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Quel avenir pour l'art contemporain en Afrique après l'exposition Africa Remix?

3- Africa Remix : échec d'une exposition « géographique » ou nouvelle posture face à l'art
contemporain africain ?

Dans son texte d'introduction, Simon Njami suggére que c'est « à travers les oeuvres et elles seules
qu'apparaîtront les réponses, ou du moins les pistes d'une réflexion renouvelée »81. Nous avons vu
dans la partie descriptive de cette exposition qu'en dehors de la sélection des artistes qui était
soumise à la fois aux visions particulières et subjectives des commissaires ainsi qu'à des critéres
conceptuels propres à l'Occident, la scénographie ne participait pas à mettre en valeur les oeuvre
d'Africa Remix. D'un point de vue théorique, nous allons voir, en retraçant un historique des
principales expositions sur l'art Africain, si cette exposition propose réellement « les pistes d'une
réflexion renouvelée ».

A. Historique des principales expositions « africaines »

Dans cette partie, j'essaierai de donner un aperçu non exhaustif mais néanmoins précis des
expositions qui ont contribué à écrire l'histoire de l'art contemporain africain. Émaillée d'évènements
particuliers et des visions personnelles de ceux qui ont contribué à l'écrire, elle prend sa source aprés
les Indépendances, à partir des années 196082. Cette position est infirmée par une exposition
comme The Short Century. Independance and Liberation Mouvements in Africa 1945-1994,
exposition itinérante qui interrogeait l'histoire d'un art moderne africain qui serait né au moment des
Indépendances. Le parti pris que nous avançons ici sera de considérer les expositions qui nous
semblent sortir de certains lieux communs ethnologiques ou historiques et qui proposent une vision
singulière de l'art africain de leur époque. Cette étude nous permettra aussi de mettre à jour les
divergences entre les conceptions anglo-saxonnes et européennes et de retranscrire la pluralité des
démarches et des concepts qui composent cette histoire.

Marie-Laure Bernadac souligne le caractère « aventureux du domaine dans lequel on travaille, dans
la mesure oü il n'y a pas encore de repéres ni de théories pour étayer le

choix artistiques et définir des concepts »83. Pourtant, dès 1966, Léopold Sédar Senghor crée le
premier FESMAN à Dakar, avec pour objectif de « parvenir à une meilleure compréhension
internationale et interraciale, d'affirmer la contribution des artistes et des écrivains noirs aux grands
courants universels de pensée et de permettre aux artistes noirs de tous les horizons de confronter
les résultats de leurs recherches ». Cet évènement sera à la base de la création de nombreuses
structures en Afrique par des africains et de l'avènement d'initiatives pour montrer l'art africain aux
africains (trop peu à notre avis et c'est là tout l'objet de notre démonstration). Pourtant, il semble
falloir effectivement attendre les années 1980 pour que l'Occident élargisse sa définition de l'art
contemporain africain. La première grande exposition qui viendra jalonner cette histoire est
Primitivism in 20th art : Affinity of the tribal and the modern au Museum of Modern Art de New-York
en 1984. Se fait sentir alors une volonté de confronter les influences des artistes modernes
Occidentaux aux objets de leur inspiration, et de révéler la puissance inspiratrice des oeuvres qui les
ont influencées. Tribal, primitif, l'art africain commence à manifester son importance dans l'art de
l'Occident, pas encore pour ses caractéristiques propres, mais pour sa propension à inspirer les
artistes Occidentaux. « La définition du monde n'est plus l'apanage exclusif des pays riches. [...] La
nécessité d'enfin parler de l'art africain semble de plus en plus une évidence. Á la contextualisation
ethnographique doit se substituer la décontextualisation84. » Nous pouvons noter tout de même
deux expositions qui ont tenté de montrer l'art contemporain africain sur le continent européen
avant les années 1980 : Contemporary African Art à Londres en 1967 et Art sénégalais d'aujourd'hui
aux Galeries Nationales du Grand Palais à Paris en 1974. Mais c'est avec l'emblématique Magiciens
de la terre, en 1989, que cette « catégorie » devient vraiment un genre, et un enjeu pour les
commissaires d'expositions européens. Cette manifestation, « premiere exposition d'art
contemporain africain » selon son commissaire Jean-Hubert Martin, apporte un regard nouveau en
associant des artistes et des artisans africains, autour de critères géographiques et temporels. Elle
associe aussi des artistes d'Afrique mais aussi de l'Occident. Elle ne semble pas avancer de critères
esthétiques précis pour rassembler ces artistes (si ce n'est l'aspect magique et sensationnel des
oeuvres qu'elle présente). Le

commissaire préfèrera d'ailleurs le terme de créateur à celui d'artistes pour présenter les
participants. Cette exposition, très critiquée, et qui a peut-être valu le poste de directeur du Centre
Pompidou à Jean-Hubert Martin, s'est vue reprochée sa vision primitiviste et trop proche des arts
traditionnels ou artisanaux d'Afrique, replongeant ainsi l'art africain dans une vision ethnologique et
primitiviste de l'art. Elle a permis en revanche de créer une réelle solidarité entre le continent noir et
le reste du monde, par le biais de la magie et de la beauté mystique des oeuvres exposées révélées
au grand public. Á partir de là, la question : « qu'est-ce que l'art africain contemporain ? » a pu être
posée, et de plus en plus d'expositions ont tenté d'y répondre. L'initiation de la biennale de Dakar est
d'ailleurs arrivée à point nommé pour donner un point de repère continental à ces questions, dans
un contexte flou et incertain, désorienté par l'apparition de cette nouvelle « catégorie » à classer ou
à explorer. Cette manifestation dont le but est de promouvoir les arts aborde dans un premier temps
la littérature (1990), puis les arts plastiques en 1992. Dak'art s'ouvre depuis peu à peu aux artistes
d'Afrique du Nord, à ceux de la diaspora, et tente tant bien que mal de survivre face aux difficultés
politiques qui l'enserre. Elle tient en tout cas le haut du pavé, et reste à l'heure actuelle la seule
biennale d'art contemporain pérenne du continent, complétée par les rencontres photographiques
de Bamako dirigées par Simon Njami depuis 1997. On a vu cette année émerger la foire Joburg Art
Fair à Johannesburg à l'initiative de Simon Njami et la biennale du Caire continue à se produire. Mais
depuis la disparition de la biennale de Johannesburg en 199785, le grand continent peine à voir
émerger et perdurer des évènements d'envergure liés à l'art contemporain. Pourtant que ce soit en
Afrique, en Europe ou sur le continent Américain, les points de vue se sont multipliés depuis les
années 1980. Alors que des expositions comme Africa Hoy / Africa Now de la collection Jean Pigozzi
ou Neue Kunst aus Afrika ont tenté de prouver « la qualité et l'originalité » de l'art africain,
l'exposition Africa Explores the 20th Century de Susan Vogel en 1991 à New York a fait voler en
éclats les conceptions ethnographiques de ses prédécesseurs. Elle rassemblait plus de cent trente
oeuvres et Susan Vogel proposait de les classer suivant cinq thèmes : l'art traditionnel, le nouvel art
fonctionnel, l'art urbain, l'art international et l'art révolu. Le propos était de montrer un siècle d'art
africain, - libre au spectateur de faire le tri sans cadre théorique et esthétique précis -, quitte à se
rapprocher

formellement d'un cabinet de curiosité plutôt que d»une véritable traduction du fait contemporain
africain. Après cette exposition « post-ethnographique », vient une autre exposition plus «
géographique » : Seven Stories about Modern Art à Londres en 1995. Organisée par Clémentine
Deliss et précédée de séminaires et de discussions à la Whitechapel Gallery, elle aborde l'art
contemporain africain par le biais de 7 pays (Nigéria, Soudan, Sénégal, Ouganda, Afrique du Sud,
Ethiopie et Kenya) qui deviennent des sections dont le choix et la présentation des oeuvres sont
confiées à sept commissaires (ou artistes) différents. Cette exposition propose une pluralité des
regards plutôt qu'une vision unique et introduit une liberté supplémentaire dans la conception des
expositions « africaines ». D'autres expositions marqueront l'écriture de cette histoire comme
Fusion : West African Artists at the Venice Biennale organisée par Susan Vogel et présentée à la
50ème Biennale de Venise en 1993. Cette exposition propulse sur LA scene de l'art contemporain
mondial des artistes africains (la biennale n'avait accueilli, depuis sa création, qu'une fois des artistes
africains), comme par la suite celle de la biennale 2001 : Authentic / Ex-centric d'Olu Oguibé et Salah
Hassan ou Fault Lines, Contemporary African Art and Shifting Landscapes par Giliane Tawadros,
commissaire d'origine égyptienne (biennale de Venise, 2003). La 52ème biennale internationale d'art
contemporain de Venise présentait pour la première fois de façon officielle dans sa programmation,
un Pavillon Africain. Check-List Luanda Pop consacrait 30 artistes issus de la collection Sindika Dokolo,
la première collection africaine privée d'art contemporain située à Luanda, Angola. Simon Njami et
Fernando Alvim, directeurs de la Triennale de Luanda, ont conçu ce projet comme un manifeste dont
l'objet essentiel était « l'expression, loin des modes ou des conventions établies. Check-List est un
espace de réflexion, de confrontation et de proposition ». Pourtant se satisfaire de l'adage selon
lequel l'oeuvre d'art parlerait d'ellemême, c'est oublier qu'un manifeste artistique se doit d'être
porteur d'une révolution d'ordre esthétique ou conceptuelle. Et à ce titre, cette exposition manquait
de structuration dans le discours, même si, lors de cet évènement, l'attribution du Lion d'Or au
portraitiste malien Malick Sidibé viendra consacrer les artistes africains comme faisant partie
intégrante de cette nouvelle carte mondiale de l'art. Pour revenir aux expositions qui ont contribué à
écrire cette histoire de l'art contemporain africain, nous pouvons évoquer aussi The Short Century en
2001 organisée par la commissaire d'origine soudanaise Salah Hassan qui tentait d'esquisser une
histoire de la modernité africaine et l'exposition Museum of 100

Days, d'Okwui Enwezor à la Documenta XI de Kassel la même année. Unpacking Europe présentée à
Rotterdam en 2001 dont Salah Hassan et Iftikhar Dadi étaient les commissaires, proposait quant à
elle un regard critique sur l'histoire de l'Europe. Elle interrogeait sa relation avec les autres peuples, et
aussi les enjeux d'une tentative de définition de l'identité européenne actuelle. D'ailleurs, lors d'un
entretien avec Okwui Enwezor, Simon Njami lui avait suggéré, comme thématique de la Documenta
de Kassel en 2001, d'imaginer les pérégrinations en Occident d'un commissaire africain qui
ramènerait un échantillon de l'art non africain pour cette exposition. Le commissaire se plaçait ainsi
dans la position d'un missionnaire ou d'un scientifique proposant une vision ethnologique d'une
civilisation, à la manière dont les Occidentaux ont procédé en Afrique durant de nombreuses
décennies. Pour la Documenta XI de Kassel, Okwui Enwezor a finalement opté pour la présentation
de cinq plateformes de réflexions en marge des oeuvres. Ces plateformes abordaient le contexte
socio-économique, politique et historique de celles-ci : 1) la démocratie inachevée ; 2) la justice
transitionnelle et le processus de vérité et de réconciliation ; 3) créolité et créolisation ; 4) quatre
villes en état de siège : Freetown, Johannesburg, Kinshasa et Lagos ; 5) l'exposition elle-même86 .
Cette présentation faisait pénétrer pour la premiere fois une exposition d'art contemporain africain
dans une dimension proche des Cultural Studies anglo-saxonnes. On peut y voir là la différence
majeure avec d'autres expositions européenne qui n'ont pas mené, à ma connaissance, une réflexion
aussi poussé sur le contexte historique et politique de l'art contemporain africain.

Enfin, nous pouvons conclure que certaines expositions ont tenté d'éviter les pièges des idées reçues
et des notions faciles en proposant des visions plus centrées sur un sujet en particulier ou au
contraire plus ouvertes sans enfermer les artistes dans une problématique précise. Nous pensons
alors à Gendered Visions : The Art of Contemporary Africana Women Artists en 1996 à New York par
Salah Hassan ou aux expositions d'Olivier

Sultan plus engagées comme Des hommes sans Histoire : Histoire et spoliation des biens culturels à
travers les oeuvres d'artistes contemporains ou Africa Urbis, toutes deux au Musée des Arts Derniers
à Paris en 2005 et 2006. Olivier Sultan, électron libre de l'art contemporain africain, a créé le Musée
des Arts Derniers à Paris en 2003 dans le XVe arrondissement de Paris et lui a donné pour mission
d'offrir une autre vision de la création africaine, « actuellement en plein renouveau ». « Les artistes
africains d'aujourd'hui s'approprient les techniques contemporaines (vidéo, photo, installation,
performance) et opérent un mouvement constant entre leur continent et l'Occident, rencontrant
ainsi un nouveau public international. S'ils sont déjà connus dans les pays anglo-saxons et par les
amateurs d'art africain, ces créateurs sont parfois promus sous une étiquette ethnique, comme si
l'origine était ici le seul critére d'appréciation d'un artiste, avant même que l'on se pose la question :
quelle est leur démarche artistique singulière ? Il nous a semblé urgent d'ouvrir un espace de qualité
qui leur soit consacré, afin de renforcer la place de la production artistique des plasticiens africains et
surtout contemporains sur la scène internationale87. » Oliver Sultan fait partie d'un groupe de
passionnés, tout comme Aude Minard avec sa galerie / appartement La Galerie Africaine, qui tentent
de donner une autre dimension à l'art contemporain africain, avec des lieux autogérés et dégagés de
certaines contraintes institutionnelles. Ces expositions sont plus modestes, certes, mais elles existent
et participent elles aussi à écrire cette histoire de l'art contemporain africain. « Il n'existe pas une
mais des Afriques. Il s'agit alors d'entendre le terme d' « art contemporain africain » dans l'acception
d'une pluralité d'identités artistiques qui se côtoient et se rencontrent sur l'acte même de créer, au-
delà de tout dénominateur commun, instauré par paternalisme ou ethnocentrisme. C'est l'un des
objectifs de cette exposition : donner à voir l'écriture de chaque artiste comme témoin d'un travail et
d'un savoir au présent sur la matière, les formes, la lumière, à rebours des clichés réducteurs d'une
Afrique « exotique.88»
Bref, chacune de ces expositions, à partir des Magiciens de la terre, a tenté de donner sa vision de
l'Afrique ou des Afriques en essayant d'éviter le piège des idées reçues et des « clichés réducteurs ».
Les projets cités ont eu pour conséquence d'ancrer un

discours théorique sur des bases contemporaines qui faisaient défaut aux interprétations que
générait l'art africain. Les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur des espérances des uns et des
autres, mais l'Afrique a été donnée à voir, sous différentes formes, et un véritable débat a été
alimenté durant ces dernières années sur ce qu'est l'art africain contemporain et surtout sur la
manière dont nous, Occidentaux, d'origine africaine ou non, le concevons. Mais il est peut-être
temps de dépasser aujourd'hui ces tentatives de rapprochement entre l'art international et l'art
africain et d'intégrer l'Afrique non pas comme un miroir de nous même (c'était d'ailleurs le theme de
la dernière biennale de Dakar), mais comme un autre nous même, en privilégiant les expériences
individuelles et en sortant d'une certaine territorialité. C'est ce que tentait de faire Africa Remix en
mettant « en avant les individus, plutôt que de les noyer dans les brumes d'un débat qui ne les
concerne pas nécessairement »89.

Nous allons étudier maintenant les principales critiques adressées à cette exposition pour pouvoir en
dresser un bilan et envisager l'après Africa Remix. Enfin, nous appuierons notre regard critique sur
cette exposition en proposant notre vision des voies à suivre pour un renouvellement de l'art
contemporain en Afrique et en dehors de l'Afrique.

89 Simon Njami, « Chaos et métamorphoses », op.cit., p.3.

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