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Schamp Jacques. Sous le signe d'Arion. In: L'antiquité classique, Tome 45, fasc. 1, 1976. pp. 95-120;
doi : https://doi.org/10.3406/antiq.1976.1812
https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1976_num_45_1_1812
Périandre était tyran de Corinthe. Or, c'est à lui que, d'après les
(avec lesquels les Lesblens sont d'accord), survint au cours de son
existence un prodige tout à fait extraordinaire .· Arion de Méthymne rapporté
au Ténare sur le dos d'un dauphin. C'était un citharède qui ne le cédait à
aucun des artistes d'alors et qui fut le premier, à notre connaissance, à
un dithyrambe, à lui donner un nom et à le présenter à Corinthe. Cet
Arion, disent-ils, qui passait la majeure partie de son temps auprès de
Périandre, eut envie de faire voile vers l'Italie et la Sicile, puis, après avoir
gagné beaucoup d'argent, il voulut s'en retourner à Corinthe. Il partit donc
de Tárente ; or, il n'avait confiance en personne plus qu'en les Corinthiens ;
aussi fréta-t-il un bateau avec équipage corinthien ,· une fois en haute mer,
les hommes formèrent le dessein de jeter Arion par dessus bord, pour
de ses richesses. Arion, qui avait compris la situation, les supplia .· //
leur laissait ses richesses, mais leurs demandait la vie sauve. Il ne put
cependant les convaincre .· au contraire, les marins l'invitèrent à se tuer, afin
qu'il reçût sur terre une sépulture, ou à sauter à la mer au plus vite. Acculé
à ce dilemme, Arion demanda, puisque telle était leur sentence, qu'il lui fût
permis de chanter en grand costume, debout sur le pont .· au terme du chant,
il promettait de s'exécuter. Les marins éprouvèrent du plaisir à la
d'entendre le meilleur des aèdes et quittèrent la poupe pour le milieu du
vaisseau. Arion revêtit tout son costume et prit sa cithare ; debout sur le
pont, il exécuta d'un bout à l'autre un nome orthien, puis, à la fin du nome,
il se jeta à la mer tel qu'il était, avec tout son costume. Et les marins firent
voile vers Corinthe ; quant à Arion, un dauphin l'avait pris, dit-on, et amené
au Ténare. Une fois débarqué, il se rendit à Corinthe en costume et, dès son
arrivée, raconta toute son aventure. Périandre, incrédule, mit Arion sous
bonne garde, sans lui laisser aucune liberté, et fit guetter les marins ,· par
conséquent, dès leur arrivée, Périandre les fit appeler et s'informa s'ils
avaient quelque nouvelle d'Arion. Ils répondirent qu'il était bien portant en
Italie et qu'ils l'avaient laissé heureux à Tárente. Arion parut alors devant
leurs yeux, dans la tenue qu'il avait en sautant ; et les marins, ébahis, ne
pouvaient plus se défendre ou nier. Voilà donc ce que disent Corinthiens et
Lesbiens ,· et Arion a, au Ténare, un ex-voto en bronze de petite dimension,
figurant un homme chevauchant un dauphin.
Cette belle page d'Hérodote mêle allègrement légende et histoire
enquête policière et merveilleux. Seule une analyse minutieuse
de définir les couches du récit.
3 Hérodote, I, 23-24.
SOUS LE SIGNE D ARION 97
pel à deux types de sources, les unes corinthiennes, les autres lesbiennes.
On aimerait pouvoir les identifier et faire, au sein du conte la part
respective de chacune, à moins que leur contenu ne fût identique. Dans
ce cas, il serait singulier que l'historien eût éprouvé le besoin de les
toutes deux et ce, à deux reprises, au début et à la fin du récit
Sous l'allusion à des sources lesbiennes se cache probablement un
fragment perdu d'Hellanikos 7, auteur d'une liste de ?a??e????a?, où il
était fait mention de notre poète 8. Or, un passage de Pausanias 9 nous
indique qu'Hérodote ne tenait pas d'Hellanikos le renseignement qu'il
: les actes qui concernent Arion lui-même et ceux que l'on attribue au
dauphin, Hérodote en a parlé par ouï-dire dans son Histoire de Lydie.
Sans doute vaut-il mieux, avec Jacoby 10, donner à l'histoire d'Arion une
source de caractère novellistique, mais rien n'interdit de penser que la
teneur en soit passée par voie orale aussi bien chez Hérodote que chez
Hellanikos. L'aspect de la légende inciterait à croire toutefois que la
référence à l'historien de Mytilène s'adresserait plutôt aux ?a??e????a?
rédigées en vers épiques.
Cette version lesbienne a vraisemblablement laissé des traces dans un
texte de Lucien, où ne se trouvent cités ni Tárente ni Corinthe ni le
Ténare u :
12 Voir O. Crusius, o.l., col. 839, qui cite Kaibel, Epigrammata graeca ex lapidibus
collecta, Berlin, 1878, n° 1086, p. 490. La publication de Boeckh figure dans ses
Gesammelte Schriften, t. VI, Leipzig, 1872, pp. 34-36. Il est vrai qu'il ne croyait pas
trop, semble-t-il, à sa propre exégèse : «Wir verargen es Niemanden, wenn er bei dieser
Erklärung im ersten Augenblick über unsere Abergläubigkeit lächeln sollte».
13 IG XII 3, 537. Le sens de ??f?, littéralement saillir, est bien attesté : e.g., par
Plutarque, Pyrrhos, 28, 6.
14 H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans VAntiquitè, Paris, 6e édition, 1965, p.
520 (n. 10 à la p. 64) et surtout, H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille, 1939, pp.
456-457.
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15 Pausanias, ix, 30, 3. Il est curieux de constater qu'aucun des articles de G. Lip-
pold ne mentionne ni le groupe ni le passage du Périégète : voir art. Kephisodotos n° 8
dans R.-E., XI, 1 (1921), col. 234, 11, 40-42 ; Olympiosthenes dans R.-E., XVIII, 1
(1939), col. 258; Myron n° 8 dans R.-E., XVI, 1 (1933), col. 1124-1130; Lysippos
n° 6 dans R.-E, XIV, 1 (1928), col. 48-64.
16 Hymne à Dionysos, I, 6-57.
17 Stebbins, The Dolphins in Greek Art and Literature, Menasha (Wisconsin), 1929,
p. 66. La légende repose sur les textes suivants : Myrsilos de Lesbos 477 F 14 Jacoby ;
Plutarque, Banquet des Sept Sages, 19 ( = Moralia, 162 C-F) ; Au sujet de l'habileté
des animaux, 36 ( = Moralia, 984 E) et un fragment d'ANTicLiDEs d'Athènes, 140 F 4
Jacoby, cité par Athénée, XI, 15, 466 C-D (17 e livre des Retours).
18 Anticlides d'Athènes, ibidem.
19 Hymne à Apollon, 402-411 {Suite pythique).
SOUS LE SIGNE D'ARION 101
20 Ibidem, 410-414.
21 J. Defradas, Les thèmes de la propagande delphique, Paris, 1954, p. 237, n. 1.
22 Le culte a connu très tôt une vaste diffusion. Maintes inscriptions citent ce
à Cnossos : M. Guarducci, Inscriptions creticae, I (Rome, 1935), VIII, n° 8, 1.
12 ; n° 12, 1. 8 ; n° 12, 11. 45-46 ; il en est de même pour Lato, Ibidem, I, XVI, n° 3, 11.
17-18 ; n° 4 A, 11. 12-13 ; nos 5 et 49, sans compter ceux que le dieu avait à Dréros et
Hyrtacina (SEG IV, 599, 1. 18 = M. Guarducci, o.l, II [Rome, 19391, XV, n° 2, I.
18). La cité d'Olos avait un mois Delphidios (Collitz-Bechtel, SGDI, n° 5149, 1.
22 = Dittenberger, SIG3, 712, I. 23). Le sanctuaire principal de Cnossos fut
un Delphidion, d'après W. Aly, Der Kretische Apollonkult, Leipzig, 1908, p.
14. Le culte de Dréros aurait été exporté à Milet (W. Aly, o.l., p. 15) où il est attesté
dès le vie siècle (voir Fr. Schwenn, Gebet und Opfer, Leipzig, p. 18 et n. 8). Aussi ne
doit-on pas juger surprenant que des fouilles récentes (voir Baruch Lifshitz, Le culte
d'Apollon Delphidios à Olbia, dans Hermes, 94 [1966], pp. 236-7) aient exhumé
également son culte à Olbia, sur le Mer Noire, où il a dû s'implanter dès la fin du vie ou
le début du ve siècle. A Sparte, sa présence est prouvée par une dédicace que l'on
trouvera dans SGDI, n° 4465. L'essentiel des références relatives à cette diffusion figure
déjà dans W. Aly, o.l., p. 17 et, malgré le demi-siècle écoulé depuis la parution de cette
thèse, M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, 3e édition, Munich, 1967, p.
555 (t. V, 2, 1 du nouveau Handbuch de H. Bengtson) n'y apporte rien de
neuf. Il est à peine besoin de rappeler qu'au Minoen Moyen III, les
dauphins constituaient déjà un des principaux thèmes de décoration (A. Severyns, Grèce
et Proche-Orient, Bruxelles, 1960, p. 84).
23 On sait que les dauphins entrent dans maintes légendes : ainsi, par exemple, dans
celle de Coiranos de Milet, qui avait racheté à des pêcheurs un dauphin qu'ils avaient
capturé, et lui avait rendu la liberté. Victime entre Paros et Naxos d'un naufrage
(Plutarque, Sur l'habileté des animaux, 36 = Moralia, 985 A), à moins que ce ne soit
aux environs de Myconos (Phylarque, 81 F 26 Jacoby = Athénée, XIII, 85, 606 E), il
fut recueilli par le dauphin et transporté dans l'île de Sikinos, au sud de Paros, d'après
Plutarque, /./., ou à Milet, selon Phylarque, /./.. Mort vieux, il eut droit, lors de ses
funérailles, à un cortège de dauphins (Elien, Histoire des animaux, VIII, 3 et
Phylarque, /./.). Sans nous dire si Coiranos était un personnage mythique ou
historique, Archiloque (fr. 243 Lasserre- Bonnard) attribue l'arrivée providentielle du
dauphin à l'intervention de Poséidon. Invité chez les Locriens, Hésiode séduisit la fille de
ses hôtes et fut assassiné par eux ; jeté à la mer, son corps fut transporté par des
dauphins à l'entrée du golfe de Corinthe (cf. P. Mazon, dans son édition d'HÉsioDE,
Théogonie. Travaux et Jours. Bouclier, Paris, CUF, 1928, pp. xn-xiv ; le résumé de H.
Usener, Sintflutsagen, Bonn, 1889, pp. 163-165, est légèrement différent). Ce type de
légendes devait s'être répandu tout au long de la côté locrienne, avant que, pour des
raisons de pédagogie littéraire, on ne fit d'Hésiode le triste héros de l'aventure (voir H.
Usener, o.L, p. 165). Ajoutons que le dauphin apparaît également dans certaines
du voyage en Crète de Thésée, donné tantôt comme fils d'Egée et d'Aithra, mais
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tantôt aussi, bien que plus rarement, comme fils de Poséidon (voir Ch. Dugas,
L'évolution de la légende de Thésée, dans REG, 56 [1943], p. 4). A ce sujet, le texte le
plus ancien est celui de Bacchylide, Dithyrambes, 17 {les jouvenceaux ou Thésée).
Chargé de conduire à Minos l'offrande de sept garçons et filles, Thésée réprimande le
prince crétois, qui n'a pu dissimuler son désir à l'égard d'Eriboia, la fille de Pandion
(Periboia dans Pausanias, I, 17, 3 qui reconnaît s'inspirer d'un tableau de Micon) ·,
Minos le met au défi d'aller chercher au fond des eaux l'anneau d'or qu'il va y jeter
(Bacchylide, o.l., 53-63) ; parti à dos de dauphin, Thésée obéit aussitôt à l'injonction
(ib., 97-100). Outre l'objet demandé, il rapporte la couronne de roses qu'Aphrodite avait
offerte à l'épouse de Poséidon le jour de ses noces (ib., 112-116). Une série de vases
(voir K. Klement, o.l., p. 29) montre cependant le manque de cohérence de certaines
données de la légende. Par exemple, sur le cratère de Bologne, le héros est porté par un
triton (Ch. Dugas, o.l., p. 19 et fig. 11, avec C h Dugas-R. Flacelière, Thésée. Images
et récits, Paris, 1958, p. 69 et planches 18 et 19) ; pour un cataloque exhaustif des
légendes relatives aux dauphins, on reste tributaire de l'ouvrage vieilli d'E. Stebbins, The
Dolphins in Greek Art and Literature, Menasha (Wisconsin), 1929. Enfin, une sculpture
retrouvée près du théâtre de Thasos (G. Daux et Laumonier, dans BCH, 47 (1923), pp.
346-347, avec la fig. 45) montre un vieillard sur un dauphin qu'il chevauche à
S'agit-il d'Arion, comme le croient ces savants? Un dessin remontant à Cyriaque
d'Ancône reproduisant un relief parien offrait aussi un personnage juché sur un dauphin
et tourné vers la queue de sa monture. Les deux groupes ne figuraient-ils pas plutôt
protégé des Muses et serviteur d'Apollon, invitant les Thasiens indociles à le
suivre dans un voyage fantastique vers la Crète : c'est l'hypothèse que suggère Fr.
Lasserre, Les Epodes d'Archiloque, Paris, 1950, pp. 262 et 265-266, non sans
hésitations (p. 266, n. 1). Les doutes de Lasserre sont fondés, car l'épaisseur différente
des fragments rend indéfendable l'hypothèse d'une pièce unique (J. Pouilloux, Trois
notes thasiennes, dans BCH, 75 [1951], pp. 99-100, sur la base, il est vrai, d'une
remarque de E. Pfuhl dans Jahrbuch, 41 [1926], p. 132 et n. 10). Selon Christiane
Sprimont, Le dauphin dans l'Antiquité gréco-romaine, Liège, 1969 (mémoire de licence
de l'Université de Liège), p. 100, le relief parien s'inspirerait de pièces de monnaie
représentant vraisemblablement Mélicerte bébé. C'est d'ailleurs dans ce travail
que l'on trouvera la meilleure mise au point de toutes les données relatives aux dauphins
dans l'Antiquité, éclairées de toutes les connaissances apportées récemment par la
cétologie contemporaine.
24 Strabon, vin, 5, 1.
25 Scholies à Aristophane, Acharniens, 510.
26 Pausanias, III, 25, 4. La forme du temple, très particulière, est destinée à rappeler
que c'est précisément par le Ténare qu'Héraklès ramena Cerbère de l'Hadès.
27 Pour ce groupe, voir J. Defradas, o.l., p. 237, n.l.
28 J. Defradas, /./. ; elle serait l'uvre d'un nommé Tettix : Plutarque, Des délais
de la vengeance divine, 17 { = Moralia, 560 E) ; Hésychios, s.v.
SOUS LE SIGNE D'ARION 103
fit connaître», solidement établi depuis Rohde. On trouvera toutes les références dans J.
Labarbe, L'Antiquité classique, 31 (1962), p. 154, n. 7. Dans la version de Saint
Jérôme de la Chronique d'EusÈBE, p. 171, II, 16-17 Fotheringham, on trouve la
locution clarus habetur, dans Georges le Syncelle, 213 d (p. 403, 12 Dindorf), ????-
???et?.
36 Attestée notamment par Diogène Laërce, I, 98 et I, 95.
37 Pour un exemple analogue, voir J. Labarbe, o.l., p. 179.
38 Solin, VII, 6 Mommsen.
39 Eusèbe, Chronique (version de Saint Jérôme), p. 171 (15-17) Fotheringham. Ce
Simonide est naturellement l'iambographe d'Amorgos (voir Fotheringham, o.L, index,
s.v.). L'absence de variante dans la tradition du chronographe n'autorise pas à corriger
en Sémonide: la faute d'ioctacisme remonte à la source. Il est vrai que nous ne
l'orthographe difficilior que grâce au grammairien Choiroboskos, d'après
VEtymologicum Magnum, 713, 17.
40 C'est probablement par un processus identique que, dans la version d'Eusèbe par
SOUS LE SIGNE D'ARION 105
Saint Jérôme s'est glissé le nom du iambographe Aristoxene de Selinonte, qu'il ne faut
pas confondre avec le musicien Aristoxene de Tárente. Sur Aristoxene de Selinonte, voir
G. Kaibel, art. Aristoxenos n° 5 dans R.-E. II, 1 (1895), col. 1056. La traduction
arménienne ne mentionne, à vrai dire, qu 'Archiloque et Simonide. On sait, au
que les mélectures sont fréquentes chez Solin : voir Th. Mommsen, C. Julii Solini
collectanea rerum mirabilium, 2e édition, Berlin, 1958, pp. vin-ix.
41 La première édition des Olympioniques remonte à Hippias d'Elis (cf. Plutarque,
Numa, 1, 6). Par suite, Aristote, Philochore, Eratosthène, Apollodore, Tjmée, etc., se
sont mis à utiliser ce comput (voir W. Kubitschek, Grundrisse der antiken Zeitrechnung,
Munich, 1928, p. 83 (dans le Handbuch de W. Otto, I, 7) ainsi que F. K. Ginzel,
Handbuch der mathematischen und technischen Chronologie, II, Leipzig, 1911, p. 356.
42 Elien, Histoire des animaux, XII, 45. On trouvera le célèbre fragment apocryphe
d'Arion dans D. L. Page, Poetae melici graeci. Oxford, 1962, pp. 506-507.
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s'était pas affranchi, s'il le fit jamais, des règles qui présidaient à sa
et à son accompagnement.
Dès lors, le fragment de commentaire cité plus haut impose la
qu'Arion a dû pratiquer simultanément deux instruments. Doit-
on juger surprenante cette double virtuosité dans le chef d'un musicien
originaire de Lesbos, l'île de la musique? D'abord personne n'a jamais
prétendu, et pour cause, que Terpandre, un des maîtres d'Arion, avait
chanté le nome orthien accompagné d'une cithare. Enfin, dans un
passage mutilé du Marbre de Paros 53, relatif à celui-ci, il semble bien
que l'on doive lire les débris du mot «aulète». Ainsi donc, cette double
compétence ne serait pas sans précédent en milieu lesbien. Par suite, je
n'hésiterais pas à en faire également crédit à Arion.
Après cette longue étude de l'èpigramme et du texte qui l'introduit,
revenons au curieux fragment apocryphe transmis par Elien. Une étude
attentive de son vocabulaire permet à Bowra d'en situer la rédaction vers
la fin du ve siècle 54. Certains détails permettent d'en préciser les
L'allusion aux pieds (sic) des dauphins au v. 6 rappelle les danses
mentionnées au v. 5 ·, déjà, le lecteur a songé au κύχλίος χορός
qu'Aristote attribue au poète 55 et à son père Κυκλεύς dans l'èpigramme
que nous venons d'étudier. On a donc des raisons de croire que le poème
est l'écho lointain d'une représentation chorale réelle avec disposition
circulaire des exécutants et accompagnement Paulos. C'est Arion lui-
même qui a dû conduire la danse, où s'exhibaient des personnages réels,
déguisés en dauphins, sur lesquels l'acteur principal pouvait sauter de dos
en dos. Des chœurs de dauphins sont d'ailleurs bien attestés dès la fin du
vie siècle 56. Naturellement, le destinataire, du nome orthien devait être
Poséidon.
sauvetage fut évoquée sur des pièces lesbiennes, bien avant que la soi-
disant mésaventure d'Arion ne fournît un thème neuf aux ateliers
de l'île 66. Qu'un Eolien ait eu l'idée de chanter Poséidon en
recourant à une fiction conforme aux schémas religieux de sa lointaine
patrie ne saurait donc beaucoup surprendre. Le hasard voulut qu'en
dédiant à Poséidon le symbole d'une représentation demeurée fameuse,
ses desservants découvrissent à nouveau l'image d'un dieu Delphidios
disparu et oublié depuis un millénaire. Que, dans l'esprit des
la figure humaine juchée sur le dauphin ait été Poséidon lui-
même, est infiniment probable. Pour expliquer l'origine du groupe
sculpté, les Cicerone locaux, membres de l'association religieuse installée
au Ténare 67, ont dû, dans leurs commentaires à l'usage des pèlerins,
mentionner tantôt Poséidon, tantôt Arion. L'entrelacs des explications
embrouillées a pu faciliter les confusions sur l'identité de l'étrange
cavalier. En outre, la fréquence du nom d'Arion 68 en pays laconien et
messénien a contribué à accréditer les versions erronées.
(les Sages) s'étaient trouvés ensemble à Delphes, dit-on, puis, une seconde
fois, à Corinthe, où Périandre avait organisé une réunion pour un entretien et
un banquet.
La liste des sept Sages invités inclut le laconien Chilon. Même si sa
présence n'est attestée par aucun autre texte, même s'il n'est pas sûr que
Chilon ait vécu à cette époque 72, la mention d'un Spartiate pourrait
signifier que Périandre s'efforçait d'entretenir des relations cordiales avec
Lacédémone. Sous le règne de Périandre, des théories et des ambassades
ont dû quitter Corinthe pour Sparte et la Laconie. Plutarque, pour donner
à son dialogue un cachet d'authenticité, a placé Gorgos, le frère de
Périandre, à la tête de l'une d'elles. Sans doute est-ce par ce truchement
que le tyran fit la connaissance d'Arion.
En achevant ce paragraphe, soulignons qu'une telle présentation du
culte de Poséidon ne dut pas manquer de plaire aux Corinthiens, qui y
retrouvaient des thèmes propres à leur religion. A l'époque de Thésée, le
dieu qui régnait sur l'Isthme était Mélicerte, auquel l'auteur du synécisme
athénien devait plus tard ravir son patronage, pour l'offrir à Poséidon,
nouveau venu dans la région 73. La légende de Mélicerte est bien
74 : en butte à la colère de Héra, pour avoir recueilli le petit
Dionysos, Athamas devint fou et tua son fils Léarque. Perdant la raison à
son tour, sa femme Inô, fille de Cadmos, jeta le corps dans un chaudron
d'eau bouillante, puis, avec son second fils Mélicerte, courut se jeter à la
mer du haut de la roche Molouris. Inô, sous le nom de Leucothea, devint
une Néréide, tandis que Mélicerte se transformait en daimôn appelé
70 Ibid., p. 28.
71 Plutarque, Solon, 4, 1. Voir aussi Banquet des sept Sages, 2 ( = Moralia, 146 D).
72 Voir déjà, à ce sujet, G. Glotz, Histoire grecque, I, Paris, 1925, p. 373, qui situe
le personnage vers le milieu du vie siècle avant notre ère.
73 Plutarque, Thésée, 25, 5. Aussi la fête commençait-elle par un sacrifice à
Poséidon (Xénophon, Helléniques, IV, 5, 1).
74 Ed. Will, Korinthiaka, Paris, 1955, p. 170, où Ton trouvera dans les notes toutes
les références aux textes anciens.
SOUS LE SIGNE d'aRION 113
90 Plutarque, Banquet des sept Sages, 18 {-Moralia, 161 C). Le nome pythique
célébrait d'ailleurs la lutte entre Apollon et le dieu-serpent Python. Voir aussi J.
Defradas, Les thèmes de la propagande delphique, Paris, 1954, pp. 96-97 avec
Pollux, IV, 84 ; Strabon, IX, 10, 421 ; Pausanias, X, 7, 4 et J. Defradas, Plutarque.
Banquet des sept Sages, Paris, 1954, p. 110 (n. 173 de la p. 78).
91 Hérodote, I, 24 ne mentionne que des interrogatoires contradictoires. D'après
Hygin, Fables, 193, Périandre fait crucifier les pirates (cf. aussi Astronomiques, II, 17,
où il est simplement question d'un supplice). La crucifixion apparaît aussi dans Servius,
à Virgile, Bucoliques, 8, 55.
92 Thucydide, 1, 13, 5.
93 Certains faits du premier livre ne s'expliquent que s'il a été écrit comme une
à la guerre de 10 ans. Cf. J. De Rom illy, Thucydide. La guerre du Péloponnèse,
I, Paris, 1953, p. l et n. 4.
94 Thucydide, I, 13, 3.
95 Thucydide, I, 13, 4.
SOUS LE SIGNE d'aRION 117
97 Nicolas
96 Ed. Will,de o.Damas
i., p. 529.
90 F 58, 3 Jacoby = Constantin porphyrogenète, Extraits
sur la vertu, I, p. 343, 23 Buettnerwobst : avec les trières qu'il avait construites,
contrôlait les deux mers.
98 Hérodote, I, 24.
99 Timothée, Les Perses, 234-237, donne Terpandre comme disciple d'Orphée. Le
Dionysos que connut Terpandre est, lui aussi, d'origine orphique (cf. Jean le Lydien,
Sur les mois, IV, 51 p. 106 Wünsch). Toute une série de textes fait voguer la tête
d'Orphée et sa cithare jusqu'à Lesbos, où elles donnèrent naissance à un oracle : Myr-
silos de Lesbos, 477 F 3 Jacoby = Antigone de Caryste, Histoires merveilleuses, S
(Paradaxographi graeci, p. 62 Westermann) ; Phanoclès dans Stobbée, Anthologie, IV,
20, 47 (IV, p. 461, 3 Hense), avec le résumé de Hygin, Astronomiques, II, 7 et
d'OviDE, Métamorphoses, XI, 50 qui fait arriver les membra disjecta à
Méthymne ; Lucien, Contre les ignorants, 109-111 ; Philostrate, Héroïques, V, 3 et
Vie d'Apollonios, IV, 14 ; d'après Nicomaque de Gerasa, p. 266 Jan, le lyre d'Orphée
serait arrivée à Antissa ; trouvée par des pêcheurs, elle fut remise à Terpandre ; arrivé en
Egypte, ce dernier montra son habileté aux prêtres locaux et revendiqua l'invention de
l'instrument.
100 Si l'on veut bien ne pas refuser au mouvement orphique d'autre créateur
qu'Onomacrite, le contemporain de Pisistrate. Sur une petite assiette béotienne du vne
siècle a.C.n., un dessin montre Orphée jouant sur une lyre à sept cordes : il est entouré
118 J. SCHAMP
d'un chevreuil et de sept oiseaux perchés sur des branches (cf. I. M. Linforth, The Arts
of Orpheus, Berkeley-Los Angeles, 1941, p. 2, η. 2 ; Kern, Die Religion der Griechen, II
[Berlin, 1935], p. 188, n. 1 et Gnomon 11 (1953), p. 476. Or, les relations entre la
Béotie et l'Isthme sont anciennes : le Bacchiade Philolaos, émigré à Thèbes, y fit adopter
des lois successorales (Aristote, Politique, II, 12, 10, 1274 b). Un poète corinthien
nommé Callipos avait écrit une συγγραφή ες Όρχομενίους (Pausanias, III, 29, 1-2). Sur
tout ceci, voir Ed. Wii.i.. Korinthiaka, Paris, 1955, pp. 318 et 360-361.
101 G. Glotz, Histoire grecque, I, Paris, 1925, p. 182. Comme on sait, cette date, qui
repose sur un passage de Thucydide, VI, 3, 2, n'est pas indiscutable. Cependant, en
l'absence de tout critère de datation ferme, mieux vaut adopter, provisoirement, la
chronologie traditionnelle, qui offre au moins l'avantage de fournir un système cohérent.
Telle est la position de principe défendue par Mme M. P. Berger, Syracuse. Histoire
culturelle d'une cité grecque, Bruxelles, 1967, pp. 28-31.
102 Strabon, VI, 3, 2 et 3, d'après Antiochos et Ephore, respectivement 555 F 13
et 70 F 216 Jacoby.
103 P. Wuilleumier, Tarente, des origines à la conquête romaine, Paris, 1939, p. 45.
104 G. Vallet, Rhégion et Zancle, Paris, 1958, p. 164.
105 Pausanias, X, 10, 6-8.
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