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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Les oiseaux chez les lyriques grecs


À partir d'une visite à l'exposition « Mer Égée-Grèce des îles »
Simina Noica

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Noica Simina. Les oiseaux chez les lyriques grecs. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1983. pp. 2-21;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1983.1168

https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1983_num_1_1_1168

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Les oiseaux chez les lyriques Grecs
(A partir d'une visite à l'exposition « Mer Égée-Grèce des îles »)

Je sais bien que cela ne se fait pas d'avouer une chose pareille,
mais ces « machins » grecs, moi, ça ne me touche absolument
pas — s'exclamait un jour, au British Muséum, un jeune
inconnu, devant les sculptures du Parthénon. Tout cela me
paraît beaucoup trop rationnel^.
On pourrait se demander si au milieu du monde foisonnant
et double de l'art des Cyclades accueilli par le Louvre2 la
réaction du jeune homme de Dodds serait la même.
Qu'il retrouverait ce même monde rationnel, si
catégoriquement nié, point de doute. Car une certaine rigueur d'esprit
et de forme est bien évidente du côté des idoles schématiques
des îles, ou de la grande statuaire de Samos avec la
répétition monotone de ses kouroï en marbre lisse3.
Et si l'on ajoutait les décors géométriques très succincts de
quelques vases du vme siècle4, et peut-être même l'art un peu
figé de certaines stèles de Thasos5, son impression d'un « trop
rationnel » se trouverait entièrement réitérée.
Mais en même temps il découvrirait aussi un revers de ce
inonde : un autre espace fait de vibrations, de mouvements
et de rythmes6 — parfois de tentations orientales, d'êtres
fabuleux et de confusions mythiques7.
C'est effectivement une surprise que ce deuxième monde un
peu secret, qui « ouvre » et qui suggère. Des paysages marins

1. Fragment d'une conversation relatée par E. R. Dodds au début


de son prestigieux livre, Les Grecs et l'irrationnel, trad. française, éd. 1977.
2. L'exposition Mer Égée-Grèce des îles qui présenta du 3 mai au
10 septembre 1979, non seulement un bon nombre d'objets d'art
provenant des îles de Samos, de Rhodes et de Cos, mais aussi quelques pièces
récemment découvertes et provenant des fouilles effectuées à Théra,
sur ce site d'Acrotiri enseveli jadis par une éruption volcanique.
3. Voir dans le Catalogue de l'exposition les illustrations n0B 131 et
138 (style de Paros).
4. Cf. Catalogue, nos 46, 52.
5. Id., n° 141.
6. Surtout dans l'art cycladique du milieu du 2e millénaire (1600-1500).
7. Ce monde avec les problèmes compliqués que pose la céramique
grecque de la seconde moitié du vne siècle et du début du vie siècle,
avec la puissante pénétration des influences orientales « qui plongent
la peinture des vases dans un monde fantastique... contraire à la
conception rationnelle (n. s.), qui est déjà celle des grecs », cf. J. Charbonneadx,
R. Martin, F. Villard, Grèce archaïque, Paris, 1968, p. 39.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 3

fantastiques, fourmillant de coraux et de poissons volants.


Des décors d'une vive polychromie qui frémissent encore sous
l'écume soulevée par le passage de quelque dauphin au regard
étrange. Des grappes de raisin1, des crocus, des lys. Et en
voyant le petit hérisson en argile rosé2, on pourrait même
imaginer le regard un peu amusé du céramiste de Syros en
train de le modeler.
Mais ce qui peuple plus particulièrement ce deuxième monde
subjectif et spontané de l'exposition, c'est la présence des
oiseaux.
Il y a un peu plus d'une trentaine d'objets décorés
d'oiseaux, sans compter les vases en forme d'oiseau, surtout ces
cruches « à bec renversé » qui pourraient suggérer, par la
courbe de leur mouvement élancé et tendre, de véritables
oisillons, se tenant, le bec ouvert, au bord de leur nid. Sur
certains de ces vases on retrouve un assez grand nombre
d'oiseaux pour que l'on puisse se permettre de considérer qu'il
y a en moyenne sept oiseaux par objet, d'où un total de presque
250 oiseaux, chiffre largement supérieur au total des objets
présentés dans l'exposition. Donc, du point de vue de la
quantité, l'élément oiseau est prépondérant.
Pourtant, ce n'est pas leur nombre qui est important,
évidemment ; c'est plutôt leur dynamique, leur pouvoir secret
de suggérer, leur « mise en pages », exquise d'ailleurs, sinon
surprenante.
C'est ce que l'on ressent surtout après la visite. Et, comme
l'évocation peut être parfois plus riche que le fait ou que
la création, devenant ainsi un deuxième fait, une deuxième
création, on ne saurait évoquer le monde des oiseaux de cette
exposition sans recréer en quelque sorte, en esprit, son «
pendant », le monde des oiseaux des poètes lyriques.
Comment pourrait-on, en effet, « enregistrer » une seconde
fois ce vol noir, rehaussé de reflets verdâtres, de l'hirondelle
de Théra3, sans penser simultanément à l'hirondelle xuàvea de
Simonide4?
Et ce coq de la stèle trouvée à Cos, si bien ancré dans les

1. Seraient-elles les premières dans cette lignée picturale qui fera


carrière le long des siècles pour arriver jusqu'à la lumineuse perfection
des grappes de Chardin?
2. Comment ne pas penser à ces gentils hérissons qui se roulaient en
boule sur les grappes de raisin pour en emporter sur leurs dos couverts
de piquants, les graines douces? {A. P., VI, 45 et 169). La coupe qu'il
serre entre ses pattes, ne serait-elle pas un bol à jus de raisin? (voir
Catalogue, n° 13).
3. Cruche à hirondelle trouvée à Théra (Acrotiri) en 1968 et qui
apparaît dans le Catalogue sous le n° 25. On retrouve ce thème des
hirondelles sur trois autres vases de style polychrome appartenant à la même
tradition du xvie siècle.
4. Kuàvsra : sombre. Cf. Simonide fr. 297, 3 L.-P. (46 D).
4 LES OISEAUX CHES LES LYRIQUES GRECS

bras du petit garçon et déployant d'un mouvement ferme son


aile droite, pourquoi nous renverrait-il aux volatiles
vigoureusement éperonnés et impudents d'un Jean Lurçat plutôt
qu'au cri aigu émis par le coq du même Simonide de Céos1?
Et toute cette profusion de canards, d'oies sauvages, de
pigeons, dont on retrouve des répliques chez Ibycos, chez
Sémonide d'Amorgos, chez Sappho, sans parler des oiseaux
non identifiables. Car, bien des fois ce n'est pas l'identité
précise d'un certain oiseau qui préoccupe le peintre, tout comme
le poète lyrique d'ailleurs, c'est son simple mouvement.
Mais, au-delà de cette foule d'oiseaux cycladiques
(représentés sur des vases, des stèles, des monnaies ou en statuettes),
il y a une pièce — assez singulière — qui nous permettra,
par la médiation de la même correspondance céramique/
lyrique, d'aborder le premier des « lyriques à oiseaux ».
C'est une élégante coupe samienne du vie siècle avant J.-C,
en argile brun-rose pâle, à l'intérieur de laquelle le peintre
a tracé d'un fin pinceau, en rouge et noir, la silhouette d'un
« dénicheur d'oiseaux »2. Accroché aux branches de deux
arbres peints en noir (un noir resté assez brillant, nous assure
le catalogue), il essaye peut-être d'attraper un nid. On le voit
à peine ce nid « installé sur la fourche d'un arbre du côté
gauche, où piaillent les oisillons à qui leur mère vient apporter
une grosse mouche ». C'est un petit chef-d'œuvre samien de
facture ionienne, du VIe siècle.
Il est possible qu'il s'agisse d'un cas unique dans la
céramique grecque de cette époque. Cependant (souvent on se
trouve devant d'étranges concordances entre la céramique et
la lyrique grecques), ce nid samien possède une véritable
« réplique lyrique », une seule, semble-t-il, dans tout le
lyrisme grec3 : le nid d'Archi loque*. Reconnaissons qu'il tombe
tout à fait à propos, car c'est de ce nid — et pourquoi pas? —
que prendra son vol toute l'espèce ailée de la poésie lyrique
grecque.
Voilà le nid-prétexte pour la lignée des oiseaux à venir.
Car dans les pages suivantes on ne s'occupera plus que des
oiseaux des lyriques grecs.
Et ces oiseaux font partie eux, aussi, d'un deuxième monde,
car l'une des caractéristiques du phénomène lyrique grec est
justement de se laisser saisir sous un double aspect : général
et particulier. Et qu'y a-t-il de plus conforme à la réceptivité

1. Ils sont d'ailleurs rigoureusement de la même époque, car la stèle


portant le n° 151 dans le Catalogue est datée de 480 et Simonide de Céos
aurait vécu entre 556 et 468
2. Cf. Catalogue, p. 164, 177.
3. A notre connaissance il n'y a pas d'autre nid dans la lyrique grecque ;
peut-être même pas avant celui d'Apollonios de Rhodes (IV, 1297-1299).
4. On le retrouve dans l'édition Lasserre sous le n° 288.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 5

moderne que l'on vient de confronter avec les deux aspects


de l'exposition sinon d'accepter une nouvelle dissociation?
On devra peut-être s'excuser pour toutes ces considérations
un peu pédantes du début qui n'aboutissent qu'à une si
légère matière-oiseaux. Mais saurait-on se borner seulement aux
oiseaux des naturalistes ou des ornithologues, au simple fait
de leur rythme biologique ou aux problèmes que soulève leur
identification, lorsqu'on peut parler de leur essor, de leur vol,
de leur cri à l'aube? Car il y a là une ouverture secrète vers
le ciel, et la pensée d'un « devenir » vers lequel ouvre tout vol.
Voici déjà une excuse. Ajoutons-y l'espace poétique d'où le
lyrique grec soustrait ses oiseaux « par arrachement ou par
lent détachement » un peu comme le dénicheur d'oiseaux
de notre coupe samienne par exemple.
De toute façon, cette manière d'aborder les oiseaux des
lyriques exigera quelques mots de justification. Mais avant
d'apporter les précisions nécessaires revenons encore une fois
à l'inconnu du British Muséum.
Non, sans aucun doute, cette fois-ci le jeune homme de
Dodds n'aurait pas réagi de la même manière. Ne serait-ce
que devant cette future courbe de vol suggérée par une simple
coupe à nid de l'île de Samos.

Il est évident que ces quelques brèves notations sur les


oiseaux des lyriques grecs ne peuvent pas avoir l'allure stricte
d'un véritable travail scientifique. D'abord parce qu'elles ont
pour point de départ une démarche à caractère plutôt
subjectif : la visite d'une exposition de céramiques grecques.
D'autre part, c'est la matière elle-même qui se prête
difficilement aux normes de la rigueur et de l'exactitude. Car l'état
fragmentaire et incertain dans lequel nous sont parvenus
presque tous les passages évoquant des oiseaux laisse place
non seulement à la reconstitution avisée, mais aussi à une
certaine tentation de composer, et même d'improviser.
Enfin, la perspective dans laquelle nous avons envisagé ce
sujet ne nous permettrait point de satisfaire aux exigences
d'une recherche purement scientifique.
Cependant, si l'on a adopté un certain ordre dans la suite
de la présentation des auteurs, ordre qui n'est pas
rigoureusement chronologique1, ce n'est pas tellement en raison d'une
commodité, mais tout simplement parce que nous avons essayé

i. Nous allons grouper les auteurs trois par trois, en fonction des
formes du lyrisme adopté (poésie mélique, ou lyrique de type choral)
et, dans chacune des deux catégories, nous adopterons l'ordre
chronologique.
6 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

de surprendre un certain mouvement évolutif dans leur


manière de concevoir les oiseaux (mutations que nous avons
souvent essayé de découvrir par rapport à Homère
également) 1.
D'autre part, si nous avons omis non seulement un nombre
important des lyriques mentionnant des oiseaux2, mais aussi
certains fragments des auteurs choisis3, c'est parce que nous
nous sommes permis de laisser de côté ce qui nous semblait
moins significatif ou sans intérêt dans notre perspective.
Car, ainsi qu'on l'a déjà annoncé, les oiseaux des poètes
lyriques n'ont pas été considérés ici du point de vue d'un
naturaliste ou d'un philologue préoccupé d'ornithologie4, à
savoir de ce qui est problème d'identification et de
classification des espèces, de détails physiques ou de migration.
Nous avons évité même l'aspect de leurs rapports avec les
humains, démarche qui constitue un des objets principaux de
recherche pour quelques travaux plus amples5, où l'on essaye
de déchiffrer, par ce moyen, certains traits de la psychologie
des Anciens à travers leurs oiseaux.
Enfin, pour ce qui est de l'évocation littéraire et de
l'imagerie poétique, on a délibérément éliminé non seulement tout
aspect mythique ayant rapport aux oiseaux, ou toute forme
de symbolisme, serrée dans les cadres rigides de la tradition 6,
mais encore toute cette foule d'oiseaux-termes de
comparaison déjà communs chez Archiloque.
Ajoutons en passant qu'on n'a même pas pris la
précaution d'établir la fréquence des mentions poétiques des oiseaux

i. A l'exception évidemment des fragments pourvus d'oiseaux « non-


homériques ». Car certaines espèces des oiseaux des lyriques TnjvéAcxJ;,
x^puXoç, xocxxoc6lç, X<x0i7i:r;pcpu?tç, etc., n'apparaissent jamais dans Ylliade
et YOdyssée.
2. On a fait abstraction des trois fragments d' Archiloque (fr. 45,
159-176, 192 Lasserre), dont on ne peut glaner que deux oiseaux-termes
de comparaison, quelques débris d'une fable et une perdrix douteuse.
De même pour l'unique oiseau augure de Solon (i, 56 D), ou pour les
quatre exemples fournis par la poésie gnomique de Théognis (fr. 579-
580; 861-865; 934-942; 1197-1202), dont trois établissent les mêmes
correspondances entre un élément comparant (l'oiseau) et un certain
terme comparé.
3. On n'a pas mentionné certains fragments comportant des oiseaux
d'Alcman, et on a renoncé à toute analyse pour les passages de Simonide.
4. Voir à ce sujet D'Arcy W. Thompson, A Glossary of Greek Birds,
Oxford, 1936.
5. Par exemple celui d'André Sauvage, Études des thèmes animaliers
dans la poésie latine, Bruxelles, 1975.
6. Voilà la raison pour laquelle les oiseaux de Pindare, presque
uniquement des vautours et presque tous chargés d'un lourd symbolisme
mythique, ont été laissés de côté. De même les trois oiseaux de
Bacchylide (3, 98 ; 5, 17 ; 16, 6) qui n'apportent rien en plus par rapport à notre
choix.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 7

par rapport aux oiseaux non poétiques1, qu'on n'a même pas
dressé un « sommaire » des décors à oiseaux, même pas un
graphique des cris mélodieux par rapport aux cris ordinaires...
Finalement, toutes nos considérations portant sur les oiseaux
des poètes lyriques grecs pourraient se ranger dans une
perspective unique : essayer de surprendre la réaction et le
comportement de l'homme moderne devant un monde de
notations et nuances, révélé, d'une part, dans la peinture d'une
exposition et, d'autre part, dans une suite de fragments
provenant de la lyrique grecque.
Par quels traits ces oiseaux des Grecs anciens ont-ils
encore accès à la réceptivité d'un moderne?
Sans doute pas à partir des récits mythiques, ou des formes
de symbolisme qui s'y rattachent, ou d'une certaine
thématique figée dans la tradition.
Si l'oiseau des poètes lyriques arrive encore à toucher par
quelque trait la sensibilité d'un de nos contemporains, il nous
semble que c'est plutôt par l'un des traits propres au deuxième
monde'2' : ce concret chargé du pouvoir de suggérer et
d'ouvrir.

Les oiseaux d'Archiloque ainsi que sa manière de les fixer


en vers ne présentent aucun intérêt du point de vue adopté
ici3. En revanche, un tout petit fragment, bien douteux
d'ailleurs, et sans oiseaux, est en mesure de nous suggérer
beaucoup plus. Le voici :
« (des nids) dans les branches du myrte »
(fr. 288 Lasserre)
C'est tout. Mais de la fixité, de l'inertie, de la passivité de
ces nids, tout peut devenir : l'être de plumes, ses couleurs,
son essor, son vol.
Et comme il a été suggéré plus haut, c'est de ce nid d'Ar-

1. Voir en ce sens les minutieuses statistiques faites pour les oiseaux


latins par J. N. Hough, Bird Imagery in Roman Poetry, Class. Journ.,
70/1, 1974- I:I4-
2. Ce deuxième monde du lyrisme ou de la céramique grecques qu'on
pourrait retrouver un peu partout dans notre univers moderne. Car,
si l'on tentait d'en fermer dans les moules de la pensée moderne cet
aspect tellement particulier du domaine spirituel grec, il en résulterait
deux mondes presque identiques à ceux qu'établit Gthe dans l'une
de ses conversations avec Eckermann : un monde du « subjectif », du
« clair-obscur », du cur (Faust I), qu'il oppose à un autre : des «
hauteurs », « de la lumière », du développement de l'esprit (Faust II).
3. Car il recourt aux oiseaux seulement comme à des termes de
comparaison ou pour des nécessités de la fable.
8 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

chiloque (le premier poète qui ait ressuscité des envols après
lyriques
Homère) à xvenir.
que prendront leur élan tous les oiseaux des

Si les fragments d'Alcée où il s'agit d'oiseaux sont très rares


et très mal conservés2, un long passage du sophiste Hime-
rius3, en revanche, nous paraît bien révélateur pour la
manière dont le poète faisait usage dans ses vers de l'espèce
ailée. Il s'agit de l'Hymne à Apollon, qui faisait partie du
premier livre de l'édition alexandrine d'Alcée. C'était au
milieu de l'été raconte le sophiste. Le poète fit descendre
Apollon sur son char tiré par deux cygnes, du pays lointain
des Hyperboréens à Delphes. A son arrivée, les rossignols
chantèrent « comme seuls les oiseaux d'Alcée savaient le
faire »4.
Il devait y avoir eu pas mal de beaux airs de rossignols
dans les vers du poète pour que l'on arrive à préciser la «
manière de chanter »5 des oiseaux d'Alcée.
Et pourtant, il n'y a plus une seule trace de rossignol dans
ses fragments6; quant à leur chant si particulier, nous
pourrions essayer de nous en faire une idée par analogie avec le
doux crépitement qu'émettent ses cigales7, ou avec sa
manière d' « entendre » arriver le printemps8.
Profondément attaché au monde concret, Alcée se révèle
souvent comme un subtil poète de la nature. Quelques
notations précises et rapides, d'une grande plasticité, lui suffisent
pour tracer un tableau et créer une atmosphère. Comme pour
cette envolée d'oiseaux migrateurs par exemple, qu'il voit
tellement haut dans le ciel qu'ils lui semblent arriver de l'autre
bout du monde.

i. Si l'on fait abstraction de tous les oiseaux qui auraient pu remplir


le silence qui suit les épopées homériques.
2. Il ne nous reste que trois ou quatre fragments (Z 21, 2; Z 76;
F 1 (a) 6 ; B 11, 2) dont au moins deux tout à fait inutilisables.
3. Himerius, Or., XIV, 10 f. Voir Bowra, Greek Lyric Poetry, Oxford,
éd. 1961, p. 164-165 ; D. Page, Sappho and Alcaeus, Oxford, éd. 1965,
p. 244-252, etc.
4. aïSoucn \iïv ày]86veç aÛTÔk ott Xov eiy.bc, àicoa TO'.p' 'AXxoclwi x<xç
ôpviGaç.
5. Légère modification par rapport aux interprétations Bowra et
Page : « sort of song », « kind of song ».
6. Sinon leur nom « hypothétiquement » associé à celui des faisans
(TSTpafoxnv dajSovaç, 152 Edm.).
7. Fr. Z 23, 3-4.
8. Fr. 367 L.-P.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 9

« Quels sont ces oiseaux qui viennent de l'océan, des confins


[de la terre?
Des cormorans1 au cou tacheté et aux longues ailes? »
(roxvéXoTOÇ TroLxtXoSstpot2 xavuaiTTTEpot) 3
(Z 21/345 L.-P.)
Pas de terme de comparaison, aucune valeur symbolique,
rien des conventions un peu rigides que pouvait prêter un
cadre de mythe. Il n'y a que le vol d'un essaim d'oiseaux
indéterminés qui suscite quelques notations purement
descriptives.
Si l'élément auditif est absent de l'ensemble, le côté visuel
du tableau nous paraît, lui, remarquable et cela non pas
tant par son mouvement, ou par sa couleur, que par son
pouvoir de suggérer le mouvement et la couleur.
Alcée fait descendre ses oiseaux des confins du monde, leur
fait traverser l'océan, leur prête un cou scintillant et les
pourvoit de grandes ailes. A-t-on besoin de plus pour exprimer
« le vol »?
Quant à la couleur, il n'y a qu'ombres et lumière4 sur les
cous de ces cormorans. Mais a-t-on vraiment besoin d'une
couleur précise?
Tout cela fait penser au monde homérique des contrastes
du clair et de l'obscur, où les couleurs sont presque absentes5.
Ou bien, tout simplement, au moment de cette notation
lyrique, les cormorans n'avaient pas encore pénétré dans le champ
visuel précis du poète.
C'est tout ce qui nous reste d'Alcée. Des oiseaux qui
suggèrent le vol, qui promettent la couleur. Il nous faudra
attendre un Ibycos et même un Simonide pour assister à un
renforcement de ces quelques notations évanescentes.

1. Il s'agit peut-être d'oies ou de canards sauvages. Voir D'Arcy


W. Thompson, A Glossary of Greek Birds, Oxford, 1936, 147-148. On
retrouvera d'ailleurs ces oiseaux (ravéXoTOç) chez Ibycos, fr. 9 D.
2. Épithète que l'on trouve pour la première fois chez Hésiode,
Trav., 203.
3. Terme homérique : Od., V, 65.
4. TObt'.Xoç donnerait plutôt la qualité de ce qui est « changeant »
pour ce qui est des nuances. Voir Chantraine, Dict. Étym., t. III, p. 21.
5. Contrairement aux opinions de certains savants du xixe siècle,
d'après lesquels une certaine absence de la couleur chez Homère était
due à des raisons physiologiques, Ch. Rowe [Conception of colour and
colour symbolism in the ancient world, Eranos, vol. 41, 1974, 327"3^4)
souligne que les Grecs de l'époque homérique étaient tout à fait aptes
à enregistrer la variété des couleurs, seulement la couleur était pour eux
d'une importance secondaire.
TO LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

Une première hirondelle fait son entrée, brusque et


inattendue, dans le lyrisme grec par un vers de Sappho :
« Pourquoi, mon adorable,
m'[éveille-t-elle] \ cette fille de Pandion,
l'hirondelle? »
(L.-P. 135) 2
Selon un certain rapprochement suggéré par D. Page, on
devrait faire précéder ces vers par :
« Puisse cette nuit me durer
autant que deux nuits entières... »
(L.-P. 197)
pour constater ensuite que dans une telle configuration
l'hirondelle de Sappho pourrait être associée à un thème assez
fréquent chez les poètes grecs : le thème de l'aube3.
Si l'atmosphère qui se dégage de cette aube sapphique se
dévoile jusque dans ses implications un peu secrètes, l'oiseau,
par contre, se refuse à toute indiscrétion. Cette hirondelle ne
suscite même pas une notation auditive et c'est pourtant son
cri qui a chassé le doux sommeil de Sappho.
Il est vrai que les termes généralement prêtés au gazouillis
de l'hirondelle ne sont ni très nuancés ni très originaux dans
la lyrique grecque4, malgré le surprenant « cri d'hirondelle »
qu'Homère avait laissé échapper de l'arc bien poli d'Ulysse5.
D'autre part, si l'on essaye de renverser l'image pour
comparer le cri de l'hirondelle à une vibration stridente de corde
d'arc qui se détend, on peut facilement se rendre compte à
quel point le bruit qui avait réveillé Sappho était importun.
On retrouvera le même thème, légèrement modifié, dans
deux épigrammes de l'Anthologie palatine 6. La correspondance

1. Le verbe « éveiller » ne figure pas dans ce texte mais il s'impose si


l'on tient compte d'une seconde remarque formulée par D. Page, selon
laquelle l'hirondelle jouerait dans ce fragment le rôle matinal du coq.
Une épigramme d' Antipater de Thessalonique [A. P., V, 3) reproduit
d'ailleurs une situation analogue.
2. Trad. E. Mora [Sappho, Paris, 1965, 374.
3. Voir par exemple, A. P., VI, 160, 247.
4. Un premier gazouillis d'hirondelle nous sera bientôt fourni par
Anacréon (fr. 364, 453 L.-P.), mais l'épithete qu'il ajoute semble une
exception remarque A. Sauvage, dans Études des thèmes animaliers
dans la poésie latine, Bruxelles, 1975, p. 212.
5. « Ulysse alors tendit, sans effort, le grand arc, puis sa main droite
prit et fit vibrer la corde, qui chanta bel et clair, comme un cri
d'hirondelle » [Od., XXI, 40).
6. Le doux sommeil d'Agathias Scholastikos est chassé par les mêmes
hirondelles (V, 237).
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS II

auditive entre la navette et les hirondelles matinales est presque


identique sur le plan de la technique du son. Et le bruit est
tout aussi déplaisant.
Il ne semble pas qu'en dehors de ce cadre matinal
(légèrement teinté d'une nuance erotique) ou d'un autre, tout aussi
vague, de l'arrivée du printemps1, ou enfin d'un troisième
plus vigoureusement tracé par un chant populaire2,
l'hirondelle soit associée à d'autres types de décors précis. Cependant,
tous ces décors lyriques à « hirondelles » sont bien ternes
par rapport aux quelques notations d'un réalisme saisissant
que nous offre l'Odyssée où Homère pose son hirondelle au
faîte de la maison d'Ulysse, « sur les poutres noircies de
fumée »3.
Mais nous allons reprendre le thème de l'hirondelle avec
Anacréon, pour mettre en valeur non plus des suggestions de
son, mais de vraies notations auditives et même mélodieuses.
Si l'on excepte les deux rossignols-termes de comparaison
d'Alcée et de Théognis et les quelques lettres conservées sur
un papyrus qui nous laissent « deviner » des rossignols chez
Ibycos, il ne nous reste plus que les modestes traits du
rossignol de Sappho, avant d'aborder les plus riches mentions
auditives et même chromatiques dont fera usage Simonide.
Sappho place son premier rossignol (et le premier de la
lyrique grecque que nous possédions) dans un cadre de nuit,
tout en l'associant au décor de l'un de ses épithalames. Et il
ne sera que chant, cet oiseau « à la voix flexible » (Xiyûçcùvoç
opviç) 4.
Si ce qualificatif semble être l'un des termes favoris de la
poétesse pour désigner le son5 (clair et pénétrant)6, on doit
reconnaître, en revanche, qu'il exprime assez improprement,
voire insuffisamment, les inflexions mélodieuses d'un chant de
rossignol. C'est pour la première fois d'ailleurs qu'une
mention auditive vient accompagner le rossignol7, longtemps
après les quelques notations réalistes qu'avait tentées
Homère.
Renonçons cependant à une comparaison de passages qui
mettrait nettement en infériorité la « chanteuse mélique ».
Complètement libéré des implications du mythe ou des
valeurs symboliques qui accompagnent généralement le thème

i. Cf. Stésichore, 13 D; Simon., 586 L.-P. (45 D).


2. Carm. popul., 848 L.-P.
3. Od., XXII, 239-240.
4. Fr. 30, 2-9 L.-P.
5. La remarque appartient à A. E. Harvey, Homeric Epithets in
Greek Poetry, C. Q., 7, 1957, 217.
6. Cf. P. Chantraine, Dict. Êtymol., t. III, 1974.
7. Si l'on excepte le rossignol [[xepoçcovoç (« mit holder Stimme »),
cf. H. Frànkel, Dichtung und Philosophie des frûhen Griechentums,
Mûnchen, 1962, 20.
12 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

du rossignol, cet oiseau a suscité chez Sappho ou Simonide


des remarques surtout descriptives.
Et même si l'on essayait de les considérer uniquement de
ce point de vue, les oiseaux sapphiques nous surprendraient
par une absence totale de couleur.
N'était-elle donc que « son », sa gent ailée?
Mais cette légère notation d'une vive sensibilité poétique
qui, pour suggérer le froid envahissant les colombes, leur
glisse un frisson glacé au cur pour leur faire baisser les
ailes... ].
Et ce vol rapide de passereaux dans un « dense
tournoiement des ailes » descendant de l'éther vers la terre sombre2?...
Certes, on retrouve pas mal de réminiscences homériques
dans le deuxième passage - ne serait-ce que dans un certain
parallélisme des termes3 mais on doit admettre que, pour
cette fois-ci du moins, c'est l'habileté artistique de Sappho
qui l'emporte. Et sa réussite commence non pas à partir de
ses quelques innovations linguistiques, mais à partir d'un
certain type de sensibilité qu'elle met en jeu pour surprendre
le mouvement.
On pourrait parler même d'un double mouvement dans les
deux passages de Sappho : un premier, à caractère purement
descriptif et qui déploie sa simple beauté picturale (les ailes
des colombes), un autre qui nous semble faire partie
intégrante du mouvement de l'épiphanie (le vol des passereaux
d'Aphrodite)4 et qui, par conséquent, nous communique
l'essence même de l'ode.
Or, quelle pourrait être, en définitive, la signification
profonde de cette ode sinon le fait qu'une certaine
communication vient de s'établir entre une nature générale (appartenant
à l'être divin) et une nature individuelle (propre à la
condition humaine) ; ou, pour employer les termes de H. Frânkel :
entre « le métaphysique et le physique »5 des deux mondes.
Dans un tel contexte, le vol rapide des passereaux ne peut
avoir que le rôle d'un élément de liaison : il trace le passage
d'un espace à l'autre.

i. Fr. 42 L.-P. En prêtant à son Jocelyn l'image des colombes toutes


frissonnantes d'amour, Lamartine se serait-il souvenu du passage de
Sappho ?
2. La célèbre Ode à Aphrodite, 1 L.-P.
3. Pour ce problème, voir C. del Grande, Saffo, ode 1 et sua omeri-
cita, Vichiana, I, 1964, Napoli, 74-76 ; V. Benedetto, Il volo di Afrodite
in Omero e in Saffo, Q. U. C. C, 1973, 121-123, e* 'es intéressants
tableaux de Harvey, 1957, 219-221.
4. Pour les « passereaux homériques », voir IL, II, 311, 317, 326.
5. H. Frànkel, Dichtung und Philosophie des frûhen Griechentums,
Mùnchen, 1962.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 13

Elles avaient dû être bien nombreuses, les hirondelles d'Ana-


créon, du moment que ses fragments en contiennent déjà trois
(et aucun autre oiseau!) et que, parmi les anacréontiques.
une odelette leur a été consacrée en entier.
Un premier fragment (453 L.-P.) nous offre toute une
profusion de gazouillements : xomXeiv, xomXoç : verbe et
adjectif.
D'un autre on ne peut glaner qu'un simple appel, mais
bien gracieux : Y)8ou.eXèç xap££ocra X£^oï (L.-P. 394). On
découvre même un point commun avec Simonide : le vocatif1.
Et c'est presque tout.
Ses quelques vers où il s'agit d'hirondelles sont assez
communs et représentent plutôt le côté superficiel du poète de
cour que fut Anacréon : ils ne devraient pas nous faire
regretter l'éventuelle perte de ses autres hirondelles possibles. Et
pour tout dire, si l'on tient compte de la vive sensibilité d'Ana-
créon pour la couleur, on est un peu surpris de constater le
total manque de notations chromatiques pour ce qui est de
ses hirondelles. Mais on retrouvera la contrepartie chez
Simonide.

On pourrait écrire toute une étude, ne serait-ce que sur la


richesse et la variété des espèces ailées fournies par Alcman,
sinon sur sa façon « romantique » de mettre en jeu des images
d'oiseaux pour exprimer un certain état d'esprit2. Cependant,
nos quelques brèves notations, qui ne portent que sur deux
ou trois fragments, se borneront tout simplement à suggérer
quelques aspects de sa poésie qui concernent les oiseaux eux
qui sont encore susceptibles d'avoir un certain accès à la
sensibilité moderne.
« Je connais les chants de tous les oiseaux »
oTSa 8'opvL%(x>v vo;i.coç toxvt(ov
(40, L.-P.)
proclame, non sans une certaine pointe de malice, Alcman en
anticipant ainsi toute une profusion de déclarations similaires

1. Cf. Sim., 29 D.
2. On se réfère surtout au célèbre fragment de « la mouette et des
alcyons » (26, L.-P.) et à l'interprétation symbolique qu'on accorde
généralement à leurs images. Le vif désir d'évasion par le vol trouvera
son pendant chez Anacréon (fr. 52 D) et même dans YHippolyte
d'Euripide (732).
14 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

de la part des poètes qui allaient appartenir surtout à la


lyrique allemande1 :
« Ich singe wie der Vogel singt,
der in den Zweigen wohnet »2
nous assurera Gthe vingt-six siècles plus tard.
Dans cet univers, Alcman veut peut-être dire que c'est des
oiseaux qu'il avait appris son métier de poète3. Il paraît
d'ailleurs, d'après les légendes grecques, que même la
découverte de la musique était due à l'imitation du chant des
oiseaux4.
Trois autres vers qui racontent la manière dont Alcman
trouva « mots et mélodies en écoutant le chant des perdrix »
(xaxxa6i8cov) 5 (39, L.-P.) peuvent faire suite au fragment cité.
Serait-il seulement question d'une image gracieuse ou le
chant des oiseaux était-il réellement mélodieux et bien rythmé?
se demande G. Perrotta6, tandis que Bowra cherche un
appui dans les expériences de type chamanique d'après
lesquelles les hommes pouvaient comprendre les chants des
oiseaux7.
Le célèbre fragment nocturne d'Alcman auquel
s'apparentent d'une manière ou d'une autre presque toutes les
représentations de la nuit (et non seulement dans la poésie
grecque et latine, mais aussi dans la poésie européenne
moderne) finit sur l'étrange beauté qu'offre l'image d'un essaim
d'oiseaux à longues ailes à peine endormis8.
Le thème de la nature endormie, et ce passage
particulièrement, bénéficient de toute une profusion de commentaires9.
On parle d'un art parfait de la composition, on relève une cer-

1. A partir de Walther von der Vogelwcide et jusqu'à Wagner. Voir


G. Perotta, B. Gentili, Poesia greca arcaica, Firenze, 1965, 291.
2. « Je chante comme seul l'oiseau chantait, niché au faîte des
branches ».
3. Cf. Bowra, 1962, 30; Fraenkel, 1962, 182, et A. Garzya, Studi
sulla lirica greca, Firenze, 1963, 27, et Alcmane. I Frammenti, Napoli,
1954- I27-
4. Plutarque, De Soit. Anim., 20.
5. xaxxa6îç est le diminutif de xaxxà6vj (perdrix) et ce sont des
mots nés d'onomatopées. Aristote [H. A., 536 b 14) utilise le verbe
xaxxaêtÇsiv pour le cri de cet oiseau.
6. Perrotta, 1965, 290.
7. Pour ce problème voir M. Éliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan,
Paris, 1970, p. 42-47, et surtout le chapitre intitulé « Chamanisme grec »,
48-49 ; de même Dodds, 1977, 139-160.
8. Fr. 89 L.-P. La saisissante image de l'aigle pindarique serait-eiie
redevable par quelque trait à ces oiseaux nocturnes? [Pyth., I, 10-15)
(« le sommeil s'empare, sur le sceptre de Zeus, de l'aigle ; il laisse pendre
à droite et à gauche, son aile raide ») .
9. A partir d'un Wilamovitz et jusqu'aux récentes observations de
R. Pfeiffer [Vom Schlaf der Erde und der Tiere, Hermès, 87, 1, 1959, 1-6).
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 15

taine polarité des éléments judicieusement distribués dans le


contexte1, on rend compte d'un mouvement ascendent, puis
d'un autre descendant, enfin de la symétrie des termes
empruntés à Homère2. Parfois on se souvient aussi de son
héritage littéraire. On invoque alors le Wanderers Nachtlied de
Goethe3 (tellement banal et insignifiant pour ce qui est de
l'image des oiseaux !), on recherche le thème de la nuit dans
les vers un peu plats de Lermontov4, et on compare.
Enfin, certains interprètes trouvent ce fragment d'Alcman
tellement moderne qu'ils sont amenés à douter même de son
authenticité 5.
Voilà seulement quelques-uns des problèmes soulevés par
ce petit « chef-d'œuvre » d'Alcman (car il a toujours été
considéré comme tel). On aimerait cependant relever encore un
certain aspect de ce poème, ou plutôt un détail, qui finira
par déboucher sur le même décor : celui des oiseaux.
Une exégèse plus ancienne6, en partant d'un parallèle avec
le Nachtlied de Gcethe et en prêtant au poète grec
l'inquiétude métaphysique propre au poète moderne, arrivait à
formuler un contraste entre l'atmosphère paisible et sereine
évoquée dans le poème grec et l'état d'âme agité de son auteur.
Les toutes dernières interprétations prétendent le contraire,
à savoir que pas un mot du poème n'exprime l'état d'âme du
poète et qu'il n'est donc absolument pas question d'un
contraste.
Il se pourrait cependant qu'aucun de ces points de vue ne
soit en fin de compte ni tout à fait vrai ni tout à fait exact.
Essayons de renverser le problème en posant tout
simplement une question. Pourquoi s'agirait-il d'un contraste et
pas d'un accord, d'une altérité et pas d'une identité? Les deux
aspects du problème, la quiétude nocturne et l'état d'âme du
poète, loin de s'exclure l'un l'autre, nous semblent justement
complémentaires .
Nous nous expliquerons par la suite, et en le faisant, nous
préviendrons aussi une objection du type de la seconde
exégèse. Car on pourrait nous reprocher de construire un peu sur

1. W. Elliger, Die Darstellung der Landschaft in der griechische


Dichtung, Berlin, 1975, 185-188.
2. Cf. Harvey, 1957, 215 ; E. Risch, Die Sprache Alcmans, Mus.
Helv., 11/1954, 2O'37-
3. Uber allen Gipfeln / ist Ruh. / In allen Wipfeln / spûrest du / kaum
einen Hauch ; Die Vôglein schweigen im Walde. / Warte nur, balde
/Ruhest du auch.
4. Cf. J. Alsina, Un motivo comun en Alcman, Gcethe y Lermontov,
Boletin del Instituto de Estudios Helenicos, VI, 2/1972, p. 121-124.
5. Elliger, 1975, 185 ; Fraenkel, 1962, 189.
6. D'après Elliger (1975, 185) le principal représentant de ce point
de vue serait E. Bernet (Philol., 94, 1941, 229-231).
l6 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

le vide du moment que la disposition d'esprit du poète n'est


pas exprimée.
Mais avait-il vraiment besoin de l'exprimer par des mots?
Goethe le fait, bien sûr, mais c'est au détriment de la qualité
poétique des vers. Sans aucun doute, une intuition tellement
extraordinaire du repos et de la paix des éléments n'aurait
pas pu se concrétiser en vers sans la complicité d'esprit et
d'âme du poète.
D'autre part, il ne faut pas oublier que dans la poésie de
l'antiquité c'est plutôt la nature qui impose au contemplateur
sa propre disposition. Le genre nature-jardin évoqué par
Sappho, Théocrite ou Virgile prête au poète son équilibre
réconfortant et se reflète tel quel dans la sensibilité humaine
qui le perçoit.
Ce n'est qu'à partir de la poésie moderne que la nature
commence à détenir une fonction de réconfort physique et
moral par rapport à un certain état d'angoisse du poète.
Voilà pourquoi il nous semble que dans ce fragment d'Alc-
man l'aspect paisible et serein du sommeil de la nature ne
peut pas être la contrepartie du tourment ou de la fatigue
du poète ; mais, au contraire, les deux perspectives semblent
se polariser, se rehausser l'une l'autre.
Et les oiseaux? On pourrait bien croire que nous les avons
totalement oubliés... Non, ils étaient toujours là, bien nichés
et rigoureusement distribués dans la configuration complexe
et savante du petit poème. Ils représentent non seulement
l'élément ultime de cette ramification animalière complète,
qu'utilise si habilement Alcman, mais aussi la dernière image
qui retient le regard du poète1.
Une dernière image qui ferme les longues ailes des oiseaux.
Mais elle ne ferme que pour mieux ouvrir. Car une fois
arrivés aux confins du songe, ces oiseaux (comme l'oiseau
« sans histoire » de Braque) seront déjà prêts à s'ouvrir vers
les espaces poétiques à venir.

Il y eut un grand tournant dans la vie d'Ibycos : le


moment où il quitta la Sicile pour l'une des îles de la mer Egée.
On ignore la durée de son séjour à Samos, près de la brillante
cour de Polycrate2, mais il doit avoir été assez long pour que
l'on puisse parler de deux étapes de sa vie3 : occidentale et

1. suSoucnv S'otœvôiv /çuXa xavuirTipûycov (89 L.-P.).


2. Car le poète revint mourir à Rhégion, en Sicile.
3. Pour ce problème nous renvoyons aux détails du chapitre que
réserve à Ibycos G. Vallet dans son livre, Rhégion et Zancle, Paris,
1958, 286-295. Voir aussi Franco Mosino, Ibico. Testimonianze e fram-
menti, Reggio Calabria, 1966.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 17

orientale, et même de deux aspects différents de son œuvre1.


Mais ce n'est que le deuxième aspect « samien » de sa poésie
qui présente un intérêt pour nous. Car cet aspect correspond
à la période où il se dégage de l'influence qu'exerçait sur lui
l'art de Stésichore plus pénétré d'habileté épique, et c'est là
qu'il atteint son timbre propre. Son registre poétique
s'enrichit progressivement, non seulement de teintes d'un vif éro-
tisme2, mais aussi d'une certaine observation serrée et
minutieuse de la nature.
Et il pourra se permettre ce genre d'observation, parce que
sa vision de la nature est plutôt stricte et délimitée : c'est
le concret des éléments plastiques et picturaux qui le sollicite
surtout.
Parmi les quelques fragments conservés d'Ibycos, il y a
deux passages qui nous semblent particulièrement typiques
pour sa manière picturale de traiter les oiseaux.
« Sur les feuilles les plus hautes
se posent des canards sauvages
tachetés3, des cormorans aux cous scintillants4
et des alcyons aux longues ailes5. »
(Fr. 317 a)
Aucune notation auditive ou chromatique dans le tissu dense
de cette composition. C'est un véritable instantané : le
mouvement rapide, soudain, de ces oiseaux qui se posent sur une
branche. Et même la manière incertaine d'évoquer les nuances
(« tachetés », « scintillants ») ne semble point suggérer la
couleur, mais plutôt la vibration lumineuse des reflets changeants
sur les cous des oiseaux6.
Cependant, cette remarquable intuition visuelle du poète
se manifeste non seulement dans l'évocation du mouvement,
mais aussi dans les aspects fixes, permanents de son tableau.
En effet, Ibycos semble tellement captivé par l'observation
isolée des oiseaux, qu'il les détache presque de leur contexte
naturel pour les projeter, un à un, dans l'espace d'un décor
vide. Ses oiseaux ne se mêlent pas dans une chaîne d'images
avec les feuilles des arbres, mais restent fixés sur la toile nue
du tableau.
A l'exception d'Aristophane, il n'y a peut-être aucun poète

1. Cf. C. M. Bowra, Greek Lyric Poetry, Oxford, 1962, 252 et 264.


2. Trait que lui accordent généreusement toutes les études qui le
concernent.
3. TTOixÉXoa TravéXorreç : qu'on retrouve chez Alcée (Z 21, 2).
4. aJoXcSsipoi Xa6iTcopcpup£Seç : l'oiseau n'est pas identifié. Ce
serait une appellation pour l'alcyon d'après Thompson, 1936, 46.
5. àXxuoveç Tavuc7t7TTepoi : voir Alcm., 26, 3, et Sim., 508, 7. C'est
le seul des oiseaux d'Ibycos qui figurait déjà chez Homère : IL, IX, 563.
6. En effet, atoX6Ssipoç devrait être traduit plutôt par « nuancé »
et « changeant ».
Bulletin Budé 2
l8 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

grec qui ait donné une peinture aussi vivante et insolite du


inonde des oiseaux.
Mais il n'y a pas seulement la vibration confuse des nuances
sur la palette d'Ibycos ; parfois il y a aussi la couleur :
« toujours, mon cœur, comme un oiseau de pourpre
aux longues ailes...1 »
(TtxvÔ7rTepoç Tropcpopîç)
(317 b L.-P.)
D'après Bowra cet oiseau « has not been satisfactorily iden-
tified ».
Mais un tel détail est-il vraiment important?

On pourrait surprendre dans le riche registre poétique de


Simonide (à part les dithyrambes, les péans ou les thrènes)
un certain aspect assez insolite de son lyrisme. Il s'agit de
ses très courts fragments (deux ou trois vers tout au plus)
qu'on pourrait difficilement ranger sous une appellation
quelconque. Leur concision et leur émiettement extrêmes renferment
tout un univers minuscule d'une délicatesse émouvante.
Mouvement, spontanéité, gracieuses notations musicales,
imagination de la couleur, tout y est.
Et, dans cet univers, si les hirondelles gazouillent de la
même façon que celles de Sappho ou d'Anacréon, elles sont,
en revanche, enfin habillées de couleur2. Quant aux
rossignols, dépourvus de toute nuance depuis Homère, ils se trouvent
eux aussi, parés d'un cou vert3. Et son unique coq,
contrairement au bien banal coq de Théognis, aura droit, sinon à
des couleurs, du moins à une « voix de désir »4.
On a toujours affirmé (tout en lui attribuant la doctrine
ut ftictura poesis) que Simonide composait les scènes de ses
poèmes de la manière dont un peintre compose ses tableaux.
Cependant, si on l'appliquait au monde strictement délimité
des oiseaux, cette affirmation pourrait paraître quelque peu
exagérée. Surtout si l'on se rapporte à la technique un peu
spéciale que nous venons de surprendre chez Ibycos.

1 . Frânkel essaie de compléter : « Immer / entf ùhrst du / mich, liebes


Herz, wie wenn der schwingen breitende Purpurvogel », en établissant
des rapports avec le fr. 52 d'Anacréon.
2. xuàvea, 597 L.-P.
3. x^cop^ij/Eveç, 586 L.-P. (le sens est discuté).
4. A l'époque de Simonide le coq servait de « cadeau amoureux »
dans les relations homosexuelles. A part cette stèle du garçon au coq
que nous avons déjà mentionnée (p. 3) rappelons un cratère représentant
Ganymède attendant Zeus, un coq à la main.
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 10,

Véritables commentaires au pinceau, ses compositions


n'éclipseraient-elles pas les « tableaux » de Simonide,
justement par une mise en pages plus spectaculaire?
D'autre part, si Ton tenait compte également du fait que
Simonide lui-même n'apporte rien de nouveau sur le plan de
la thématique, comme Sappho, ou sur le plan de ce certain
symbolisme qu'inaugurait Alcman, on finirait par se
demander s'il ajoute vraiment quelque trait original au monde
poétique des oiseaux, et par conséquent s'il a droit ou non à sa
place au bout de notre enchaînement de poètes lyriques qui
parlent d'oiseaux1.
Il nous semble qu'il y a droit, car malgré les apparences,
Simonide est le seul à mettre en jeu la totalité des traits
descriptifs (son, couleur, mouvement) que l'on n'avait perçus
jusqu'à présent que sporadiquement chez l'un ou l'autre des
lyriques et jamais tous à la fois2. Et encore, même s'il n'innove
pas (car souvent il ne fait que rehausser des traits déjà
existants)3, on devrait lui reconnaître du moins l'apport de ses
riches notations chromatiques.
Une dernière remarque avant de conclure. Il n'est peut-être
pas sans intérêt de noter que tous les poètes lyriques chez
lesquels on a décelé des mentions purement descriptives
concernant les oiseaux et qui semblent avoir ignoré soit les
associations mythiques, soit la rigueur des cadres traditionnels,

1. Car on omettra délibérément les oiseaux de Bacchylide (deux ou


trois, et encore insignifiants) ou de Pindare (presque uniquement des
vautours) pour les raisons que nous avons exposées dans nos quelques
remarques préliminaires.
2. En effet, chez Sappho on ne découvre aucune mention chromatique
et chez Alcée il n'y a que des suggestions pour les trois aspects.
Graphiquement, cette évolution des éléments descriptifs pourrait être
représentée de la manière suivante :

couleur son mouvement


Alcée — — —
Sappho — + +
Anacréon — + —
Alcman — + +
Ibycos + — +
Simonide + + +
II est intéressant de remarquer que les mentions chromatiques
apparaissent relativement tard, à peine chez Ibycos (deuxième moitié du
VIe siècle).
3. Le rossignol d'Homère avait déjà les attributs d'une « chanteuse
verdière ».
20 LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS

sont des poètes des îles. A l'exception d'un seul : Alcman,


qui passa toute sa vie à Sparte, exception qui ne représente
pour autant que la confirmation de notre remarque, car
Alcman est le seul de ces six poètes chez lequel on peut
découvrir les éléments d'un certain symbolisme.
Et nous voilà en quelque sorte de nouveau à l'exposition
des îles, tout en parcourant cette fois-ci le chemin en sens
inverse : car les traits descriptifs des oiseaux des poètes des
îles sont finalement ceux que nous retrouvons chez les peintres
des îles.

Il se pourrait cependant qu'au terme de cet aperçu du


monde des oiseaux des lyriques, tous les éléments d'ordre
descriptif que nous avons essayé tantôt de suggérer, tantôt de
relever, semblent en fin de compte un peu schématiques,
sinon simplement contingents. Méritent-ils qu'on s'y arrête,
et plus encore, qu'on essaie de leur trouver une signification?
Souvent, les poètes lyriques n'accordent presque rien à leurs
oiseaux, sinon une suggestion de vol ou une promesse de
couleur. C'est à peine s'ils nous laissent parfois la surprise d'une
épithète ou l'avant-goût d'un cadre. Enfin, sous sa forme
fragmentaire1, l'oiseau des lyriques n'est-il pas pour nous
comme une question posée, plutôt qu'une réponse?
Or, il nous semble que c'est justement là que réside
l'inédit, l'essence même de cet oiseau. Il est incertain, il est
incomplet : parfois sans couleur, d'autres fois sans cri et
souvent figé dans son vol comme dans la représentation statique
d'une sculpture. Et cependant, il peut tout suggérer : la
couleur, le son, l'envol. Comme « l'oiseau schématique » de Braque2,
qui représente un point de départ3, l'oiseau des lyriques grecs
n'est que suggestion et ouverture, sinon possibilité et
devenir.
Car, à partir de ses quelques traits descriptifs oscillants, il
peut ouvrir vers le vol mécanique qui s'étale des esquisses
de Léonard de Vinci, jusqu'aux excès techniques de nos jours.
Et à partir de ce symbolisme encore incertain d'un Alcman,
il peut ouvrir vers les cygnes métaphoriques de Hôlderlin et
toute la symbolique très complexe à venir.

1. Car combien de fois est-il lui même fragmentaire, lorsqu'un


papyrus mal conservé ne lui accorde de son intégralité que trois ou quatre
lettres. Il aurait pu être beau, cet oiseau que l'on devine à peine dans
un fragment conservé de Corinne : Co., 564 i 6. vçouXovopvi-
2. Ou l'oiseau de pierre de Zadkine qui est toujours un songe.
3. C'est ainsi que le redécouvre St. John Perse dans ses magnifiques
« Oiseaux ».
LES OISEAUX CHEZ LES LYRIQUES GRECS 21

Enfin, à partir des vagues traits métaphysiques à peine


entrevus dans une ode de Sappho, il peut ouvrir vers le vol
infini de la Maiastra de Brancusi, qui n'avait même pas voulu
sculpter l'oiseau1, mais l'envol, l'élan ascensionnel, le
devenir2.
Simina Noica.

1. « Je n'ai cherché, pendant toute ma vie, que l'essence du vol » —


disait Brancusi.
2. Incitation au Vol, invitation au sourire? C'est là, peut-être le point
des retrouvailles avec l'oiseau des lyriques. Et, à partir de là, rien
n'empêche de pousser plus loin ce jeu — sous la forme d'un schéma (comme
s'il s'agissait d'un oiseau de Braque !) par exemple :
L'oiseau des lyriques?

simple ^ vers l'oiseau mécanique (Léonard de Vinci)


ouverture vers l'oiseau symbolique (Hôlderlin)
^""- vers l'oiseau métaphysique (Brancusi)

Mais que suggèrent -elle cette ouverture trinitaire sinon la relation des
trois sphères du métaphorique- r—7 philosophique?
poétique \/
technique

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