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Histoire
Rendre l’art africain, un enjeu géopolitique
PAR Anthony GUYON LE REGARD DU...
Bé né dicte Sa voy
2023
Seuil
304 pages
La restitution à l'Afrique de son patrimoine culturel, conservé en grande majorité dans les
musées européennes, est devenue une question particulièrement sensible.
En novembre 2021, différents objets précieux, confisqués par la France à la fin du XIX e
siècle, ont été resitués au Bénin. Ce geste significatif a permis un approfondissement de la
réflexion sur le retour des biens pris en Afrique par les Européens au cours de la période
coloniale. Après des décennies de déni et d’amnésie, qu’en est-il de cette question sensible
qui mêle de multiples acteurs, et des enjeux politiques, sociaux, économiques ou culturels
variés. L’historienne de l’art Bénédicte Savoy revient sur ces questions, à l’occasion de la
sortie de son dernier livre.
Le patrimoine est désormais l’un des thèmes majeurs dans les programmes de Terminale.
La question de la propriété des œuvres y est posée avec la présence de frises du Parthénon
au British Museum et le patrimoine de Tombouctou permet de pleinement saisir la
dimension géopolitique de la question.
Nonfiction.fr : Votr e livr e est d’abor d par u en allemand en 20 21. Vous montr ez
qu’entr e cette date et la publication en fr ançais, les r estitutions se sont accélér ées
entr e la Fr ance et le Bénin. L’Allemag ne et la Belg ique semblent ég alement pr êtes à
suivr e l’exemple fr ançais. Comment expliquez-vous ce mouvement, qu’il convient bien
sûr de nuancer puisque l’essentiel du patr imoine ar tistique afr icain se tr ouve toujour s
en Eur ope ?
question revient aujourd’hui dans nos sociétés avec la force décuplée d’un boomerang,
comme le retour d’un refoulé colonial. Mais cette fois elle ne peut plus être ignorée.
Restitution, décolonisation, justice sociale et justice patrimoniale vont main dans la main.
Vous avez, avec Felwine Sar r , r édig é un r appor t pour le pr ésident Emmanuel Macr on
sur la r estitution du patr imoine afr icain en 20 18. Ces collections d’ar t se tr ouvent pour
l’essentiel à Par is, Londr es, Br uxelles et Ber lin. Comment quantifier iez-vous ces
œ uvr es d’ar t afr icaines qui se tr ouvent en Eur ope ?
Quantifier le patrimoine africain ancien dans le monde doit aussi mener à penser les lieux
et territoires où ce patrimoine n’est plus. Car les pièces conservées dans les musées
d'Europe ont laissé derrière elles des absences dont il serait naïf de considérer qu’elles ont
d Europe ont laissé derrière elles des absences dont il serait naïf de considérer qu elles ont
été partout recouvertes par l’oubli. Ces absences, la forme « en creux » des objets
emportés à l’époque coloniale, ont induit des phénomènes mémoriels parfois complexes,
des formes de résilience ou de revendication qu’il faut connaître et comprendre pour saisir
à quel point la question patrimoniale est au cœur de débats politiques contemporains.
Les premières revendications ont en effet été formulées sur le continent africain dès le
Au-delà des États, les musées jouent un r ôle centr al, à l’imag e du Br itish Museum avec
des fr ises du Par thénon. De quel pouvoir disposent-ils, ou non, dans ce pr ocessus ?
Quelles que soient les juridictions nationales, les administrations des musées jouent un
rôle central dans ces débats, notamment parce qu’ils sont les seuls (ou presque) à détenir
les informations relatives aux conditions dans lesquelles se sont formées les collections.
Dans les années 1970, de nombreux musées d’Europe, c’est très bien documenté pour
l’Allemagne, ont menti ou fourni des informations délibérément fausses à leurs autorités
politiques de tutelle en affirmant que leurs collections avaient été acquises dans des
conditions irréprochables. Dans d’autres cas, ils ont fait obstruction au débat en ne
publiant pas leurs collections pour ne pas « éveiller des désirs de revendication » dans ce
qu’on appelait alors le Tiers Monde.
Vous montr ez d’ailleur s que ces musées ne sont g uèr e volubiles sur ce pillag e des
ter r itoir es afr icains dans les différ ents catalog ues pr ésentant les œ uvr es. Quels sont
les pr emier s musées à assumer l’acquisition fr auduleuse de ces œ uvr es et à tr availler
pour un dialog ue nécessair e à la r estitution ?
La transparence sur les modes d’acquisition est un phénomène récent. Certains musées,
comme en France ou en Grande-Bretagne, ont eu assez tôt une culture de l’inventaire
public, avec des indications de provenances assez précises dans ces inventaires, comme
c’est le cas de la base de données du Musée du Quai Branly à Paris, en ligne depuis plus de
dix ans. Mais ces informations sur les collections n’ont jamais été, jusqu’à une époque
récente, accompagnées d’un discours « pro-actif » sur la violence coloniale, sur les
pillages, sur l’absence de consentement des communautés visées en Afrique par la
politique d’extraction culturelle menée par les pays d’Europe. Depuis 2017 environ, en
particulier dans le contexte allemand avec l’inauguration du Humboldt Forum, le musée
ethnologique installé dans une absurde reconstruction du château des rois de Prusse au
centre de Berlin, les musées ont été forcés, sous la pression d’activistes, d’universitaires,
de la classe politique, de reconnaître une part de violence coloniale. Mais difficile d’écrire
qu’ils « l’assument ». Ils la nomment, certains l’exposent (comme les musées de Cologne
ou Leipzig, très actifs dans ce domaine), mais il y a encore du travail avant qu’ils l’ «
assument » pour reprendre votre expression.
Ar tistes, intellectuels et per sonnel politique se sont peu à peu saisis de la question pour
r éclamer la r estitution, à l’imag e du Manifeste culturel panafricain de 1969 qui faisait de
la r écupér ation cultur elle une condition nécessair e à une décolonisation pleine et
entièr e. Quelles ont été les démar ches collectives les plus sig nificatives pour vous ?
D’abord il y a un éditorial paru en janvier 1965 dans Bingo, un mensuel illustré publié à
Dakar et Paris, très lu en Afrique francophone et au sein de la diaspora africaine. Il fait
l’effet d’une bombe dans le milieu des musées européens. « Rendez-nous l’art nègre » :
ainsi est titré le premier appel public pour la restitution générale à l’Afrique de ses biens
culturels. Quelques articles étaient déjà sortis auparavant dans la presse congolaise et
belge. Mais Bingo saisit la question à bras le corps. L’auteur de l’éditorial est le poète,
journaliste et éditeur du magazine Paulin Joachim. Son texte n’est certes pas le résultat
d’une démarche collective, mais il est l’un des premiers à formuler explicitement un
sentiment partagé dans les milieux intellectuels post-indépendance et, à ce titre, on peut
dire qu’il est l’expression d’une pensée collective D’autres initiatives sont le manifeste
dire qu’il est l’expression d’une pensée collective. D’autres initiatives sont le manifeste
panafricain d’Alger en 1969, comme vous le rappelez à juste titre. L’intervention du
président du Zaire, Mobutu Sese Seko à la tribune de l’ONU en 1973, le festival panafricain
Festac 77 à Lagos au Nigeria en 1977. Et puis aussi, à partir de 1976, l’intervention
coordonnée et stratégique de l’UNESCO dans le débat, qui sous la direction du premier
directeur venu d’Afrique, Amadou Mahtar M’Bow et en coopération avec plusieurs médias
européens, va faire un important travail de prise de conscience collective de l’injustice
patrimoniale que représente la rétention, en Europe, de la quasi-totalité du patrimoine
matériel historique des pays anciennement colonisés.
l’imag e des mausolées de T ombouctou, en par tie détr uits par les islamistes en 20 12.
Ces ar g uments vous semblent-ils r ecevables ?
Bien sûr qu’ils sont recevables et importants. Les premiers à attirer l’attention sur les
dangers auxquels sont confrontés certains musées sur le continent africain sont les
responsables de ces musées eux-mêmes, à l’image de Salia Malé, alors directeur du musée
de Bamako au Mali (dans le même pays que Tombouctou, donc), qui nous confiait en 2018,
à Felwine Sarr et moi, qu’il souhaitait absolument que certaines pièces du patrimoine
malien transférées en France à l’époque coloniale soient restituées, mais pas dans
l’immédiat, la situation de guerre lui faisant craindre quotidiennement pour la sécurité de
son musée. Ceci étant dit, il est important de toujours rappeler que l’Afrique est un
immense continent et que le constat qui vaut pour le Mali ne vaut pas pour d’autres Etats
avec des situations politiques stables et des politiques culturelles ambitieuses, tels le
Sénégal ou le Benin, pour ne citer que ces deux exemples, avec l’existence de musées
modernes et de juridictions de protection du patrimoine. Comme le rappelle régulièrement
mon collègue Felwine Sarr : c’est trop facile de toujours réduire l’immense continent
africain à ses foyers de crise et d’ignorer tout ce qui se passe bien, même très bien, par
ailleurs.
ANTHONY GUYON
Enseignant agrégé et docteur en Histoire, Anthony Guyon a consacré sa thèse aux tirailleurs sénégalais
durant l'entre-deux-guerres. Il participe à Nonfiction.fr depuis 2013, y coordonne le pôle Histoire et
anime les entretiens du Regard du Chercheur.
Il est l'auteur de Les tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à jours , Perrin, 2022, puis
s'intéresse aux questions de défense et de sécurité en Afrique de l'Ouest.
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LE REGARD DU CHERCHEUR
Pour mieux aborder des sujets clés en Histoire, Géographie et Géopolitique, Nonfiction.fr a décidé de
faciliter l'association de certains thèmes majeurs à des chercheuses et chercheurs. Si l’objectif
immédiat est d’approfondir certains aspects du programme d’histoire-géographie, géopolitique et
sciences-politiques, il s’agit également d’habituer les futurs étudiants à se tourner vers la parole de
chercheuses et chercheurs reconnus. Les enseignants y trouveront aussi des explications sur des
points essentiels à partir d'ouvrages récents. La rubrique a été lancée en partenariat avec les éditions
Hatier. Ce partenariat se poursuit désormais avec l’APHG et la revue Historiens & Géographes publie
une partie des entretiens.
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