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INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE L'ART

Bonjour,
Je vous demande de lire pour la rentrée de septembre cette introduction au cours d'histoire de l'art. Nous en
discuterons ensemble au début de l'année avant de commencer notre premier cours
La première partie est relativement simple: elle vise à vous faire prendre conscience des differents types de textes
qui parlent des œuvres d'art avant que l'histoire de l'art ne soit crée au XIXE siècle
Les deux autres parties sont plus complexes; lisez-les même si les choses restent obscures pour vous, nous les
expliquerons ensemble. La deuxième partie nous amène à ré echir sur la pertinence d'une pure histoire linéaire
de l'art (l'histoire de l'art n'est pas de l'histoire) et la troisème partie à comprendre ce que veut dire interpréter.
Bonne lecture

A Une histoire de l'histoire de l'art


B La temporalité spéci que de l'art
C Le con it des interprétations

A L'histoire de l'histoire de l'art

L'histoire de l'art commence avec la fable, souligne André Chastel* dans l'article «Histoire de l'art» de l'Encyclopédie
Universalis (voir pdf), fable qui à travers des mythes explique l'origine des techniques et des formes traditionnelles qui
marquent les productions d'une société.

C'est ainsi que dans le monde grec, le mythe de Dédale est fondateur de la ré exion sur l'architecture.
Dédale (daidalos qui signi e en grec «travaillé avec art»), personnage de la mythologie grecque (voir le Dictionnaire de
mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal PUF 1951 et voir article Wikipedia), athénien appartenant à la famille
royale issue de Cecrops. Artiste universel, considéré dans la Grèce antique comme l'artiste par excellence, architecte,
sculpteur qui créa des statues dont parle Platon dans le Ménon en 97a et dont il dit qu'elles étaient si réalistes qu'il fallait
les enchaîner pour qu'elles ne s'enfuient pas. Dedalos fut surtout l' architecte de Minos en Crète et construisit le
Labyrinthe, un palais complexe dans lequel Minos enferma le Minotaure. Puis Dedale s'enfuit en Sicile où il construisit
de nombreux bâtiments pour le roi Cocalos.

De la même façon, le mythe de Pygmalion sera chargé d'expliquer la genèse de la sculpture et le mythe de Narcisse
ou celui de la lle du potier Butades (cf Pline l'ancien Hist Nat XXXV§ 151-152) le propre de la peinture
Pygmalion : roi de Chypre devenant amoureux d'une statue d'ivoire représentant une femme qu'il aurait lui-même
sculptée. Aphrodite rend la statue vivante et Pygmalion l'épouse.
Narcisse : voir Ovide Les métamorphoses; Narcisse, ls d'un dieu et d'une nymphe, est un jeune homme très beau mais
insensible à l'amour des femmes;un jour qu'il se désaltère à l'eau d'une source, il est surpris par son re et et se perd dans
la contemplation de sa propre image jusqu'à en devenir amoureux.
Le potier Butades voir Pline l'Ancien Histoire Naturelle livre XXXV §151. «En utilisant lui aussi la terre, le potier
Butades de Sicyone découvrit le premier l'art de modeler des portraits en argile; cela se passait à Corinthe et il dut son
invention à sa lle qui était amoureuse d'un jeune homme; celui-ci partant à l'étranger, elle entoura d'une ligne l'ombre

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de son visage projetée sur le mur par la lumière d'une lanterne; son père appliqua de l'argile sur l'esquisse, en t un
relief»

Dans le christianisme, voir les récits chrétiens justi ant la possibilité de peindre le visage du Christ; le voile de
Véronique et la légende du roi Abgar, roi d'Edesse en Mésopotamie au Ier siècle -mandylion

Mais l'Antiquité grecque a produit d'autres textes sur l'art, qui échappent au mythe:

L'antiquité grecque a aussi produit des discours ré exifs sur l'art dont notamment le Livre X de la République de
Platon et la Poétique d'Aristote où se trouve développée la notion de Mimesis qui sera véritablement instauratrice.

En dehors des textes philosophiques, on rencontre dans l'antiquité tardive plusieurs types de textes sur les arts:
1) le «guide des voyageurs», par exemple celui de Pausanias * au IIe siècle apJC qui offre une découverte de la Grèce,
ville par ville, monument par monument: Description de la Grèce dit aussi Periegese voir la description de Delphes au
livre X sur Wikipédia; ces guides sont précieux car ils permettent de connaître des œuvres qui ont disparues, telle par
exemple la statue de Zeus dans le temple de Zeus à Olympie
2) la biographie (aucun texte de ce type n'est parvenu jusqu'à nous) et la compilation des noms d'artistes telle celle
que l'on trouve dans le livre XXXV de l'Histoire Naturelle* de Pline l'Ancien, qui traite de la peinture (passage sur
Zeuxis p 61 ed Belles Lettres). Les textes sont énumératifs et documentaires mais sans souci historique ni scienti que;
cependant ils joueront un rôle d'autant plus grand que beaucoup d’œuvres disparues ne seront connues là encore que
par eux.
3) les traités techniques tels celui d'Apelle ou de Polyclète (Polyclète a été le premier sculpteur grec à rédiger un traité
sur son art, le Canon (Κανών / Kanốn, littéralement la «règle»), dont deux courts passages seulement ont été préservés
– l'un chez Plutarque et l'autre chez Philon de Byzance , mais que plusieurs auteurs antiques ont paraphrasé, en
particulier Galien; Le Canon de Polyclete déterminera pendant de longs siècles l'idéal de beauté du corps sculpté.
Epoque romaine, voir le traité de l'architecte Vitruve, le De Architectura *
4) en n les textes descriptifs, véritable genre littéraire issu du genre rhétorique de la «narration» et que les grecs
appelaient l'«ekphrasis»; l'ekphrasis cherche ,à travers la description d'une œuvre réelle, à donner l'illusion du voir; les
plus célèbres essais de description seront ceux de Lucien, Zeuxis ou Antiochus et La calomnie d'Apelle*, et de
Philostrate l'ancien, La galerie de tableaux . Voir aussi dans Homère L'Iliade la description du bouclier d'Achille

Cependant l'antiquité n'a pu produire d'Histoire de l'art et cela pour plusieurs raisons. D'abord parce que la
culture grecque ne pensait pas la catégorie «art» au sens que nous donnons à ce terme. Les grecs n'avaient pas de
mot pour désigner l'art et ce que nous appelons art n'existait pas pour eux. Ils ne pensaient pas l'art tel que nous le
pensons. Le terme que nous traduisons par «art» est celui de «techne», terme très large qui englobe toutes les
productions en tant qu'elles s'opposent aux choses naturelles et nécessitent un savoir-faire. Ainsi les productions
proprement artistiques ne sont ni distinguées des autres productions ni appréhendées de façon synthétique sous un
vocable commun; dans les textes de Platon par exemple, il est toujours question de la poésie, de la musique ou de la
peinture mais jamais de ce que nous appelons «art».
Nous pouvons remarquer de plus que la Théogonie d'Hésiode ne mentionne dans la liste des neuf muses* aucune
protectrice des arts visuels, ceux-ci étant très nettement distingués des arts poétiques ou de la musique qui sont plus
savoirs qu'art:
Les muses sont lles de Zeus et de Mnémosyne :
Calliope, poésie épique
Euterpe, poésie lyrique
Erato, poésie érotique
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Polymnie, hymne
Thalie, comédie
Mélipomène, tragédie
Terpsichore, danse
Clio, histoire
Uranie, astronomie

Pourquoi cette exclusion? En raison de la différence que les Grecs, puis les Romains, établissent entre entre arts
libéraux, produits de l'esprit et qui reposent sur des savoirs, et arts banausiques, serviles diront les Romains,
produits de la main et qui reposent sur des savoirs-faire. Les Grecs, ce dont témoigne Aristote, pouvaient louer les
œuvres des grands peintres et sculpteurs de leur temps, par exemple Apelle ou Phidias (“Celui qui n’a pas vu le Zeus de
Phidias à Olympie a vécu en vain”), et en même temps considérer que ces personnes n'étaient pas dignes d'être des
citoyens à part entière car elles travaillaient avec leur mains comme les artisans. Cette contradiction ne sera dépassée
qu'à la Renaissance.
On retrouve la même connotation dans ce que les Latins appellent «ars», traduction du grec «techné» et dans les
premiers usages du mot «art» en français.
Il ne pourra y avoir une Histoire de l'art que quand une société distinguera clairement les productions
techniques et utilitaires des productions artistiques en accordant un statut spéci que aux œuvres d'art. C'est ce
qui se produira petit à petit à partir de la Renaissance.

De plus la pensée grecque n'appréhende pas l'histoire à partir d'un temps linéaire. Le temps y est cyclique. Et le modèle
platonicien de la production artistique en est l'art égyptien, soit un art qui apparaît comme la pure répétition du même.

Le monde médiéval reprendra la distinction entre arts des hommes libres -les sciences, qui nécessitent aussi une
production et des techniques mais qui supposent des savoirs- et arts serviles héritée de l'Antiquité et la conceptualisera
véritablement à travers l'opposition entre arts libéraux et arts mécaniques
Origine de cette distinction: textes les plus anciens la mentionnant: Martiannus Capella Ve siècle apJC Les noces de
Philologie et de Mercure qui reprend les distinctions antiques entre sciences; Boèce qui complète le Trivium par le
Quadrivium; Cassiodore VIe siècle Institutiones qui parle pour la première fois des «Sept arts libéraux» ; Alcain. Ieres
mentions de l'expression «artes mechanicae» chez Jean Scot Erigène au IXe siècle et Hugues de Saint Victor au XIIe.
Les arts libéraux, au nombre de sept désignent les disciplines nobles enseignées dans les écoles, distinguées entre
le Trivium, arts de la langue, soit grammaire, dialectique et rhétorique, et le Quadrivium, arts du nombre, soit l'
arithmétique, la géométrie, astronomie et musique. Les arts libéraux s'opposent aux arts mécaniques qui
renvoient eux à des techniques artisanales, manuelles, qui transforment la matière. La peinture, la sculpture,
l'architecture sont regroupés sous l'«Arte del disegno» et sont classées dans les arts mécaniques à coté de la
médecine ou de l'art des métaux. Cette distinction demeure encore dans le Dictionnaire de Furetière au XVIIe siècle.

Le peintre, le sculpteur, l'architecte renaissants sont encore assimilés aux artisans et leur travail aux arts mécaniques.
Cependant les Vies des plus grands peintres de Vasari* (1550, pensées sur le modèle des Vies parallèles de Plutarque
– les artistes sont alors élevés au rang de grands hommes- ) témoignent déjà de l'admiration que suscitent les œuvres
d'art et certains artistes et du changement de statut subreptice de l'artiste.
Comparer les bas-reliefs de Andrea Pisano L'allégorie de la peinture et L’allégorie de la sculpture produits vers
1337-1348 pour orner le campanile de la cathédrale de Florence construit par Giotto (Images témoignant d'un
changement lent: anonymat des gures, importance du travail de la main, décor médiéval; cependant les gures sont

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habillées à l'antique et portent des toges; le sculpteur exécute un nu à l'antique) avec les autoportraits de Titien et de
Dürer.

André Chastel considère le texte de Vasari (1550 pour la première édition, 1558 pour une deuxième édition
considérablement augmentées) comme étant la première histoire de l'art, au sens historique du terme. Ce texte se
présente comme une suite de biographies* (biographie de Masaccio*) présentées dans un ordre chronologique dans
lesquelles s'insèrent des commentaires sur les arts et de longs passages de discussions théoriques. Et surtout dans la
préface du livre V* Vasari tente une histoire de l'art de son temps
Les Vite de Vasari vont avoir un énorme succès et inspireront des entreprises semblables dans d'autres régions d'Italie –
Vasari installe l'art dans un triangle arbitraire délimité par Florence, Rome et Venise – et dans d'autres pays: texte de
Malvasia à Bologne (1678), Soprani à Gênes (1674), Tassi à Bergame (1742)...; compilation des biographies des
peintres du Nord écrite par le amand Carel Van Mander en 1604, le Schildersboek; texte de Cornelis de Bie en
Flandres en 1661, de Houbraken en Hollande en 1718; compilation de l'art allemand par Joachim Van Sandrart en 1675
dans le «Teutsche Akademia der edeln baubild und mahlerey künste»; compilation de l'art espagnol par Francisco
Pachero dans «L'Arte de la pintura» en 1609.

Chastel cite parallèlement les Lettres de l'Arétin*(1492-1556), compatriote et ami de Vasari, comme les
premières critiques d'art.

A coté de ces genres de textes, existent aussi à la Renaissance des traités techniques – par exemple le Libro dell'arte de
Cennino Cennini *
Extraits du Traité de l'art de Cennini:
pour peindre sur un panneau de bois: «Une fois que tu as encollé le panneau, prends une toile, c’est-à-dire une vieille
toile de lin, ne en l blanc, sans aucune tache de graisse. Prends ta meilleure colle; coupe ou déchire des bandes de
cette toile, grandes et petites, trempe-les dans cette colle; étends-les avec les mains sur la surface plane des panneaux;
enlève d’abord les coutures; aplanis-les bien avec les paumes; laisse sécher pendant deux jours. Sache que l’on peut
coller et enduire de plâtre…»«Prends un pinceau assez gros de petit-gris , prends ton or n; avec une paire de petites
pinces, saisis délicatement une feuille d’or que tu as en main. Prends une carte taillée carrée, plus grande que la feuille
d’or, écornée à chaque coin. Tiens-là dans ta main gauche et avec ce pinceau dans la main droite, mouille le bol,
seulement là où il doit recevoir la feuille d’or que tu as en main. Mouille uniformément: qu’il n’y ait pas plus d’eau à
un endroit qu’à un autre. Puis, approche délicatement l’or de l’eau sur le bol: mais fais en sorte que l’or dépasse la
carte d’une lisière de façon que la «petite pelle» de la carte ne se mouille pas. Maintenant, aussitôt que tu as mis l’or
en contact avec l’eau, ramène vite vers toi la main qui tient la petite pelle. Si tu vois que l’or n’est pas entièrement en
contact avec l’eau, prends un peu de ouate neuve et aussi légèrement que tu le peux, presse l’or.Mets d’autres feuilles
de la même façon. Et quand tu mouilles pour le seconde feuille, garde-toi d’aller avec ton pinceau si près de la feuille
déjà placée que l’eau ne passe pas par dessus. Fais en sorte de recouvrir avec la feuille que tu mets, celle qui est mise,
sur la largeur d’une lisière; souf e d’abord sur cette dernière pour que l’or adhère là où il est recouvert. Lorsque tu as
placé trois feuilles environ, reviens presser avec la ouate sur la première, en souf ant dessus ; ceci te montrera si elle a
besoin d’une réparation. Prépare alors un petit coussin de la grandeur d’une brique ou pierre cuite, c’est-à-dire une
planche bien plate, sur laquelle est xé un cuir de belle qualité, sans graisse, de celui dont on fait les ceintures. Cloue-
le bien partout et remplis-le entre le bois et le cuir, de bourre. Mets sur ce coussin une feuille d’or, bien étendue et avec
un grattoir plat, découpe l’or en petits morceaux, en fonction de ce qu’il te faut, pour les réparations qu’il te reste à
faire. Prends un petit pinceau d’écureuil, avec la tempera indiquée, mouille les endroits à réparer. Ainsi, en humectant
un peu, avec les lèvres, l’extrémité du manche du pinceau, cela suf ra pour saisir un petit morceau d’or et le mettre sur

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l’endroit à réparer. Quand tu as bien achevé les surfaces planes, aie grand soin de ramasser les petits bouts, a n
d’économiser l’or le plus possible.»
Voir aussi au XVe les traités sur la perspective (Traité sur la perspective de Piero della Francesca) et au XVIe siècle les
nombreux traités sur l'architecture

et des ré exions théoriques tel le De Pictura d' Alberti qui se présente comme une théorie générale de la peinture

En France les écrits sur l'art sont de nature différente, moins historiens, plus philosophiques et plus normatifs puisqu'ils
essaient de dé nir une norme du beau, encouragés par l'Académie Royale (voir les Conférences prononcées à
l'Académie Royale ); du même coup l'entreprise de Vasari apparaîtra comme anecdotique. L'effort encyclopédique en
France se veut universel et les dix Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et
modernes de André Félibien publiés en 1666 tentent de dresser un tableau de toute la peinture européenne depuis les
origines; son ls Jean-François Félibien, dans le Recueil historique de la vie et des ouvrages des plus célèbres
architectes paru en 1687 évoque tout aussi bien les cathédrales, les mosquées de Fès ou de Cordoue, les temples de
Cuzco du Pérou que les édi ces antiques ou renaissants; Roger de Piles tente un travail de synthèse dans l'Abrégé de la
vie des peintres édité en 1699, écrivant de brèves notices qu'il regroupe selon des catégories d'«écoles»: peintres
romains et orentins, vénitiens, lombards, allemands et amands, français.

C'est au XVIIe siècle qu’apparaît le terme «Beaux-Arts» (Alain Rey Dictionnaire historique de la langue française) et
que les arts du beau s'opposent tant aux art mécaniques, désormais domaine de l'artisan (voir les discussions de Diderot
dans l’Encyclopédie, article «art») qu'aux sciences. Mais Bossuet, à la n du XVIIe, reste encore attaché à l'ancienne
distinction quant il écrit: «Les arts libéraux et mécaniques sont distingués, en ce que les premiers travaillent l'esprit
plutôt que la main; et les autres, dont le succès dépend de la routine plutôt que de la science, travaillent plus la main
que l'esprit.»

La tradition critique – approche de l’œuvre à partir d'un jugement de valeur - s'élabore au XVIIIe siècle à travers les
Salons de Diderot *, rédigés à la demande de Grimm pour alimenter La correspondance littéraire et les Ré exions
critiques sur la poésie et la peinture de l'Abbé du Bos.

Extraits des Salons de Diderot : Bergeries, Boucher, Salon de 1761, p. 119: «Quelles couleurs ! quelle variété !
quelle richesse d'objets et d'idées ! Cet homme a tout, excepté la vérité. Il n'y a aucune partie de ses compositions qui
séparée des autres ne vous plaise ; l'ensemble même vous séduit. On se demande: Mais où a-t on vu des bergers vêtus
avec cette élégance et ce luxe ? Quel sujet a jamais rassemblé dans un même endroit en pleine campagne sous les
arches d'un pont loin de toute habitation des femmes, des hommes, des enfants, des bœufs, des vaches, des moutons, des
chiens, des bottes de paille, de l'eau, du feu, une lanterne, des réchauds, des cruches, des chaudrons ? Que fait là cette
femme charmante si bien vêtue, si propre, si voluptueuse ? et ces enfants qui jouent et qui dorment sont ce les siens ? et
cet homme qui porte du feu qu'il va renverser sur sa tête est ce son époux ? que veut il faire de ces charbons allumés ?
où les a-t-il pris ? Quel tapage d'objets disparates ! On en sent toute l'absurdité ; avec tout cela on ne saurait quitter le
tableau. Il vous attache. On y revient. C'est un vice si agréable. C'est une extravagance si inimitable et si rare. Il y a
tant d'imagination, d'effet et de facilité !»

Le Bocal d'Olives et La Raie dépouillée, Chardin, Salon de 1763, p. 219: «C’est celui-ci qui est un peintre ; c’est celui-
ci qui est un coloriste.Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent presque tous des fruits avec
les accessoires d’un repas. C’est la nature même ; les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les
yeux.Celui qu’on voit en montant l’escalier mérite surtout l’attention. L’artiste a placé sur une table un vase de vieille
porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d’olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de
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vin, une bigarade avec un pâté.Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j’aie besoin de me faire des yeux ;
pour voir ceux de Chardin, je n’ai qu’à garder ceux que la nature m’a donnés et m’en bien servir.Si je destinais mon
enfant à la peinture, voilà le tableau que j’achèterais. « Copie-moi cela, lui dirais-je, copie-moi cela encore. » Mais
peut-être la nature n’est-elle pas plus dif cile à copier. C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que
ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces
biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y
mettre le couteau.C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des re ets. O Chardin! Ce n’est pas du blanc, du
rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à
la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.Après que mon enfant aurait copié et recopié ce morceau, je
l’occuperais sur la Raie dépouillée du même maître. L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est
sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce
morceau, quand vous irez à l’Académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de
certaines natures.On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les
autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a souf ée sur la
toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire
bien mieux que moi ; tous en feront sentir l’effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ;
éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit.On m’a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de
Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut
mieux que le mien.Qui est-ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera plus ? Il faut que vous
sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle à merveille de son art.Ah! mon ami, crachez sur le rideau d’Apelle
et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture.
N’avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives ? Mais
c’est vous, c’est moi que Chardin trompera quand il voudra.»

Au XVIIIe siècle, grande époque de la ré exion esthétique, pour la première fois dans l’œuvre de l'allemand
Winckelman* apparaît l'idée d'une histoire de l'art dé nie à partir de quelque chose de proprement artistique, le
style. Winckelman, dans L'histoire de l'art de l'Antiquité parue à Dresde en 1764, pratique un véritable retour aux
œuvres contre un savoir livresque qui avait tendance à les oublier; son travail témoigne d'une attention soutenue aux
formes dont la lecture est intégrée dans la trame historique; il élabore ainsi une histoire de l'art basée sur l'évolution des
styles selon les temps et les lieux et sur le principe de la périodisation. Winckelman sera aussi le créateur avec le
français Anne-Claude-Philippe de Tubières, comte de Caylus, auteur du «Recueil d'antiquités égyptiennes,
étrusques, grecques et romaines» paru en 1757, de l'archéologie moderne. Il sera lu par toute la génération des
romantiques, de Goethe à Herder et Hölderlin en passant par Hegel
En philosophie Lessing Laoccon 1766; Kant Critique de la faculté de juger

L'histoire de l'art naîtra au XIXE siècle, siècle du développement des sciences humaines, en Allemagne, en France, en
Italie. En Allemagne, dans le sillage du Romantisme Allemand et de l'analyse hégélienne de l'art: élaboration de la
kunstwissenschaft. Moment où l'art s'autonomise radicalement de toute autorité autre qu'elle même et où est pensé le
concept d'art dont nous sommes encore largement les héritiers.
Mais aussi, en France, à la faveur de bouleversements historiques et culturels. Dans A quoi sert l'histoire de l'art?,
Roland Recht souligne les conditions culturelles qui ont permis l'élaboration progressive de l'histoire de l'art en tant que
discipline autonome. Il écrit: «L'histoire de l'art est née de trois conditions particulières. La première condition est
remplie à partir du moment où l'on considère que des objets doivent être sanctuarisés, «muséi és», alors même
qu'ils viennent d'abandonner leur statut d'objets liés au culte chrétien (Révolution française). La deuxième
condition est la prise en compte du Moyen-Age; celle-ci permet de lire l'art non pas en référence à un modèle absolu
que fournit l'Antiquité mais de penser une continuité dans la succession des temps et des styles. La troisième
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condition est l'émergence du sentiment national qui permet justement de relire le Moyen-Age dans la mesure où tant
pour les Anglais que pour les Français ou les Allemands, c'est une grande époque de l'art.»
Ainsi c'est au XIXe siècle que l'Histoire de l'art se constitue comme une discipline autonome et spéci que, répondant
tant à des circonstances historiques précises – ainsi pour la France, la nécessité de faire face à l'af ux d’œuvres
con squées par le nouvel État républicain- qu'à une requête nouvelle dans l'ordre du savoir, celle d'une scienti cité
rigoureuse qui aboutira à la constitution des science humaines et notamment de l'histoire.
L'on accepte alors une histoire d'un passé révolu qui peut être soumis à analyse érudite et objective à partir d'une étude
scienti que des sources.
Premier ouvrage d'histoire de l'art avec des illustrations méthodiques: Seroux d'Agincourt 1811 Histoire de l'art par les
monuments
En Histoire de l'art s'élaborent des méthodes de lecture des œuvres, des concepts propres à cette lecture, des
catégories telles celles d'écoles, de mouvements, de style.

Dés le XIXe cependant apparaissent diverses lectures à l'intérieur même du champ de l'histoire de l'art:

lecture interprétative qui resitue l’œuvre dans le contexte de son surgissement, dans le «Zeitgeist», la culture de son
époque :
Jacob Burckhardt *1818-1897 titulaire de la chaire d'histoire puis d'histoire de l'art à l'Université de Bâle; ami de
Nietzsche avec qui il partage l'idée d'une «histoire critique» interprétative; La civilisation de la Renaissance en Italie
1860, La Renaissance en Italie 1867, L'Histoire de la culture grecque 1898

tendance formaliste avec Riegl, Woll in, Pacht :


Wölf in *1864-1945 qui se réclame l'héritier de Burckhardt même si, à la différence du premier, il pense l'art comme
un système autonome et déterminé par l'artistique. Principes fondamentaux de l'Histoire de l'art; L'art classique 1899;
Renaissance et Baroque 1888.
Riegl* 1858-1905 conservateur au musée des Arts Décoratifs de Vienne puis professeur à l'Université où s'est ouverte
en 1853 la première chaire mondiale d'histoire de l'art; mettra au point une méthode d'analyse des œuvres; à l'origine de
l'«École de Vienne»; Questions de style 1893, Grammaire historique des arts plastiques 1897, Le culte des monuments
1903
Otto Pächt 1902-1988 L'enluminure médiévale, Le paysage dans l'art italien, Questions de méthode en histoire de l'art

tendance positiviste en France :


Taine, professeur à l’École des Beaux-Arts: «Considérer les œuvres d'art comme des faits et des produits dont il faut
marquer les caractères et chercher les causes, rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne, elle
constate et explique.» Philosophie de l'art 1865

Tentative de conciliation entre tendances formalistes et tendances culturelles:


Focillon Vie des formes 1934 ré exion sur l'invention des formes
Emile Mâle L'art religieux en France 1899-1922

Lecture technique:
Gottfried Semper Der Stijl 1860

lecture iconographique: Panovsky

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Le développement de l'Histoire de l'art au XXe siècle amènera celle-ci à un tel foisonnement de perspectives
diverses que Chastel refusera de dé nir l'Histoire de l'art comme une discipline unitaire mais la présentera
comme «un complexe de disciplines fortement dé nies».

B La temporalité spéci que de l'art

«Le temps de l’œuvre n'est pas le temps de l'histoire»


Didi-Huberman L'image survivante

Nous avons vu que l'histoire de l'art s'est constituée en acceptant le schéma d'une histoire linéaire et le double principe
épistémologique de l'analogie et de la succession qui permet de classer les œuvres à l'intérieur de cette linéarité (voir
Foucault Les mots et les choses p230), organisant ainsi une histoire de l'art en périodes à la fois systématiques (l'art
baroque, l'art néo-classique...) et évolutives (croyance en un progrès des arts vers une forme évolutive parfaite).
C'est pourquoi Didi-Huberman dira qu'il n'y a pas d'histoire de l'art sans une philosophie de l'histoire et un certain choix
de modèles temporels mais aussi sans une philosophie de l'art et un choix de modèles esthétiques (p16). Chez
Winckelman par exemple, dont la lecture est organisée autour d'un schéma «grandeur de l'art grec et décadence», il y a
en fait double lecture à partir de l'acceptation d'une évolution et en même temps du choix d'un modèle idéal de beauté à
partir duquel il lui est possible de penser une décadence. D'où cette af rmation paradoxale qui commande toute sa
lecture de l'histoire de l'art et en fait un défenseur de la restauration du classicisme à travers le néo-classicisme :
«L'unique moyen pour nous de devenir grands et si possible inimitables est d'imiter les Anciens.» Winckelman
Histoire de l'art des anciens

Or peut-on penser une histoire de l'art linéaire où des périodes succèdent à d'autres périodes dans un jeu où le
présent prend place à la place d'un présent désormais révolu, où les formes artistiques vivent et meurent
dé nitivement? Peut-on aussi parler d'un progrès en art? Cela a t-il un sens?
Certes l'histoire de l'art tendrait à légitimer une telle lecture en tant qu'elle serait histoire.
Certes aussi une histoire caricaturale du XXe siècle réduite en une succession d'ismes que seraient autant d'avant-
gardes à l'assaut contre les avant-gardes précédentes, textes à l'appui, con rmerait un tel schéma. D'autant plus que les
avant-gardes ont revendiqué la guerre contre toute tradition, la progression dans et par la rupture radicale, la liquidation
du passé et l'état de révolution incessante.

Je voudrais interroger cette logique d'abord en soulignant que toute création s'inscrit toujours dans une tradition,
que celle-ci soit revendiquée ou non; que dans toute création, il y a des emprunts et des références conscients ou
non, visibles ou souterrains et que ces emprunts renvoient à différentes strates de l'histoire: emprunts dans le
présent d'une communauté artistique (voir Picasso par exemple). Emprunts à ceux qui nous précédent; à ce titre
les avants-gardes se sont toujours constituées contre, et en ce sens ont toujours déjà répondu à une situation pré-
existante. Emprunts en n aux temps accumulés.
Ces emprunts se situent à différents niveaux : techniques, thèmes, sujets, formes, vocabulaire, esprit... et se pratiquent
de multiples façons: copies, citations, reformulations et métamorphoses, détournements...
En n ces emprunts, loin d'interdire toute création, sont le sol même de la création; seul le dieu du monothéisme a cette
puissance de la création ex-nihilo, hors du temps et de l'espace.

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Cependant accepter de voir ce jeu d'emprunts – et donc de survivances- c'est accepter aussi comme obsolète le
schéma d'une pure linéarité de l'art.

Dans L'image survivante, Didi-Huberman voit en Aby Warburg (1866-1929) celui qui «substituait un modèle
résolument non naturel et symbolique au modèle naturel du cycle vie-mort, un modèle culturel de l'histoire où les temps
n'étaient plus calqués sur des stades biomorphiques mais s'exprimaient par strates, blocs hybrides, rhizomes,
complexités spéci ques, retours inattendus, buts toujours déjoués.» (p27)
En effet Aby Warburg ne pense pas l'histoire de l'art selon l'idée d'un temps passé mais à partir de survivances qui
s'entrecroisent dans le présent; ainsi, par exemple, l’émergence du portrait à la Renaissance ne peut être compris à
partir du seul présent de l'époque – le triomphe de l'individu – mais nécessite la prise en compte des images païennes et
antiques, de la liturgie médiévale. Pour Warburg, l'image constitue un fait de culture qui ne peut être séparé du savoir,
de l'agir et du croire d'une société. Il n'existe pas alors de style «pur», la Renaissance est «impure» dans la mesure où
elle mélange des éléments hétérogènes, où elle est parcourue de tensions et de compromis.
Dans Essais Florentins, Aby Warburg écrit à propos de la Renaissance :
« les qualités tout à fait hétérogènes de l'idéalisme médiéval et chrétien, chevaleresque et romantique, ou encore
classique et platonisant d'une part, et du pragmatisme marchand étrusco-païen et tourné vers le monde extérieur d'autre
part, imprègnent l'homme de la Florence des Médicis et s'unissent en lui, pour former un organisme énigmatique, doté
d'une énergie vitale primaire et néanmoins harmonieuse.»
[ voir La survivance des dieux antiques de Jean Seznec qui travaille sur la survivance des dieux de l'antiquité dans la
culture chrétienne médiévale et comment la Renaissance sera elle-même tributaire du Moyen-Age dans sa redécouverte
de l'antiquité. Ou In uences antiques dans l'art français du Moyen-Age Jean Adhémar 1936]
Mais cette survivance n'est pas pour Warburg seulement culturelle, elle est aussi plastique. Warburg constitue à
Hambourg une immense bibliothèque d'images et ébauche , à travers Mnémosyne une sorte de répertoire des formes et
une histoire de leurs reprises, transformations, métamorphoses, hybridations...Si la forme est plastique, cette plasticité
est de façon essentielle à l’œuvre dans ce mouvement de mémoire et de transformation, dans cette élasticité propre à
la forme qui l'ouvre toujours sur autre chose. Une forme ne se perd jamais, elle vit, s'oublie, renaît transformée, à la fois
elle-même et autre. L'histoire de la mode nous le montre de façon explicite.

L’œuvre est alors du temps multiple; temps multiple constitué de présent et de passés multiples qui se retrouvent
dans l’œuvre comme autant de strates. Car notre présent n'est jamais uniquement un présent, le passé y vit en
nous et dans les choses qu'il nous lègue. L’œuvre donne elle-même à voir plusieurs temps, elle est tissage de
temps multiples.
Non pas de façon consciente car nous portons notre passé en nous, mais impensée au sens où Foucault utilise ce terme
dans Les mots et les Choses.
Du même coup la lecture d'une œuvre multiple ne peut être elle-même que multiple, plurielle et sans cesse
renouvelée.

C Le con it des interprétations

a) forme et sens

L’œuvre de Aby Warburg dont Didi-Huberman souligne que nous n'en avons pas encore mesuré la fécondité, témoigne
d'un événement fondamental de la n du XIXe siècle, ce que j’appellerais la perte de transparence de l'écriture.

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Dans Les Mots et les Choses, Michel Foucault, constate dans la littérature de la n du XIXe siècle, une telle perte; il
écrit:
«la littérature se distingue de plus en plus du discours d'idées et s'enferme dans une intransitivité radicale; elle se
détache de toutes les valeurs qui pouvaient à l'âge classique la faire circuler (le goût, le plaisir, le vrai) et elle fait
naître dans son propre espace tout ce qui peut en assurer la dénégation ludique. Elle rompt avec toute dé nition de
«genres» comme formes ajustées à un ordre de représentations et devient pure et simple manifestation d'un langage qui
n'a pour loi que d'af rmer son existence escarpée.» (p313)

Ce dont parle ici Foucault, c'est de la naissance d'un discours sans référent et sans sens, à qui il ne reste plus qu'à se
concentrer sur ce qui constitue son matériau brut, le mot, l'écriture. Renvoi à l'expérience limite de Mallarmé qui tentait
de faire exister «l'être énigmatique et précaire» du mot.

Si ces recherches sur l'écriture nous intéressent dans un travail d'histoire de l'art, c'est que l'histoire de l'art en tant que
discours sur l'art, discours sur un discours, ne peut qu'être marquée par ce renouvellement de la vision de l'écriture

Avant le XIXe siècle, tout discours n'existe qu'en référence à une pensée qui lui pré-existe. Le langage représente
une pensée transparente à elle-même et n'a de sens que dans la communication de cette pensée; et l’œuvre d'art,
qu'elle soit littéraire, picturale, musicale ou autre, est elle-même représentation, c'est-à-dire qu'elle représente
une pensée consciente d'elle-même et qui se présente en un mouvement ré exif sur elle-même à travers des
instruments dont on demande qu'ils s'évanouissent dans la représentation. L’œuvre en ce sens est lisible et se doit
d'offrir une lisibilité maximale. Il suf ra alors pour celui qui la lit, par delà le plaisir de la lecture, d'en retrouver
le sens, ce que certains appellent son «message».
En effet, dans une approche classique du texte, pour la plupart des lecteurs, toute œuvre renvoie à une vérité qui serait
contenue en elle, déposée en elle par celui qui la produit, soit l'auteur; et il s'agirait de découvrir cette vérité à travers
l'exercice de la lecture. La lecture de l’œuvre apparaîtrait alors comme un décryptage dont le but serait de restituer cette
unique vérité au prix d'une analyse précise et attentive. Nous devrions trouver «le» sens du texte, dans l'unicité de sa
vérité à travers la «bonne»lecture du texte.
Sous cet angle, certaines œuvres apparaîtront d'emblée comme étant plus lisibles que d'autres: un traité de mécanique ou
une recette de cuisine, une formule mathématique ou une loi scienti que sembleront plus facile à comprendre qu'un
texte philosophique, un roman ou un poème, foncièrement équivoques et polysémiques.

Cette façon d'aborder une œuvre, pour familière qu'elle nous soit, s'appuie en fait sur un ensemble de présupposés non
interrogés et qui domineront la critique littéraire au XIXe siècle. Elle repose sur un fond idéologique et esthétique
précis.
Elle est d'abord inséparable d'une approche instrumentale de l'écriture et du langage où ce dernier n’apparaît que comme
outil de communication; ainsi Arnauld et Nicole soulignent , dans La logique ou l'art de penser, que
«Si les ré exions n'avaient jamais regardé que nous-mêmes, il aurait suf t de les considérer en elles-mêmes, sans les
revêtir d'aucune parole ni d'aucun signe.»
Le langage et l'écriture n'existent ici que dans la situation de communication; là est leur sens.
Ce qui veut dire aussi que langage et écriture n'existent que pour communiquer quelque chose de plus essentiel et qui
leur pré-existe, la pensée. Et qu'ils sont toujours soumis à cette pensée qui se présente et s'expose à travers eux. Le
langage n'a de sens que dans la mesure où il est un agencement de signes ayant pour nalité de «faire connaître nos
pensées» (Gérard de Cordemoy, cartésien) . Dans la pensée classique, le langage n'est pas rapporté à la chose, au
foisonnement du monde; il ne dit à strictement parler rien sur les choses; il dit la pensée qui pense les choses. Tout seul,

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il ne dévoile rien, ne signi e rien, il véhicule un contenu par un style. Lire ne peut être alors que rechercher la pensée
qui est derrière le texte, qui est avant le texte, travail de retour à l'origine.
Et le texte doit s'effacer derrière le discours, se faire transparent à la pensée qu'il véhicule. D'où l'importance , au XVIIe
siècle, des ré exions sur le langage, sur la possibilité d'un accord et d'une correspondance entre les mots et la pensée,
sur la question de la représentation. D'où le souci aussi d'un contrôle et d'une codi cation du discours. D'où en n une
hiérarchie qui s'installe progressivement entre les textes qui sont d'emblée assujettis à un sens, qui n'existent que par ce
qu'ils veulent dire, textes univoques où la langue est oubliée (écriture mathématique, écriture technique -lire de
Heidegger Langue technique, langue de tradition) et textes qui fonctionnent différemment, les textes littéraires qui
semblent toujours échapper à la tentative d'une saisie dé nitive.
Car là où l'on prétend saisir le sens de l’œuvre, la lecture s'arrête, le sens se ge et se xe.

A l'inverse quand on accepte l'idée d'une écriture qui perd son ancrage référentiel, le discours redevient errant, ne
pouvant ni s'arrêter ni se recueillir.
D'un coté une écriture scienti que et technique qui maîtrise le sens
D'un autre coté une écriture littéraire qui devient errante.

b) la perte de transparence de l'écriture

Cette quête de l'origine du texte est simple quand l'homme est considéré comme étant essentiellement un être de
raison. Mais qu'en est-il quand le sujet «s'épaissit», qu'il se complexi e pour n'être plus seulement être raisonné
et raisonnable mais aussi être de passion, de désirs et de sentiments? La recherche de l'origine devient alors
impossible, il faudrait retrouver l'homme authentique, avec ses émotions, ses sentiments, ses passions..en tant
qu'ils détermineraient tout autant le texte que la pensée consciente et maîtrisée; - voir la perspective de Sainte-
Beuve dans la préface à Critiques et portraits littéraires et la réponse de Proust dans Contre Sainte-Beuve, où Proust
s'élève contre toute dérive biographique et en appelle au retour au texte; voir aussi la psycho-critique en littérature et le
risque d'une dérive vers l'enquête biographique – Cette impossibilité s'af rme avec crucialité si l'on admet de plus
l'existence d'un inconscient car alors la quête de l'origine semble se perdre dans les profondeurs de l'inconscient. Ne
pensons-nous pas, n'écrivons-nous pas sur un fond primordial d'impensé? Notre pensée s'articule toujours sur du déjà
commencé, nous pensons, écrivons, créons toujours avec des mots, des signes plus vieux que notre mémoire.

S'opère alors un dangereux glissement de tous les présupposés:


Déjà au XIXe siècle un roman comme Bouvard et Pécuchet de Flaubert soupçonne la bonne nature de la pensée en
montrant comment la recherche de la vérité, la croyance exclusive en la rationalité de la pensée poussée à son extrême
limite peuvent mener à la plus grande bêtise.
Qu'en est-il alors du vrai? Nietzsche Le livre du philosophe livre III
Klimt La philosophie

Qu'en est-il même du sujet de la pensée? Le sujet de la pensée, au sens cartésien, est-il une réalité? Kant dans la
Critique de la raison pure dénonce déjà toute croyance en une existence factuelle, substantielle, du sujet; pour lui le
sujet ne répond qu'à une exigence logique; Nietzsche, plus gravement, dénoncera au XIXe le mythe du sujet.

S'évanouit du même coup la prétention à une maîtrise: le XIXe siècle verra émerger aussi bien la psychanalyse
(reconnaissance d'un inconscient) que la sociologie ( Durkheim reconnaissance du champ social qui travaille
souterrainement toute action et toute pensée) ou la philologie (Humbolt, Nietzsche af rmation que nous pensons dans la
langue ), ou aussi la pensée marxiste qui interroge la formation de la conscience (Marx préface à L'Idéologie allemande
: est-ce la conscience qui forme le monde ou le monde qui forme la conscience?)
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Nous sommes confrontés désormais à l'acceptation d'une dépossession: nous sommes dans l'ignorance de l'origine de
nos représentations et sommes habités par elles; le spirituel est déterminé par autre chose. Nous ne pensons que
sous un masque involontaire et non perçu, dira Foucault dans la préface à La Naissance de la clinique. C'est ce que
montreront les sciences humaines en dévoilant l'importance du corps et du monde, du désir et de la vie, du travail et de
l'histoire.
L'homme pense, crée et écrit sur un fond d'impensé et de déjà commencé dont il n'a pas conscience; et nous sommes
obligés d'accepter que la pensée ne se laisse plus circonscrire, que l'écriture ne peut plus être transparente.
Aussi Foucault pourra-t-il écrire : «Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n'est pas tellement ce qu'ils
auraient pensé en-deçà ou au-delà d'elles mais ce qui d'entrée de jeu les systématise», nous invitant à interroger le lieu
de tout propos.

Qu'est ce qui parle alors dans l'écriture, dans l'oeuvre? Le temps de l'histoire? La société? Le travail?La culture? La
langue? Le désir? La vie, la mort?
Les expériences d'écriture les plus radicales du XXe siècle, celles d'Artaud (L'ombilic des Limbes, l'écriture comme cri,
corps de la vie - très bel article de Derrida sur Artaud dans L'écriture et la différence), de Rilke ou de Roussel ( opacité
de la mort, écriture de la défection, de l’absence, du rien, qui essaie de faire surgir la présence de ce fond qui se retire),
de Bataille ( écriture de l’excès où le désir croise le sacré...) se feront le témoignage de ces interrogations
comme aussi ces écritures où ne reste plus que le jeu de l'écriture sur elle-même. Ainsi chez Mallarmé, l'acceptation
radicale de l'absence de tout référent, d'une écriture quine se soutient que d'elle-même, ne parle que d'elle. «On ne fait
pas des poèmes avec des idées mais avec des mots.». Mais aussi dans les expérimentations poétiques du début du XXe
siècle jusqu'au mouvement Oulipo. L'écriture devient ici pure surface.
Or ce qui se passe dans le champ de l'écriture littéraire se retrouve dans les autres champs de l'écriture, peinture,
sculpture, musique, danse...
i)
c) La pluralité des lectures

Nous ne pouvons plus alors prétendre nous enfermer dans la sécurité d'une lecture dé nitive des œuvres et l'unicité
d'une perspective et l'histoire de l'art d'ailleurs apparaît , tout au long du XXe siècle, comme le lieu d'un
foisonnement tant elle est traversée par toutes les questions du siècle. Ainsi il y aura une histoire de l'art
psychologisante, voire même psychanalytique, une histoire de l'art sociologique, voire marxiste, une histoire de
l'art formaliste et structurale...

lecture psychologique :
«L'art est en effet un véritable révélateur de l'individu lié pour une large part aux disciplines du groupe mais trouvant
en lui-même une irrépressible injonction à s'af rmer dans sa personnalité distincte.» René Huyghes
René Huyghe L'art et l'homme; Les puissances de l'image
Jean-Paul Weber La psychologie de l'art

lecture psychanalytique :
Freud Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci
Shapiro Style Artiste et Société (voir la lecture de Cézanne)
Sarah Kaufman L'enfance de l'art,une interprétation de l’esthétique freudienne 1985
voir une lecture critique de cette perspective dans Didi-Huberman Devant l'image

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lecture sociologique :
Duvignaud Sociologie de l'art
Francastel Études de sociologie de l'art; L'art et la technique; Peinture et société
Arnold Hauser Histoire sociale de l'art 1951; Maniérisme 1964
Frederick Antal Florence painting and its social background 1947
Castelnuovo Portrait et société dans la Renaissance italienne
Émile Mâle L'art religieux au XIIe siècle – Mâle n'est pas un défenseur d'une lecture sociologique mais il pose très
clairement que l'on ne peut séparer l'art de l'évolution des sociétés

lecture marxiste :
Lénine Sur L'art et la littérature
Lukacs Écrits sur l'art; Théorie du roman
Adorno Théorie esthétique
Lucien Goldmann Pour une sociologie du roman
Agnès Humbert David, essai de critique marxiste 1935

lecture formaliste :
Wolf in Principes fondamentaux de l'Histoire de l'art; L'art classique 1899; Renaissance et Baroque 1888
Otto Pächt L'enluminure médiévale, Le paysage dans l'art italien, Questions de méthode en histoire de l'art
Alois Riegl Questions de style
Pierre Daix L'aveuglement devant la peinture

lecture iconographique :
Warburg Essais orentins
Panovsky Essais d'iconologie; Le Titien, questions d'iconographie

Lecture sémiotique
Damisch Sémiologie et iconographie
Shapiro Les mots et les images, sémiotique du langage visuel
Roland Barthes La peinture est-elle un langage?

Mais un certain nombre d'historiens de l'art croisent les perspectives.

Il ressort de ceci que, dans la multiplicité des perspectives, il est impossible de prétendre à une lecture vraie des
œuvres, à une lecture dé nitive pas plus d'ailleurs que l'on ne peut décréter une armistice par un partage des
lectures; il est impossible aussi de prétendre à une totalisation des lectures. Pourquoi? Parce que toute lecture est
inaugurale, au présent, et que le penseur est toujours contemporain de sa propre lecture. Notre lecture est
plongée dans une historicité fondamentale et porte en elle les stigmates de sa présence historique.
En effet lire une œuvre, c'est toujours interpréter, faire du sens et non pas trouver le sens, et nous interprétons à
partir de notre propre présent.

il nous faut être attentif à ce propos à ce qu'écrit Roland Recht:

«L'expression d' «histoire de l'art» ne rend pas compte de ce que nous faisons réellement. Est ce que nous faisons de
l'histoire? Est ce que nous nous occupons d'art? «Histoire» et «art» sont des termes antinomiques en raison du
caractère anhistorique de l'art. Cette expression nous dessert parce qu'elle ne correspond pas à ce que fait l'historien
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d'art: il ne s'occupe pas que de la dimension historique des œuvres d'art, il cherche avant tout à les interpréter; nous
sommes des herméneutes.»

Or l’herméneutique est une tâche toujours à recommencer, sans terme possible, sur fond de lectures plurielles;
interpréter, c'est assumer le con it des interprétations.

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