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Histoire
Rendre l’art africain, un enjeu géopolitique
PAR Anthony GUYON LE REGARD DU...

Date de publication • 14 février 2023

La longue bataille de l'Afrique pour s on art. His toire d'une


dé faite pos tcoloniale

Bé né dicte Sa voy

2023
Seuil
304 pages

La restitution à l'Afrique de son patrimoine culturel, conservé en grande majorité dans les
musées européennes, est devenue une question particulièrement sensible.

En novembre 2021, différents objets précieux, confisqués par la France à la fin du XIX e
siècle, ont été resitués au Bénin. Ce geste significatif a permis un approfondissement de la
réflexion sur le retour des biens pris en Afrique par les Européens au cours de la période
coloniale. Après des décennies de déni et d’amnésie, qu’en est-il de cette question sensible
qui mêle de multiples acteurs, et des enjeux politiques, sociaux, économiques ou culturels
variés. L’historienne de l’art Bénédicte Savoy revient sur ces questions, à l’occasion de la
sortie de son dernier livre.

Le patrimoine est désormais l’un des thèmes majeurs dans les programmes de Terminale.
La question de la propriété des œuvres y est posée avec la présence de frises du Parthénon
au British Museum et le patrimoine de Tombouctou permet de pleinement saisir la
dimension géopolitique de la question.

Nonfiction.fr : Votr e livr e est d’abor d par u en allemand en 20 21. Vous montr ez
qu’entr e cette date et la publication en fr ançais, les r estitutions se sont accélér ées
entr e la Fr ance et le Bénin. L’Allemag ne et la Belg ique semblent ég alement pr êtes à
suivr e l’exemple fr ançais. Comment expliquez-vous ce mouvement, qu’il convient bien
sûr de nuancer puisque l’essentiel du patr imoine ar tistique afr icain se tr ouve toujour s
en Eur ope ?

Bénédicte Savoy : Il y a quarante ans déjà, la question de la restitution à l’Afrique de son


patrimoine culturel transféré en Europe à l’époque coloniale était à l’ordre du jour. Des
réclamations ont été formulées. Les pourparlers ont échoué. Ils ont été ensuite oubliés, ou
plutôt activement réprimés par certains acteurs de la vie culturelle, musées en tête.
L’existence de ce premier débat sur les restitutions et l’amnésie qui l’entoure est sans
doute l’une des découvertes les plus surprenantes de ces derniers mois. Dans les années
70, les musées européens et les administrations culturelles ont non seulement réussi à
faire échouer le combat de l’Afrique pour la récupération de son patrimoine culturel, mais
aussi à étouffer le débat public et à effacer la mémoire collective qui lui était liée. La

question revient aujourd’hui dans nos sociétés avec la force décuplée d’un boomerang,
comme le retour d’un refoulé colonial. Mais cette fois elle ne peut plus être ignorée.
Restitution, décolonisation, justice sociale et justice patrimoniale vont main dans la main.

Vous avez, avec Felwine Sar r , r édig é un r appor t pour le pr ésident Emmanuel Macr on
sur la r estitution du patr imoine afr icain en 20 18. Ces collections d’ar t se tr ouvent pour
l’essentiel à Par is, Londr es, Br uxelles et Ber lin. Comment quantifier iez-vous ces
œ uvr es d’ar t afr icaines qui se tr ouvent en Eur ope ?

Telle qu’elle se présente aujourd‘hui, la géographie mondiale du patrimoine matériel de


l’Afrique ancienne est inextricablement liée à celle de l‘occupation du continent par les
Etats européens aux XIXe et XXe siècles. A l‘extraction systématique, au profit des
métropoles coloniales, de ressources naturelles dans les territoires africains colonisés au
Sud du Sahara a correspondu surtout jusqu’aux années 1940 une pratique moins étudiée
mais tout aussi systématique d’extraction de biens culturels au profit des mêmes
métropoles. Cela explique, à l’échelle mondiale, la présence massive de collections
africaines dans les musées d’Europe, non seulement dans les capitales coloniales que
furent Londres (69.000 pièces d’Afrique au Sud du Sahara au seul British Museum), Paris
(69.000 au seul Musée du Quai Branly), Bruxelles (plus de 100.000 au musée de Tervuren)
ou Berlin (75.000) mais aussi dans des capitales régionales de moindre envergure, y
compris dans des pays dépourvus de colonies propres, les musées de Suisse, d’Autriche ou
de Suède s’approvisionnant directement, autour de 1900, dans le surplus d’objets africains
déversés sur le marché de l’art à Londres ou Paris. Au total, si l’on cumule les chiffres
fournis par les musées publics européens, on arrive à plus d’un demi-million de numéros
d’inventaire venant d’Afrique au Sud du Sahara (par comparaison : 50.000 environ dans les
institutions publiques des USA). Nulle part ailleurs qu’en Europe, les musées publics n’ont
accumulé dans leurs réserves et salles d’exposition de masses si considérables de pièces
africaines anciennes.

Quantifier le patrimoine africain ancien dans le monde doit aussi mener à penser les lieux
et territoires où ce patrimoine n’est plus. Car les pièces conservées dans les musées
d'Europe ont laissé derrière elles des absences dont il serait naïf de considérer qu’elles ont
d Europe ont laissé derrière elles des absences dont il serait naïf de considérer qu elles ont
été partout recouvertes par l’oubli. Ces absences, la forme « en creux » des objets
emportés à l’époque coloniale, ont induit des phénomènes mémoriels parfois complexes,
des formes de résilience ou de revendication qu’il faut connaître et comprendre pour saisir
à quel point la question patrimoniale est au cœur de débats politiques contemporains.

Les pr emièr es demandes de r estitution sont inter venues au lendemain des


indépendances. Les États afr icains ont d’ailleur s été r apidement soutenus en ce sens
par les Nations Unies dans leur s demandes. Quels ar g uments ont été opposés à une
r estitution r apide ver s les pays d’or ig ine ?

Les premières revendications ont en effet été formulées sur le continent africain dès le

lendemain des indépendances, lorsqu’autour de 1960, dix-sept colonies françaises, belge,


italienne et britanniques acquièrent – parfois dans une violence extrême – leur
indépendance politique. À Lagos, Kinshasa, Londres ou Paris, des voix se sont alors fait
entendre pour plaider la cause de la restitution, souligner le rôle de la culture dans le
processus de reconnexion collective avec soi-même et défendre une approche de
l’universalisme de l’art qui ne soit pas uniquement occidentale. À partir du milieu des
années 1970, ces revendications africaines ont été relayées par des organisations
internationales telles que les Nations unies. Elles ont bénéficié d’un ample écho médiatique
et causé, partout en Europe, un vaste mouvement de crispation dans le monde du marché
de l’art et des musées. À Berlin-Ouest, en pleine guerre froide, le directeur général des
Musées déclarait publiquement qu’il était « irresponsable de céder au nationalisme des
pays en développement ». A la même époque, son homologue David Wilson, directeur du
British Museum à Londres entre 1977 et 1992, opposait à l’idée de restitution des
arguments juridiques souvent répétés : « Tout ce que nous possédons nous est parvenu
légalement. » Les dangers du nationalisme – des autres – et le bon vieux droit commun :
tels étaient, déjà, il y a presque un demi-siècle, les arguments avancés en Europe pour
tenter d’invalider les demandes de l’Afrique, d’étouffer le débat et d’empêcher toute
solution. D’autres arguments tournaient autour de l’idée de sauvetage (si les Européens
n’avaient pas tout emporté, plus rien de ces trésors n’existeraient aujourd’hui), ou
mettaient en avant une présomption d’incapacité des Africains à s’occuper eux-mêmes de
leur patrimoine, et même de reconnaitre la valeur de ce patrimoine. Ces arguments pervers
n’ont pas empêché, en Afrique comme en Europe, certains représentants de la société
civile, des médias et de la sphère politique de poursuivre leur travail de réclamation et
d’information pendant plusieurs décennies

Au-delà des États, les musées jouent un r ôle centr al, à l’imag e du Br itish Museum avec
des fr ises du Par thénon. De quel pouvoir disposent-ils, ou non, dans ce pr ocessus ?

Quelles que soient les juridictions nationales, les administrations des musées jouent un
rôle central dans ces débats, notamment parce qu’ils sont les seuls (ou presque) à détenir
les informations relatives aux conditions dans lesquelles se sont formées les collections.
Dans les années 1970, de nombreux musées d’Europe, c’est très bien documenté pour
l’Allemagne, ont menti ou fourni des informations délibérément fausses à leurs autorités
politiques de tutelle en affirmant que leurs collections avaient été acquises dans des
conditions irréprochables. Dans d’autres cas, ils ont fait obstruction au débat en ne
publiant pas leurs collections pour ne pas « éveiller des désirs de revendication » dans ce
qu’on appelait alors le Tiers Monde.

Vous montr ez d’ailleur s que ces musées ne sont g uèr e volubiles sur ce pillag e des
ter r itoir es afr icains dans les différ ents catalog ues pr ésentant les œ uvr es. Quels sont
les pr emier s musées à assumer l’acquisition fr auduleuse de ces œ uvr es et à tr availler
pour un dialog ue nécessair e à la r estitution ?

La transparence sur les modes d’acquisition est un phénomène récent. Certains musées,
comme en France ou en Grande-Bretagne, ont eu assez tôt une culture de l’inventaire
public, avec des indications de provenances assez précises dans ces inventaires, comme
c’est le cas de la base de données du Musée du Quai Branly à Paris, en ligne depuis plus de
dix ans. Mais ces informations sur les collections n’ont jamais été, jusqu’à une époque
récente, accompagnées d’un discours « pro-actif » sur la violence coloniale, sur les
pillages, sur l’absence de consentement des communautés visées en Afrique par la
politique d’extraction culturelle menée par les pays d’Europe. Depuis 2017 environ, en
particulier dans le contexte allemand avec l’inauguration du Humboldt Forum, le musée
ethnologique installé dans une absurde reconstruction du château des rois de Prusse au
centre de Berlin, les musées ont été forcés, sous la pression d’activistes, d’universitaires,
de la classe politique, de reconnaître une part de violence coloniale. Mais difficile d’écrire
qu’ils « l’assument ». Ils la nomment, certains l’exposent (comme les musées de Cologne
ou Leipzig, très actifs dans ce domaine), mais il y a encore du travail avant qu’ils l’ «
assument » pour reprendre votre expression.

Ar tistes, intellectuels et per sonnel politique se sont peu à peu saisis de la question pour
r éclamer la r estitution, à l’imag e du Manifeste culturel panafricain de 1969 qui faisait de
la r écupér ation cultur elle une condition nécessair e à une décolonisation pleine et
entièr e. Quelles ont été les démar ches collectives les plus sig nificatives pour vous ?

D’abord il y a un éditorial paru en janvier 1965 dans Bingo, un mensuel illustré publié à
Dakar et Paris, très lu en Afrique francophone et au sein de la diaspora africaine. Il fait
l’effet d’une bombe dans le milieu des musées européens. « Rendez-nous l’art nègre » :
ainsi est titré le premier appel public pour la restitution générale à l’Afrique de ses biens
culturels. Quelques articles étaient déjà sortis auparavant dans la presse congolaise et
belge. Mais Bingo saisit la question à bras le corps. L’auteur de l’éditorial est le poète,
journaliste et éditeur du magazine Paulin Joachim. Son texte n’est certes pas le résultat
d’une démarche collective, mais il est l’un des premiers à formuler explicitement un
sentiment partagé dans les milieux intellectuels post-indépendance et, à ce titre, on peut
dire qu’il est l’expression d’une pensée collective D’autres initiatives sont le manifeste
dire qu’il est l’expression d’une pensée collective. D’autres initiatives sont le manifeste
panafricain d’Alger en 1969, comme vous le rappelez à juste titre. L’intervention du
président du Zaire, Mobutu Sese Seko à la tribune de l’ONU en 1973, le festival panafricain
Festac 77 à Lagos au Nigeria en 1977. Et puis aussi, à partir de 1976, l’intervention
coordonnée et stratégique de l’UNESCO dans le débat, qui sous la direction du premier
directeur venu d’Afrique, Amadou Mahtar M’Bow et en coopération avec plusieurs médias
européens, va faire un important travail de prise de conscience collective de l’injustice
patrimoniale que représente la rétention, en Europe, de la quasi-totalité du patrimoine
matériel historique des pays anciennement colonisés.

Les opposants à la r estitution évoquent souvent la question de la conser vation de ces


œ uvr es dans des conditions optimales en Afr ique ou encor e les r aisons sécur itair es, à

l’imag e des mausolées de T ombouctou, en par tie détr uits par les islamistes en 20 12.
Ces ar g uments vous semblent-ils r ecevables ?

Bien sûr qu’ils sont recevables et importants. Les premiers à attirer l’attention sur les
dangers auxquels sont confrontés certains musées sur le continent africain sont les
responsables de ces musées eux-mêmes, à l’image de Salia Malé, alors directeur du musée
de Bamako au Mali (dans le même pays que Tombouctou, donc), qui nous confiait en 2018,
à Felwine Sarr et moi, qu’il souhaitait absolument que certaines pièces du patrimoine
malien transférées en France à l’époque coloniale soient restituées, mais pas dans
l’immédiat, la situation de guerre lui faisant craindre quotidiennement pour la sécurité de
son musée. Ceci étant dit, il est important de toujours rappeler que l’Afrique est un
immense continent et que le constat qui vaut pour le Mali ne vaut pas pour d’autres Etats
avec des situations politiques stables et des politiques culturelles ambitieuses, tels le
Sénégal ou le Benin, pour ne citer que ces deux exemples, avec l’existence de musées
modernes et de juridictions de protection du patrimoine. Comme le rappelle régulièrement
mon collègue Felwine Sarr : c’est trop facile de toujours réduire l’immense continent
africain à ses foyers de crise et d’ignorer tout ce qui se passe bien, même très bien, par
ailleurs.

ANTHONY GUYON

Enseignant agrégé et docteur en Histoire, Anthony Guyon a consacré sa thèse aux tirailleurs sénégalais
durant l'entre-deux-guerres. Il participe à Nonfiction.fr depuis 2013, y coordonne le pôle Histoire et
anime les entretiens du Regard du Chercheur.

Il est l'auteur de Les tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à jours , Perrin, 2022, puis
s'intéresse aux questions de défense et de sécurité en Afrique de l'Ouest.

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LE REGARD DU CHERCHEUR

Pour mieux aborder des sujets clés en Histoire, Géographie et Géopolitique, Nonfiction.fr a décidé de
faciliter l'association de certains thèmes majeurs à des chercheuses et chercheurs. Si l’objectif
immédiat est d’approfondir certains aspects du programme d’histoire-géographie, géopolitique et
sciences-politiques, il s’agit également d’habituer les futurs étudiants à se tourner vers la parole de
chercheuses et chercheurs reconnus. Les enseignants y trouveront aussi des explications sur des
points essentiels à partir d'ouvrages récents. La rubrique a été lancée en partenariat avec les éditions
Hatier. Ce partenariat se poursuit désormais avec l’APHG et la revue Historiens & Géographes publie
une partie des entretiens.

Les entretiens sont menés par Anthony Guyon.

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