Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Le nationalisme espagnol
dans les rues de Ceuta et Melilla
à cette Calpe ; à l'une et l'autre colonne d'Hercule. En ce qui concerne ce nom, on dit que
c'est Hercule lui-même qui a séparé les deux sommets, jadis reliés par une chaîne
montagneuse continue, que c'est pour cela que l'océan, jusqu'alors contenu par cette
mole montagneuse, a inondé l'espace qu'il occupe aujourd'hui ».
3 Il est né à Ceuta en 1099. Il fait une description détaillée de sa ville natale dans La Geografía de
Occidente.
4 Discours du député Francisco Marquez (PP), prononcé le 23 septembre 2014,
http://popularesceuta.es/index.php/actualidad/80-articulos/750-art-inter-fmarq-2,
consulté le 10/10/2015.
5 J. L. Gómez Barceló, « 21 août 1415, une date historique », El Pueblo de Ceuta, 21/08/2015, p. 10.
(Nora, 1997).
1.
Image 1 : Monument
commémoratif de la guerre de Sécession
Afrique (1859-1860). Source : A.
Fernández García, 2017 ; 274.
11. Cet ensemble monumental témoigne d'une prise de position claire en faveur de la
sacralisation historique des héros et des martyrs de cette première guerre d'Afrique. Pour ce
faire, les bas-reliefs de ce monument sont des représentations allégoriques des généraux
espagnols Prim et O’Donnell qui arborent-couvent le drapeau espagnol. Au contraire, les
combattants maures, toujours représentés en foule, véhiculent une attitude d’échec. Sa double
fonctionnalité, commémorative et funéraire à la fois, illustre les deux lla-ves de lecture de ce
mausolée (Álvarez Cruz, 2004 ; 162). La première lecture est celle de l'immortalité religieuse
des soldats espagnols morts au combat pour leur foi et pour leur lutte contre l'infidèle
musulman. L'immortelle-té historique et nationale constitue le second niveau de lecture,
obtenu grâce à l'héroïsme de tous les soldats qui parvinrent à vaincre les ennemis de la patrie.
12. A Melilla, on trouve aussi un Panthéon dédié aux héros des campagnes d'Afrique,
un mausolée construit pour mythifier les acteurs de la lutte armée contre l'ennemi marocain. Ce
contexte guerrier a été une occasion unique de consolider le lien existant entre
les principes défendus avec les armes et les soi-disant valeurs « nationales-
les » considérées comme menacées par l'adversaire moro. Comme l'affirme
Núñez Seixas, les guerres ont un fort effet nationalisateur pour les sociétés
puisqu'elles stimulent la cohésion sociale du groupe mais aussi avec-verse
l'Autre «dans la contre-image nécessaire pour consolider une image propre
du soi national» (Nuñez Seixas, 2007, 33). En effet, pour les autorités des
villes, ce panthéon n'a pas été conçu uniquement pour ren-dir tributo mais
aussi comme expression même de patriotisme, c'est-à-dire «pour donner
une réponse à la sensibilité suscitée chez les Espagnols par le triste
événement du Barranco del Lobo»11. La terminologie employée dans l'une
des nombreuses plaques commémoratives est illustratrice d'une mémoire
identitaire que le nationalisme espagnol prétend incarner à travers le
binôme civilisation chrétienne contre barbarie mora : «Paix et gloire
éternelle à ceux qui se sont sacrifiés pour la Civilisation, pour Dieu et pour
l'Espagne». Ce binôme se nourrit d'une histoire singulière faite d'une
opposition constante entre la patrie espagnole et le voisin marocain. Le
panthéon apparaît ainsi comme le témoignage vivant de la mythification
patriotique à travers la conversion des morts en héros dont le souvenir est
essentiel pour forger l'identité nationale, légitimer le nouveau pouvoir et
glorifier le moral des futurs combattants (Castro, 2007 ; 318).
2.
Image 2 : Panthéon des soldats tués pendant les
campagnes en Afrique. Photo A. Fernández García
13. Le monument dédié aux « Héros de Taxdirt » à Melilla 12, fait également partie de
cette architecture commémorant les soldats morts-vivants pendant la guerre d’Afrique. Ce
monument se trouve derrière le bureau central du commandement de l'armée, sur la place
Pedro Segura, et son exposition publique permet «que toute la ville puisse se souvenir de cette
histoire chargée d'héroïsme»13. Taxdirt se présente ainsi comme un exemple de patriotisme
mais aussi comme un hommage funèbre à ces soldats espagnols qui sont morts le 20 septembre
1909 au cours d'une attaque contre les tribus rifeñas. Les soldats morts deviennent des icônes
de la lutte acharnée contre le voisin marocain tout comme la construction des martyrs de la
cause nationale s'est enracinée dans l'espace urbain méli-léonais.
3.
12 Ce monument se trouve depuis 2013 sur la place Pedro Segura qui a été entièrement
rénovée pour accueillir cette statue. Il se trouvait auparavant dans la caserne du régiment
de cavalerie Alcántara.
13 « Doit-on appeler Mohamed Ali Amar ou Emilio Cózar le nouveau terrain de football de
Ceuta ? », El Mundo, 17/02/2015,
www.elmundo.es/blogs/elmundo/orilla-sur/2015/02/17/debe-llamarse-mohamed-ali-
amar-o-emilio.html, consulté le 30/05/2018.
José Imbroda, à la manière d'un dicton lancinant : «L'histoire est là, qu'on
le veuille ou non»22.
17. À l'heure actuelle, en dépit des récentes déclarations d'intention, les
municipalités de ces villes ne respectent toujours pas la loi et c'est pourquoi Ceuta et Melilla
disposent toujours d'un nombre important de symboles franquistes dans leurs rues. Ainsi, le
souvenir du soulèvement militaire et de la dictature est présent dans la toponymie urbaine,
comme en témoigne par exemple la rue dédiée à «Joaquín García Morato», un des plus
importants aviateurs de l'armée nationale. A l’entrée du bâtiment où se trouve l’hôpital
militaire O’Donnell de Ceuta, une plaque commémorant les chefs et officiers franquistes tués
pendant la guerre civile23. Un autre symbole franquiste se trouve à l'intérieur de la caserne du
lieutenant Ruiz, où l'on peut lire au-dessus d'un de ses boucliers en plâtre le slogan phalan-gista
: «Une, grande et libre»24. De même, à l'Institut national du logement, les flèches et le joug
phalangiste continuent d'accueillir les visiteurs.
4.
22 « Imbroda dit que c'était par respect pour la cérémonie intime de Sarjurjo », Le Journal,
22/04/2017, https://www.elperiodico.com/es/ocio-y-cultura/20170422/imbroda-dice-
que-fue-por-respecto-a-la-cérémonie-intima-de-sanjurjo-5989505, consulté le
06/06/2018.
23 Ce centre hospitalier se situe sur l'avenue Doctor Marañón de Ceuta.
24 La caserne du lieutenant Ruiz est située dans la rue Cortadura de la vallée de Pozo Rayo. Le blason
dont je parle peut être vu au niveau de l'escalier gauche qui mène aux bureaux.
18. L'«usage public» de la mémoire de la victoire des troupes franquistes fut très actif
à la fin de la guerre civile comme l'expose par exemple un article-cul de juillet 1941 publié dans
le journal de Melilla Le télégramme du Rif dans lequel on sacralise l'empreinte des militaires
franquistes dans les rues de cette ville : «Les rues de la ville évoquent dans leurs enseignes le
passage des militaires invincibles et sur sa place d'Espagne se dresse le monument à la Vic-
toria»25. La fin de la guerre a donné lieu à de nombreuses initiatives urbanistiques pour ériger
toutes sortes de monuments (croix, autels, monolithes, groupes sculpturaux, etc.), dont le but
était de promouvoir le souvenir des «morts» en transformant l'espace urbain en un «paysage
de sens» (Zeruva-bel, 1999). Une politique mémorielle qui était régie par des organismes tels
que le Département de la cérémonie et de la plastique, la préfecture nationale des beaux-arts ou
le Service militaire de récupération du patrimoine artistique national, qui veillaient à la
sauvegarde et à la transmission d'une série de valeurs et de principes conformes au Nouvel État
(Castro, 2008 ; 146-147). Dans de nombreux endroits d'Espagne, et dans la plupart des cas à
l'initiative des mairies, on procédait à la construction de ces types de monuments qui, malgré
leur variété, possèdent un style et une signification similaires théorisés par les intellectuels
phalangistes. À Melilla et à Ceuta, la victoire du camp national sur les bataillons républicains se
perpétue jusqu'à nos jours (Duch Plana, 2002). Citons par exemple à Melilla le monument à la
Victoire, décoré du slogan phalangiste «Espagne : Une, Grande et Libre», les flèches et le joug
propres à la Phalange26, et même l'image de Francisco Franco située à quelques mètres
seulement du Port27.
5.
Image 5 : Monument
6.
commémoratif de la victoire
Image 6 : Statue de François
franquiste
Franc
(Fernández García, 2017 ; 277)
(Fernández García, 2017 ; 277)
32 Intéressé par la création d'un corps de bénévoles étrangers sur le modèle de la Légion étrangère
française, Millán Astray s'est rendu en Algérie dans le but d'en étudier le fonctionnement. À son retour, le 28 janvier
1920, il crée la Légion sous les ordres du général José Villalba Riquelme, donnant lieu plus tard au corps dit «Tiers
des étrangers». On lui doit le cri de guerre « Vive la mort ! ».
33 « Le monument franquiste de Melilla », El Minar de Melilla, 09/04/2014,
http://elalminardemelilla.com/2014/04/09/el-monumento-franquista-de-melilla/, consulté le 25/10/2015.
7.
20. En 2001, un article publié dans El País a révélé l'existence à Melilla de plus de 56
rues consacrées à des militaires franquistes 34. Un véritable scandale pour un pays qui avait
entamé une rupture avec la dictature au nom du droit à la mémoire historique. Aujourd'hui,
Melilla reste l'une des villes espagnoles les plus emblématiques de la dictature : trois plaques et
57 rues dédiées à des personnages ayant participé au soulèvement militaire de 1936 35 ; et dans
cette enclave, les vestiges franquistes jouissent d'une sacralisation particulière. En 2010, la
statue équestre du dictateur qui se trouvait dans la caserne de Millán Astray a été retirée, puis
exposée dans la cour centrale d'une entreprise locale où elle est contem-plada par «tous ceux
qui vénèrent la figure du Généralissime»36.
21. L’omniprésence de cet héritage perpétue l’image de Ceuta et Melilla comme deux «
villes-baraquements », fortement imprégnées du passé guerrier et de l’héritage franquiste, en
faisant de l’imaginaire collectif espagnol le berceau du nationalisme espagnol. Le 11 juin 2015, les
vestiges du franquisme existant dans la ville ont de nouveau attiré l'attention de la presse lorsqu'une
photo polémique a montré des agents spéciaux de la sécurité affectés à la frontière, enveloppés d'un
drapeau espagnol et posant autour de la statue de Franco 37. Et tous les 5 août, la patronne de Ceuta,
Notre-Dame d'Afrique, sort en procession emmaillotée d'un manteau sur lequel est brodé le blason
franquiste et la devise «Une, grande et libre»38. Dans les sociétés plurielles et multiconfessionnelles
de Ceuta et Melilla, ces monuments nuisent à certaines sensibilités et ne promeuvent pas la
cohésion sociale souhaitée dans la mesure où ils proposent une version unique de l'histoire, celle des
vainqueurs de la guerre et souvent centrée sur la communauté mauritarienne d'origine péninsulaire
et de confession catholique. La présence de ces symboles franquistes a forgé dans la population une
attitude conformiste qui révèle l'existence d'un franquisme ordinaire. Les habitants se disent
indifférents à la présence de ces symboles franquistes et/ou phalangis-tas, et avouent s'être habitués
à vivre avec eux : «Vous pouvez les enlever sans le vouloir, mais sincèrement ces images ne me
dérangent pas»39. La même banalisation de la figure du dictateur est perçue par un autre interviewé
qui affirme : «Voir l'image de Franco dans la rue est pour moi quelque chose de normal» 40.
22. Enfin, la nomination du nouveau complexe sportif de Ceuta a fait l'objet d'une
controverse mémorielle depuis que Fatima Hamed, dirigeante du Parti local PDyC (Parti pour
la démocratie et la citoyenneté), a proposé de commémorer la mémoire de « Nayim »,
Mohamed Ali Amar, natif de Ceuta et l'un des joueurs de football les plus connus de cette ville.
Dans son discours, cette dirigeante a insisté sur l'existence d'une amnésie mémorielle à l'égard
du joueur qu'elle illustrerait, selon elle, la mer-
41 « Mohamed Ali Amar ou Emilio Cozar doit-il s'appeler le nouveau terrain de football de
Ceuta ? », El Mundo, 17/02/2015,
http://www.elmundo.es/blogs/elmundo/orilla-sur/2015/02/17/debe-llamarse-
mohamed-ali-amar-o-emilio.html, consulté le 03/06/2018.
mis à mal lundi le jour de l'hispanité, tombé un dimanche en 2014 dans le but
de rendre festif le jour de l'Aïd El-Firt ou la rupture du jeûne du Ramadan,
cette pétition a été interprétée comme l'expression du faible patriotisme des
musulmans de Ceuta et de leur hispanité de façade42. Le
Le PP local a critiqué cette proposition et a une fois de plus remis en
question l'espagnol de ce groupe politique43. Malgré le scandale qui a éclaté,
la proposition de ce chef-peuple ceutien ne constituait pas en soi une
nouveauté puisqu'en septembre 2009, il avait déjà été convenu de ne pas
passer lundi la fête du dimanche 15 août, jour de Notre-Dame de
l'Assomption, pour déclarer festif à la place la Pâque du Sacrifice islamique
(Aïd El-Kebir). De même, en 2010, les autorités ont donné leur accord pour
faire de la Journée de l'autonomie (le 2 septembre) une journée de travail
afin de maintenir dans le calendrier local, cette fête musulmane 44.
Cependant, la cadence de ces nouvelles fêtes et commémorations est
considérée par certains habitants comme un exemple clair de l'espace
commémoratif que les musulmans acquièrent peu à peu dans la ville, ce qui
pourrait remettre en cause la culture chrétienne et l'hispanité de la ville 45
(Rontomé, 2012 ; 249-278).
24. A Melilla, ces jours fériés sont souvent teintés d'un patriotisme agressif et même
xénophobe. C'était par exemple le cas de la journée de l'hispanité de 2011, célébrée le 12
octobre, lorsque la Phalange espagnole s'est rendue dans cette ville pour revendiquer une
nouvelle fois la défense souveraine de cette place africaine contre «les agressions verbales et
non verbales (...) par le Maroc» 46. Une autre fête propice à l'expression d'un nationalisme
espagnol agressif est la célébration de la Journée de la ville. A Melilla,
42 « Le PP ne changera pas la fête de l'hispanité », Le phare de Ceuta, 14/09/2013, https://
elfarodeceuta.es/el-pp-no-cambiara-el-festivo-de-la-hispanidad, consulté le 14/05/2018.
43 « UPyD et PSOE apprécient la proposition de calendrier de travail », El Faro de Ceuta, 13/09/2013,
https://elfarodeceuta.es/upyd-y-psoe-valoran-la-propuesta-de-calendario-travail, consulté le 02/06/2018.
44 Gonzalo Testa, « Caballas propose d'inclure dans le calendrier de l'année 2014 la Pâque de fin du
Ramadan », Ceuta au jour le jour, 12/09/2013, http://www.ceutaldia.com/articulo/politica/caballas-propone-
incluir-festivo-calendario-laboral-2014-pascua-final-ramadan/20130912082356132734.html , consulté le
04/05/2018.
45 « La pression de notre islam », El País, 12/09/2005,
https://elpais.com/diario/2005/09/12/espana/1126476001_850215.html, consulté le 30/08/2018.
46 « La Phalange se rend à Melilla pour dénoncer les agressions du Maroc », Diariocritico, 12/10/2010,
www.diariocritico.com/noticia/232025, consulté le 26/10/2015, et « L'opposition condamne le discours
«islamophobe» de la Phalange espagnole », Le Télégramme de Melilla, 15/10/2010, p. 8.
47 L'assaut et l'occupation de Melilla eut lieu le 17 septembre 1497 et fut un exploit financé
par la Maison ducale de Medina Sidonia.
48 « Melilla célèbre aujourd’hui ses 515 ans du début de son histoire espagnole », El Faro de Melilla,
17/09/2012, p. 5.
Une action musulmane mais aussi juive par les troupes portugaises suscite
le malaise de certains habitants. Une attitude soutenue par des leaders
politiques locaux comme Manuel Hernández (PSOE), qui considère que
cette date sym-boliise l'assassinat d'une grande partie de la population
autochtone. Fatima Hamed (MDyC), quant à elle, parle d'une «bataille
sanguinaire dans laquelle les populations indigènes, juives et musulmanes
ont perdu la vie», et même le chef local de Ciudadanos, Javier Varga,
qualifie d'«erreur» le rejet du
PP en raison du changement de cette date 49. S'appuyant sur l'argument de
l'épée-gnolité comme sentiment qui unit tous les habitants, le parti Coali-
ción Caballas de Mohammed Ali propose de transférer cette fête au 13
février, récupérant ainsi ce symbolique 13 février 1640 lorsque les habitants
de la ville décidèrent de rester sous la couronne espagnole. Selon ce
dirigeant, ce changement serait justifié car «l'hispanité constitue la valeur
essentielle de notre ville, celle qui nous unit et celle qui mérite d'être
reconnue»50.
27. L'établissement annuel du calendrier des commémorations officielles des villes
est devenu un sujet très controversé en raison du capital symbolique qu'il contient en plus
d'être un important «instrument de pouvoir» (Petithomme, 2015). L'idée qui sous-tend une
telle polémique-mique est l'existence de deux visions mémorielles opposées et inconciliables
entre les deux communautés majoritaires des villes, celle des Espagnols d'origine péninsulaire
et de religion catholique, et celle des Espagnols d'origine marocaine et de confession
musulmane. À cet égard, le parti Caballas qualifie d’« impensable » la cohabitation religieuse
dans la ville, le fait de ne pas faire de fêtes ni la Pâque du Sacrifice ni la fin du Ramadan. Si le
premier a été réaménagé comme c'est le cas depuis 2010, la fin du Ramadan n'est toujours pas
déclarée fête dans la ville51. L'ensemble de ces exemples montre bien que la sélection des dates
des commémorations et des jours fériés constitue
vous avez un défi politique et social qui traduit les relations de pouvoir
entre les communautés au sein de ces villes.
28. Les cérémonies militaires sont d'une importance capitale à Ceuta et Melilla où,
presque chaque mois, il y a la célébration d'un acte militaire ou religieux, et même les deux à la
fois, témoignage de l'étroite relation existant entre ces deux pouvoirs et de la volonté des forces
armées de célébrer leur présence historique et de perpétuer leur influence sociale. L'importance
de l'armée est telle que le journal local El Faro consacre chaque année, dans son annuaire des
villes, une rubrique sur les éphémérides militaires titu-lada «Résumé de l'année militaire». Ce
journal réserve quelques pages à la gloire des gouverneurs et des commandants militaires du
passé en présentant leurs biographies, leur enracinement dans les villes et leur dévouement
pour la défense de l'hispanité de ces deux territoires africains. Ces bilans de « l’année militaire
» mettent en évidence le dynamisme de l’armée espagnole dans les villes de Ceuta et Melilla
ainsi que sa reconnaissance sociale.
29. À Ceuta, l'imbrication entre les forces armées, notamment la Légion, et la ville est
très forte et est souvent exaltée par le maire Juan Vivas (PP) qui proclame haut et fort : «Le lien
étroit qui unit les deux institutions» 52. Cette relation symbiotique explique la nomination en
2010 de Ceuta comme «légionnaire d'honneur», une distinction normalement réservée aux
personnes mais comme le révèle un dicton populaire : «Le cas de Ceuta et de la Légion est
spécial»53. Le calendrier mémorial de cette ville est jalonné d'hommages rendus aux chefs
militaires. À titre d'exemple, citons l'hommage au lieutenant de Regulares, González Tablas,
mort au combat pendant la période du Protectorat 54, et aussi celui rendu à la mémoire du
lieutenant Jacinto Ruiz Mendoza, martyr de la guerre contre les troupes françaises. Les
dirigeants militaires qui ont résidé dans cette enclave espagnole jouissent également d'une
distinction dans l'espace public, où
cette trilogie peut être observée dans l'hommage rendu au lieutenant Ruiz :
«Héros né à Ceuta, baptisé dans l'église de Los Remedios et membre-livre
du Régiment permanent de la ville»61. Cette association entre religion-
région, État et armée, cherche à se constituer en essence historique du
nationalisme espagnol propre à ces villes. D'autre part, le dynamisme de ces
cérémonies et leur importance numérique cherchent à « quotidianiser le
nationalisme-lisme » et à légitimer l'ordre établi (Olivier Olmo, 2007 ; 216-
217).
31. Une autre cérémonie vécue dans la ville avec une immense ferveur patriotique est
la célébration du soulèvement populaire du 2 mai 1808 contre les troupes napoléoniennes.
Cette journée est le symbole par excellence de l'union nationale et du patriotisme. À Ceuta, ces
célébrations du 2 mai sont considérées comme faisant partie de l'idiosyncrasie de la ville : «Une
tradition enracinée dans la ville» 62. L'ampleur de cette journée de défense de la patrie
espagnole contre l'envahisseur étranger est réactualisée dans ces villes qui vivent sous la «
menace » du voisin marocain. Les actes qui se succèdent sont ainsi considérés comme «très
nécessaires et dotés d'un caractère emo-tif» 63, voire comme des témoignages «chargés d'un
sentiment patriotique absolument nécessaire» 64. Les médias et les discours prononcés font de
la défense patriotique un acte d’héroïsme et présentent les soldats morts au combat comme les
libérateurs de la patrie : « C’est un rendez-vous avec l’héroïsme, celui de tant d’hommes qui ont
donné leur vie pour la patrie et pour une société meilleure ». La presse locale, avec ses titres
chargés de bravoure, participe aussi à la sacralisation de l'armée ainsi que le véhiculent des
articles comme «Le jour où la Légion a sauvé Melilla» 65.Cette héroïcité propre aux soldats
espagnols contraste avec le traitement mémoriel que reçoit le lieutenant Mohamed Ben
Mizzian66, chef des troupes
61 « Acte en mémoire du lieutenant Ruiz », El Faro de Ceuta, 01/05/2014,
https://elfarodeceuta.es/el-acto-por-la-memoria-del-teniente-ruiz-y-la-exaltacion-de-
daoiz-y-velarde-hoy, consulté le 04/06/2018.
62 « Ceuta rend un an de plus hommage à son héros de 1808 », El Faro de Ceuta, 03/05/2014,
https://elfarodeceuta.es/ceuta-rinde-un-ano-mas-tributo-a-su-heroe-de-1808, consulté le 30/08/2018.
63 Ibid.
64 « Restitution de la dignité espagnole de 1808 », El Faro de Melilla, 03/05/2015, https://
elfarodeceuta.es/restitucion-de-la-dignidad-espanola-en-1808, consulté le 15/06/2018.
65 ABC, 20/01/2014, https://www.abc.es/historia-militar/20131013/abci-legion-salvo-melilla-
201310121822.html, consulté le 28/08/2018.
66 Après l'indépendance du Maroc et à cause de l'oisiveté à laquelle ont été condamnés de nombreux
soldats, ce lieutenant s'engage dans l'armée marocaine où il est nommé Maréchal.
des Réguliers autochtones, qui a fait l'objet d'une chronique publiée dans le
journal El Faro de Ceuta67. Si sa personne est considérée avec une grande
distinction, comme l'indique l'utilisation de qualificatifs dotés d'une forte
valeur morale comme «compétence et courage», et son action louée pour
ses «qualités extra-ordinaires de chef», la description de ce lieutenant
d'origine marocaine est loin de la glorification qui caractérise les généraux
espagnols.
32. Une autre date centrale du calendrier commémoratif militaire de Ceuta est le «
Samedi légionnaire » dont le but est de rendre hommage chaque mois aux morts pour la patrie,
une fête qui remonte à l'année 1940 68. La Légion a une portée symbolique dans la ville puisque
son champ d'action a toujours été le Nord du Maroc et son objectif principal, la lutte acharnée
contre le voisin marocain. L'anachronisme de cette unité se voit au moment de l'intronisation
du Christ dit de la «bonne mort», une séquence qui révèle le caractère conservateur et
archaïque de cette unité dont le fonctionnement et les structures n'ont pas été sécularisés. Si les
troupes légionnaires ont leur propre jour commémoratif, l'unité de Regu-lares bénéficie
également d'un acte calqué sur le même modèle des samedis légionnaires et appelé «le
Vendredi régulier». Enfin, une autre célébration militaire très appréciée dans ces villes est le
jour consacré aux forces armées, connu sous l'acronyme DIFAS. Cette fête qui remonte à 1978
se veut un hommage aux armées ainsi que l'expression de leur rapprochement avec la société
civile. L'un des moments les plus symboliques est la montée du drapeau espagnol face au
monument très controversé dédié aux morts de la guerre d'Afrique (1859-1860), ses-gand ainsi
le caractère conciliant et consensuel recherché69. L'émotion suscitée parmi les participants à
une telle cérémonie exprime l'attachement d'une partie de la société civile tant à la patrie
espagnole symbolisée sur ce drapeau qu'à l'armée espagnole. Quand Antonio, un habitant de
Ceuta, m'a dit
67 « Le lieutenant général Ben Mizzian et son empreinte sur Regulares », Le Phare de Ceuta,
19/01/2014, https://elfarodeceuta.es/el-teniente-general-ben-mizzian-dejo-huella-en-
el-groupe-de-réguliers-i, consulté le 30/08/2018.
68 « Tradition et hommage dans ‘Garcia Aldave’, Le Phare de Ceuta,
04/05/2014,
https://elfarodeceuta.es/tradicion-y-homenajes-en-garcia-aldave, consulté le
02/05/2018 ; « Présent et passé de main en ‘García Aldave’ », El Faro de Ceuta,
01/06/2014, https://elfarodeceuta.es/presente-y-pasado-de-la-mano-en-garcia-aldave,
consulté le 20/04/2018.
69 « Environ 1 900 militaires défilent à Melilla pour le jour des forces armées », La
Avant-garde, 07/06/2014,
https://www.lavanguardia.com/politica/20140607/54409727915/unos-1-900-militares-
défilé-en-melilla-par-le-jour-des-forces-armées.html, consulté le 13/04/2018.
Conclusions
33. Quelles sont les représentations sociales du nationalisme espagnol dans les rues
de Ceuta et Melilla ? Pour répondre à cette problématique, cet article-article a essayé de mettre
en valeur la façon dont le nationalisme espagnol est toujours vivant dans ces deux villes et
comment la création de mythes originaux, l'invention de traditions, la célébration de
cérémonies ainsi que l'iconographie urbaine et les lieux de mémoire jouent un rôle essentiel
dans la réinvention et la survie d'un imaginaire collectif nationaliste. C'est pourquoi une
analyse des monuments, des sculptures urbaines et de la topo-nimia dans les rues de Ceuta et
Melilla permet de constater comment la reconstruction historique de ces villes est devenue une
priorité politique locale à la recherche de l'enracinement de la souveraineté espagnole et de la
mythification du patriotisme. Le patrimoine ceutien et melillois est le résultat du pari des
pouvoirs politiques locaux pour l'identification de ces villes à l'Antiquité gréco-romaine et à la
civilisation occidentale. L'iconographie nationaliste présente dans les sculptures, au nom des
rues et dans les plaques commémoratives participe au divertissement d'un nationalisme
espagnol basé sur la transmission d'une mémoire sélective, c'est-à-dire celle des vainqueurs, et
d'un négationnisme historique concernant l'apport du voisin marocain et de la composante
musulmane présente dans ces villes. En effet, les rares allusions faites à ces voisins marocains
reprennent
70 Entretien réalisé à Ceuta le 28/10/2014.
71 Le phare de Ceuta, 07/05/2014, https://elfarodeceuta.es/policias-locales-y-bomberos-honran-a-sus-
hymnes-sortis-hier soir, consulté le 30/08/2018.
72 « Le barreau décernera la médaille d’or à la préfecture de police nationale », Melilla Hoy, 06/10/2016,
p. 5.
Bibliographie
NORA Pierre (dir.), Les lieux de mémoire (1984), Paris, Gallimard, vol.
1997.