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L'antiquité classique

Sous le signe d'Arion


Jacques Schamp

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Schamp Jacques. Sous le signe d'Arion. In: L'antiquité classique, Tome 45, fasc. 1, 1976. pp. 95-120;

doi : https://doi.org/10.3406/antiq.1976.1812

https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1976_num_45_1_1812

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SOUS LE SIGNE DARIOS

'?????, ?? ?a? ?e??a?d???, ???' ????? p???s?µe???


µ?µ?µa ?a????? ?? µ??a ??????e? ?? ?a????f
Dion Chrysostome, Discours corinthien, 2 (20 de Budé)
Tiere aus Stille drangen aus dem klaren
gelösten Wald von Lager und Genist;
und da ergab sich, dass sie nicht aus List
und nicht aus Angst in sich so leise waren
sondern aus Hören.
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée

Quiconque a peu ou prou fréquenté la littérature grecque sait que la


figure à demi-mythique d'Arion est évoquée par certaines théories
relatives aux origines de la tragédie '. D'autre part, l'illustre poète connut
une aventure extraordinaire, que nombre d'auteurs répétèrent à l'envi.
Aussi la personne du Lesbien, placée aux confins de la légende et de
l'histoire, paraît-elle singulièrement manquer de cohérence. Sans doute sa
mésaventure a-t-elle fait l'objet d'explications variées ; c'est au moins ce
qu'atteste la bibliographie utilisée dans un ouvrage que Karl Klement a
consacré jadis à l'élucidation de la légende 2. Toutefois, il semble que le
poète ait davantage intéressé les chercheurs par le rôle que lui prête la
Souda aux origines du drame tragique et du dithyrambe.

* M. le Professeur Gilbert François, de la Faculté de Philosophie et Lettres de


l'Université de Liège, et mon excellente camarade, M,le Liliane Bodson, assistante à la
même Faculté, m'ont apporté une aide considérable dans l'élaboration de ce travail. Je les
remercie très vivement.
1 Ainsi la Souda, A 3886 Adler, fait du poète de Méthymne l'inventeur du t?a?????
t??p??. D'après Jean le Diacre, Scholies à Hermogène publiées par Rabe, Rheinisches
Museum, 63 (1908), p. 150, Arion de Méthymne introduisit la première représentation de
la tragédie, comme l'enseigna Solon, dans ses vers intitulés «Elégies».
2 Karl Klement, Arion. Mythologische Untersuchungen, Vienne, 1898, où l'on trouve
la mention de noms tels ceux de Welcker (p. 15); Boeckh et Flach (p. 17). Le point de
vue du savant allemand ressort assez du sous-titre de son livre, ainsi que d'une pétition
de principe de la p. 15 : «der Delphinritter Arions ... kann nicht als richtig gelten.»
96 J. SCHAMP

Données Une nouvelle lecture critique des textes qui con-


légendaires cernent Arion permet, croyons- nous, d'envisager le
problème sous un jour assez neuf. Revoyons d'abord
le fameux récit que fait Hérodote de toute l'affaire3.

Périandre était tyran de Corinthe. Or, c'est à lui que, d'après les
(avec lesquels les Lesblens sont d'accord), survint au cours de son
existence un prodige tout à fait extraordinaire .· Arion de Méthymne rapporté
au Ténare sur le dos d'un dauphin. C'était un citharède qui ne le cédait à
aucun des artistes d'alors et qui fut le premier, à notre connaissance, à
un dithyrambe, à lui donner un nom et à le présenter à Corinthe. Cet
Arion, disent-ils, qui passait la majeure partie de son temps auprès de
Périandre, eut envie de faire voile vers l'Italie et la Sicile, puis, après avoir
gagné beaucoup d'argent, il voulut s'en retourner à Corinthe. Il partit donc
de Tárente ; or, il n'avait confiance en personne plus qu'en les Corinthiens ;
aussi fréta-t-il un bateau avec équipage corinthien ,· une fois en haute mer,
les hommes formèrent le dessein de jeter Arion par dessus bord, pour
de ses richesses. Arion, qui avait compris la situation, les supplia .· //
leur laissait ses richesses, mais leurs demandait la vie sauve. Il ne put
cependant les convaincre .· au contraire, les marins l'invitèrent à se tuer, afin
qu'il reçût sur terre une sépulture, ou à sauter à la mer au plus vite. Acculé
à ce dilemme, Arion demanda, puisque telle était leur sentence, qu'il lui fût
permis de chanter en grand costume, debout sur le pont .· au terme du chant,
il promettait de s'exécuter. Les marins éprouvèrent du plaisir à la
d'entendre le meilleur des aèdes et quittèrent la poupe pour le milieu du
vaisseau. Arion revêtit tout son costume et prit sa cithare ; debout sur le
pont, il exécuta d'un bout à l'autre un nome orthien, puis, à la fin du nome,
il se jeta à la mer tel qu'il était, avec tout son costume. Et les marins firent
voile vers Corinthe ; quant à Arion, un dauphin l'avait pris, dit-on, et amené
au Ténare. Une fois débarqué, il se rendit à Corinthe en costume et, dès son
arrivée, raconta toute son aventure. Périandre, incrédule, mit Arion sous
bonne garde, sans lui laisser aucune liberté, et fit guetter les marins ,· par
conséquent, dès leur arrivée, Périandre les fit appeler et s'informa s'ils
avaient quelque nouvelle d'Arion. Ils répondirent qu'il était bien portant en
Italie et qu'ils l'avaient laissé heureux à Tárente. Arion parut alors devant
leurs yeux, dans la tenue qu'il avait en sautant ; et les marins, ébahis, ne
pouvaient plus se défendre ou nier. Voilà donc ce que disent Corinthiens et
Lesbiens ,· et Arion a, au Ténare, un ex-voto en bronze de petite dimension,
figurant un homme chevauchant un dauphin.
Cette belle page d'Hérodote mêle allègrement légende et histoire
enquête policière et merveilleux. Seule une analyse minutieuse
de définir les couches du récit.
3 Hérodote, I, 23-24.
SOUS LE SIGNE D ARION 97

Les Avant de procéder à cette étude, il importe de faire


sources remarquer que la légende connut assez tôt une vaste
diffusion. Outre les simples allusions à la
d'Arion, qui sont fort nombreuses à toutes les époques 4, la plupart
des versions s'inspirent manifestement du texte d'Hérodote, ou parfois
même se contentent de le traduire ou de le paraphraser 5, non sans lui
ajouter quelque coloration romanesque6. Hérodote fait explicitement ap-

4 Cf. Cicerón, Tusculanes, II, 67 ; Virgile, Bucoliques, 8, 56 ; Strabon, XIII, 2,


4 ; Quintilien, V, 3, 41 ; Silius Italicus, XI, 446-448 ; Martial, VIII, 50, 15-16 ;
Pausanias, IX, 30, 2; Aristide, Sur la Rhétorique, 45, 167 (II, p. 125 Dindorf) ;
Apulée, Métamorphoses, vi, 29 ; Philippe de Thessalonique dans YAnthologie, IX,
88 ; Philostrate, Images, 19, 6 ; Plutarque, Sur l'habileté des animaux, 36 (=
Moralia, 984 D) ; Oppien, Halieutiques, V, 448-452 ; Solin, 7, 6 et 12, 2 Mommsen ;
Grégoire de ?a??a???, Poème de Nicoboulos à son fils, 234-237 (III, p. 1538
Migne) ; Doxopatros, Commentaires à Aphtonios, II, p. 331 Walz de?f?? serait le nom
du bateau qui aurait sauvé le poète) ; Hermogène, Exercices préparatoires, 2 (I, p. 16
Walz) et 5 (I, p. 28 Walz) ; Ménandre le Rhéteur, Sur les Déclamations (IX, pp. 253
et 327 Walz); Scholies à Aristophane, Grenouilles, 1315; ps.-AcRON, Scholies à
Horace, Odes, IV, 3, 19 Pauly ; Scholies à Aratos, Phénomènes, 318 Maas ; Cramer,
Anécdota Oxoniensia, Oxford, 1836 (repr. Amsterdam 1963), III, p. 222 que Klement,
o.l., p. 10 prête à Doxopatros, sans la moindre explication, alors que le savant éditeur
le passage à un sophiste anonyme (o.L, p. 11). Je n'ai, dans les travaux modernes,
trouvé aucune mention des allusions que contiennent Libanios, Lettres, 281, 2 (X Foer-
ster) et Proclos, Lettres, 48 (Hercher). A ceci, il convient d'ajouter les comparaisons
d'Arion à Orphée (Ovide, Art d'aimer, III, 321-326 ; Apulée, Florides, II, 17, 14), à
Amphion (Clément d'Alexandrie, Protreptique, I, 1) ou à Orphée et Amphion
simultanément (Martianus Capella, Noces de Mercure et de Philologie, IX, 906-908).
5 Ainsi Aulu-Gelle, XVI, 19, 12-13, qui prête à Arion un carmen casus illius sui
consolabile (12), au Heu d'un nome orthien ; Fronton, Arion, pp. 225-226 Van den
Houtte ; Libanios, Exercices préparatoires, 29 (VIII Foerster) ; Scholies de Berne à
Virgile, Bucoliques, 8, 56 Haigen.
6 Ovide, Fastes, II, 79- 1 18 (aux vers 99- 103), qui prête au pilote du vaisseau un rôle
de chef de file; Hygin, Fables, 193 et Astronomiques, II, 17 (dans la fable, le
mythographe fait périr un dauphin sur l'ordre de Périandre. Le monument ainsi édifié à
la gloire du sauveur, sans doute une explication de Yex-voto cité dans les Astronomiques,
1.1., permet à Arion de ménager à ses assaillants un magistral coup de théâtre) ; Servius
à Virgile, Bucoliques, 8, 55, Thilo-Hagen, imagine un rêve envoyé au poète par
Apollon ; Julius Phylargyrius à Virgile, Bucoliques, 8, 56 (qui comporte une version
longue et un résumé) ; c'est aussi une paraphrase que fait Dion Chrysostome, Discours
corinthien, 37 (20 de Budé), 1-3, en oubliant la nature exacte du chant, contrairement à
Tzetzès, Chiliades, 393-414, qui (vers 400 et 402) fait du nome orthien un µ???? ?p?-
?a??t???. Les Scholies PM à Clément d'Alexandrie, Protreptique, 1, 3, 3, 11, inspirées
de Baanès lui font chanter un µ???? d?????. On pourra encore lire Pline, Histoire
naturelle, IX, 8, 28 ; Sévéros, Ethopées, 4 (I, p. 538 Walz) ; Nicolaos, Exercices
préparatoires, II, 7 (I, p. 271 Walz) ; Bianor, dans YAnthologie de Planude, XVI, 276,
et, du même auteur (qui fait cette fois arriver le poète sur l'Isthme), Anthologie, IX, 308.
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pel à deux types de sources, les unes corinthiennes, les autres lesbiennes.
On aimerait pouvoir les identifier et faire, au sein du conte la part
respective de chacune, à moins que leur contenu ne fût identique. Dans
ce cas, il serait singulier que l'historien eût éprouvé le besoin de les
toutes deux et ce, à deux reprises, au début et à la fin du récit
Sous l'allusion à des sources lesbiennes se cache probablement un
fragment perdu d'Hellanikos 7, auteur d'une liste de ?a??e????a?, où il
était fait mention de notre poète 8. Or, un passage de Pausanias 9 nous
indique qu'Hérodote ne tenait pas d'Hellanikos le renseignement qu'il
: les actes qui concernent Arion lui-même et ceux que l'on attribue au
dauphin, Hérodote en a parlé par ouï-dire dans son Histoire de Lydie.
Sans doute vaut-il mieux, avec Jacoby 10, donner à l'histoire d'Arion une
source de caractère novellistique, mais rien n'interdit de penser que la
teneur en soit passée par voie orale aussi bien chez Hérodote que chez
Hellanikos. L'aspect de la légende inciterait à croire toutefois que la
référence à l'historien de Mytilène s'adresserait plutôt aux ?a??e????a?
rédigées en vers épiques.
Cette version lesbienne a vraisemblablement laissé des traces dans un
texte de Lucien, où ne se trouvent cités ni Tárente ni Corinthe ni le
Ténare u :

Périandre, je crois, trouvait du charme (à Arion) et souvent faisait appel à


son talent enrichi grâce au tyran, (le poète) eut le désir de se rendre chez
·,

lui en bateau pour y faire étalage de ses richesses. Et il embarqua sur un


transport appartenant à des brigands (...) ; une fois arrivés au milieu de la
mer Egée, les marins complotèrent contre lui(...) ; il leur dit : «Laissez-moi
reprendre mon habit, chanter un thrène à ma propre mémoire et me jeter
seul à la mer.»
D'après Hérodote et ses imitateurs, le poète repartait de Tárente après
fortune faite et l'attaque se déroulait dans la mer Ionienne ; au contraire,
pour Lucien, elle avait lieu en pleine mer Egée, au cours d'une visite à
Méthymne. Ces divergences montrent que les déterminations géographi-

7 O. Crusius, art. Arion, dans R.-E., Il, I (1895), col. 836.


8 4 F 85 Jacoby = Athénée, XIV, 36, 635 e. L'une était en vers, l'autre en prose.
9 Pausanias, III, 25, 7.
10 F. Jacoby, Griechische Historiker, Stuttgart, 1957, p. 114, col. 2 ; art. Herodotos,
dans R.-E., Suppl. II (1913), col. 420.
11 Lucien, Dialogues des dieux marins, 5, 2.
SOUS LE SIGNE D ARION 99

ques ne jouent qu'un rôle secondaire dans la genèse du conte d'Arion, où


elles ne sont guère que des éléments adventices. Par suite, il n'y a pas
lieu de croire non plus que le récit soit issu d'un fait réellement constaté :
les dauphins du reste ne peuvent couvrir que de courtes distances avec un
«cavalier» sur le dos. Que Lucien ait volontairement omis toute référence
au Ténare s'explique aisément par la nature même des Dialogues, où il
n'était pas question, pour l'auteur, déjouer son pédant. On notera aussi
que Périandre n'y apparaît pas non plus.

Diffusion On a cherché jadis à prouver que, très tôt, la


de la légende avait essaimé en direction de Théra. On se
légende fondait sur une inscription publiée par Boeckh n :

[????e?da? ?]?????? ?de[?f]e?[??'????]??


t?? de?f?? [s?se µ?aµ?s???? t??ese?].
Mais le déchiffrement et les restitutions de Boeckh avaient un caractère
des plus aventureux. Revu de près par Hiller von Gärtringen, le texte se
présente sous une tout autre forme 13 :

[t?? de??a], ?a? t?? ?e?p??????, h[o (?)/ ???µ??


te(?) de ?p??e, pa?da ?a???????, ?de?p?e[?? de t?? de????].
Par Delphinios, Crimon prit ici un tel, le fils de Bathyclès, frère d'un
tel.
L'inscription ne concerne nullement Arion, mais rappellerait la
d'un jeune éromène par son éraste du nom de Crimon. En pays
de telles pratiques, assez fréquentes, avaient une valeur initiatique14.
Dans un catalogue de l'uvre sculpté de Céphisodote, d'Olym-

12 Voir O. Crusius, o.l., col. 839, qui cite Kaibel, Epigrammata graeca ex lapidibus
collecta, Berlin, 1878, n° 1086, p. 490. La publication de Boeckh figure dans ses
Gesammelte Schriften, t. VI, Leipzig, 1872, pp. 34-36. Il est vrai qu'il ne croyait pas
trop, semble-t-il, à sa propre exégèse : «Wir verargen es Niemanden, wenn er bei dieser
Erklärung im ersten Augenblick über unsere Abergläubigkeit lächeln sollte».
13 IG XII 3, 537. Le sens de ??f?, littéralement saillir, est bien attesté : e.g., par
Plutarque, Pyrrhos, 28, 6.
14 H.-I. Marrou, Histoire de l'éducation dans VAntiquitè, Paris, 6e édition, 1965, p.
520 (n. 10 à la p. 64) et surtout, H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille, 1939, pp.
456-457.
100 J. SCHAMP

piosthénès, de Lysippe et de Myron, Pausanias 15 mentionne, sans


l'identité exacte de son auteur, un groupe figurant Arion sur son
dauphin. Même si chacun des artistes en question n'a pas consacré un de
ses travaux à la légende du poète, on peut déduire de cette notice que, dès
le ve siècle, le thème connaissait une vaste diffusion et faisait l'objet de
traitements fréquents aussi bien dans les arts plastiques que dans la
littérature.

Accointances Si l'aventure du poète a éveillé tant d'échos, il im-


mythologiques porte de souligner aussi qu'elle offre
tables analogies avec plusieurs légendes divines.
D'après YHymne qui lui est dédié 16, Dionysos, enlevé sur un
par des pirates tyrrhéniens, transforma en dauphins ses agresseurs,
avant d'être reconnu par le pilote.
A Méthymne n, dans la patrie même d'Arion, la fille de Sminthée
être immolée en l'honneur d'Amphitrite ; Enalos, un des
d'Echélaos, plongea avec elle dans la mer, où des dauphins prirent
le couple en charge. La jeune fille continua de vivre parmi les Néréides,
tandis qu'Enalos réapparaissait à Méthymne, pour déclarer qu'il paissait
désormais les cavales de Poséidon 18. Le nom même d'Enalos ainsi que
l'allusion à Amphitrite semble attester qu'à Lesbos, les dauphins
à la mythologie locale des divinités maritimes, en particulier de
Poséidon.
En troisième lieu, Apollon prit aussi la figure du même animal,
voulut se faire conduire par des marins pyliens au port de Crisa,
près de Delphes 19. En cours de route, l'équipage était passé au large du

15 Pausanias, ix, 30, 3. Il est curieux de constater qu'aucun des articles de G. Lip-
pold ne mentionne ni le groupe ni le passage du Périégète : voir art. Kephisodotos n° 8
dans R.-E., XI, 1 (1921), col. 234, 11, 40-42 ; Olympiosthenes dans R.-E., XVIII, 1
(1939), col. 258; Myron n° 8 dans R.-E., XVI, 1 (1933), col. 1124-1130; Lysippos
n° 6 dans R.-E, XIV, 1 (1928), col. 48-64.
16 Hymne à Dionysos, I, 6-57.
17 Stebbins, The Dolphins in Greek Art and Literature, Menasha (Wisconsin), 1929,
p. 66. La légende repose sur les textes suivants : Myrsilos de Lesbos 477 F 14 Jacoby ;
Plutarque, Banquet des Sept Sages, 19 ( = Moralia, 162 C-F) ; Au sujet de l'habileté
des animaux, 36 ( = Moralia, 984 E) et un fragment d'ANTicLiDEs d'Athènes, 140 F 4
Jacoby, cité par Athénée, XI, 15, 466 C-D (17 e livre des Retours).
18 Anticlides d'Athènes, ibidem.
19 Hymne à Apollon, 402-411 {Suite pythique).
SOUS LE SIGNE D'ARION 101

Ténare, où les Crétois voulaient jeter l'amarre20. Sans doute l'endroit


fut-il à l'origine le siège du culte d'un dieu figuré par un dauphin, que
l'on devait y adorer sous le nom de Delphidios 21, comme en Crète 22. On
constate que les dauphins sont associés à trois divinités, Dionysos,
et Apollon 23.

20 Ibidem, 410-414.
21 J. Defradas, Les thèmes de la propagande delphique, Paris, 1954, p. 237, n. 1.
22 Le culte a connu très tôt une vaste diffusion. Maintes inscriptions citent ce
à Cnossos : M. Guarducci, Inscriptions creticae, I (Rome, 1935), VIII, n° 8, 1.
12 ; n° 12, 1. 8 ; n° 12, 11. 45-46 ; il en est de même pour Lato, Ibidem, I, XVI, n° 3, 11.
17-18 ; n° 4 A, 11. 12-13 ; nos 5 et 49, sans compter ceux que le dieu avait à Dréros et
Hyrtacina (SEG IV, 599, 1. 18 = M. Guarducci, o.l, II [Rome, 19391, XV, n° 2, I.
18). La cité d'Olos avait un mois Delphidios (Collitz-Bechtel, SGDI, n° 5149, 1.
22 = Dittenberger, SIG3, 712, I. 23). Le sanctuaire principal de Cnossos fut
un Delphidion, d'après W. Aly, Der Kretische Apollonkult, Leipzig, 1908, p.
14. Le culte de Dréros aurait été exporté à Milet (W. Aly, o.l., p. 15) où il est attesté
dès le vie siècle (voir Fr. Schwenn, Gebet und Opfer, Leipzig, p. 18 et n. 8). Aussi ne
doit-on pas juger surprenant que des fouilles récentes (voir Baruch Lifshitz, Le culte
d'Apollon Delphidios à Olbia, dans Hermes, 94 [1966], pp. 236-7) aient exhumé
également son culte à Olbia, sur le Mer Noire, où il a dû s'implanter dès la fin du vie ou
le début du ve siècle. A Sparte, sa présence est prouvée par une dédicace que l'on
trouvera dans SGDI, n° 4465. L'essentiel des références relatives à cette diffusion figure
déjà dans W. Aly, o.l., p. 17 et, malgré le demi-siècle écoulé depuis la parution de cette
thèse, M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, 3e édition, Munich, 1967, p.
555 (t. V, 2, 1 du nouveau Handbuch de H. Bengtson) n'y apporte rien de
neuf. Il est à peine besoin de rappeler qu'au Minoen Moyen III, les
dauphins constituaient déjà un des principaux thèmes de décoration (A. Severyns, Grèce
et Proche-Orient, Bruxelles, 1960, p. 84).
23 On sait que les dauphins entrent dans maintes légendes : ainsi, par exemple, dans
celle de Coiranos de Milet, qui avait racheté à des pêcheurs un dauphin qu'ils avaient
capturé, et lui avait rendu la liberté. Victime entre Paros et Naxos d'un naufrage
(Plutarque, Sur l'habileté des animaux, 36 = Moralia, 985 A), à moins que ce ne soit
aux environs de Myconos (Phylarque, 81 F 26 Jacoby = Athénée, XIII, 85, 606 E), il
fut recueilli par le dauphin et transporté dans l'île de Sikinos, au sud de Paros, d'après
Plutarque, /./., ou à Milet, selon Phylarque, /./.. Mort vieux, il eut droit, lors de ses
funérailles, à un cortège de dauphins (Elien, Histoire des animaux, VIII, 3 et
Phylarque, /./.). Sans nous dire si Coiranos était un personnage mythique ou
historique, Archiloque (fr. 243 Lasserre- Bonnard) attribue l'arrivée providentielle du
dauphin à l'intervention de Poséidon. Invité chez les Locriens, Hésiode séduisit la fille de
ses hôtes et fut assassiné par eux ; jeté à la mer, son corps fut transporté par des
dauphins à l'entrée du golfe de Corinthe (cf. P. Mazon, dans son édition d'HÉsioDE,
Théogonie. Travaux et Jours. Bouclier, Paris, CUF, 1928, pp. xn-xiv ; le résumé de H.
Usener, Sintflutsagen, Bonn, 1889, pp. 163-165, est légèrement différent). Ce type de
légendes devait s'être répandu tout au long de la côté locrienne, avant que, pour des
raisons de pédagogie littéraire, on ne fit d'Hésiode le triste héros de l'aventure (voir H.
Usener, o.L, p. 165). Ajoutons que le dauphin apparaît également dans certaines
du voyage en Crète de Thésée, donné tantôt comme fils d'Egée et d'Aithra, mais
102 J. SCHAMP

En vérité, les deux dernières se disputèrent aussi le patronage du


Le sanctuaire local, situé dans un bois sacré 2\ possédait une
caverne menant à l'Hadès 25 et, devant le temple en forme de grotte, se
dressait une statue de Poséidon 26. Peut-être s'agissait- il du groupe
un dieu juché sur un dauphin 27. Des Crétois seraient les auteurs de
cette fondation religieuse, uvre d'un nommé Tettix 28. Par la suite.

tantôt aussi, bien que plus rarement, comme fils de Poséidon (voir Ch. Dugas,
L'évolution de la légende de Thésée, dans REG, 56 [1943], p. 4). A ce sujet, le texte le
plus ancien est celui de Bacchylide, Dithyrambes, 17 {les jouvenceaux ou Thésée).
Chargé de conduire à Minos l'offrande de sept garçons et filles, Thésée réprimande le
prince crétois, qui n'a pu dissimuler son désir à l'égard d'Eriboia, la fille de Pandion
(Periboia dans Pausanias, I, 17, 3 qui reconnaît s'inspirer d'un tableau de Micon) ·,
Minos le met au défi d'aller chercher au fond des eaux l'anneau d'or qu'il va y jeter
(Bacchylide, o.l., 53-63) ; parti à dos de dauphin, Thésée obéit aussitôt à l'injonction
(ib., 97-100). Outre l'objet demandé, il rapporte la couronne de roses qu'Aphrodite avait
offerte à l'épouse de Poséidon le jour de ses noces (ib., 112-116). Une série de vases
(voir K. Klement, o.l., p. 29) montre cependant le manque de cohérence de certaines
données de la légende. Par exemple, sur le cratère de Bologne, le héros est porté par un
triton (Ch. Dugas, o.l., p. 19 et fig. 11, avec C h Dugas-R. Flacelière, Thésée. Images
et récits, Paris, 1958, p. 69 et planches 18 et 19) ; pour un cataloque exhaustif des
légendes relatives aux dauphins, on reste tributaire de l'ouvrage vieilli d'E. Stebbins, The
Dolphins in Greek Art and Literature, Menasha (Wisconsin), 1929. Enfin, une sculpture
retrouvée près du théâtre de Thasos (G. Daux et Laumonier, dans BCH, 47 (1923), pp.
346-347, avec la fig. 45) montre un vieillard sur un dauphin qu'il chevauche à
S'agit-il d'Arion, comme le croient ces savants? Un dessin remontant à Cyriaque
d'Ancône reproduisant un relief parien offrait aussi un personnage juché sur un dauphin
et tourné vers la queue de sa monture. Les deux groupes ne figuraient-ils pas plutôt
protégé des Muses et serviteur d'Apollon, invitant les Thasiens indociles à le
suivre dans un voyage fantastique vers la Crète : c'est l'hypothèse que suggère Fr.
Lasserre, Les Epodes d'Archiloque, Paris, 1950, pp. 262 et 265-266, non sans
hésitations (p. 266, n. 1). Les doutes de Lasserre sont fondés, car l'épaisseur différente
des fragments rend indéfendable l'hypothèse d'une pièce unique (J. Pouilloux, Trois
notes thasiennes, dans BCH, 75 [1951], pp. 99-100, sur la base, il est vrai, d'une
remarque de E. Pfuhl dans Jahrbuch, 41 [1926], p. 132 et n. 10). Selon Christiane
Sprimont, Le dauphin dans l'Antiquité gréco-romaine, Liège, 1969 (mémoire de licence
de l'Université de Liège), p. 100, le relief parien s'inspirerait de pièces de monnaie
représentant vraisemblablement Mélicerte bébé. C'est d'ailleurs dans ce travail
que l'on trouvera la meilleure mise au point de toutes les données relatives aux dauphins
dans l'Antiquité, éclairées de toutes les connaissances apportées récemment par la
cétologie contemporaine.
24 Strabon, vin, 5, 1.
25 Scholies à Aristophane, Acharniens, 510.
26 Pausanias, III, 25, 4. La forme du temple, très particulière, est destinée à rappeler
que c'est précisément par le Ténare qu'Héraklès ramena Cerbère de l'Hadès.
27 Pour ce groupe, voir J. Defradas, o.l., p. 237, n.l.
28 J. Defradas, /./. ; elle serait l'uvre d'un nommé Tettix : Plutarque, Des délais
de la vengeance divine, 17 { = Moralia, 560 E) ; Hésychios, s.v.
SOUS LE SIGNE D'ARION 103

Apollon prit la figure du dieu crétois Delphidios, installé à demeure, et


enfin Poséidon se substitua à Apollon. Les deux divinités auraient par la
même occasion échangé leurs domaines respectifs de Delphes et de
Calaurie : à valeur égale, ils échangent Délos et Calaurie, Pythô la divine
et le Ténare, battu des vents, dit un oracle rapporté par Pausanias 29.
Ainsi donc le symbole du dauphin avait servi sans solution de continuité
les trois divinités, qui avaient établi leur siège devant la grotte infernale :
Delphidios, Apollon, puis Poséidon. On peut dater approximativement
cette passation des pouvoirs religieux. On sait que l'occupation du Ténare
remonte à très haute époque : on y a découvert un marteau de pierre
néolithique et un vase à anse attestant une influence Cretoise30. Or, le
culte d'Apollon remonte à la même époque que celui de Calaurie, soit à
l'ère prédorienne31. Le commentaire de Pausanias fait donc allusion à
des événements qui ont mis aux prises les envahisseurs éolo-minyens,
liés par la race aux Arcadiens de l'époque historique, avec les premiers
occupants, venus de la Crète lointaine 32. On voit aussi combien
d'une statue peut être fluctuante selon les diverses époques et
avec quelle aisance se produisent les glissements d'identité 33.

Données En dépit des récits merveilleux que le nom d'Arion a


historiques suscités et de leurs attaches légendaires, les notices
des chronographes permettent néanmoins de situer
approximativement la période où le poète exerça son activité : en 617,
d'après Eusèbe34, ou en 628/5, d'après la Souda35. On voit qu'il n'y a

29 Pausanias, II, 33, 2.


30 Fr. Kiechle, Lakonien und Sparta, Munich-Berlin, 1963, p. 3, ?. 5. La seconde
pièce date de l'Helladique Récent III b (ib., p. 8).
31 Fr. Kiechle, o.L, pp. 32 et 30.
32 Fr. Kiechle, o.L, p. 14. C'est ce que prouve notamment la forme ??^?d?? en lieu
et place de la forme dorienne attendue ??te?da/??.
33 C'est ici que réside la principale faiblesse de l'ouvrage de K. Klement, cité p. 95 et
p. 102. Faute d'avoir étudié avec quelque ampleur les textes relatifs au Ténare, le savant
allemand a ignoré les véritables origines du sanctuaire. Toutefois, point n'est besoin
d'accabler un philologue qui ne pouvait connaître le rôle capital du dauphin dans les
représentations minoennes. Ces lacunes l'obligèrent dès lors à chercher pour ce culte des
racines indo-européennes : la statue du cap ne figurerait qu'un dauphin chevauché par un
dieu de la mer, dénommé Arion. Les Corinthiens et les Lesbiens lui auraient, en toute
bonne foi, assimilé le poète qui s'était rendu célèbre à l'occasion de ses nombreux
voyages (voir K. Klement, o.l., p. 46).
34 Eusèbe, Chronique, O1.40 (p. 186 Karst).
35 Souda, A 3886 Adler. Au parfait ?????e de la notice, il faut donner le sens de «se
104 J. SCHAMP

nulle discordance avec la version d'Hérodote, qui fait d'Arion un


de Périandre ; or, le début de la tyrannie du Cypsélide remonte à
la 38e Olympiade, soit 628/5, du moins d'après la tradition haute
dérivée d' Apollodore 36. Dans ce dernier cas, toutefois, la coïncidence des
deux dates données pour le tyran et le poète rend quelque peu suspecte
l'indication de la Souda, qui a toute chance de résulter d'un alignement
de la chronologie d'Arion sur celle de Périandre37. Par contre, l'année
617 offrirait l'avantage de n'être point le résultat d'une confusion de ce
genre. La contamination probable, relevée dans la notice du
byzantin, prouve à tout le moins que, dès l'Antiquité, la chronologie
du poète n'était plus connue avec précision et qu'en outre, on avait pris
l'habitude d'associer ses triomphes littéraires au règne du Cypsélide.
Un texte de Solin 38 jette, à vrai dire, une petite discordance au sein de
l'harmonie qu'ont établie les érudits anciens entre les deux chronologies :
en Laconie existe une anfractuosité, le Ténare. Ce dernier est aussi un
promontoire faisant face à l'Afrique, où se trouve un sanctuaire d'Arion de
Méthymne ,· pour attester qu'il y fut transporté à dos de dauphin, celui-ci y a
une représentation sculptée dans l'airain, destinée à illustrer son aventure et
l'authenticité de son uvre ; en outre, la date en est marquée .· c'est au cours
de la 29e Olympiade, moment où, dans un concours en Sicile, ce même
Arion fut désigné vainqueur, que cet acte fut authentifié.
Comme on peut le voir, ce compilateur romain du ine siècle de notre
ère renvoie à une période notablement plus haute que toutes les autres
sources: 664/1. Or, cette date constituerait précisément Yacmé
de Sémonide et du poète Aristoxène 40. Probablement s'est-il

fit connaître», solidement établi depuis Rohde. On trouvera toutes les références dans J.
Labarbe, L'Antiquité classique, 31 (1962), p. 154, n. 7. Dans la version de Saint
Jérôme de la Chronique d'EusÈBE, p. 171, II, 16-17 Fotheringham, on trouve la
locution clarus habetur, dans Georges le Syncelle, 213 d (p. 403, 12 Dindorf), ????-
???et?.
36 Attestée notamment par Diogène Laërce, I, 98 et I, 95.
37 Pour un exemple analogue, voir J. Labarbe, o.l., p. 179.
38 Solin, VII, 6 Mommsen.
39 Eusèbe, Chronique (version de Saint Jérôme), p. 171 (15-17) Fotheringham. Ce
Simonide est naturellement l'iambographe d'Amorgos (voir Fotheringham, o.L, index,
s.v.). L'absence de variante dans la tradition du chronographe n'autorise pas à corriger
en Sémonide: la faute d'ioctacisme remonte à la source. Il est vrai que nous ne
l'orthographe difficilior que grâce au grammairien Choiroboskos, d'après
VEtymologicum Magnum, 713, 17.
40 C'est probablement par un processus identique que, dans la version d'Eusèbe par
SOUS LE SIGNE D'ARION 105

produit, dans la table chronologique qui a servi de source à Solin, un


télescopage des données relatives à Archiloque et à Arion, favorisé par
l'identité des lettres initiales des deux noms. De toute façon, la précision
apparente avec laquelle l'auteur fixe la date du groupe sculpté n'est pas
sans surprendre : le renseignement demeure isolé dans toute la tradition
propre à Arion ; en outre, l'usage du comput par Olympiades ne remonte
pas à l'époque archaïque, mais bien à l'époque alexandrine41. Enfin, il
est peu probable que des concours aient eu lieu en Sicile, à une période
aussi reculée et, surtout, qu'une liste authentique des vainqueurs, si l'on
prit soin d'en établir une après coup, soit parvenue à l'auteur dont
Solin. En réalité, celui-ci a dû cumuler erreur de lecture et
imaginaire. En outre, il a projeté en plein septième siècle des
usages sensiblement postérieurs. On admettra donc, en conclusion, que
l'on ne peut guère se fonder sur ce texte tardif et erroné pour apporter
quelque éclaircissement à la légende d'Arion.
A l'issue de ce long catalogue des données mythiques et historiques
relatives au poète, on ne laisse pas d'être quelque peu déçu par la
modicité des résultats obtenus. La légende, qui ne peut guère être issue
d'éléments biographiques, a des attaches incontestables avec le Ténare,
mais aussi avec Périandre, qui sut retenir le poète à sa cour. C'est dans
ces deux directions désormais que nous devrons poursuivre l'analyse.

Arion En dehors d'Hérodote et de ses imitateurs, sans


au oublier Lucien, qui paraît rappeler une variante
Ténare d'origine lesbienne, il n'est guère qu'Elien pour
nous donner des renseignements neufs sur Arion. Rappelons ce texte
célèbre 42.

Saint Jérôme s'est glissé le nom du iambographe Aristoxene de Selinonte, qu'il ne faut
pas confondre avec le musicien Aristoxene de Tárente. Sur Aristoxene de Selinonte, voir
G. Kaibel, art. Aristoxenos n° 5 dans R.-E. II, 1 (1895), col. 1056. La traduction
arménienne ne mentionne, à vrai dire, qu 'Archiloque et Simonide. On sait, au
que les mélectures sont fréquentes chez Solin : voir Th. Mommsen, C. Julii Solini
collectanea rerum mirabilium, 2e édition, Berlin, 1958, pp. vin-ix.
41 La première édition des Olympioniques remonte à Hippias d'Elis (cf. Plutarque,
Numa, 1, 6). Par suite, Aristote, Philochore, Eratosthène, Apollodore, Tjmée, etc., se
sont mis à utiliser ce comput (voir W. Kubitschek, Grundrisse der antiken Zeitrechnung,
Munich, 1928, p. 83 (dans le Handbuch de W. Otto, I, 7) ainsi que F. K. Ginzel,
Handbuch der mathematischen und technischen Chronologie, II, Leipzig, 1911, p. 356.
42 Elien, Histoire des animaux, XII, 45. On trouvera le célèbre fragment apocryphe
d'Arion dans D. L. Page, Poetae melici graeci. Oxford, 1962, pp. 506-507.
106 J. SCHAMP

Que l'espèce des dauphins ait le goût du chant et de l'aulos, Arion de


Méthymne aussi suffit à l'attester, d'après la statue qu'il a sur le Ténare et
l'épigramme qu'elle porte en-dessous .· «Tel est l'équipage qui sauva de la
mer sicilienne Arion, fils de Cycleus, escorté d'immortels.»
Et de citer alors :
un hymne qu Arion écrivit pour rendre hommage à Poséidon .· «Dieu
suprême, Poséidon des mers au trident d'or, toi qui embrasses la terre par
l'onde arrière et féconde, des bètes flottantes autour de toi dansent en
: leurs pieds bondissent, légers et souples, d'avant en arrière .· qu'ils
courent vite, les chiens amis des Muses, les dauphins camards, rejetons
marins des filles de Nérée qu'Amphitrite engendra ,· vous qui, vers la terre
de Pélops, m'avez conduit à la pointe du Ténare, quand f errais sur la mer
sicilienne, vous m'avez porté sur votre dos bombé et ouvert un sillon dans la
plaine néréenne, un chemin que nul n'avait foulé, le jour où, d'un vaisseau
de haute mer, des hommes rusés m'ont jeté dans l'océan à la houle pourpre.
Les données de l'épigramme et de l'hymne requièrent un examen
séparé. Hérodote, bien qu'il parle de la statue d'Arion, ne fait aucune
mention de l'inscription qui l'ornait. Nous savons, il est vrai, que,
d'après Pausanias 43, il ne connaissait probablement pas de visu le groupe
sculpté. De toute façon, par sa technique, le distique s'apparente à
d'autres pièces semblables du ve siècle : il est donc manifestement un
faux et, sinon un pur exercice littéraire, une dédicace inspirée par les
connaissances erudites relatives au poète44. Car ce sont les χύχλιοι χοροί
inventés par lui45 qui lui ont fait donner un père répondant au nom de
Κυκλεύς. La source d'Elien se fût-elle laissé égarer par l'habileté d'un
faussaire de l'époque classique, si l'œuvre d'Arion n'avait laissé au
quelques vestiges précis, antérieurs à l'éclosion d'une vaste littérature
sur le sujet? Cette hypothèse me paraît peu probable.
Au demeurant, le goût qu'Elien attribue aux dauphins pour Yaulos
surprend tout lecteur d'Hérodote, qui met une cithare entre les mains de
son héros. Imputer une étourderie à Elien ou à sa source est une solution
facile. En tout cas, l'on ne devrait proposer une telle explication que s'il

43 Pausanias, III, 25, 7 et supra, n. 9, p. 98.


44 M. Bowra, Ario and the Dolphin, dans Museum Helviticum, 20 (1963), p. 123.
Cet article est aujourd'hui repris dans le recueil On Greek Margins, Oxford, 1970, pp.
164-181. Voir, en l'occurrence, On Greek Margins, p. 167.
45 Hellanikos, 4 F 86 Jacoby = Scho lies à Aristophane, Oiseaux, 1403.
SOUS LE SIGNE D'aRION 107

est impossible de justifier autrement la divergence par rapport au texte


d'Hérodote. Au cours de son récit, ce dernier prête à Arion l'exécution
d'un nome orthien, avec accompagnement de cithare. Nous savons que
Terpandre mit en musique les nomes des Lacédémoniens 46. Or, le nome
orthien était une création de Sparte, dont la tradition attribue l'invention
à un musicien nommé Polymnestos 47. D'autre part, ce genre musical
relève de l'aulétique 48. A. Severyns 49 estime que le nome orthien «connu
en aulétique, (...) ne l'est pas moins en citharodie, à en juger par le
fameux épisode d'Arion». C'est oublier cependant qu'Hérodote est le seul
auteur de bonne époque à mentionner un nome orthien interprété à la
cithare. En outre, les autres allusions à ce genre musical proviennent de
textes composés par des spécialistes, alors même que le conte du père de
l'histoire repose probablement, au moins en partie, sur une tradition
orale. Par conséquent, le renseignement donné par Hérodote n'a pas une
valeur documentaire aussi solide que celle des notices, si tardives soient
elles.
Peut-être objectera- 1- on qu'Arion de Méthymne (semble) avoir donné
(à l'emploi du nome) un accroissement non négligeable, lorsqu'il fut
devenu lui-même poète et citharède 50. Rien ne prouve néanmoins
qu'Arion ait pu, dès le début de sa carrière artistique, opérer des
modifications aussi radicales qu'un changement d'instrument. D'ailleurs,
la tessiture aiguë propre au nome orthien devait rendre malaisée une telle
transformation 51. En outre, les musiciens étaient passablement
". Bref, il vaut mieux croire qu'à l'époque de notre poète, le
nome orthien n'avait pas quitté le domaine Spartiate, où il était né, et ne

46 Clément d'Alexandrie, Stromates, I, 16, 5 Stählin.


47 Ps.-Plutarque, De la musique, 9 ( = Moralia, 1134 A). Pour une définition des
caractéristiques de ce nome, on lira A. Severyns, Recherches sur la Chrestomathie de
Proclos, II (Liège- Paris), 1938, p. 158. La. qualification orthien lui vient sans doute de sa
tessiture aiguë.
48 Ib., 7 {-Moralia, 1133 F). L'auteur tient le renseignement de Gi.aukos De
Rhégion, fr. 3 Müller (F.H.G II, pp. 23-24), extrait du traité Sur les anciens poètes ; ib.,
10 ( = Moralia, 1134 B) ; Scholies à Aristophane, Acharniens, 16. Voir F. Lasserre,
Plutarque. De la musique, Olten- Lausanne, 1954, p. 24.
49 F. Lasserre, o.L, p. 158.
50 Photios, Bibliothèque, 320 b 6-8 (V, pp. 160-161 Henry).
51 Voir A. Severyns, o.l.. p. 158.
52 Le ps.-Plutarque, o.l., 6 ( = Moralia, 1133 B) écrit, à propos des nomes
citharédiques, il est vrai : dans les nomes, en effet, on respectait pour chacun sa tonalité
propre.
108 J. SCHAMP

s'était pas affranchi, s'il le fit jamais, des règles qui présidaient à sa
et à son accompagnement.
Dès lors, le fragment de commentaire cité plus haut impose la
qu'Arion a dû pratiquer simultanément deux instruments. Doit-
on juger surprenante cette double virtuosité dans le chef d'un musicien
originaire de Lesbos, l'île de la musique? D'abord personne n'a jamais
prétendu, et pour cause, que Terpandre, un des maîtres d'Arion, avait
chanté le nome orthien accompagné d'une cithare. Enfin, dans un
passage mutilé du Marbre de Paros 53, relatif à celui-ci, il semble bien
que l'on doive lire les débris du mot «aulète». Ainsi donc, cette double
compétence ne serait pas sans précédent en milieu lesbien. Par suite, je
n'hésiterais pas à en faire également crédit à Arion.
Après cette longue étude de l'èpigramme et du texte qui l'introduit,
revenons au curieux fragment apocryphe transmis par Elien. Une étude
attentive de son vocabulaire permet à Bowra d'en situer la rédaction vers
la fin du ve siècle 54. Certains détails permettent d'en préciser les
L'allusion aux pieds (sic) des dauphins au v. 6 rappelle les danses
mentionnées au v. 5 ·, déjà, le lecteur a songé au κύχλίος χορός
qu'Aristote attribue au poète 55 et à son père Κυκλεύς dans l'èpigramme
que nous venons d'étudier. On a donc des raisons de croire que le poème
est l'écho lointain d'une représentation chorale réelle avec disposition
circulaire des exécutants et accompagnement Paulos. C'est Arion lui-
même qui a dû conduire la danse, où s'exhibaient des personnages réels,
déguisés en dauphins, sur lesquels l'acteur principal pouvait sauter de dos
en dos. Des chœurs de dauphins sont d'ailleurs bien attestés dès la fin du
vie siècle 56. Naturellement, le destinataire, du nome orthien devait être
Poséidon.

53 Marbre de Paros, ép. 34 = 239 F 34 Jacoby : Άφ' ου Τέρπανδρος à Αερδένως ό Λέσ-


βιος τους νόμους του[ς χίθ]α[ρ]ω[ιδιχ]ους [ΘΑΙΑΥΛΗΤ] [έχαινοτόμησε. D'après l'apparat
du savant spécialiste des historiens grecs, toutes les conjectures proposées depuis le xvne
siècle jusqu'à Munro (1901) font une place à diverses formes du mot αυλητής. Voir
aussi, à ce sujet, Bonnard dans Lasserre-Bonnard, Archiloque. Fragments, Paris,
1958, p. 29, à propos du fr. 88 = Athénée, V, 9, 180 E.
54 M. Bowra, On Greek Margins, Oxford, 1970, pp. 171-173. D'après D. L. Page,
O.I., p. 507, le poème daterait du ive siècle
55 Aristote, fr. 677 Rose= Photios, Bibliothèque, 320 a 31-33 (V, p. 160 Henry).
56 T. B. L. Webster, The Greek Chorus, Londres, 1970, p. 20 avec les références
données aussi à la n. 163, p. 39, et G. M. Sifakis, Parabasis and Animal Choruses,
1971, p. 74 avec les planches II et V.
SOUS IE SIGNE d'aRION 109

Pour que puisse se défendre une telle tentative d'explication, maints


détails restent à justifier : l'occasion du chant, le motif traité, les raisons
du transfert de la légende en milieu corinthien.

Sparte Si l'on veut bien lui accorder quelque crédit, on peut


et le rapprocher mon essai d'interprétation d'une brève
Ténare notice d'Hésychios 57, qui appelle Tainarias une fête
en l'honneur de Poséidon se déroulant chez les Lacédémoniens. Le dieu
avait en effet dans la métropole un autre sanctuaire, filiale de celui du
Ténare 58 où le poète avait dû exécuter une sorte de chant rituel. Les
récits les plus détaillés 59 prêtent à Arion une tenue de concours, c'est-à-
dire un accoutrement qui avait une signification religieuse60. Plutarque
nous offre une confirmation de ce point de vue. Dans le récit qu'il fait de
l'arrivée d'Arion au Ténare, c'est Gorgos, le frère de Périandre, qui a
assisté au spectacle61, lorsqu'il se trouvait en mission au Ténare, à la
suite de certains oracles, pour y conduire une théorie et offrir un sacrifice
à Poséidon. De sa bouche 62, les convives de Périandre apprennent que la
fête organisée s'était achevée au bout de trois jours et (que), le troisième
jour, se déroulaient une veillée durant toute la nuit, ainsi que des chœurs
et des jeux le long du rivage. Ce passage reste malheureusement muet sur
les détails concrets de la cérémonie tels que, par exemple, la forme du
chœur et le mode d'accompagnement musical. Toutefois, à certains
égards, il rappelle la terminologie du fragment cité par Elien :
la lumière resplendissait sur la mer ; il n'y avait pas un souffle de vent ;
d'ailleurs, le temps était serein et calme; au loin, on apercevait un
frissonnement qui descendait vers le promontoire et, en grondant, entraînait
autour de lui une masse d'écume bruyante: et tous, avec stupeur, nous
descendîmes vers l'endroit où il se dirigeait. Avant que nous eussions pu
ce qu'apportait la mer en raison de la rapidité des faits, nous vîmes des
dauphins .· les uns, en groupe, formaient un cercle autour du cap, d'autres
montraient la voie vers la partie la plus abordable de la côte, d'autres
venaient derrière, comme pour faire la suite".

57 Hésychios, s.v. Ταιναριάς · παρά Λακεδαιμονίου; εορτή Ποσειδώνος.


58 Pausanias, III, 12, 5.
59 Hérodote, I, 24 ; Plutarque, Banquet des sept Sages, 18 ( = Moralia, 161 A).
60 J. Defradas, Plutarque. Le Banquet des sept Sages, Paris, 1954, p. 110 (n. 170 de
la p. 78).
61 Plutarque, Banquet des sept Sages, 17 ( = Moralia, 160 D).
62 Plutarque, o.L, 18 ( = o.l., 160 E).
63 Plutarque, o.L, 18 ( = o.L, 160 F).
1 10 J. SCHAMP

On le voit, Plutarque, lui aussi, a multiplié les vocables propres à la


danse. Disposait- il d'une source bien documentée sur les Tainaria lacé-
démoniens? Impossible de le montrer de façon décisive, mais on
qu'une telle hypothèse n'a rien d'invraisemblable. En tout cas, ce
récit n'infirme pas nos conclusions relatives au nome orthien.
Quant au motif traité dans le nome, on ne voit pas le moyen de le
définir formellement, au moins pour l'ensemble du genre. On ne peut pas
refuser à Poséidon l'inspiration du nome orthien présenté par le poète
lesbien. A première vue, les résultats des fouilles du sanctuaire de Ténare
sembleraient plutôt contredire les conclusions de notre analyse : jusqu'ici,
elles ont seulement livré quelque soixante-dix statuettes de bronze
figurant des chevaux ou des taureaux. Si, dans le Péloponnèse, le cheval
est l'animal posidonien par excellence, le taureau est, pour le reste de
l'Hellade, le symbole favori de ce dieu 64. Cette dualité atteste les visites
de pèlerins de provenances très diverses. Que viendrait faire Arion et le
dauphin dans un milieu accoutumé à une tout autre imagerie?
On voit bien que cet argument ex silentio n'est pas très solide. Le
nombre de légendes où interviennent le dauphin et la mer est tel que cette
figure animale, symbole du voyage à travers l'océan, ne pouvait
quiconque. Il en allait de même, naturellement, pour son
association avec Poséidon. On pourrait d'ailleurs, à la limite, retourner
l'objection : le dauphin était si intimement lié à Poséidon qu'il pouvait
sembler peu intéressant de faire offre au sanctuaire d'une dédicace aussi
banale, aussi peu représentative de la foi des pèlerins.
A vrai dire, j'adhérerais davantage à une explication d'un autre type.
On se rappelle que le Ténare a connu les patronages successifs de
Delphidios, d'Apollon et de Poséidon. Si l'effacement d'Apollon, au
profit de Poséidon, s'est bien produit, comme on l'a relevé, à une date
reculée dans le courant du second millénaire 65, le symbole du dauphin a
dû suivre le dieu, en laissant la place au nouvel occupant ainsi qu'à son
système de figurations. La situation se présentait sous un autre jour pour
notre Méthymnéen. On a vu qu'un des fondateurs de la cité éolienne,
Enalos, dont le nom dit assez les liens avec les divinités maritimes, fut
sauvé par des dauphins, ainsi d'ailleurs que la fille de Sminthée.
Manifestement, il est un doublet de Poséidon. La légende de son

64 M. P. Nilsson, Griechische Feste ..., Leipzig, 1906, p. 68.


65 Voir, pour ces deux faits, respectivement les pp. 101 et 103.
SOUS LE SIGNE d'aRION 1 1 I

sauvetage fut évoquée sur des pièces lesbiennes, bien avant que la soi-
disant mésaventure d'Arion ne fournît un thème neuf aux ateliers
de l'île 66. Qu'un Eolien ait eu l'idée de chanter Poséidon en
recourant à une fiction conforme aux schémas religieux de sa lointaine
patrie ne saurait donc beaucoup surprendre. Le hasard voulut qu'en
dédiant à Poséidon le symbole d'une représentation demeurée fameuse,
ses desservants découvrissent à nouveau l'image d'un dieu Delphidios
disparu et oublié depuis un millénaire. Que, dans l'esprit des
la figure humaine juchée sur le dauphin ait été Poséidon lui-
même, est infiniment probable. Pour expliquer l'origine du groupe
sculpté, les Cicerone locaux, membres de l'association religieuse installée
au Ténare 67, ont dû, dans leurs commentaires à l'usage des pèlerins,
mentionner tantôt Poséidon, tantôt Arion. L'entrelacs des explications
embrouillées a pu faciliter les confusions sur l'identité de l'étrange
cavalier. En outre, la fréquence du nom d'Arion 68 en pays laconien et
messénien a contribué à accréditer les versions erronées.

De Sparte On aimerait savoir enfin comment les modifications


à Corinthe apportées à la célébration de Poséidon ont fait leur
chemin jusques à Corinthe. La visite au Ténare de
Gorgos, le frère de Périandre, est-elle historique? A vrai dire, rien n'est
moins sûr. Outre que le cadre du Banquet des sept sages de Plutarque est
purement conventionnel 69, l'émissaire corinthien n'a pas de personnalité
bien définie : aussi son intervention pourrait-elle n'avoir d'autre fin que

66 H. Usener, Sintflutsagen, Bonn, 1889, p. 161.


67 Sans doute faut-il songer à des Taivapioc, même si leur activité ne se manifeste,
dans les documents, qu'à partir du Ier siècle avant notre ère (voir F. Poland, Geschichte
der griechischen Vereinswesens, Leipzig, 1909, p. 71). A leur sujet, lire également
Kruse, art. Tainarias, dans R.-E., IV, 1 (1932), col. 2025. Un lieu sacré aussi ancien
que le Ténare a dû accueillir très tôt un groupe sacerdotal solidement organisé.
68 Le nom figure déjà sur une stèle de la seconde moitié du ve siècle avant notre ère,
trouvée au Ténare (elle date d'avant 420, peut-être même d'avant 432, cf. IG, V, 1,
1228) ; les autres attestations sont beaucoup plus tardives. Je donne ici les références :
IG, V 1, 127, I. 8 (ier siècle a.C.n.) ; 250, 1. 59, où l'on trouve parmi les adorateurs de
Poséidon Ταινάριος un μάγειρος nommé Arion, postérieur au Ier siècle a.C.n ; le nom est
particulièrement fréquent au ne siècle p.C.n (IG, V 1, 65, 1. 29 ; 1 12, I. 13 ; 1314, 11. 4,
8, 10, 15, 36), même encore à la fin de ce siècle ou au début du siècle suivant (IG, V 1,
172, 1. 2), sans compter les occurrences non datables (IG, V 1, 1435, I. 4; 1464).
69 J. Defradas, o.!., p. 17.
112 J. SCHAMP

la construction de scènes vivantes et animées 70. Toutefois, la possibilité


de relations culturelles entre Corinthe et Lacédémone n'est pas à exclure.
La réunion à Corinthe, dans la salle du Léchaion, où se déroule le
banquet mis en scène par Plutarque, a toute chance d'avoir été
historique 71 ·.

(les Sages) s'étaient trouvés ensemble à Delphes, dit-on, puis, une seconde
fois, à Corinthe, où Périandre avait organisé une réunion pour un entretien et
un banquet.
La liste des sept Sages invités inclut le laconien Chilon. Même si sa
présence n'est attestée par aucun autre texte, même s'il n'est pas sûr que
Chilon ait vécu à cette époque 72, la mention d'un Spartiate pourrait
signifier que Périandre s'efforçait d'entretenir des relations cordiales avec
Lacédémone. Sous le règne de Périandre, des théories et des ambassades
ont dû quitter Corinthe pour Sparte et la Laconie. Plutarque, pour donner
à son dialogue un cachet d'authenticité, a placé Gorgos, le frère de
Périandre, à la tête de l'une d'elles. Sans doute est-ce par ce truchement
que le tyran fit la connaissance d'Arion.
En achevant ce paragraphe, soulignons qu'une telle présentation du
culte de Poséidon ne dut pas manquer de plaire aux Corinthiens, qui y
retrouvaient des thèmes propres à leur religion. A l'époque de Thésée, le
dieu qui régnait sur l'Isthme était Mélicerte, auquel l'auteur du synécisme
athénien devait plus tard ravir son patronage, pour l'offrir à Poséidon,
nouveau venu dans la région 73. La légende de Mélicerte est bien
74 : en butte à la colère de Héra, pour avoir recueilli le petit
Dionysos, Athamas devint fou et tua son fils Léarque. Perdant la raison à
son tour, sa femme Inô, fille de Cadmos, jeta le corps dans un chaudron
d'eau bouillante, puis, avec son second fils Mélicerte, courut se jeter à la
mer du haut de la roche Molouris. Inô, sous le nom de Leucothea, devint
une Néréide, tandis que Mélicerte se transformait en daimôn appelé

70 Ibid., p. 28.
71 Plutarque, Solon, 4, 1. Voir aussi Banquet des sept Sages, 2 ( = Moralia, 146 D).
72 Voir déjà, à ce sujet, G. Glotz, Histoire grecque, I, Paris, 1925, p. 373, qui situe
le personnage vers le milieu du vie siècle avant notre ère.
73 Plutarque, Thésée, 25, 5. Aussi la fête commençait-elle par un sacrifice à
Poséidon (Xénophon, Helléniques, IV, 5, 1).
74 Ed. Will, Korinthiaka, Paris, 1955, p. 170, où Ton trouvera dans les notes toutes
les références aux textes anciens.
SOUS LE SIGNE d'aRION 113

désormais Palemón. Sisyphe reçut la charge de fonder les jeux Isthmiques


en l'honneur de Mélicerte, dont le cadavre avait été déposé sur les rives
de l'Isthme grâce à un dauphin. En raison du schéma habituel en cas de
spoliation d'attributs divins, Palemón et sa mère réapparaissent par la
suite au sein du péribole isthmique de Poséidon, où, sur la gauche, se
dressait un temple de Palemón lui-même 75. Dans le temple de Poséidon,
Palemón, accompagné de Poséidon et d'Amphitrite, chevauchait le même
animal 76. Il faisait de même à Corinthe-ville, mais accosté, cette fois, de
Poséidon et de Leucothea 77. Le mythe qu'Arion avait fait chanter à
Sparte offrait au moins deux points communs avec celui de Mélicerte-
Palémon : le saut à la mer et l'intervention bienveillante d'un dauphin.

Enjolivements Après cet examen déjà trop long, nous ne nous


novellistiques dissimulons pas que nombre de détails de la légende
demeurent obscurs. Pourquoi Hérodote, contre toute
vraisemblance, fait-il chanter le nome orthien à un citharède? Comment
expliquer la rencontre malheureuse entre Arion et les pirates? Les
voyages en Italie répondent- ils à une vérité historique? Tels sont les
points qu'il nous faudra examiner, avant de conclure.
Quelques beaux vers d'Euripide n suggèrent que les fetes d'Apollon
Carneios retentissaient des nobles accents de la cithare :
que de fois les serviteurs des Muses célébreront ta gloire, (Alceste), aux
accents de l'écaillé à sept cordes de la tortue montagnarde ou en chantant
des hymnes sans lyre, à Sparte, quand le cycle des saisons ramènera le mois
Carneios.
Or, les Carneia se déroulaient dans l'enceinte de la Skias 79, où les
du concours avaient suspendu une cithare à 1 1 cordes. Le

75 Pausanias, II, 2, I et IG, IV 1, 203.


76 Pausanias, II, 1, 8.
77 Pausanias, II, 3, 4.
78 Euripide, Alceste, 445-449. D'après L Méridier dans son édition d'EuRiPiDE, I,
Paris, 4e édition, 1956, p. 74, n. 3, les αλυροι, ϋμνοί seraient des récitations épiques sans
accompagnement musical, à moins (suite de la note à la p. 74) qu'il ne s'agisse d'autres
drames consacrés aux mêmes légendes, comme YAlceste de Phrynichos ou YAdmète de
Sophocle.
79 F. Robert, Thymélè, Paris, 1939, p. 105.
1 14 J. SCHAMP

propriétaire en aurait été Timothée de Milet, selon Pausanias 80, ou Ter-


pandre lui-même, d'après Plutarque81. Pour ces deux auteurs, les juges
voulaient, de la sorte, infliger un blâme à des musiciens par trop
ingénieux ou inventifs. Mais cette explication n'est guère qu'une fiction
née de la diffusion du mirage Spartiate 82. En fait, le souvenir de la
exacte a dû sombrer dans l'oubli83. Faut-il, au demeurant,
placer la cithare entre les mains de Timothée? Ce n'est guère
car il est pour le moins douteux qu'il soit jamais passé par
Sparte 84. Sans doute cet emblème est- il bien plutôt l'instrument à 7
de Périandre, conservé pieusement pendant un siècle, puis suspendu
en guise de mémorial, après la construction de la Skias, au vie siècle 85.
C'est plus tard seulement que l'on rajeunit en une cithare plus
«moderne», à 1 1 cordes, le modèle archaïque du vieux poète lesbien. De
toute façon, il était logique que l'on consacrât au dieu l'instrument qui fit
le triomphe du premier vainqueur 86. On voit bien qu'Arion ne pouvait se
soustraire à une tradition citharédique bien établie depuis au moins un
demi-siècle.
Aussi s'explique-t-on que la tradition littéraire eût tendance à placer
les enseignements musicaux d'Arion dans la ligne de ceux de Terpandre
d'Antissa. D'après Proclos 87, // semble que Terpandre ait perfectionné le
nome par l'emploi du mètre héroïque, mais qu'ensuite Arion de Méthymne
lui ait donné un accroissement non négligeable, lorsqu'il fut devenu lui-

80 Pausanias, III, 12, 10.


81 Plutarque, Institutions laconiennes, 17 ( Moralia, 238 C-D).
82 F. Robert, ibid.
83 F. Robert, o./., p. 104.
84 F. Robert, o./., p. 103.
85 Pausanias, III, 12, 10, l'attribue à Théodore de Samos. F. Robert, o./., p. 102, en
place la construction au vie siècle a.C.n.
86 D'après Athénée, XIV, 37, 635 Ε Aux Carneia, Terpandre fut le premier de tous
les vainqueurs, comme le raconte Hellanikos, dans ses Victoires Carnéennes en vers et en
prose (4 F 85 Jacoby). Or, l'institution des Carneia eut lieu au cours de la 26e
comme le dit Sosibios, dans son traité sur les Dates, soit au cours des années
676/3 ACn (595 F 3 Jacoby = Athénée, XIV, 37, 635 F). Voir aussi F. Lasserre,
Plutarque. De la musique, Olten-Lausanne, 1954, p. 157.
87 Photios, Bibliothèque, 320 b 6-8 (V, pp. 160-161 Henry). En matière de citharé-
die, de Terpandre à Phrynis, l'inspiration ne connut pas de solution de continuité. Cf.
ps.-Pi.uTARQUE, De la musique, 6 ( = Moralia, 1 133 B) : en bref, la cithare introduite par
Terpandre n'avait cessé — et ce, jusqu'à Phrynis — d'être tout à fait simple. Au reste,
Aristokleidès, le maître de Phrynis, était toujours appelé απόγονος Τερπάνδρου (voir
Böhme, Orpheus, Munich-Berne, 1970, p. 427) (η. 7 de la p. 127).
SOUS LE SIGNE d'aRION 115

même poète et citharède. On voit que ce résumé d'histoire n'exclut pas a


priori l'idée qu'Arion eût, aux premiers jours de sa carrière
tâté d'un autre instrument. Sa participation aux Carneia
qu'à ce moment déjà, Arion était devenu également un maître de la
citharédie. Sans doute faut-il chercher une trace de sa participation dans
le texte d'une scholie érudite à Aristophane 88 :

Antipater et Euphronios, dans leurs mémoires, disent que, pour organiser


des chœurs circulaires, le premier fut Lasos d'Hermione, mais que, d'après
les savants les plus anciens, Hellanikos et Dicéarque, ce fut Arion de Mé-
thymne (Dicéarque, dans son traité sur les concours dionysiques, Hellanikos,
dans ses Victoires Carnéennes).
La présence du Lesbien dans ces deux derniers ouvrages permet
d'établir deux points. D'abord, Arion avait essayé aussi les chœurs
pour le concours apollinien des Carneia et les dithyrambes qu'il
avait réformés à Corinthe. Ensuite, cette disposition originale convenait
à la pratique de deux instruments différents, Yaulos et la cithare, et
pouvait rehausser les cultes de trois divinités : Poséidon, Apollon et
Dionysos. Par conséquent, du Ténare à la cité de l'Isthme en passant par
Sparte, la création littéraire d'Arion n'avait connu aucune solution de
continuité. C'est sans doute son talent de citharède qui séduisit
les ambassadeurs de Périandre : c'est à ce titre qu'il dut
venir s'établir à la cour de son nouveau maître. Sous la plume de
corinthiens, déguiser un nome orthien en chant citharédique n'allait
plus constituer qu'une modification bien minime. Une telle retouche était
d'autant plus insignifiante que très vite, ceux-ci ont dû donner à leurs
une allure quelque peu fabuleuse. Par certains de ses aspects,
l'aventure du poète se rangeait à merveille dans le cadre traditionnel des
mirabilia propres à des poètes comme Amphion, Orphée,... etc. Apollon,
dieu tutélaire des arts, était leur protecteur tout naturel. Quoi de plus
normal que de prêter à Arion son instrument favori, la cithare.
C'est ensuite sur le problème posé par l'introduction du thème des
pirates qu'il importerait de jeter quelque lumière. On a vu qu'il révélait
des accointances avec les traditions dionysiaques et apolliniennes 89.
Plutarque nous inciterait plutôt à l'attribuer à une influence apollinienne.

88 Scholies à Aristophane, Oiseaux, 1403=4 F 86 Jacoby.


89 Voir supra, pp. 100 et 101.
1 16 J. SCHAMP

Mais ce n'est guère qu'au prix d'une modification essentielle à la


tradition d'Hérodote : le nome orthien devient dans le Banquet des sept
Sages un nome pythique90. De toute façon, les attaches de Plutarque
avec le sanctuaire delphique rendent son témoignage suspect. En
a priori, le rôle qu'Arion joua sur l'Isthme dans la réforme du
dithyrambe a pu faire glisser le thème de la rencontre entre Dionysos et
les pirates au sein d'une nouvelle corinthienne inspirée par l'explication
du monument du Ténare. En bonne critique, il convient donc d'écarter
l'explication de Plutarque, qui pourrait relever de la propagande
delphique.
La part de reconstruction logique ressort d'ailleurs clairement du récit
d'Hérodote, où Périandre est directement lié à la mésaventure d'Arion
terminée au Ténare. En réalité, son nom n'est en rapport qu'avec
l'opération policière qui dénoue l'action91. De telles représailles étaient
monnaie courante à l'époque des Cypsélides. Et, dit Thucydide 92,
les Hellènes se furent mis davantage à la navigation, (les
une fois en possession de leurs vaisseaux, commencèrent à battre
la piraterie en brèche. Il est possible de dater approximativement les
débuts de cette politique. Ce serait environ 300 ans avant la fin de la
première guerre du Péloponnèse93 que le corinthien Ameinoklès aurait
fabriqué 4 navires pour Samos, soit vers 721 94. Le premier combat
naval, entre Corinthiens et Corcyréens, aurait eu lieu environ 260 ans
avant le terme de ladite guerre, soit vers 681 95. D'autre part, la phrase
de Thucydide relative à la pacification des mers semble supposer une
phase préalable de développement naval dans toute l'Hellade: aussi est- il

90 Plutarque, Banquet des sept Sages, 18 {-Moralia, 161 C). Le nome pythique
célébrait d'ailleurs la lutte entre Apollon et le dieu-serpent Python. Voir aussi J.
Defradas, Les thèmes de la propagande delphique, Paris, 1954, pp. 96-97 avec
Pollux, IV, 84 ; Strabon, IX, 10, 421 ; Pausanias, X, 7, 4 et J. Defradas, Plutarque.
Banquet des sept Sages, Paris, 1954, p. 110 (n. 173 de la p. 78).
91 Hérodote, I, 24 ne mentionne que des interrogatoires contradictoires. D'après
Hygin, Fables, 193, Périandre fait crucifier les pirates (cf. aussi Astronomiques, II, 17,
où il est simplement question d'un supplice). La crucifixion apparaît aussi dans Servius,
à Virgile, Bucoliques, 8, 55.
92 Thucydide, 1, 13, 5.
93 Certains faits du premier livre ne s'expliquent que s'il a été écrit comme une
à la guerre de 10 ans. Cf. J. De Rom illy, Thucydide. La guerre du Péloponnèse,
I, Paris, 1953, p. l et n. 4.
94 Thucydide, I, 13, 3.
95 Thucydide, I, 13, 4.
SOUS LE SIGNE d'aRION 117

logique d'admettre que quelques décennies s'étaient écoulées entre 681 et


l'extension de ce contrôle des océans. Rien n'oblige donc à attribuer cette
initiative aux Bacchiades, mais on verrait plutôt en elle l'œuvre de
Cypsélos, qui fit établir maintes escales sur la route de l'Italie et de la
Sicile : Molycréon, sur le détroit même, Chalcis, en face de Patras,
Sollion, aux confins de l'Acarnanie et de Leucade, Leucade même, Anac-
torion, dans le golfe ambracique, Corcyre, Apollonie, à l'entrée de
l'Adriatique, peut-être aussi Epidamne et Ithaque96. D'ailleurs, la cité
isthmique avait créé deux flottes qui permirent à Périandre de tenir deux
mers 97. Ainsi donc, le second représentant de la dynastie n'a rien fait
d'autre que continuer la politique de son prédécesseur. Cet aspect bien
connu de son œuvre a fourni au tyran le moyen de faire de la
propagande, dont le récit d'Hérodote conserve quelques traces : par
exemple, lorsqu'il raconte qu'(Arion) n'avait confiance en personne plus
qu'en les Corinthiens 98. Dès lors, en bonne logique, les Corinthiens
situer dans la mer Ionienne la mésaventure du poète, qu'un petit
arrangement pouvait si heureusement faire concourir à la gloire du
Cypsélide. Il leur était d'autant plus facile de conférer au sauvetage une
aura fantastique, que toute la tradition musicale lesbienne revendique le
lointain patronage d'Orphée ", dont les exploits pouvaient être connus à
Corinthe 10°.

97 Nicolas
96 Ed. Will,de o.Damas
i., p. 529.
90 F 58, 3 Jacoby = Constantin porphyrogenète, Extraits
sur la vertu, I, p. 343, 23 Buettnerwobst : avec les trières qu'il avait construites,
contrôlait les deux mers.
98 Hérodote, I, 24.
99 Timothée, Les Perses, 234-237, donne Terpandre comme disciple d'Orphée. Le
Dionysos que connut Terpandre est, lui aussi, d'origine orphique (cf. Jean le Lydien,
Sur les mois, IV, 51 p. 106 Wünsch). Toute une série de textes fait voguer la tête
d'Orphée et sa cithare jusqu'à Lesbos, où elles donnèrent naissance à un oracle : Myr-
silos de Lesbos, 477 F 3 Jacoby = Antigone de Caryste, Histoires merveilleuses, S
(Paradaxographi graeci, p. 62 Westermann) ; Phanoclès dans Stobbée, Anthologie, IV,
20, 47 (IV, p. 461, 3 Hense), avec le résumé de Hygin, Astronomiques, II, 7 et
d'OviDE, Métamorphoses, XI, 50 qui fait arriver les membra disjecta à
Méthymne ; Lucien, Contre les ignorants, 109-111 ; Philostrate, Héroïques, V, 3 et
Vie d'Apollonios, IV, 14 ; d'après Nicomaque de Gerasa, p. 266 Jan, le lyre d'Orphée
serait arrivée à Antissa ; trouvée par des pêcheurs, elle fut remise à Terpandre ; arrivé en
Egypte, ce dernier montra son habileté aux prêtres locaux et revendiqua l'invention de
l'instrument.
100 Si l'on veut bien ne pas refuser au mouvement orphique d'autre créateur
qu'Onomacrite, le contemporain de Pisistrate. Sur une petite assiette béotienne du vne
siècle a.C.n., un dessin montre Orphée jouant sur une lyre à sept cordes : il est entouré
118 J. SCHAMP

Restait enfin, pour donner plus de consistance à la légende, à lui


des points d'appui géographiques propres à satisfaire un public
On pouvait en effet fort aisément attribuer au poète un voyage en
Sicile: déjà vers 734/3, sous la direction d'Archias, des Corinthiens
s'étaient fixés dans l'îlot dOrtygie, puis, sur la côte d'en face, où ils
fondèrent Syracuse. Vers le milieu du vne siècle, la colonie allait
connaître une période d'intense développement industriel et commercial,
accompagné d'une rapide expansion maritime 101. Quant à l'Italie, des
colonies grecques s'y étaient aussi établies depuis longtemps : Pythécusa,
Cumes, Parthénopé, puis Naples, Zancle (Messine) en 730, enfin
Tárente, fondée par les Parthéniens, après l'échec d'un complot fomenté
au terme des guerres de Messénie 102. Pour la fondation de cette dernière,
on peut admettre la date de 706, proposée par Eusèbe 103. Ajoutons
qu'au cours du vne siècle, la céramique corinthienne connut aussi
bien en Sicile qu'à Tárente une diffusion remarquable et qu'elle semble
même y avoir constitué la seule vaisselle d'usage courant 104. Corinthe
s'assura dans ces régions un monopole colonial, qui lui permit
d'échanger ses articles manufacturés contre les productions naturelles de
ces régions fertiles. Arion aurait-il été une sorte d'ambassadeur au service
de la politique de prestige de Périandre?
Je crois que le choix de la cité calabraise répond à d'autres besoins
d'explication. A propos de deux ex-voto tarentins aperçus à Delphes,
Pausanias 105 nous fait un récit de la fondation de la cité, qui fait in-

d'un chevreuil et de sept oiseaux perchés sur des branches (cf. I. M. Linforth, The Arts
of Orpheus, Berkeley-Los Angeles, 1941, p. 2, η. 2 ; Kern, Die Religion der Griechen, II
[Berlin, 1935], p. 188, n. 1 et Gnomon 11 (1953), p. 476. Or, les relations entre la
Béotie et l'Isthme sont anciennes : le Bacchiade Philolaos, émigré à Thèbes, y fit adopter
des lois successorales (Aristote, Politique, II, 12, 10, 1274 b). Un poète corinthien
nommé Callipos avait écrit une συγγραφή ες Όρχομενίους (Pausanias, III, 29, 1-2). Sur
tout ceci, voir Ed. Wii.i.. Korinthiaka, Paris, 1955, pp. 318 et 360-361.
101 G. Glotz, Histoire grecque, I, Paris, 1925, p. 182. Comme on sait, cette date, qui
repose sur un passage de Thucydide, VI, 3, 2, n'est pas indiscutable. Cependant, en
l'absence de tout critère de datation ferme, mieux vaut adopter, provisoirement, la
chronologie traditionnelle, qui offre au moins l'avantage de fournir un système cohérent.
Telle est la position de principe défendue par Mme M. P. Berger, Syracuse. Histoire
culturelle d'une cité grecque, Bruxelles, 1967, pp. 28-31.
102 Strabon, VI, 3, 2 et 3, d'après Antiochos et Ephore, respectivement 555 F 13
et 70 F 216 Jacoby.
103 P. Wuilleumier, Tarente, des origines à la conquête romaine, Paris, 1939, p. 45.
104 G. Vallet, Rhégion et Zancle, Paris, 1958, p. 164.
105 Pausanias, X, 10, 6-8.
SOUS LE SIGNE d'aRION 119

tervenir une fois encore un dauphin bienveillant. Phalanthos, le chef des


colons exilés de Sparte, avait reçu de Delphes un oracle lui enjoignant de
s'établir là où il sentirait la pluie tomber d'un ciel serein (ύπ' alOpq). Au
large du sanctuaire, dans le golfe de Crisa, le bateau fit naufrage et le
capitaine, Phalanthos, fut sauvé par un dauphin I06. D'après le pseudo-
Probus 107, le bénéficiaire de ce sauvetage aurait été, non pas Phalanthos,
mais Taras, le héros éponyme de la cité. A Delphes 108, le groupe des
Tarentins montrait Taras, accompagné de Phalanthos, près duquel gisait
le dauphin sauveur. D'après P. Wuilleumier 109, le meilleur connaisseur
des antiquités tarentines, le témoignage du pseudo-Probus, qui n'est pas
exempt de confusions, a pour point de départ une statue érigée dans la
cité. La substitution du héros éponyme au fondateur légendaire de la cité
était acquise à l'époque d'Aristote, qui écrit dans sa Constitution des
Tarentins no que l'on appelait chez eux l'étalon monétaire νοΰμ-
μος (nummus), dont la frappe figurait Taras, le fils de Poséidon, à
cheval sur un dauphin. Au fait, l'identité exacte du héros représenté
peu : l'essentiel est de constater que le cavalier juché sur son
dauphin surgit régulièrement dans la numismatique tarentine, au moins à
partir du vie siècle nl. D'ailleurs, l'examen des faits tarentins nous
de vérifier deux constatations importantes que nous avions déjà
faites à propos du monument à Poséidon au Ténare. D'abord, les statues,
témoins muets par excellence, fournissent aux exégètes matière à dos
qu'il est facile de hausser à la hauteur du mythe. D'autre part,
elles changent aisément de destinataires au gré des nécessités politiques
et religieuses. On aurait tort, toutefois, de ne chercher dans les
qui ont affecté le groupe tarentin qu'une confirmation tout
extérieure de notre explication relative au groupe posidonien du Ténare.
L'analogie entre les deux œuvres sculptées devait être frappante et, par
suite, c'est elle qui a dû suggérer aux conteurs corinthiens l'idée de faire

106 Pausanias, X, 13, 10.


107 Ps.-Probus à Virgile, Géorgiques, II, 197 ; IV, 125. Généalogie identique dans
Pausanias, X, 10, 8.
108 Pausanias, X, 13, 10.
109 P. Wuilleumier, o./., p. 36.
110 Pollux, IX, 80 = Aristote, fr. 590 Rose. Sans doute s'agissait-il d'un didrach-
me: P. Wulleumier, O.I., p. 36, n. 3 et p. 201, avec les notes 9 et 10.
111 En particulier du vie au me siècle a.C.n., tous les statères en argent représentent un
homme chevauchant un dauphin: voir P. Wuilleumier, o./., p. 36 et pp. 371-372.
120 J. SCHAMP

partir Arion de la cité calabraise. L'explication gagna en crédit d'autant


plus que des nécessités économiques avaient tissé entre l'Isthme et la ville
italienne des liens particulièrement serrés.
Comme on l'a vu, ce ne sont ni les données historiques propres à
Arion ni les traditions légendaires dérivées d'Hérodote ou d'Hellanikos
qui permettent d'éclairer la genèse du conte, un des thèmes favoris des
littératures classiques. Tout au plus nous ont-elles convaincu que
d'autres documents s'imposait. Un distique du ve siècle recueilli par
Elien atteste le passage d'Arion à la pointe du Ténare, où Poséidon élut
asile à la suite du crétois Delphidios et d'Apollon. Par le truchement de
la création aulétique, le poète sut renouer avec les racines d'un culte
delphinien tombé depuis longtemps en désuétude. Les «ciceroni»
soucieux de piété et d'histoire locale, durent, dans leur explications
embrouillées, confondre la divinité avec la personne du poète : telle est
sans doute l'origine de la légende. Sparte accueillit Arion au concours des
Carneia, où il put à nouveau présenter des chœurs cycliques et, avec
éclat, affirmer son talent de citharède. Pressé par des émissaires
que son art avait séduits, il émigra sur l'Isthme pour mettre son
génie et sa réputation flatteuse à la disposition de Dionysos et de Périan-
dre, qui s'en servit ad majorent gloriam. Des conteurs courtisans, inspirés
par l'œuvre pacificatrice du Cypsélide, manipulèrent l'image spectaculaire
du poète juché sur un dauphin en le faisant voguer au départ de Tárente
sur la mer Ionienne. Des précisions géographiques et politiques vinrent
ainsi faire boule de neige, pour donner au personnage principal une
étrange, au croisement de l'histoire et du mythe.

Rue de Bleurmont 28, Jacques Schamp.


B-4920 Embourg.

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