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ART ET IDÉOLOGIE

DANS LA GRÈCE MODERNE

Je me suis réveillé avec entre les mains


cette tête de marbre
qui épuise mes coudes, et
que je ne sais où poser.
Elle plongeait dans le rêve comme je sortais
du rêve
Ainsi nos vies se sont mêlées et il sera
très difficile de les disjoindre.

Georges Séféris
Mythologie 3

Avec une tête de marbre dans les mains, l'hellénisme s'est réveillé de la longue léthargie qu’a
été pour lui l'esclavage turc. Était-elle antique, était-elle néoclassique ? C’était, tout
simplement, un faux. Nous ne l’avons pas choisie en conscience, nous ne l’avons pas aimée.
Des étrangers nous l’ont mise entre les mains. Et elle épuise encore nos coudes. Les vers de
Georges Séféris prennent soudain une consonance dramatique au regard des fortunes de
l’histoire grecque. La quête d'un passé qui eût servi de fondement historique et idéologique au
nouvel État semble avoir été l'une des préoccupations les plus pressantes du jeune royaume.
Ce choix n’était pas, et ne pouvait pas être, la libre expression de la volonté des Grecs. Il leur
a été imposé par les circonstances historiques. La recherche de modèles dans le passé suppose
qu’un peuple soit doté d’une certaine maturité politique. Un peuple qui se tourne vers le passé
pour y trouver les modèles d'un renouveau. Ses choix doivent être dictés par les nécessités du
présent et de l'avenir.
Mais quelles étaient les circonstances historiques qui ont déterminé ces choix fatidiques ? Le
protocole de Londres, signé en 1832 par les représentants des grandes puissances, a désigné
comme roi des Grecs le jeune Othon Ier, fils de Louis Ier de Bavière. Louis était un
philhellène fanatique et un admirateur passionné de la culture antique. Munich, sa capitale,
s'est transformée à son époque en une « Athènes sur Isar », avec la pesante architecture
néoclassique qui la caractérise encore aujourd'hui. Ainsi, ce furent les circonstances
historiques qui déterminèrent le choix des ancêtres et d'un passé historique, qui constituait
l'une des premières et plus pressantes préoccupations du nouvel État. Pour un peuple dont
l’histoire remontait à 4 000 ans, le dilemme n'était pas mince. Le passé qui convenait au
peuple héroïque de la Grèce moderne, c’était l'Antiquité classique. Et l'instrument linguistique
qui devait l'exprimer, c’était la katharévousa ou langue « purifiée », une sorte de dialecte néo-
attique reconstitué.
En 1834, la capitale est transférée de Nauplie à Athènes, ce qui valide solennellement le choix
idéologique d’un passé classique. Ce n'est certes pas un hasard si le palais royal devait
initialement être construit sur le site même de l'Acropole.
Reportons-nous à l’Athènes de 1834. Le tableau que nous en brossent les voyageurs et les
philhellènes n'est pas vraiment si pittoresque : des ruines envahies par les herbes côtoient des
maisons turques en briques. La population ne dépasse guère les 10 000 habitants. Deux ans
après le transfert de la capitale à Athènes, en décembre 1836, est fondée la première École des
Arts. C'est initialement une école d'architecture, ce qui est parfaitement compréhensible dans
la fièvre de la reconstruction. Des architectes étrangers, principalement bavarois, élaborent les
plans d'urbanisme de la nouvelle capitale. Des palais, des édifices publics, des résidences pour
fonctionnaires sont érigés à la hâte. La Grèce a besoin d'architectes, de tailleurs de pierre, de
décorateurs, d'artisans. Mais elle a surtout besoin, et c'est là le paradoxe, de peintres et de
sculpteurs. Car, comment expliquer autrement l’étonnant développement de l'« École des
Arts » ? En 1843, année de la Constitution, l'actuelle École des Beaux-Arts, où la durée des
études est de cinq ans, est promue par décret royal au rang d'école supérieure, alors qu’elle
compte déjà 635 étudiants. Le journal Aion a raison de s'exclamer : « La Grèce a un tel
besoin d’œuvres d’art !... »
Quel était le rôle de l'art dans le jeune royaume, dans un État à peine sorti, misérable et
meurtri , d'une lutte inégale, longue et sanglante, pour son Indépendance ? Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, l'art était un articcle de première nécessité pour le jeune royaume On
y presse les artistes à peindre d’urgence l'image de la nouvelle société. Une image pas tant
réelle qu'idéologique. Une image qui devait promouvoir les idéaux, exprimer les aspirations et
donner une forme tangible à l'idéologie du nouvel État et de sa classe dirigeante. L'art
redécouvrait sa fonction première. Son rôle était d'exercer une forte influence formatrice sur
la société.

Mais de quel type de société parlons-nous ? Il s'agit d'une mosaïque hétéroclite. D'un côté, le
palais et les Bavarois. De l'autre, les Phanariotes, indispensables dans l'Administration, car ils
étaient les seuls à être alphabétisés. Et à côté d'eux, les combattants et les capitaines, qui
luttaient pour jouer un rôle dans le destin de la Grèce libre. Pour monnayer le sang qu’ils ont
versé et les blessures qu’ils ont reçues, contre des honneurs, des titres, des médailles ou des
pensions. C'est à ce public que l'art s'adresse.
Mais regardons les choses de plus près. En architecture, le Néoclassicisme a été transplanté
sans effort, il a prospéré et, dans de nombreux cas, il a dépassé ses modèles européens grâce à
la proximité bénéfique d’authentiques monuments classiques. En sculpture et en peinture a
prévalu une forme d’académisme capable d’héberger et de faire la synthèse de tout type de
source stylistique. Pierre Bonirote (1811-1892), le premier professeur de l'Ecole des Arts, fut
l'élève d'Ingres (1780-1867). De même, les frères Margaritis ont figuré parmi les premiers
professeurs grecs de l'École des Arts. Philippe Margaritis (1810-1892) a introduit depuis
l’Italie un néoclassicisme calligraphique (La Muse Euterpe). Son frère Georges (1814-1884)
a étudié en Italie et à Paris.

Les frères Margaritis vont également créer le premier studio de photographie d’Athènes. Les
premières photos des combattants sont ambiguës. Les héros légendaires de 1821 y sont
transformés en bourgeois en fustanelle. Bien sûr, ils ont conservé la tenue nationale en
souvenir du rôle qu'ils ont joué dans la Guerre d'Indépendance. Mais leur fustanelle bien
repassée n'a rien à voir avec la tenue sale et tachée de sang du klephte et de l’armatole. Leurs
habits neufs symbolisent le reclassement social et les revendications des vétérans de la Lutte
révolutionnaire.
Ce n'est donc pas la faute de Théodoros Vryzakis (1814-1878), premier diplômé de l'école de
Munich et principal représentant de la peinture historique, s'il a embelli la Lutte
révolutionnaire, s'il a « repassé » et azuré les fustanelles des combattants. La peinture
historique, la peinture officielle du nouveau royaume, glorifie, exalte, idéalise et met en relief
la Lutte, utilisant son image pour promouvoir sa propagande idéologique et ses
revendications. La taille monumentale d’œuvres dont les thèmes historiques sont inspirés de
la Lutte témoigne à la fois de leur usage officiel et de leur rôle idéologique.
Le 15 septembre 1844, le Premier ministre Ioannis Kolettis rend visite aux frères Margaritis
dans leur atelier et leur commande une copie de la « mégalographie » de Karaïskakis pour son
bureau. « Notre histoire doit être écrite, » leur dit-il. « Vous l'écrirez et vous la rendrez vivante
par vos tableaux. Nos héros seront oubliés et c’est en vain que leurs enfants chercheront leurs
images, c’est en vain que nos descendants chercheront ce qui a inspiré l'héroïsme et le
patriotisme dans leur morale.
Travaillez à cela, parce que la Grèce exige sa galerie historique. » (journal Aion, 23/9/1844).
Les compositions de Vryzakis suivent le romantisme historique académique de l'école
allemande. En littérature le pendant de la peinture historique est le roman historique où l'on
note des conventions similaires et une même exaltatation idéologique de la Lutte
Révolutionnaire.

Vers le milieu du XIXe siècle, la cause nationale connue sous le nom de « Grande Idée »
commence à prendre forme. Dans le cadre des débats sur la Constitution, Ioannis Kolettis,
s'adressant à l'Assemblée nationale en janvier 1844, a formulé la théorie politique de la
"Grande Idée", qui devait déterminer le destin de la Grèce durant huit décennies, jusqu'à son
issue tragique, la Grande Catastrophe d'Asie mineure de 1922. La « Grande Idée » incarnait le
rêve chimérique des Grecs de reconquérir les territoires qui appartenaient autrefois à la
Grande Grèce et qui étaient encore habités par des populations grecques. En évoluant dans
une nouvelle direction dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'idéologie nationale renforce la
« Grande Idée » en se l'incorporant. Mais quelle était cette nouvelle orientation idéologique ?
La référence exclusive au passé classique est désormais remplacée par l'idéologie de la
continuité culturelle indivisible de l'Hellénisme. « À l’idée de retour au passé s’oppose
désormais la découverte du passé dans le présent. »

Dans ce cadre idéologique, non seulement Byzance mais aussi la culture populaire sont
réévaluées. C'est ainsi que sont créées des disciplines telles que la laographie (les études
folkloristes) et la linguistique. 1880 voit le début de la controverse sur la valeur de la langue
vernaculaire. Dès 1883, les concours de nouvelles de la revue Estia imposent l’étude de
mœurs en littérature également. Comme l'ont montré les travaux de Mario Vitti, l’étude de
mœurs en littérature est aussi éloignée de la réalité qu’elle l’est en peinture. Une fois encore,
le réalisme est arrivé en Grèce en tenue d’académicien.

L’ « éthographie » ou étude de mœurs , qui rend sensible le nouveau tournant de notre


idéologie nationale, s'inspire des mœurs du peuple et de la vie de la campagne. La classe
bourgeoise, qui achète et apprécie cette peinture, se sent désormais suffisamment en confiance
pour reconnaître sans hésitation ses origines paysannes et retourner avec nostalgie à ses
racines. Dans l’étude de moeurs, comme dans l’art du portrait, les peintres de l'école de
Munich se sont distingués. Trente années ont suffi à la peinture grecque pour atteindre sa
maturité. Les peintres de l'école de Munich, arrivés à la pleine possession de leurs moyens,
mais aussi ceux de leurs collègues qui avaient étudié dans d'autres centres européens, n'ont
rien à envier aux peintres académiques de l’Europe de l’Ouest . La qualité picturale de leurs
œuvres, leur assurance dans la composition, leur sensibilité chromatique ne sont pas les seules
vertus qui justifient ce jugement. Ce qui les distingue avant tout, c'est une fermeté morale qui
se traduit par une perfection esthétique. Les peintres Nicéphore Lytras (1832-1904), Nikolaos
Gyzis (1842-1901), qui a excellé dans le poste de professeur à l'Académie de Munich,
Georges Iakovidis (1853-1932), et le peintre de marine Konstantinos Volanakis (1837-1907)
ont aussi réalisé plusieurs chefs-d'œuvre parmi nombre d’œuvres remarquables. À leurs
côtés, il y avait plusieurs autres peintres représentant différentes tendances, tels que
Kounélakis (1829-1869), Lébessis (1849-1913), Siméon Savvidis (1859-1927) et Périklis
Pantazis (1849-1884), qui travaillait à Bruxelles et faisait partie des peintres modernistes qui
ont introduit l'impressionnisme en Belgique. Plusieurs artistes grecs, tels que Théodore Ralli
(1852-1909), Jacques Rizo (1849-1926), Nicolaos Xydias (1826-1909), entre autres, qui ont
étudié à Paris à l'École des Beaux-Arts, alors bastion de l’art pompier, n'en étaient pas moins
des peintres académiques. Mais c'est ce qui arrive lorsque l'impressionnisme a déjà achevé le
renouvellement du langage pictural et que ses successeurs ont préparé la révolution de l'art
moderne.

Avec le renouveau de la vie politique et l'entrée en scène du grand homme politique crétois
Elefthérios Venizélos, et plus tard, suite aux victoires dans les Guerres balkaniques (1912-
1913), l'idéologie nationale de l'hellénisme s'est enrichie de nouvelles nuances. Periklis
Yannopoulos (1869-1910) donne une nouvelle définition aux valeurs esthétiques qui incarnent
l'idée de l'hellénisme, tandis que le poète Anghélos Sikélianos (1884-1951) exalte dans sa
poésie la dimension universelle de la Grèce. Au début du siècle, les conditions d’un
renouveau étaient donc mûres. Un public, même restreint, est désormais capable de
comprendre et d'accepter les nouvelles tendances. Les premières salles d'exposition sont
créées. Un vent de renouveau souffle de partout, non seulement de Paris mais aussi de
Munich, comme en témoigne le groupe d’artistes « Omada Techni » , qui s'identifie dans la
conscience des historiens grecs de l'art à la naissance du modernisme dans leur pays. L’année
2017 a marqué le centenaire de la création de ce célèbre groupe et de sa première exposition,
organisée en décembre 1917 dans les bureaux du journal Elefthéros Typos. Le groupe a
ensuite participé à l'exposition gréco-française, tenue dans les salons de la compagnie
publicitaire « Anatoli » au début de 1919, et surtout à celle organisée à Paris à la galerie "La
Boétie" en septembre de la même année. L'exposition commémorative dédiée par la Galerie
Nationale - Musée Alexandros Soutsos à ce multiple anniversaire, significatif à plus d’un titre,
visait à reconstituer, dans la mesure du possible, les trois expositions qui ont été les
événements phares de l’« Omada », et à offrir sur le sujet une nouvelle perspective basée sur
les œuvres elles-mêmes. Ce groupe d'artistes, l’Omada Techni, a été créé à l'initiative de
Nikolaos Lytras (1883-1927), fils du pionnier de l'École de Munich Nicéphore Lytras. Le
jeune artiste se trouvait à Munich (1907-1911) pendant les années où triomphait le groupe
d’artistes d’inspiration expressioniste « Cavalier bleu » (lui-même précédé par
l'expressionnisme du groupe « Le Pont »), avec certains de ses représentants tels que
Kandinsky, Klee, Yavlensky, Mark, Macke, etc., . Le travail du jeune artiste témoignait d’un
expressionnisme méditerranéen serein, avec des couleurs franches étalées en couches
épaisses.
La plupart des artistes de l’Omada étaient des contemporains et des amis de Lytras. Ils étaient
nés vers les années 1880, à l'exception de l'aîné, Odysséas Fokas (1857-1946), et du plus
jeune, Périklis Byzantios (1893-1974). Parmi eux, nous trouvons des noms auxquels la déesse
au cent bouches a conféré une gloire tardive, tels que l'Alexandrin Constantin Parthénis
(1878-1967), ou le constantinopolitain Konstantinos Maléas (1879-1928), des peintres de
valeur dont le travail est moins renommé, tel que Théophraste Triantafyllidis (1881-1955), le
Corfiote Lykourgos Kogévinas (1887-1940), Nikolaos Othonaios (1877-1950), Othon
Pervolarakis (1887-1974). Deux sculpteurs complètent le Groupe: Michel Tombros (1889-
1974), qui allait jouer un rôle décisif dans l'introduction du modernisme dans la sculpture, à la
fois par son travail et par son enseignement en tant que professeur à l’École Supérieure des
Beaux-Arts, et le moins connu et le plus traditionaliste de tous, Grégoire Zevgolis (1886-
1950). Certains des artistes de ce groupe avaient fait des études supérieures à Munich et
d'autres à Paris.

Parthénis avait étudié la peinture et la musique à Vienne de 1896 à 1903, puis vécu à Paris
(1909-1911), où il a exposé dans divers salons. Son travail témoigne de la profonde influence
exercée sur lui par le mouvement de la « Sécession viennoise », le symbolisme et les
tendances post-impressionnistes qu'il avait connues dans la capitale française.
Les œuvres de Parthénis témoignent du caractère varié et polymorphe de la formation qu’il a
reçue entre Vienne et Paris. Les sources de son inspiration sont peut-être évidentes, mais la
recherche d'une haute spiritualité, qui élève l'écriture et dématérialise les traces de la peinture,
est le cachet indélébile de son style unique.

La dernière exposition de l’Omada, organisée à Paris, à la galerie « La Boétie », et inaugurée


le 2 septembre 1919 par le Premier Ministre grec Elefthérios Venizélos lui-même, qui se
trouvait dans la capitale française pour la Conférence de la Paix, peut être considérée comme
extrêmement influente, non seulement d'un point de vue artistique mais aussi d'un point de
vue politique.
La valeur de l'exposition parisienne réside dans la décision d'un homme politique intelligent et
cultivé, Elefthérios Venizélos, d’associer un grand moment historique, tel que la fin de la
Première Guerre mondiale et la Conférence de la Paix, à un événement artistique qui visait à
mettre en avant les forces spirituelles et l’art de la Grèce moderne comme le symbole de la
paix. Ce n'est pas un hasard si Georges Clémenceau, protagoniste de la Conférence de la paix,
ami et peut-être modèle politique de Vénizélos dans la défense des tendances avant-gardistes
de l'art, a persuadé son ami Claude Monet, en même temps et dans le même but, d'offrir à
l'État français ses magnifiques Nymphéas qui ornent aujourd'hui le Musée de l'Orangerie à
Paris. La Grande catastrophe d'Asie Mineure de 1922 marque la fin de l'activité et la
dissolution de ce groupe d’artistes.

La défaite des Grecs en Asie Mineure, la catastrophe d'Asie Mineure de 1922,


l'anéantissement des très anciens berceaux de la culture ionienne, le déracinement d'un million
et demi de Grecs, qui prirent le chemin de l’Exil, emportant leur tragédie jusqu’à leur mère
patrie, la Grèce, ces événements ont marqué brutalement la conscience des Grecs. De
l'amertume et du défaitisme naîtra au niveau national et par une réaction naturelle, un nouveau
besoin de prise de conscience et d'affirmation de soi. Le retour aux sources, l'étude des formes
les plus directes et les plus récentes de la culture populaire, la découverte de représentants de
l'art populaire, peintres et musiciens, s’inscrivent et s’interprètent dans un tel climat. La
contribution des réfugiés d'Asie Mineure à ce mouvement est significative. Pour eux, la
tradition était une vérité existentielle, un moyen de survie, car elle était une affirmation de
leur identité nationale. Déracinés et aigris, ils restent obstinément attachés aux valeurs qui
préservent leur mémoire et leur continuité.
L'artiste qui était destiné à incarner ce retour aux sources, non seulement par sa peinture mais
aussi par ses histoires merveilleuses, qui font revivre les légendes de l'Orient, fut Fotis
Kontoglou (1896-1965), natif d'Ayvalik en Asie Mineure. Kontoglou se détourne
consciemment des leçons de l'avant-garde parisienne - qu'il connaissait très bien, puisque de
1915 à 1919 il se trouvait dans la capitale française - pour s'inspirer de Byzance et de ses
sources orientales. Kontoglou a joué le rôle de guide et de professeur pour toute une
génération d'artistes, qui ont déterminé la physionomie de l'art grec. Parmi ses amis qui ont
prêché avec lui le retour à la tradition se trouvait le grand architecte Dimitrios Pikionis (1887-
1968). Ses œuvres sont le lieu d’un dialogue créatif entre la tradition et les exigences
techniques et esthétiques de l'architecture moderne. Le dialogue avec la tradition se trouve
également au centre des préoccupations d'un autre peintre important: Spyros Papaloukas
(1892-1957), un ami intime de Kontoglou. Les deux artistes avaient suivi le même parcours et
fait les mêmes études à Athènes et à Paris. Mais leur attitude envers la tradition différait
radicalement. Papaloukas croyait que ce n'est qu’en partant des besoins expressifs urgents du
présent et de la réflexion sur l'Art contemporain que l’on peut rejoindre la tradition de
manière créative, la comprendre et en tirer des leçons utiles et vivantes. Les paysages
évocateurs du Mont Athos et de Mytilène qu’a peints Papaloukas , mais aussi les œuvres plus
spirituelles de sa maturité, valident et justifient ses choix.

Mais qu'est-ce que c’était que la « Génération des années trente» ? L’appellation « Génération
des années 30 » s'est imposée pour désigner une période littéraire. Au cours de cette décennie
apparaît à l'avant-scène de notre vie intellectuelle un groupe de jeunes écrivains,
principalement des poètes, mais aussi des prosateurs, qui sont liés à l'introduction des
courants d'avant-garde en Grèce et qui s’efforcent conscient de les « naturaliser », de leur
donner une identité grecque : Séféris, Élytis, Engonopoulos et Embirikos sont des exemples
de ce modernisme grec. L'ouverture à l'Europe avait été claironnée à la veille de la décennie
par le jeune prosateur Georges Théotokas dans les pages de son essai « L'Esprit libre » (1929).
L'organe théorique du groupe était la revue « Néa Grammata » (1935-1941), dirigée par son
alors jeune critique et apologiste, Andréas Karantonis. Dans un climat de recherche
d’authentiques sources locales d'inspiration, les artistes et les intellectuels découvrent les
Mémoires de Makriyannis, le peintre de l' Iconographie de la Lutte [révolutionnaire] et le
peintre populaire Théophilos (1867 ou 1873-1934). Séféris avait « découvert » Makrygiannis
et son emploi vigoureux de la langue grecque dès 1926, tandis que le critique d'art Stratis
Elefthériadis (Tériade) avait localisé Théophile à Mytilène cinq ans avant sa mort de ce
dernier (1934), et l'avait aidé à se consacrer en toute sérénité à son activité préférée, la
peinture. La production de ses dernières années de vie constitue aujourd'hui le fonds principal
des expositions du Musée Theophilos à Varia, sur lîle de Lesbos. Grâce aux soins de Tériade,
les œuvres de Théophile ont été exposées à Paris et ont recueilli les critiques enthousiastes de
célébrités telles que l'architecte Le Corbusier et le critique d'art Maurice Raynal.

Le peintre qui a incarné aux yeux de la critique grecque moderne les valeurs de l'art grec est
Yannis Tsarouchis (1910-1989). Élève de Parthénis à l'École des Beaux-Arts, il travaille en
même temps aux côtés de Kontoglou pendant trois ans (1931-1934). Kontoglou avait créé
autour de lui une atmosphère de communauté monastique. Extrêmement doué Le jeune
Parthénis est initié aux secrets de la peinture byzantine. Parallèlement, il découvre le charme
des publicités du Karaghiosis, peintes par des artistes du théâtre d'ombres comme Eugène
Spatharis, et les valeurs plastiques de l'œuvre de Théophilos. Sa peinture semble combiner
toutes ces influences en créant une expression stylistique rappelant fortement celle de Henri
Matisse (1869-1954). Plus tard, peu avant la guerre, Yannis Tsarouchis se tournera vers les
enseignements de la peinture hellénistique, des mosaïques et des portraits funéraires du
Fayoum. Diamantis Diamantopoulos (1914-1995), qui possédait également un riche talent de
peintre, bien qu’il ait eu des débuts et un parcours similaires à ceux de son camarade de classe
Tsarouchis, a toutefois produit une oeuvre différente.

Parmi les autres élèves de Kontoglou qui méritent notre attention, Nikos Engonopoulos
(1907-1985) est le seul peintre grec qui puisse être considéré comme un disciple de Giorgio
De Chirico (1888-1978). Son originalité réside non seulement dans les thèmes fantastiques
qui constituent son répertoire, mais aussi dans les relations stylistiques qu'il entretient
toujours, tant avec l'art byzantin qu’avec la peinture populaire.

Nikos Hadjikyriakos-Ghikas (1906-1994), au talent précoce, fut également un élève de


Parthénis. Il est lié à son professeur par la luminosité des tons de ses toiles et la spiritualité qui
se dégage de ses œuvres. En 1922, il se rend à Paris où il fait des études d’art et de littérature.
Bien qu'il ait été l'élève du graveur grec Galanis et du peintre français Bissière, il a été
particulièrement influencé par la période post-cubiste de la peinture de Picasso. Cependant,
Khatzikyriakos-Ghikas a réussi à « helléniser » le cubisme, transformant ce qui était
l’expression d’une conception intellectuelle de l’art en une peinture « à ciel ouvert ». De
retour de Paris en 1934, l'artiste collabore avec l'architecte Pikionis, le peintre Papaloukas,
l'écrivain Stratis Doukas et d'autres intellectuels dans la revue le Troisième Œil (To Trito
Mati, 1936-37), instrument théorique de l'idée de syncrétisme entre les arts traditionnels et les
courants avant-gardistes.

En 1936, Ioannis Métaxas a imposé sa dictature militaire à la Grèce. Il était naturel de se


demander quelle serait son attitude envers l'art, quelle était l'esthétique officielle de la
dictature et quelle politique culturelle elle allait suivre. À cette époque, les courants que nous
avons décrits ci-dessus étaient déjà constitués. Le mot d’ordre d'un retour à la tradition
s'inscrivait parfaitement dans l'idéologie nationaliste du totalitarisme autoritaire. Mussolini
avait donné l'exemple avec les faveurs qu'il avait accordées au groupe Novecento (20ème
siècle), qui montrait une même tendance favorable à un retour à la tradition italienne
autochtone. Métaxas était assez intelligent pour mettre à profit et exploiter un terrain qu'il
trouvait déjà défriché. Il ne manqua donc aucune occasion de saluer officiellement la
« grécité » et le caractère national de l'art de son temps.
Hatzikyriakos-Ghikas écrivit un article dans le numéro de janvier 1938 de la revue Néo
Kratos, l’organe officiel du régime, pour commenter l'appel de Metaxas à créer un
authentique art grec. Konstantinos Tsatsos exprime des questions du même ordre dans le
célèbre « Dialogue sur la poésie » entamé avec Georges Séféris et publié en 1938-39 sous
forme d'essais dans les revues Propylaia et Néa Grammata. Le peintre constate que les
artistes grecs contemporains font un effort conscient pour créer un art authentiquement grec.
Pour réussir, Ghikas pense qu'ils doivent étudier l'art populaire, la « seule tradition
authentique qui existe ». Ce n’est que là que les créateurs peuvent découvrir les traits les plus
permanents de la tradition artistique grecque. Cherchant à identifier les caractéristiques du
paysage grec qui se vérifient au fil du temps dans l'art grec, il note :

1. La principale caractéristique du paysage grec est « l'immatérialité » de la lumière grecque.


Ici, les formes sont clairement définies, les ombres sont presque dures.
2. « Le caractère montagneux de la nature grecque fait de « chaque rocher, de chaque
pierre... un prisme, une sculpture brute. »
3. L’aridité commande la pureté du trait, le plan géométral.
4. Il témoigne de la primauté du dessin sur la couleur, de la domination de l'intellect sur
l'affect.
5. « Dans l'art grec, il n'existe pas de clair-obscur. » La couleur ne varie pas avec le temps
qu’il fait. Dans la plupart des cas, la couleur est pure et inaltérée.
6. De tous temps, l'art grec a eu une fonction profondément décorative.
7. L'art grec a des proportions harmonieuses, basées soit sur des proportions mathématiques,
soit obtenues par l’instinct.
8. L'art grec évite la reproduction servile de la nature. Il préfère la recréer, en commençant par
des éléments abstraits.
9. Ce qui distingue particulièrement le grec de l'étranger, c'est l'esprit.
10. L'inspiration religieuse a maintenant été remplacée par une sorte de « métaphysique
plastique de caractère géométrique ».

Une lecture critique de ce texte nous révèle sa stratigraphie idéologique et esthétique. L'accent
mis sur la qualité spirituelle et le caractère immatériel de la lumière grecque provient de la
Ligne Grecque de Periklis Yannopoulos, qui a posé les jalons d’une création de l'esthétique
de la grécité. L'accent mis sur les valeurs de l'art populaire, assimilé au grand art, exprime les
préoccupations de la génération des années 30. Le fait de tracer un signe d’égalité entre les
caractères spécifiques de la langue grecque et les particularités de l'Art moderne est nouveau
et soudain. La tradition et l'art moderne fonctionnent ici l’un sur l’autre comme les pôles
reversibles d'une interaction mutuelle. Grâce à l'un s'accomplissent la compréhension et
l'appropriation de l'autre. Pour la génération des années 30, cette double référence à la
tradition et à l'Art moderne ne présentait aucune contradiction. Au contraire, c'était la
condition nécessaire qui garantissait à l'art son caractère national, sa grécité. Les principes de
l'avant-garde se vérifiaient dans les enseignements vivants et familiers de l'art byzantin et de
l’art populaire. L'expérience de l'art moderne justifiait et glorifiait des formes d'art, jusque-là
considérées comme primitives et maladroites. Tout ce qui était grec était en même temps, et
automatiquement, moderne.

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