 275, 391, 399, 416, 468 et 652. On pourra sans doute objecter que
l'adverbe δήν n'est pas ailleurs utilisé dans le Lapidaire. Mais force est d'admettre qu'en
dépit de l'ingéniosité de la correction de Hermann, άγκάς n'y apparaît pas davantage.
(26) G. Hermann, ο./., p. 403 et Hesychios, s.v. άχταίνειν.
(27) Abel, o./., p. 75 et Tzetzès, Scholies à l'Exégèse de l'Iliade dans Abel, o.l., p. 197.
(28) Contrairement à Abel, je crois que le verbe χαταχούσειε de la scholie byzantine
constitue une indication non sur la forme du mot corrompu, mais sur le sens du vers. En
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 35

Cadre mythique et religieux

L'examen des accidents survenus au cours de la transmission manuscrite n'a


que trop retardé pour nous le moment d'étudier le contenu religieux du passage.
Qu'Hélénos fut doté par Apollon de facultés divinatoires est déjà signalé par
Homère (29), encore que le devin en titre chez les Troyens fût plutôt
Polydamas (30). De toute façon, le fils de Priam pratiquait l'oniromancie.
Cependant, on ne lit dans aucun texte qu'il devait se livrer à des macérations
préparatoires. Les autres prophètes d'Apollon bénéficiaient-ils des mêmes
dispenses ? Pour le plus célèbre des sanctuaires d'Apollon, celui de Delphes,
desservi par la Pythie, la chasteté à vie était une obligation (31). On connaît moins
bien les exigences du dieu à l'égard des officiants de ses autres sanctuaires, Claros,
Xanthos, Délos ou Milet. A la liste de Lucien (32), on ajoutera celui de Thymbra.
D'après une légende rare, Pan, fils de Thymbris, aurait été le maître d'Apollon en
matière de mantique (33). Ce complément d'information nous ramène à Hélénos.
Pendant les fêtes de leur anniversaire, les bambins jumeaux Cassandre et Hélénos
avaient été laissés seuls dans le sanctuaire d'Apollon à Thymbra, où ils s'étaient
endormis, exténués par leurs jeux. On les avait retrouvés le lendemain, entourés
de serpents, qui leur léchaient les yeux et les oreilles pour leur ouvrir
l'intelligence (34). Pas plus que dans les autres sanctuaires toutefois nous n'entendons
parler ici de jeûne ou d'abstinence sexuelle préalable.

revanche, les adverbes γενναίως et τληχαρδίως permettent de croire que le vers avant
corruption portait bien une tournure du genre de celle que j'ai reconstituée.
(29) Homère, H 44-45. Hélénos se montre capable d'interpréter pour Hector les
réflexions qu'échangent Apollon et Athéna. A vrai dire, c'est à partir des Chants cypriens
que son rôle de devin est de plus en plus nettement souligné. Avant que Paris ne prenne la
mer pour Lacédémone, Hélénos lui prédit son destin (voir Proclos, Chrestomathie, 1. 92
dans A. Severvns, Recherches ..., IV, Paris, 1963, p. 78). Dans la Petite Iliade, c'est lui
également qui inspire le revirement d'attitude à l'égard de Philoctète (Proclos,
Chrestomathie, 11. 211-215).
(30) Severyns, Les dieux d'Homère, Paris, 1966, p. 91.
(31) R. Flaceijère, Devins et oracles grecs, 2e édition, Paris, 1965, p. 34 ; Plutarque,
Sur la décadence des oracles, 46 (Moralia, 435 C-D) et 51 {Mor. 438 C). Sur tout ceci, on
lira P. Amandry, La mantique apollinienne à Delphes, Paris, 1950, pp. 115-116.
(32) Lucien, Le double jugement, 1. R. Flacelière, o.l., pp. 44-45, qui cite les
découvertes récentes de M. L. Robert, rappelle que le desservant d'Apollon à Claros était bel et
bien de sexe masculin.
(33) Ps.-Apou-odore, Bibliothèque, I, 4, 3. Voir aussi A. Bouché-Leclercq, Histoire de
la divination dans l'Antiquité, t. III, Paris, 1880, p. 263 et Th. De Scheffer, Mystères et
oracles helléniques (trad. Jundt), Paris, 1943, pp. 175-176.
(34) Anticlide d'Athènes, 140 F 17 Jacoby = Scholie A à Homère, H 44. D'après une
version rationalisée (Scholies BCE3T à Homère, H 44), Cassandre aurait connu cette
36 J. SCHAMP

On ne peut expliquer de telles prescriptions sans chercher dans une autre


direction. L'obligation de se priver de nourriture carnée est formulée pour la
première fois dans le cadre des sectes religieuses qui firent florès en Grèce à
l'époque archaïque. Si l'on en croit M. Détienne ("), «jusqu'à l'époque de Plu-
tarque, les tabous alimentaires dénoncent d'emblée un disciple de Pythagore». On
sait que les disciples d'Orphée s'imposaient des règles analogues (36). On a souligné
récemment que le végétarisme avait connu un regain de faveur à la fin du premier
siècle de notre ère, à l'époque d'Apollonios de Tyane et de Plutarque, pour
atteindre son point culminant avec Porphyre (37). Et les dieux enjoignent aux
devins, écrit le disciple de Plotin (38), de se soustraire à l'emprise de la nourriture
animale, afin d'éviter la souillure des émanations corporelles (eux-mêmes subissent
au plus haut point l'attraction des émanations qu'exilaient les sacrifices) ,· l'initié
doit aussi se garder de tout contact avec un cadavre. Dans cette optique, le refus de

aventure dans un sanctuaire d'Artémis, son frère, dans celui d'Apollon (voir aussi Arrien,
156 F 102 Jacoby = Eustathe, Commentaires à Homère, Ζ 275, p. 626, 22). D'après W.
Otto, art. Helenos dans R.-E., VII, 2(1912), col. 2846 et Juliette Davreux, La légende de
la prophétesse Cassandre, Liège-Paris, 1942, p. 66, ces données pourraient avoir leur
origine chez les poètes du Cycle.
(35) M. Détienne, Les jardins d'Adonis, Paris, 1972, p. 77. Voir, par exemple,
Plutarque, Questions de table, VIII, 7 (Mor., 727 Β). On trouvera un dossier constitué à ce
sujet dans A. Delatte, La vie de Pythagore de Diogène Laërce, Bruxelles, 1922, pp. 173-
1 77 et 1 92- 1 93. On peut citer notamment toute une série de fragments de poètes comiques
issus, il est vrai, d'une tradition remontant à Timée de Tauroménium (A. Delatte, o.I.,
p. 193).
Dans la secte pythagoricienne, il n'en allait cependant pas de même pour chacun. On
lira les pages brillantes de M. Détienne, o.I., pp. 82-86, qui trouve moyen d'expliquer les
divergences de régime, à propos de Milon de Crotone, par exemple. L'opposition entre
régime carné et non carné correspondrait à celle de l'homme politique ou d'action tendu
dans la volonté de réformer l'Etat et du sage préoccupé de salut personnel (p. 86).
(36) Les textes les plus connus sont Euripide, Hippolyte, 952-957 = Orphée, Τ 21 3 Kern
et Platon, Lois, VI, 782 c = Τ 212 Kern. On lira également W. Jàger, À la naissance de la
théologie, Paris, 1 966, p. 66 et W. F. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque, Paris (trad.
S. M. Guillemin), 1956, pp. 218-219 et p. 221.
(37) J. Bouffartigue-M. Patillon dans l'introduction à leur édition de Porphyre, De
l'abstinence, t. I, Paris, C.U.F., 1977, p. lxvi où sont résumées les recherches de J.
Haussleiter, Der Vegetarismus in der Antike dans Religionsgeschichtliche Versuchen und
Vorarbeiten 24, Berlin, 1935.
(38) Porphyre, Lettre à Anébon, 2, 8b, p. 1 9 Sodano. Ce passage était destiné à devenir
un lieu commun du néo-platonisme. Voir Jamblique, Les mystères d'Egypte, V, 1, p. 158
Des Places ; 4, p. 159, 11. 14-15 ; p. 160, 11. 9-10 et, dans la polémique chrétienne, Eusèbe,
Préparation évangélique, V, 10, 1, p. 242, 20 Mras et Théodoret, Thérapeutique des
maladies helléniques, III, 66, p. 189 Canivet.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 37

toute nourriture carnée contribue à éliminer le lien unissant l'âme au corps (39) et
partant, à mortifier le corps lui-même. De la sorte, la séparation entre les
conditions humaine et divine s'effrite. Un tel jeûne préparait donc parfaitement
Hélénos à accueillir le dieu qu'il servait. On se gardera cependant, sur la base de
concordances aussi étroites, de conclure trop vite à un courant d'influence
néopythagoricien sur notre poème. Au demeurant, la même interprétation vaut pour
l'obligation de continence sexuelle : «l'appartenance aux dieux implique la notion
de pureté sexuelle» écrivent O. Masson et P. Chantraine (40). Quant à l'interdit
relatif aux bains en commun, il vise l'usage des thermes et a une signification
analogue. En effet, on ne connaît pas de représentation montrant hommes et
femmes se baignant dans le même local (41). Or, les établissements de bain public
avaient fâcheuse réputation : ils passaient notamment pour rendre
dévergondé (42).
On voudrait en savoir davantage sur les raisons qui poussent le poète à limiter
l'application de ces restrictions à une décade. Sans doute ne faut-il pas, pour les
déceler, pousser ses investigations du côté des anciennes pratiques religieuses.
Curieusement, comme le note G. Germain (43), «le nombre 10 (...) ne s'applique
presque point au temps». Dans le domaine politique, il se pourrait même que la
division clisthénienne en 1 0 tribus traduisît une volonté de laïcisation (44).
Pourtant la référence à ce nombre évoque une doctrine célèbre, je veux dire le
pythagorisme. Dix constitue en effet la tétraktys primitive (45). Dans le serment des
initiés sous sa forme la plus ancienne (46), la tétrade se colore déjà de mysticisme :

(39) J. Bouffartigue-M. Patillon, O.I., p. i.xiv commentant Porphyre, o.l., I, 32, 1.


(40) P. Chantraine et O. Masson, Sur quelques termes du vocabulaire religieux des
Grecs : la valeur du mot άγος et de ses dérivés dans Sprachgeschichte und Wertbedeutung.
Festschrift A. Debrunner, Berne, 1954, p. 107 et Ed. Des Places, La religion grecque,
Paris, 1969, p. 294.
(41) R. Ginouves, Balaneutiké. Recherches sur le bain dans l'Antiquité grecque, Paris,
1962, p. 220.
(42) Aristophane, Nuées, 99 1 et la scholie ad /. : πάνυ γαρ οι πόρνοι λουτροΐς έχρώντο.
L'évolution dans ce sens n'a guère fait que s'accentuer par la suite. Martial, III, 93, 14 y
signale la présence de prostituées, comme aussi, semble-t-il, déjà Aristophane, Cavaliers,
1 400- 1 40 1 . Si l'on en juge par les saynètes de Lucien, Lexiphane, 5 et 8 (cf. aussi Catulle,
33, 1-4), l'ambiance dans les thermes ne devait pas être particulièrement raffinée.
(43) G. Germain, Homère et la mystique des nombres, Paris, 1954, p. 50.
(44) G. Germain, o.l., pp. 56-57.
(45) Sur ce point, voir, par exemple, A. Delatte, La tétraktys pythagoricienne dans
Etudes sur la littérature pythagoricienne, Paris, 1915 (repr. Genève, 1974), p. 256 et
pp. 260-261 ; M. Delcourt, o.l., pp. 250-252.
(46) Je traduis le texte procuré par A. Delatte, o.l., p. 250.
38 J. SCHAMP

Non, je Ie jure par celui qui a transmis à notre âme la tétraktys qui renferme la
source et la racine de l'éternelle nature. Un texte obscur de Jamblique la met
d'ailleurs curieusement en rapport avec l'oracle pythien (47). On ne s'étonnera
donc pas de voir à haute époque la tendance à associer le nombre 1 0 à une valeur
morale faire tache d'huile, au point d'imprégner des systèmes philosophiques
voisins. Aux yeux de Speusippe, par exemple, successeur de Platon à la tête de
l'Académie, la décade correspondait au Bien (48). Aussi les traités d'arithmologie
de la fin de l'Antiquité, inspirés pour la plupart du pythagorisme, ont-ils accueilli
avec ferveur ce genre de spéculation. «C'est une doctrine fréquemment exposée
dans les traités d'arithmologie que (...) 10 (correspond) à la perfection» (49). Bien,
perfection, source de l'étant, le nombre 10 qui rythmait les mortifications
d'Hélénos ne pouvait manquer de leur conférer une singulière efficace.

Magie et théurgie

Au terme de cet examen, qui ne visait qu'à décrire le contexte religieux où


s'insère la théophanie d'Apollon, il reste à montrer la signification, les sources et
enfin l'originalité du passage. Dans un traité où, comme le dit J. Bidez (50), il «nous
donne tout un système de théurgie à l'usage des prêtres des mystères païens»,
Porphyre relate une autre évocation d'Apollon à qui il fait dire (5I) : Mets donc fin
à ces colloques savants, éteins ces lumières puis Débarrassez -moi de mes
couronnes et, sur mes pieds, avec de l'onde pure, faites des aspersions, effacez ces
lignes et je pourrai m'en aller. Dans un texte polémique, Théodoret (52) qui vient
de citer un autre fragment du même passage, s'efforce d'en dégager la portée

(47) Jambuque, Vie de Pythagore, 82: qu'est-ce que l'oracle de Delphes? - La


tétraktys, ce qu 'est précisément l'harmonie où se trouvent les Sirènes. Pour une exégèse du
passage, voir M. Dei court, o.L, pp. 251-252 et, plus récemment, A. Motte, Prairies et
jardins de la Grèce antique. De la religion à la philosophie, Bruxelles, 1973, p. 336.
(48) D'après P.-H. Michel, De Pythagore à Euclide, Paris, 1950, p. 682. Dans le même
sens, P. Tannery, Pour l'histoire de la science hellène, 2e édition, Paris, 1930, pp. 387-388
écrivait déjà : «Speusippe montre qu'elle (se. la tétraktys) est, au plus haut degré, naturelle
et initiatrice dans les choses ; qu'elle est comme une idée organisatrice des effets
cosmiques, et cela par elle-même ...».
(49) A. Delatte, O.I., p. 201. On est allé jusqu'à introduire par l'étymologie une
équivalence entre δεχάς dizaine et πανδεχεύς celui qui reçoit tout : Philon, Sur le décalogue,
23 ; Phii.oi.aos, 44 A 14 D.-K.6 = Jean Le Lydien, Sur les mois, I, 15. Autres références
dans A. Delatte, o.I., pp. 214-215.
(50) J. Bidez. Vie de Porphyre, Gand-Leipzig, 1913, p. 17.
(51) Porphyre, Philosophie des oracles, II, 9 pp. 162-163 Wolff.
(52) Théodoret, Thérapeutique des maladies helléniques, X, 23, p. 368 Canivet.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 39

théologique : ... Porphyre a montré - ainsi que ceux qui ont détourné le sens du
mot «divin» — que la pensée des hommes et les moyens de coercition qu 'ils ont mis
en œuvre ont plus de pouvoir que les dieux. En effet, ils les attirent du ciel et les
enchaînent ici-bas ,· aussi (les dieux) n'ont-ils plus la force de s'en aller avant que
les hommes ne les délivrent. Or, dans le Lapidaire, Hélénos n'exerce aucune
contrainte sur la divinité. Il se soumet à ses désirs et accomplit une série d'actes
prescrits par un rituel. Chez le philosophe néo-platonicien, le dieu s'exprimait
vraisemblablement par le truchement d'une statue. On peut penser en outre que
des pierres ou des éléments (portant des gravures ?) complétaient les préparatifs du
praticien (î3). Surtout, le devin exerce une véritable contrainte sur la divinité. On
ne s'y trompera donc point : Théodoret explique sans ambiguïté que les
techniques mises en œuvre dans Porphyre étaient destinées à capter au profit des
hommes la volonté des dieux et relevaient de la magie. Comme le dit avec
pertinence P. Hadot (î4) : ... «ce qui distingue précisément la théurgie de la magie,
c'est l'absence de véhémence, de contrainte, de menace, la docilité et la soumission
à la volonté des dieux». On ne verra donc pas, avec A. Delatte (5Î), dans ce passage
du Lapidaire une scène de magie, mais la description d'un rite théurgique. On
peut même préciser que les pratiques d'Hélénos relevaient de la «télestique» : les
dieux pouvaient en effet manifester leur présence tantôt dans un réceptacle
préparé à cet effet (télestique), tantôt par le truchement d'un médium qu'ils
plongeaient dans des transes (56). De nombreux textes permettent de retracer les
étapes du rituel : purification du corps et de l'âme humaine, consécration de
statues cultuelles, animation du réceptacle grâce à des pierres, des plantes, des
herbes, des animaux, des épices, etc, associés aux dieux en vertu des lois de la
sympathie (").

(53) Porphyre, Lettretà Anébon, 2, 6a p. 15 Sodano qui traite de mantique magique. Le


philosophe précise d'ailleurs que ces objets ont le pouvoir d'attirer en eux les objets
évoqués, de les emprisonner dans des liens sacrés, de les relâcher, d'ouvrir les portes
fermées et de modifier l'état d'esprit des êtres évoqués de la sorte. Voilà qui prouve, ajoute-
t-il, que ce type d'inspiration a une origine extérieure à l'homme.
(54) P. Hadot, Bilan et perspectives dans H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy,
2e édition, Paris, 1978, p. 719. On lira encore M. Dalsgaard Larsen dans Entretiens de la
Fondation Hardt XXI (De Jamblique à Proclos), Vandœuvres-Genève, 1974, p. 99 et
l'analyse sémantique du mot θεουργός par le P. Des Places, ibid., p. 100.
(55) A. Delatte, La caloptromancie grecque ..., p. 145.
(56) Cette distinction pertinente est de Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Paris (trad. M.
Gibson), 1977, p. 289.
(57) Jambi ique. Les mystères d'Egypte, V, 23, p. 233, 11. 1 1-16 : ... l'art théurgique, qui,
de façon générale, découvrait suivant l'appropriation pour chacun des dieux les réceptacles
susceptibles de les accueillir, se plaît à tresser ensemble pierres, herbes, animaux,
aromates et autres objets du même type, sacrés, parfaits et déiformes et ensuite fabrique au
40 J. SCHAMP

L 'illusion delphique

II est aisé de montrer que la véritable portée des pratiques d'Hélénos a échappé
aux érudits parce qu'ils n'ont pas élargi suffisamment le champ de leurs
investigations. Ainsi, c'est sur des rapprochements spécieux que l'on s'est fondé
pour trouver au dieu une place dans le Panthéon classique. L'usage de la pierre
invitait au rapprochement avec ÏOmphalos delphique de Cronos (58), ou avec la
pierre jetée derrière lui par Deucalion sur les routes du Parnasse, laquelle prit à ce
moment le pouvoir de prophétiser (59). Pour Jane Harrison, il serait naturel de
vêtir la sainte pierre όμφή, parce qu'elle est une haleine vivante, un objet quasi
humain à chérir et à dorloter comme un enfant (60). A première vue, l'explication
est satisfaisante : quoique les linguistes modernes ne reconnussent aucun crédit à
cette etymologie populaire (61), les Grecs rattachaient ομφαλός à όμφή ("). Par suite,
le réseau de bandelettes recouvrant l'omphalos répondrait aux fibres circulaires
parcourant la surface de la sidérite dans les Lithica (364-365) (63). Le poète, il est
vrai, a pris soin de décrire L'aspect de la pierre avec un grand luxe de détails
(w. 363-365). Pline l'Ancien (64), par exemple, note laconiquement: l'oritis, de
forme sphérique, que d'autres appellent également sidérite, est insensible à l'action
du feu. On ne trouvera rien de plus chez les autres spécialistes de l'Antiquité à
propos de cette pierre qui ne correspondait en rien à celle qui porte le nom de
«sidérite» aujourd'hui (65). Toutefois, l'analogie avec Tomphalos delphique est

départ de tout ce matériel un réceptacle intégral et pur. Sur la télestique, on trouvera


toutes les références dans H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, 2e édition, Paris,
1978. pp. 495-496.
(58) Pausanias, X, 24, 6. Voir aussi Jane Harrison, Aegis-ΑΓΡΗΝΟΝ dans B.C. H. 24
(1900), p. 285 et M. Delcourt, o./., p. 148.
(59) M. Delcourt, /./.
(60) J. Harrison, o.l., p. 258.
(61) P. Chantraine, o.l., t. III, s.v. ομφαλός ρ. 801 ne la mentionne même pas.
(62) Scholie TAB à Euripide, Oreste, 331 pour expliquer la locution [va μεσόμ'φαλοι
λέγονται fait appel aux vocables όμφή et φήμη ; la scholie MTAB ad l . ajoute que Pythô est
appelée omphalos en raison des voix prophétiques émises par le dieu. De façon plus
explicite encore : d'après Cornutus, De la nature des dieux, 128 l'endroit fut également
appelé «nombril de la terre», non parce qu 'il en était le point le plus central, mais pour la
voix jaillissant à cet endroit, laquelle était une voix divine. Sur tout ceci, on lira J.
Harrison, Delphika dans J.H.S. 19 (1899) p. 243.
(63) J. Harrison, dans B.C.H. 24 (1900), p. 258.
(64) Pijne l'Ancien, XXXVII, 65, 176.
(65) E. De Saint-Denis, dans son édition de Pline l'Ancien, Histoire naturelle, livre
XXXVII, Paris, C.U.F., 1 972, p. 1 80 (n. 6 au § 1 76). Cf. ibid., p. 1 82 (η. 1 au § 1 82). Dans
la tradition antique héritée de Pline à Rome, il n'est plus question que de la seconde : voir
Solin. 37, 23 ; Isidore, Origines, XVI, 15, 11.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 41

trompeuse, car «rien n'indique que l'omphalos ait jamais eu un rôle quelconque
dans la divination» (66).

Le bétyle d'Hélénos

En vérité, la sidérite dont se sert Hélénos ne figure l'omphalos que dans la


mesure où la forme de la pierre rappelle ce symbole apollinien. Substitut de la
statue cultuelle qu'utilisaient les théurges, elle est un de ces bétyles qui, de tout
temps, ont détenu une place considérable dans les mythes grecs. Selon Philon de
Byblos, ce fut «le dieu Ouranos (qui) imagina encore les bétyles, ayant fabriqué des
pierres animées (61). Apparemment, ce fut par la Crète que la notion de bétyle fit
son entrée en Hellade (68). En effet, une fois parvenue en Crète, Rhéa qui était
enceinte de Zeus, emmaillotta une pierre qu'elle offrit à Cronos, comme si c'était
l'enfant qu'elle avait eu (69). Or, pour Hesychios, le bétyle serait précisément une
pierre que Rhéa avait donnée à manger à Cronos au moment de la naissance de
Zeus(70). D'origine sémitique (bét-el), le vocable βαίτυλος ou βαιτΰλιον signifie
«maison de dieu» (7I). Dans le domaine grec, on dut très vite oublier ou s'efforcer
d'effacer le souvenir de cet emprunt, car on se hâta de lui forger une etymologie
du cru (72). Ainsi, Hesychios l'explique par un rapprochement avec βαίτη, mot
inconnu lui aussi, mais introduit dans la langue depuis l'époque classique au
moins ("). Quoi qu'il en soit, la description des cultes que l'on rendait aux bétyles
dans la tradition sémitique frappe en raison des similitudes qu'elle offre avec notre
fragment : «... la pierre était la demeure, le corps d'un dieu, d'un esprit ou d'une
force invisible. On caresse la pierre», écrit un illustre orientaliste (74), «on la baise.

(66) M. Deixourt, o./., pp. 1 48- 1 49. Sur la pierre de DelphesT on lira aussi J. Defradas,
Les thèmes de la propagande delphique, Paris, 1954, pp. 102-1 10.
(67) PhiijOn De Byblos, 790 F 2 Jacoby = Eusèbe, Préparation évangélique, I, 10, 23.
On se méfiera dans ce passage de la traduction de J. Sirinelu et Ed. Des Pièces dans
l'édition des Sources chrétiennes, Paris, 1974, p. 197 : le φησί du texte original, dit-il (se.
Philon de Byblos, dont tout ce passage est un long résumé) est rendu par dit-on (φασί),
comme si l'information venait d'ailleurs.
(68) F. Lenormant, art. Baetylia dans Daremberg-Saguo-Pottier, t. I (1887), p. 645.
(69) Ps.-Apomodore, Bibliothèque, I, 1, 7.
(70) Hesychios, s.v. βαίτυλος.
(71) Ad. Lods, Israël, des origines au milieu du VIIIe siècle, Paris, 1930 (repr. 1969),
p. 65.
(72) F. Lenormant, 1.1.
(73) D'après Sophocle, fr. 928 N2 (Hesychios, s.v. βαίτυλος), le mot avait le sens de tente
de cuir, mais d'après Sophron, fr. 38 Olivieri ( = Hesychios, 1.1.), celui de peau {διφθέρα).
(74) Ad. Lods, o.L, p. 262. On la comparera avec la description que donne A. Dei-atte,
La catoptromancie grecque ..., p. 56 : «L'instrument de la divination, cristal ou béryl, est
42 J. SCHAMP

on l'oint d'huile, on lui brûle de l'encens, on la frotte du sang des victimes, on


l'habille, on la dresse au centre du sanctuaire, on l'invoque en lui donnant le nom
même du dieu».

Accointances orientales

Aussi peut-on espérer découvrir dans la littérature inspirée par l'Orient un texte
offrant des traits analogues à ceux du Lapidaire. Le plus proche est un passage de
Damascius qu'A. Delatte avait signalé autrefois (75). Bien qu'on puisse
malaisément le traduire mieux que le regretté R. Henry (76), une divergence de vue sur un
point important m'oblige à en proposer une version légèrement différente de la
sienne.
J'ai vu, dit l'auteur (se. Damascius), le be'tyle qui se mouvait dans l'espace :
tantôt caché dans ses vêtements, tantôt aussi porté dans les mains de son gardien.
Le nom de ce gardien du bétyle était Eusèbe. Il racontait qu'il lui était venu
autrefois le désir insolite et soudain de s 'éloigner de la ville d'Emèse en pleine nuit,
pour se rendre le plus loin possible, en direction de la montagne où est bâti un
temple antique d'A théna ; il était arrivé très vite au pied de la montagne et s 'y était
assis pour se reposer des fatigues de la route ; il vit soudain une sphère de feu
tombant du ciel, et un lion énorme qui s'approchait d'elle; l'animal disparut
aussitôt ; quant à Eusèbe lui-même, il courut de suite vers la sphère, dont le feu
s 'éteignait déjà et comprit que c'était le bétyle .· il le leva de terre et lui demanda à
quel dieu il appartenait. La pierre lui dit qu 'elle était à Gennaios (Gennaios est un
dieu qu'adorent les gens d "Héliopolis dans le sanctuaire de Zeus, sous la forme
d'une statue de lion). Il emporta le bétyle chez lui la même nuit : il n'avait pas,
comme il le dit, parcouru moins de deux cent dix stades. Eusèbe η 'était pas maître
des mouvements du bétyle, comme le sont d'autres pour d'autres objets. Par

bénit, comme les cierges à la lumière desquels il est contemplé. Il doit être maintenu en
constant état de propreté : pour cela, on le lave dans des bains et on le conserve enveloppé
d'une étoffe. Les opérateurs, le magicien et l'enfant médium doivent être en état de pureté
rituelle et des incantations sont prononcées à l'oreille du sujet. C'est que l'action consiste
en une évocation d'anges, auxquels on offre des sacrifices de lumière et d'aromates». C'est
en posant la tête sur un bétyle que Jacob, dans la Genèse, 28, 1 8, voit une échelle dressée
jusqu'au ciel et parcourue par des anges. Ce genre de phénomène est couramment attesté
dans la religion de Canaan antérieure à la formation du monothéisme et, de façon plus
générale, chez tous les peuples sémitiques. Voir Ad. Lods, o.I., pp. 26 1 -262 et la note du P.
De Vaux à Genèse, /./., dans la Bible de Jérusalem, t. I, Paris, 1964, p. 71.
(75) A. DeI-atte, Etudes sur la magie grecque, Paris, s.d. [1914], p. 214.
(76) Damascios, Vie d'Isidore, fr. 203 pp. 274 et 276 Zintzen = Photios, Bibliothèque,
cod. 242 t. VI, pp. 43-44 Henry.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 43

ailleurs, il demandait et priait, tandis que la pierre répondait à ses incantations.


Après ces inepties et bien d'autres du même genre, cet auteur en vérité bien digne
des bétyles, décrit la pierre et sa forme. C'était, dit-il, très exactement une pierre de
couleur blanchâtre et, pour ce qui est de la dimension, elle avait un empan de
diamètre ; mais parfois, elle se dilatait ou se rétrécissait. Et d'autres fois, elle
prenait une teinte pourpre. Et il nous expliqua les caractères inscrits dans la pierre,
imprimés dans une teinte qu 'on appelle le vermillon et qu 'il reproduisait sur un
mur ; c'est ainsi qu'il rendait -au postulant l'oracle désiré ; et la pierre rendait un
sifflement léger, qu'Eusèbe interprétait. (...) Les bétyles sont associés chacun à un
dieu différent, comme dit ce blasphémateur, à Cronos, à Zeus, à Hélios ou à
d'autres.
On peut supposer que pareils spectacles n'étaient pas si rares dans ces régions
du Proche-Orient. Gravissant une montagne aux environs d'Héliopolis, un autre
philosophe antérieur à Isidore, Asclépiade avait pu voir plusieurs bétyles (77). A
l'occasion de ce fragment de la Vie, on peut à tout le moins souligner une série de
coïncidences assez frappantes. Que la pierre portait des vêtements, c'est là un trait
propre au bétyle aussi bien chez Damascios que dans le Lapidaire (78). Comme
celle du devin troyen, la pierre d'Eusèbe fait preuve d'une extraordinaire mobilité,
au point qu'elle était difficile à maîtriser. Dans les deux cas, les prières préalables,
sans doute sous forme d'incantations, faisaient partie du rituel. Les braillements
enfantins de la sidérite dont se servait Hélénos constituent apparemment une
variante du sifflement qu'émettait le dieu habitant la pierre d'Eusèbe (79). Peut-être
aussi la description du minéral offre-t-elle un nouveau point commun. «De tous
côtés», traduit la regrettée M. Delcourt (80), «elle est rayée circulairement de fibres
semblables à des rides». On voit qu'en dépit de ses qualités, cette traduction
oblitère la valeur de l'adverbe έπι,γράβζψ. Certes, le texte des Lithica ne permet pas
de déduire que ces lignes gravées dans le bétyle jouaient un rôle dans la divination,
par exemple en aidant l'interprète à pénétrer la pensée du dieu. Au moins faut-il
souligner que Porphyre aussi bien que Damascios (81) font allusion au pouvoir
souverain que détiennent de telles gravures, naturelles ou artificielles. Le
rapprochement paraît d'autant plus suggestif que la seule description parallèle.

(77) Damascios, fr. 94 p. 138 Zintzen = Photios, o.I., VI, p. 28 Henry.


(78) R. Henry, o.I., p. 43 traduit εν τοις ίματίοις en rattachant le possessif à ga rdien, qui
figure dans la proposition suivante. Grammaticalement, cette interprétation ne tient pas : il
s'agit bien en l'espèce des habits de la pierre.
(79) Rapprochement déjà suggéré par A. Delatte, Etudes ..., p. 255.
(80) M. Deuourt, o.I., p. 148.
(81) Voir plus haut, p. 38.
44 J. SCHAMP

celle de Pline l'Ancien (82), ne mentionne rien de pareil. Mieux que le passage de
Damascios, la scène du Lapidaire réussit toutefois à intégrer dans un ensemble
cohérent des éléments disparates. Dans la tradition grecque, le bétyle de Rhéa
portait déjà une vêture appropriée. Ce thème atteste déjà une influence orientale,
mais elle n'a pu cheminer par les mêmes voies ni aux mêmes époques que les
pratiques théurgiques. Le souvenir d'un emprunt de la sorte a dû disparaître très
tôt. En outre, on sait depuis longtemps que l'emprise d'Apollon ne s'exerce pas en
procurant de la joie à son interprète. Ainsi, lorsque Cassandre sent à nouveau
monter en elle le flux de l'inspiration divine, s'écrie-t-elle (83) : Apollon, Apollon,
dieu des routes, Apollon, qui me perds — tu me perds en effet, et sans peine, pour la
seconde fois. Au demeurant, les mots qu'utilise le poète ne laissent pas place au
doute : Cassandre est emportée par le dieu (θεοφόρητος) et en proie au délire
(φρενομανής) ; le travail prophétique terrible (la) fait tournoyer et l'affole de ses
refrains (84). Bien que les cas de la Pythie et de Cassandre soient très différents,
Platon applique aux premières le mot μανεϊσαι (85). D'ailleurs, les Anciens
rattachaient le mot mantique à μανική folle (86). C'est sans doute ce même
sentiment d'inquiétude révérencieuse qui a suggéré à l'auteur des Litliica le jeu de
mots des w. 360 et 389 (Φοίβος Απόλλων ...Ι ... φοιβήτορι λάϊ).
Toutefois, même s'ils justifient fort bien aussi l'attitude craintive du poète à
l'égard de la transcendance, les mouvements impétueux d'Apollon qui a pris
l'aspect de la sidérite et ses braillements enfantins traduisent une expérience
religieuse étrangère à l'esprit grec, et probablement originaire d'Orient. Si telle est
la vérité, on voudrait pouvoir suivre à la trace l'histoire de tels emprunts. C'est à
présent le nom même de la pierre qui va nous rendre le fil. Après d'autres
spécialistes, le professeur Barb (87) fait remarquer que la locution εμφυχον όρείτην
du ν. 362 traduit exactement l'assyrien sadanu baltu, soit l'aimant naturel.
L'utilisation de ce minéral pourrait être fort ancienne. Dans des rituels de purification,

(82) Pline l'Ancien, XXXVII, 65. 176 et plus haut p. 40.


(83) Eschyle. Agamemnon, 1079-1081.
(84) Eschyle, Agamemnon. 1 1 40 et 1 2 1 5- 1 2 1 6. Sur tout ceci, on lira Juliette Davreux,
La légende de la prophétesse Cassandre, Liège-Paris, 1942, pp. 31-32. Le thème de la
devineresse inspirée est postérieur à Homère, et on ne peut déceler ce qu'Eschyle doit à ses
devanciers, Stasinos, Leschès, Pindare et Bacchylide. Voir J. Davreux, o.I., p. 25 et les
démonstrations, pp. 10-11 et 16, ainsi que P. Amandry, La mantique apollinienne à
Delphes. Paris, 1950, p. 41.
(85) Ρι,ατον, Phèdre, 244 a-b.
(86) P. Amandry, o.I., pp. 43-44.
(87) A. A. Barb, Lapis adamas. Der Blutstein dans Mélanges Marcel Renard, 1. 1 (Coll.
Latomus, n° 101), Bruxelles, 1969, pp. 69-70 ; voir R. C. Thompson, On the Chemistry of
the Ancient Assyrians, Londres, 1925, p. 127.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 45

les prophètes assyriens avaient coutume de recourir à diverses pierres. Or, l'un des
textes fait explicitement référence au sadanu balai (88). Ces témoignages ne sont
pas, semble-t-il, antérieurs au vme siècle ACn (89). On peut sans doute remonter
plus loin encore. Dans un hymne où il est exalté par ses semblables, le dieu
babylonien du soleil levant Ninib est comparé à la «pierre montagnarde» qui
figure dans une liste de minéraux capables de «faire trembler les dents
empoisonnées» (se. les serpents) (90). Avec d'autres, elle permet également de
gagner la faveur des dieux ("). Que par la suite, Ninib ait passé à Apollon, un
autre dieu solaire, une partie de ses attributs ne pourrait donc surprendre.
Montrer dans le détail les étapes de cette transmission vaudrait la peine d'être
tenté, mais dépasserait le cadre de ces pages et les limites de ma compétence.

Contrastes et similitudes de jumeaux

En tout cas, le poète des Lithica prend grand soin de souligner que, dans le
cycle des légendes troyennes, Cassandre et Hélénos ont joué des rôles
rigoureusement symétriques en matière de divination : «grâce à elle (se. la
sidérite), on pourra prendre la cité de mon père» avait dit aux Atrides le
descendant de Laomédon, qui suivait les injonctions de la pierre terrible (92). A ce
moment, il est vrai, le devin a quitté la ville de ses ancêtres, et les interlocuteurs
ont changé. On peut croire cependant que, dans le poème où la seconde partie tout
entière forme une longue révélation d'Hélénos (w. 400-76 1), le contraste entre les
destins respectifs des deux personnages était destiné à produire un impact
publicitaire considérable. C'est ce qu'il importe de montrer à présent, sur la base
d'un texte mal compris et mal établi.

762 Λητοΐδης εο μεν χρησμού, Ποιάντιος ήρως


έσσυμένος τάδε πάντα <μ'> αμήχανα φησί πιφαύσχειν.
Αύτοχασιγνήτην χεχολωμένος Άργυρότοξος
765 Κασσάνδρην εχέλευσεν άχουόντεασιν άπιστα
θεσπίζειν Τρώεσσιν ετήτνμά περ φρονέοοσαν'

(88) Ε. Ebeijng, Beschwörungsserie Nambiirbi dans Revue d'Assyriofogie 49 (1955),


p. 188.1. 28(n°28).
(89) E. Ebemng, dans Revue d'Assyriologie 48 (1954), p. 2.
(90) Je cite d'après la traduction de M. Jastow, Die Religion Babyloniens und Assyriens,
t. I, Giessen, 1905, p. 464.
(91) M. Jastow, o.I., p. 466. Toutefois A. A. Barb, o./., pp. 72, η. 2 et p. 75 n. 2 souligne
les difficultés à distinguer hématite et magnetite.
(92) Lapidaire, 387-388 et plus haut p. 32.
46 J. SCHAMP

αύταρ εγώ και πρόσθεν άπώμοσα χαρτερον δρκον,


φευδέα μήποτε μύθον ενίσπείν άνθρώποισί ·
και νυν -άτρεκέως μάλα τοι λέξαντος έκαστα
770 ήμετέροι,ς.ήρως έκατηβόλε, πείθεο μύθοις.

Tels sont donc, preux enfant de Poas, les arcanes de son oracle que dans sa
turbulence, le fils de Léto m'enjoint de dévoiler ; quant à ma sœur Cassandre,
fâché contre elle, le (dieu) à l'arc d'argent lui inspira quoiqu 'elle pensât juste, des
prophéties 'incroyables pour des oreilles troyennes. Pour moi, tout à l'heure déjà,
j'avais fait le serment solennel de ne jamais tenir devant les hommes un langage
trompeur. Λ présent que sans faute, j'ai bien tout expliqué, à toi, le preux archer
dont l'arc porte au loin, d'obéir à mes paroles.
Les vers 762-763 ont souffert davantage des éditeurs modernes que de la
tradition manuscrite. Au v. 762, les codices offrent tous la leçon Λητοΐδη, aio isic),
où il était aisé, avec Hermann, de déceler une mécoupure. Dans la suite
cependant, on voit mal quel sens pourrait avoir la locution μέχρις εμού. On doit au
génie de G. Hermann d'avoir découvert que cette leçon étrange cachait au moins
une faute d'iotacisme doublée d'une mécoupure ("). Toutefois, j'y vois en outre
une altération du premier vocable et reconstitue με<ν> χρησμού. Cette addition
de peu de poids facilite, comme on le verra, l'économie de corrections
supplémentaires au v. 763, que l'on rend parfaitement clair au prix d'un μ'
complémentaire.
On voit que mon texte s'écarte assez sensiblement de celui des éditeurs
précédents, par exemple Abel. On lit chez ce dernier :

762 Λητοΐδαο μάλα χρησμοϊς, ποιάντιος ήρως,


έσπόμενον τάδε πάντα μ' άληθέα φημί πιφαΰσκειν.

Pour avoir bien suivi les oracles du fils de Léto, ô preux fils de Poas, c'est en
effet, je t'assure, l'entière vérité que je te dévoile ainsi. Aussi n'estimera-t-on pas
déplacés quelques mots d'explication. Au v. 763, je vois mal pourquoi les éditeurs
précédents ont éprouvé le besoin d'introduire de multiples emendations quand
une seule suffisait. Le sens impétueux, impatient, ardent du participe εσσυμένος est
trop bien attesté pour qu'il soit utile d'insister (94). Ce trait semble d'ailleurs être
caractéristique des epiphanies d'Apollon. Ainsi, dans une prière qu'un devin
adresse à son dieu, Porphyre fait parler ainsi son personnage (95) : Μόλε δ'
άπ'
εσσυμένως τοισίδε μύθοις οίους εμής χραδίης ανάγω.

(93) G. Hermann, ο./., pp. 440-441 (η. au ν. 756). On trouvera toutes les indications
critiques dans le commentaire de E. Abel, o.L, pp. 108-109.
(94) Par exemple, Homère, δ 733 ; Ν 315 ; Pindare, Pythiques, 4, 135.
(95) Porphyre. Philosophie des oracles, II, 204 p. 159 Wolff.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 47

Viens dans ta turbulence, répondant à ces paroles que du fond de mon cœur,
j'élève vers toi. Même si l'on peut imputer au poète du Lapidaire certaines
maladresses d'expression dans ce passage, il n'en reste pas moins vrai que le vers 763
oppose nettement le cas d'Hélénos à celui de Cassandre. Sur ce point, la correction
εσσυμένοις de G. Hermann en oblitère fortement la signification et partant, affaiblit
la portée dialectique du rapprochement. En outre, l'émendation insuffisante με
χρησμοΰ du ν. 762 obligeait le philologue allemand à en introduire une nouvelle au
v. 763 επαρηγόνα. La suite, il est vrai, (764-766), comme l'a signalé Hermann sans
indulgence, n'est pas bien liée à la phrase précédente. Un puriste eût souhaité que
le contraste fût mieux marqué, par exemple, avec le couple de particules μέν ... δέ.
Abel avait peut-être raison de proposer, dans son commentaire critique, d'écrire
764 sous la forme αύτοχαοιγνήτην δε χολούμενος. Cependant, on aurait sans doute
tort de chicaner l'écrivain sur l'emploi des particules. D'abord μέν employé au sens
emphatique C6) n'est pas rare dans notre poème. Surtout l'asyndète du v. 764 est
très loin d'être isolée dans le corps du texte (97).
Enfin, il est aisé de voir que le texte d'Abel constitue une version singulièrement
banalisée de ce finale. Apollon, décidément, n'est pas un dieu auquel l'homme
résiste impunément. Le poète a suffisamment insisté sur l'irrésistible puissance du
dieu, dont Hélénos et sa sœur peuvent témoigner dans leur chair, mais avec des
suites combien différentes. Les injonctions de la pierre terrible rappellent en effet
les souffrances que le dieu infligea à Cassandre. L'agitation de la pierre d'Hélénos
correspond aux convulsions qui saisirent devant le palais mycénien la captive
d'Agamemnon. Qu'on l'accepte ou le rejette, l'amour d'Apollon est toujours gros
de périls (98).

(96) Pour cet emploi, voir J. Denniston, The Greek Particles, 2e édition. Oxford, 1978,
pp. 359-361 ; Ragon-Renaui-D, Grammaire complète de la langue grecque, 2e édition,
Paris, 1937, § 435, pp. 337-338.
(97) Ce n'est pas ici le lieu de faire une étude exhaustive de la question. On retiendra
seulement que l'auteur des Lithica était relativement peu soucieux de liaisons logiques et
assez négligent dans l'emploi des particules. Quelques exemples pris aux diverses parties
du poème suffiront à fonder mon affirmation. Dans le catalogue publicitaire ouvrant le
texte, les diverses propriétés des minéraux sont introduites sur un mode passablement
stéréotypé. Ainsi, on trouve successivement vai (29), και (31), δέ (33), και (35), τε ... χαί
(37-38),
ήδ' hi (137),
και (40),
καικαι
(139)
(41),
; dans
asyndète
la révélation
(43), etc. de
; dans
Theiodamas,
le récit bucolique
δέ (239),d'entrée,
xai (242),
αύτάρ
asyndète
(1 35),
(244) ; dans celle d'Hélénos : δέ (594), χαί (595), τ' (599), τε (603), asyndète (606).
(98) On sait que les aventures de Cassandre résultent du refus qu'elle opposa aux
avances du dieu. On y trouve déjà des allusions dans Eschyle, Agamemnon, 1202-1212.
Voir aussi, par exemple. Lycophron, 348 ; Hygin, Fables, 93, 5. Les variantes sont
analysées par J. Davreux, o.I., pp. 68-70, où l'on trouvera d'autres références. Quant à
48 J. SCHAMP

Hélénos, mage hellénisé

Le lecteur qui m'a suivi dans les méandres de ce trop long développement a pu
constater à quel point l'auteur des Lithica a revêtu le dieu d'oripeaux disparates et
composé son masque de traits pris de part et d'autre de la Mer Egée.
En décrivant la sidérite, le poète n'entendait certes pas faire œuvre scientifique.
Le motif était plutôt destiné à fournir l'amorce d'un morceau de bravoure propre à
éveiller la curiosité du public. À cet effet, le parallèle entre Cassandre et Hélénos
ne pouvait manquer de rehausser le prix de la révélation. Cependant, la
démonstration eût perdu en vigueur, si son cadre mythique avait trahi l'usage de
sources trop disparates : Cassandre, Hélénos, Apollon, le bétyle, les multiples
emprunts à la geste troyenne servaient parfaitement le propos de l'auteur. De
surcroît, des références implicites aux réalités delphiques contribuaient à en
compliquer la recherche.
On a vu toutefois que l'évocation du dieu comportait au moins un élément
d'origine orientale, si adroitement coulé, il est vrai, dans des moules proprement
grecs qu'il a pu échapper à l'attention. Du reste, cette influence asiatique est
explicitement avouée dans le texte. Après avoir consacré un long article à
V hématite (643-685), le ps.-Orphée étudie la liparée dont la description se pare elle
aussi d'un vif éclat et fait pendant avec la scène où Apollon honore Hélénos de sa
présence. Le passage le plus étrange est une scène de magie d'où les pouvoirs
divinatoires du Troyen sortent considérablement élargis ("). Or, cette fois, le fils
de Priam dut la possession de la pierre C00) aux bons offices d'Eumédès, chargé
d'ambassade en Assyrie. Sans doute prétend-il qu'Apollon déjà lui en avait
enseigné les caractéristiques : reconnaît-on sans péril les carences d'un tel
dieu (101) ? En tout cas, un écrivain ne pouvait, sans pédantisme, laisser deviner
plus clairement les chemins pris par son inspiration. De plus, le passage dévoile les
procédés utilisés pour fondre thèmes grecs et emprunts orientaux. En étudiant le

Hélénos, je ne crois pas que le participe εσσνμένος du v. 763 comporte des connotations
erotiques. On notera toutefois que, fantaisie ou écho d'une authentique tradition ancienne,
un passage du chapitre 6 de l'Histoire nouvelle de Ptolémée Héphestion ( = Photios,
Bibliothèque, cod. 190 t. III p. 67 11. 34-35 Henry) fait de lui l'éromène d'Apollon. D'après
les Narrations, 33 de Conon ( = cod. 186 t. III, 11. 29-33 Henry), le berger fondateur de
l'oracle des Branchides avait connu une faveur identique.
(99) Lapidaire, 699-747.
(100) Lapidaire, 691-697.
(101) Lapidaire, 695. Je tiens à remercier ici mon excellent ami R. Halleux cui nihil
alienum : non seulement il a bien voulu relire ces pages, mais m'a encouragé à tenter des
investigations du côté de l'Orient Ancien.
APOLLON PROPHÈTE PAR LA PIERRE 49

poème entier, on découvrirait aussi que l'auteur pratique l'amalgame en virtuose,


spécialement en matière de mythologie.
La tentation est grande par conséquent de voir en Apollon un dieu venu d'Asie.
Dans cette hypothèse, celui dont j'ai tenté d'éclairer le visage ne s'est pas introduit
en Grèce aux temps obscurs de la préhistoire hellénique, mais sur les pas des
mages assyriens. Quoi qu'il en soit, le Lapidaire témoigne du brio avec lequel un
artiste doué sut rapprocher Babel de l'Europe et unir l'Orient à l'Occident. Par delà
les siècles, les coups d'Apollon dans la siderite font penser enfin aux rites étranges
qu'abrita chez un autre poète, de 1853 à 1855, le salon de Marine Terrace à Jersey.
Mais ceci est une autre histoire.

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