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LES NOUVELLES EDITIONS AFRICAJNES


La publication de cet ouvrage
a été rendue possible grâce à la contribution
de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique
19, avenue de Messine, 75008 PARIS
dans le cadre de son programme
•• Promotion des cultures nationales »
ART NÈGRE
ET
CIVILISATION
DE L'UNIVERSEL
Si vous désirez être tenu au courant de nos publications, il vous
suffit de nous adresser votre carte de visite à :
Nouvelles Editions Africaines, B.P. 260 - 10, rue Thiers -
Dakar (Sénégal).
Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre
part, notre catalogue où se trouvent présentées toutes les
nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

<CICopyright Les Nouvelles Éditions Africaines 1975 - Dakar-Abidian,

ISBN 27236-0084 - X.
NOTEDE L'ÉDITEUR
Au mois de mai 1972, alors que le Musée dynamique abritait une
exposition des principales œuvres de Picasso, un important colloque
réunissait, dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale sénégalaise, d'émi-
nentes personnalités autour du thème «PICASSO, ART NEGRE ET
CIVILISA TION DE L'UNIVERSEL ».
Au cours de ce colloque ouvert par M. Alioune SÈNE, Ministre
sénégalais de la Culture, des communications, de haute portée culturelle,
furent faites par Messieurs :
Carlos AREAN
Pierre DAIX
Roger GARAUDY
Doudou GUEYE
Jean LAUDE
Alassane NDAW
René PASSERON
Papa Ibra T ALL
Suivirent, à chaque fois, des débats féconds auxquels participèrent
de nombreux dntellectuels et artistes dont le Révérend Père Engelbert
M'VENG,M. Mohamed AzIZAet M. Gérard BOSIO.
Ce livre constitue le rapport, sinon le résumé de cet événement qui
éclaire mieux que tout autre l'apport de I'art nègre à la civilisation de
l'universel,

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COLLOQUE SUR PICASSO, ART NEGRE
ET CIVILISATION DE L'UNIVERSEL •••
.••POURQUOI? (1)

M. Alioune SÈNE
Ministre de la Culture de la République du Sénégal

Encore une fois, voilà que Dakar, situé au carrefour des grands
courants de pensée, accueille aujourd'hui un colloque destiné à l'Art :
au langage de la Beauté comme support de la fraternité des cultures.
Déjà, le mois dernier, le Chef de l'Etat, du haut de cette tribune,
annonçait l'événement devant les membres du Conseil économique et
social en parlant' de la venue de l'œuvre de Picasso en Nigritie.
Il y a seulement trois jours, le Premier Ministre soulignait, ici même,
devant les membres de l'Assemblée Nationale, la place de l'Art dans
la politique culturelle du Gouvernement Sénégalais.
Les deux faits que voilà et notre présence ici, en ce haut lieu qui
abrite une institution fondamentale de notre République, prouvent élo-
quemment l'intérêt que le Sénégal attache à l'Art au milieu des muta-
tions et des exigences que nous impose le développement économique
et social. Car nous savons qu'il nous faut être nous-mêmes, dans notre
dignité et notre identité d'hommes du :,ne siècle pour être des produc-
teurs de civilisation.
A cet égard, l'Art, qui est un langage commun, une interrogation
de l'univers cosmique et des forces obscures du destin peut nous aider
à donner une réponse plus humaine au drame de notre existence. C'est
le sens même de l'humanisme. Du reste, c'est la signification profonde
de ce colloque qui rassemble d'éminents spécialistes venus d'Afrique
noire, d'Europe, du Maghreb arabe et d'Amérique du Nord pour réflé-
chir sur les rapports entre l'art nègre et l'art occidental dans la pers-
pective d'une convergence des valeurs permanentes de l'esprit.
Nous avons voulu situer cette confrontation entre l'art nègre et l'art
occidental dans le cadre d'un dialogue qui engage et qui mobilise la foi
et la raison pour réconcilier l'homme avec l'homme par delà les préjugés
du passé et les vicissitudes de l'histoire. Il s'agit, pour nous, une fois
de plus, de montrer que l'Art nègre est un art majeur qui a eu des
contacts, des échanges et des influences réciproques avec les arts des

(1) Le titre est de l'éditeur. Il s'agit en effet du discours d'ouverture prononcé


par M. Alioune SÈNE.

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autres parties du monde à travers l'aventure des siècles. Faut-il remon-
ter jusqu'à l'Egypte pharaonique ou jeter un regard sur les têtes de
bronze d'Hé et du Bénin, les terres cuites de Sao, les statuettes Dogon,
les masques Baoulé ou Fang, les figurines Baluba, en un mot, sur tout
ce patrimoine artistique que nous avons hérité de nos ancêtres? Cela
a déjà fait l'objet des assises du colloque sur l'Art nègre qui s'était tenu
ici, en ce lieu même, lors du premier Festival Mondial des Arts Nègres.
Un prochain colloque, qui sera organisé par l'Institut culturel Afri-
cain, Malgache et Mauricien (I.C.A.M.) sur l'enseignement de l'art
africain, se penchera sur ces questions depuis la Préhistoire jusqu'à nos
jours.
Nous avons voulu axer le thème de ce colloque plus spécialement
sur le domaine des arts plastiques pour ne pas parler de la musique,
de la danse et des autres formes d'art qui ont déjà fait l'objet d'impor-
tantes communications lors du Premier Festival Mondial des Arts
Nègres.
Nous avons voulu, plus précisément, montrer que les peintres,
précurseurs de l'art moderne, comme Vlaminck, Derain, Matisse, Modi-
gliani, Picasso, ont su découvrir le langage plastique de la sculpture
africaine « au delà du visible » pour traduire son message à travers leur
vision.
L'Art nègre, une fois révélé en Occident, devait aussi être célébré
par les poètes surréalistes et des écrivains tels qu'Apollinaire, André
Salmon, Tristan Tzara et Blaise Cendrars.
Les artistes d'Europe devaient trouver dans l'art nègre un nouvel
élan d'audace et une source féconde de créativité.
Désormais, l'art nègre avait pris place dans l'univers artistique de
l'Occident où le grand maître, Picasso, dont les Sénégalais ont pu admirer
les œuvres, devait se montrer comme le grand génie de la. peinture
moderne, celui qui a « su prendre son propre siècle sur les épaules ».
Mais si l'art nègre a ses admirateurs, ses spécialistes et ses critiques
en Europe, l'on sait que c'est en Afrique même que se trouvent ses
dépositaires, ses créateurs, ses défenseurs pour ne pas dire ses militants,
qui sont ceux de la Négritude.·
Parmi les penseurs et les théoriciens noirs qui ont su restituer à l'art
nègre les dimensions de sa dignité et les ressorts de son autorité, citons
au tout premier rang, Léopold Sédar SENGHOR,Aimé CESAIRE,Alioune
DIOP et le Révérend Père Englebert M'VENG qui est ici, présent
parmi nous.
Lors du Premier Festival Mondial des Arts Nègres, Léopold Sédar
SENGHOR,qui en a été le promoteur, avait su dégager, en des accents
sublimes, les constantes de l'art négro-africain :
- l'art négro-africain, mystique et métaphysique, est sous-réaliste
car se référant à la sous-réalité des étants :

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- situé aux antipodes de l'art pour l'art, il tend à l'épanouisse-
ment et à ,la réalisation de l'Homo sapiens par 'l'activité créa-
trice ;
s'attachant à la recherche de l'essentiel, il recourt au symbolisme
et à la stylisation;
son caractère dominant est le rythme.
Pour Léopold Sédar SENGHOR, c'est à partir de ces bases que l'aven-
ture de l'art nègre doit se poursuivre et évoluer. Mais, en même temps,
le poète de la Négritude préconise qu'un tel enracinement s'accom-
pagne de l'ouverture la plus large possible aux apports fécondants des
autres cultures.
Si l'on considère maintenant la vision de l'art nègre qu'ont eue
ceux qui ont tant contribué par leurs œuvres à son rayonnement hors
d'Afrique, notamment des hommes comme Matisse ou Picasso, on cons-
tate d'abord que pour eux la découverte de notre art a porté, au-delà
de l'audace, voire de la provocation, le signe d'une rupture. A l'appa-
rence optique, idéalisée et harmonisée, opposant l'artiste-sujet à la réalité-
objet, le créateur européen va désormais préférer, comme l'écrit M. Do-
rival dans Les étapes de la peinture française, « l'expression de l'instinct
à celle de la sensibilité », De même va-t-il s'efforcer d'abandonner l'imi-
tation de la nature pour mieux prendre possession de la vie, rendre la
continuité temporelle dans sa réalisation, transmettre un ensemble de
sensations, concrétiser, en un mot, ainsi que l'indique M. Jean Laude
dans son ouvrage monumental sur « La Peinture française et l'Art nè-
gre », « une saisie inédite du monde visible et tangible »,
C'est donc dans ces conditions que l'art européen put entrer en dia-
logue avec l'art nègre et engendrer des œuvres modernes, riches et den-
ses telles que celles de Pablo Picasso. Mais sans doute, cette rencontre
fut-elle moins fortuite ou épisodique que d'aucuns veulent le dire. Elle
ne mit pas brutalement en présence le « primitivisme )' d'une part et une
impasse esthético-culturelle de l'autre. Elle eut au contraire le caractère
d'une interfécondation sur le plan le plus élevé et la valeur d'une com-
posante dans le processus d'évolution de l'Art mondial. Ce dépassement,
ce mouvement sur le chemin de l'Art universel répondait à une attente
de la condition humaine pour une connaissance mutuelle des valeurs
de civilisation des hommes dans la diversité et la complémentarité de
leur différence.
Dès lors, peut-on dire, à l'heure où va s'achever au Musée Dynami-
que la première exposition africaine de Picasso, que l'art nègre, à tra-
vers l'originalité de son expression, a apporté une contribution indispen-
sable à l'avènement de l'art moderne ?
Cependant, il ne faudrait pas, pour autant, que les artistes africains
s'endorment sur leurs lauriers et se figent dans une attitude stérilisante.
Et là, je voudrais, sans empiéter sur vos travaux, dire un mot du pré-
sent. En Occident, les artistes s'inspirent maintenant de l'évolution des
technologies pour élargir leurs moyens d'expression : on emploiera ain-

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si l'aluminium, le plastique, voire l'électronique. Pour nous, qui ne vi-
vons pas dans des sociétés industrielles avancées, le souci de notre au-
thenticité ne saurait nous entraîner dans des voies comparables sous
peine de nous renier. Il nous faut donc, je l'ai dit, progresser, mais avec
nos! propres moyens. C'est là, sans doute, qu'il convient de souligner
l'importance de rencontres comme celle-ci qui, en nous permettant de
faire le point, imposent aussi aux spécialistes et observateurs étrangers
de mieux saisir les réalités de notre développement culturel.
Mesdames, Messieurs, vous me permettrez de remercier tous ceux
qui ont contribué à la tenue de ce colloque.
Notre gratitude va, tout d'abord, à Monsieur le Président de la
République, qui a bien voulu accepter de parrainer cette manifestation
et qui me charge de vous transmettre ses vœux de succès pour vos tra-
vaux.
Nos remerciements s'adressent à Monsieur le Président de l'Assem-
blée nationale, à l'obligeance de qui nous devons de pouvoir tenir ces
assises dans une salle aussi grandiose.
Nous remercions tous les auteurs des communications centrales :
MM. Roger GARAUDY,Pierre DAIX, Jean LAUDE,qui, retenu par des
tâches professionnelles, n'a malheureusement pu venir se joindre à nous.
Alassane NDAW,Papa Ibra TALL et Doudou GUEYEet de façon géné-
rale tous les participants qui, durant ces deux jours, voudront bien en-
richir, par leurs interventions, nos débats.
Nos remerciements vont enfin, à tous ceux qui ont bien voulu ré-
pondre à l'invitation de la Culture.
Puisse ce colloque, s'inscrire sur l'itinéraire qui fera accéder à l'au-
dience internationale, l'expression de nos arts, dans la mesure où ils
traduisent les soucis et les aspirations, les expériences et les joies de nos
peuples, éclairés par les épreuves, les espoirs et les espérances d'un
monde en pleine transformation.
Puisse ce colloque vous donner la certitude que la Négritude est,
pour nous, une puissance de libération, une éthique militante de la fra-
ternité et de la solidarité, en même temps que le message de notre in-
time personnalité qui anime et informe notre démarche sur le chemin
de la Civilisation de l'Universel.

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PICASSO ET L'ART NEGRE

M. Pierre DAIX

Pourquoi revenir sur le débat qui dure depuis soixante ans, tou-
chant les rapports entre PICASSOet l'art nègre ?
D'abord, parce qu'en 1972, les enjeux mêmes de ce débat et son his-
toire sont instructifs pour qui cherche à comprendre la crise ouverte
dans la civilisation d'Europe Occidentale, quand celle-ci a dû admettre
qu'elle n'était pas la seule détentrice du progrès humain, de l'avenir de
l'art, du monopole de la culture.
Ensuite, et surtout, parce que ce débat s'est mené à l'aide de quel-
ques œuvres choisies ou isolées de PICASSO,dans une conception de
l'art qui refusait d'y voir le travail d'élaboration, de transformation des
données sensibles en autre chose qui serait peinture, écriture plastique.
PICASSOest peut-être le peintre qui a le mieux compris, et précisément
dès le temps de ses 25 ans qui nous intéresse, que son travail de peintre
n'était pas seulement l'œuvre aboutie comme on dit, mais déjà les cen-
taines de dessins, les esquisses, les études, tout le travail de labora-
toire, où, peu à peu, surgit la forme neuve, où elle se déploie, s'affirme,
organise l'espace.
Aujourd'hui, pour l'année 1907, nous disposons d'une centaine
d'études poussées et de peintures, de plus de 300 dessins. On peut y
représenter des séquences de travail, analyser le mouvement de création
qui s'y fait jour, remonter en quelque sorte à la transformation structu-
rale sous-jacente. Bref, à la limite, ne plus décider objectivement des
rencontres ou des influences, mais chercher à déterminer leur impact
et la réaction de l'artiste devant elles.
D'où la précision possible de cette question. Où faut-il situer la
rencontre de PICASSOavec l'art nègre dans son travail de 1907 ?
L'année 1907 est, dans l'œuvre de PICASSO,une année cruciale qui
voit se produire les premières percées vers ce qui sera le cubisme. Elle
commence par des réflexions à partir de la sculpture de l'Espagne d'avant
le contact grec et la conquête romaine, de la sculpture ibérique, dans
une voie ouverte dès la seconde moitié de 1906. Quand elle s'achève
sur de grandes figures monumentales comme le Nu à la serviette ou

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l'Amitié, la rencontre avec l'art nègre s'est produite et un véritable dia-
logue s'est engagé entre PICASSO'et ces sculpteurs africains inconnus.
Quelles ont été les circonstances exactes, et surtout le sens de cette pre-
mière rencontre, c'est ce que je voudrais tenter de préciser maintenant,
en m'appuyant sur une documentation en partie inédite que j'ai rassem-
blée au cours de mon travail pour un catalogue raisonné du cubisme de
PICASSO,ou qui a été révélée dans des expositions récentes, notamment
celle du Petit Palais en 1966, d'œuvres de la collection de l'artiste, ou
celle des œuvres ayant autrefois appartenu aux Stein dans l'exposi-
tion Four Americans in Paris qui s'est tenue à New York en 1971.
Il me paraît essentiel de marquer que cette rencontre de PICASSO
avec l'art nègre n'a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Elle est intervenue à l'intérieur d'un mouvement de création révolution-
naire déjà bien engagé et s'il y a autant de discussions pour tenter d'en
préciser la date, c'est que tout s'est passé comme si cette rencontre avait
été appelée, presque produite, par la dynamique même de l'expérimen-
tation de PICASSO.C'est la raison pour laqueIle les contemporains, à
commencer par Gertrude STEIN, quand bien plus tard ils furent interro-
gés sur ce point, n'ont pu déterminer cette rencontre avec clarté.
Gertrude STEINdit que MATISSEfit connaître à PICASSOla sculpture
africaine au retour du voyage de PICASSO'à Gosol, c'est-à-dire à l'au-
tomne de 1906, juste au moment où il venait de terminer le Portrait de
Gertrude Stein. Ce fait n'a été confirmé ni par MATISSE,ni par PICASSO',
mais l'important n'est pas là. L'affirmation de Gertude STEINcorrespond
à une donnée précise : la révélation du travail que PICASSO'avait accom-
pli pendant les quatre mois de son séjour à Gosol, en haute Catalogne.
Que s'était-il passé? Au début de 1906, de nombreux signes mon-
trent que PICASSOveut rompre avec sa peinture sentimentale de ce qu'on
appelle la période rose, la période des Saltimbanques. A cause de sa
réussite sans doute et peut-être d'une certaine facilité, mais aussi, plus
profondément parce que sa maîtrise de l'aspect illusionniste de la pein-
ture occidentale traditionnelle le laisse en face des subterfuges de la
perspective et des trucages du clair-obscur. PICASSOvient ainsi en cette
année 1905 de se tourner vers la gravure, vers la sculpture. Surtout, il
va au Louvre, et, dans l'esprit de l'époque qui entend échapper à la dé-
cadence de la tradition en remontant aux sources « primitives », PICASSO
étudie les lécythes grecs, mais plus encore la sculpture archaïque grec-
que et étrusque. Il découvre l'art cycladique, mais par-dessus tout, il a
la révélation de l'art archaïque de son propre pays, des reliefs d'Osuna
et des sculptures de Cerro de Los Santos alors exposés pour la première
fois.
Il part pour Gosol au printemps 1906 au sortir de cette expérience.
C'est d'abord le moment des grands adolescents ocres, monochromes,
produits comme les personnages des vases grecs par leur seul contour.
Puis, très vite, PICASSO'simplifie ce contour de façon à atteindre la
structure volumétrique invariante du personnage, en éliminant tous les

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détails, tout l'accidentel. Sur les paysannes de Gosol au visage enserré
dans un châle strict, sur les visages burinés de vieux paysans, PICASSO
met au point la réduction du visage à son masque. FERNANDE lui sert
aussi non de modèle, mais de prétexte à des développements picturaux
hors du modèle, pour atteindre l'essentiel, la structure tridimensionnelle.
L'austérité de là montagne nue et ocre, l'étagement du village le ra-
mènent en même temps à une première expérimentation cézannenne du
motif. C'est alors, au retour à Paris, qu'il transforme le visage Gertrude
STEINde son portrait, dans le masque que nous connaissons aujourd'hui.
Cette réinvention du masque, la production de Gosol en montre le
travail de laboratoire, hors de tout modèle ibérique ou autre, à partir de
quelques motifs réels privilégiés, mais bien évidemment sur la lancée
des réflexions sur les œuvres archaïques. Que Gertrude STEIN, dans
son souvenir, l'ait assimilée avec la rencontre par PICASSOdes masques
africains n'a rien que de naturel. Mais en fait, c'est l'inverse qui s'est
produit. PICASSOs'est d'abord appris à réduire les visages à leur masque
et quand il a vu les premiers masques africains, il s'est trouvé en quelque
sorte justifié par eux. Il s'est retrouvé en eux.
La production du retour à Paris à l'automne 1906 est faite de gran-
des statues peintes, massives, sans couleur, inexpressives sinon plastique-
ment dont le type est les deux Femmes nues se tenant. Parallèlement,
PICASSOexpérimente des conventions primitivistes, plaçant dans ses vi-
sages des yeux agrandis, ourlés, parfois un œil vide et un œil ouvert.
Il travaille de la même façon les disproportions, y compris à partir de
son propre visage. Il crée dans, et par sa peinture, une sculpture qui
n'existe pas. Tout se passe comme si sa recherche de la vérité tri-dimen-
sionnelle l'avait conduit à constater l'absence d'une sculpture actuelle
qui fût d'abord réalité solide, rayonnement de ses volumes, et qui pat
ainsi servir de truchement à la représentation vraie à deux dimensions.
A cette dynamique du laboratoire, il faut joindre un objectif en
quelque sorte thématique. Au début de 1906, avant le départ pour
Gosol, PICASSOavait essayé de réunir un groupe de jeunes hommes nus
et de chevaux sur le thème de « L'abreuvoir », mais il en était resté aux
esquisses. A Gosol, sur le thème de la coiffure - très clairement lié au
Bain turc d'Ingres - PICASSOavait cherché à passer de l'opposition
entre une femme debout et une femme assise à un ensemble plus
complexe avec un groupe de femmes. Il en subsiste notamment la gran-
de toile du Harem. De nombreuses études et toiles marquent la persis-
tance de cette recherche, de la fin du séjour à Gosol à la production de
l'automne 1906 à Paris. Les premières esquisses des Demoiselles d'Avi-
gnon en sortent directement qui joignent à ces premières oppositions de
femmes debout et de femmes assises, celle entre des femmes nues et des
hommes habillés.
Mais il y a autre chose à ce stade. Peut-être par polémique avec
l'Arcadie Matissienne de la Joie de vivre, PICASSOchoisit le cadre natu-
raliste d'un bordel barcelonais. Et il organise sa composition sur un

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thème symbolique : l'homme qui entre à gauche est un étudiant por-
teur d'une tête de mort, un carabin, m'a dit un jour PICASSO.Le primi-
tivisme passe du Tahiti de GAUGUINau bordel de port méditerranéen.
Le Memento mori, très espagnol, est dit à cinq filles, tandis qu'occupant
le centre de la toile, un marin, à une table chargée de fruits où l'on voit
un porron de vin, roule une cigarette, indifférent à l'étudiant comme
aux demoiselles qui l'entourent.
A ce stade préliminaire du thème, si, picturalement, la partie gau-
che et centrale dérive du travail de 1906, la partie droite, avec au pre-
mier plan, une fille accroupie de dos, porte clairement la trace de ré-
flexions sur diverses toiles des baigneuses de Cézanne et notamment les
« petites » Baigneuses que Matisse avait alors en sa possession. Cette
séquence de recherches, qui commence par des études presque plus
sereines sur les visages que la production de l'automne 1906 et celle du
début de l'hiver 1906-1907, se trouve assez brusquement orientée dans
un sens primitiviste.
Tout porte à croire que ce fait doit être mis en relation avec l'ac-
quisition, par PICASSO,de deux têtes de sculpture ibérique, à l'aventu-
rier belge GERY-PIERETque lui avait envoyé ApOLLINAIRE.Ces deux
têtes avaient été volées au Louvre, mais cela PICASSOl'ignorait. Il ne
devait l'apprendre qu'en 1911, au moment de l'affaire du vol de la
Joconde.
Comme l'a noté GOLDING,ces deux têtes sont parmi les plus primi-
tives, c'est-à-dire les plus éloignées des conventions classiques, de toutes
celles qui étaient alors en possession du Louvre.
Leur présence dans l'atelier catalyse, stimule la réflexion de PI-
CASSOsur les archaïsmes. Il crée une sculpture de tête qui imite leurs
conventions pour la chevelure, les disproportions, les dénivellations du
visage, reprend à cet exemple la tête du vieux paysan de Gosol dans
une série de dessins significatifs où le contour exprime à lui seul toute
l'information spatiale et le rythme plastique, transpose ces recherches
dans des toiles sans couleur avec des contours bistres sur des gris cassés
ou des roses éteints, les figures étant aussi plates désormais qu'elles
étaient puissamment sculptées dans la peinture de l'automne 1906.
La transposition à deux dimensions de l'expressivité ibérique, qui
prend alors un caractère primitiviste et barbare, apportait à PICASSO
deux éléments qui manquaient à la solidité statique de ses sculptures
peintes de l'automne 1906 : le rythme et le mouvement. En outre, PI-
CASSOY trouvait un laconisme, une concision possibles du graphisme qui
l'ont toujours séduit. Les deux demoiselles du centre de la toile actuelle
témoignent de cette figuration-là.
A ce moment, l'anecdote qui a déjà perdu depuis longtemps l'étu-
diant à la tête de mort, achève de disparaître avec le marin. Mais il
existe de lui un buste sur un carton, dans la collection de l'artiste, où
il est représenté avec les mêmes simplifications et le modelé par la cou-

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leur que le visage de la demoiselle d'extrême gauche. Il comporte les
mêmes disproportions manifestement ibériques qu'elle : le grandissement
de l'oreille, des yeux, du nez, l'aplatissement du front. Cela signifie que,
juste avant l'exécution de la grande toile, PICASSOdisposait en fait de
deux modalités ou registres de la figuration ibérique: une modalité plate,
tout entière exprimée par les écarts du contour ; une modalité colorée,
modelée. Les deux filles de droite étaient alors de profil vers la gauche
et probablement peintes selon ces deux modalités.
Il y a de fortes présomptions, comme l'a montré John GOLDING,
pour qu'un billet adressé par PICASSOaux STEINle 27 mars 1907 et leur
demandant de venir voir le tableau corresponde à l'achèvement de cette
première phase de travail. Elle comprend au total une trentaine d'œu-
vres et a dû durer environ trois mois.
On sait qu'aujourd'hui les visages des Demoiselles de droite ont
un aspect différent qui détonne du reste de la toile.
Ils sont beaucoup plus sauvagement traités, leurs distorsions, leur
dénivellation, leurs reliefs exprimés par des hachures puissantes et des
couleurs violemment contrastées ont fait écrire à John GOLDINGqu'il y
avait eu un brutal changement de style au cours de l'exécution des De-
moiselles d'Avignon, et ajoute-t-il, résumant la thèse de toute une école
américaine depuis la publication de Primitivism in modern painting
de Robert GOLDWATER en 1938 et de Picasso Forty years of his art d'Al-
fred Barr : ce changement s'explique : Picasso avait entre temps rencon-
tré l'art nègre.
A quoi s'oppose le témoignage formel de PICASSOqu'il n'a rencon-
tré l'art nègre, en visitant les collections du musée parisien du Trocadéro,
qu'après que les Demoiselles d'Avignon eurent atteint l'état dans lequel
nous les connaissons.
La discussion, en fait, ne porte pas sur la rencontre qu'a faite
PICASSOde l'art nègre, mais sur la nature des emprunts qu'il a faits à
cet art. Si l'on adopte l'attitude de l'école américaine, on considère que
PICASSOa puisé dans la sculpture africaine le comble de la violence
dans le traitement du visage humain des Demoiselles. Si l'on en croit
PICASSO,il s'est agi d'autre chose.
Je voudrais faire remarquer d'abord que, s'il existe quantité de té-
moignages sur l'intérêt porté par PICASSOà l'art nègre en 1907 ou dès
1906 il n'en existe aucun qui attribue à la découverte de cet art les
corrections aux Visages des Demoiselles. C'est là une déduction posté-
rieure des historiens à partir du brutal changement de style, comme
l'écrit GdLDING.
Or qu'en est-il de ce brutal changement de style et quelle peut en
être la nécessité ?
Si l'on suit la production de PICASSOentre la Tête de Marin dont
j'ai déjà parlé, qui est antérieure au premier état des Demoiselles, et les
premières têtes qui emploient des hachures colorées à la façon des têtes

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corrigees, têtes dont la Demoiselle d'Avignon de la collection LEFEVRE,
actuellement au Musée National d'art moderne de Paris est un bon exem-
ple, on peut établir une séquence d'une dizaine d'œuvres où les ruptu-
res colorées deviennent peu à peu des touches étirées, puis des hachures.
On peut suivre pareillement le grandissement du nez rectiligne qu'on
appelle traditionnellement nez « en quart de Brie » et aussi, de même
les dénivellations du visage, si caractéristiques maintenant de la tête
de la Demoiselle accroupie.
Autrement dit, PICASSO a continué de travailler sur sa lancée après
le premier état des Demoiselles, passant à des formes de plus en plus
violemment dissymétriques, de plus en plus puissamment produites par
les disproportions, le géométrisme, les hachures. Le brutal changement
de style n'existe pas. Il est dû à une interruption du travail sur la gran-
de toile une fois le premier état achevé, et à une reprise de ce travail
environ deux mois plus tard, quand PICASSO en était arrivé aux simpli-
fications les plus expéditives de toiles comme Mère et enfant ou ces
Jeunes Filles aux bras levés qu'on a prises pour des danseuses, puis des
danseurs et qu'on trouve généralement désignées comme Danseur nègre
tant elles sont sommaires.
Il reste à répondre à la question : pourquoi les corrections ? S'il
s'était agi de transporter la nouvelle figuration à hachures unilatérales
dans la grande toile, pourquoi PICASSO n'a-t-il corrigé que deux visages
et non pas cinq, créant ainsi un décalage manifeste ?
En fait, quand on regarde de plus près les corrections, on s'aper-
çoit qu'elles n'ont pas porté que sur les visages. La partie droite de la
toile n'avait pas bougé depuis les premières esquisses et, dans le premier
état, les deux Demoiselles regardaient toujours dans la direction de l'étu-
diant à la tête de mort. L'anecdote disparue, PICASSO a dû être gêné de
cette attitude: devenue peu compréhensible. En tout cas, il les a fait
toutes deux pivoter vers nous et les corrections ont porté sur tout ce
pivotement, avec l'extraordinaire torsion, par exemple, du bras de la
demoiselle accroupie, bras qui se trouve figuré comme une bande plate
courbée et tordue, exactement à la façon des membres des Jeunes tilles
aux bras levés.
On peut trouver telle ou telle ressemblance de détail entre le vi-
sage de la demoiselle de droite ainsi corrigé et des masques nègres. cela
ne vaut pas pour celui de la Demoiselle accroupie et l'ensemble de ces
corrections est issu du travail de laboratoire développant, poussant à
l'extrême les dissymétries et dénivellations de la sculpture ibérique. La
dynamique créatrice de ce moment est, comme l'a affirmé PICASSO, pu-
rement ibérique.
Alors qu'en est-il de la rencontre de PICASSO avec l'art nègre et de
la nature de ses emprunts? La réponse se trouve dans une troisième pé-
riode de travail qui s'enchaîne avec la seconde période que je viens de
passer en revue, mais qui marque avec elle une rupture nette. C'est
une période aussi importante en qualité et en quantité que les deux pé-

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rio des des Demoiselles. Elle a été jusqu'ici pratiquement ignorée ou
mal identifiée et encore plus mal datée, parce que l'œuvre d'aboutisse-
ment, le Nu à la draperie a été acheté, dès l'automne de 1907 par les
STEIN avec une grande partie des études s'y rapportant. Ensuite le Nu
a été revendu à CHTCHOUKINEet emporté à Moscou. Les études n'ont pas
été cataloguées par ZERVOS et en conséquence, celles connues, isolées,
ont été souvent rapportées à tort aux Demoiselles d'Avignon.
Le témoignage de KAHNWEILLERindique que les Demoiselles étaient
achevées quand il les a vues assez tôt dans l'été de 1907, et, après en
avoir parlé avec PICASSO, il pense qu'elles furent finies à la fin du prin-
temps. Une étude que j'ai publiée, exécutée sur le journal le Vieux Mar-
cheur du 23 août 1907, montre que la phase finale du Nu à la draperie,
si elle est postérieure à cette date, a pu néanmoins être déjà esquissée
à ce moment. Je reviendrai sur la sorte de rupture entre la période du
Nu à la draperie et les périodes des Demoiselles. Je veux noter pour
l'instant que si l'on admet mon hypothèse, que cette rupture corrêspond
à la rencontre de PICASSO avec l'art nègre, cela situe cette rencontre au
tout début de l'été 1907.
Il faut bien s'entendre, à ce point arrivé, sur ce que signifie
cette rencontre ou cette découverte. PICASSO connaissait sûrement à
cette époque déjà des masques africains, étant donné sa curiosité, mais
c'étaient des masques isolés. Il date sa véritable rencontre avec l'art
africain en tant qu'art, sa découverte de cet art et de sa valeur en tant
qu'art du moment où il s'est trouvé, sans le chercher, en face de la col-
lection réunie au Trocadéro. Plusieurs mois plus tard, quand ApOLLI'
NAIRE, dans son article sur MATISSE du 15 décembre 1907, est, sans
doute, le premier à marquer qu'il y a quelque chose à prendre pour un
artiste dans les statuettes des nègres africains proportionnées selon les
passions qui les ont inspirées, il n'emploie pas encore le mot art, parle
presque pour l'étrangeté, comme des Egyptiens et des Péruviens.
Ce qu'a fait PICASSO, et qui a surpris tout le monde est quelque
chose de tout à fait différent. Ecoutons VLAMINCKqu'on s'accorde à être
le premier à avoir repéré « l'art nègre » et qui ne parle pas, ici en bonne
part. Ce qui a distingué PICASSO, dit-il, c'est que, comprenant le premier
le parti qu'on pouvait tirer des conceptions plastiques des nègres d'Afri-
que et des îles océaniennes, il les fit progressivement entrer dans sa
peinture. Retenez bien cette expression de conceptions plastiques. Elle
est capitale.
Il existe, à ce propos, un commentaire de KAHNWEILLER dans une
des notes de son Juan Gris que je voudrais citer: Les amateurs de curio-
sités qui nous avaient précédés ne voyaient dans leurs acquisitions que
des magots pittoresques. Ce fut sans doute aucun, le cas de Vlaminck,
lors de son achat. Pour que la vraie découverte de l'art africain et de
l'art océanien ait pu se produire, il avait fallu qu'en automne 1906, les
travaux de Picasso préludant aux Demoiselles d'A vignon aient créé le
climat propice à cet élargissement de l'esthétique. Cette découverte, nous

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fûmes quelques-uns à la faire devant les vitrines opaques, gardées par
des mannequins empoussiérés de l'ancien Musée ethnographique du Tro-
cadéro ...
Ce n'est pas cette découverte que fit Vlaminck, il suffit de regar-
der sa peinture pour s'en convaincre.
Le problème n'est donc pas de savoir à quel moment PICASSOa
aperçu le premier masque africain, mais de savoir comment et pourquoi,
à un certain moment de 1907, PICASSOa relayé dans sa peinture la ré-
flexion sur la statutaire ibérique par une réflexion sur l'art africain. A
cela, PICASSOrépond : c'est après que j'ai découvert la collection exis-
tante de cet art au musée du Trocadéro. Ce qui veut dire en clair, c'est
lorsqu'au lieu de voir tel ou tel masque isolé, il s'est trouvé devant un
ensemble cohérent d'œuvres, je veux simplement dire un ensemble réu-
ni non pour la curiosité et par le hasard, mais tout de même déjà orga-
nisé par des ethnographes. C'est à ce moment-là seulement que PICASSO
a pu rencontrer cet art en tant qu'art, saisir une première approximation
de sa démarche créatrice, de ses conceptions plastiques.
Il n'a pas en effet, ne l'oublions pas, abordé l'art nègre comme
un art existant et recensé. Il a découvert, il a reconnu par un ensemble
donné d'œuvres, qu'il s'agissait d'un art et d'un art autonome et ma-
jeur. Et il n'a pas non plus fait cette découverte dans le désert, mais
par rapport à sa découverte préalable au Louvre, également par une
collection d'œuvres que la statuaire espagnole d'avant la conquête ro-
maine, la statutaire du vieux fonds ibérique constituait, elle aussi un
art. Et de même qu'il avait tiré parti dans son œuvre, de la statuaire
ibérique pour remonter aux sources, sortir de la tradition classique et
affronter une véritable représentation sans artifices du réel, c'est devant
cette collection nègre du Trocadéro qu'il a pris la décision de relayer
le fonds ibérique par ce nouvel art.
Il conviendrait donc, en toute logique, non pas comme on l'a fait
jusqu'ici d'essayer de retrouver des masques africains qui peuvent res-
sembler à tel ou tel détail des peintures de Picasso de 1907 ou de ras-
sembler les masques répertoriés qu'il a pu avoir vus chez ses amis,
mais bien de procéder à une étude comparative de la statuaire ibérique
telle qu'elle était visible alors et des masques africains de la collection
du Trocadéro.
On peut déjà noter, en toute première analyse, des différences
entre ces deux arts, alors que l'art ibérique cultive la dissymétrie, les
disproportions et dénivellations unilatérales, les masques et statues afri-
cains exaltent des reconstructions symétriques; que là où l'art ibérique
tend à majorer de façon expressive des éléments naturalistes, l'art africain
est, au contraire, axé sur l'exaltation de la plastique pure, sur l'inven-
tion, la récréation plastiques libres de l'imitation.
Or, que constatons nous dans le passage de la deuxième période
de travail qui aboutit aux corrections des Demoiselles, à la troisième
période du travail sur le Nu à la draperie? Les simplifications « barba-

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res » disparaissent soudain au profit d'œuvres rythmées harmonieuse-
ment et beaucoup plus librement reconstruites; les dissymétries et dis-
torsions s'effacent devant la dominance des équilibres plastiques. L'écri-
ture en hachures, violemment outrée et toujours unilatérale jusqu'ici,
s'uniformise, se stylise, devient l'écriture unique de nombreuses études,
avant d'être celle du Nu à la draperie lui-même. Autant le rapproche-
ment entre les hachures à l'emporte-pièce, au maximum des contrastes
colorés du travail sur les Demoiselles, avec les stries de certaines pièces
africaines est peu convaincant, autant les effets produits au temps du
Nu sont voisins dans leur rigueur.
Pas plus! qu'il n'y a imitation de l'art ibérique, il n'y a pas ICI
d'imitation. Il y a, dans un cas comme dans l'autre, expérimentation
et vérification de la démarche plastique. Je dirai que, quand on passe
de la séquence des corrections aux Demoiselles à la séquence du Nu à
la draperie, on a l'impression que si Picasso avait demandé à l'art ibé-
rique la démesure, la violence, l'expressivité sauvage, il a demandé à l'art
nègre une remise en ordre, un ordre tout court. Je dirai que dans cette
première rencontre, il y a pour Picasso un classicisme nègre.
C'est, j'y insiste, le début d'un long dialogue qui se poursuivra pen-
dant l'année 1908, avec diverses interruptions, à l'intérieur d'un mouve-
ment de création plus généralement cézannien. Le dialogue se renouera
sous d'autres modalités dès l'éclatement de la forme homogène à Cada-
quès, en 1910, pour aboutir, comme l'a montré Jean Laude à la révolu-
tion sculpturale de la Guitare en tôle du début du printemps 1912, c'est-
à-dire à une œuvre au moins aussi importante pour ce qu'elle annonce
que Les Demoiselles d'Avignon, puisqu'elle ouvre la révolution des pa-
piers collés.
.**
Je voudrais insister, pour conclure, sur ce fait que la tradition a
appelé Période nègre de Picasso, une période où la réflexion sur l'art
nègre est en effet chez lui particulièrement intense. Mais il apparaît, à
l'analyse, que les œuvres qui ont été les plus connues de cette période
et qui lui ont valu son nom, ne sont généralement pas celles où se repè-
rent la démarche de l'art africain, mais des œuvres où l'extrême tension
des problèmes picturaux posés a abouti à des déformations brutales et
qui pouvaient passer pour barbares. Souvent ces œuvres sont nègres dans
ce qu'elles ont de monumental, de rigueur plastique, mais ce n'est pas
ce qui les a fait appeler ainsi.
Il faut alors se demander les raisons de la persistance en dépit des
affirmations réitérées de Picasso, de Zervos, comme des premiers com-
mentaires dès les années 20 d'un homme comme André Level, à la fois
connaisseur de l'art africain et de la peinture de Picasso, de la croyance
qui attribue à la réflexion sur l'art nègre une violence plastique qui est
chez Picasso de tradition hispanique au sens le plus large. Surtout que
cette même croyance, inversement. n'a jamais mis au compte de l'art

15
africain la découverte de la possibilité d'une nouvelle raison plastique,
raison plastique qui est désormais liée pour nous au cubisme.
Je ne veux pas dire que le cubisme soit fils de l'art africain, je
veux dire que dans le courage intellectuel qu'il a fallu à Picasso et à
Braque pour s'attaquer aux trucages et aux illusions de la peinture clas-
sique et de sa perspective considérée jusque là comme rationnelle, il est
entré pour beaucoup l'exemple de l'art africain, l'exemple d'une autre
raison plastique, d'une autre expression rationnelle de la troisième dimen-
sion, expression fondée sur des signes, des transformations des données,
sensibles en une véritable écriture plastique conceptuelle. C'est parce
que Picasso a tout de suite compris l'art africain comme un art raison-
nable qu'il a su en extraire cette raison-là.
C'est à partir du tremplin ibérique que Picasso a demandé aux
artistes africains leurs leçons, les secrets de leurs prodigieuses inventions.
Qu'il s'est assimilé leur art. C'est en remontant aux sources les plus
lointaines de sa culture qu'il a su rencontrer un art différent, et entamer
avec lui un dialogue capital.
Voilà ce qui est inscrit dans le mouvement de son œuvre, dans
son travail quotidien de cette année cruciale.

16
PICASSO ET L'ART NEGRE
DEBATS

(Le Président de séance)


- Je remercie M. Pierre DAIX d'avoir ouvert ainsi les débats. Je
donnerai la parole à celui qui le désire sur la communication de notre
ami.
(Intervention d'un orateur)
- Dans le discours de M. DAIX,il Y avait deux ou trois points que
je trouve essentiels pour l'ouverture entre les artistes africains et les
artistes de l'Occident.
M. DAIX a mentionné que d'une certaine façon : « Picasso en
voyant les œuvres africaines a cru qu'il avait raison et que la rencontre
entre lui et les œuvres africaines avait une certaine histoire et ce n'est
pas un éclair après cette rencontre, mais une certaine recherche; et que
l'attitude de Picasso finalement, était donc une attitude morale de
trouver en Afrique un appui pour sa recherche ». Bien sûr, il y avait
après peut-être, des emprunts de peinture plastique, mais cela me semble
secondaire à l'attitude des artistes autour de Picasso vis-à-vis des sociétés
non-occidentales, et puisque mon propre travail c'est l'art contemporain
et non l'histoire, et je tiens à le préciser, je ne puis entrer dans les détails
de cette histoire. Mais il me semble qu'à l'heure actuelle, c'est la même
attitude chez les artistes qui cherchent une nouvelle voie de création
plastique et cela est dû en grande partie à l'impact de l'Afrique depuis
la deuxième guerre mondiale. Ce qui s'est passé, c'est que, une fois
que les formes plastiques africaines ont été reçues et connues, il y eut
une deuxième période de recherches qui était plutôt une recherche des
conditions et des buts de la création africaine. Et là, les chercheurs en
Occident ont découvert, chose étonnante, les liens entre l'objet plastique
et l'Organisation sociale, économique et les principes religieux de l'Afri-
que.
Alors, je voudrais simplement souligner pour ouvrir les débats
qu'à l'heure actuelle, les artistes d'une certaine tendance en Occident sont
en train de faire un nouveau rapport avec l'Afrique, qui consiste à chan-
ger les directions mêmes de leurs créations vers un art purement orne-
mental, un art qui sert de plus en plus dans le contexte social et culturel,
où l'Afrique est d'une certaine façon présente comme une sorte de
témoin, et plus, comme un garant moral, et je veux simplement proposer
l'idée pour les débats de demain, que l'Afrique tient un rapport avec

17
l'Occident qui est beaucoup plus profond que d'être un enfant de plus
de l'organisation plastique et que l'Afrique est peut-être un des moteurs
directeurs, tout au moins en Afrique du Nord, de tout un art nouveau
qui n'est pas un art nécessairement technologique, mais un art qui se
dirige vers la réorganisation de l'espace social. Alors, ce n'est pas une
intervention de critique, c'est une intervention d'appui à certaines choses
que M. DAIX a laissé entendre. En terminant, il disait que peut-être,
notre façon en Occident de traiter certains tableaux, et seulement certains
tableaux, comme l'exemple du contact entre l'Afrique et Picasso, pour-
rait être étendue pour dire que au fond, l'Afrique nous présente à nous
une idéologie autre que l'artiste et que cette idéologie est en train de
s'énoncer par les artistes qui s'occupent du rapport de l'art et de l'orga-
nisation sociale et qu'à l'heure actuelle, il y en a beaucoup qui se trou-
vent dans les mêmes conditions que Picasso - on regarde ici pour savoir
si oui ou non on est sur le bon chemin.
(A pplaud issements)
(Le Président de séance)
- Nous remercions notre ami qui nous invite à approfondir les
débats, car il ne s'agit plus seulement de rapport entre les recherches
plastiques et l'esthétique, ou des rapports entre les cultures et les rap-
ports de la vie. Je vous remercie de cette contribution.
tlntervention de M. AREAN)
Je m'excuse à cause de mon mauvais français, mais j'ai l'espoir
qu'on me comprendra malgré tout.
Je voudrais simplement dire deux choses : une chose sur l'inter-
vention de M. DAIX et une autre chose sur celle de M. BOSIO, parce que
je crois que les deux ont touché des problèmes très importants.
La première sur Picasso et les influences qu'il a reçues et la seconde
sur le problème de la volonté d'exprimer l'art d'une culture en trouvant
des formes plastiques. Sur le premier, en général, c'est vrai, on parle
souvent de l'influence de la sculpture de l'Afrique noire mais aussi sur
l'influence des autres cultures ibériques chez Picasso. On oublie quel-
quefois que les grands arts de l'Afrique du Nord et de l'Espagne méditer-
ranéenne, pas l'Espagne cantabrique, avaient une unité stylistique avant
la conquête romaine, avant l'arrivée des Phéniciens et avant celle des
Grecs, peut-être même avant l'arrivée des Celtes. Car en Espagne, il
y avait seulement des « hivers » et des « pré-hivers » dans ce qui est
aujourd'hui l'Andalousie, la région de Valence et la Catalogne, on ne
peut parler ni d'Espagne, ni d'Europe, ni d'Afrique en termes contem-
porains. Ils n'étaient pas différenciés de la façon actuelle.
Il paraît qu'il y a un art commun à toute l'île du Maghreb : la Tuni-
sie, l'Algérie et le Maroc. Le Sahara n'était pas encore desséché; c'est-
à-dire que le Sahara, au lieu d'être une mer qui fait une cloison difficile
à passer entre l'île du Maghreb et l'Afrique au Sud du Sahara: le Nigéria,
le Ghana, ou même le Sénégal, était beaucoup plus facile à traverser : et

18
on trouve une unité stylistique dans tout le Sahara; les pays plus humides
qu'aujourd'hui au sud du Sahara, les trois pays aujourd'hui arabes du
Maghreb, à cette époque étaient possiblement des pays mélangés, négroï-
des et blancs, et l'Espagne méditerranéenne était aussi mélangée en races.
Le fin art que l'on faisait à cette époque était absolument différent de
l'art préhistorique européen. La grande époque de Lascaux, la grande
époque d'Altamira, la grande époque de Calvi Castillo reflètent une
unité stylistique franco-cantabrique entre l'an 1000 et 1500 avant
Jésus-Christ.
Mais au contraire, l'art africano-méditerranéen a une datation plus
ancienne, mais on n'est pas sûr, avec la méthode du carbone 14, d'être
arrivé à une datation sûre vers 7000 avant J.C. c'est-à-dire pour une
période beaucoup plus moderne qu'Altamira Vélasco. Les derniers exem-
ples en Espagne datent de 1200 avant J.C. Au Maroc, il paraît qu'il y a
des sites classés postérieurs et en Mauritanie aussi. Cet art est absolu-
ment différent de tout l'art préhistorique européen. On y trouve des
reliefs et un réalisme très clair. A Altamira et Alasquon, il y a des
lignes stylisées. Il suffit d'une droite pour faire les corps, une autre
droite qui coupe les corps pour les bras et deux petites lignes repré-
sentent les jambes. Il y a toujours des figures humaines à la différence
de l'art préhistorique franco-cantabrique où on trouve exceptionnellement
des figures humaines. Mais plus important encore que l'existence très
stylisée de la figure humaine, ce sont les rythmes. Toutes ces grandes
pièces préhistoriques des grandes compositions néolitiques ou pas, qu'il
y a à Mitandéra, à Cogoul, à Apéra en Espagne et en Afrique du Nord,
en Inde, en une centaine de lieux, c'est toujours en plein air mais au
profit du saillant du roc pour que la pluie ne les altère pas. Il 'y a tou-
jours des rides, des lignes qui avaient, à vrai dire, non pas une fonction
représentative, mais seulement expressive. Mais c'est un expressionisme
toujours mis en scène. On n'a pas l'impression que l'artiste veut entière-
ment sortir de lui-même, qu'il nous dit quelque chose, mais pas trop.
Il y a une harmonie que, je crois, on trouve après chez beaucoup
d'artistes Espagnols et même en des artistes africains, mais après l'arri-
vée de l'Islam, on trouve des solutions synthétiques entre l'ancien art
africain et l'art arabe. Dans toutes ces solutions synthétiques, il y a une
ambivalence comme si on désire des « oui» et des « non ». On désire
trop dire, mais après on essaie de se taire. Et je crois que cela, c'est
une des constantes de l'art espagnol d'origine absolument africaine. Mais
quand on parle d'influence comme ça et qu'on ne peut pas apporter
la preuve concrète dans chaque cas, mais seulement l'esprit, c'est beau-
coup plus difficile; c'est un raisonnement comme un syllogisme quand
on peut dire : « il y a cette sculpture ibérique, ce tableau de Picasso
lui ressemble ». C'est pour cela que ces problèmes sont plutôt à base
d'intuition et de sentiment de la forme qu'à base de preuve concrète.
La seconde différence est très petite. Monsieur qui a parlé après
Monsieur DAIX nous a rappelé que chaque culture à peu près a un esprit ;
chose très exacte. Et que l'esprit de chaque culture se manifeste non seu-

19
lement dans l'art, mais aussi dans la religion, même dans l'organisation
politique, dans la formule des convenances sociales, partout. Mais il
faudrait peut-être dire en plus que toute culture, au moins les cultures
parfaitement stabilisées, même si elles sont en extension, elles sont un
centre. Elles ont aussi des termes liminaires où les cultures sont moins
nettes, où elles reçoivent plus facilement les apports des autres cultures.
Pour la culture occidentale, il y a des cas très marqués.
Même l'Espagne après la conquête arabe est arrivée à des solutions
de synthèse entre la culture européenne et celle du monde islamique.
La Pologne, la Tchécoslovaquie, sont des pays occidentaux, c'est vrai;
mais la culture de la chrétienté orthodoxe et cela dans sa majorité, les
imprégnait beaucoup. Une fois que dans les termes liminaires on arrive
à recevoir la façon de voir le monde des autres cultures, il arrive sou-
vent que cela fasse un bond jusqu'à des solutions de synthèse (qu'on peut
trouver en Espagne et en Tchécoslovaquie - rappelez-vous du beau style
gothique) et entrer après dans tous les termes de la culture originelle.
Peut-être que Picasso en cela en tant qu'Espagnol, plus près de l'Afrique
non seulement géographiquement, mais en esprit, a commencé à ouvrir le
ehemin pour une réception de l'art africain pour faire une synthèse, je
ne vais pas dire européo-africaine, je préfère dire : entre le monde occi-
dental et le monde de l'Afrique. Mais après ce que vous disiez, je crois
que cette ouverture du chemin, si elle arrive vraiment au cours d'une
culture, permettra une ouverture dans les autres ordres de la vie. Parce
que si c'est seulement l'art qui change, cela ne sert à rien. Une manifes-·
tation isolée ne répond pas au véritable être de l'homme. Cela peut
arriver à des changements dans tous les autres ordres. Mais dans ce
cas, ce sont les politiciens, ce sont les grands urbanistes, ce sont même
les historiens qui trouveront tout ce que vous pouvez apporter, qui nous
diront les derniers mots. Merci !
(Applaudissements)
(Intervention d'un auditeur)
- Dans la longue intervention de M. AREAN,et dans celle qui a
précédé M. DAIX tout à l'heure, il y a un point essentiel sur lequel je
voudrais bien revenir encore un peu. Dans la communication de M. DAIX,
il n'a jamais été question d'une période telle qu'on la définit très souvent
en Occident: « Picasso a fait de l'art nègre ».
On l'a toujours entendu et il n'y a pas très longtemps ici même en
Afrique, on entendait des gens dire que Picasso a fait de l'art nègre ;
c'est-à-dire qu'ils appellent cette période de la rencontre de Picasso
avec l'art nègre : 'Un art nègre; ce qui n'est pas valable du tout pour
moi et pour beaucoup de gens qui connaissent très bien et qui ont suivi
la communication de M. DAIX. Je pense qu'il serait nécessaire d'ailleurs
que M. DAIX revienne sur ce point, qu'il insiste là-dessus afin qu'on
puisse bien saisir le problème; c'est-à-dire que pour nous, dans l'art de
Picasso et dans l'art nègre, il y a des similitudes, il y a des ressemblances.

20
C'est une chose dont nous pouvons bien tenir compte. Mais quant à dire
que Picasso a fait de l'art nègre, on ne saurait l'exprimer ainsi.
Ouant au problème de l'art, pour nous négro-africains et pour nos
anciens qui ont travaillé sur la structure négra-africaine, il ne s'agit pas
d'art, parce que ces gens-là travaillaient dans un but précis qui était
l'organisation socio-politique de leur milieu. C'est une chose essentielle
et intéressante, en ce sens que nous aussi, nous devons, artistes africains
modernes, tenir compte de ce propos qui est encore valable. Ouant à
se lancer maintenant dans un travail artistique où nous devons retomber
dans des rêveries, nous devons le dépasser. Pour nous, nous avons une
démarche bien concrète, notre développement économique et culturel.
Je pense que dans les prochaines communications, j'aurai encore
l'occasion de répondre et de poser certaines questions. Merci !
(Applaudissements)
(Intervention d'un assesseur)
- Je voudrais revenir sur une notion que Pierre DAIX a soulevée:
la notion de rencontre entre l'art nègre et l'art de Picasso.
Cette question de la relation entre Picasso et l'art nègre a été rendue
confuse par des interprétations quelquefois assez subjectives. On a es-
sayé de lire dans la peinture de Picasso une influence décisive qui en
aurait déterminé une orientation fondamentale. Je pense qu'une telle
interprétation est trop systématique et simpliste. Je pense que l'on ne
peut comprendre cette fameuse rencontre entre l'art de Picasso et l'art
africain que si l'on place Picasso dans la tradition picturale occidentale
et son intervention au sein de cette tradition en un point de fracture
déterminé, point de fracture que l'on peut deviner comme la crise où se
trouvait la peinture plastique avec l'impressionisme, le néo-impressionisme
qui dissolvaient les images derrière les artifices des jeux de lumière,
de telle sorte que finalement, par rapport à cette crise, se situait la crise
même de la raison qui depuis le XVIIe siècle ou à la fin du XVIe siècle
était sous-jacente à toute l'impulsion de l'art et de la science dans les
pays d'Occident.
Il y a eu une crise, parallèlement à la crise de la peinture qui était
aussi une crise d'une certaine raison qui s'était répercutée aussi dans la
crise de la science; et Picasso intervient à un moment où justement,
la peinture occidentale avait besoin d'un second souffle. Car elle s'étiolait
dans les artifices du néo-impresssionisme et finalement, Picasso aura le
mérite d'impulser une autre direction à l'art occidental, de dépasser non
seulement la réalité rationnelle telle que, historiquement, cette raison
a été entendue; et si l'on en croit par exemple toutes les explications
que mon 'ami Garaudy a données dans ses différents ouvrages où, fort
justement, il indique la crise d'une certaine raison plastique ou le néo-
impressionisme et la nécessité de redonner à l'art une nouvelle orientation
sur le plan plastique et sur le plan de l'enquête, sur le plan de la quête
et! de la recherche des formes nouvelles qui, pour ne pas être aussi

21
réelles que la raison traditionnelle voulait y penser, sont elles-mêmes plus
réelles et à ce point de vue justement, et c'est sous ce rapport-là qu'il
faudrait voir l'influence ou la rencontre - le terme influence est assez
ambigu; peut-être pourrait-on insister davantage sur la notion de ren-
contre puisque Picasso était sur un chemin et sur son chemin, il a ren-
contré l'art nègre. Et aussi, il faut situer cette fameuse rencontre dans le
contexte idéologique de l'époque, surtout de l'entre-deux-guerres où il
y avait parallèlement la contestation de la révolution artistique qui allait
trouver sa forme extrême dans le cubisme, il y avait aussi une révolution
sur le plan de la critique idéologique. Et ce n'est pas un hasard si le
surréalisme s'est lié d'emblée avec un certain nombre d'auteurs qui ve-
naient d'horizons lointains qui étaient des horizons africains, antillais
par exemple, que l'on se rappelle la préface célèbre et enthousiaste d'An-
dré Breton {lu livre de Césaire «Cahier d'un retour au pays natal ».
Il y a eu une collision sur le plan des besoins, un divorce avec une
certaine tradition rationaliste, et le besoin de dépasser les limites de
ces traditions rationalistes dans une quête toute autre qui est la quête
de nouvelles formes d'orientation sur le plan de l'art et sur le plan de
la culture, et c'est cette collision à un moment historique situé dans
l'entre-deux-guerres , peut-être aux années 24 jusqu'aux années 36, c'est
cette collision idéologique et historique qui exprime profondément l'in-
fluence que l'art nègre a pu, dans une certaine mesure déterminer dans
l'évolution de la peinture de Picasso, encore que cette évolution s'expli-
querait très bien dans la dialectique du mouvement révolutionnaire plas-
tique telle qu'elle était née de la crise de la peinture occidentale à la fin
du xrxs siècle et au début du xxe siècle.
Donc, pour me résumer, je pense qu'il y aurait toute une réévaluation
de nos catégories critiques telles qu'elles ont été marquées par des subjec-
tivismes idéologiques à refaire pour repenser le problème des rapports
de Picasso avec l'art nègre, non plus en termes d'influence, mais en
termes de rencontre, termes d'une dialectique qui, sur le chemin en pro-
gressant, a rencontré un élément fécondant qui a été l'art nègre et qui,
effectivement, a pu fertiliser et accentuer dans l'évolution intérieure de
Picasso, les tendances qui étaient déjà nées lors de la crise de l'art et
la réaction que Picasso avait eue par rapport à un certain nombre de
points d'interrogation que l'art occidental avait posés à la nouvelle gé-
nération de peintres dont Picasso devait être le représentant le plus
authentique.
(Applaudissements)
(Intervention du Père M'VENG)

M. le Président, j'interviens avec beaucoup d'hésitation, parce que


devant la richesse d'analyse du rapport qui a été présenté ce matin, je
n'arrive pas très bien à amasser en termes clairs les quelques interro-
gations que je voudrais poser, car il s'agit bien de questions pour mieux
m'éclairer, pour m'instruire.

22
Et la première question qui surgit à mon esprit c'est que après le
texte très riche et les trois interventions qui l'ont suivi, on se demande
finalement comment devons-nous définir la rencontre entre Picasso el
l'art nègre. Nous voyons que cette rencontre a été interprétée de façon
très approximative et certainement avec des déviations. Mais maintenant
que nous avons V'U les défauts des interprétations, comment pouvons-nous,
à l'heure actuelle, définir cette rencontre? Est-elle seulement une ren-
contre?.. Excusez mes comparaisons qui sont très terre-à-terre, je suis
un paysan né dans la forêt équatoriale dont la civilisation se définit,
comme disaient les vieux ethnographes anciens, en termes de régime
alimentaire - Est-ce que cette rencontre doit se définir comme la ren-
contre d'un ruminant en quête de pâturage qui rencontre une prairie et
qui la broute, et qui la digère, et qui l'assimile? Le ruminant étant ici
l'artiste Picasso et la grande prairie étant l'art nègre. Ou bien, est-ce
qu'on doit définir cette rencontre en termes plus modernes d'une industrie
en quête de matières premières et on a une industrie de transformation
par exemple qui a son projet, qui a ses techniques, qui a ses réalisations
et qui cherche pour se développer de la matière première et qui ren-
contre une matière première particulièrement intéressante et riche et puis
qui utilise cette matière première, la met dans ses usines, en tire de
nouveaux produits?
Evidemment, ce sont des considérations qui ne sont pas raison, mais
je voudrais rendre un peu plus concret le nombre de questions qui se
posent dans mon esprit. Est-ce que Picasso est une usine, une industrie
culturelle en peinture qui cherche des matières premières et qui a ren-
contré l'art nègre? Et enfin, à un troisième niveau, nous parlons de
rencontre. Est-ce qu'il s'agit de rencontre humaine de deux personnes
qui, par hasard, vont se promener quelque part dans les rues de Dakar
ou sur la place Saint-Germain-des-Prés, sans aucune intention précon-
çue, et puis deux regards se croisent et puis on s'assoit dans un café et
puis la conversation commence, et puis c'est toute une nouvelle histoire
qui commence et deux vies qui se rencontrent, qui se transforment, qui
peut-être, vont fusionner.
Voyez un peu par cette série de questions comment surgit dans
mon esprit le problème de cette rencontre de l'art nègre avec Picasso;
à quel niveau de rencontre, à quel type de rencontre faut-il situer ce
nouveau genre de rencontre et je voudrais finir en soulignant que le
problème de la rencontre entre l'art nègre et Picasso ou l'art occidental
pour nous, n'est pas finalement une question de recherche historique.
Pour prouver qu'il y a eu rencontre, pour essayer d'analyser les éléments
de cette rencontre, je pense que c'est plutôt une expérience vitale d'une
rencontre au sein de laquelle nous vivons encore et à l'intérieur de la-
quelle nous nous sentons concernés. S'agissant du problème de l'art afri-
cain et de l'art européen ou de l'art nègre et de l'art occidental, nous
savons que depuis des millénaires, comme on vient de le signaler, il y a
eu ces rencontres; et nous savons qu'il existe des courants de pensée
en Occident qui ont toujours cherché leur justification en Afrique.

23
On l'a signalé, nous venons de le faire dans la pensée biblique à
Jérusalem. Le vieux Platon, au chapitre XXIe du « Timé » que vous
connaissez par cœur, raconte quelque part que sur l'embouchure d'une
île se trouve un homme du nom de Taïs et que c'était là que tous ses
ancêtres, les philosophes grecs, allaient s'abreuver; non pas seulement
aux eaux du Nil, mais aux initiations des antiques sages de l'Égypte.
C'était pour lui la source de leur inspiration, de leurs pensées. Et nous
savons également que la Négritude, depuis la plus haute antiquité, a ins-
piré les sages, les philosophes, les créateurs de religion. On a souvent
cité le troisième livre des auteurs de Sicile. Mais tous ces gens-là ont
mentionné ces faits plus ou moins prouvés historiquement. Ils ont essayé
parfois d'analyser les éléments que l'on retrouve comme l'a fait Hérodote
qui dresse un catalogue de dieux grecs et il montre que ces dieux sont
africains avec leurs équivalences.
Mais est-ce un inventaire que nous faisons, inventaire d'ailleurs
que l'on retrouve même dans les temps modernes? Car la crise que
nous analysons aujourd'hui' au début du siècle est une des multiples
crises que les générations des temps modernes ont vécues depuis la
Renaissance. La Renaissance elle-même est une crise, une remise en
question et qui cherchait son ressourcement ailleurs. Et le siècle des
lumières qui a provoqué ce qu'un excellent auteur français, Paul Asa,
appelle : « La crise de la conscience européenne » a vu aussi une remise
en question des catégories philosophiques, sociales, religieuses et une
interrogation des sources étrangères, un effort de resourcement ailleurs.
Et on est allé chercher chez les Persans quelque part en Extrême-Orient,
et aussi en Afrique noire, de nouvelles raisons pour organiser la pensée,
ta société, la philosophie, la religion. Vous connaissez très bien ce héros
que cite Paul Asa, qui s'appelait Héronoco, qui était le héros d'un roman
anglo-saxon de l'époque; et que représentait ce brave Héronoco? Le
nègre. Comme le type de l'homme de la nature, l'homme idéal qui
devait remettre en question toute la théologie et la morale de l'Occident
et la logique aussi. Est-ce que le masque de Picasso n'est aussi qu'un
autre type d'Héronoco au début du xx" siècle? Ou bien est-ce qu'il faut
poser en d'autres termes l'interrogation qui nous concerne?
J'ai multiplié les exemples pour rendre un peu plus claire l'inter-
rogation qui surgit dans mon esprit à la suite de tous ces exposés et
de toutes ces interrogations. Car il me semble finalement que nous som-
mes en 1972, dans le deuxième versant de ce siècle, il me semble que
si nous nous penchons aujourd'hui sur les rapports entre l'art nègre et
un grand génie comme Picasso, ce n'est pas seulement pour essayer de
faire le constat d'une industrie qui a tiré des matières premières étran-
gères, au cours de sa route, un certain nombre de résultats. Mais je crois
que c'est parce que nous nous sentons concernés, et que nous nous
trouvons engagés vers une nouvelle interrogation où il s'agit finalement de
créer un nouveau type d'homme, une nouvelle civilisation et que dans
cette rencontre qui ressemble aux rencontres d'hommes parfois non pré-
méditées, mais qui deviennent fatales parce que fatidiques ou bienfai-

24
santes et donnent naissance à de nouvelles générations, à de nouveaux
types d'hommes, à de nouvelles civilisations. Il semble même que l'his-
toire ne choisit de préférence que des rencontres fortuites pour faire
naître de nouveaux types de civilisation.
Est-ce que nous nous trouvons effectivement devant une telle ren-
contre et alors en quoi cela nous concerne aujourd'hui, nous les nouvelles
générations qui venions après Picasso, après le masque? Et finalement,
qu'est-ce que c'est ce masque, ce fétiche? Est-ce que la rencontre de
Picasso et de l'art nègre est essentiellement la rencontre d'un artiste
avec des objets d'art ou avec un humanisme ou avec des types d'hommes?
Est-ce qu'on ne nous a pas assez présentés? On nous a mentionné tout-
à-l'heure la préface de Breton et je suis heureux qu'on ait fait cette
mention. Mais au niveau des arts plastiques, est-ce que la rencontre de
l'Afrique Noire ne s'est située qu'au niveau de ces objets et non pas
au niveau de tout un monde qu'exprimaient ces objets et que l'Europe
cherchait, non seulement depuis le XVIIIe siècle, mais au XIX" siècle
aussi. Car avant Picasso, nous savons que Frobénius, Frobénius le grand
apôtre, si vous voulez, de la redécouverte de la civilisation africaine
quand il écrivait « sur un éperon d'un navire camerounais », c'était
en 1897, donc plus de 10 ans avant la révolution nègre de 1905-1910,
n'est-ce pas? Et que lui aussi croyait trouver à travers les représentations
de cet éperon de navire, toute une mythologie non seulement africaine,
mais occidentale. Or, Frobénius avait fait un pèlerinage aux sources, il
était venu en Afrique, il avait interrogé les sorciers, il avait parlé avec
les chefs. Puis, comme il le raconte lui-même, il s'était assis le soir au
pied d'un palmier, au coucher du soleil, puis il avait fermé les yeux,
et il avait entendu la musique immense de l'Afrique, qui ressemble à
ce chant des étoiles dont parlaient les philosophes grecs. Et alors, il eut
l'impression d'avoir commencé à comprendre.
Je ne voudrais pas m'étendre là-dessus, mais je voudrais poser une
question. Pour la rendre un peu claire, j'ai multiplié les exemples. Mais
ce que je souhaite, c'est que cette discussion ne sorte pas du sujet et
complète notre discussion sur cette rencontre entre Picasso et l'art négro-
africain. Et mon vœu, si vous voulez que je dise toute la vérité, est que
cette rencontre soit la rencontre entre Picasso grand peintre de l'Occident,
une des dernières expressions de langue de l'Occident dans son dynamis-
me, même en convulsion, avec le visage héroïque de l'Afrique qui est la
mère des civilisations et non pas seulement avec un fétiche mort.
(Applaudissements prolongés)
(Président de séance)
- Merci mon Père, c'était l'intervention spirituelle dans tous les
sens du mot, du début à la fin.
(Intervention du dernier orateur)
- Après l'exposé enrichissant de Pierre DAIX et les interventions
qui ont suivi, on est d'accord sur la rencontre de l'art nègre avec l'art

25
de Picasso, en somme on est tout à fait d'accord sur cette confluence
entre l'art nègre et l'art de Picasso.
Si cette rencontre et cette confluence est réelle, la seule question
que je voudrais poser à Monsieur DAIX, c'est de savoir comment expliquer
la célèbre boutade que l'on prête à Picasso qui disait : « l'art nègre?
Connais pas! », Je voudrai qu'il nous donne une explication sur cette
boutade, à moins qu'elle ne soit une boutade apocryphe. Merci.
(Applaudissements). 1

(Réponse de M. Pierre DAIX)


- Je voudrais, non pas répondre aux interventions qui viennent
d'être faites, mais essayer de les prolonger; parce que tout à l'heure
dans mon exposé, je me suis volontairement cantonné à un certain nom-
bre de faits précis et je ne voudrais pas, dans un premier stade, en tirer
des conclusions, pensant pour le débat, qu'il était préférable de donner
d'abord les faits; et je dois dire que l'ensemble des interventions m'a
beaucoup intéressé et je crois qu'elles ont abouti à poser le véritable
problème.
Tout à l'heure, j'ai insisté sur le fait que Picasso avait rencontré
l'art nègre quand il avait 25 ans, 26 ans. Qu'est-il en ce moment-là ? Il
arrive au terme d'une longue tradition de peinture, d'une longue tradi-
tion d'art et de culture. II vient d'Espagne, il vit à Paris et dans un
cadre général d'hommes qui sont persuadés d'avoir raison; qui sont
persuadés que la civilisation qui est la leur, cette civilisation qui est du
bout de l'Europe, incarne l'humanité entière et possède à elle seule l'ave-
nir comme elle en possède le passé. Et Picasso, à l'intérieur de cette
tradition, contrairement à ce que l'on écrit souvent. est un prince de
cet arj. Quand il débarque à Paris pour ses 20 ans, dans ce Paris qui
pouvait être blasé, son exposé sur Vollard a eu un succès fou. Parce
que, précisément, il était le talent personnifié. Une première fois, il a
rompu avec le succès pour faire la peinture de « la misère bleue », Il
a connu la misère puis il est revenu à Paris et brusquement, sa peinture
rose, sa peinture sentimentale, a de nouveau connu le succès. Et c'est
à ce moment-là, au moment où il a une deuxième fois renoué avec le
succès et où son succès est, peut-être, le plus grand, le plus profond que
brusquement, il rompt avec ce statut de Prince qui est le sien, renonce
littéralement à tout ce qui lui donne la gloire, la fortune, lui tourne le
dos avec cette brutalité qui est la sienne, avec cette force de caractère
aussi qui est la sienne, et se lance dans une expérience dont il ne faut
pas oublier que personne, à l'époque, ne sait si elle comporte une solu-
tion.
Quand il tourne le dos à la tradition et qu'il essaie d'inventer une au-
tre peinture, malgré Cézanne, malgré les quelques exemples qu'il peut
évoquer, là où il s'aventure, il n'a personne qui le soutienne. Je le répète,
c'est comme si nous avons un problème scientifique. Une fois que la
solution est trouvée, on peut faire l'histoire de ceux qui ont trouvé la
solution. Mais avant, celui qui se lance dans l'assaut du problème ne

26
sait pas si c'est un vrai ou un faux problème. Et c'est à ce moment-là
qu'il y a eu pour lui une double rencontre : il y a eu la rencontre de
l'art ibérique et celle de l'art nègre. La rencontre de l'art ibérique
n'était pas en soi tellement scandaleuse, parce que d'abord c'était très
peu connu et il n'y avait pas de ce côté-là de problème grave sur le
plan de la culture. La rencontre avec l'art nègre mettait en cause tout
autre chose. Dans ce vieux pays colonial qu'était la France, il est clair,
sans qu'il soit besoin d'insister, que cela touchait à beaucoup d'autres
problèmes. Et PICASSOa rencontré l'art nègre en ce moment-là, d'une
façon très simple. C'est-à-dire qu'il n'a pas rencontré les masques, il a
rencontré ceux qui avaient fait les masques.
Je peux témoigner; évidemment, pas témoigner de la façon ... que
c'est comme ça qu'il l'a reçu en ce moment-là, mais je peux témoigner
que dans son atelier, il y a 20 ans de cela aujourd'hui, quand il parle
d'une œuvre africaine ou d'une œuvre océanienne, il ne parle jamais
tellement de son apparence, de ce qui est là, de ce qui est visible, sauf
parfois pour tel ou tel caractère anecdotique. Par exemple, il a une
œuvre océanienne qui est un dieu, le dieu de la fécondité qui porte
accroché à lui des tas de petits enfants. Je veux parler en ce moment
de l'aspect anecdotique. Mais toujours, ce qui l'intéresse, c'est-à-dire :
« tu vois , c'est comme ça qu'il l'a fait », C'est-à-dire qu'il a toujours
vu « derrière », comme il voit d'ailleurs derrière les tableaux parlant de
la même manière des tableaux des autres ou des sculptures de la tradi-
tion; pourquoi pas? A chaque fois, ce qui compte pour lui, c'est le
rapport par ce langage, privilégié entre tous pour lui, qui est le sien.
C'est le langage des formes, le langage de la plastique, le langage de
la couleur. C'est de retrouver l'homme quia fait ce tableau, qui a fait
ce masque, qui a fait cette couleur et d'essayer d'entrer dans la démarche
intellectuelle de cet homme, dans la démarche de créateur de cet homme
qu'il a en face de lui par le truchement de l'œuvre.
Et ce qui a fait le plus de scandale, je crois, dans la démarche de
Picasso vis-à-vis de l'art nègre, c'est que pour lui, d'emblée, il est évident
que ces œuvres qu'il avait en face de lui, ces œuvres de sculpteurs in-
connus, étaient aussi belles et aussi riches qu'une statue de Praxitèle,
qu'un tableau de Raphaël ou qu'un tableau de Vinci. Pour lui, c'était
exactement de la même manière : ses frères dans le travail de la peinture
et dans le travail plastique; et je crois que c'est une attitude dont il
faut comprendre quelle était la difficulté alors, d'abord parce qu'au lieu
de pouvoir mettre un nom : Praxitèle, Raphaël ou Vinci, les œuvres
qui lui venaient étaient des œuvres anonymes. Il fallait retrouver der-
rière, en plus, un homme d'une autre civilisation. Il y a une époque où,
généralement, on parlait de l'art nègre en général, sans savoir, sans
pouvoir même dire : « ce masque vient de telle région d'Afrique ou de
telle autre ». C'était l'époque où ces données n'étaient pas encore con-
nues, ou par hasard; celui qui l'avait rapporté : colon, ancien militaire,
commerçant, disait: « Bon, je l'ai acheté à tel endroit» ; c'est tout ce
que l'on en savait. Et précisément, Picasso était de ceux qui ont fait

27
tout de suite franchir à cet art le pas par-dessus l'anonymat, par-dessus
l'inconnu géographique, par-dessus l'inconnu de la civilisation pour y
voir immédiatement quelque chose qui était sur le plan direct de la
création humaine, quelque chose d'aussi valable que la tradition occi-
dentale, et cela posait, en ce moment, l'idée qu'il n'y avait pas une
culture humaine privilégiée qui avait donné la civilisation industrielle,
etc., mais que toutes les cultures humaines avaient la même importance
pour l'avenir de l'humanité, parce que, je n'ai pas insisté là-dessus tout
à l'heure, mais notre ami Espagnol a eu, je crois, tout à fait raison
d'y insister, Picasso, dans sa réévaluation, était parti de l'idée que Las-
caux, qu'Altamira, que l'art préhistorique qui, à l'époque, n'était pas
conçu comme un art non plus, était aussi un grand art, profondément
humain, et au-delà duquel on pouvait rencontrer des hommes inconnus
qui avaient fait le même travail que lui depuis un nombre considérable
de siècles.
Il y a un deuxième point sur lequel je voudrais insister. C'est que
un des premiers témoins, précisément, des réactions de Picasso, qui
ne cite pas Picasso mais qui explique ce qui s'est passé, était André
Lebel. Et j'ai parlé tout à l'heure, dit précisément, je cite de mémoire,
mais c'est à peu près la phrase d'André Lebel : il dit que l'intérêt de
Picasso s'est porté sur l'art africain, parce que les peuples de l'Afrique,
à son avis - ça c'est André Lebel qui rapporte l'avis de Picasso - ont
posé et résolu plus de problèmes plastiques qu'aucun autre peuple con-
nu. J'insiste là-dessus parce que tout à l'heure, j'insistais sur le terme
de conception plastique apporté par Vlaminck dans son témoignage sur
Picasso. Et quand on parle avec Picasso de l'art nègre par exemple, après
la rencontre des sculpteurs inconnus qui ont trouvé la solution qu'est
l'homme derrière le masque, il y a cette autre chose, je crois que j'y ai
insisté dans mon exposé, qui est vraiment la reconnaissance de l'activité
intellectuelle qu'il y a dans l'art nègre. Je parlais tout à l'heure d'une
autre raison que la raison de l'art plastique occidental, et je crois que
le terme est exact. Je crois que pour Picasso, les sculpteurs africains in-
connus dont il voit les œuvres sont' des hommes qui étaient aussi profon-
dément rationnels dans leurs manières, dans ce qu'ils ont fait, aussi
profondément intellectuels que Vinci, que Raphaël, que les grands
maîtres de la pensée occidentale, mais qu'ils ont fait mieux, c'est-à-dire
qu'ils ont trouvé dans des voies différentes, des problèmes autres, des
problèmes plus généraux du point de vue de la création plastique, que
les problèmes de la civilisation occidentale.
Picasso, je crois, a très profondément eu conscience, comme le dit
Kanweiller, que la rencontre de l'art nègre est un élargissement des
conceptions esthétiques, une sorte d'extension des conceptions esthéti-
ques, hors d'une tradition culturelle précise qu'est la tradition grecque,
la tradition de la Renaissance, la tradition européenne. Alors, de là
découle tout simplement la boutade de Picasso, à quoi vous avez fait
allusion, Monsieur. Quand au début des années 20, au moment où il
y avait le mode de l'art nègre, où l'on vendait au Casino de Paris des

28
revues nègres, où l'art nègre devenait le symbole d'une série d'éléments
à la mode, et aux yeux de Picasso, superficiels, où il s'agissait de
reprendre certaines apparences de l'art nègre llU moment de sa dif-
fusion, il a répondu « l'art nègre? Connais pas! »; ce qui voulait dire
que ce genre d'art nègre et ce qu'on faisait de l'art nègre, cela, il ne
connaît pas. Il ne l'a pas dit parce que ce n'est pas un homme loquace
et un homme qui fait des discours. Il voulait dire que ce qu'il avait
fait de l'art nègre, c'était autre chose. Mais le raccourci brutal : «L'art
nègre? Connais pas. », ce qui veut dire que cet art nègre-là, ce n'est
pas le mien, je crois que c'est une interprétation claire que l'on peut
donner à cette boutade.
(Applaudissements prolongés)

29
SENS ET SIGNIFICATION DE VART NEGRO-AFRICAIN
DR Doudou GUÈYE

L'ORPHELIN

c'est celui à qui l'Ancêtre


ne parle plus
il ne vit plus
il n'entend plus
il est seul
autour de lui
les sentiers sont déserts
des pas d'hier
et de demain
autour de lui
espace
temps
silence

Ali Maram GUÈYE.

31
EN GUISE D'INTRODUCTION

Nous avons participé, récemment, à Jérusalem, à un colloque sur


la rencontre de « la Bible et de l'Afrique Noire ». Cette réunion a été
l'occasion d'une fête de l'homme, une fête éclatante de l'homme récon-
cilié avec lui-même, dans la liberté, dans la dignité.
Aujourd'hui, nous participons à un colloque sur l'Art Négro-Afri-
cain et la Civilisation de l'Universel. Nous croyons que ces deux ren-
contres se continuent. En effet, à Jérusalem, j'ai eu personnellement
l'occasion de présenter une communication dont le titre était: « Négri-
tude et Bible », Aujourd'hui, je participe à ce colloque sur « l'Art
Nègre et la Civilisation de l'Universel )), et j'ai à vous présenter une
communication dont le titre est: « Sens et Signification de l'Art Négro-
Africain »,
En fait, il s'agit de retrouver, au travers de l'Art, ce qui est essentiel
dans la pensée négro-africaine, et qui y est révélé à travers des signes,
leur sens et leur signification. Autrement dit, ce qui, à Jérusalem, ren-
contrait ce qu'il y avait d'essentiel, c'est-à-dire de permanent et de signi-
fiant, dans la Bible, et qui, ici, va se situer par rapport à ce qu'exprime
d'essentiel la Civilisation de l'Universel.
On se rend compte, dès lors, que nous devons faire un gros effort
de réflexion sur nous-mêmes, pour prendre conscience de notre Etre, de
notre Existence et des responsabilités que cette prise de conscience né-
cessite. D'où l'importance de la Négritude.
L'on doit préciser que cette prise de conscience se fait au plan trans-
historique, mais aussi au plan historique, simultanément, et nous impli-
que dans une Responsabilité fondamentale : assumer notre condition
humaine dans la liberté et la dignité.

:.
S'il est un domaine où une grande confusion recouvre les mots et
les idées d'un voile épais et difficile à déchirer, c'est bien celui où nous
nous situons, ou celui où l'on nous situe, autour de l'Art Négro-Africain.
Cette confusion provient de ce que l'on n'a pas défini avec précision
ce que l'on entendait par Art Négro-Africain. Lorsqu'on essaie de le
faire, on se rend compte qu'il s'agit avant tout d'une catégorie de la
pensée occidentale, et qu'il est difficile ,sinon impossible d'en établir
une équivalence dans les structures d'une pensée négro-africaine. J'ai

33
conscience de me placer, ainsi, dans une situation de communication
difficile. Nous avons appris à réfléchir, à nous exprimer et à commu-
niquer dans une pensée et dans des langues étrangères à nous-mêmes.
Je m'aperçois de la grande distance qui me sépare de moi-même, de l'im-
portance et de la massivité du corps de traditions, d'attitudes, de manières
d'être, de civilisations, héritage de la pensée occidentale dont nous
sommes maintenant les dépositaires. Cependant, il me paraît difficile
de nous comprendre nous-mêmes, et de prendre conscience de nos res-
ponsabilités dans la vie si nous ne surmontons pas le handicap de la
dépersonnalisation que nous avons subie à travers la domination colo-
niale. Nous pensons que la relation aux hommes, aux autres peuples,
aux autres cultures que nous considérons comme nécessaire, indispen-
sable, essentielle ne peut nous conduire à un épanouissement authen-
tique que si elle s'établit à travers un dialogue signifiant. Notre relation
à autrui ne peut être, en fin de compte, une participation que si elle
s'établit à travers une prise de conscience de nous-mêmes. Je ne veux
pas insister outre mesure. Il me suffit, pour résumer mes préoccupations
de dire que je crois que notre manière globale de vivre se déduit de
notre Etre. Par manière de vivre, j'entends un comportement déduit d'une
compréhension essentielle, c'est-à-dire une compréhension du sens vrai
de notre vie : Le mode de comprendre. Le mode de comprendre est en
effet conditionné par le mode d'être de celui qui comprend. Et, réci-
proquement, tout notre comportement dérive de notre mode de com-
prendre.
D'où, encore une fois, l'importance de la Négritude dans notre
démarche globale d'aujourd'hui
Que l'on ne croie pas qu'il s'agit là d'une discussion spécieuse. Il
nous suffit de poser la question de savoir ce que nous entendons par
le sens vrai de notre existence pour nous rendre compte qu'il faut là
une réponse concrète, par laquelle nous signifions notre relation globale
à l'univers et aux autres hommes. La réponse qui vient au bout de
notre plume est : la Culture.
Pour revenir à l'Art Négro-Africain, disons que l'on doit distinguer
entre l'Art Négro-Africain traditionnel et l'Art Négro-Africain moderne.
Il existe en effet de nombreux artistes négra-africains, de nos jours,
dont les œuvres sont admirables, dont le talent est incontestable, dont
la sensibilité est séduisante, dont la renommée acquiert des dimensions
mondiales. L'on est tout de même frappé par la différence profonde
qui existe entre leurs œuvres et celles de ceux que nous considérons
comme des artistes traditionnels. Il faut donc distinguer l'Art Négro-
Africain moderne, dont les rapports avec l'Art occidental sont pour
le moins ambigus. L'artiste Négra-Africain moderne se rattache, cons-
ciemment ou inconsciemment, à des écoles occidentales, des fois si
étroitement qu'il apparaît comme bridé ou hypothéqué dans son épa-
nouissement. Il témoigne, très souvent, d'un manque d'initiative, de
spontanéité, de liberté. Son attitude et sa démarche culturelles manquent
d'authenticité.

34
On note cependant des exceptions concernant en fait ceux d'entre
eux qui ont pu réfléchir et essayer de trouver une réponse à l'interpella-
tion dont ils se sentent l'objet dans leur Etre et dans leur Existence de
Négro-Africain, Mais malgré leur talent incontestable, il ne semble pas
que l'on puisse facilement, au delà de l'éthique formelle, apprécier la
valeur fondamentale de leur réponse, car à aucun moment dans toutes
leurs œuvres, celle-ci ne s'articule autour d'une pensée négro-africaine
clairement établie. Au contraire, les œuvres de ces artistes négro-africains
modernes semblent participer, tout naturellement, à l'aventure de la
pensée contemporaine dite occidentale, dont le caractère d'hégémonie
n'est plus à démontrer.
Nous touchons là un des aspects essentiels du problème de l'Art
qui dans la pensée négro-africaine n'est pas une catégorie philosophique
distincte, ni une particularisation sociale. L'Art, ici, participe du mou-
vement général de l'Existence.
Il faut donc distinguer l'Art Négro-Africain traditionnel de l'Art
Négro-Africain moderne. A notre avis cette distinction nous permet de
mieux apprécier le sens et la signification de l'Art Négro-Africain dans
le projet de civilisation de l'Universel. Il nous semble que dans ce dialo-
gue signifiant, l'Art Négro-Africain moderne, qui s'articule autour de la
pensée occidentale, ne réussit pas encore au delà de l'esthétique formelle
à apporter une contribution essentielle dans un sens nécessité par la
prise de conscience de notre Etre, de notre Existence, de notre Négritude.
Tandis que l'Art traditionnel semble constituer une source de valeurs
négro-africaines dont l'apport fécondant aiderait à l'édification d'une ci-
vilisation dont la qualité fondamentale résiderait dans son caractère non-
répressif, c'est-à-dire une civilisation qui intégrerait, en la respectant, no-
tre conscience, notre génie, notre manière d'être, et qui en somme serait
constituée, aussi, de notre Négritude.

Avant d'aborder une définition même succin te de l'Art Négro-Afri-


cain traditionnel, soulignons que c'est dans le sillage de la colonisation
que les militaires, les administrateurs, les missionnaires découvrent les
objets d'art négro-africains, en même temps tout un corps de traditions
culturelles et de civilisation. Soulignons aussi que c'est dans une at-
mosphère de conquête et de domination coloniale que les chercheurs
occidentaux, sociologues, ethnologues, ont procédé aux inventaires, et
essayé de comprendre. Il n'est pas nécessaire d'insister pour rappeler
que le fait colonial a fortement influencé le jugement, le mode de com-
préhension de ces chercheurs. Il en est résulté une véritable tradition
d'approche de la culture négro-africaine en général, singulièrement une
manière de lecture des œuvres d'art négro-africaines. Tradition et ma-
nière de lecture occidentales de notre culture ont fini par constituer
« une véritable école » dont l'autorité s'est imposée à travers l'Ecole

'35
française officielle et ses maîtres éminents (1) dont nous n'avons pas
besoin de rappeler les noms, ici. Cette école s'est ainsi imposée à des
générations africaines instruites qui ne peuvent pas facilement se sortir
du «fétichisme », de 1'« animisme », inspirés d'une interprétation pri-
maire, superficielle, par des étrangers, de phénomènes finalement in-
compréhensibles à leur conscience, à leur entendement.
Il faut convenir que cet essai de définition ne se situera pas dans
le cadre d'interprétation de cette école, d'origine coloniale.
Cet essai de définition, qui en fin de compte est un essai de compré-
hension, de participation, se situe dans le cadre général d'une prise de
conscience de notre Etre Nègre, c'est-à-dire de la Négritude, et des né-
cessités que celle-ci postule.

Sans nous étendre dans les détails, il est peut être nécessaire de rap-
peler que la Négritude conduira à une perception superficielle si elle ne
se fonde pas d'abord sur la recherche radicale des fondements essentiels
de notre Etre. A notre avis ceux-ci sont constitués par :
a) une pensée propre, dont la méthode, à notre avis, est dialectique
et cosmique, d'où le nom de « Méthode Dialectique Cosmique» que nous
lui donnons dans nos recherches (2). Cette méthode dévoile une philoso-
phie de l'existence et de la vie. Elle est aussi une véritable philosophie
de l'Etre humain. Il serait dangereux de la réduire à une simple philoso-
phie existentielle dans le sens d'une conduite pragmatique de l'existen-
ce. « La Méthode Dialectique Cosmique » souligne que ce qu'il y a
d'essentiel dans l'existence se situe au niveau de l'Etre humain, et s'ar-
ticule des mutations constantes et profondes qui lui permettent d'assurer
son équilibre entre des forces tendues vers l'Absolu (que nous appelons
des forces centripètes) et des forces de son existence personnalisée (que
nous appelons des forces centrifuges). C'est cette « Contradiction Pri-
mordiale » et ses aspects complexes que l'Etre humain a à résoudre,
constamment, à travers son acte d'exister, en tant qu'individu, et aussi,
en tant que membre de la communauté. Sa morale individuelle et sociale,
sa psychologie individuelle et sociale, son organisation familiale et sociale,
son comportement religieux individuel et social, etc. en découlent.
b) Autour de cette pensée, s'est bâti ainsi dans le temps un cor-
pus :
1. de doctrine ésotérique, secrète, dont la maîtrise confère le Pou-
voir de participer à la Totalité.

(1) Et les différentes Écoles Européennes: anglaise, allemande, portugaise, etc.


(2) Nous avons déjà livré une partie de notre travail sur la pensée négro-africaine
dans diverses communications sur les problèmes essentiels de notre Existence et de notre
développement.

36
2. de tradition orale qui assure cette maîtrise par les moyens de
l'initiation, révélant l'Unité dans la Totalité, dévoilant l'Acte Primordial
de la Création et la nature du dynamisme créateur, signifiant l'Intention
Cosmique première.
3. de pratique initiatique à travers quoi l'initié vit une situation
herméneutique, c'est-à-dire qu'à travers l'initiation, éclôt, pour l'initié, le
« sens vrai qui rend ainsi son existence vraie.
4. de création artistique qui intègre la vie, l'existence à la pensée et
qui est source de valeurs de civilisation.
L'Etre Négro-Africain que nous révèle la Négritude apparaît comme
un Etre humain pour qui la responsabilité première et dernière consiste
à accéder à la compréhension du sens vrai de son existence. Il en résulte
tout un comportement intérieur qui réagit sur la manière de comprendre,
et qui peut se déduire de la conscience que l'on a de soi, la conscience
que l'on a de son Etre. D'où l'importance à nos yeux de la Négritude.
Disons encore que cette compréhension du sens vrai est essentiel-
lement perception et « participation à ». Elle est vécue à trois niveaux:
- au niveau primaire, physique, disons de la perception par nos
sens : sensoriel
- au niveau de l'intelligence de ce que révèle l'existence, c'est-à-
dire la manifestation; disons au niveau de la sensibilité. Le Négra-Afri-
cain parle souvent là de « cœur »,
- au niveau profond de la participation au rythme, elle est, alors,
émotion et communion dans la Totalité.
Il faut ajouter que dans la pensée négro-africaine, esquissée ici à
grands traits, les principaux attributs de l'Etre humain peuvent être
ramenés à :
- une capacité et un droit d'initiative
- une fonction de responsabilité
- une capacité d'action et de création
Ces attributs fondent la liberté de l'homme. Ils sont exercés par lui
grâce à ses facultés et au pouvoir qu'il tire de l'exercice par ses facultés
de ces attributs essentiels.
La Négritude postule ainsi la revendication fondamentale :
de la liberté
de la justice
du bonheur
Cette revendication fondamentale est assumée par l'homme, non pas
théoriquement et formellement, mais concrètement et pratiquement dans
un monde réel.

:.
37
Ce que nous venons de dire permet de constater que tout essai de
définition de l'Art Négro-Africain, qu'il soit traditionnel ou moderne,
mais surtout traditionnel, nous situe, tout naturellement, en raison de la
nature même de cet art et du contexte international d'hégémonie occi-
dentale, dans « une situation conflictuelle de civilisation », qui naît à
notre avis, de la prise de conscience historique que le Négro-Africain fait
de son Etre, c'est-à-dire la Négritude.
II s'agit, au fond, de la place de l'Art dans la vie. Nous aurons
découvert que toute création artistique négro-africaine se situait dans
le cadre d'une démarche herméneutique, c'est-à-dire dans un ensemble
de moyens : rites, mythes, théologie, etc., qui à travers la pratique de l'ini-
tiation permet de participer au sens vrai, de vivre en vérité ce que l'on
vit, et donne un sens vrai à l'existence.
L'Art dans l'existence du Négro-Ajricain constitue donc le moyen
privilégié de « participation », autrement dit: de connaissance.
II est nécessaire d'ouvrir ici une parenthèse.
Lorsqu'on parle d'Art négro-africain, on envisage généralement la
création de statuettes, de masques, de tableaux de peinture, etc. tandis
que l'on ne parle que d'une manière très marginale de la musique, de la
danse, des chants' et que l'on n'envisage presque jamais les phénomènes
qui ressortissent de la foi et qui se trouvent au centre de l'herméneutique,
ni ceux que manifeste le pouvoir alchimique de l'Initié devenu médecin
traditionnel, chasseur, pêcheur, astrologue, etc. On envisage ainsi des
œuvres d'art comme des objets impersonnels. Alors qu'au contraire, il
faut souligner que tout cet Art participe globalement à la vie, porte
l'Etre vers l'accomplissement.
Ceci peut se traduire en disant que tout objet d'art négro-africain,
pour acquérir un sens et signifier, doit être intégré à un univers de per-
ception s'étageant d'un niveau primaire de vision physique et d'informa-
tion, à un niveau secondaire de sensibilité, et enfin à un niveau pro-
fond où le rythme perçu fait participer et communier. Cet univers de
perception est obtenu grâce à la mise en œuvre, simultanément, de
tout ce qui permet de passer d'abord d'une perception extérieure phy-
sique, superficielle et sensorielle, à une relation plus intime qui donne
accès aux valeurs ésotériques, une relation au niveau du « cœur », puis
enfin à une relation des profondeurs, qui est communion dans le rythme
essentiel. Il s'agit en fait d'une véritable dramatisation initiatique dans
laquelle diverses symboliques (couleur, forme, volume, ligne, nombre,
bruit, etc.), la parole et le verbe, la musique et la danse concourent à
intégrer l'objet dit d'art dans un rythme émerveillant et révélateur des
facultés de créativité et de foi.
A cause de cela, on doit être, à notre avis, prudent lorsque nous
procédons à « une lecture» de toute cette création dite artistique, et
lorsque nous l'interprétons comme une espèce d'écriture, comme des signes'
contant notre merveilleuse aventure de vie.

38
L'on peut dire, cependant, sans risquer d'exagérer au regard cri-
tique des chercheurs dits «scientifiques », que dans le cadre d'une
cérémonie initiatique, et à travers les œuvres éclairées les unes par
les autres, et signifiées par l'Homme, le drame de la condition humaine
est vécu en totalité et en vérité, et, que cette communion dans la totalité
et en vérité «re-situe» l'homme dans 1'« Etre de Lumière », dans une
vision émerveillante. On peut considérer que dans et par cet « Etre de
Lumière» il s'établit un dialogue concret, hors du temps et de l'espace,
un dialogue susceptible de ramener tout à un point central, et d'où
l'homme peut se sentir interpellé dans sa Totalité. L'on admet que
l'Initié parvenu à cette capacité de perception embrasse la Totalité: le
passé, le présent, le devenir. Il vit, ainsi, dans la communauté de tous
les Ancêtres, déjà révélés, et de tous ceux qui se révéleront ultérieure-
ment. Fermons ici notre parenthèse.
Dans la tradition négro-africaine, ce que l'on appelle : art, ne peut
être envisagé séparément de la vie. On peut considérer qu'il n'y a pas
d'artiste traditionnel perdu dans le mirage de ses angoisses et de ses
frustrations. C'est grâce à ce que l'on appelle « Art» que la pensée négro-
africaine réalise sa capacité d'abstraction, crée sa réalité analogique
et parvient à une perception épiphanique. Ainsi, nous nous sentons
bien loin de « l'Animisme» et du « fétichisme »,
Il est cependant nécessaire de préciser, encore ici, que la démarche
herméneutique conduit tout naturellement à des « lectures» successives,
donc à des interprétations superposées en vue de la compréhension et
de la participation, au-delà du symbole; et qu'au bout d'un certain
nombre de générations de « lecteurs », il peut s'opérer un blocage résul-
tant d'une superposition d'interprétations au niveau du symbole; ce
qui conduit à une stratification du symbole, et à une réification de la
pensée. Il se passe alors une «chosification ». Le symbole cesse de
signifier par analogie et de participer à une démarche herméneutique.
L'objet dit d'art finit par acquérir une significadon en soi, et perd tout
contact avec la vie.
Mais ce phénomène de stratification du symbole et de réification de
la pensée n'est pas propre à la création artistique et à la pensée négro-
africaines. Au contraire, dans tous les peuples négro-africains « vivants »,
c'est-à-dire qui assument la plénitude, ou simplement une partie de leur
capacité d'initiative, de responsabilité, d'action et de création, ce phé-
nomène de stratification et de réification n'intervient pas. Car l'homme
interpellé concrètement dans son existence est contraint à des «relec-
tures» successives et continuelles qui induisent constamment au-delà
du symbole, un sens vrai. On a constaté que dans les peuples qui ont
perdu une partie ou la totalité de leurs attributs, la stratification des
symboles et la réification de la pensée interviennent tout naturellement.
L'on assiste à une véritable dogmatisation et à une véritable fétichisation.
Il est encore nécessaire de dire un mot de l'authenticité dans l'Art
Négro-Africain. On croit que pour être authentique, une œuvre d'art

39
négro-africaine doit: être ancienne. Il y a là une idée dont on doit
corriger l'ambiguïté. Il est vrai qu'en raison de l'agression culturelle que
le monde Noir subit, ou a subie, il est devenu rare de trouver «un
peuple vivant », dans le sens traditionnel du terme; ce qui veut dire que
la plupart «des symboles vivants» retrouvés ne peuvent être rattachés
qu'à des communautés du passé. Ceci est vrai mais doit être atténué.
D'abord ces objets d'art ayant participé à une perception totale dans
le passé, extraits du contexte de cette totalité, n'offrent plus de réponse
à une «lecture interrogative ». La clé permettant d'accéder à une
compréhension se situe ensemble au niveau de l'objet en tant que tel,
du mythe et du verbe qui l'éclairent, du rythme qui l'anime dans les
chants, les danses ou formes et mouvements qui l'accompagnent. Ces
objets d'art extraits de leur contexte signifiant perdent donc automatique-
ment leur réalité. Ensuite, il existe de nos jours «des Communautés
vivantes» au sein desquelles l'Art conserve encore sa place privilégiée
dans la dramatisation existentielle. Ainsi, au niveau des dogons, des
bamabaras, des sénoufous, des baoulés, et pour ne citer que ceux-là, il
subsiste encore de nos jours, en marge de tout ce qui est « folklore », des
communautés qui vivent en chair et en os leur condition humaine au
travers de structures initiatiques authentiques. Même si cette drama-
tisation de l'existence n'est plus partout totale, du moins elle concerne
encore même chez des peuples relativement acculturés, des moments
essentiels de l'existence : étapes de la vie, événements extraordinaires
à conjurer ou à intégrer. C'est ainsi qu'à travers les rites de la nais-
sance, de la circoncision, des cérémonies funéraires, on note encore
certains attributs qui témoignent de ce que les acteurs ont conscience
de participer en ces moments, à une véritable communion transcen-
dentale. A ce niveau, les créations artistiques, même de nos jours, peuvent
être considérées comme authentiques.
Finalement l'Art Négro-Africain traditionnel est donc une fonction
importante dans la situation herméneutique à travers laquelle la com-
munauté traditionnelle s'accomplit.
L'Artiste négro-africain apparaît comme un Initié. Il ne crée pas
pour libérer une angoisse existentielle individuelle. Il crée des symboles
et des valeurs de vie à travers lesquelles sa communauté Va participer
à la Totalité.
Il est bien entendu qu'à partir du moment où il crée, l'Artiste
Négro-Africain a une technique, des méthodes, une symbolique, toute
une esthétique: technique et moyens de métier, symbolique de la ligne,
du volume, de la forme, de la couleur, symbolique du nombre, symbo-
lique du pouvoir alchimique et démiurgique, stylisation et réduction à
l'essentiel.
Dans son travail l'Artiste Négro-Africain est essentiellement un initié
chez qui tout, finalement, semble se déduire de sa sensibilité, de son
imagination créatrice, de son sens de la créativité. Il connaît la propor-
tion et l'harmonie, et use des rapports entre les différentes parties pour

40
souligner le sens et la signification. Il connaît le rythme qui enflamme
l'imagination.
Cependant, dans cet artiste, il est nécessaire de souligner que des
qualités essentielles ont été développées par l'Initiation, et qui se dis-
tinguent des simples valeurs rattachables à l'esthétique formelle :
- une capacité étonnante d'abstraction qui conduit à une technique
inimitable
- une liberté totale de création
- une spontanéité libératrice de créativité.
Ces qualités nous paraissent spécifiques parce que ce que l'on peut
considérer comme les canons du Beau, du Vrai, ne ramènent pas à l'ob-
jet dit d'art produit, mais à ce qu'il induit en tant que symbole, rend
possible et vivant, c'est-à-dire au rythme de participation, perçu comme
une émotion profonde, essentielle, dans l'aventure cosmique.
II y a là matière à discussion, et il est évident que nous devons ap-
profondir notre réflexion sur la nature des pouvoirs alchimiques qui font
de nos Initiés, donc de l'Artiste Négro-Africain traditionnel, un dé-
miurge.

•••
En ce moment de cette discussion avec moi-même, car, au fond,
vous venez d'assister à une réflexion sur moi-même, à haute voix, j'ai
l'impression que le problème du Sens et de la Signification dans l'Art
Négro-Africain, n'a pas dévoilé comme je l'aurais voulu, l'aspect du
sens et de la signification de l'Art Négro-Africain. Autrement dit la
dimension historique de cet art doit être appréhendée. C'est par cela
que je vais finir. Je serai bref, car au fond cet aspect est abordé dans
d'autres communications. Nous avons voulu camper la silhouette de
l'Artiste Négro-Africain « traditionnel » parce qu'à notre avis, il est
la référence dans ce dialogue artistique et culturel pour une authenticité;
et il est en même temps le point de départ pour une identité nouvelle.
II semble que nous devons retenir un certain nombre de notions
importantes. D'abord ce que nous appelons Art n'est pas distingué
dans la société traditionnelle. II est vécu globalement. La création ar-
tistique est une somme de valeurs de vie, de valeurs de civilisation.
Ensuite, celui que nous appelons Artiste est dans la Société tradi-
tionnelle un Initié, étroitement confondu dans sa société, et pour qui
I'esthétique intègre <les divers symboles à la qualité del'Etre, je ne dis
pas à sa nature.
Enfin, il devient évident ainsi que l'artiste Négro-Africain tradition-
nel est lié à sa société et que, partout où celle-ci a disparu, l'artiste
Initié disparaît avec elle.
II se pose donc le problème de savoir ce que représente dans ce
cas, ce que nous appelons l'Artiste Négro-Africain moderne. II ne faut
pas croire que la notion de tradition est une notion statique. Au contraire.

41
Or, nous savons aujourd'hui que ce que nous considérons comme société
traditionnelle a disparu presque partout et depuis assez longtemps et
qu'effectivement l'Initié ou l'Artiste Négro-Africain dont nous avons cam-
pé la silhouette a disparu avec elle. Les objets d'art, les valeurs de vie
et de civilisation attachés à l'une et à l'autre ont également disparu et
lorsqu'il en susbsiste, ils revêtent des formes en général vides de sens
et de signification.
Des voix autorisées ont déploré ce phénomène d'acculturation. En
vérité ce que nous devons déplorer c'est l'acculturation qui a prévalu
presque partout, qui a été une destruction de notre Etre et des valeurs
de vie et de civilisation à travers lesquelles cet Etre prenait conscience
de lui-même. Tandis que l'acculturation peut être une confrontation
heureuse et bienfaisante, occasion de dépassement.
Nous le disons. Le phénomène de l'acculturation a été l'objet d'étu-
des nombreuses et variées. Nous n'allons pas ici nous égarer dans les
dédales étourdissants de ses structures. Nous nous résumons en disant
qu'en général le fait colonial a été retenu comme la cause prédominante
de cette destruction de culture et de civilisation, de cette densification
de notre Etre. Je précise que le fait colonial intègre les phénomènes
religieux du Christianisme et de l'Islam. Mais je voudrais insister sur
l'hégémonie que véhicule la société contemporaine, en tant que telle,
société de consommation de masse, de communication de masse, d'in-
formation de masse, de loisir de masse; avec son système d'éducation,
de formation, et qui développe des valeurs de rationalité : le profit,
l'efficacité, la rentabilité, et nous déplorons cette acculturation. Nous
regrettons cette société traditionnelle qui nous apparaît dans notre situa-
tion actuelle comme un hâvre de paix. Mais nous devons éviter de
tomber dans l'exotisme, dans le primitivisme, qui n'ont rien à voir avec
notre authenticité.
Nous revendiquons l'Art Négro-Africain comme partie intégrante
de notre vie, de notre existence. Toutes les créations artistiques, les
valeurs de vie et de civilisation, donc tous les objets qui sont présentés
dans nos musées, ou qui sont entassés en plus grand nombre encore
dans des musées et des collections étrangers, toute notre musique, notre
danse, notre folklore, toute la technique de dynamisation de notre Etre
et qui permet encore des guérisons miraculeuses, tout cela nous le reven-
diquons comme notre patrimoine humain.
Cependant, nous voulons dire que notre fidélité à ce patrimoine
n'est pas une fidélité à des objets, à du bois, à du fer, à des couleurs, à
des sons, mais à ce qu'il y a d'essentiel et à quoi ces valeurs de civili-
sation nous permettent de participer. Nous voulons encore ici préciser
que l'authenticité ne se réfère pas à l'esthétique formelle,
Il faut trouver, au-delà, un langage autre. Je sais que l'on peut au
nom d'une pensée philosophique prétendue classique, me contester. Je
reste persuadé que dans l'homme gît un système profond et que la prise
de conscience de notre Etre nous fait accéder à des réalités transcen-
dantes.

42
Bref. Nous sommes confrontés au problème complexe de notre évo-
lution, de notre développement. A l'interpellation qui nous est ainsi
faite par la vie, nous devons répondre. Historiquement ce sont les « Au-
tres » qui ont répondu pour l'essentiel en notre nom. Historiquement
nous sommes placés aujourd'hui devant la nécessité de répondre nous-
mêmes, depuis que nos Etats se sont rendus indépendants. Nous pouvons
choisir de ne pas répondre directement, par nous-mêmes. Nous pouvons
choisir de nous installer dans la réponse des autres, dans les valeurs
de vie des autres, dans la civilisation des autres.
Nous pouvons choisir, par contre de répondre par nous-mêmes.
Choix difficile et périlleux. Ce qui souligne, à mon avis, le caractère
salvateur des options qui ont été faites au niveau de notre pays, sous
l'autorité et la direction du Président Léopold Sédar Senghor. Nous
avons choisi d'abord, et avant tout de prendre conscience de nous-
mêmes, de notre Négritude.
L'on peut se demander pourquoi j'insiste tant sur la Négritude. Il
me suffit de dire que c'est là, à son avis, le fondement de notre attitude
quand elle intègre notre référence à l'authenticité, et notre exigence
d'une identité renouvelée. C'est également la prise de conscience par la-
quelle nous intégrons à la qualité de notre Etre toutes les dimensions
historiques de notre entreprise de vie et d'existence.
Sur cette base, et sur cette base seulement, nous nous situons dans
la tradition qui nous a pétris. Sur cette base l'Artiste Négro-Africain
moderne reste un artiste traditionnel enraciné dans la vie de son peuple
et exprimant sens et signification, c'est-à-dire authenticité. Nous retrou-
vons ainsi l'artiste vivant en totalité sa communauté, au niveau de son
insertion dans la vie concrète.
Il sera cet artiste Négro-Africain nouveau: un poète, un chanteur,
un danseur, un peintre, un sculpteur, un bijoutier, un forgeron; il sera
aussi un menuisier, un écrivain, un producteur. Mais il sera également,
un prêtre catholique, un pasteur, un marabout musulman. Il sera un
philosophe, etc. Il sera, cet artiste, non un homme isolé et étourdi dans
ses angoisses, mais un homme totalement engagé dans la vie concrète.
Il sera un producteur de valeurs de vie, de civilisation.
Ceci nous ramène aux méthodes et aux techniques de production
de cet artiste. Nous ne voyons rien d'antinomique à l'authenticité négro-
africaine dans l'utilisation et la maîtrise de méthodes et de techniques
modernes. Au contraire. Nous pensons que les problèmes que soulève
l'esthétique le concernent et qu'il ne doit rien perdre de sa spontanéité,
de sa liberté, de son imagination créatrice. Il faut continuer à styliser
pour offrir un support à l'évocation, à la création analogique, à la réalité
épiphanique.
Il devra enfin aller au-delà de tout cela pour faire participer à travers
tes valeurs de vie et de civilisation de la Négritude au sens vrai de son
existence présente, qui est de participer à l'édification de la civilisation
de l'Universel.

43
J'ai conscience d'arrêter là une réflexion qui reste inachevée. Je
voudrais simplement dire que cet homme vit sa vie dans un contexte
national et international dont on ne peut pas faire abstraction et qui
l'implique nécessairement dans un débat fondamental, un débat éminem-
ment politique; un débat également économique; en un mot un débat
fondamental de définition d'identification, d'accomplissement.
Il me plaît de retrouver ici l'Artiste Négro-Africain moderne, dans
le sillage de ses ancêtres, comme un entrepreneur privilégié dans cette
œuvre de vie.

44
SENS ET SIGNIFICATION DE L'ART NEGRO-AFRICAIN
DEBATS

(Intervention de M. Pierre DAIX)


« •.• Il Y a un malentendu que je crois avoir senti. Ce matin quand
j'ai parlé de la rencontre de Picasso avec l'Art nègre, je pensais à ce
que Picasso a fait de l'Art nègre, c'est-à-dire à sa lecture de l'art nègre;
et je veux dire par là que je ne crois pas qu'il faille considérer que
Picasso a donné une version authentique de l'Art nègre.
Je crois que Picasso a rencontré dans l'Art nègre quelque chose
qui l'a touché profondément, dont il a tiré parti dans son propre sens,
dans son propre mouvement; mais que ceci, vu du point de vue des
artistes africains, ne doit pas être interprété, à mon sens, comme le fait
que Picasso aurait tiré de l'Art nègre la seule leçon authentique, la seule
réponse véritable. Je vais prendre un exemple dans un domaine très
différent : Très souvent, des gens demandent à Aragon, quand ils enten-
dent ses poèmes mis en musique, si Aragon pense qu'il a été trahi ou
non. Aragon répond invariablement que ce qui l'intéresse dans le travail
des musiciens, c'est qu'il y a lu une sorte de critique de sa poésie, une
sorte de miroir différent de sa poésie. Et je crois que quand on prend
ce que Picasso, ce que Matisse, ce que Derain ont fait de l'Art nègre, il
faut que vous, vous y voyiez la réfraction dans un miroir différent du
travail des artistes africains.
Je crois que c'est assez important parce que ce serait de nouveau
s'acheminer vers une autre sorte d'erreur que de croire que ce sont ces
artistes occidentaux là qui ont dit : « Voilà ce qu'est l'Art nègre et voilà
ce qu'il doit être »,
Je crois qu'il faut au contraire voir vraiment la réfraction, le travail
dans une autre direction.


*.
(Réponse du Docteur Doudou GUEYE)
- Monsieur le Président, je suis heureux de répondre à Monsieur
DAIX parce qu'il a bien fait, je crois, d'illustrer le sens des débats qui
se sont engagés. Je crois que ceci est très net; je voulais, après la lecture
du rapport que je viens d'entendre, venir dire ce qu'il a dit, parce que
effectivement, c'est bien ainsi que nous le concevons. C'est par cette

45
réflexion que, de l'autre côté du disque, nous invitons nos propres
intellectuels à réfléchir sur eux-mêmes et à penser pour eux comment ils
doivent lire la création, l'ensemble de la production négro-africaine ar-
tistique.
Je voudrais rappeler à cette occasion, je vous ai dit que nous
avons été à Jérusalem et paradoxalement, pour parler de la rencontre
de la Bible avec l'Art Nègre, c'est-à-dire la rencontre de la Négritude et
de la Bible et qu'à cette occasion, nous nous sommes aperçus qu'il y avait
un phénomène extrêmement important : le phénomène du livre révélé,
à travers lequel nous vivons le sens vrai de notre recherche. Ceci est
important et nous avons souligné à cette occasion, la nécessité des relec-
tures et je m'excuse auprès des Prêtres, singulièrement auprès de mon
ami le Père M'VENG, si ce que je dis n'est pas conforme à l'orthodoxie
religieuse. Mais enfin, je crois que nous avons besoin de nous sortir un
peu des canons officialisés pour que quand nous aurons mis un peu en
pièces les bords, les garde-fous qu'on nous a imposés depuis longtemps
pour être des hommes bien sages et des enfants bien pensants, quand
nous aurons mis tout cela en l'air, on sera bien obligé de repenser avec
nous un monde nouveau. Et c'est à cette réflexion que nous pensons,
parce que au sujet de la Bible, nous sommes parvenus à cette nécessité
de relecture, c'est-à-dire d'aller nous-mêmes penser et réfléchir à partir
du texte original, et non pas percevoir uniquement ce texte original à
travers tout le corpus de traditions écrites, culturelles, sociales ou même
théologiques que l'Eglise en général nous présente, c'est-à-dire, met entre
nous et le texte original.
Et là, je voudrais dire également que dans d'autres domaines, nous
sommes appelés à voir, à réfléchir à partir de telles attitudes, pour re-
chercher ce qui doit être pour nous, notre apport à une rencontre; et
vraiment, je voudrais, pour finir, dire que notre souci, notre exigence
d'identité renouvelée ne nous conduit pas à vivre l'Afrique du X" siècle.
Mais nous voudrions refuser de vivre comme perpspective immédiate,
l'exemple occidental. Nous voulons aller avec l'Occident dans sa per-
sonnalité, vers une société nouvelle que nous appelons la société de
l'Universel; que nous pensons qu'elle ne sera pas une réplique de notre
société, mais que nous refusons qu'elle soit la société occidentale actuelle.
Voilà ce que nous voulons.
(Intervention d'un assesseur)
- Monsieur le Président, Messieurs les Ministres, veuillez m'ex-
cuser de descendre de la tribune en tant qu'assesseur pour venir ici,
prendre la parole, apporter ma contribution à ces débats fort passion-
nants. car les trois communications de ce soir m'invitent à livrer une
réflexion personnelle à l'auditoire.
L'exposé de notre ami Doudou GUEYE « sens et signification de
l'Art nègre » et les deux exposés suivants, nous invitent à donner notre
point de vue personnel sur la question. Et je crois que, Mesdames et
Messieurs, si l'on n'y prend garde, il en ira de l'art comme de la litté-

46
rature, c'est que selon l'inspiration, les professeurs de langues et litté-
rature que nous sommes, nous avons l'habitude de dire des choses
auxquelles [es auteurs n'ont pas pensé. Je me souviens de ce professeur
qui m'avait enseigné, quand j'étais tout petit, à entendre les sons du
violon dans la « Chanson d'Automne » de Verlaine; également de ce
professeur qui m'avait appris à voir les colonnes, la rigidité des colon-
nes dans la « Maison du Berger» de Vigny.
En matière d'art, c'est la même chose; selon l'imagination et l'ins-
piration, des snobs assoiffés de théories sur l'art ont tendance à dire
des choses auxquelles les artistes n'ont pas pensé. Or donc, il faut faire
comme les peuples occidentaux pour répondre à la question posée par
notre ami Doudou GUEYE dans «sens et signification de l'Art nègre »,
exposé qui aurait pu être intitulé tout simplement sous forme de ques-
tian: « Qu'est-ce que l'Art négra-africain? ».

Je pense que pour définir ce qu'est l'art négro-africain, il faut partir


de la linguistique; car il ne faut pas se tromper. Les peuples occiden-
taux en définissant leur culture sont partis de la langue. Nous aussi,
nous avons des éléments pour définir notre culture.
Au cours de la semaine du Livre qui s'était déroulée ici même à
Dakar, le Révérend Père M'VENG ici présent, dans une introduction à
un exposé intitulé « L'art nègre considéré comme une écriture », a parlé
d'une stylisation; et je me demande si cette stylisation n'est pas une
tension perpétuelle vers une représentation de l'œuvre dans son essence,
et je donne au mot essence son sens étymologique. L'œuvre étant « là »,
pour parler un peu comme les existentialistes. Donc partant de là, je
pense que l'art peut être défini à partir d'un terme négro-africain, Je
prends l'exemple du peuple Wolof, un peuple négro-africain. Partant
d'un terme Wolof, on peut peut-être percevoir une signification de l'art.
Je ne sais pas si cette définition s'applique à l'ensemble de l'art négro-
africain, mais en tout cas, pour nous Wolof, l'art serait l'activité essen-
tiellement humaine consistant à représenter l'être dans son essence, dans
son authenticité. Le mot qui désigne les arts plastiques en Wolof, c'est
« NATAL », Dans le mot « natal », il y a la racine NT qui désigne
l'être, que l'on retrouve dans les langues bantous. Dans le mot Bantou,
vous avez le préfixe BA qui désigne les gens. C'est un suffixe de pluriel,
et vous avez le radical N'TOU qui désigne l'être. Ce radical égale-
ment se retrouve dans les langues dravidiennes, et dans le goût séné-
galais, il est fort répandu. Il désigne l'être essentiel. Non pas l'être dans
sa réalité totale, mais l'être dans son essence. C'est ici que je rejoins le
Révérend Père M'VENG qui parle de stylisation.
L'Art donc serait l'activité essentiellement humaine qui consiste à
représenter les êtres dans leur essence; et je crois que cette définition
permet d'éviter autant que possible toutes les dissertations sur l'art nègre
et je crois que si l'on n'y prend garde, comme je l'ai dit tout-à-l'heure,
il en ira de même pour l'art que pour la littérature. Donc, cette réflexion
nous permettra de voir un peu plus clair dans le sens et la signification

47
de l'art nègre. Je disais que partant d'un terme Wolof, on peut répon-
dre à la question posée par notre ami Doudou GUEYEet c'est peut-être
par suite de cette définition, un peu schématique que je vous ai livrée
que l'on pourrait comprendre le sens des deux autres exposés, à savoir
l'Art nègre et l'art contemporain, et Rencontre avec l'Art nègre.
C'est certainement parce que les artistes contemporains ont compris
qu'Il fallait disloquer la réalité, qu'il fallait détruire l'Etre pour restituer
l'être essentiel comme dans l'Art négro-africain, qu'il y eut une rencontre.
Certainement Picasso n'a pas été influencé par l'Art nègre, mais Picasso
a découvert les structures de l'art nègre et les artistes-cubistes ont pensé
qu'il fallait renoncer au monde classique, qu'il fallait bouleverser les
structures classiques et instaurer un monde nouveau. C'est pourquoi les
artistes ont voulu détruire la réalité, la réalité objective pour présenter
des êtres suprarée1s, des êtres en dehors de la réalité; et c'est là que
se situe la rencontre avec l'Art Nègre.
Donc, à l'avenir, je pense qu'il serait bon d'éviter toute sorte de
théorie sur l'art nègre; il appartient en définitive de partir de la lin-
guistique pour définir la culture négro-africaine, ne pas simplement faire
comme les érudits, les illuminés qui veulent définir la culture négro-
africane. Je pense qu'il faudrait partir de la linguistique, et cela c'est
le devoir des africains eux-mêmes de définir la culture.
C'est tout ce que j'avais à dire.
(Réponse du Docteur Doudou GUEYE)
M. le Président, je reviens une minute pour préciser, après ce qu'a
dit notre ami, que ce que j'ai dit là n'était pas du tout une théorie for-
melle et que nous nous livrons au niveau du Centre Culturel Africain,
depuis deux ans et demi, à une étude linguistique qui, bien sûr, pour
ne pas obéir aux règles de la linguistique universitaire, n'en n'est pas
moins une recherche, et qu'à travers cette recherche linguistique, il a été
défini toute une théorie purement cohérente en Français et en Wolof
également de l'Etre, et que nous appelons la théorie de la connaissance;
et qué si notre ami veut participer à ce groupe de travail que dirige
Seybatou M'BENGUE,nous l'y convions. Parce que nous avons là une
source d'informations où j'ai puisé ce que je vous ai exposé cette après-
midi. Je crois qu'il est absolument important de souligner la démarche
de la pensée classique que l'on nous enseigne dans les écoles; et que,
en fait, elle est issue d'une réflexion sur la langue Wolof et nous avons
actuellement plus de 1 200 pages de textes écrits qui sont à notre dis-
position et sur lesquels nous réfléchissons.
(Le Président de séance)
- Mesdames et Messieurs, je ne sais pas si vous éprouvez les
mêmes impressions que moi; je me sens déchiré de devoir mettre fin
à une conversation aussi passionnante, mais melheureusement, il est
18 h 14; il faut bien arrêter. Mais c'est partie remise puisque nous
allons reprendre cette conversation demain. Nous remercions les orateurs

48
qui nous ont permis d'approcher l'art nègre par des horizons si divers.
Mais aucun ne nous en a éloigné, et je crois que nous avons cheminé
en pèlerins vers le mystère de cet art nègre car je crois qu'il y a là un
mystère. Et à la fin de ce long pèlerinage que l'on a fait, ici, avec des
exposés si denses, nous éprouvons l'expérience de ces jeunes initiés aux-
quels le sorcier de mon village, après leur avoir fait tailler une statuette,
leur fermait les yeux, bouchait les oreilles et la bouche et leur disait :
Qu'entendez-vous ? Ils disaient : rien. Que voyez-vous ? Rien. Que
dites-vous Rien. Je crois que l'art nègre finalement dans son exposé
total, nous impose le silence.

49
Le Président de séance :
(La parole est à l'orateur)
Dr Doudou Guèye :

M. le Président et chers amis qui m'avez interpellé avec tant de


bienveillance, je crois qu'il faudrait que je vous dise d'abord qu'effec-
tivement, ce que j'ai fait est une entreprise difficile. Deuxièmement, que
de parler de choses, disons, si denses qui nécessitent tant de réflexion,
d'en parler comme cela alors que vous n'avez pas le texte pour suivre
les arrêts, les structures du texte lui-même, je comprends que vous ne
saisissiez pas tout à fait tout ce que j'ai dit. Mais c'est le défaut de ce
procédé que nous employons lorsque nous parlons.
Ensuite, je veux préciser que la plus grande part de ce que j'ai dit
est difficile à accepter et à comprendre si on ne s'extrait pas des schémas
de réflexion; c'est-à-dire, si pour juger une conscience ancienne ou au-
thentique, je me réfère à ce qui est dit dans les manuels de philosophie
ou aux réflexions qui en sont déduites; je pense très bien et je l'ai dit
dans mon exposé, que je peux contester au nom d'une philosophie pré-
tendue classique. Ce que j'ai dit n'est pas conforme à ce qu'on nous a
appris à considérer comme des références authentiques et véritables.
C'est ainsi, je l'accepte, mais je voudrais repréciser à l'intention de ceux
qui ont parlé, que notre authenticité ne pouvait pas consister en une
fidélité à des objets, ni à du bois, ni à rien d'autre de ce genre, qu'il
n'est pas question pour nous de revivre une situation du xe siècle ou du
XIe siècle.
Je crois que j'ai été très clair. en tout cas mon texte est très clair
là-dessus. C'est peut-être que j'ai lu trop vite. Si j'ai compris ce que M.
KANE a dit, je voudrais lui rappeler que ce qui est essentiel dans le terme,
c'est ce qui reste comme signification permanente de ce que nous som-
mes, c'est-à-dire ce que nous sommes aujourd'hui : des négro-africains
dans ce contexte géographique, écologique, historique qui a été nôtre au
cours des ans. Non pas des structurations géographiques particularisées,
mais des valeurs de vie, une conscience qui, parce que nous avons eu à
aborder la nature, à assurer notre relation globale à cette nature, dans
des conditions historiques, géographiques particulières, une consciencé
qui est de notre être, mais qui intègre l'histoire à la qualité de notre
être.

51
Je ne dis pas à la nature de notre être parce que je ne suis pas un
raciste. Biologiquement, je ne pense pas que la nature de notre être nous
différencie de la nature de l'être européen, etc. Ce n'est pas à ce niveau
que se situe notre spécificité. Notre spécificité se situe au niveau
de la qualité de notre être; la qualité, c'est-à-dire l'ensemble des réflexes,
des valeurs qui sont en nous et qui font que nous sommes comme nous
sommes, que nous nous appréhendons comme nous pouvons nous ap-
préhender en tant que nous-mêmes, etc. Ce sont des références qui
n'excluent pas, au contraire qui intègrent, les dimensions historiques,
géographiques et politiques, je l'ai dit à la fin. Je pense que ce qu'il
faut que nous précisions, c'est que nous, lorsque nous avons été formés
comme nous sommes, nous pouvons rester, je l'ai dit aussi, avec les
réponses qui nous ont été apprises, c'est-à-dire les réponses des autres
qui nous ont été apprises à travers des dépositions, des écoles, et où tout
n'a pas été mauvais. La preuve, nous sommes en face les uns des autres,
pour réfléchir. Donc tout n'a pas été mauvais; nous pouvons rester
dans ces réponses.
Mais je pense que l'acte d'exister en tant que communauté indé-
pendante nous interpelle pour dés réponses autres, c'est-à-dire que nous
devons répondre nous-mêmes; j'ai dit que c'était un choix périlleux,
parce que cela implique d'abord de réfléchir soi-même aux problèmes,
de trouver des moyens qui soient conformes aux exigences de notre
conscience, de nous-mêmes, c'est-à-dire de notre négritude. Cela implique
que nous trouvions, que nous adaptions notre système d'éducation, nos
écoles, notre système de formation pour que nous voyions comment nous
devons nous insérer dans l'ensemble international. Je l'ai dit aussi, je
pense que cette option, nous ne la faisons pas comme ça, formellement
en l'air. Nous la faisons dans un contexte .national et international, et
j'ai expliqué que c'est sur un plan international et aussi parce que,
sans en discuter, le contexte est ce que nous appelons en terme politique
un contexte répressif, parce que la société internationale est comme elle
est; elle nous insère dans des structures de profit et je l'ai dit aussi, des
valeurs de rationalité, toutes ces structures nous intègrent dans une réalité
difficile. C'est pour cela que l'option que nous nous faisons de réfléchir
à l'interpellation qui nous est faite par l'existence, par la vie concrète,
par l'histoire, par la politique, par le développement, pour toutes ces
choses-là qui nous tirent fatalement ces réponses et exigent de nous un
travail de réflexion, des efforts constants (et ce n'est pas parce que nous
l'avons dit que nous pouvons apporter une solution), cette option est
si précise que j'ai conscience de devoir arrêter à un certain moment cette
réflexion qui nécessite d'être approfondie.

Et j'ai dit mieux, car je pense que, en définissant ainsi cette étude
de l'artiste négro-africain, je me trouve au centre, c'est-à-dire au point
où je peux avoir une référence d'authenticité, mais aussi au point d'où je
peux me propulser vers une ouverture renouvelée, c'est-à-dire vers une
ouverture vers la Civilisation de l'Universel.

52

En fait, tout ceci nous ramène à quoi? A ceci, que nous sommes
en face d'un projet de réflexion et que nous sommes en train de poser
les jalons de cette réflexion; et c'est pourquoi cette confrontation nous
amène à nous réfléchir les uns par rapport aux autres; nous amène à
réfléchir à l'autre, etc., et que nous sommes heureux d'avoir en face
de nous des peintures du système occidental. Mais il est évident qu'à
l'heure où nous sommes, nous devons mettre en question ces systèmes
de pensée occidentaux si nous voulons aller à la Civilisation de l'Universel
en tant que nous-mêmes. Mais j'ai dit que nous pouvons également aller
à cette Civilisation de l'Universel en nous installant confortablement
dans les réponses des autres.
Mais c'est une question d'option. Quand pratiquement, nous avons
opté, nous avons tout un travail énorme, incalculable des fois à faire;
et cela, je crois que ce n'est pas simplement en quelques minutes que
nous pouvons fixer les limites de ce champ très difficile. Mais alors je
veux finir en disant, parce que Bougoul a, lui-même posé un certain
nombre de questions, que je suis au niveau du Centre Culturel Africain
en présence des jeunes artistes, des peintures, des sculpteurs, des écri-
vains, des poètes, des danseurs, des chanteurs. Ils sont tous là ; ils sont là
parce que notre société les interpelle; or, leur formation, les supports
qu'ils ont à leur épanouissement, tout ceci les met dans une situation
ambiguë telle qu'ils ne cessent d'exprimer leur inquiétude, c'est-à-dire
qu'ils se demandent comment ils vont faire. Mais, j'ai fini mon exposé
en disant que ce n'est pas un problème d'art ou d'artiste simplement.
Et c'est en cela que cette tradition rejoint la tradition négro-africaine.
C'est un problème de vie, de création d'œuvre de vie, de création
de civilisation. C'est pour cela que chaque fois que nous sommes réunis
avec le Ministre de la Culture et que nous faisons des communications
ou des conférences, nous insistons pour dire que dans ce problème géné-
ral de notre développement, la dimension culturelle est l'essentiel. Cela
ne veut pas dire que les machines, que les capitaux, que toute cette
assistance technique ne soient pas utiles, au contraire, nous disons que
cela doit être un moyen, mais alors moyen de penser, de nous réaliser
sans que ce moyen fasse de nous des objets de la réalisation des autres.
Il est difficile de le dire comme ça. Il est plus difficile, dans le
contexte dans lequel nous sommes globalement et généralement, de le
réaliser concrètement en opération vivante. Mais j'en ai conscience, et
au fond, lorsque nos jeunes poètes écrivent, j'ai eu l'occasion de les en-
cadrer, de les aider et de leur expliquer que lorsqu'ils écrivent, ils ont
à choisir longtemps et constamment.
Nous le disons, ces jeunes poètes ont dit, « Mais au fond, nous
sentons beaucoup plus un homme comme CESAIREquand il crie et vitu-
père, que le Président de la République dont la poésie est profonde, dont
la poésie et la sensibilité, etc. », Alors, nous avons mis longtemps à leur
expliquer qu'en fait, ce qui était superficiel les touchait très rapide-
ment, mais que ce qui était plus profond, qui nécessitait justement qu'ils

53
répondent eux-mêmes à l'interpellation qu'ils subissent, au lieu de s'ins-
taller dans la réponse des autres, nécessitait d'eux, comme on l'a dit
tout à l'heure, une véritable initiation.
Et je voudrais ajouter, pour finir, que nous devons beaucoup, beau-
coup réfléchir, parce que nous sommes vraiment installés confortable-
ment dans des structures et quand nous disons que nous devons réviser
ces structures parce que c'est une question de vie ou de mort pour nous,
bien sûr, on peut avoir peur, parce qu'on se demande ce qu'on va faire.
Ceci nous ramène au problème de nos langues. Ce que je viens d'exposer
là est très facile à comprendre en Wolof. Ce que nous avons fait avec
Seybatou M'BENGUE,tout ceci est consigné très clairement en Wolof.
Et cette philosophie des lettres, que j'ai esquissée à grands traits, est
parfaitement à l'aise dans la pensée Wolof.
Mais alors, qu'est-ce qui se passe? C'est que nous-mêmes, quand
nous faisons ces recherches, nous allons à des sources qui nous sont
devenues étrangères. Nous faisons des efforts de compréhension, je l'ai
dit également, mais nous devons faire cet effort de compréhension si nous
voulons être des artistes de notre pays, c'est-à-dire des créateurs de vie
et de civilisation. Je vous renvoie à ce que les prêtres savent: c'est que,
quand à Jésus interpellé, on demandait qui était son père, que faisait
son père, il disait : « IL travaille' » cela se traduit dans ce langage
antique que nous percevons très bien: « IL est artiste », c'est-à-dire qu'Il
est producteur de vie et de civilisation. Et je m'excuse si je fais cette
référence, mais je viens, nous venons de Jérusalem où nous venons d'être,
avec le père M'VENG, complètement submergés de Bible, mais enfin, je
pourrai ainsi, très longuement, surtout en partant de la langue, m'étendre
sur la nécessité de structuration et de restructuration. Cela ne veut pas
dire que nous rejetons quoi que ce soit, mais encore une fois, il faut savoir
si nous avons choisi de vivre dans la réponse des autres ou si nous vou-
lons, dans tous les domaines de la vie concrète, répondre par nous-mêmes.
(Le Président de séance)
- Bon! Il faut réfléchir. Voilà pourquoi je vous invite à cinq
minutes de réflexion.
Nous aurons eu assez de forces pour réfléchir, et nous allons re-
prendre les exposés et les débats par ce poème qu'on vient de me glisser
et que je livre à votre méditation. Il s'intitule : « L'Orphelin ».
« C'est celui à qui l'Ancêtre ne parle plus
Il n'entend plus, il est seul
Autour de lui, les sentiers sont déserts
Des pas d'hier et de demain
Autour de lui, silence et espace. »
Voilà le poème de l'orphelin. Il ne me reste plus qu'à constater que
vous êtes des orphelins et que nous sommes en train de construire l'or-
phelinat et que je suis le père des orphelins. Et puisque vous avez un
l'ère, ma foi, je crois qu'il faut oublier cette condition d'orphelin et

54
reprendre courage pour discuter. Alors donc, nous allons passer à la
deuxième partie de notre programme. Nous allons entendre deux orateurs:
M. PASSERONqui nous parlera du lyrisme africain et de la plastique
contemporaine, et ensuite nous allons entendre l'exposé de M. LAUDE
que M. BOSIOnous lira sur les liens entre l'art nègre et l'art moderne.
Nous aimons souligner l'importance des débats de cette après-midi
et la contribution très importante du Docteur Doudou GUEYE.Je crois
que nous aurons échappé à l'écueil de faire des analyses académiques et
des comparaisons entre l'art nègre et l'art occidental, pour poser la
question fondamentale qui est de savoir si finalement, nous qui nous
rencontrons autour de cet art, nous sommes prêts à créer un langage
nouveau et à bâtir une civilisation nouvelle et non plus nous contenter
tout simplement d'abstractions et d'analyses académiques. Nous construi-
sons une Afrique aujourd'hui toute abstraite, où des architectes occiden-
taux fabriquent des villes occidentales et où des artistes africains pei-
gnent des tableaux pseudo-africains et où des philosophes africains diva-
guent sur la philosophie Bantou devant un auditoire de philosophes
occidentaux qui essayent de les suivre.
Mais en attendant, nous ne parlons pas un langage commun, et
surtout, nous ne sommes pas encore prêts à bâtir ensemble. II faudrait
que les penseurs soient des poètes au sens grec du mot, c'est-à-dire des
créateurs, et que notre art fasse la distinction entre les ancêtres de l'Occi-
dent, que le vieux Platon faisait si bien, entre le mime qui est la copie
de la nature, et la Poésie qui est la créativité. Et je crois que nous vou-
lons tous être des poètes.
La parole est à M. PASSERON.

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LE LYRISME AFRICAIN
ET LA PLASTIQUE CONTEMPORAINE
M. René PASSERON

« Dionysos est le Dieu caché de l'Afrique. »

Jean LAUDE: Les Arts de l'Afrique


Noire (1966), p. 342.

La correspondance des arts, que l'on pourrait croire une affaire théo-
rique relevant de la philosophie des œuvres comme expression de l'esprit,
ou simplement psychologique, eu égard aux émotions analogues que nous
pouvons recevoir par des voies techniques différentes, est encore enrichie,
ou compliquée, du fait que l'histoire y intervient par une correspondance
des siècles, et la géographie par une correspondance des continents. L'ar-
tiste actuel se distingue de ceux du passé par ce point essentiel qu'il y a
derrière lui une histoire, qu'il en est conscient et qu'il y puise, à volonté
de sensibilité, des références, des modèles, des justifications, voire des
alibis. Picasso emprunte-t-il la transposition formelle des figures de droite
dans Les demoiselles d'Avignon, au Dévot Christ de Perpignan et à l'art
roman catalan, voire à l'art ibérique préhistorique ou aux statuettes afri-
caines qui depuis 1906 hantaient les ateliers et les conversations de
Matisse, de Derain et de quelques autres? M. DAIX nous a apporté ce
matin des lumières sur ce problème. Retenons-en ceci : aux points d'ap-
pui trouvés sur place et dans le passé par les artistes européens se sont
ajoutés souvent, dans des contextes culturels et idéologiques divers, mais
toujours au Plix d'une mutation du sens des références aux arts tradition-
nels des civilisations orientales, amérindiennes et africaines. Le temps et
l'espace offrent à l'artiste contemporain l'abondance planétaire des créa-
tions de l'homme. Le Musée qui protège, mais aussi accapare les œuvres,
est déjà chose ancienne. Le xxe siècle a trouvé mieux. Aux livres, aux
photographies, dont l'influence est amplifiée par les mass media, s'ajoute
le cinéma qui nous transmet l'image des danses, et les disques, les bandes
magnétiques, qui nous révèlent la musique. Saluons le rôle de ces tech-
niques qui enregistrent le vivant, le spontané, les arts sans partition, les
œuvres immatérielles. Désormais le buste n'est plus seul à survivre à la
cité et tous les arts sont « robustes ». Ce sont donc tous les arts, même
l'art de vivre - et non plus seulement les arts plastiques, ceux notam-
ment, comme la sculpture, dont on pouvait déplacer les spécimens -
qui concernent et sollicitent la sensibilité de l'artiste actuel.

57
Nous sommes même, de nos jours, plus abondamment baignés de
musiques et de rythmes, qu'entourés d'œuvres visuelles ou d'images,
issues des civilisations noires. Les rapports de l'art dit nègre avec l'art
mondial ont cessé de se limiter aux domaines plastiques. C'est cet aspect
actuel du problème que je voudrais évoquer. Et croyez-moi: c'est en tant
que peintre que je parle - dans l'extraordinaire richesse des arts, tra-
ditionnels ou non, de l'Afrique, les leçons d'un certain lyrisme nous
sont parvenues par des voies sonores.
Permettez-moi de vous raconter une anecdote où se résume, en une
sorte de mimodrame, tout ce que j'ai à vous dire. Un soir de 1947 dans
la Maison des artistes danois, à Suresne, près de Paris, j'étais invité par
Jacobsen, le sculpteur, collectionneur fervent d'objets et de sculptures
africaines. et Mortensen, le peintre de tendance abstraite. Pour faire con-
naissance entre peintres, nous avons décidé de nous servir d'une caisse
de couleurs récemment arrivée, et toute la nuit nous avons peint sur les
débris d'une armoire en contreplaqué, démolie à cet effet par Jacobsen.
Chacun pouvait intervenir sur la toile de l'autre et nous n'y avons pas
manqué. Voici l'essentiel : pendant toute cette nuit, qu'on peut dire
de fête, le sculpteur a chanté (à sa façon certes), des blues, en se servant
pour la percussion, des objets qu'il avait sous la main. Ses sculptures,
qui étaient à cette époque en calcaire, et qui devaient beaucoup à la sta-
tuaire africaine, restaient dans le jardin, sous la pluie, dans la nuit. Nous,
avec le vin rouge, ce n'est pas cette sculpture, c'est une musique inspirée
de l'Afrique qui nous a portés au lyrisme des formes improvisées, à une
certaine danse plastique, que les critiques ont intégrée peu après à l'abs-
traction lyrique alors naissante.
Qu'on me pardonne cette note personnelle, elle me permet de
souligner que ce n'est pas forcément d'une peinture qu'un peintre reçoit
une influence, pas forcément d'une statue qu'un sculpteur s'inspire, mais
que, par un échange de tous les arts dans leur dynamique enchevêtrée,
l'on doit convenir qu'une partie de la peinture contemporaine a écouté
les leçons de la musique, alors que la musique, dans son architecture et
son « chromatisme », voire dans ses recherches sémiologiques, reconnaît
parfois sa dette envers les peintres.
La collaboration de Cage et de Rauschenberg en fournirait la preuve
la plus récente. Il n'est pas indifférent de constater qu'au début de ce
siècle, Shënberg fut lié au Blaue Reiter et à Kandinsky, et que Klee,
violoniste, a trouvé dans la musique une des voies qui l'ont dégagé de
l'Expressionisme. Dans le groupe international d'avant-garde qui, après
la dernière guerre, a réuni les dissidents révolutionnaires du surréalisme,
il n'est pas indifférent non plus de constater la présence du musicien
Philippot et même, plus passagèrement, de Boulez, alors que le Surréalis-
me traditionnel était, comme on sait, resté sourd à la musique. Souve-
nons-nous pourtant que Masson et Miro, liés à Michel Leiris, c'est au
« Bal nègre », rue BIomet, à Paris, qu'ils passaient leurs soirées vers
1924. Bref, parmi les musiques dont se sont parfois gorgés les plasticiens

58
modernes, celles de l'Afrique, avec leurs ramifications au Brésil et en
Amérique du Nord, ont été passionnément reçues.
Je dirai un mot d'abord de leur influence sur les musiciens mêmes.
Avant de me rendre à ce Colloque, j'ai interrogé quelques musiciens, dont
l'un des plus doués parmi les jeunes compositeurs de Paris, Jean-Yves
BOSSEUR,qui est en même temps chercheur au C.N.R.S. dans le groupe
de l'Institut d'Esthétique auquel j'appartiens. n a évoqué pour moi l'em-
prise de la musique africaine, qualifiée par lui de « phénomène formi-
dable », sur ce qu'on appelle les « musiques nouvelles ». C'est l'incan-
tation rythmique, la répétition du jeu autour d'une cellule structurale
permettant des variations restreintes, qui semble impressionner le plus
les musiciens chercheurs. En Occident, la musique se présente le plus
souvent comme un discours, ayant un début, un milieu et une fin. Au
contraire, la structure répétitive, qui peut partir et s'arrêter quand on
veut, ou durer une éternité, annule le temps au profit d'une sorte d'im-
mobilité musicale de l'espace sonore. (Avouez qu'il y a là de quoi faire
rêver les plasticiens !) A ceci s'ajoute la révélation, notamment par M.
Pepper, de certaine polyphonie dans la musique Pygmée, ce qui a pro-
voqué la surprise des musiciens européens croyant que l'Afrique se
limitait à la monodie. Remarquons que le mode de production de la
plupart des musiques africaines intéresse particulièrement les musiciens
qui contestent la notion d'artiste individuel, L'américain Steve Reich,
qui a séjourné en Afrique et qui reconnaît sa dette envers elle, dirige
un groupe plutôt qu'il ne compose.
La remise en question de la notion même de partition soulève des
problèmes très actuels. En outre, la musique purement traditionnelle n'est
pas la seule à retenir l'attention des musiciens étrangers à l'Afrique. Il
semble que nous assistions au phénomène suivant : la multiplicité des
musiques issues des civilisations noires, en Afrique et en Amérique, re-
couvre comme d'un flot les formes traditionnelles qui se perpétuent. Il
existe des groupes où se mélangent, dans un étonnant brassage, toutes
les références possibles. Ce syncrétisme musical correspond aux tenta-
tives occidentales d'élargissement des registres sonores et d'introduction
dans le jeu musical d'une part de liberté laissée aux exécutants. La .dis-
tinction classique chez nous, entre compositeur et exécutant semble ainsi
se dépasser dans une activité globale, analogue à celle des groupes afri-
cains. De même, la notion de concert, où musiciens et public se font
face, est remise en question quand la musique est vécue par tous dans
un même acte lyrique, celui de la fête. Je n'insiste pas. Vous voyez l'am-
pleur des leçons que les musiciens du monde entier tirent actuellement
de l'Afrique. J'en veux pour preuve précise la pièce musicale réalisée
par Jean-Yves BOSSEUR,après un voyage au Kenya et en Afrique centrale
en 1969, pièce intitulée Jeune Afrique, et qui instaure un jeu mêlé entre
plusieurs groupes de chanteurs selon une combinaison en partie aléatoire.
Nous aurons peut-être un jour le plaisir d'entendre ensemble cette mu-
sique.

59
Venons à la peinture et aux arts plastiques. La correspondance des
arts ne saurait, certes, s'entendre comme une concordance, ou comme un
alignement dans les mêmes recherches. Le cheminement autonome de
chaque art est fonction de problèmes et de visées souvent divergentes.
J'entendrais volontiers la correspondance des arts au sens postal du ter-
me. Parce qu'ils ont des soucis différents, à une même époque qui les
enveloppe tous ensemble, les arts conversent entre eux, échangent des
lettres, se font signe. Il faudra étudier de plus près comment, et com-
bien souvent, la musique a fait signe à la peinture. Ce qu'on peut appeler
l'environnement sonore du peintre européen est marqué par l'abondance
des messages venus de l'Afrique plus ou moins directement. Un influx
s'est transmis; et ce que nous venons de dire marque déjà de quoi il
était porteur: l'acte lyrique de créer passe avant la consommation plus
ou moins passive des produits ou l'art.
Leçon majeure! Les peintres eux-mêmes, dont l'art n'est que peu
propice à une sortie hors du calme de l'atelier, ne peuvent plus l'ignorer.
Il y a dans la lyrique africaine - (et je dis la lyrique comme on dit
la plastique ou la logique) un trait qui n'est pas réservé à la musique
ou à la danse, mais peut se trouver au cœur de toute activité créatrice,
c'est la montée de la puissance vitale jusqu'à un paroxysme qui libère,
en effet, ce qui surgit de toute lyrique profonde, l'explosion dionysiaque.
Sans doute, nombre de conceptions de l'art en Europe, dans notre siècle,
ont relevé de l'Apollinien, que Nietzsche opposait au dionysiaque: par
exemple le Néo-plasticisme de Mondrian, l'esthétique du Bauhaus, et ce
que Dali appelle joliment « notre architecture d'auto-punition ». Les
sources philosophiques, esthétiques ou idéologiques de cet art apollinien
ont été diversement évoquées par les artistes eux-mêmes : théosophie,
scientisme, ethique du zen ... Mais, d'autres formes d'art et surtout de
peinture - se sont attachées à débrider l'imaginaire, l'onirique, ne crai-
gnant pas certains vents de folie venus du Romantisme, et ont réussi
à promouvoir l'improvisation comme critère d'authenticité créatrice. Pi-
casso, dans sa diversité vorace, dans ce génie qu'il a d'être toujours extrê-
me en chacune de ses expériences, est un dionysiaque, parfois fasciné
par l'abstraction apollinienne. H peint avec fougue, la nuit, infatigable,
et force la peinture comme on force le taureau à fléchir le genou. Pour
lui, plus tôt que pour nombre d'autres, la peinture a été, selon les termes
que Tzara employait pour la poésie en 1934, non un moyen d'expression
mais une activité de l'esprit. Activité de tout le corps! L"artiste diony-
siaque peint avec le poids de son sang, d'instinct, dit-on parfois, peu
importe le mot, il peint de toutes ses forces. Il s'envoûte dans sa peinture
comme le danseur noir dans sa propre danse. Il ne peint plus, il ~t
sa peinture. Ainsi cette partie dionysiaque de l'activité créatrice a ré-
cemment placé au sommet de la liberté dans l'art ce que Lhote appelait
(alors qu'admiratif pourtant, il ne l'a point pratiquée) une « hystérie
technique ». De Pollock qui, dans ses drippings, danse littéralement
autour de sa toile posée à terre, à Michaux qui ne craint pas de répéter
à l'infini des séries de dessins ou de lavis (qui annulent l'espace, sinon

60
le temps), ou à Schneider qui dit ne réaliser sa toile gestuelle que dans
une sorte de crise, l'ouverture vers les dessous de la vie d'où jaillissent
les impulsions encore incontrôlées, si ce n'est par leur propre formali-
sation artistique, cette ouverture est une tentative qui distingue au plus
haut degré le xx" siècle européen des siècles antérieurs. Quand on sait
qu'à travers la vogue du Jazz en Europe, et par lui la remontée aux
sources de l'Afrique, s'est depuis longtemps dissipée la vieille catégorie
d'exotisme, pour qu'au contraire se révèle une communauté d'expé-
rience vécue, celle non pas de la rigueur rituelle et de l'esprit de caste
mais l'authentique expérience qui se glisse dans le moule du rite, celle
du jaillissement de la joie, de la colère, de l'affliction; celle du jaillis-
sement pur de la vie émotionne He même, comment ne pas saluer dans
la lyrique afrioaine la compagne, et souvent la compagne exemplaire,
de la lyrique picturale, dans ce qu'elle a de dionysiaque?
'On tente d'aller plus loin. Il ne suffit plus au peintre de mener
dans la solitude de son atelier sa fête tauromachique. La peinture tente
des sorties. Décorer les lieux où d'autres vont danser lui semble se voir
condamner à faire tapisserie. Elle veut participer à la fête. On retrouve
le génie des masques et des costumes, avec Benoît ou Mimi Parent. Sans
parler de la vogue des happenings, on a tenté chez nous de faire des-
cendre « l'art dans la rue », Le peintre croit devoir délaisser le pinceau
pour s'emparer des machines à lumière. Le public se donne des am-
biances et des flashs, les enfants s'excitent dans les salles obscures de
l'art lumino-cinétique. On intègre à des phénomènes produits pout la
vue les complexités rythmiques de l'improvisation musicale. Ah! ce
n'est pas encore la fête au village, dans les banlieues de la technologie.
Mais l'acte, la liberté de l'acte, et le dépassement de l'opposition entre
l'homme artiste et les autres hommes, s'y veulent également l'essentiel.
Bref, les arts lumino-cinétiques n'ont pas encore opéré leur percée
dionysiaque; il y faudra sans doute d'étonnants feux d'artifice. Mais, pour
le peintre, depuis la contestation dadaïste, à travers le surréalisme, jus-
qu'à ses prolongements dans l'abstraction lyrique, c'est l'effusion dio-
nysiaque qui seule justifie que l'action productive devienne plus précieuse
que l'objet produit.
Faut-il y voir une influence de la lyrique des civilisations noires?
Nous sommes peu soucieux des querelles de filiations esthétiques. Si
influence il y a, peu l'avouent, ou même s'en rendent compte, parce
que le phénomène prend la forme, non d'une brusque découverte qui
bouleverserait la tradition européenne, mais d'une lente imprégnation
opérée à travers cette connaissance renouvelée que le XX" siècle européen
a pris de l'Afrique.
Croyez-vous qu'au «Bal nègre », Masson et Miro, qui cherchaient
alors à «désapprendre à peindre », 'aillaient seulement pour danser?
Ils se laissaient imprégner par une rythmique que leurs tableaux les
plus originaux de cette époque - notamment Ies premières graphies

61
automatiques de Masson - manifestent clairement. Et que l'on ne s'éton-
ne pas que des phénomènes sonores ou moteurs puissent concerner les
peintres. Atlan me disait un jour qu'il sentait les formes musculaire-
ment, avant de les réaliser sur sa toile. N'est-ce pas justement aux formes
qui, sur le tableau, paraissent « abstraites », ou du moins non-figuratives
des objets visuels, que les gestes esquissés en nous, les rythmes respira-
toires, apportent leur charge expressive? On pourrait dire de l'action-
painting qu'elle est une peinture de danseur. Elle est aussi
une peinture de plâtriers et s'occupe, chez des artistes comme Fautrier,
Dubuffet ou Tapiès, des propriétés lyriques inhérentes au matériau,
à croire que la peinture consiste à faire résonner le sable, le goudron ou
le rouge de cadmiun, comme d'autres font résonner le bois de leurs
percussions. « La manière dont une couleur est appliquée importe plus
que le choix même de cette couleur », écrit Dubuffet dans son Prospectus
aux amateurs de tout genre. Il ajoute : « L'art doit naître du matériau ...
Chaque matériau a son langage, est un langage », Il parle d'une « ciné-
matique de la peinture » et il note que « le tableau ne sera pas regardé
passivement... mais bien recréé dans son élaboration, refait par la pen-
sée », Animer une surface, tel est le but que se donne le plaisir de
peindre - comme l'improvisation rythmique viserait à animer des corps.
ou à faire vivre le temps. Et le jeu semble au peintre de L'hourloupe être
le mobile de l'art, le jeu comme expansion de la vie••L'artiste, dit-il,
ne fait pas plus d'effort qu'un bon nageur, on pourrait dire un bon
danseur. Et le plaisir de vivre, à l'instant de l'acte créateur des formes,
justifie seul pour Dubuffet l'étrange activité de peindre.
Ainsi donc la danse des formes dans notre esprit conduit notre main
sur la toile. Je limiterai mes références à Dubuffet dont il faudra étudier
ce qu'après Picasso il doit de manière diffuse à l'esprit de l'Afrique. J'ai
été frappé que chez deux peintres à Dakar, Amadou BA et surtout Ama-
dou SECK, qui semble-t-il n'avaient jamais vu d'œuvre de Dubuffet ni
de la « Compagnie de l'Art brut », le lyrisme de la matière plastique-
ment dominée débouche sur une poésie picturale très proche de ce
peintre.
Que la peinture soint acte. Elle est tout de même, en fin de compte,
faite pour être vue. Mais elle échappe ainsi aux conseils du décoratif et
du joli. Elle doit même échapper aux rites du geste. Le matériau pictural
que nous laissons être dans ses aléas - et permettez-moi ici de parler
en peintre - la peinture que nous dominons dans ses efflorescences
propres, ses nappes, sa fascinante mobilité avant qu'elle ne s'arrête dans
un séchage accepté (ou non) par nous, comme si nous dansions ensemble.
voici la plastique, faite d'improvisation au sens le plus responsable qui
soit, voici la peinture lyrique non limitée aux registres parfois étriqués
du gestuel, par laquelle nous retrouvons, au delà de la figuration comme
de l'abstraction l'apparition d'un monde pour la vue, qui est un monde
pour le rêve, un monde pour l'esprit.
Retrouver le cosmique dans la peinture, ne serait-ce pas rencontrer
ce qui émane justement de la lyrique africaine? L'incantation exorcise

62
le temps et la danse reconstitue l'espace : quelle opération créatrice serait
authentique, en dehors même des symboliques que les religions et les
philosophies lui superposent, si elle ne retrouvait le plein sens du mot
création et ne donnait à l'esprit possession formelle du monde? Les
arts sont faits d'actes sociaux moins propres à refléter ou à constituer
les rapports entre les hommes que les rapports de l'homme avec le
monde. La fécondité du sol, le cycle des saisons, la fécondité des femmes
la mort, les origines, le ciel. Toute peinture, en ce qu'elle a de pictural,
est un monde où le cosmos, tel que nous l'avons obscurément dans la
tête et dans les nerfs, se trouve signifié. C'est alors que le courant passe
d'une peinture à l'autre, d'un art à l'autre, et que les siècles et les
continents peuvent entrer en correspondance.
Il n'est pas d'emprunt qui ne change et le contexte et le sens de
ce qui est emprunté; il n'est pas d'influence qui ne soit, quand elle
est digne d'être citée, récréation. Que Picasso s'inspire d'un Christ
catalan ou d'un masque de la Côte d'Ivoire, il n"a pas besoin de se
faire chrétien ou vitaliste pour les comprendre. Nous dirons même :
bien au contraire. Ce qui les met en résonance est ce qui met une grande
partie des arts actuels en résonance avec la lyrique africaine, Hegel l'eût
appelé la vie de l'esprit, nous pouvons l'appeler le sens formel du cos-
mique, tant il est vrai que la plus vertigineuse aventure de l'esprit humain
soit justement de penser le monde.

63
INTRODUCTION de M. Gérard BOSIO

Avant de lire l'exposé de M. Jean LAUDE,je voudrais me permet-


tre de vous faire part d'une réflexion personnelle et d'une suggestion.
Sans vouloir démontrer le bien-fondé de manifestations culturelles
telles que les expositions par exemple, et puisque la plupart d'entre vous
avaient visité ce que nous avons réalisé au Musée Dynamique depuis
longtemps, et notamment pour Chagall, et Picasso aujourd'hui qui engen-
dre ce colloque; puisque beaucoup d'entre vous avaient ressenti les ré-
sultats et les espoirs que nous en attendions, je crois qu'il est futile de
souligner ici un aspect de nos rapports qui s'insère dans le dialogue
des civilisations.
Monsieur le Ministre de la Culture a défini ce matin le sens et les
objectifs de ce colloque. Il en est un sur lequel je désirerais insister, car
il doit être constamment présent à l'esprit de chacun d'entre nous. Ce
colloque devrait pouvoir nous apporter différentes propositions, notam-
ment dans le cadre des échanges entre cultures différentes.
Si ce colloque a été placé sous le haut patronnage de Monsieur le
Président de la République, M. Léopold Sédar SENGHOR,c'est qu'il cor-
respond à un humanisme en marche qu'il a toujours défendu, chanté,
influencé.
Ne serait-ce que dans le domaine des expositions, support d'un
message entre les peuples et les cultures, nous espérons pouvoir connaî-
tre vos avis, vos propositions, car cela est utile pour le Sénégal, pour
l'Afrique noire, pour toutes les nations qui veulent parvenir à cette
Civilisation de l'Universel.
Jean LAUDEest le premier à qui j'ai soumis le projet de ce col-
loque; son accueil fut enthousiaste et encourageant. Il est aussi le pre-
mier à regretter son absence, retenu à Paris par ses obligations et des
contraintes malheureuses. Je voudrais, par ces quelques mots, le remer-
cier de son concours et de son texte. Ayant eu la chance de collaborer à
ses travaux, il m'a demandé de présenter ce dernier. Son titre est le
suivant: Rencontre avec l'Art nègre. Il est dédié à Angela DAVISet aux
frères de la Soledad.

64
RENCONTRE AVEC L'ART NEGRE
Jean LAUDE (*)

A Angela DAVIS
et aux frères de la Soledad.

Avec les Demoiselles d'Avignon (1906-1907), Picasso opère une


coupure décisive dans le langage plastique de l'Occident. Depuis 65 ans,
cette œuvre n'a rien perdu de sa verdeur subversive. Et, incontestable-
ment, elle s'impose comme point de non-retour. En un saisissant abrégé,
elle condense et signifie une crise, une mutation profonde dans les
valeurs, dans l'épistémé et l'aisthésis occidentale. Elle ne reflète pas
cette crise, ni cette mutation : elle les produit dans son domaine propre
qui est la peinture (1). Et elle les produit dialectiquement. Le passé n'est
point, comme par les Futuristes, refusé ni nié : il est une composante
d'une confrontation, d'un affrontement à une référence que constituent
les deux figures de droite, ces figures dont on admet qu'elles furent éla-
borées et conçues après une étude de l' « Art nègre ».

(*) Lue par M. Bosio.


(1) Le scandale qui se perdra dans le fracas de la guerre est à la mesure de
la transgression opérée. Que l'on en juge; rendant compte de la salle 41 du Salon
des Indépendants, Mourey, dans « le [ournai » (20 avri 1911), décrit les œuvres
exposées comme un retour à la sauvagerie, à la barbarie primitive qui consiste
dans la méconnaissance et dans l'avilissement de toutes les beautés de la nature
et de la vie ». Bérard, sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, s'entend demander
s'H avait le droit de « prêter un monument public à une bande de malfaiteurs
qui se comportent dans le monde des arts comme des apaches dans la vie or-
dinaire ». Et le 3 décembre 1912, un député, J.L. BRETON interpelle le gouver-
nement, considérant comme « absolument inadmissible que nos palais puissent
servir à des manifestations d'un caractère aussi anti-artistique et anti-national. ,.
L'affaire déborde d'ailleurs, les m:iJ1ieux artistiques et officiels. Un mm de
Monos, en marque, sur le mode comique, le retentissement :
Rigadin Cubiste (1912) jette la perturbation dans la famille d'un honorable
membre de l'Institut. Cf. : La destruction, in Change. n° 2, Paris, Seuil, 1969.
Jean Paulhan, dans la Peinture cubiste (Paris, Gauthier, 1971) a fait, non sans
raisons, intervenir la notion de sacrilège et de sacré. En effet, il n'y eut pas,
aux environs de 1912, abus de la polémique, ni excès du langage; l'événement a
été correctement apprécié. La transgression ne portait pas seulement sur une
question d'esthétique, et de goût : étant radicale, elle mettait, <par des visées
esthétiques, en cause les valeurs mêmes. Carl EINSTEIN disait, après la guerre, à
D.H. Kahnweiler, que le Cubisme n'aurait pas été si passionnant, s'il n'avait été
qu'une affaire d'optique.

65
N'ayant pas achevé son tableau, Picasso entendait montrer claire-
ment ce qu'il avait voulu faire : devant Cézanne, tout à la fois somme,
achèvement et couronnement de la tradition picturale de l'Occident, il
dresse des formes dérivées d'un art méprisé, celui des « colonies », La
rupture est inscrite, et signifiée, dans l'œuvre même, dans sa structure
formelle. Lui qui aurait déclaré, en 1911, à André Salmon que les
sculptures nègres étaient « raisonnables », ce n'est point par goat de
l'exotisme ou du primitivisme qu'il s'alimente à la source africaine :
« il se rend compte que la valeur de l'art nègre consiste en une unité,
en une intégrité, en un absolu formel que l'art occidental ignore parce
que sa conception du monde, de par son antique tradition, est dualiste :
matière et esprit, particulier et universel, choses et espace ... L'art nègre
qui condense tout l'espace dans la structure plastique de la forme, est
l'extrême d'une relation dialectique, d'un problème; l'autre est la pein-
ture de Cézanne qui résout les formes particulières dans la structure
de l'espace» (2).
Avec ce qui est, ici, initié, il y va donc de tout autre chose que de
l'élaboration d'un nouveau style. La recherche tendue qui, désormais,
sera celle de Picasso, de Braque et de Gris déborde largement ce qui,
par dérision, fut nommé le cubisme et que des peintres secondaires
codifièrent en doctrine et en orthodoxie, ou réduisirent à « une manière
de voir », On a pu croire - mais c'était aux environs de 1920, alors
que s'amorçait, en Europe, dans tous les arts, un retour au néo-clas-
sicisme - on a donc pu voir dans le « cubisme » un rappel à l'ordre,
à l'harmonie calculée de la peinture française : c'était en fait un geste
révolutionnaire, mais méthodique et préparé de longue main, (depuis le
Portrait de Gertrud Stein) que Picasso avait lancé. Il soutient encore et,
parfois même, devance toujours ce qu'il y a de vivant dans l'art d'au-
jourd'hui. Les effets ne s'en sont pas aténués, Le problème, toutefois,
n'est pas aussi simple.
Tout d'abord, des historiens ou critiques aussi éminents que D.H.
Kahnweiler, C. Zervos et P. Daix protestent que ce n'est pas « l'art nè-
gre » qui intervint dans les Demoiselles d'Avignon. Ils suivent en cela
le peintre lui-même qui n'a jamais cessé d'être affirmatif : ce sont des
sculptures ibériques - qui, après étude, ont été adaptées dans les deux
figures de droite. Par ailleurs, l'intervention nègre étant admise, ou défi-
nitivement prouvée, il resterait encore à se demander si l'on peut aller
jusqu'à la créditer de la mutation qui s'est produite en même: temps
qu'elle, jusqu'à en faire la cause première de cette mutation.
Ce n'est pas Picasso qui découvrit « l'art nègre », cette découverte
fut effectuée bien avant la mise en chantier des Demoiselles d'Avignon
(3). D'autre part: les quelques masques et statuettes qui, dès 1905 - au

(2) G.C. ARGAN : L'art moderne 1770-1970, Sansoni, Florence, 1970, p. 512.
(3) J. LAUDE: La peinture française (1905-1914) et l'art Nègre,Paris, Klienck-
sieck, 1968.

66
plus tard en 1906 - échouent dans leurs ateliers arrêtent l'attention
de Matisse, de Derain et de Vlaminck pour des raisons fort diverses :
selon les recherches que chacun de ces peintres avait déjà engagées.
« L'art nègre» (4) n'intervint donc en aucune façon à la suite d'une
illumination impérative et soudaine : son étude s'inscrit tout au contraire,
sinon dans une orientation raisonnée, du moins dans une problématique
précise. L'on serait, ici, tenté d'excepter le cas de Vlaminck: les récits,
d'ailleurs contradictoires, de sa découverte sont excessifs. Mais derrière
leur lyrisme impétueux et naïf, se lit tout de même une inquiétude plas-
tique, qui a son sens. Vlaminck vise expressément une synthèse : non
point celle de Gauguin, mais celle de la subjectivité, des forces éparses
et inhibées de la sensation et de l'instinct. Ce lecteur de Max Stirner
tend à unifier le Moi, à exalter les propriétés de l'Unique, dans une
expression immédiate du spectacle naturel (en quoi il a encore dette
à Manet et même à Courbet) mais également intransitive (en quoi il
cherche à rompre avec la fugacité impressionniste). Avec Vlaminck,
nous nous situons au cœur même d'une 'Contradiction que le peintre
tentera de résoudre lors de sa brève escapade cézannienne mais dont bien-
tôt il ne pourra plus supporter les tensions. Cette contradiction est celle
qui s'inscrit dans une problématique vécue du temps : elle se pose entre
le goût et le besoin d'une stabilité, de certitudes, de « modèles » et le
constat, la nécessité du changement.
A la conscience aiguë du changement, telle que Baudelaire l'avait
portée à son acmé (dans Le Cygne: la forme d'une ville change plus
vite, hélas! que le cœur d'un mortel), avait succédé l'abandon délicieux
à tout ce qui varie avec la lumière : mais, pour l'Impressionnisme, pour-
rait-on dire, « das Wetter » est la métaphore de « die Zeit ». L'abandon
délicieux, certes, mais aussi une nostalgie que Gœthe avait inscrite dans
la conscience européenne: « Instant qui passe, arrête-toi, tu es si beau ».
Mais dès 1898, se formule et, se formulant, se dévoile un nouveau motif
idéologique qui cristallise un rapport nouveau au temps (Zeit) : « Jung
ist die Welt. Den Starken gehôrt sie, und dem Guten », Le monde est
jeune. C'est aux forts qu'il appartient et à l'Homme bon, est-il stipulé,
dès la première livraison de Jugend. Ce que, dix ans plus tard, les Futu-
ristes entendront à leur manière : par une pratique délibérée de la table
rase, par une toute romantique soumission à l'élan vital, par une violence
qui se constitue comme fin et veut accélérer le cours des événements.
Lorsque Nietzsche proclamait son indifférence à l'avenir, il disait
quelque chose de cette crise des valeurs qu'il diagnostique, en même temps
qu'il s'en veut le clinicien. Il est clair que les dernières décennies du
"XIx<' siècle voient, imminente, une mutation dont les symptômes se pré-

(4) Je distingue « l'Art nègre» - qui est t'ensemble des masques et sta-
tuettes collectionnés avant 1914, par les artistes, ou connus d'eux - des Arts
de l'Afrique Noire.

67
cisent dans toute l'Europe. Mutation attendue, mutation désirée, redou-
tée. Elle est, en tout cas, présente à tous les esprits. Pensée comme im-
minente et soudaine, comme radicale, ceux qui en sont dans l'attente
vivent une ambiguïté qui n'est pas sans liaison avec le [unenâstil et la
Sezession et, pour ne pas quitter le domaine allemand, avec le fiction-
nalisme de Vaihinger, tel qu'il s'exprime dans son livre: « Die Philoso-
phie des alsob » (1911) (5).
Mais qu'en est-il, dans la peinture, en France, à la même époque, de
cette conscience mêlée? En même temps qu'il avait privilégié et valo-
risé l'instant unique par la petite sensation, Cézanne entendait faire de
l'impressionnisme « un art aussi durable que celui des Musées » et
« retrouver les assises géologiques du monde ». Derrière le rideau mou-
vant et moiré du visible, Seurat, de son côté, s'acharnait à définir des
essences : il peint de nuit, dans son atelier. à la lumière électrique, en
travaillant à partir des esquisses prises sur le vif dans la journée. Gau-
guin, quant à lui, s'il veut remonter avant les chevaux du Parthénon,
jusqu'au dada de notre enfance, s'il interroge passionnément les arts
populaires (bretons), hiératiques (égyptiens, khmers) avant de s'alimen-
ter à la source océanienne, c'est avec le désir, non pas de découvrir des
formes immuables et hors du temps, mais d'atteindre ce qui, étant im-
muable, universel, réfère à soi la forme, et la légitime, l'alimente de
vie.
La situation de l'art, au début du xx<'siècle, est celle d'une pratique
qui se sait obscurément menacée (6), qui, sauf à être conservatrice ou
académique, ne peut plus se fier à aucun modèle défini et certain, mais
qui doit renouveler et ré-inventer ses sources et son langage, qui, procé-
dant ainsi, a conscience de se décentrer encore davantage du consensus,
de consumer tout à la fois les sources qu'il a, un instant, retenues et
le langage qu'il a tenté d'instituer.
Vlaminck n'a peut-être pas pris la mesure exacte et intellectuelle de
cette situation. Mais cette situation, il l'a vécue. Il se débat entre des
convictions d'ordre plus passionnel que réfléchi, un instinct, une furie
de peindre qui eurent de beaux, mais brefs moments, notamment au
cours des discussions qui se poursuivaient autour de lui, au café d'Avion.
L' « art nègre », tel qu'il le découvre, est un art non académique dont il
use comme arme défensive contre l'Ecole des Beaux-Arts et le Louvre.
Et tel qu'il l'interprète, il est ce que nous savons qu'il n'est pas : une
expression spontanée, une réponse à des stimulus biologiques, provo-
qués par un environnement sauvage. Vlaminck refuse d'en connaître
davantage sur ces statuettes et ces masques qu'il accumule dans son

(5) Cr. J.B. NEVAUX : Robert Musil, « [ugendstil » et « Sezession » Etudes


Germaniques, XXIII, 1968-4 et XXIV, 1969-1.
(6) Picabia et Duchamp en feront en 1913, la démonstration à l'Armory
Show et dans leurs activités aux U.S.A.

68
atelier et dont la qualité, avouons-le, est très mélangée. Bien mieux : il
va jusqu'à s'encolérer contre ceux qui se livrent à une telle entreprise.
C'est que « pour lui », « l'art nègre » est un équivalent des chro-
mes qu'il collectionnait dans son enfance, de la romance que chante
une repasseuse à son travail, de ces peintures sur verre que d'obscurs
artisans réalisaient encore au début de ce siècle ou encore des tableaux
« naïfs» (ex-voto ou autres) dont il possédait un grand nombre. C'est-
à-dire : des produits artistiques marginaux qui se créent en dehors des
circuits officiels et auxquels les marchands ne s'intéressent guère, de
ces témoignages d'une créativité authentiquement populaire dont la
recherche actuelle commence à percevoir le haut intérêt (7). Pius indi-
vidualiste que réellement anarchiste, sa démarche est sourcilleuse et in-
transigeante : elle le porte vers un refus inconditionnel de la récupé-
ration, effectuée par les intellectuels et la bourgeoisie, de tout ce qu'il
estime être authentique, de ce dont, pour lui, l'authenticité compense
largement la réussite artistique. Il presse vaguement que les critères
du goût sont définis par les idées dominantes, c'est-à-dire par les classes
régnantes. Parce qu'il a mal tourné, parce que la haine furieuse qu'il
portait à Picasso l'a poussé, pendant la dernière guerre, à des extrêmes
inadmissibles et aux pires compromissions, l'on voit encore mal que, si
son inquiétude est restée toujours engluée dans le viscéral (Vlaminck
écrivain est un des derniers surgeons du naturalisme), elle n'en met pas
moins l'accent sur un motif qui, autrement conceptualisé, est bien au
centre de notre actualité: comment l'art peut-il échapper à une société
de consommation qui le détourne aussitôt de son authenticité, de ses
visées? Et comment peut-il échapper à ce statut d'objet culturel qui est
le signe de son aliénation et de sa récupération par les classes régnantes?
En ce sens donc, bien plus qu'il ne modifie, même superficiellement
son langage plastique, « l"art nègre» confirme Vlaminck dans ses convic-
tions et dans sa contestation violente de l'art des Musées tout autant que
de l'avant-garde.
Certes, l'on peut voir dans les visages des Baigneuses (1910) une
simplification rappelant le masque congolais - qu'il avait cédé, en

(7) Cf. Levi-Strauss a bien mis ce fait en évidence : « Il me semble que


dans le statuaire grecque. ou dans la peinture italienne de la Renaissance, à partir
du Quattrocento en tout cas, il y a vis-à-vis du modèle, non pas seulement cet
effort de signification, cette attitude purement intellectuelle qui est si frappante,
dans l'art des peuples que nous appelons primitifs, mais presque une sorte de
concupiscence d'inspiration magique puisqu'elle repose sur l'illusion qu'on peut. non
seulement communiquer avec l'être, mais se l'approprier à travers l'effigie. C'est ce
que j'appellerais « la possessivité vis-à-vis de l'objet lO, 'le moyen de s'emparer
d'une richesse ou d'une beauté extérieure. C'est dans cette exigence avide, cette
ambition de capture de l'objet au bénéfice du propriétaire ou même du specta-
teur que me semble résider une des grandes originalités de l'art de notre civili-
sation ». CHARBONNIER(G.) : Entretiens avec Claude Levi-Strauss, Paris. Julliard,
1961.

69
1905, à Derain, dans l'Autoportrait à la pipe, la construction par
plans, plus que de Cézanne, se rapproche de certains masques bambara;
certes, il est probable que « l'art nègre» étaye sa propre conception de
la « synthèse » (peindre le coucher de soleil, et non un coucher de
soleil) et son antipsychologisme. Mais Vlaminck se veut, essentiellement,
coloriste. Et les masques et statuettes de l'Afrique Noire sont, à de très
rares exceptions près, monochromes. Quand elle intervient, la couleur
n'y est jamais décorative, ni expressive : elle est constructive. C'est tou-
jours le problème de la forme qui domine dans la sculpture africaine.
Derain, contrairement à Vlaminck, tente d'y voir un peu plus clair.
Il écrit à son ami, un certain 7 mars, une lettre postée de Londres où est
relatée sa découverte, au Musée Nègre, c'est-à-dire à la section africaine
du British Museum : « C'est pharamineux, affolant d'expression. Mais il
y a un motif double à ce surcroît d'expression : ce sont des formes issues
du plein air, de la pleine lumière ... Il est donc entendu que des rapports
de volumes peuvent exprimer une lumière ou la coïncidence de la lumière
avec telle ou telle forme », Ce fragment, que je crois pouvoir dater de
1906, est capital. Et il l'est pour deux raisons : parce qu'il situe, d'une
manière extrêmement précise, la découverte de « l'art nègre » dans la
problématique du temps, parce qu'à partir de 1906, Derain travaillera
en étroite relation avec Picasso, jusqu'en 1910. C'est selon G. Stein,
vraisemblablement par lui que le peintre espagnol connut les masques
et statuettes de l'Afrique Noire.
Derain ayant déjà intégré ces œuvres dans sa réflexion, il est pro-
bable que les discussions ne se bornèrent pas, sur ce point, à des géné-
ralités. Qu'un approfondissement théorique de la question accompagnait
leurs recherches respectives.
Si Vlaminck l'a vécue, la situation que j'ai précédemment décrite,
Derain, a tenté de la transposer intellectuellement, et dans l'ordre plas-
tique. Il perçoit, dès 1901, l'imminence d'une mutation, mais il y réagit
comme à une décadence, il n'en saisit que la négativité : H dénonce, dans
une lettre à son ami, la dégénérescence de la race. Dans l'ordre pictural,
cela signifie que pour lui les problèmes de l'expression et de la forme
constituée prennent le pas sur ceux de l'expressivité, de la lumière divi-
sée, de la déconstruction (l'analyse) et de la reconstruction (l'invention) du
langage plastique. D'un côté, au nom de l'expression - qu'il identifie
à l'universel - il reproche à Cézanne (et à Lautrec) leurs perfections
quil son:t peut-être trop égoïstes (1902) et en 1905, à la division du ton
(qui l'avait séduit un moment et qu'il avait pratiquée à Collioure, en
compagnie de Matisse) de nuire à ces choses qui tirent leur expression
des inharmonies intentionnelles. D'un autre côté, c'est atr nom de la
forme - et de la forme constituée - qu'en 1910, après avoir visité une
exposition chez Durand Ruel, il écrit à Vlaminck « chercher autre
chose » que Claude Monet. Autre chose : c'est-à-dire « du fixe, de l'éter-
nel, du complexe », L'été de cette même année 1910, H se trouve à Cada-
quès 'avec Picasso. Le peintre espagnol réalise à ce moment ses toiles
les plus austères, conjointement aux gravures pour le Saint Matorel de

70
Max Jacob. C'est alors que les deux amis vont s'apercevoir à quel point
ils divergent fondamentalement sur le point qui pouvait paraître les
rassembler, c'est-à-dire sur le problème de la forme. Alors que pour
Picasso, il s'agissait avant tout de pousser l'analyse à son terme, d'aboutir
à un nouveau chiffrage de l'univers, Derain, comme l'a vu Elie Faure,
ne cherche qu'à renouer la chaîne, qu'à retrouver, passé un moment de
crise, le mouvement qui, dans les grandes époques classiques, conditionne
et alimente la forme.

Dès à présent, nous voyons donc que « l'art nègre » est découvert
au moment précis où les peintres novateurs luttent contre la dissolution
de la forme. Problème cézannien, s'il en fut certes ! Mais ce n'est pas
un hasard si dès 1905, Matisse et Derain, Picasso un peu plus tard réa-
lisent des sculptures en fonction de leurs recherches dans l'ordre pic-
rural, ce qui nous ramène au problème soulevé plus haut - à 'Savoir
la contradiction apparente qui existe dans l'étude d'un art sculptural
et monochrome par des peintres qui veulent organiser la surface par la
couleur. Ce qui nous ramène également au fragment de la lettre dans
laquelle Derain nous livre les clefs de son intérêt pour « l'art nègre ».
Ce qui importait, pour Matisse, c'était beaucoup moins la couleur en
elle-même que l'évidence et la force des réactions simultanées qu'elle
provoquait, que sa luminosité. Ainsi s'éclaire la notation de Derain sur
l'expression de la lumière par des rapports de volumes sur sa coinci-
denee avec telle ou telle forme.

Dès lors, en effet, qu'à ces deux rongeuses de la forme que sont la
lumière et l'atmosphère, l'on substituait la luminosité propre à la cou-
leur, d'inévitables conséquences devaient se produire. Et tout d'abord la
couleur n'était plus limitative: ce que dès 1908, Matisse prouve péremp-
toirement en repeignant en rouge la Desserte bleue, destinée à Stchou-
khins, Pour autant, elle n'est pas symbolique, comme elle l'était encore
chez Gauguin : elle a une fonction spatialisante et elle est source d'inten-
sité lumineuse. Mais telle est sa fonction, tel est son nouveau statut qu'elle
se trouve agir directement sur la forme d'elle-même, sur ses dimensions.
Matisse ne déforme pas à des fins expressionnistes, mais à des fins plas-
tiques : il règle la forme sur l'intensité lumineuse qu'il veut produire
par la couleur. Il y a, écrit-il, une proportion nécessaire des tons qui
m'amène à modifier la forme d'une figure, à en transformer la compo-
sition. Or une telle attitude contraint à poser désormais les problèmes
en termes de rapports. « Je ne peins pas les choses, confiait-il en 1943
à Aragon, je peins les rapports entre les choses », En des termes sensi-
blement analogues, cette même phrase se retrouve sous la plume de
Braque. et de Mondrian. Je la tiens pour une des clefs essentielles, et
peut-être pour la clef de tout l'art contemporain. Je montrerai plus loin
qu'elle caractérise, avec une très grande précision, l'ensemble de la
sculpture africaine - sans même excepter l'Hé et le Benin. Et quelle
fut sa conséquence, une fois intégrée dans la pensée de Romain Jakob-
son.

71
Jusqu'à Cézanne, l'unité du tableau devait, au moins théoriquement,
coîncider avec l'unité du modèle, du sujet dans un espace réglé par les
perspectives linéaires ou aériennes, dans un espace qu'ordonnait une
illusion, Le rejet de l'illusionnisme au début de ce siècle s'est donné
des raisons, dont, à notre tour, nous ne devons pas être dupes: le respect
de la surface, la constitution du fait pictural puis de l'espace pictural,
apparaissent dans le tissu culturel de l'époque comme les éléments qui
provoquent un change de civilisation. Il est, en effet, permis de penser
qu'à travers le rejet de l'illusionnisme, d'autres conceptions, d'autres
valeurs se mettaient, se sont mises à l'œuvre. Le monde n'est plus situé
dans la distance de notre regard, comme objet inaccessible et porteur
de nostalgie (la nostalgie de l'unité perdue), comme objet de désir, de
possession (8). D'autre part, il n'est plus spectacle devant lequel nous
nous tenons passivement et qu'à la rigueur, nous avons seulement à in-
terpréter. Dès les dernières décennies du xx" siècle, il devient, concrè-
tement, le lieu de notre action, le champ de notre expérience. L'homme
peut le transformer et, en le transformant, se transformer.
Ce que, par la Mort de Dieu, Nietzsche avait pronostiqué était la
dé-structuration de ce qui, jusqu'à Hegel et même jusqu'à Marx, consti-
tuait la cohérence du monde occidental, d'un système qui ne se découvre
qu'en se ruinant. Cette cohérence se défait dans l'ordre de la Société
mais aussi, quoique d'une façon plus difficile à suivre, dans l'ordre des
valeurs en tant que celles-ci sont tout à la fois intellectuelement légiti-
mées mais empiriquement vécues, objets de raison et objet de croyance.
Dès lors le monde n'apparaît plus comme un ordre. Et il l'apparaît d'au-
tant moins que, bon gré mal gré, au cours de son expansion, la civili-
sation occidentale se heurte à d'autres systèmes de valeurs, à d'autres
cohérences. Et que, dans l'aventure, son concept d'universalisme s'effrite .
. On conçoit qu'à ce moment, les connexions logiques qui traduisaient la
cohérence du système n'apparaissent plus aussi nettement (c'est d'ailleurs
le temps de la crise du déterminisme) ou, plus exactement, qu'elles 'appa-
raissaient non plus fondées en raison mais au niveau des superstructures
en tant que celles-ci veillaient à leur légitimité et à leur maintien. Dans
l'ordre de l'aisthésis les conséquences ne sont pas moins remarquables :
déjà, avec la [ugend, l'Histoire est mise en question (5) non seulement
l'historicisme, mais l'historicité proprement dite. Tout privilège est ac-
cordé au présent, non plus, comme aux temps de l'Impressionnisme,
à ce qu'il a de fugace et de séduisant, mais à la synthèse - qu'il peut
signifier - des émotions et des sensations. D'où : le recours à l'expé-

(8) Je ne me prononce pas sur le fond : cette disparité est-elle bien réelle?
Ce qui amène à poser la question des critères décisifs, des véritables novations.
D'autre part, l'extraordinaire disparité des « écoles » et des styles doit être com-
prise au sein d'une situation économique précise : (à la configuration extrêmement
tendue du Marché International de la peinture), et politique déterminée (les pro-
duits culturels des nations où ils sont élaborés sont les images de marque des
règnes politiques).

72
rience vécue dont le tableau, n'est plus le récit ni la trace mais, pour
ainsi dire, la substance même. Ce n'est peut-être qu'une anecdote, mais
l'anecdote, ici, a un sens : Matisse peignant la Danse, exécutait les pas
d'une ronde plus rapide que la Sardane, qu'il avait apprise des pêcheurs
dei Collioure.
La coupure qui intervient dans I'épistémé et dans l'aisthésis occi-
dentale ne s'est pas opérée d'un seul coup. Et elle ne reflète pas le
change de civilisation qui lui est contemporain. Certes les transformations
qui affectent, dans une même séquence historique, tout le champ cultu-
rel (avec Mallarmé, Flaubert, Cézanne, Stravinsky, Appiq et Craig) se
produisent sur une même ligne de fracture. Mais cette ligne de fracture,
ce sont les artistes eux-mêmes qui la tracent, la définissent : l'objet cul-
turel est réduit à ce qu'il est, un produit dont le sens n'est impliqué
qu'en référence à son fonctionnement; il est réalité, non pas image, non
pas expression de la réalité. Il advient dès lors, que les connexions plas-
tiques doivent se subtituer aux connexions logiques. Et que, d'autre part,
les connexions logiques sont beaucoup moins rompues ou dissociées,
qu'elles ne sont redistribuées autrement.
Face à ce problème, dès 1910, Derain hésite et ne se décide pas
à franchir le pas décisif; il rompt finalement avec l'avant-garde. C'est
qu'il tient trop à l'objet, à sa corporéité, à ce qu'il estime devoir être ses
attributs essentiels : le fixe, l'éternel, le complexe. Et ses tendances
expressionnistes le retiennent toujours du côté de l'illusionnisme. Il est
convaincu que la nouveauté, l'originalité ne sont pas « affaire de manipu-
lation des signes » mais « de renouvellement des sens », Aussi bien ne
veut-il pas sacrifier les connexions logiques, dont il estime que l'abandon
n'est que provisoire et traduit une crise passagère contre laquelle il en-
tend réagir.
En un sens, Derain est un éclectique : déchiré entre le goût de la
couleur pure, celui de la matière et celui de la forme, il rêve de les
synthétiser. Et dans ce rêve, il est hanté - l'on pourrait presque dire:
inhibé - par le Musée. Avec celle de Picasso, sa culture plastique est
une des plus impressionnantes et des mieux rassurées. Mais il ne peut
s'en dégager, en briser les contraintes. On a pu remarquer qu'à partir
de Debussy et de Stravinsky les compositeurs ne disposaient plus de
traités d'harmonie qui puissent les guider dans leur travail mais qu'en
revanche ils avaient désormais accès à la musique de tous les temps, de
tous les pays. En littérature, de même : les derniers traités de rhétorique
paraissent dans la première moitié du XIX" siècle et ils sont à usage sca-
laire. Mais leur absence est compensée par l'audition de textes oubliés,
ou méconnus, de l'Occident et, aussi, de l'Orient. Quant aux peintres,
ils n'ont plus de modèles théoriques auxquels ils pourraient souscrire
et, dès Ingres l'enseignement artistique entre dans une phase irréversible
de décadence. Désormais les artistes font leur apprentissage, directement
en découvrant la diversité des arts et des styles que plus un interdit ne
vient accueillir. Le début du xx" siècle se caractérise par un renouvelle-

73
ment et une extension des sources, mais aussi parce que ces sources, en
tant que témoignages directs, palliaient l'absence d'un modèle théorique,
d'un consensus. Ce phénomène explique en partie la disparité étonnante
des langages qui tentent alors de se constituer, la prolifération des « éco-
les» depuis l'impressionnisme (9). Si Derain ne se décide pas à franchir
le pas, s'il reste fasciné par la multiplicité des recherches et des solu-
tions, (et tente d'y trouver un dénominateur commun), il y va, aussi,
pour lui, de la chance qu'a le passé de survivre; ce passé qui, vu d'une
période de crise, est porteur de certitudes et (disons-le) de sécurité. S'il
tourne le dos à l'avant-garde, dont il fut, un moment, l'un des plus actifs
artisans, c'est qu'il y voit à l'œuvre la déconstruction d'une image à la-
quelle, depuis le temps (1901) où il copiait au Louvre les Primitifs
Italiens, il restait fidèlement attaché.
Paradoxalement, « l'art nègre » n'intervient pas dans la peinture
de Derain en lui procurant des éléments susceptibles de transgresser ou
de subvertir une vision classique de la forme, il est présent toutes les
fois que le peintre veut ressaisir la forme dans une armature qui tout
à la fois serait rigoureuse et n'attenterait pas aux connexions logiques.
En 1941, Derain avait classé en trois grandes catégories tous les éléments
constitutifs, ou attributs, de l'œuvre peinte. Or dans les trois classes de
cette énumération, on ne relève qu'une dizaine d'attributs concernant la
peinture proprement dite. Tout se passe comme si, dans l'esprit de
l'artiste, les éléments constitutifs communs de la peinture et de la sculp-
ture l'emportaient sur les éléments spécifiques du seul fait pictural.
Derain ne cesse, de toute évidence, de s'en tenir au problème de
la forme - et de la forme constituée. Lorsqu'en 1910 il peint la Vue
de Cadaqués et qu'il semble s'approcher le plus de Cézanne, il n'utilise
par ces « passages », qui, dans l'œuvre de Maître d'Aix, interrompent lé-
gèrement les contours en raison de la difficulté de concordance entre
la représentation colorée et la représentation linéaire. Le propos est
délibéré, Derain lui sera toujours fidèle, les « passages » conduisaient
à la dissolution de la forme, ou à son éclatement. Ce qu'il désirait éviter.
En fait, il tire ses éléments constitutifs beaucoup plus de Gauguin que
dei Cézanne. D'autre part, parmi ces éléments constitutifs, il en est un
qui est singulièrement significatif de sa démarche : insister sur les
ligatures, c'est maintenir la cohésion entre l'unité de l'objet et celle
de sa transposition plastique.
Si dans les Baigneuses, dans la Baignade ou la Toilette, (1908),
Derain se réfère au vocabulaire de « l'art nègre » et à son aspect im-
médiat, c'est aux fins de simplifier les formes. A travers les expériences
fort diverses qu'il poursuit depuis 1906, il associe la lumière à la forme.
Mais il la conçoit indépendamment de l'éclairage et ne l'identifie pas à

(9) Cf. le catalogue de l'Exposition Art Africain. Art Moderne. Bruxelles,


Studio 44. 18 février - 28 mars 1971.

74
la couleur. Ce qui était se séparer à la fois de Matisse et de Picasso.
Simplifier les formes revenait pour lui à les soustraire à la correction
de la lumière, à mieux contrôler la lumière. Mais procédant de la sorte
il se trouve contraint de se soucier davantage de la construction : les
volumes prennent dans son œuvre une importance qui, jusqu'alors
n'avait été que limitée (lors d'une première intervention, épisodique, du
cézannisme, en 1904) .
L'intérêt qu'il porte aux volumes, surtout depuis 1911, son refus
de sacrifier la corporéité de l'objet aux connexions plastiques le con-
duisirent à cette conséquence que le clair obscur et le modèle revien-
nent en force. Les natures mortes composées à cette époque, notamment
la Nature morte sur la table (1911), témoignent d'une volonté de cohé-
rence qui s'exprime à travers une étude de rythme complexe et par le
lyrisme de prépositions. Certes, en cette recherche, il pouvait être guidé
- et il le fut - par l'aspect de la satuaire africaine, plus précisément
gabonaise : les statuettes fang possèdent de ces attributs que Devrain
souhaitait reconnaître dans la peinture: la masse du massif, les rapports
de la masse et du poids, les rapports de la masse et du volume. Mais l'on
voit bien que ce Derain a découvert dans « l'art nègre » n'est point
une incitation à transformer le langage plastique : c'est en classant ses
statuettes africaines qu'il aurait prononcé en 1920, la phrase qui scan-
dalise alors toute l'avant-garde : « RAPHAEL, c'est le plus grand incom-
pris; »
En d'autres termes, il voit dans l'art nègre à la fois une confirma-
tion de sa poétique particulière et un encouragement de ses tendances
classicisantes : toute approche du réel ne saurait être effectuée au seul
niveau des sensations ou à celui du concept, elle l'est dans une sorte
d'attente silencieuse et inquiète, par l'investissement, non doctrinaire,
des qualités sensibles de l'objet. Ceci est particulièrement sensible, dès
1922, avec des œuvres comme l'Offrande, la Cene, l'Italienne et Samedi,
en lesquelles on a pu voir quelques références au gothique, voire au by-
zantin, mais où l'art nègre est bien présent, au niveau de l'apparence et
de l'écriture des masses, non à celui des structures internes. Dès ce mo-
ment, Derain ne cessera de viser « le style» et, à cet effet, d'interroger,
de plus en plus fiévreusement, tous les arts du passé.
« L'art nègre » est découvert au sein d'un mouvement qui opérait
un renouvellement et une extension des sources. Cette découverte avait
été préparée par Gauguin. Et elle est contemporaine d'un intérêt porté
aussi bien à l'art égyptien, qu'aux arts populaires, à l'art islamique qu'à
!'UKIYOE. Elle ne deviendra réellement opérante que lorsque la pro-
blématique qui en est issue prédominera sur celle des autres arts non
occidentaux ou non classiques. La lecture de « l'art nègre» par Matisse
s'inscrit beaucoup moins dans un effort pour changer la nature des pro-
blèmes posés que dans l'espoir de résoudre des problèmes particuliers,
locaux, pourrait-on dire.
En vue de mieux respecter les lois d'architecture du tableau, que
CEZANNE lui avait révélées (G. DANL), Matisse encouragé par Maillel,

75
réalise, à partir de 1905, ses principales sculptures. En 1906, il achète
sa première statuette africaine. Et, en 1908, lors de son cours de sculp-
ture, il commente et la statuaire égyptienne, et l'art nègre (sous les espè-
ces d'une sculpture Baga de la Guinée); le paradoxe de l'intervention
d'une sculpture monochrome sur une peinture cherchant avant tout l'aplat
se résout ici. Matisse interroge l'art nègre : mais c'est au cours, et en
fonction, de sa propre pratique sculpturale. Certes, à travers cette pra-
tique, fI entend obtenir le contrôle et une grande maîtrise de l'archi-
tecture du tableau. Mais cette pratique le confirme dans sa recherche de
la synthèse. Et elle lui fera découvrir, en cours d'expérimentation, de
nouveaux éléments qu'il produira et mettra en œuvre dans sa peinture.
L'intervention de l'art nègre s'est en effet produite, de 1906 à 1911,
dans la sculpture de Matisse, d'une manière de plus en plus complexe.
L'artiste d'abord se voit encouragé dans sa volonté de généraliser les
figures, d'en donner des expressions visuelles souples mais synthétiques.
En cela, il se situe près de Maillol qui disait : « Nous ne savons pas
prendre de ces libertés que les nègres ont réussies », et qui ajoutait :
« Il faut être synthétique ... il faut, comme les sculpteurs nègres, réduire
vingt formes en une ». II a été ensuite progressivement conduit à voir
dans la statuaire africaine (en premier lieu par le biais du problème
des articulations, puis par celui de l'architecture et de la spécification
des masses) un ensemble équilibré de masses pondérables créant le
rythme, indépendamment du mouvement et de l'attitude. Il situe ensuite
tes hypothèses 'au niveau de l'agencement des masses et se pose enfin
le problème de laconcentration des éléments dans un organisme plas-
tique clos qui conduit à Brancusi.
Mais en peinture? Dans le tryptique des Trois Sœurs (1917) il fait
figurer, mais à l'état d'une trace, la statuette bambara qu'il possédait
alors. Avec le Portrait d'Yvonne Landsberg, il spécule sur le pouvoir
rythmique des arabesques - lesquelles, selon moi, viennent des tikis
néo-zélandais. On remarquera aussi, pendant cette période de son art,
une tendance assez nette à rapprocher du « masque » les visages.
Si l'on ne tient compte que des apparences immédiates, l'art nègre
intervient donc dans la peinture de Matisse d'une manière épisodique, et
localement. Toutefois, dans l'ordre de la poétique, Matisse y découvre
un système de notations lui permettant de réduire la distance psychique,
par l'inscription de sensations polyvalentes, musculaires ou cinesthési-
ques, et de n'imiter point le mouvement mais de le rendre par les ten-
sions du geste. D'autre part : dans les sculptures africaines, il trouve
clairement affirmé ce sens de l'architecture (par ailleurs recherché chez
Cézanne; dans les masques, il voit des reliefs faiblement modelés, pou-
vant s'intégrer plus facilement au plan, mais aussi des types d'expressivité
purement formelle dont tout élément anecdotique, relevant de la psycho-
logie individuelle, était exclu.
Maudits psychologues! quand même le cri de Dostoievsky ne s'!
diffuse pas immédiatement, il n'en est pas moins, dès la fin du XIX- siècle

76
le commun dénominateur (le seul peut-être, mais de quelle importance !)
de toutes les recherches entreprises, quel que soit le nom sous lequel elles
furent étiquetées. Une autre image de l'homme se constitue, qui dépos-
sède l'individu de ses prérogatives passées, qui, entre les deux guerres,
« va excéder à la fin, par son ambition, les limites de l'individu cultivé,
du bourgeois, riche ou pauvre, contraint à la destruction et à l'isole-
ment », (Georges Bataille). Là se situe la transgression majeure - qui,
d'ailleurs, opérait déjà, dans la seconde moitié du XIX" siècle, lorsque
Mérimée reprocha à Stendhal de prêter des sentiments aux vierges de
Raphaël. Cette transgression, toutefois, ne s'accomplira pas, partout,
selon les mêmes lignes de force. La mise en question de l'humanisme
bourgeois, sa violente contestation, s'effectueront selon deux modes prin-
cipaux (je schématise) : dont l'un sera constitué par les structuralismes
(au rationnalisme néo-kantien) l'autre par des explorations en des domai-
nes que délimite la psychanalyse, dans la pensée du « neutre »,
Qu'en peinture, la transgression s'opère, immédiatement, dans l'or-
dre de la figuration humaine, cela a un sens. Et ce sens est fortifié par
le fait qu'elle s'est référée explicitement à un art à l'époque jugé anonyme
et collectif, à un art méprisé.
Utilisant l'art nègre, Matisse s'était montré, finalement, beaucoup
plus soucieux de transfigurer la réalité que comme le fera Picasso, d'en
transformer les structures. J'entends bien encore une fois : Picasso
(suivi en cela par D. H. Kahnweiler, Zervos et Pierre DAIX) a toujours
nié l'intervention de l'art nègre dans les figures de droite des Demoi-
selles d'Avignon. J'ai discuté ailleurs ce point de vue sur la base de
l'excellente étude de Pierre DAIX (10). Si l'on regarde attentivement les
sculptures ibériques dont le peintre dit s'être inspiré, comme pour re-
prendre un contact plus direct et profond avec l'hispanidad, chère aux
intellectuels de la génération de 1898, avec le plus lointain passé de sa
propre culture, force est de bien admettre qu'elles ne sont pas des plus
troublantes, ni d'ordre structurel (11) mais qu'elles le sont, et d'ordre
structurel, avec tel masque itumba et tel autre masque également congo-
lais dont je pense qu'un dessin de 1907 est une mémorisation. A dire
vrai, Picasso se soucie peu de transférer, à bon compte dans son œuvre
la tension « magique » (qu'il sait fort bien produire lui-même) d'un
masque africain. Et il se soucie encore moins de situer « l'art nègre »
dans une perspective historique. Il se maintient radicalement dans l'ordre
des solutions plastiques. C'est là seulement que le débat doit s'instituer;
c'est de là, de ce débat, que doit se lever le sens. Car en 1906, il suffirait
à Picasso de regarder autour de lui, d'écouter ce qui se disait : dans
l'atelier de Matisse et de Derain, il y avait des masques et des statuettes

(10) Les oreilles, dira-t-on. Soyons sérieux : t'histoire de l'art n'a tout de
même pas à ce point marqué le pas, depuis Morelli.
(11) JAKOBSON (R.) : Selected Works, t. I. 1962, p. 632.

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nègres. Bien mieux on en parlait. Jusque chez Vollard qui demanda un
jour à Derain l'autorisation de couler en bronze le masque acquis, par
celui-ci à Vlaminck. Les Stein eux aussi, étaient au courant. Et Maillol
- dont le fondeur était celui de Vollard. Mais une chose est de voir,
une autre de s'intéresser à ce qu'on vient de voir, et d'en tirer des pro-
blèmes. Or les problèmes, en art, nous ne les connaissons que résolus :
absorbés par les solutions qui leur ont été données. Ce que Picasso
traduit à sa manière: « Je ne cherche pas, je trouve. »
Avec les Demoiselles d'Avignon, note pertinemment P. DAIX, Pi-
casso « veut construire un modèle d'intelligibilité », Cette œuvre initie
dans l'art contemporain, un thème d'une extrême importance, encore qu'il
se présente un peu sous la forme d'une tautologie : le véritable sujet du
tableau est le tableau lui-même; toute production picturale est une
réflexion sur la peinture. Derain, au fond, nous l'avons vu, n'était pas
loin de concevoir les choses de cette manière. II n'en tira pas les mêmes
conclusions que Picasso : lorsqu'il interroge fiévreusement tous les arts
du passé et de tous les pays, il tente d'y retrouver ce qui pourrait revi-
vifier le geste du peintre d'aujourd'hui et le reconduire au classicisme.
Pour Picasso, tout au contraire, le problème est, pour ainsi dire, de
« déconstruire » l'œuvre dont il s'empare, non pas grossièrement, seo-
lairement, en vue de mettre à nu le schéma de composition, mais dans
le dessein de découvrir ce qui, dans l'ensemble des éléments constitutifs
de l'œuvre, est l'élément pertinent (au sens linguistique du terme) l'élé-
ment dont dépend selon lui le fonctionnement de l'œuvre. Travaillant sur
les Menines, de Velasquez, Picasso réduit le tableau à ses valeurs.
Il s'agit désormais d'affirmer l'œuvre peinte comme un produit,
comme un travail, comme le produit d'un travail. Cette affirmation était
déjà chez Cézanne qui recommandait, avant tout, de se méfier de l'es-
prit littérateur. Sous son apparence parfaitement anodine, elle est pro-
fondément subversive, eu égard aux systèmes de valeurs du temps, à cette
religion de l'Art qui, jusqu'au déclenchement de la première guerre mon-
diale, détournait « les belles âmes» d'une réalité passablement fissurée et
lézardée, en tout cas insupportable, de la réalité de la dite, par anti-
phrase, sans doute, Belle Epoque. Elle rompt radicalement avec la pensée
platonicienne - pensée à laquelle l'Occident avait identifié sa culture et
selon laquelle toute création n'est que le reflet, plus ou moins altéré, où
l'ombre de l'idée n'émeut le spectateur que par la fidélité de ce reflet,
de cette ombre, à l'idée.
La démarche analytique sur laquelle Picasso règle à la fois sa « lee
ture » des œuvres du passé (des siennes, y compris) et la production de
ses tableaux ne vise point à forcer le domaine des pures, des inaccessi-
bles essences : elle tend à dévoiler des structures. Aussi bien, voyons-
nous l'art nègre intervenir non pas comme référence à l'exotique ni avec
une finalité « magique », mais dans l'ordre rigoureusement plastique et
opérer essentiellement dans un renouvellement radical du problème de
la forme. Encore faut-il ici préciser que cette démarche, pure de tout

78
anecdotisme et de tout compromis avec l'esprit littérateur, n'en porte
pas moins, mais en elle-même un sens. Et que ce sens est directement
impliqué, donné par la nouvelle conception de la forme qui s'élabore et
se constitue.
Passant du réalisme sentimental au réalisme plastique, éliminant défi-
nitivement toute trace de ce symbolisme qui errait encore dans son œuvre
en 1905, brusquement, après la douloureuse expérience du portrait de
Gertrude STEIN (qui avait nécessité du modèle, 80 séances de pose en
quelques mois), PICASSOtend à réaliser ce que BRAQUEappellera « le fait
pictural ». C'est une fois ce fait pictural réalisé, que se constituera pro-
gressivement l'espace pictural. D'emblée, son parti-pris de réalisme le
conduit à poursuivre ses investigations dans l'ordre des rapports « for-
me-lumière » (en quoi il se situait dans la proximité de DERAIN)mais
aussi dans l'ordre des rapports « volume-surface ». Ce serait toutefois
une erreur de croire que PICASSSO,au moment où il entreprend les De-
moiselles d'Avignon, dispose de toutes les données du problème. A au-
cun moment, il ne systématise un projet : les problèmes sont posés, et
résolus, en cours de travail. Certes, sa production est faite de « séries »,
c'est-à-dire de groupes d'œuvres rassemblées par un problème de même
nature; qu'elles varient certes, mais pour les mieux contrôler et les
maîtriser. Mais entre 1907 et 1909, les solutions vont être des plus va-
riées. Entre 1907 et 1909, c'est-à-dire à l'époque où l'art nègre sera
étudié, Où cette étude est le plus facilement repérable.
Solutions des plus variées, certes. Mais solutions à un même
problème, de même nature. PICASSOvise, au-delà de la pensée de MATIS-
SE, l'homogénéisation d'un espace non illusionniste, où sans nulle com-
promission avec le lyrisme, dans un souci absolument réaliste, la figure
serait intégrée plastiquement au fond.
Ce qui se met en œuvre, ici, est d'une extrême importance. Car, der-
rière « le blanc souci de notre toile » (MALLARME)des conceptions fort
diverses se proposent et ne s'éclairent que dans leurs rapports.
L'autonomie du fait plastique étant affirmée depuis GAUGUIN,bientôt
réalisée (au plus tard en 1909), il s'en fanait de beaucoup, pourt-ant,
pour que le problème central fut posé avec toutes ses données, dans tou-
tes ses implications. Faisons un bond dans le temps. Nous sommes en
1920. MONDRIAN dit la nécessité de dépasser la notion du « tableau abs-
trait réaliste », c'est-à-dire du tableau dont le sujet, pour ne point se ré-
férer (ni référer le spectateur) à un objet déjà existant, n'en n'est pas
moins « en représentation » sur la toile. Et il dit cette nécessité dans la
proximité d'une pensée des rapports : le table-au abstrait réaliste pourra
disparaître aussitôt que nous pourrons reporter sa beauté plastique autour
de nous, par la division en couleurs de la chambre. Or, que la pensée de
la surface se soit dans les deux premières décennies du siècle incarnée
en des solutions différentes, que, par ailleurs, ces solutions se soient
succédé chronologiquement, il faut se garder de les concevoir comme
articulées à une continuité progressive et logique, de les détruire les

79
unes les autres. La plus récente ne rend pas caduque la précédente;
chacune d'elles est d'ordre expérimental (ou exploratoire) et constitutive
du langage qui s'élabore.
Aussi bien, voyons-nous PICASSOs'orienter de 1907 à 1909, en deux
directions. Tantôt il étale la face de ses volumes sur le plan et homogé-
néise sa toile par des arabesques tendues : ainsi s'amorce l'utilisation du
« rabattu» qui conduira, dès 1910, à la présentation de l'objet sur toutes
ses façades. Tantôt, il érige dans un espace court, systématisant celui de
GAUGUIN,des figures d'aspect sculptural. L'art nègre intervient par l'étu-
de des masques (au faible relief) ou de la statuaire : il 'fournit un ré-
pertoire de formes susceptibles de meubler un espace qu'elles contribuent
à produire. A travers les expériences que constituait chaque tableau,
jusqu'à la fin de 1908, la relation de la figure au fond se transforme
pour aboutir à leur solidarité. Les espaces courts, et les cernes, de
GAUGUINsont abandonnés. En 1909, à Horta de San Juan, c'est une
étude plus précise de CÉZANNE,et des rapports « forme, couleur, lumiè-
re », qui préparera PICASSOau bond qualitatif de l'année suivante: après
un examen serré du comportement des volumes construits par plans dans
la lumière, PICASSOréalisera une sculpture qui analysée en facettes, pré-
ludera aux toiles décisives de 1910, aux illustrations du « Saint Mato-
rel» de MAXJACOB.Le fait pictural est réalisé. Et : une première appro-
che de l'espace pictural, lequel, en 1912, sera maîtrisé par l'intervention
des « papiers collés. »
En 1913, PICASSOentreprend une série de « Constructions» dont on
n'a peut-être pas suffisamment mesuré l'importance. A cette époque, il
possède un masque guéréwobé, (Côte-d'Ivoire), dont il retient une parti-
cularité, il l'adapte dans une construction, en figurant de même le trou
de la guitare. D. H. KAHNWEILER a justement souligné les conséquences
de cette découverte : désormais, il était possible de signifier la rëallté,
au lieu de la limiter et de la signifier avec des éléments totalement in-
ventés; d'autre part, la voie était ouverte à la « sculpture ajourée », à
une sculpture où les vides auraient un rôle actif, où s'interpénétreraient
les espaces extérieurs et intérieurs.
L'on peut, l'on doit, ici, aller plus loin. Et rapporter un événement
qui, loin d'être qu'anecdotique, sera décisif. Cette année 1913, de passa-
ge à Paris, TATLINse précipite chez PICASSO.Les constructions qu'il voit,
ont sur lui un impact immédiat et si 'fort que, dès son retour à Moscou, il
expose une série de « reliefs », produits sous le coup de cette décou-
verte.
Ce serait, à coup sûr, réduire la portée de ce qui se met alors en
œuvre que de n'y voir qu'un simple problème d'influence et de ne le
traiter que comme tel. Un sens, en effet, se dévoile ici qui fait écho
à la réflexion qui s'élabore au Cercle de Moscou, à l'Opoïz et dans le
Lef, qui se produit dans les films de DZIYAVERTOVet de S. M. EISENS-
TEIN.

80
De quoi s'agit-il donc ? CÉZANNEavait mis en garde contre « l'es-
prit littérateur », GAUGUINvoulait « peindre l'idée », non « l'expliquer ».
MATISSElocalisait le sujet du tableau à l'expressité des lignes et des
couleurs. Pour BRAQUEenfin, « l'idée est le ver du tableau », En d'au-
tres termes : dès la fin du XIX" siècle, la peinture se conçoit comme
langage autonome. Et ceci au moment même où son propre langage se
transforme. Avec les Demoiselles d'Avignon, PICASSOvoulait construire
un modèle d'intelligibilité.
Lorsqu'aux environs de 1910, ses œuvres et celles de BRAQUEde-
viennent si austères qu'on les désignera comme « hermétiques », les deux
artistes n'auront de cesse qu'ils n'aient atteint une plus grande lisibilité, et
ce, sans 'aucune concession. Les « papiers collés », les constructions, per-
mettaient une exploration plus complexe de l'espace pictural : ils produi-
sirent aussi une sorte de recherches dans l'ordre du sens. Dès lors que
l'on s'était aperçu que l'on pouvait signifier la réalité à l'aide de nou-
veaux éléments non imitatifs, l'attention devait se porter non plus sur
ces éléments, mais sur leurs combinaisons, sur leur fonctionnement :
les choses ne détiennent pas leurs significations d'elles-mêmes, ces signi-
fications leur sont attribuées par leurs rapports, leurs relations. ROMAN
JAKOB SENa dit, lui-même, tout l'intérêt qu'il porta à ce moment, à cette
découverte (12). Ce qui se met ici en œuvre, c'est l'invention infiniment
féconde, du « montage », Invention qui devait d'ailleurs largement dë-
border les arts plastiques pour in'fléchir les directions prises par la litté-
rature, le théâtre, le cinéma.
J'entends bien que cette notion de « montage» avait pu s'élaborer,
avant la guerre, à partir d'une réflexion initiée par Fenollosa sur la calli-
graphie orientale : EZRA POUND,dès cette date, en tira des conclusions
pour son esthétique. Et plus tard S. M. EISENSTEIN(13). En fait, en ce
domaine, l'intervention des idéogrammes chinois et japonais ne fit que
prolonger et généraliser une invention opérée grâce à l'art nègre. Les
premiers masques, les premières statuettes que l'on connaît, que l'on a
étudiés, étaient, sinon déconcertants, du moins énigmatiques. Ils n'é-
taient accompagnés alors de nulle archive qui pût en préciser le sens
ou la distinction. Et ils étaient anonymes. Arrêtons-nous d'abord à ce
premier point : sans nom d'auteurs, ces objets disaient une conception
de l'art où l'artiste s'effaçait derrière ses produits, où les produits n'é-
taient pas pris au piège d'une dialectique entre le « marché de l'art »
et l'idéologie de la « religion de l'art », où ni le producteur, ni le pro-
duit n'étaient aliénés par une situation qui détournerait leur sens. En
1912, PICASSOet BRAQUEne signent provisoirement plus leurs tableaux.

(12) Cf. « Le montage». Change. n° 1, Paris, Seuil, 1968.


(13) Cf. notre étude : Esthétique et système de classification; Ia statuaire
africaine. Sciences de l'Art, T. II. 1965.

81
Ils échappent ainsi à la surenchère du marché ; ils témoignent de la su-
prématie du produit sur le producteur; le produit existe, signifie et
doit être jugé indépendamment de celui qui l'a produit. Ce trait, pour
épisodique qu'il soit, se prolongea dans toute la problématique des an-
nées 20 à 30, en U.R.S.S. (avec les constructivistes et les productivistes),
en Hongrie (avec « KASSAKet le groupe MA », en Hollande (avec DESTYL)
en France, (avec CERCLEet CARRE).
Revenons au premier point il est tout aussi décisif. Se présentant
sans nulle référence à une mythologie ou à un texte, les objets « nègres »
ne signifiaient que par eux-mêmes : ils ne signifiaient que leur langage.
Mais ce que comprirent immédiatement PICASSO,BRAQUEet GRIS - et
que, plus tard, confirma l'ethnologie - fut que ce langage, en se signi-
fiant lui-même, signifiait le monde. Il ne le représentait pas (i:l ne met-
tait pas le monde en représentation). En 1920, JUANGRIS répondait ain-
si à une enquête sur l'art nègre : « Les sculptures nègres nous donnent
une preuve flagrante de la possibilité d'un art anti-idéaliste. Animées de
l'esprit religieux, elles sont des manifestations diverses et précises de
grands principes et d'idées générales. Comment peut-on ne pas admet-
tre un art qui, procédant de cette façon, arrive à individualiser ce qui
est général et, chaque fois, d'une manière différente ? Il est le contraire
de l'art grec qui essayait de se baser sur l'individu, pour essayer de suggé-
rer un type idéal. » Ce que JUANGRIS comprend ici, c'est l'essentiel de
l'art nègre, sa combinaison, la production du sens par la combinaison
des éléments formels.
Dès lors que l'on décompose une sculpture africaine en autant d'élé-
ments qu'il y en a pour la constituer, on s'aperçoit immédiatement que
ta tâche est facile: la sculpture se laisse démonter en formes nettement
spécifiées. Ces formes sont stéréotypées et conventionnelles; de surcroît,
elles sont, dans l'identification de l'origine ethnique de l'œuvre considé-
rée, des critères de pertinence. En une certaine mesure, l'on peut leur
attribuer le statut de signes linguistiques. Une fois isolées, elles ne sont
pas, au regard européen, sémantiquement contraignantes : elles ne si-
gni'fient qu'au sein de la sculpture qu'elles ont construite, dans la struc-
ture qui les rassemble. En d'autres termes : la signification n'est pas in-
trinsèque au signe; elle ne se dévoile qu'au sein de la combinaison de
tous les signes parmi lesquels le sien se situe. Bien mieux : la présence,
ou l'absence d'un signe, situe la sculpture dans une classe définie qui réu-
nit à telle ou telle séquence d'un mythe. Chaque signe est moins insigni-
fiant que neutre. Il reçoit sa charge sémantique de la nature, de tous
les signes, pris individuellement et dans leur combinaison avec lesquels
il constitue une structure. A un premier niveau, certains signes peuvent
être considérés comme de véritables indices de classe qui, dans les lan-
gues africaines, sous forme de suffixes et de préfixes, répartissent les
mots suivant la nature des êtres et des objets qu'ils désignent : catégo-
rie de la personne, de l'être agissant, du nombre, etc. Et enfin : chaque
statuette est dépositaire d'une série de réseaux de sens auxquels l'on a
accès selon le degré d'initiation reçue. Et ces réseaux de sens peuvent

82
même, en certains cas, s'articuler, s'altérer et se reconstruire (chez les
SENOUFO,les DOGONS)dans le contexte de toutes les statuettes appparte-
nant à une même série. (14)
A propos des sculptures africaines, CARLEINSTEINparlait, en 1915,
des « produits d'une activité formelle ». Et, parlant ainsi, il avait en vue
la peinture de son temps, celle de PICASSOet de BRAQUE.On peut ce-
pendant, il faut aller plus loin et parIer avec PIERRE FRANSCATEL d'une
« pensée figurative » dont les règles ne se réfèrent que par analogie au
langage articulé qui ne doit rien à l'expression du concept, qui s'élabore
et fonctionne d'une manière autonome.

EN CONCLUSION

Passée la brève période au cours de laquelle PICASSOopère des


prélèvements et des transferts de formes, l'art nègre intervient d'une
manière plus précise mais plus difficilement décelable, en permettant de
renverser radicalement les données de l'esthétique traditionnelle, en ses
conceptions de l'objet, en ses méthodes. Le tableau, la sculpture, sont dé-
sormais des objets réels, situés dans un espace réel : ils ne renvoient pas
à un au-delà d'eux-mêmes : ils se signifient et, se signifiant dans et par
leur fonctionnement, ils signifient une pensée nouvelle à l'œuvre dans
le monde. Mesdames, Messieurs, en conclusion voilà ce qui nous conduit
à décrire désormais l'imaginaire de notre temps (cet imaginaire où, nous
l'avons vu, l'art nègre est intervenu d'une façon décisive plus par ses
modes d'agencement des formes que par ses formes elles-mêmes) non
pas par ses thèmes, comme on l'a fait jusqu'à présent, mais par ses for-
mes et ses fonctions. »

(14) BARTHES (R.) : Le degré zéro de l'écriture, Paris Gonthier, coll. Média-
tions. 1965.

83
SITUATION
DE L'ARTISTE NEGRO-AFRICAIN CONTEMPORAIN
M. Papa Ibra TALL

« Quand donc cesseras-tu d'être le jouet sombre


au carnaval des autres
ou dans les champs d'autrui
l'épouvantail désuet ».
AIMÉ CESAIRE, Ferrements

JUDDU BU RAFFET NDEY AK BAAY FAYDA BOROM

WOLOF NJAAY

Le sujet que nous nous proposons d'aborder est extrêmement vaste,


nous en sommes conscient. Sa formulation le rend également inépuisa-
ble, mais nous permet de nous mouvoir dans une relative généralité au
niveau des similitudes de situations. En effet, le négro-américain, le Séné-
galais, le Zaïrois, le Tanzanien, tout en vivant des situations bien propres
à leurs milieux géographiques, culturels, sont le produit d'une certaine
histoire, d'une certaine culture, et ont en commun une certaine attitude
devant les éléments, les événements, les hommes.
Ils auront surtout en commun, cet événement crucial qui aura dé-
terminé les rapports actuels entre l'Afrique et le reste du monde, mais
surtout avec l'Europe : la traite des Nègres.
Depuis ses premiers contacts avec l'Europe, l'Afrique a constitué
une source de profits, portant l'objet d'intérêts divers et de passions
contraires.
Depuis qu'au XV" siècle l'Europe est allée en Amérique après être
venue en Afrique au XIve, la race noire n'a cessé de souffrir.
La traite des Nègres, avec ses justifications de toutes sortes, pertur-
bera nos structures sociales, religieuses, politiques, opérera une saignée
démographique et un déplacement de personnes à l'ampleur jamais at-
teinte dans l'histoire : elle dégrada des hommes comme jamais d'autres
hommes n'ont été dégradés par leurs semblables, donnera naissance à un
racisme profond et durable.
La traite des Nègres sera la cause directe de l'occupation coloniale
avec sa horde cauchemardesque : falsification de notre histoire, massa-

85
cres de la personnalité, division de la communauté noire, travail forcé,
extinction de nos foyers artistiques, destruction de nos mythes, pillages
de nos richesses naturelles et spirituelles, meurtres, etc.
Ainsi, si aujourd'hui, l'Europe est opulente et arrogante, elle le doit
directement ou indirectement à la traite des Nègres.
Mais, se demandent les artistes nègres actuels tournant le regard
vers leur passé, si notre continent est piétiné, saccagé, désossé depuis
six siècles, comment se sont comportés arts et artistes durant cette pé-
riode ?
Tout d'abord, à propos de l'artiste.
Qu'il fût forgeron, artisan, savant, sculpteur, fondeur, courtisan,
initié des grandes forêts ou des savanes, modeste fabricant d'objets
usuels auxquels sa science donnait un sens et la beauté, il vivait collé
à sa société et n'existait que par elle. Comme les membres de son grou-
pe, ila fui les marchands d'esclaves, il a subi la défaite, il a été floué
par les fournisseurs de verroterie et de mauvais alcool, il a trahi et com-
posé pour ne pas être écrasé. En somme, il a vécu la vie de l'Afrique au
contact de l'Europe sanguinaire et mercantile. Dès tors, que vaut sa
production, surtout que l'on ne saurait le comparer à l'artiste individua-
liste actuel qui peut user de son art comme d'une arme. Sa tâche essen-
tielle étant de contribuer à l'unité du groupe, que pouvait-il devenir
quand le groupe vaincu, désarticulé, dénaturé, n'était que l'ombre de
lui-même.
Un cas typiquement sénégalais peut nous éclairer sur sa situation :
chacun sait qu'aucun roi n'a jamais été aussi trahi que les hommes qui
défendaient, au siècle dernier, notre continent contre l'invasion euro-
péenne. Le pourrissement commencé au xv- siècle était à son comble et
ces preux devaient se battre au dehors comme au dedans. Les traitres
ne se comptaient plus. Pourtant, fidèles à WOLOFNJAAYqui dit: FENN
WUY DEFAR MBOK- AGEN DEGG GU KOYYAQnos griots, artistes par
excellence, maquilleront ou oublieront les faits les moins reluisants, et
citeront les hommes ies plus indignes. Iis auront été fidèles à leur rôle de
ciment de la société mais auront falsifié l'histoire, auront été en conflit
avec leur conscience d'homme, avec eux-mêmes si peu qu'ait représenté
l'individu dans nos sociétés traditionnelles.
Nous en arrivons maintenant à l'œuvre.
Après avoir exploité les hommes, les richesses naturelles, l'Europe
va réaliser sa plus belle affaire avec le produit de notre esprit : notre
art. Et elle va le faire sans aucun risque, ni physique, ni financier, ni
moral car nous serons trop heureux qu'elle condescende à accepter no-
tre art comme tel.
En dehors de quelques œuvres métalliques du Nigéria datées du
XIII" siècle, toute la production qui nous est parvenue, réalisée sur du
matériau trop fragile, est relativement récente, donc suspecte.

86
La première réaction de l'Europe devant ces objets sera la répulsion,
ceux-ci étant aux antipodes de l'art dit « universel ». Puis les religions
dites révélées s'en mêlant, les destructions commencèrent. Ensuite s'ou-
vrit le cul-de-sac de l'Art en Occident et la première bonne affaire se
réalisa aux environs de 1907. Maintenant, de plus en plus, voyant que
nous faisons un peu trop de bruit autour de cet événement, on amoin-
drit la contribution du dit Art nègre dans le renouveau de l'Art mo-
derne en Occident. Pourtant PICASSOne dit-il pas:
« Quand je me suis rendu pour la première fois avec DERAINau
musée du Trocadéro, une odeur de moisi et d'abandon m'a saisi à la
gorge. J'étais si déprimé que j'aurais voulu partir tout de suite. Mais je
me suis forcé à rester, ,à examiner ces masques, tous ces objets que des
hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu'ils
servent d'intermédiaires entre eux et les forces inconnues, hostiles, qui
les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant
couleur et forme. Et alors, j'ai compris que c'était le' sens même de la
peinture. Ce n'est pas un processus esthétique ; c'est une forme de ma-
gie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous, une façon de saisir le
pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le
jour où je compris cela, je sus que j'avais trouvé mon chemin »,
Puis la véritable exploitation commença sous toutes ses formes. Les
Anglais et les Belges, moins assimilationnistes, avaient déjà constitué
leurs stocks de « native art » et prenaient un peu de court les Français
qui avaient tenté de faire table rase dans leur désir de nous « civiliser ».
Cependant, la France n'était pas décidée à se laisser avoir par les An-
glais dans ce domaine ! Le commerce d'Art nègre se développa et se
développe. Le mot commerce est ici employé faute de mieux, car voici
comment les choses se passent, c'est Monsieur Vérité qui avait ouvert
une galerie à Montparnasse dans les années 50, un homme du métier
donc, qui nous a révélé le processus : nous savons tous que; l'objet
n'est ce qu'il représente que sacralisé. Désacralisé, il redevient un vul-
gaire morceau de bois qu'on jette sur le tas d'immondices. Eh bien, il
suffit de savoir à quel moment visiter le tas d'immondices. C'est très
simple.
Mais également, les ouvrages se multiplient. Ne s'est-on jamais de-
mandé pourquoi notre art ancien, sur quoi tout a été dit, continue de
faire l'objet d'ouvrages de plus en plus volumineux et luxueux pendant
que notre art actuel est entouré du silence le plus complet ? La réponse
est facile: l'art ancien rapporte et l'art actuel dérange par ses velleités
d'autonomie. Un fait est éloquent en l'occurrence : l'on accepte d'expo-
ser nos œuvres actuelles en Europe, mais à condition que notre exposi-
tion soit cautionnée par la présence de quelques œuvres anciennes.
Peut-on seulement concevoir une exposition groupant CESAR,RAYSSE,
TOURLIERE,WOGENSKYet d'autres peintres français actuels, validée
par un fatras où se mêleraient les statuaires grecques, romaines, romanes,
etc?

87
Malgré tout ce qui s'écrit sur notre art ancien, nous trouvons très
peu pour satisfaire notre fringale de nous-mêmes. L'on nous aide à re-
connaître un BAGAd'un DAN mais cela va rarement plus loin. Et quand
cela va plus loin, c'est la catastrophe.
MICHELLEIRIS, en introduisant l'ouvrage de JACQUELINE DELANGE:
« Arts et peuples de 'l'Afrique noire » fera cet aveu : « Mais peut-on ne
pas mêler à l'histoire de l'art, au moins implicitement, la critique d'art
et celle-ci peut-elle être exercée sans qu'interviennent des jugements de
valeur ? » Cet aveu nous rend particulièrement suspect tout jugement
non nègre en ce qui concerne notre art, surtout que plus loin, M. LEIRIS
fait état de « normes esthétiques admises par la plupart des amateurs de
sculpture africaine », Il s'agit, bien entendu, d'amateurs non nègres.
Plus loin éclate, claire et précise, l'opinion d'hommes qui, connus pour
être nos amis les plus proches, agissent comme ce Blanc américain qui
voulait bien d'une Négresse dans son lit mais à condition qu'elle passe
par la porte de service. Ecoutons-le plutôt : « ...entreprise (le choix des
objets à reproduire) semée d'un surcroît d'embûches, puisqu'elle porte
sur des provinces de l'art universel qui, sur une carte idéale, apparaî-
traient quelque peu marginales par rapport à nos propres zones (à
moins qu'on ne se réfère à un Occident si archaïque qu'il n'est guère
que nominalement le nôtre) et qui, en tout cas, relèvent de cultures aux-
quelles, si loin qu'aille notre sympathie et la vue qu'une étude opiniâtre
peut nous en donner, nous restons étrangers par définition ». Voilà,
M. LEIRIS se sait étranger à nos cultures, mais cela ne l'empêche pas de
nous traiter de marginaux sur la carte idéale des provinces de l'art uni-
versel, ni de parler de normes esthétiques admises par lui et ses sem-
blables.
Trève de plaisanteries!
Oue l'on s'occupe donc un peu de nous, les vivants! Oui veut sé-
rieusement accéder à la connaissance de nos ancêtres devra passer par
l'étude sérieuse de notre message et de notre esthétique.
Maintenant que nous avons tenté de dégager les raisons, conscien-
tes ou non, qui déterminent l'attitude de l'artiste nègre contemporain
face à son patrimoine artistique, nous proposons d'aborder le corps de
notre propos : sa situation.
Auparavant, nous pensons opportun d'examiner rapidement le cas
des négro-américains. Ils ont résisté et résistent encore par leur musique,
par les parties les plus nègres de leur musique : l'exacerbation rythmi-
que, le cri, etc. Dans le domaine des arts plastiques, ils viennent seule-
ment de découvrir leur patrimoine, mais par le relais de l'Occident. Ils
dépasseront sûrement le sentiment de nouveaux riches que leur apporte
cette révélation d'une part d'eux-mêmes, et leur production actuelle nous
a semblé comparable aux premiers remuements d'un géant qui se ré-
veille et qui va faire du bruit.
Le moins que l'on puisse dire de la situation des artistes négro-
africains est qu'elle est inconfortable. Loin d'un passé dont on lui a ap-

88
pris si peu et qu'il tient en suspicion, il se trouve dans la situation d'un
enfant qui grandit pendant que son père meurt au bagne. Il s'arrangera
ou non de ce qu'on lui en dira selon sa personnalité, mais fera davanta-
ge confiance à son sang. Il écoutera l'hérédité pour se définir mais re-
gardera davantage vers l'avenir.
Un avenir bien sombre, si nous considérons tour à tour ses rapports
avec son peuple, avec ses intellectuels, avec l'extérieur, avec lui-même.
Le goût des peuples négro-africains a été dénaturé par la présence
étrangère. N'est-il pas dramatique en effet qu'un bourgeois parisien soit
plus épris du masque nègre qu'un paysan sérère? Durant l'occupation
coloniale, le réalisme photographique remplit le vide créé par l'action
destructrice des missionnaires, des commandants et même de simples
commerçants européens. On a voulu comparer la statuaire africaine à
l'écriture. Ouelle que soit la part de vrai dans une telle proposition,
celle-ci montre l'importance de la double place - signification et plaisir
des yeux - qu'exclusivement notre art accaparait. L'affaiblir seulement
créait donc un vide. De savantes analyses veulent valider une solution
de renouveau qui en vaut une autre et qui préconise purement et sim-
plement l'adoption du naturalisme. Il est vrai que la solution présente
quelques avantages, dont la facilité. Il faut cependant reconnaître que
nous nous trouvons dans la même situation que l'Europe du début du
siècle. Nous sommes en retard d'une révolution. Oserons-nous la faire?
Ici, au Sénégal, nous l'avons commencée si nous admettons que la Révo-
lution est le remplacement brutal d'une situation par une situation diffé-
rente.
Mais, comme en Europe, nous ne pouvons pas la faire seuls. Nous
avons besoin de nos intellectuels pour cela. Malheureusement, la majo-
rité de notre intelligentsia est plus atteinte que le peuple. BIle a subi
l'assimilation à une Europe qui n'avait pas encore assimilé sa révolution
plastique. Donc elle refuse l'esthétique européenne actuelle et lui assi-
mile, en plus petit bien sûr, toutes nos recherches. Ainsi elle placera,
comme ses maîtres le lui ont appris, la production occcidentale au-dessus
de tout, surtout au-dessus de la nôtre.
L'infime minorité, quant à elle, partant du principe honnête que
tant d'hommes intelligents (nous) ne peuvent tout de même pas passer
leurs jours et leurs nuits à confectionner des bêtises ou des attrapes,
cherchent à nous comprendre et tentent de nous expliquer.
C'est parmi cette minorité que figurent ceux qui ont toujours été
à l'avant-garde du combat pour la reconnaissance de nos valeurs les plus
authentiques. Ou'ils soient honorés.
Nous allions oublier les intellectuels que nous qualifierons de dange
reux. Ceux-là occupent des situations qui font que le commun des mor-
tels croit leurs déclarations les yeux fermés : journalistes, conseillers
culturels, etc. Comme ces « spécialistes de l'art » sont une sous-catégorie
de la majorité de l'intelligentsia mais qu'un mince vernis de culture ar-

89
tistique singularise, il est facile de deviner les torts qu'ils peuvent nous
causer. A titre d'exemple, nous ne résistons pas à l'envie de revenir sur
un journaliste de la radiodiffusion nationale du Sénégal dont nous par-
Iions dans un article récent envoyé au « Soleil », Il sacrait haut et clair, un
de ses amis français : « Le père spirituel de tous les artistes sénégalais,
passés, présents et à venir. Comme si nous avions attendu qui que ce soit
- je ne parle que de nous, les présents - pour faire notre révolution.
Il importe donc que ces « dangereux » se taisent au moins pour re-
gagner la majorité sceptique mais silencieuse. Car, en fait, nous ne re-
prochons à cette majorité que son indifférence, son manque de curiosité.
Passant de nos intellectuels à ceux du dehors, il est logique que nous
réservions une place intermédiaire à l'assistance technique composée
d'étrangers vivant parmi nous. Pour leur plus grande part, les mem-
bres de ce corps se comportent comme leurs prédécesseurs colonialistes
à notre égard. La facilité avec laquelle ils ont accès à des responsabilités
souvent au-dessus de leurs véritables compétences, le complexe et la
démission de beaucoup de nos cadres, leur donnent une certaine assu-
rance. Ils sont très souvent conseillers culturels et beaucoup de nos
journaux leur ouvrent leurs colonnes. Par leurs écrits, je les suspecte de
représenter ici des intérêts contraires aux nôtres, mais surtout d'outre-
passer leurs prérogatives normales. En effet, ils ignorent délibérément
les positions de nos dirigeants qui sont claires : nous pouvons importer
nos techniques d'Occident mais nous les mettons au service de notre
personnalité.
Le Chef de l'Etat sénégalais lui-même s'est prononcé plus d'une fois,
et de façon claire, à ce propos. Il déclarait notamment, dans une allocu-
tion prononcée à la séance inaugurale du Comité d'études pour le déve-
loppement de la culture africaine le 15 juin 1962, il y a dix ans donc:
« Il ne s'agit pas de renier les apports de l'Europe. L'Europe nous
offre des méthodes et des techniques qui ont fait leurs preuves. Il est
question, grâce à ces méthodes et à ces techniques, de faire le « pèlerina-
ge aux sources », de découvrir les sources jaillissantes de la Négritude
pour les canaliser et, par de nouvelles techniques, arroser notre terre
pour que lèvent les moissons 'futures. »
Or nos assistants techniques « culturels » se mêlent ouvertement
de nos problèmes fondamentaux en les faussant par des références occi-
dentales, comme l'a si clairement explicité M. Leiris. Nous ne pouvons
pas être indifférents à ce qui se passe dans le monde, mais que l'on fasse
preuve de respect pour notre personnalité. Qu'on nous laisse digérer
tranquillement les apports que nous voulons bien proposer à notre orga-
nisme.
Enfin, toujours à propos de l'assistance technique, des faits récents
tendent à prouver que le pillage de nos richesses artistiques se perpétue
sous une forme plus subtile. Or il suffit, pour y mettre un frein, d'éta-
blir et de faire respecter une réglementation de la sortie de nos œuvres

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d'art. Tous les pays d'Occident soumettent le trafic des objets d'art à
un contrôle très sévère et nos rapports dans ce domaine sont semblables
à un système de nasse dont l'ouverture serait tournée vers nous. Tout
peut aller dans un sens, jamais dans l'autre.
L'attitude de l'assistance technique « spécialisée », est un reflet de
celle des pays d'origine sauf qu'étant sur place, elle tient nos jeunes avec
des promesses mirifiques de célébrité et en fait ce qu'elle veut, toujours
pas des artistes, hélas !
Il semblerait cependant qu'il y ait des différences dans la nature
de rapports culturels existant entre anciennes colonies et anciennes mé-
tropoles.
Ainsi, vis-à-vis de l'Europe, nos situations varieront beaucoup et il
sera difficile d'avancer des propositions générales.
Nous nous bornerons donc, dans ce domaine, aux pays francopho-
nes, en particulier au Sénégal.
Nous nous sommes largement étendu sur ce problème dans notre
communication au Colloque sur la Négritude organisé par l'UPS à Dakar
en avril 1970. Nous n'y avons cependant pas assez insisté sur les deux
pièges extrêmes que. nous tend le né-colonialisme culturel : l'assimilation
pure et simple et le folklore. L'assimilation présente deux visages : a prio-
ri et a posteriori.
A priori, elle agit dans les établissements d'enseignement où beau-
coup de vigilance est indispensable de la part des directeurs nègres.
En effet il y suffira au professeur de convaincre l'élève que tout
art valable doit nécessairement se ramener à un mouvement européen
passé ou présent pour lui enlever toute volonté de se singulariser. Ce
système tue les talents dans l'œuf et crée des déracinés, qui n'ont de
nègre que la peau.
N'oublions pas que très peu d'élèves-artistes connaissent réellement
le prestige de leur passé tout court, sans parler de leur passé culturel.
A posteriori, la tentative d'assimiler les poètes de la Négritude au
Surréalisme se réédite. On collera une étiquette occidentale à un artiste
fait et il suffira d'un grand article dans un grand hebdomadaire, de
quelques discrètes allusions dans les revues spécialisées pour que le tour
soit joué. L'artiste est alors consacré dans une manifestation internatio-
nale. Le cas de Wilfredo Lam est typique.
Pour la folklorisation, il faut un outil plus maniable; l'atelier « li-
bre » que les gouvernements africains ne devraient autoriser qu'avec cir-
conspection. Outre qu'aucun atelier « libre» n'a rien produit de convain-
cant depuis vingt ans qu'ils sont « expérimentés », une question mérite
d'être posée: les Européens qui viennent en ouvrir chez nous, pourquoi
n'en font-ils pas fonctionner chez eux, si ces ateliers ont tant de vertus?
Car enfin, ce qui est bon pour l'Afrique l'est aussi pour l'Europe! Les
promoteurs de ces ateliers nous font penser au Dr Schweitzer dont les

91
théories ont coûté la vie à tant de nos frères malades. Poursuivant leurs
rêves d'une Afrique qui n'a jamais existé ou qui est définitivement ré-
volue, ils amènent nos jeunes à produire un sous-art fidèle aux « normes
esthétiques des amateurs d'art africain », pour paraphraser Michel Leiris.
Nous saluons, dans ce domaine, l'initiative qui a été prise, de réunir
les pays africains afin de discuter autour des problèmes importants sou-
levés par l'éducation artistique, Il n'est que temps.
Quant à l'attitude de la critique occidentale 'face à notre art pré-
sent, elle n'a pas changé depuis la mise au point de la postface d'Ethio-
piques de Léopold Sédar SENGHORà propos de la poésie de Césaire.
Elle est souvent paternaliste et décrète sans nous consulter.
En tout état de cause, celui qui serait tenté de trouver dans notre
art actuel une quelconque influence du cubisme, devrait tenir compte de
la volonté cosmique de nos créations (le retour à la sauvagerie de Picas-
so) et de l'objectivation matérialiste de tout art occidental.
Voici une excellente illustration de l'attitude la plus commune de
cette critique. Pour qualifier la musique de notre armée qui s'était rendue
en Allemagne, l'on a cru nous faire plaisir en disant qu'un auditeur qui
l'entendait sans la voir, pourrait penser qu'il s'agissait de Blancs qui
jouaient. Les inconscients sont satisfaits et en déduisent inconsciemment
que l'idéal est de ressembler aux Blancs ... quand nous ne sommes pas
vus. Les conscients pensent que nous avons bien cherché cette insulte.
En effet pourquoi former nos musiciens dans des conservatoires et sur
des théories créées à partir de créations occidentales qui ne tenaient au-
cun compte de nous? Car une fois leurs études terminées nos musiciens
tentent vainement de plier notre génie musical à cet autre génie au lieu
de se livrer à une réflexion autonome qui donnerait peut-être une nou-
velle théorie et une nouvelle écriture musicales. Sans le système de trans-
cription de nos langues qui pourrait écrire un sous-correspondant à
NAAN? Le tout est question de convention.
Nous avons déjà montré dans notre communication déjà citée les
moyens de pression dont disposait l'Occident à notre encontre et en
arrivons maintenant aux problèmes de l'artiste dans la solitude de son
atelier.
La première série de ces problèmes aura, comme çentre, l'enracine-
ment. L'artiste formé à l'école occidentale doit faire preuve de beaucoup
de force pour faire ce retour sur soi. Ce retour peut s'opérer par la copie
des pièces anciennes qui l'auront le plus ému mais également par le
bain dans le meilleur de l'artisanat d'art actuel. Quelle que soit la
dégénérescence de cet artisanat, il est le prolongement actuel du dit Art
nègre. Sa séparation artificielle de notre art actuel ne fait que précipiter
sa mort. Voilà un exemple de ce que peut nous coûter la copie servile des
réalités occidentales. La refusion art-artisanat d'art non seulement pro-
fiterait aux artistes et aux artisans, mais intégrerait l'art dans le peuple.
Cependant, une étude préalable plus approfondie de nos problèmes
artisanaux devrait amener à assigner à l'O.S. un seul but. En effet.

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son rôle d'encadrement entre en conflit avec son souci de rentabilité. Il
faudrait donc qu'un organisme d'encadrement animé par des artistes
nègres injecte un sang nouveau et imprime un nouvel élan à nos artisans
d'art pendant qu'un organisme séparé de commercialisation s'occuperait
des problèmes de financement et d'écoulement. Cette étude pourrait éga-
lement amener à la séparation entre artisanat d'art et artisanat de service
car la production d'un bijou en or n'a rien à voir avec la réparation d'une
voiture automobile.
Nous sommes convaincus que c'est par les arts décoratifs et monu-
mentaux que nous réaliserons l'idéal de toute civilisation démocratique :
faire de l'art un bain du peuple, idéal que la vieille Afrique avait atteint.
De nos jours encore, nos peuples sont extrêmement réceptifs à la notion
de motif. En effet tout le monde a dû remarquer que la femme sénégalai-
se porte des tissus imprimés sans se soucier que tel paysage ou telle
tête soit ou non à l'envers. C'est qu'elle n'y voit pas de « sujets », mais
seulement des motifs, et un motif n'a pas de sens.
Nous saluons la décision de la République du Sénégal de créer
un Musée des Arts négro-africains mais pensons qu'il est urgent de créer
un Musée des arts populaires. Ce Musée, non seulement sera le pro-
longement du précédent, mais donnera l'occasion de sauver plus d'un
aspect de l'activité créatrice de nos masses populaires : poteries, peintres
sur verre, fanals, décorations murales sur banco, certaines coiffures,
etc.
Le centre de la deuxième série de problèmes sera la technique. Là-
dessus notre position est claire et peut se formuler assez brièvement.
Moins l'on a à dire, plus la technique est importante. Du reste, nous
ne croyons pas à l'existence d'une technique permanente et inamovible.
Au contraire, il 'faut partir d'une technique de base pour aboutir à une
technique personnelle, résultat de la spécificité du message et des recher-
ches qu'appelle la délivrance du message.
Bien sûr, on veut nous arrêter avec de faux problèmes comme ce-
lui du naturalisme comme si des Nègres n'avaient pas produit et les
têtes d'Hé, et les masques de Bakota avec tous les degrés intermédiaires de
fidélité apparente à la nature!
On veut nous arrêter avec le faux problème de la couleur comme
si Picasso, après ses périodes rose et bleue, n'avait pas étendu sa palette
quand sa bourse a connu des jours meilleurs.
On veut nous arrêter avec les faux problèmes de la symbolique
et de la stylisation nègres traditionnelles comme si nous donnions le
même sens que nos aïeux aux êtres et aux choses.
On veut nous arrêter avec le faux problème des influences et des
apports alors que les plus grands artistes, blancs et noirs, les trouvent
non seulement inévitables, mais souhaitables. Mais attention, il s'agit
d'un choix libre du sujet qui ne fait alors qu'intégrer des éléments dont
il a besoin. A ce propos, il est amusant de lire avec quelle hantise les

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amis de Picasso le reçoivent dans leurs ateliers où il leur prend sans
honte leurs idées pour les faire siennes à travers sa forte personnalité.
Un autre faux problème semble à présent avoir évolué mais mérite
que l'on s'y arrête. Il s'agit du dépouillement dont on veut faire une
constante. Car, si nos sculpteurs traditionnels ont mis au point leur tech-
nique adaptée à leur volonté créatrice, il se trouve que nous avons à
présent importé des techniques comme la peinture de chevalet et que
nous disposons d'une vaste gamme d'expressions artistiques locales :
poésie, sculpture, bijouterie, tissage, danse, musique parmi lesquelles
nous sommes en droit de trouver un correspondant avant de trouver une
autonomie originale.
Ainsi, par exemple, la polyphonie et la polyrythmie de notre mu-
sique peuvent susciter en peinture une apparente complexité structurelle.
Nous sommes conscient d'avoir à peine abordé les problèmes qui se
posent aux artistes négro-africains dans leur intimité mais seules des réu-
nions qui ne regrouperaient qu'eux et où ils parleraient librement, peu-
vent en donner une idée exhaustive.
Ceci nous conduit à ce qui importe le plus à notre sens : les rapports
entre artistes nègres. Et dans ce domaine. nous Négro-africains, accusons
un net retard sur nos frères d'Outre Atlantique. La conscience de leur
spécificité les agrège autour de thèmes clairs et enthousiasmants : black
is beautiful, the black madonna, black power, etc. Ils ont leurs héros
du xx" siècle comme Malcolm, Martin Luther King, Garvey, et tant
d'autres qu'ils chantent, alignent dans l'Olympe des ghettos. Ils exécu-
tent d'immenses fresques pour le peuple sur les pignons, sur des façades
d'édifices où éclate une authentique poésie révolutionnaire du ghetto.
Ils ont surtout cette tolérance et ce besoin de se réunir pour créer, agir,
au lieu d'ergoter et s'entre-déchirer. Il est curieux de constater que ces
hommes et ces femmes, avalés depuis quatre siècles par une civilisation
occidentale intolérante, coupés de leurs racines, se retrouvent mainte-
nant plus proches de l'Afrique que nous, qui n'avons été réellement co-
lonisés que depuis moins d'un siècle. Lat-Dior, souvenons-nous en, n'est
mort qu'en 1886.
Bien sûr, les premier et deuxième congrès des artistes et écrivains
noirs, le premier Festival mondial des Arts nègres, ont beaucoup fait pour
que nous nous connaissions les uns les autres. Le Fetival d'Alger nous
a aidés à nous connaître davantage en révélant nos divergences. Nous
auront assez de force et de maturité pour que le Festival de Lago soit
le Festival de la prise de conscience de l'artiste nègre.

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SITUATION DE L'ARTISTE NÉGRO-AFRICAIN CONTEMPORAIN
DÉBATS

Le Président de séance
- Le temps presse. Les interventions seront limitées, et si vous
voulez bien, on pourrait se présenter d'abord avant de faire une inter-
vention, pour que l'on sache qui parle.
(Intervention de Younousse SEYE)
- Je m'appelle Younousse SEYE,je suis artiste-peintre. Nous som-
mes très heureux, tous les artistes du Sénégal, de voir combien le Chef
de l'Etat et l'ensemble des autorités sénégalaises veulent nous aider à
nou exprimer, nous épanouir dans l'art.
J'ai simplement deux questions à poser à M. Papa Ibra T ALL qui
est notre aîné, qui a fait son chemin, qui a beaucoup d'expérience. J'ai
entendu dans son exposé qu'il parlait de la révolution plastique. Ceci
nous intéresse parce qu'en Afrique, nul n'ignore que tous les artistes
africains essayent d'apporter leur contribution concrète. Comment voit-
il cette révolution plastique au Sénégal ou en Afrique ?
La deuxième question, c'est le rapport entre artistes africains et
ceux de la dispora. Comment Papa Ibra T ALL voit-il cette émulation
qui nous est nécessaire? J'ai reçu, hier, ici, une lettre qui m'a complè-
tement bouleversée, des mains de M. Jean BRIERE; cette lettre vient
du Congo-Brazzaville, de Monsieur Bill Sanou Jean-Vincent, Conseiller
technique à la manufacture d'art et d'artisanat du Congo. Il m'écrit et
vous m'excuserez parce que je n'aime pas du tout parler de moi-même,
mais il faut bien que je lise cela fidèlement :
« Il va sans dire que je serai, sans doute, le premier correspondant
à vous surprendre. Je venais de parcourir tardivement un article paru
dans « Décennie 2 », numéro 15 janvier-15 février 1972, écrit par Emile
JAMES.
Non seulement votre attrayant portrait, qui encadre la page gauche
de votre article, symbolise l'authenticité esthétique africaine, mais vos
impressionnants chefs-d'œuvres font de vous une artiste mûre et pleine
de sagesse. A bien voir ces tableaux, on sent que votre talent a créé un
travail génial, digne d'éloges.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Ce qui m'intéresse, c'est l'Afrique.
Je suis sûr que votre initiative libère d'autres africaines pour suivre
cette nouvelle orientation.

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Avec mes sincères félicitations à votre endroit, je formule le vœu
de tenir avec vous une longue correspondance pour un échange d'idées ».
Je vous remercie.
Le Président de séance
- S'il Y a d'autres qui ont des questions à poser, M. Papa Ibra
T ALL pourra leur répondre à tous en même temps.
(Intervention de M. Mamadou FAVAYO)
Je voudrais poser le problème de la fidélité et celui de la respon-
sabilité de l'artiste négro-africain contemporain.
J'ai toujours estimé que l'artiste négro-africain devrait être plus
engagé que son frère de l'Occident, ceci en raison de sa double situation
d'abord face à son héritage culturel, ensuite de par sa condition, je veux
parler du présent, du devenir de son peuple. Mais, pour assumer cor-
rectement ses responsabilités, je crois que le premier devoir de l'artiste
négro-africain est de revendiquer le droit à l'initiative. Et à ce niveau
se pose un poblème fondamental, celui de la démocratie. Quelqu'un a
déjà dit, je crois, que c'est Garaudy, que pour savoir si un régime est
démocratique ou non, il faut voir ses rapports avec les artistes; et cette
question m'amène à me demander si l'artiste africain aujourd'hui devrait
rechercher la vérité ou simplement chercher à plaire.
Et je voudais poser une question à Papa Ibra T ALL, parce que la
plupart de nos artistes, quand on cause avec eux, nous disent : « Moi
j'ai vendu mes tableaux à tel président, j'ai vendu mes tableaux à telle
personnalité ». Finalement, je me demande s'ils œuvrent pour le peuple,
dans la mesure où ils ne sont heureux que quand leurs tableaux se trou-
vent expatriés. Il est malheureux de constater que dans aucune de nos
maisons, dans nos quartiers populaires, on ne retrouve pas justement
l'œuvre de ces artistes-là, que leurs créations se trouvent confisquées
dans les résidences, dans les palais, dans les assemblées.
Et je me demande vraiment s'ils n'ont pas échoué.
(Applaudissements)
(Intervention de M. Gougoul BADJI)
J'ai relevé une certaine contradiction dans la communication du
camarade Papa Ibra T ALL.
Tout d'abord, quand il parlait du comportement de l'art et de l'ar-
tiste africain, il a parlé d'une ouverture vers l'Universel, tout en gardant
sa personnalité. Et ensuite, il a parlé des ateliers libres en pariant du
néo-colonialisme culturel, tout en mentionnant la formation de certains
musiciens dans des conservatoires. Ensuite, il nous parle des problèmes
de l'enracinement et de la technique pour laquelle il faudra trouver une
voie originale.
Je ne vois pas comment on peut s'ouvrir vers le monde sans aller
dans des conservatoires étrangers. Pour posséder une technique, on sort,

96
on s'instruit, on s'informe des techniques améliorées dans l'art que
l'on pratique. Je crois qu'il est nécessaire de s'ouvrir vers l'Occident
ou vers l'Orient, pour acquérir de nouvelles techniques : mais s'il
ne faut pas aller dans des conservatoires, il faudrait bien qu'on nous
indique d'autres méthodes.
M. T ALL est contre l'acheminement des artistes vers les conserva-
toires étrangers, et il n'admet pas les ateliers libres. Or, on voit que c'est
au sein de ces ateliers libres que l'individu peut se former tout seul,
qu'il peut donner libre cours à son imagination créatrice, il n'y est pas
influencé par des maîtres qui brisent sa personnalité. M. T ALL s'expli-
quera sans doute à propos de la formation de musiciens dans les conser-
vatoires ; nous avons vu des musiciens américains noirs qui, tout de mê-
me, ont gardé cette personnalité négro-américaine dont on parle tant.
Nous avons vu la révolution qu'ils ont provoquée dans le monde musical
américain.
Le Président de séance
Si on pouvait se limiter à des questions precises, parce qu'il faut
arrêter les débats à 10 h 45 et on voudrait bien que M. TALL puisse
répondre à toutes les questions.

(Intervention de M. Ibrahima NDIAYE)


Te m'appelle Ibrahima NDIAYE, je suis professeur de recherches
à l'Ecole des Arts.
Te ne suis pas ici pour répondre à M. TRAORE sur la question qu'il
a posée, je crois que mon ami TALL pourra y répondre d'une manière
plus claire. Seulement, j'avais relevé des notes hier, sur la communica-
tion de M. GUEYE qui a été en quelque sorte continuée par celle de M.
TALL : la position de l'artiste négra-africain dans le monde occidental.
Je pense que l'on a assez parlé des masques africains, de leur signi-
fication, de tout ce qu'ils ont pu faire. Ils ont joué leur rôle dans un
contexte donné.
Ce qui m'attire personnellement en tant que peintre africain, c'est
le problème qui se pose pour moi, pour mes collègues africains et pour
les enseignants aussi, sur la question essentielle de la position à prendre,
et comment la prendre. Je pense en tant qu'Africain que la position à
prendre est de se ranger du côté du peuple. Parce que, s'il ne se range
pas du côté du peuple, s'il ne marche aux côtés du peuple, il se trompe
et échoue.
Nous n'avons pas à faire des expositions ou organiser des manifes-
tations pour montrer à l'Occident ce dont nous sommes capables. Nous
avons à nous mettre une chose dans la tête et être conscients de cela,
que nous devons être présents au rendez-vous de l'Universel avec une
culture qui nous vient de notre continent. Et c'est de cette culture jus-
tement que nous devons être armés. C'est la seule chose valable, la
seule voie.

97
En tant qu'Africains nous vivons dans une situation socio-économi-
que donnée de pays sous-développé. Nous devons tenir compte de notre
sous-développement et nous battre du même côté que notre peuple. Le
peuple qui se fraie un chemin vers l'histoire, nous devons nous ranger
de son côté. Si nous ne nous rangeons pas de son côté, où allons-nous?
A quoi servirait notre travail? Artistes, nous avons notre contribution
à apporter au développement national. Nous ranger du côté du peuple
et nous battre à son rythme en est l'unique moyen.
Beaucoup de gens se trompent sur la position de l'artiste; celui qui
ne se bat pas aux côtés du peuple n'aura pas participé au développement
national. Pourquoi? Parce qu'en nous rangeant du côté du peuple, les
œuvres produites deviennent des cartes d'invitation au peuple, une invi-
tation à l'action, c'est-à-dire à s'engager justement pour le développement
national.
Et je dis bien s'engager corps et âme, justement pour cette bataille-là
qui est Je développement. D'autres gens diront peut-être que ce n'est pas
vrai, que l'artiste a d'autres positions à prendre. Moi je dis que la position
à prendre pour l'artiste en ce moment est celle du travailleur. Tout autre
aspect doit être dépassé. Quand le peuple se range d'un côté, tout le
monde doit se ranger à sa suite et se battre au même rythme. Ce n'est
que de cette façon que nous pouvons accéder à notre développement
national.
Le Président de séance
Je vois au moins une chose d'universel, c'est que les problèmes de
la jeune peinture sont partout les mêmes, partout dans le monde. Les
questions qui sont posées sont les mêmes que posent les jeunes peintres
canadiens et les jeunes peintres français.
Il y a là la découverte d'un problème qui concerne tout simplement
l'enseignement de la peinture actuelle, parce que, finalement, la jeunesse
partout semble avoir un certain problème qui doit se résoudre.
Je veux bien demander maintenant à M. Papa Ibra TALL de venir
répondre à certaines au moins de ces questions.
(Réponse de M. Papa Ibra TALL)
- Je suis très heureux que mon modeste texte ait causé autant
de réactions; c'est Madame Younousse SEYEqui a commencé par nous
poser deux questions, elle a demandé des éclaircissements sur ce que
je considère comme étant une révolution plastique.
Je veux dire que d'une manière négative, peut-être, nous bénéfi-
cions d'une situation très spéciale. Cela veut dire qu'au moment où nous
commençons nos recherches, nous sommes déjà coupés d'un passé et
nous ne nous trouvons pas, par exemple, dans la situation d'une Europe
où Picasso et d'autres ont tout de même agi comme ils l'ont dit, contre
les notions officielles de l'esthétique de musée. Par conséquent, il y avait
une certaine opposition traditionnelle qu'ils devaient combattre.

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Or nous, nous sommes arrivés pratiquement vierges, parce que au-
cun d'entre nous ne sent réellement un masque. Et, sans la valorisation
de l'Occident, une valorisation en somme intéressée parce que c'est l'Oc-
cident qui a collectionné tout ce qu'il y a de valable, sans cette impor-
tance donnée par l'Occident à l'art nègre, nous ne lui aurions pas donné
cette importance. Parce que nous en sommes détachés.
L'intervention coloniale a fait que nous sommes coupés de notre
passé, un professeur l'a dit hier : vous êtes absolument incapables de
sentir un masque, ou alors c'est absolument artistique. Je parle d'une
manière générale. J'estime que nous n'avons pas produit les masques et
que nous sommes incapables de les sentir. Nous pouvons décider d'en
refaire, mais de toute manière ce ne sera jamais pareil à ce qu'il y a
dans les collections. Je dis donc que nous jouissons d'une situation qui
nous permet d'être révolutionnaires, en fait, sans n0US fatiguer. Si l'on
nous dit que la révolution c'est le remplacement d'un état de fait par
un état de fait différent, c'est en ce sens que je dis que nous sommes
des artistes révolutionnaires sans le vouloir.
La deuxième question concerne les rapports entre les artistes nègres.
Nous avons beaucoup goûté l'aspect personnel de votre message, en fait
là, vous me rejoignez, il est nécessaire que des liens existent entre les
adeptes, entre ceux qui s'engagent dans le même combat. Or, en dehors
des grands événements culturels comme le Festival mondial des Arts
nègres, comme certains colloques, les liens sont distendus. On se retrouve,
chacun dit ce qu'il pense, on édite des livres etc., et après, ça se dilue.
Mais il est important qu'au moins un secrétariat permanent des ar-
tistes nègres existe, et une revue parlant de nos problèmes, permettant
à nos intellectuels de se livrer à leurs réflexions sur notre art et montrant,
en tout cas, que nous, bien que certaines pages ne nous soient pas
ouvertes, nous réfléchissons à nos problèmes, et que nous acceptons la
responsabilité de nous affronter à des problèmes difficiles et que, quelle
que soit la faiblesse des solutions que nous proposons, au moins nous
proposons quelque chose par nous-mêmes. C'est ce que le doyen Doudou
GUEYE disait hier.
En ce qui concerne M. TRAORE, il nous parle de responsabilité et
de fidélité. Il dit que l'artiste devrait être engagé. Mais je suis tout à fait
d'accord, l'artiste est engagé. Pas l'artiste seulement, tout le monde est
engagé. Nous sommes conditionnés par notre passé et notre situation.
La moindre ligne que nous traçons est engagée. Maintenant, cet engage-
ment, qui va de soi, n'a rien à voir avec l'engagement politique qui est
de faire de l'art un art de combat ou un art de propagande; cela est un
autre problème. Mais j'estime que même si un artiste africain, un artiste
nègre, décidait de faire des natures mortes, cet engagement serait peut-être
négatif, mais ce serait un engagement; cela prouverait qu'il évite de par-
ler des vrais problèmes.
Pour ce qui concerne la démocratie et le régime et la recherche de
la vérité ou de plaire et de la présence des œuvres dans les palais, je

99
crois qu'il y a là un certain nombre de problèmes qui sont propres à la
situation de tous les artistes du monde.
Et il y a là une petite contradiction, parce que si nous estimons que
l'œuvre de l'artiste doit être présente dans la cité et dans le peuple, il
y a tout de même le revers de la médaille. C'est que l'artiste ne 'Va
pas concevoir son œuvre pour aller 'l'offrir ; l'artiste est un travailleur
manuel qui mérite la contrepartie de son effort. Par conséquent, il n'a
pas à choisir. Vous ne pouvez pas fabriquer une chemise et dire à qui
vous allez la vendre. Si l'on considère donc l'aspect commercial de l'œu-
vre d'art, l'artiste ne peut pas savoir où va son œuvre; et si l'œuvre
va à l'extérieur, ce n'est quand même pas négatif, parce que c'est une
propagande pour son peuple. Il y a un problème qui est beaucoup plus
important, qui était le problème des écrivains nègres d'expression fran-
çaise ou anglaise.
Pour qui écrivaient-ils, ces gens là? Ils écrivaient pour les euro-
péens de cette langue et les initiés africains dans cette langue. Evidem-
ment, vous me direz que de plus en plus, des gens comme Ousmane
SEMBENEviennent au cinéma qui permet un contact plus direct. Mais
même avec le cinéma, le même problème se pose, c'est le problème de
commercialisation.
Au niveau de la conception de l'œuvre, l'artiste est maître de l'œu-
vre. Mais une fois l'œuvre terminée, c'était un enfant qui devait naître,
il n'a plus rien à voir avec lui. Et je ne pense pas que nous, au niveau
de la création, nous puissions nous pencher sur ce problème précis.
Monsieur BAJDI voudrait me faire examiner par un psychiatre;
j'estime qu'il a raison, parce que, en fait qu'est-ce qu'un artiste? L'artiste
est un schizophrène, c'est tout; c'est un être tout à fait anormal. Donc,
je suis tout à fait d'accord qu'il me recommande à un psychiatre.
Il nous parle d'une contradiction où je me serais fourré en parlant
d'apprentissage, de technique, d'universalité et d'ateliers libres. Et il
nous donne comme exemple, la musique nègre. Si je dis que nous devons
aller à l'Universel, c'est conformément à la devise de Teilhard de Char-
din : « Tout ce qui monte se rejoint »... Bon... C'est tout. Maintenant,
quant à l'importation des techniques, il y a les techniques techniques,
et il y a des techniques-culture. Et j'ai été très clair là-dessus en parlant
de musique.
La technique musicale occidentale n'est que le résultat organisé, a
posteriori, des compositions de musiciens occidentaux qui vivaient dans
un univers donné, l'Afrique, pour eux, à partir de la Méditerrannée,
étant un autre univers. Et c'est à partir du travail des musiciens, des com-
positeurs, qu'a posteriori, on a réuni tout cela et on a dégagé des lois.
Donc, c'était des lois qui n'ont pas tenu compte de notre travail. Et vous
avez bien fait de parler de musique négro-arnéricaine et de la place
de ses artistes. On a été obligé d'inventer une touche spéciale de piano
pour exprimer le quart de ton de Thélonius qui n'existait pas en musi-

100
que occidentale. Thélonius n'était pas à l'aise dans les structures étroites
d'une écriture et d'une théorie qui découlaient d'un génie musical don-
né. Et de plus en plus, les négro-américains prennent contact avec l'Afri-
que, utilisent même des instruments négro-africains. Tout récemment,
Fawl Standers, pour enregistrer son grand ensemble, entendait un bala-
fon. Il lui fallait un balafon pour l'y intégrer, et un balafon en musique
occidentale est un instrument faux.
Donc, quand je parle de nous méfier de l'importation de certaines
techniques, c'est parce que ces techniques découlent trop directement
d'une forme de civilisation totalement différente de la nôtre. Mais dans
la mesure où cette technique est une technique qui n'a pas découlé d'une
évolution culturelle, nous pouvons l'importer et en faire ce que nous
voulons à l'intérieur de notre culture.
Pour ce qui est des ateliers libres, j'ai été également assez clair.
J'estime que si un artiste négro-africain décide d'ouvrir un atelier libre,
conscient de la spécificité de sa culture, de sa singularité, je suis tout à
fait d'accord. Mais où avez-vous vu ces ateliers? Tous les ateliers que
l'on dit libres sont créés par des occidentaux avec leurs idées de l'Afrique
qu'ils veulent perpétuer. C'est contre cela que je m'élève.
Je pense avoir répondu à toutes les questions.
(Applaudissements)
Le Président de séance
- Merci, M. TALL, on va lever la séance pour cinq minutes. Il
faudra quand même que la session soit reprise parce qu'il y a encore
un conférencier inscrit. Après, si vous le voulez, on pourra revenir sur
les questions.

101
LA CONSCIENCE ESTHETIQUE NEGRO-AFRICAINE
M. Alassane NDAW

« On ne saisirait pas l'essence de la littérature et de l'art africains


en s'imaginant qu'ils sont seulement utilitaires et que le négro-airicain
n'a pas le sens de la beauté.
Certains ethnologues et critiques d'art .sont allés prétendant que les
mots beauté et beau sont absents des langues négro-ajricaines, c'est tout
le contraire. »
L.S. SENGHOR.

L'ethnologie occidentale a élaboré une théorie visant à définir l'objet


d'art africain par sa fonction religieuse ou sa signification sociale. Pour
étayer cette thèse, elle fait état du caractère utilitaire de cet art qui n'at-
teint à la beauté que par surcroît. De ce point de vue, les objets relevant
de « l'art nègre », considérés comme une production spontanée et naïve
de membres anonymes du groupe, qui ne se prenaient pas pour des
artistes, perdent toute signification dès qu'ils ne répondent plus à leur
usage initial ou quand les valeurs religieuses ou les coutumes sociales
cèdent à la pression d'influences extérieures.
L'art africain ne serait qu'une création artificielle des Européens
et l'on ira jusqu'à se demander s'il existe une notion africaine du beau.
Comme le remarque L. Senghor, dans le texte cité en épigraphe,
« certains ethnologues et critiques d'art sont allés jusqu'à prétendre que
les mots beau et beauté sont absents des langues négro-africaines. »

En effet, le sociologue Pauvert, résumant le point de vue d'une


tendance assez fréquente chez les spécialistes des sciences humaines,
n'hésite pas à déclarer: « Il n'y a pas d'art africain, parce qu'il n'y a
pas de conscience artistique, pas de réalisation d'une essence de la réalité
humaine africaine en tant qu'elle est esthétique. »
Ces idées communément reçues doivent être réexaminées à la lu-
mière des esthétismes récents, nés de la méditation des arts non-occiden-
taux et tenant compte de sentiments qui ne peuvent plus être exprimés
par des concepts liés à l'idée traditionnelle de beauté.

103
Nous voudrions montrer qu'il existe une esthétique négro-africaine
dont les problèmes méritent d'être analysés avec le même sérieux que
pour les arts occidentaux. Analyser l'art nègre d'un point de vue africain
ne signifie pas qu'il faille subordonner a priori et complètement les faits
proprement artistiques aux faits sociaux et religieux.
Ce qu'on appelle « art nègre » est si complexe et protéiforme que
sa connaissance requiert plusieurs types de recherches qui doivent se
conjuguer. A l'investigation historique et sociologique il faut adjoindre
l'effort de détermination de la fonction esthétique proprement dite.
Car s'il y a rencontre entre l'art nègre et l'art occidental et influence
réciproque, on ne peut les situer et les comprendre qu'au niveau de la
conscience esthétique. Mettre en évidence cette conscience, c'est donner
en même temps qu'une communauté de préoccupations, une convergence
d'idées, visant non plus la simple défense et illustration de l'art nègre,
mais sa promotion.
Cette brève communication se propose de s'attacher à cet aspect,
qui a été, semble-t-il, assez généralement négligé.
Sans doute les principes de la religion et les règles de la vie sociale
fournissent-ils à l'art négro-africain sa thématique. Mais il n'en reste pas
moins qu'il subsiste un problème spécifique de l'art et de l'artiste négro-
africain.
Michel Leiris, dans son « Essai sur les Arts sculpturaux et les Nè-
gres de l'Afrique » avait défini la tâche d'une esthétique africaine, la
mise en œuvre d'enquêtes concernant l'identité du sculpteur, les condi-
tions de son travail et de son apprentissage éventuel, sa situation dans la
société, les jugements portés sur ses œuvres par ses clients ou usagers.
Depuis que ces perspectives ont été ouvertes, les analyses effectuées
sur les modalités du processus créateur chez divers peuples d'Afrique
ont révélé que, loin d'être entièrement subordonné aux autres éléments
de la culture, l'art est, en Afrique Noire, l'un des éléments actuels et
constitutifs de cette culture, un de ses traits les plus significatifs. Ni la
commande sociale, ni la ferveur religieuse ne suffisent à masquer l'em-
preinte d'une nécessité intérieure, d'une vocation éprouvée comme telle
par l'artiste qui possède son style personnel et a conscience de ce qui
l'oppose à l'artisan.
Ainsi un sculpteur dan, interrogé par Fischer sur son inspiration,
déclare que le premier masque lui a été révélé par un être immatériel
qui lui prescrivit de tailler un objet à son image et de le porter. Un autre
artiste à qui on avait présenté un masque qu'il n'avait pas taillé dit « ma
main ne voit pas ainsi », manifestant par là que le beau se dévoile à
chaque sculpteur particulier.
Il est vrai que, par son utilité, l'objet prend sa place dans la vie
sociale; et les objets même usuels témoignent de la vision du monde
et de la vie sociale des négro-africains. Le poids ashanti n'est pas un
prétexte à une invention artistique. Il sert réellement à peser l'or. Mais

104
le passage de l'artisanat pur et simple à l'art peut être décelé. Les chefs-
d'œuvre apparaissent au terme d'une tradition artisanale, transfigurant
alors cette tradition et réalisant d'un seul coup ces formes qui nous
révèlent d'une façon particulièrement intense, nos sentiments de totalité,
de perfection absolue.
L'enquêteur, qui invitait un Baoulé à expliquer son goût pour les
œuvres d'art de son peuple, reçut la réponse suivante : « On le sort les
jours de fête et on est content. »
Peut-on exprimer plus simplement l'indépendance du sentiment es-
thétique et, disons le mot, cette finalité sans fin, par où l'œuvre d'art
manifeste son entière souveraineté?
A la suite des chercheurs qui ont patiemment étudié la fusion ou
l'interaction du projet iconographique et du sens esthétique et qui se
sont livrés à des enquêtes minutieuses sur le terrain, nous nous garderons
bien de traiter l'art africain traditionnel comme un art abstrait, détaché
des conditions qui l'ont vu naître. Mais en scrutant les significations
que l'œuvre d'art recèle, nous y découvrons par delà les formes contin-
gentes, un sens absolu qui se suffit à lui-même.
Remarquons tout de suite que c'est par abstraction que nous isolons
l'attitude esthétique d'autres attitudes avec lesquelles elle est mêlée. Vraie
pour l'art nègre, cette constatation l'est aussi pour les arts occidentaux.
Il y a des valeurs religieuses ou philosophiques dans l'œuvre de Dante
ou de Voltaire, valeurs que l'expérience esthétique doit prendre en
considération. Cela n'a pas empêché l'éclosion d'une réflexion autonome
sur l'essence du beau, sur la nature de l'œuvre d'art et sur la significa-
tion de l'activité artistique.

:.
Le développement de la conscience esthétique négro-africaine consis-
tera à essayer de déterminer la spécificité de la fonction esthétique, à
chercher par-delà les significations utilitaires, sociales ou religieuses, ce
qui fait que l'objet est beau en lui-même, ce qui fait que le négro-afri-
cain a une conscience de ce beau en dehors de l'idéologie ou de la théo-
rie de son ethnie. Resterait à déterminer ce beau. Peut-on le définir ? La
tradition africaine ne s'est guère préoccupée de déterminer les normes
de la beauté pure, d'un beau idéal, d'un beau en soi. Aucun effort qui
rappelle les tentatives aporétiques de PLATONdans Hippias Majeur, le
Phèdre et le Banquet. Mais elle a institué une critériologie extrêmement
précise permettant de reconnaître la facture, la finition et tout ce qui
rend l'objet plaisant à voir, « bon à regarder », même si l'intention des
créateurs vise moins à produire une œuvre d'art qu'à évoquer la pré-
sence des forces invisibles qui enserrent l'homme et le cosmos. Cette
critériologie permet de repérer les styles qui peuvent dominer dans telle
ou telle ethnie, mais en vérité, et quels que soient les critères utilisés,

105
l'œuvre d'art, lorsqu'elle est vraiment réussie, est sentie d'emblée com-
me telle. Elle est parfaite d'un seul coup et atteint immédiatement l'ab-
solu. Elle est à elle-même sa propre marque, son propre critère.
Il faut bien admettre avec EMMANUEL KANT qu'il existe un juge-
ment proprement esthétique, indépendant du jugement de connaissance,
c'est-à-dire un jugement qui cherche à reconnaître sur l'œuvre même la
valeur qui lui est inhérente, à l'exclusion de ses significations utilitaires,
sociales ou religieuses. L'intérêt que les grands artistes occidentaux ont
pris à l'art nègre serait incompréhensible, si la possibilité de juger de
la valeur d'une œuvre ou d'un style en fonction de la qualité intrinsèque
de cette œuvre ou de ce style, ne nous était pas donnée. Tous les témoi-
gnages s'accordent dans l'affirmation d'une vérité vécue de l'impres-
sion produite par l'œuvre distincte des circonstances qui ont présidé
à sa création. A supposer que l'on ne connaisse rien de l'auteur et
de la culture dans laquelle cette œuvre a surgi, elle pourra néan-
moins être expressive. Cest ainsi que les peintres, comme PICASSO
ou VLAMINCK,ignorant à peu près tout des sculptures africaines, y ont
saisi des significations expressives.
Car la conscience esthétique n'est pas seulement saisie de qualités
sensibles, elle est aussi et surtout appréhension de valeurs expressives.
L'œuvre d'art m'apparaît comme telle quand elle me permet de per-
cevoir derrière elle un au-delà. Même quand elle se veut réaliste, elle
est une sorte d'introduction à la transcendance. L'œuvre d'art, elle-même,
du fait que je la contemple, n'est pas seulement cet objet qui a une
fonction rituelle, religieuse dans telle ou telle société. Elle me parle d'au-
tre chose. Peut-être ce langage, je ne puis le traduire en termes concep-
tuels, mais je l'éprouve assurément.
Le sentiment du beau procure une satisfaction désintéressée, car
contrairement à l'agréable et au bien, le beau ne me contraint, ni ne
m'oblige. Autrement dit, c'est en toute liberté que le sujet esthétique
accorde ses faveurs aux objets qui lui plaisent.
Cette liberté, qui est le fruit du désintéressement, HEGELen a mar-
qué l'importance au point d'en faire l'essence de l'expérience esthétique.
Aussi, peut-il paraître vain de chercher à déterminer un critère
absolu de l'œuvre d'art. Sans doute, pourrait-on se référer à des théo-
ries ? Il existe, dans l'histoire de la philosophie de l'art, beaucoup de
doctrines visant à définir les canons et les normes de la science du beau.
Aucune n'a réussi à les constituer de façon décisive.
Retenons simplement qu'il existe une conscience du beau qui peut
être variable selon les personnes, les tempéraments, etc.
La tradition occidentale a tendance à prendre comme modèle les
canons esthétiques grecs. Mais il est une autre chose de beauté qui n'est
pas seulement l'harmonie ou simplement la mesure.

106
Si l'on veut comprendre vraiment le problème de la création et de
l'esthétique africaines, il faut les situer dans le milieu où elles se posent
effectivement et non dans une perspective occidentale.
Peut-être faut-il dire que le terme de beauté s'applique mal ici. C'est
dans la mesure où l'œuvre d'art me parle et me révèle des sentiments
que j'éprouve, des styles dans lesquels je me reconnais qu'elle accomplit
sa fonction. Même si l'objet me paraît dissymétrique et ne correspond
pas à ce que je considère comme beau, même s'il me paraît effrayant
par exemple, il peut me révéler un aspect de mon moi, mon angoisse
devant le monde ou l'apaisement que fait naître le spectacle de la séré-
nité devant les formes maîtrisées.
S'agissant d'art en général et surtout d'art nègre, le mot beauté est
un terme trop étroit. Une des caractéristiques les plus fondamentales de
l'œuvre d'art, ce n'est pas seulement le plaisir que j'éprouve à le regarder.
C'est aussi et surtout le message qu'elle délivre et que nous avons à inter-
préter.
Cette « capacité de parole » de l'œuvre d'art, ce message, a un
contenu particulier, qui n'est peut-être pleinement accessible qu'à la
communauté créatrice de cet art (ou à l'étranger profondément initié)
et une forme qui a valeur universelle.
C'est cette forme qui s'épanouit dans certains objets particulièrement
réussis et que les Allemands appellent « gestalt » qui permet à l'objet
d'accéder à une plénitude qui est perfection. C'est cette forme qui fait
que tel objet est beau inconditionnellement et à ce titre, peut être saisi
et goûté par tout esprit.
Cette forme est un pouvoir d'incarnation de ce que l'artiste veut
exprimer, même inconsciemment. Elle est dépassement de l'immédiat et
révélation de la totalité.
Beaudelaire, qui s'y connaissait en art, écrit : « Le beau est tou-
jours inévitablement d'une composition double, bien que l'impression
qu'il produit soit une, car la difficulté de discerner les éléments variables
du beau dans l'unité de l'impression n'infirme en rien la nécessité de la
variété dans sa composition. Le beau est fait d'un élément éternel, inva-
riable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer et d'un
élément relatif, circonstanciel qui sera si l'on veut tour à tour ou tout
ensemble l'époque, la mode, la morale, la passion. Je défie qu'on trouve
un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux
éléments» (fin de citation).
En dehors de l'aspect relatif qui situe l'œuvre d'art dans l'ensemble
des valeurs culturelles d'une communauté donnée, qui la rattache à un
ensemble de conditions sociologiques ou ethnologiques, la forme, (la
gestalt), esf l'aspect par lequel tout esprit peut le saisir, le goûter et
l'apprécier.
C'est en ce sens que nous pouvons, bien que d'origines et de cultu-
res diverses, parler d'expériences esthétiques communes, de sentiments
esthétiques partagés.

107
C'est là qu'il faudrait situer ce « sensus communis aestheticus » dont
Kant, dans la « Critique du jugement » a donné, avec la profondeur
qui caractérise son génie, une formulation philosophique affirmant ainsi
que tous les hommes possèdent, sinon une aptitude créatrice à l'art,
du moins une sensibilité esthétique.
Le sentiment esthétique ou l'émotion esthétique est très difficile à
définir. Analogue au plaisir, à l'agrément, à la joie, il ne se confond avec
aucun de ses états et garde sa spécificité. Il ne se réduit pas seulement
à une attitude instinctive ou affective, il comporte l'intervention de l'in-
telligence, donc du jugement. C'est là son paradoxe, selon Kant.
Ainsi l'expérience esthétique ne se limite pas seulement à la saisie
d'un complexe organisé de qualités sensibles. Elle est également et sur-
tout l'appréhension de significations expressives. L'art nègre possède à
un haut degré un pouvoir expressif, le pouvoir de faire passer quelque
chose de l'implicite à l'explicite, de « rendre visible l'invisible » selon
l'expression de Paul Klee. Par conséquent, il faut s'inscrire en faux
contre la thèse selon laquelle l'expérience esthétique doit fonder totale-
ment ses jugements sur la saisie des significations révélatrices des cultu-
res négro-africaines.
De notre point de vue et malgré les rectifications qu'on doit lui
apporter, la définition traditionnelle selon laquelle l'expérience du beau
est celle d'une satisfaction désintéressée, ne saurait être complètement
abandonnée. En effet, lorsque nous adoptons une attitude esthétique,
soit en face de la nature, soit en face d'une œuvre d'art, nous mettons
entre parenthèses nos besoins pratiques. L'objet est contemplé pour lui-
même, indépendamment de ses relations à notre être biologique; il ne
présente ni une utilité positive, ni une menace pour notre être vital.
Cette expérience implique la neutralisation de nos impulsions instincti-
ves et nous rend capable de jouir de la simple apparence phénoménale
des êtres et des objets. En ce sens, le plaisir que nous éprouvons est dé-
sintéressé.
Dans un texte de l'Introduction à la « Critique de l'Economie politi-
que », Marx aperçoit ce problème dans ce passage célèbre où il déclare
que la production artistique est en rapport avec la base matérielle de
l'organisation sociale, la nature des modes de production et les rap-
ports sociaux auxquels ils donnent naissance.
Ainsi prend-il l'exemple de l'art grec, en rapport avec la mythologie
grecque, elle-même en fonction d'un certain état des forces productives :
la mythologie dompte les forces de la nature par l'imagination et donc
de façon illusoire, parce qu'on ne réussit pas encore à les, dominer
réellement. L'art grec ne pouvait naître que sur la base d'un état de
développement social déterminé. C'est pourquoi, ajoute-t-il, la poésie
épique. telle qu'on la rencontre dans I'Illiade et l'Odyssée ne serait
plus possible de nos jours. Le paratonnerre a tué Vulcain et le Crédit
mobilier a fait disparaître Hermès. Aussi Marx se demande-t-il
l'Illiade est-elle possible avec la presse d'imprimerie et la machine à

108
imprimer ? Les chants et les légendes de la muse ne disparaissent-ils pas
nécessairement devant le bureau du typographe ? » Aussitôt après avoir
exprimé cette idée, Marx ajoute :
« Mais la difficulté ne consiste pas à comprendre que l'art grec et
l'épopée soient liés à certaines formes de développement social; la diffi-
culté consiste à comprendre qu'ils puissent encore nous procurer des
jouissances esthétiques et soient considérés à certains égards comme nor-
mes et modèles inimitables. »
Résulte-t-il du fait que l'art grec exprimait un état déterminé de
forces productives que pour nous, qui vivons dans un état social tout-à-
fait différent, cet art ne puisse plus être I'obiet de satisfactions esthéti-
ques ? Absolument pas; l'art grec peut toujours être l'objet de satisfac-
tions esthétiques.
Cette réflexion de Marx montre bien que la saisie des conditions so-
ciales et économiques de l'art grec n'est pas l'unique source des émo-
tions esthétiques qu'il procure. La forme d'art passée exerce un attrait,
non parce qu'elle est simplement passée, mais parce qu'elle révèle une
maîtrise déterminée dans l'univers des formes.

**.
C'est cette maîtrise des formes dans l'art nègre qui a vivement
frappé les artistes occidentaux du début du xx- siècle.
L'histoire de cette rencontre sera dite ici même par des voix plus
autorisées que la mienne. Toujours est-il que l'engouement des peintres
et sculpteurs occidentaux s'explique le plus souvent par le besoin d'éva-
sion et de révolte, le désir de répudier l'art grec et celui de la Renaissan-
ce, le souci d'échapper à une tradition jugée étouffante. En vérité les
artistes occidentaux s'intéressaient beaucoup plus à eux-mêmes qu'à
l'Art d'Afrique. La valeur de notre art n'était pas affirmée pour elle-
même, mais en tant qu'elle était une simple source d'inspirations, un ré-
pertoire de possibilités formelles excitantes pour l'esprit, ou bien alors
comme une confirmation de leurs idées révolutionnaires et une caution
apportée à leurs audaces de novateurs.
Le dialogue entre l'Art traditionnel Africain et l'art moderne d'Occi-
dent ne prendra sa véritable dimension que lorsqu'une critique africaine
compétente se saisira des valeurs artistiques traditionnelles et les mani-
festera dans leur forme originelle, de telle sorte que l'Occident et les
Africains formés à son école cessent de voir, dans ces productions, autre
chose que des instruments de cultes désormais dépassés ou de simples
objets insolites, exotiques et bizarres.
Encore que, s'il faut en croire Baudelaire, la bizarrerie fasse par-
tie de la beauté. Lisons ces lignes étonnamment modernes du poète des
Fleurs du Mal.

109
« Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volon-
tairement, froidement bizarre, car dans ce cas, il serait un monstre sorti
des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie
qui le fait être particulièrement beau. »
Mais ce ne sera pas à titre de « bizarreries » exotiques et de curio-
sités ethnographiques » que l'art africain, la plus indéniable manifesta-
tion des aptitudes créatrices de la négritude, liée irréductiblement aux
sources et aux mystères de la vie, pourra devenir pleinement « histori-
que » et s'intégrer à la tradition universelle.
Seule une critique, tenant compte de la fonction créatrice de l'art,
sera en mesure de sauvegarder notre authenticité en face des produc-
tions touristiques dont nous sommes massivement saturés. En se met-
tant à l'écoute des artistes qui, encore aujourd'hui, demeurent respectueux
d'une tradition extrêmement exigeante, le critique d'art africain moder-
ne saura retrouver l'esprit de la critique traditionnelle dont l'existence
a été mise en lumière par des enquêtes récentes. Ce travail de purifica-
tion nous semble absolument nécessaire.
L'attitude esthétique doit être envisagée dans son originalité. Elle a
pu être mêlée à d'autres attitudes avant de conquérir son autonomie, mais
cela ne prouve pas du tout qu'elle en soit dérivée : une différenciation
s'est produite seulement à partir de la confusion originelle, de l'indistinc-
tion primitive. L'homo esthéticus est tout aussi premier que l'homo laber
comme semble l'indiquer l'étude des peintures rupestres de la préhistoire.
Cela dit, rien ne nous empêche de continuer à accorder à l'art afri-
cain un caractère social et religieux, alors même qu'il se désacralise. Mais
ce n'est pas une affaire d'origine. c'est une question de signification la-
tente, de portée métaphysique.
Le critique d'art africain doit se donner entre autres tâches, de
montrer que la perception esthétique, la pure délectation en face de la
beauté des choses et des êtres existe bel et bien. Il en montrera les nuan-
ces qui manifestent les différences de perception entre les individus et
entre les peuples et orientera sa recherche vers le lieu ou les valeurs
artistiques négro-africaines entrent dans le courant de la culture uni-
verselle et révèlent un aspect de l'identité et de la permanence de
l'homme à travers ses variations spatio-temporelles.
Le refus d'accorder à l'artiste africain la conscience de l'autonomie
de la dimension artistique est tellement ancré dans les esprits Que les
spécialistes préfèrent attribuer certains chefs-d'œuvre à une influence
grecque, introduite par les Européens, notamment les Portugais. On ne
trouva pas d'autre explication devant la perfection. la finition et le clas-
sicisme des têtes en terre cuite découvertes à Hé, en 1910, par Léo
Frobenius.
Force fut d'abandonner cette conception lorsque Bernard Fazg dé-
couvrit en 1943 dans les mines d'étain de [os, au Nigéria, des têtes en
terre cuite que les procédés de datation au carbone 14 firent remonter

110
à 1000 ans av. J.-C. La similitude de style avec les sculptures des peuples
plus récents de la même région et notamment des Yorubas, les caractères
négroïdes des têtes, militent nettement en faveur de la thèse d'une ori-
gine authentiquement africaine et de la continuité d'une tradition cul-
turelle profondément enracinée dans le continent.
Comme l'écrit Jean LAUDE, « un travail historique qui restituerait,
dans leur succession et dans leur sens, les théories européennes sur la
sculpture africaine serait méthodologiquement des plus utiles : il per-
mettrait de corriger ce qui, dans ces théories, relève d'une vue purement
occidentale et oriente le regard en le limitant. »
« Au XIX" siècle, l'Europe redécouvre une Afrique moralement, ma-
tériellement ruinée, épuisée. En pleine expansion et consciente de sa su-
périorité technique, elle élabore une idéologie qui pose ses valeurs com-
me seules authentiques et universelles; la notion d'art primitif fait son
apparition. Elle fut des plus néfastes dans ses applications et dans ses
conséquences. »
Que Jean LAUDE se rassure! Des chercheurs en matière artistique,
Européens et Africains, sont parvenus à des conclusions entièrement re-
nouvelées, touchant à la nature de l'art africain. 1

L'enquête entreprise par Robert THOMPSON,du Département d'His-


toire de l'Université de Yale, a mis en évidence chez les Yorubas, l'exis-
tence d'une véritable tradition de critique d'art. Selon THOMPSON, les
critiques d'art contemporains sont sévères et extraordinairement précis
dans leur jugement; ils possèdent un vocabulaire spécial pour leur fonc-
tion. A la suite de l'interview de 77 Yorubas, THOMPSONa pu déterminer
19 critères distincts pour l'estimation d'une sculpture. Les Yorubas ad-
mirent par exemple l'adresse à inciser un tracé linéaire et l'art de fa-
çonner des masses plus importantes, la netteté et la répartition du tracé
et des volumes, la rectilignité et la symétrie, le poli et la luminosité des
surfaces, l'équilibre de la composition. Ils considèrent comme indésirable
une imitation trop servile de la nature, mais l'abstraction trop poussée est
également condamnée.
THOMPSONmet ainsi en lumière une remarquable parenté avec les
canons esthétiques de la. Grèce classique et découvre un ensemble ar-
tistique complexe et cohérent qui comporte de nombreux parallèles avec
les idéaux d'Occident.
Paul BOHANNAN,de la Northwestern University, en étudiant les
TIV du Nigéria, découvre que la critique autochtone est très sensible
au génie individuel et en fait même un très grand cas.
W. FAGG confirme que les critiques des tribus sont parfaitement
conscients, non seulement des différents styles individuels, mais aussi de
la différence entre les grands artistes et ceux de moindre envergure.
Des traditions d'une critique artistique consciente et bien charpen-
tée, ont été découvertes au Dahomey, en Côte-d'Ivoire, au Libéria et
ailleurs en Afrique, mais il faudra beaucoup de recherches pour établir
une image plus complète de l'esthétique traditionnelle.

111
Memel FOTE, de l'Université d'Abidjan, dans la communication qu'il
a présentée au Premier Festival Mondial des Arts Nègres, rend compte
de l'enquête linguistique à laquelle il s'est livré en Côte-d'Ivoire, chez
les trois grands groupes culturels Akan, Krou et Mandé et révèle que
ces peuples entretiennent le concept d'un beau en soi.
« Klama, klima, kréma, écrit-il sont les appellations du beau, se-
lon les Agni, les N'Zemma, les Baoulé. En langue Odjukru, le terme qui
le désigne est Sakpl, en bété, c'est Guinanô, le Bambara dit Tiêgna. Cor-
rélativement la laideur porte les noms que voici: été, étané, té sûw, (tie)
djuguya. D'autres mots d'ailleurs désignent les nuances de la beauté. En
Odjuki, mann signifie excellent, sobo, splendide, êtu, parfait.
Selon le Président SENGHOR, pour le wolof du Sénégal, les mots tàr,
et raiet, beauté et beau s'appliquent de préférence aux humains. S'agis-
sant des œuvres d'art, le wolof emploiera les qualifications dyêk, yem,
mat que je traduirais, par « qui convient » qui est à la mesure de « qui
est parfait. »
Michel LEIRIS cite également de nombreux exemples puisés dans
les vocabulaires négro-africains et qui établissent une nette distinction en-
tre les valeurs esthétiques et les valeurs éthiques. Même pour les langues
africaines à propos desquelles les linguistes ont constaté qu'elles ne possé-
daient pas de termes différents pour signifier beau et bon, l'écrivain
Claude Roy fait remarquer que les peuples qui les utilisent sont en
cela logés à la même enseigne que les Grecs anciens. « N'importe quel
lexique grec, écrit-il, nous rappelle qu'Agathos signifiait tout ensemble
beau, bon, brave à la guerre. Et d'ajouter « Assimiler la beauté à la bonté
n'est pas nier la première. »
Quoiqu'il en soit, l'étude des langues africaines prouve par d'innom-
brables exemples que le beau est une catégorie applicable à tous les
genres d'êtres et à toutes les espèces de choses, avec toutes les nuances
que la sensibilité esthétique la plus raffinée permet d'exprimer.

:.
A présent, nous croyons avoir suffisamment insisté sur la spécificité
du sentiment esthétique attesté par le fait que des chefs-d'œuvre sont
capables d'exercer sur nous une action manifestement étrangère au des-
sein de leur auteur.
Cela explique pourquoi la sculpture africaine a pu échapper de son
contexte culturel et retrouver l'universalité d'un langage qui parle à
tous les hommes.
Il nous faut maintenant établir que la référence aux valeurs mo-
rales et spirituelles dont cet art est le support demeure indispensable si
nous voulons en saisir toutes les dimensions, en comprendre certains pro-
cédés fréquemment utilisés, surprendre le secret de certaines réussites

112
techniques et artistiques du plus bel effet et éclairer ainsi certaines qua-
lités formelles propres à la sculpture négro-africaine.

:.
L'existence d'un système de pensée possédant sa propre logique
et sa propre consistance, centrée sur l'idée d'une énergie, d'une force
immanente à tous les phénomènes, explique le dynamisme que de nom-
breux ethnologues et spécialistes d'art nègre aiment à considérer comme
la caractéristique dominante de la sculpture traditionnelle négro-afri-
caine.
Ce dynamisme, au sens d'une énergie « captive », est immédiate-
ment discernable même pour quelqu'un qui ne comprend rien à l'art
africain.
Dans une communication à « l'American Society of African Culture »,
le Docteur LAMBO,professeur nigérien de psychiatrie à l'Université d'Iba-
dan, écrit, à propos de la sculpture africaine :
« Le dynamisme, qui étaye son pouvoir et son influence est son
caractère sacré et sa force mystique. Cette sculpture est issue d'un
irrésistible besoin émotionnel de former une image de tout ce qui était
vénéré et d'attacher à cette image quelque chose du sacré de ses buts. »
Cette croyance en un dynamisme explique l'aspect monumental mê-
me de certaines de ses sculptures les plus petites. En effet, la photogra-
phie, sur un fond neutre, les montre bien plus grandes qu'elles ne sont
en réalité.
Selon, W. FAGG,la religion africaine cherche effectivement, à tra-
vers la sculpture, la musique et la danse qui sont des forces en elles-mêmes
à s'assurer « un accroissement de force vitale, disponible pour la tribu,
la communauté et l'individu. »
Les divers procédés par lesquels l'artiste négro-africain exprime
cette philosophie d'énergie immanente aux choses et aux êtres ont été
remarquablement analysés par PAGG.
Il s'agit notamment de la courbe exponentielle ou courbe de crois-
sance qui se présente dans la nature, dans les cornes de l'antilope ou du
buffle et dans les défenses de l'éléphant. On a pu constater que l'art nè-
gre représente le mouvement rarement en tant que tel. Cependant, il irra-
die la force vitale décrite par cette courbe de croissance, contrairement
à l'aspect figé qui caractérise l'art de certaines civilisations, celle de
l'Egypte pharaonique, par exemple.
Pour FAGG,la courbe exponentielle apparaît incorporée dans la
sculpture africaine « non par quelque connaissance des mathématiques,
mais plutôt par une appréciation intuitive à la fois de sa beauté inhérente
et de son affinité avec les idées d'accroissement et de force vitale. »

113
Cette courbe n'est pas seulement reproduite telle qu'elle se pré-
sente dans la nature, elle s'inclut dans la composition et dans le rythme
visuel de toutes les autres courbes, déterminant ainsi la forme de la tête,
du cou, des yeux, des oreilles, etc.
Les antilopes Bambara sont un exemple particulièrement éloquent
de la façon dont cette courbe imprègne la sculpture entière, lui donnant
son rythme, son unité et sa vie.
Un autre procédé fréquemment utilisé est l'accentuation délibérée
de certaines parties du corps, porteuses d'une signification plus vitale,
plus essentielle. La tête humaine est mise en valeur par exemple, parce
que, selon les croyances tribales, elle est le siège du caractère et de la
destinée, les seins, les organes génitaux, parce qu'investis de la puissance
créatrice, le nombril parce qu'il est un symbole de la puissance de la
vie. Les cornes d'animaux et les défenses sont amplifiées parce qu'elles
représentent la virilité et la fécondité.
Ainsi le sculpteur africain ne se sent nullement tenu de respecter
les « proportions naturelles », Au contraire, il se sent -porté par une né-
cessité intérieure à accentuer les choses importantes du point de vue
conceptuel, en refusant les contraintes de l'imitation pure.
On découvre ainsi un procédé d'abstraction qui consiste en un pro-
cessus de réduction des formes à ce qui est essentiel.
Sous cet aspect, la sculpture africaine est avant tout un art abstrait
et quand on la considère ainsi, elle peut servir à rendre l'art occidental
contemporain mieux perceptible pour le non-initié. Comme l'artiste occi-
dental, le sculpteur africain « abstrait » les caractéristiques qui lui pa-
raissent essentielles.

Les observations qui viennent d'être faites apportent, à notre avis,


une réponse positive à la question que le sociologue Jean-Claude PAUVERT
se posait naguère : « Peut-on parler d'art africain noir et les occiden-
taux peuvent-ils connaître et comprendre cet art? » Selon PAUVERTla
notion d'art nègre est une création occidentale des esthéticiens et des
ethnologues.
« La notion d'art, écrit-il, n'est pas très claire pour les Africains et
il est très difficile de faire comprendre à un Noir la conception occi-
dentale de l'art (tout au moins de l'art pur, de l'art pour l'art). Il n'y a
pas de beau en soi pour l'Africain, il n'y a pas de formes tirant leur
valeur d'elles-mêmes. La Joconde ou Guerni:ca, la Pastorale ou un quin-
tette de Ravel, un marbre de Praxitèle, ont en eux-mêmes une absolue
nécessité, l'objet esthétique est un objet que l'on peut contempler et cette
notion de théorie semble totalement absente en Afrique Noire. »

114
En réaction contre les thèses sociologistes, nous avons été amené à
procéder à' une ana1yse de type Kantien pour montrer l'universalité de la
fonction esthétique, présente en tout homme, du seul fait qu'il est hom-
me. Cette analyse n'avait d'autre but que de rendre compte de la pro-
duction artistique en général et de démontrer que l'art nègre entre par-
faitement dans cette catégorie.
Mais le jugement esthétique, tel qu'il est défini par Kant, ne porte
que sur la forme. De ce point de vue, il ne peut fonder qu'une théorie
de l'art pur, de l'art pour l'art.
Ce que n'est évidemment pas l'art nègre. Ce que n'est pas non
plus d'ailleurs l'art des autres pays, du moins avant leur entrée dans
l'ère industrielle.
En effet, si conformément à la définition de HEGEL, « l'art est ce
qui révèle à la conscience, la vérité sous une forme sensible » la prise
en considération du contenu doit nécessairement intervenir. Mais qu'on
nous entende bien. Il ne s'agit pas de laisser tomber le contenu dans
l'explication ethnologique ou anthropologique. L'œuvre d'art signifie
quelque chose parce qu'elle manifeste ce « quelque chose » dans un
organisme sensible. Pour qu'il y ait art, il est nécessaire que le contenu
spirituel soit pris dans le sensible. C'est pourquoi, du point de vue
hegélien, il n'y a pas de différence entre contenu et forme. Du point de
vue de l'art nègre non plus, on ne rencontre jamais une forme vide.
La forme n'est pas seulement la parure sensible du contenu. Elle
est ce contenu rendu concret. Sans la forme, le contenu de l'œuvre
cesse d'exister. Mais le contenu dont il est ici question, ce n'est pas ce
que désignent les explications sociologistes ou historisantes constituant
l'art nègre en « une véritable encyclopédie de connaissances anthropolo-
giques, cosmologiques, voire théologiques. »
Le contenu, par lui-même, dans l'ordre de l'émotion, contribue à me
faire entrer dans une signification esthétique.
« Il est nécessaire, dit HEGEL, que la forme esthétique ne soit pas
simplement ornement destiné à agrémenter un enseignement abstrait,
mais que le contenu ne fasse qu'un avec la forme figurée et que cette
unité constitue son côté essentiel. »
La tentation permanente des historiens et ethnologues de l'art est
d'accorder plus de prix au signifié qu'au sensible qui le signifie.
En l'absence d'une littérature écrite, la « lecture » du langage plasti-
que de la sculpture afrcaine a permis une compréhension plus profonde
du patrimoine créateur des peuples d'Afrique.
Mais c'est méconnaître le sens fondamental de l'art nègre que de le
ramener à une fonction cognitive. Une telle attitude conduit nécessaire-
ment à accorder au contenu une importance plus grande qu'à la forme
considérée comme un moyen simplement destiné à la diffusion du
contenu.

115
Certes, comme l'a montré le R.P. M'VENG, dans une brillante confé-
rence à l'auditorium de l'Université, lors de la semaine du livre, l'art a
un rôle certain dans l'instruction des peuples noirs, mais il n'en reste
pas moins que, tout en assignant à l'art ce « contenu éthique », on ne
doive contester que ce soit là sont but final.
Il n'est pas possible d'enseigner l'art sous forme de propositions
abstraites, de réflexions théoriques, même par le truchement de figures
symboliques. Faut-il considérer l'élément sensible comme une simple
enveloppe de' l'abstrait?
Une conception qui insisterait trop sur les valeurs de connaissance,
sur le système d'idées, aboutirait à une scission entre forme et contenu
fatale aussi bien à la création artistique qu'à la transmission de la connais-
sance à la fonction pédagogique proprement dite.
Aussi bien l'art nègre ne tombe-t-il jamais dans les abstractions
issues des recherches de l'Occident contemporain. Il puise toujours dans
le monde extérieur les motifs, .feuilles et fleurs, poissons et oiseaux, corps
humain', etc.
A cet effet, il déforme ce qu'il reproduit ou pour signifier davantage,
il use de symboles.
Jamais l'artiste nègre ne réduit l'objet à être un simple reflet imita-
tif de la réalité. Même les formes les plus allégoriques renvoient tou-
jours à l'univers réel. En outre, l'art nègre repose sur cette certitude que
l'image est une présence.
L'esprit existe vivant dans la statue et y demeure. La statue est
la personne même, la partie la plus pure de la personne, sa quintessence.
C'est l'être, transfiguré dans la plus grande généralité de lui-même, épu-
ré, clarifié, dépouillé de ses accidents, parvenu en quelque sorte à une
plus grande conscience de ce qui, en lui, est essentiel.
L'effort du sculpteur africain, c'est d'abord de trouver dans un
être ce qu'il y a d'assez fort, d'assez fondamental pour durer et de refu-
ser ce qui est fugitif, étrange et particulier. Son but n'est pas de repro-
duire servilement les apparences mais de partir de l'expérience vécue
des forces invisibles « pour créer les équivalents plastiques capables de
les exprimer » (Roger GARAUDY).
Dans la société industrielle qui caractérise l'Occident moderne, la
séparation entre l'art et la société est déplorée par de nombreux artistes
qui se réfèrent de plus en plus aux Arts Nègres dans la mesure où ils
assument le mieux la relation profonde de l'homme avec le Cosmos rom-
pue par le rationalisme occidental.
Un grand nombre d'entre eux reconnurent dans le contenu émo-
tionnel de l'art africain les vertus « magiques )}qui les feraient accéder
à ce pouvoir illimité d'allusion qui permet d'appréhender le mystère d'une
surréalité articulée sur la réalité quotidienne.
D'autres refusèrent une influence directe de l'art nègre sur leur
œuvre, tout en proclamant leur admiration pour les formes qui permet-

116
taient de surmonter tous les tabous relatifs à la représentation du corps
humain.
La controverse durera encore longtemps et fera encore l'objet de
nombreuses thèses sur l'importance et la portée de cette influence.
Mais, ce qui, pour nous, demeure véritablement significatif, c'est
que la sculpture africaine dans laquelle se concrétise un effort unique
pour répondre aux questions qui obsèdent tous les hommes dans toutes
les cultures, s'échappe de son contexte culturel et s'adresse à tous les
hommes.
Si l'Europe a mieux réussi à exprimer sa Weltanschauung par la
littérature et la philosophie, l'Afrique a mieux réussi à inclure la sienne
dans les arts plastiques et dans les rythmes musicaux.
De l'aveu de tous les connaisseurs, la sculpture négro-africaine ap-
paraît comme un des arts les plus profondément communicatifs que
l'homme ait jamais produits.
L'art africain se présente comme un centre de « métaphores » as-
surant d'une certaine manière la circulation, la communication univer-
selle.
Et comme le souligne W. FAGG, qui nous fournira ainsi notre
conclusion tirée de son beau livre sur la sculpture africaine :
« S'il doit revenir à l'Afrique d'agir sur l'Art Mondial, comme un
levain, il est d'une importance capitale que les intellectuels africains,
qui en sont venus à considérer l'intellect comme tout puissant, appren-
nent à connaître et à admirer les qualités de leurs antiques arts tribaux
en voie de disparition et qu'ils s'efforcent de les préserver, au profit du
monde entier. ~

117
LA CONSCIENCE ESTHETIQUE NEGRO-AFRICAINE
DEBATS

(Intervention de M. Pierre DAIX)


Je veux apporter simplement une remarque qui m'est venue après
les exposés de MM. Papa Ibra TALL et Alassane NDAW qui sont si
riches.
Je crois que Alassane NDAW l'a dit hier, quand nous avons parlé
de la rencontre entre l'art occidental et l'art nègre, nous avons délivré
un élément qui se trouve avoir une importance dans le débat : c'est que
.cette rencontre n'a pas été entre un art exténué, un art exsangue et l'art
nègre, mais entre un art en pleine expansion, en pleine puissance et
un art en pleine révolution, et l'art nègre. L'art qui a rencontré l'art
nègre, c'est l'art du temps de Monet, de Manet, de Van Gogh, de Gau-
guin, de Lautrec, de Cézanne; mais les peintres qui ont rencontré l'art
nègre, il s'agit de Derain, et l'explosion de la race des Fauves, de Matisse,
de Picasso, étaient des peintres qui déjà, bien qu'ils aient 25 ou 30 ans,
avaient derrière eux une somme de chefs-d'œuvre qui sont restés et
qu'on considère toujours comme des chefs-dœuvre,
Ce ne sont pas des peintres qui sont allés puiser des éléments nou-
veaux dans l'art nègre; ils sont allés demander quelque chose de beau-
coup plus important à mon avis. Ils avaient dans les mains un art d'une
très grande puissance et ils savaient que l'outillage mental, l'outillage
intellectuel qui avait guidé la peinture de l'Occident depuis la Renais-
sance, cet outillage-là était périmé, était mort, et c'est pourquoi la géné-
ration d'avant était partie à la rencontre des artistes Japonais, de la
peinture japonaise qui était une peinture radicalement différente de la
tradition européenne, qu'ils avaient aussi pu rencontrer l'art préhisto-
rique, l'art ibérique comme je l'ai dit hier, et qu'en définitive, la rencontre
avec l'art nègre était la dernière de toute une série de rencontres majeu-
res, je crois d'ailleurs que si elle a été la dernière, cela est dû à des faits
très importants, et sans aucun doute, au fait colonial.
Mais la rencontre avec l'art nègre a été, en somme, le dernier élar-
gissement pour les peintres occidentaux, de leur outillage mental, de
leur outillage intellectuel dont ils avaient besoin pour affirmer une
période nouvelle de leur art et une période nouvelle de l'esthétique occi-
dentale. Je crois qu'il est important de souligner cela parce que, on risque
de réduire cette rencontre hors de sa portée réelle.
(Applaudissements)

118
(Intervention de M. Roger GARAUDY)
Je voudrais prolonger un peu les remarques que vient de faire mon
ami DAIX et apporter, par une démarche symétrique de celle de notre
collègue NDAWqui est parti de l'esthétique de l'art africain pour s'élever
à des principes universels.
Je voudrais partir de l'autre bout pour essayer de situer, mais som
mairement naturellement, la trajectoire de cette rencontre nécessaire
avec l'art africain. Je crois, de ce point de vue, que cette rencontre a
commencé très tard comme vient de le dire DAIX,mais que le besoin de
cette rencontre s'est manifesté il y a plus d'un siècle et demi.
Et [e crois. surtout que le besoin interne et profond de l'Europe
de rencontrer d'autres formes de civilisation a commencé peut-être par
une grande inversion de la conception même de l'art qui s'est esquissée
il y a un siècle et demi et qui ne s'accomplira réellement qu'au début du
xx' siècle. Je disais que cette grande inversion c'est le passage, je disais que
l'art est la mimétie d'Aristote à un art considéré comme création, le point
de départ, c'est probablement ici; pour qu'on puisse s'inspirer par la
conception de l'autonomie de l'homme proclamée par la révolution fran-
çaise, l'acte créateur de l'artiste est en quelque sorte le modèle de l'acte
transcendental de la pensée comme de l'action de l'homme, participant à
la création continue du monde. C'est donc de cette idée de l'autonomie de
l'homme qu'est partie la grande inversion esthétique qui s'accomplira à
la fin du XIXe siècle, début du xx" siècle.
Guth a déjà développé cette idée de l'art-création dans ses critiques
des essais sur la peinture de Diderot où il montre qu'il ne s'agit pas
d'imiter la nature, mais qu'il s'agit de créer, à partir d'elle, une seconde
nature : la conception de l'art-création était née. Delacroix, si l'on veut,
s'ouvre à la filière, la reprend à peu près textuellement à partir de textes
de Madame de Staël dans sa critique de l'Allemagne qui se réfère expli-
citement à Fichte; et Baudelaire, à partir des œuvres de Delacroix et
de ses entretiens avec lui, posera les fondements de cet art moderne, en
reprenant l'idée maîtresse de Guth : la création par l'artiste d'une secon-
de nature.
De ce point de vue, que signifie, du point de vue de cette grande
inversion, que signifie la rencontre, disons d'abord avec les arts non-
occidentaux? Parce que, comme le dit DAIX, la rencontre avec l'Afrique
était la plus tardive. Je voudrais marquer là aussi très sommairement, les
étapes.
Au XVIIIesiècle, à l'époque des lumières, la référence au non-occi-
dental a surtout le sens d'un refus, d'une opposition au mode de vie de
l'ancien régime pourrissant celui que l'on appelle alors : « le bon sau-
vage » n'est pas étudié pour lui-même. L'image plus ou moins fantaisiste
que l'on en donne exerce une fonction de négativité qui permettrait de
remettre en question la culture et les versions de l'art, l'ordre politique
et social qui le font. Ceci se produit par exemple avec « Le Persan »
de Montesquieu, ou « les suppléments au voyage de M. de Bougainville»
de Diderot, ou encore avec le primitif dont parle le Baron de Languedoc.

119
Le concept très pur est formé d'une manière plus ou moins imaginaire
ou hypothétique comme opposition à une culture que l'on combat. La
révolution française marquera une deuxième étape, car avec elle, le
problème d'un humanisme authentiquement universel se pose, non plus
sous une forme théorique dans une littérature d'opposition, mais sous
une forme pratique dans la construction d'un nouvel ordre social, poli-
tique et humain. Il faut dire d'ailleurs que les principes d'universalité
proclamés, révèlent très vite leurs limites de fait qui sont des limites
de classes, il s'agit, à l'intérieur, de la limitation de la citoyenneté de
millions de citoyens passifs, ou à l'extérieur, de la libération effective
des esclaves, qui découlait théoriquement de principes, mais qui fut loin
d'aller de soi dans les faits. La troisième étape, c'est celle du roman-
tisme qui se nourrit de cette ambition prométhéenne d'énergie dans le
monde reconstruit par l'homme ou créé par lui, selon un ordre propre-
ment humain.
Mais il y a, très rapidement, une perversion dans l'orientation du ro-
mantisme. Sans doute le non-occidental n'est pas seulement refus et éva-
sion. L'Orient, comme on dit alors, devient la patrie d'élection de cet
idéalisme magique qu'ils rêvent d'instaurer, qu'il s'agisse de Frédéric
Engels ou de Novalis. Par contre, ce jeune homme comme Guth déjà,
c'est la volonté de réaliser un humanisme universel en intégrant les va-
leurs créées en dehors de l'homme occidental, ce qu'il appelle lui-même
l'Orient, et la première tentative d'intégration, il l'appelle : le vivant
occidental-oriental, où il aborde une entreprise qui se poursuivra avec
Aragon d'ailleurs par « le fou et le glas », avec une liaison avec l'art
musulman; et Guth définit son but : réaliser la synthèse de l'Occident
et de l'Orient; l'Orient, je le répète, pour lui c'est l'ensemble du non-
occidental, en faisant déborder les uns sur les autres, les mœurs et les
modes de pensée des deux contrées.
Avec Delacroix, là encore, s'opère un pas nouveau dans cette voie.
Au Maroc en 1831, Delacroix, pour la première fois, éprouve le besoin
de cette œuvre de synthèse à partir non plus du contact avec des œuvres,
mais du contact avec des hommes. Avec des hommes dans lesquels il
voit une image nouvelle d'un humanisme profond; une possibilité de
retrouver une nouvelle jeunesse comme le dira Nerval dans son voyage
en Orient : une nouvelle puberté. Et enfin, à la fin du XIx" siècle et au
xx" siècle, les peintres redécouvrent dans les arts non-occidentaux et au-
delà de la Renaissance ou des arts archaïques, ce qui était perdu depuis
quatre siècles dans l'art occidental. Au lieu de partir des expériences
sensibles et de les mettre en ordre, ils sont fascinés par l'opération in-
verse, si caractéristique des artistes africains, qui consiste à partir de
l'existence vécue des forces invisibles, puis de créer les équivalents plas-
tiques capables de les exprimer.
Et je voudrais conclure en disant que ce mouvement n'est pas seu-
lement un mouvement esthétique. Cette grande inversion, elle se produit
dans toutes les dimensions de la vie. C'est le moment où sont remis en
cause, fondamentalement, tous les critères qui avaient été admis dans

120
la vie, dans les sens et dans les arts depuis la Renaissance; c'est le mo-
ment où Bachelard va élaborer une théorie de la connaissance non-carté-
sienne, c'est-à-dire non fondée sur des intuitions ni intellectuelles, ni sen-
sibles ; c'est le moment où Brecht élabore une esthétique non aristotéli-
cienne, c'est-à-dire, selon sa propre expression, non fondée sur la mimé-
tie; c'est le moment où Einstein investit dans la physique une géométrie
non-euclidienne, c'est-à-dire non fondée sur l'idée d'un espace absolu;
c'est le moment où s'élabore avec la physique scientifique ce que l'on
pourrait appeler une physique non-hiltonienne, ou une mécanique non-
laplacienne, c'est-à-dire non fondée sur un déterminisme univoque; c'est
le moment où s'élabore une morale non-platonicienne, c'est-à-dire non
fondée sur l'observance de normes tenues pour absolues et essentielles;
c'est le moment où dans la danse, je crois que cela est significatif égale-
ment, aux Etats-Unis, avec Roux Saint-Denis, avec Setchau, avec Martha
Graham, se crée une danse non-classique que l'on appellera la danse
moderne. en introduisant la danse comme expression de la vie globale
et en se référant explicitement aux danses africaines et aux danses
asiatiques.
C'est pourquoi, me semble-t-il - et c'est par là que je veux conclure -
l'art africain a apporté la vérification de cette grande inversion néces-
saire qui était portée par un besoin interne et profond de toutes les solu·
tions de la culture occidentale à la fin du xx" siècle, et du XIX" siècle,
et aujourd'hui encore, et qui permet de retrouver le sens profond de ce
qui était perdu en Occident depuis plusieurs siècles, et c'est pourquoi
cette rencontre, ce dialogue des civilisations, cette mise en commun de
nos angoisses et de nos espérances, peut permettre à chacun de retrouver
les dimensions perdues et d'opérer, par une fécondation réciproque, une
renaissance des uns et des autres, afin de créer, ensemble, un humanisme
authentiquement universel.
(Applaudissements)
(Intervention du Dr Doudou GUEYE)
M. le Président, je voudrais vous livrer, en quelques mots, les ré-
flexions que les discussions qui viennent de se dérouler ont suscitées
en moi.
C'est-à-dire que j'ai l'impression que cela devient de plus en plus
net en moi, même quand je ne le formule pas encore nettement; qu'au
fond, dès que nous parlons d'art négro-africain, nous nous situons du
côté des chercheurs et de ceux qui réfléchissent de l'Occident, parce que
je voudrais demander comment dans nos langues nous disons l'art ;
comme ça : l'art.
J'ai beaucoup réfléchi, je ne vois pas dans notre catégorie de pensée,
l'art, comme nous sommes en train d'en parler. Ce que nous considérons
comme des objets d'art actuellement ce sont des œuvres de vie, de civi-
lisation. Et quand je réfléchis dans ma langue, quand je veux parler
d'art, je ne trouve pas le mot. ..

121
(Interruption d'une auditrice: Mais « NATAL »)

- ... « NATAL », qu'est-ce que c'est? Une représentation. Je


peux trouver des mots d'équivalence, je peux trouver des transferts du
français et de la conception qu'on m'a donnée du français, de cette
affaire. Je peux la transférer dans ma langue, mais je ne trouve pas
dans ma langue de formulation fondamentale. Je ne dis pas qu'il n'y
en a pas. Je veux dire que, quand nous réfléchissons sur nous-mêmes,
nous devons aller jusqu'au bout. Nous ne devons pas nous arrêter en
route et, au fond, toutes les notions d'esthétique, d'art, de réflexion
profonde comme nous continuons à réfléchir comme ça en français, sur
nous-mêmes ... Je ne sais pas comment, je vous l'avoue; mais nous de-
vons faire des efforts pour réfléchir par nous-mêmes, sur nous-mêmes.
Cela signifie qu'il faut avoir le courage d'aller jusqu'au bout et de con-
sidérer que même quand nous disons l'art comme ça, ceci n'existe pas
fondamentalement en nous, parce que tout ce qu'on considère comme
œuvre d'art, ce sont nos œuvres de vie; c'est-à-dire que nos vies n'exis-
taient pas sans elles, autrefois, traditionnellement; et qu'au fond, quand
le producteur maintenant devient un musicien, devient un chanteur, de-
vient un forgeron, devient une partie de la totalité de l'existence, à ce
moment-là nous formulons un nom pour ce qu'il produit.
Mais le Père M'VENG a insisté sur quelque chose, c'est que quand
nous produisons, c'est toujours après une initiation. Et quand nous de-
vons lire, il faut être d'abord initié pour pouvoir lire. II y a donc un sujet
qui, je vous l'ai dit quand je suis venu pour intervenir, que ce que je
vais vous dire est clair en moi; mais peut-être que n'arriverai-je pas à le
formuler. Mais je prends cette exigence que nous devons aller au-delà
de la répercussion simplement d'art quand nous parlons de nous.
Parce que nous sommes au niveau d'une rencontre; parce que
quand nous nous installons dans ce que nos interlocuteurs occidentaux
nous apportent comme nom, comme catégorie d'où nous partons pour
réfléchir, je crois qu'il y a encore une raison, une occasion de réfléchir
encore à sa cause.
Je ne sais pas comment nous devons faire pour restituer au langage
que nous sommes en train d'utiliser pour établir un contact et la commu-
nication entre nous, comment nous devons faire pour que nous pensions
la même chose; c'est-à-dire pour que quand eux ils disent « art », nous
voyions ce que cela représente pour nous. Mais je ne vois pas quand
je réfléchis en tant que moi-même. Quand on dit art, je ne vois pas très
bien. Quand on dit déjà artiste, quand je traduis: un initié, je vois mieux
Mais déjà, l'artiste c'est quelque chose de plus concret. Mais l'art, en
tant qu'art, je voudrais que M. Aiassane NDAw vienne, s'il veut répon-
dre à cela, nous dire dans sa catégorie de pensée, en Ouolof qu'il est
par exemple, ce qu'est l'art.
(Applaudissements)

122
(Intervention de M. AREAN)
- Mesdames et Messieurs, chers collègues, je m'excuse de prendre
la parole ici (accent Sud-américain très prononcé), mais il y a une chose
qui m'a beaucoup touché. Tai vu des professeurs qui ont parlé ici, ont
dit qu'ils ne pouvaient plus vivre, c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient plus
croire à l'art traditionnel de l'Afrique. Mais j'ai eu l'impression qu'ils
ne peuvent plus non plus croire à un autre art. Si cela est vrai, ce
congrès, au lieu d'être un congrès vivant, c'est de la théologie, c'est une
histoire de l'art, mais ce n'est pas une chose qui nous concerne en tant
qu'êtres humains qui se tournent vers quelque chose.
Mais j'ai l'impression que peut-être, mes collègues africains se trom-
pent en partie et je souhaite vraiment que vous vous trompiez. Parce que
cette chose qui arrive maintenant en Afrique et dont on dit qu'elle pro-
vient de la colonisation, même que cela arrive au Tapon qui n'a pas été
colonisé et que cela arrive en U.R.S.S. qui n'a pas été colonisée et où
l'introduction, la pénétration des chartes et des techniques américaines
a été profonde, c'est un phénomène dans le monde entier après l'expan-
sion occidentale après le VIe siècle. Mais ce qui vous arrive à vous au-
jourd'hui, et que vous ne vivez plus parce que cela s'éclipse chez vous
pendant les moments où vous vivez, c'est un cas isolé; ou c'est une
variante d'un cas plus général.
Tous, nous avons été colonisés. Nous avons été, heureusement, une
colonie de Rome, la France aussi; grâce à la colonisation romaine, on a
appris des choses mais on n'a pas oublié tout ce qu'on avait. Il y a beau-
coup de cultures et chaque culture, les hommes de chaque culture doi-
vent y être, ou semblent y être. Voir l'homme et le rapport entre les hom-
mes: ils ont une sensation de l'espace, de la science qui est la leur. Et
ce que l'on appelle culture universelle, c'est l'ensemble de toutes les
cultures particulières.
Dans notre culture occidentale, européenne, il y a eu aussi des
primitifs. Parce qu'un art primitif n'est pas un art moins bon, mais un
art qui est à l'origine, au commencement de toute culture. Et il y a eu
aussi des primitifs grecs, et les primitifs grecs c'est ce que nous appelons
aujourd'hui : l'art archaïque des Grecs. Mais pendant l'époque des pri-
mitifs, on croit vraiment non seulement dans l'art, mais aussi dans les
liens de la culture à laquelle on appartient. Et l'on croit que tout ce que
l'on fait, même la façon de donner la main à un ami, a un sens. Cela a
peut être un sens magique ou cela peut être une preuve de l'amour entre
les hommes.
Mais il y a un tas de ,formes; formes sociales, formes religieuses,
formes scientifiques et artistiques qui sont des signes liés avec d'autres.
Et un Africain, au moment où il croyait, pouvait trouver Dieu à travers
un rite, tant qu'il restait seul dans cette voie. Le moment où on ne croit
plus vraiment en cela, c'est le moment où le produit des autres cultures
entre. Que ce soit en regardant le passé, que ce soit en regardant une

123
culture que l'on croit plus parfaite, bien qu'il n'y ait pas de culture
« plus )}parfaite, chaque ensemble culturel étant approprié à des néces-
sités données.
En Europe, au VIe siècle, nous avons fait la même chose que vous
faites maintenant avec l'Occident. Mais nous avons regardé à la vieille
culture grecque qui n'était pas la nôtre, les Arabes (un nom insaisissa-
ble) ... en tant que bon compatriote de notre cher Ibn Khaldoun a cité
ce que Ibn Khaldoun disait dans son histoire des Arabes : qu'elle est
berbère. Que 'le monde arabe et berbère sombrait dans l'impuissance, il
n'a pas voulu dire que le monde islamique n'est pas seulement le monde
arabo-berbère, mais aussi le monde turc et le monde perse. Ils ont
regardé les turcs vers Byzance et ils sont restés, mais avec quel sens
islamique, à l'art de Byzance. Et les nouveaux Perses vers l'art de l'Inde
et de l'art Hindou ils ont fait un art possible secondé par un art secon-
daire, c'est-à-dire qu'il y a toujours à sauver quelque chose de passé,
écrit par ce passé, pour se faire féconder comme un art de culture
étrangère.
Mais attention. Quand on arrive à cela, on n'a pas copié. La Renais-
sance européenne a été bonne parce qu'elle a été fécondée par l'art
gréco-romain, mais ne l'a pas copié. Et si l'art gréco-boudhiste après la
conquête grecque au Proche et au Moyen-Orient a été un vrai art, c'est
parce que l'on ne copiait pas l'art grec. Il y avait quelque chose de grec
et quelque chose de boudhiste. C'est-à-dire que pour vous je crois, en
généralisant et en vous voyant comme un cas particulier d'une évolution
générale, vous avez trois possibilités et la première est à rejeter :
Première possibilité : copier l'art de l'Europe et de l'Amérique.
Vous ne seriez plus vous. Et si vous renoncez à être vous en art, vous
renoncez à être vous dans tous les autres ordres de la vie, parce que
tout est lié.
Seconde et troisième possibilité : la deuxième, c'est de croire vrai-
ment. Et si vous croyez vraiment, vous pourrez donc voir votre vrai art
et les masques auront le droit au sens pour vous. Mais on ne commande
pas sa croyance. Quand les européens ont cessé de croire vraiment, ils
n'ont plus fait de l'art gothique, ils n'ont plus fait une grande peinture
religieuse et ils ont fait un art différent. Vous ne pouvez pas choisir
votre voie. La plupart d'entre vous ont dû changer de religion. Je crois
que la plupart de la population dans ce pays est musulmane, l'autre
partie est chrétienne. Je crois que dans la plupart des pays d'Afrique
la situation est la même. Continuer la tradition sans la changer est
impossible. Même si cela est possible dans quelques pays africains.
Je donnerais l'exemple d'artistes-femmes à l'intérieur de ce qui était
la Guinée Equatoriale espagnole. Et elles continuent à croire dans cette
vieille religion animiste et elles continuent à faire un art vraiment reli-
gieux. Mais c'est une minorité qui n'a pas un poids bien lourd mainte-
nant.
Il reste la troisième possibilité. Je vous donnerai l'exemple d'un ar-
tiste africain. C'est qu'on ne peut pas sauver le sang religieux de l'art

124
africain, surtout si on croit à une autre religion. Mais on peut transposer
les vertus de la religion à laquelle on croit, et en plus, garder quelque
chose qui ne serait plus religieux, mais je pourrais dire métaphysique :
quelques frissons devant la sculpture traditionnelle, c'est-à-dire sauver
tout ce qu'on peut sauver dans la tradition africaine et utiliser, si on les
trouve plus parfaites, les techniques de l'Occident.
L'exemple que je voulais vous donner, c'était le grand sculpteur
africain, Léandro BORlO, je crois qu'il doit avoir beaucoup d'expositions
européennes. C'est un nom à retenir. Il étudie en Europe, il étudie à
Séville, à Madrid, après il a continué ses études une fois et est devenu
professeur de sculpture à New York. Ce Guinéen qui n'a pas une seule
goutte de sang blanc, il n'a pas hérité de la culture européenne; il l'a
vécue en grand. C'est la véritable façon de vivre une culture. Mais il
n'a pas renoncé à ce qu'il avait reçu de ses ancêtres guinéens. Comme
ça, il fait un art, même s'il est catholique et continue à être strictement
religieux.
Mais, avec la technique occidentale, il domine à la perfection tout
ce que, en tant que procédé, l'Europe fait apprendre aujourd'hui aux
hommes des autres cultures, et il incorpore cela à une chose de type héré-
ditaire qu'il ne peut pas vivre entièrement, c'est vrai, mais où il trouve
beaucoup de choses qu'il faut sauver. Et pour tous ceux qui disaient
qu'ils ne peuvent plus vivre les masques, je leur rappellerai une chose;
il y a trois façons de vivre une œuvre d'art :
Première façon : en tant qu'objet religieux, on oublie que c'est de
l'art et la sensation artistique vient après.
Deuxième façon : en tant qu'objet non-religieux, mais qui appar-
tient à notre monde héréditaire, personnel.
Troisième façon : Vision esthétique pour les intellectuels et pour
les érudits.
Vivre votre art en tant qu'objet esthétique, cela ne sert à rien.
Cela ne peut pas entrer dans l'esprit du peuple. Cela sert pour vous,
se promènent dans la rue, si la première solution - l'art en tant qu'objet
religieux - l'œuvre d'art n'est pas valable pour eux, au moins ils
peuvent vivre l'œuvre d'art en tant que symbole, surtout si vous voulez
l'expliciter de toute une tradition supra-nationale africaine. Et je crois
que croire à cela, le rendre possible, est une bonne tâche pour tous ces
camarades guinéens qui disaient qu'ils ne pouvaient plus vivre leur art.
Merci.
(Applaudissements)
(lnterventon du Père M'VENG)
- Monsieur le Président, je remercie infiniment l'orateur qui vient
de parler, parce qu'il a dit en grande partie ce que j'aurais eu à dire.
Je voudrais d'abord remercier M. NDAWde son exposé et lui dire
que ce que vient de poser le Dr Doudou GUEYEest vrai dans beaucoup

125
de langues africaines parce que nous n'avons pas un vocable pour dire:
l'art; mais nous avons un vocable pour dire créer un objet d'art, et que
précisément, dans beaucoup de langues, certains ont fait cette enquête, et
bien, le verbe créer et le verbe fabriquer un objet d'art sont identiques.
C'est le cas dans ma langue, pour dire créer, nous disons « Koum » ; et
c'est le verbe que nous avons utilisé ici pour traduire le premier verset
de la Bible: « Au commencement, DIEU créa» -« Amagary Ambanda
Koum », Et cependant, c'est le même verbe que nous utilisons quand
un sculpteur taille un morceau de bois. Nous disons: « A koum ». Mais
ce verbe signifie également rendre beau. Pour orner votre maison, vous
dites « Ma koum diack » et ce verbe signifie également arranger, mettre
de l'ordre. Par exemple, si votre veste est un peu froissée, vous dites
à votre voisin: « Koum mocot » - « arrange ma veste ».
Et vous voyez comment précisément, alors que les Grecs ont la
poésie, qui n'est pas exactement le cosmos, dans nos langues, nous avons
mis les yeux sur l'ensemble et que le verbe créer et le vocable cosmos
ici se rejoignent. Et nous retrouvons la fameuse phrase de Platon pour qui
le monde était en désordre, pour lui, la création n'était pas une poésie
mais une cosmésie, une mise en ordre, un arrangement. Or, chez nous,
les deux se rejoignent. C'est pourquoi la distinction entre la beauté en
soi et l'art en tant qu'il est fonctionnel et religieux est artificielle finale-
ment; c'est un processus pédagogique qui est légitime parce qu'il faut
disséquer un peu pour avaler un morceau qui est trop gros.
La deuxième remarque est que moi aussi, j'ai été. en tandem avec
M. AREAN, surpris d'entendre que dans tout cet auditoire, on ne sait
plus rien de l'art traditionnel; on ne sait rien des artistes traditionnels
et vraiment, je n'arrive pas ni à réaliser le contenu de cette affirmation,
ni à me réaliser en Afrique. Parce que l'Afrique que nous vivons au
ne siècle n'est pas du tout celle que nous vivons dans les livres. Et depuis
vingt ans, je parcours l'Afrique; je l'ai fait pour préparer le premier
festival et maintenant je le fais pour préparer le second festival, et vrai-
ment, en toute sincérité, j'ai essayé d'interroger ce que l'on appelle les
foyers de vitalité de la culture africaine, et il y a encore des gens, une
majorité de gens, car l'Afrique est en maiorité paysanne, qui non seule-
ment vivent la foi qui a inspiré l'art traditionnel, mais encore la prati-
quent dans la création de cet art traditionnel. J'ai rencontré des gens,
je suis entré dans des couvents fétiches par douzaines, où il y a encore
des moines et des moniales qui vivent, qui prient, qui pratiquent, qui
créent, qui tissent, qui brodent, et tout cela a une signification.
J'ai assisté à leurs prières, j'ai entendu leurs chants, j'ai vu des
sculpteurs fabriquer des masques au Dahomey, qui n'étaient pas faits
pour des expositions mais pour les rites annuels: ces masques, n'est-ce
pas, que l'on porte chaque année à la fête des semailles et que l'on détruit
pour recommencer l'année prochaine. J'ai tout cela dans mes rapports
d'enquête et les villages précis, je connais les noms de ces gens, les arbres
qu'ils utilisent et ce n'est pas de l'histoire ancienne; mais enfin, j'ai

126
plus de quarante ans, et cela ne suffit pas pour dire que j'ai l'âge
de me succéder. Mais quand même, pour nous faire croire que l'Afrique
réelle est maintenant dans les musées alors que par dizaines nous avons
dans chaque pays de ces foyers culturels et par millions la population
qui en vit.
Quand j'ai parcouru l'Afrique de l'Ouest, j'ai rencontré des villages
entiers pas loin d'ici, dont les enfants sortaient de l'initiation. Et dans
un village, quand je rencontre un groupe de trente enfants en uniforme
qui sortent de la forêt, combien d'enfants peuvent se trouver dans un
village d'une centaine d'habitants ayant à peu près le même âge? Une
génération de trente enfants signifie que presque la totalité des enfants
passent encore dans beaucoup de milieux africains par ces écoles. Et ces
enfants, reviennent dans nos écoles bien entendu. Ils passent par le caté-
chisme, ils sont baptisés, ils entrent au séminaire, ils entrent au couvent;
j'en ai connu qui sont entrés au couvent. Je n'ai pas eu la chance d'être
passé par ces écoles, mais j'ai connu des camarades qui sont entrés au
couvent, n'est-ce pas, et des jeunes filles qui avaient été initiées, et qui
portaient en eux une double biologie et qui ont fait des doubles vœux.
J'ai connu des cas. Ils ont fait les vœux aux fétiches et ils ont fait
les trois vœux de religion, et ils étaient déchirés un beau jour. Je ne
révèle pas de secret parce qu'il vous est impossible de savoir de qui il
s'agit. Mais j'ai eu à compter des cas de conscience dramatiques. Et [e
suis étonné d'apprendre que l'Afrique des masques, l'Afrique de la reli-
gion est enterrée.
Et quand nous vivons l'histoire, même politique actuelle de l'Afri-
que, et bien, citez-moi un seul parti politique, une seule révolution afri-
caine qui n'a pas une infrastructure essentiellement traditionnelle. où les
canons les plus modernes ne sont arrosés ... de ces eaux bénites? Et nos
équipes de football que vous connaissez bien, n'est-ce pas? Et c'est
pourquoi finalement, je ne réalise pas très bien le bien-fondé de ces
affirmations. Je crois qu'il faudrait faire une analyse beaucoup plus objec-
tive du milieu où nous sommes et pratiquement de ce que nous som-
mes. Parce que", à la limite, nous voulons renier une dimension de nous-
mêmes et je trouve que ce n'est pas bien. D'abord pourquoi nous renier
sans justification ? Car nous sommes devant des svstèmes philosophiques
qui font des efforts pour résoudre des problèmes d'homme et nous aussi,
nous portons en nous un certain nombre d'essais de solutions. Qui est-ce
qui a montré absolument que ces essais de solutions sont indignes d'hom-
mes? Et pourquoi sommes-nous honteux de nous reconnaître dans ces
efforts vers les solutions des problèmes humains? C'est pour cela que
je refuse de croire que d'avance, il faille qualifier de sunerstition, de
grossièreté et d'indigne des religions révélées, Islam et Christianisme,
toutes ces religions qui nous sont parvenues.
Je m'excuse, j'ai peut-être parlé trop fort; mais je voudrais en
arriver à ceci : c'est que finalement, l'art africain existe; il a existé, il
existe encore; et il est créativité. C'est un art du peuple et l'on a beau-

127
coup parlé du peuple depuis hier. On parle de socialisme; socialisme
scientifique, socialisme africain, socialisme tout court. Mais on m'a donné
l'impression cependant qu'en voulant étouffer l'esthétique, on voulait
séparer la création de l'individu et la créativité du groupe. Et les uns
parlent d'un art individuel, les autres de l'art de la tribalité, Mais je
pense, sans être spécialiste d'aucun socialisme mais uniquement parce
que je suis attaché à ma tribu, qui est par définition socialiste, je crois
que l'art africain est socialiste et que d'ailleurs, un art vrai doit être l'ex-
pression, à travers un individu, de la destinée de tout un peuple. Car
autrement, ce serait le message d'un individu sorti de je ne sais où, qui
veut récapituler en lui un message sans racines, sans passé et sans len-
demain, qui essaie de recréer en lui - on ne sait par quel essai de créa-
tion - un langage que personne n'a parlé, que personne ne peut com-
prendre: il ne s'adresse à personne.
Je pense que finalement, il faut revenir à notre peuple. Et qu'est-ce
que le peuple? Je crois que le peuple, on le crée; le peuple d'une œuvre
d'art, c'est une poésie. Nous faisons une analyse où l'on semble opposer
l'individu à un rocher déjà constitué que l'on appelle le peuple. Mais
ce n'est pas vrai; le peuple, c'est nous, c'est nous qui le faisons. Et nous
devons créer à chaque moment notre peuple comme nous créons des
œuvres d'art. Et tous les spécialistes qu'on nous cite, et tous les socialistes
et tous les prophètes, Karl Marx, Lénine, et tous les autres, n'ont pas
seulement créé une doctrine; ils ont créé leur peuple, ils ont fait de ce
qui n'était qu'un troupeau, parfois, d'esclaves, un peuple conscient. Ils
lui ont forgé des convictions et l'ont mené à la lutte et à la victoire. Et
le peuple africain, en sommes-nous séparés?
Parce que, si nous avons la confiance du peuple, nous commen-
cerons par être peuple et nous aurons le devoir de créer le peuple afri-
cain et de nous confronter avec ce peuple; et c'est là un effet capital
pour l'art africain. Je crois que c'est la dernière question qui se pose
finalement pour nous le long de ce dialogue. Mais ce dialogue entre l'art
africain et l'art européen se passera entre qui? Qui parle ? .. Nous vou-
drions que ce soit le peuple africain qui parle au peuple européen. Et je
crois que nous ne sommes pas ici pour étouffer la voix du peuple, du
peuple africain, mais pour être le messager de ce peuple et son porte-
parole. Sinon, je crois qu'il faut recommencer. Nous aurons frappé à
côté et nos interlocuteurs européens partiraient très déçus; et nous vou-
lons qu'ils soient eux aussi les messagers de leur peuple.
(Applaudissements)
(Réponse du Professeur Alassane NDAW)
- Je vais m'efforcer de répondre très rapidement à ceux qui ont
bien voulu apporter une contribution à notre colloque et à propos de
mon exposé.
Tout d'abord, je signale bien sûr mon accord avec M. AZIZA lors-
qu'il assure qu'il faut faire une différence entre les motivations, et encore

128
une fois, je pensais que l'on comprendrait ce que je voulais faire. J'ai
tenu à faire une analyse proprement esthétique, par réaction justement
contre une tendance qui tenait à diluer l'aspect esthétique dans les au-
tres fonctions. Je pense qu'au fond, il y a là matière à réflexion et à
développement. Mais quand on fait un exposé, évidemment, on adopte
une thèse et on essaie de grouper les arguments en vue de la démonstra-
tion de cette thèse. Ce que je voulais, c'était tout simplement mettre en
évidence un aspect de l'art africain qui est d'habitude négligé. C'est la
raison pour laquelle j'ai fait appel à un certain nombre de données de
la psychologie, et également de la philosophie. Je veux déclarer mon
accord avec M. AZIZA; je n'ai pas lu son livre, mais j'en ai entendu
parler, et je pense que sur beaucoup de points, nous sommes d'accord.
Ne pouvant pas grouper les réponses en quelques thèmes, je vais
répondre individuellement et rapidement, en signalant surtout les désac-
cords. Je crois que mon ami AZIZA m'a beaucoup embarrassé en reprenant
la notion de finalité sans fin, et peut-être sans développer cela. Je crois
que ce n'est peut-être pas ici le lieu de le développer. Je veux simple-
ment lui faire la remarque suivante: c'est que lorsqu'il pense que dans
la société africaine, la beauté et l'amour se confondent, je lui répondrai
que dans le « Banquet » de Platon, c'est le sujet du rapport de l'amour
et de la beauté. Il y a trois dialogues chez Platon que j'ai cités: la beauté
du corps, la beauté des âmes et la beauté de l'idée. Et la beauté de
l'idée est atteinte par l'amour et au fond, ce que vous croyez être spéci-
fique à l'homme africain ne l'est pas. Et dans mes réponses justement à
cela, je crois qu'il faudrait bien mettre en garde contre le fait de vouloir
trop insister sur une spécificité et de situer les différences là où elles ne
sont pas.
La plupart du temps, lorsqu'on se reporte à l'histoire des autres
peuples, également lorsqu'on s'éloigne d'une certaine tradition qui, dans
l'Occident, a suivi un itinéraire - mettons de Platon - au fond une
tendance que l'on connaît bien et qui a conduit au rationalisme, lors-
qu'on se réfère à la Grèce d'avant le ye siècle, on remarque que beaucoup
de choses que nous croyons ici être spécifiques sont également vécues
par ce passé. Donc, d'une façon générale, nous nous devons d'abord, tout
en cherchant notre spécificité, nous ouvrir à l'histoire de notre peuple et
peut-être nous saurons que beaucoup de choses que nous brandissons
comme des drapeaux en disant : « C'est nous » avaient été vécues par
d'autres. C'est une critique générale que je fais, mais je vais Insister là-
dessus. Je vais donner des détails.
En ce qui concerne M. DAIX également, je partage son point de vue.
Je pense que c'est une remarque générale qu'il faisait, mais je sais qu'il
n'a pas interprété ma communication comme si je considérais que ceux
qui se sont servi de l'art nègre l'ont fait pour revitaliser leur art. Je pense
également que c'étaient des artistes majeurs qui cherchaient un langage
nouveau et qui cherchaient également à se débarrasser d'une tradition
et qu'en eux-mêmes, ils portaient suffisamment de forces créatrices. Mais

129
quand j'ai parlé de rencontre, j'ai dit qu'ils ont cherché dans l'art nègre
des sources de possibilité de former un langage nouveau, qui leur per-
mettrait d'organiser eux-mêmes leur culture. Je crois que la réflexion
est juste.
Quant à M. GARAUDY, il a donné une contribution très importante
et je crois que je ne peux que me rallier à ce qu'il a dit. Je crois
d'ailleurs qu'il apporte un argument, si vous voulez, à ma thèse, à savoir
que l'Europe a retrouvé au XIX· siècle ce qu'elle avait perdu depuis la
Renaissance ou depuis 400 ans, qu'il y avait eu ce qu'on appelle le
primitivisme, spontanéité, relation de l'homme avec le cosmos, vécu par
l'Occident, mais partir à un moment de rupture, de dissociation entre
la science et l'homme. Et je crois que Descartes a été le grand respon-
sable de cette scission en confiant à l'homme la mission d'être maître
absolu de la nature. Dès lors que la nature était considérée comme objet
et chose, toutes les relations entre l'homme et le cosmos ont été changées.
Il y avait d'une part l'homme et en face, un simple objet. Je remercie
M. GARAUDY finalement pour tout ce qu'il nous a apporté sur l'histoire
de la culture.
En ce qui concerne M. Doudou GUEYE, je voudrais simplement lui
dire que l'absence d'un mot, ici du mot « art» dans notre langue Wolof,
ne veut pas dire que le concept n'existe pas : moi aussi j'ai des
problèmes de ce genre. Par exemple, j'ai cherché le mot DIEU en Wolof
et ne l'ai pas trouvé. Je n'ai pas trouvé un mot qui le désigne avant le
mot YALLAH qui, manifestement, vient de l'Arabe. Je n'ai pas trouvé
et je ne vais pas en tirer la conclusion qu'il n'y a pas parmi les Wolofs
un concept de Dieu.

130
L'APPORT DE LA CULTURE AFRICAINE
A LA CIVILISATION UNIVERSELLE
M. Roger GARAUDY

Ce n'est point par un hasard historique que la partie la plus vivante


de la jeunesse, dans tous les pays occidentaux d'Europe et d'Amérique
du Nord cherche ses modèles et ses héros dans les luttes des peuples
non-occidentaux, dans leurs arts, dans leurs formes de culture et de pen-
sée, dans leurs manières propres de concevoir et de vivre leurs rapports
avec la nature, avec la connaissance, avec les autres hommes et avec
l'avenir.
Il suffit de rappeler, par exemple, le rôle déterminant joué par la
lutte des noirs d'Amérique dans l'éveil de la jeunesse; de rappeler que
le soutien de la guerre de libération du peuple vietnamien est le dénomi-
nateur commun de toutes les jeunesses du monde; que les danses, les
chants, les arts de l'Afrique trouvent une audience accrue; que l'Inde
exerce une fascination nouvelle; que le yoga et le boudhisme connaissent
une vogue sans précédent; que la révolution culturelle chinoise a joué
un rôle mobilisateur exemplaire; que les héros de la jeunesse, Mao,
Lumumba, Che Guevara, Angela Davis, appartiennent tous au monde
non occidental.
Ce que ce mouvement de la jeunesse dénonce et ce qu'il annonce a
des raisons évidentes. D'abord un refus des valeurs sur lesquelles repose
la civilisation occidentale depuis cinq siècles. Nous assistons à la faillite
du rêve de Descartes et de Faust.
Descartes promettait que la science et la technique nous rendraient
« maîtres et possesseurs de la nature », Or ce « progrès » technique a
conduit à un résultat opposé : la destruction des hommes par des arme-
ments de plus en plus meurtriers, la destruction de la nature et de l'en-
vironnement par les pollutions, la destruction de l'avenir par le condi-
tionnement et la manipulation scientifique des hommes. Cette fail-
lite nous oblige :
a) A repenser fondamentalement le problème des fins, en prenant
conscience que le capitalisme est le premier système social qui ne soit
fondé sur aucun projet de civilisation.
b) A prendre conscience de la nécessité d'une « distanciation » à
l'égard de notre modèle actuel de croissance confondu avec le déve-
loppement.

131
c) A redonner ainsi un sens nouveau et une fonction historique
nouvelle à la transcendance religieuse.
Le besoin de transcendance, à l'heure actuelle, ne naît pas seule-
ment de l'exigence de donner un sens à l'ensemble des souffrances
humaines.
L'exigence de transcendance est posée
1. Par le problème du futur : si l'avenir rie peut être conçu com-
me un simple prolongement du passé, s'il ne naît d'aucun « détermi-
nisme » historique, une rupture, une transcendance est nécessaire, pour
concevoir et réaliser l'émergence du nouveau.
2. Par le problème de la relativité historique : la « distanciation »
à l'égard du modèle actuel de croissance ou des formes déjà réalisées
de socialisme implique la possibilité «prophétique» de s'arracher à
l'aliénation.
3. Par le problème du « dialogue des civilisations» : car la mise
en question des principes sur lesquels vivent nos sociétés occidentales
depuis la Renaissance, c'est-à-dire depuis la naissance du capitalisme
et du colonialisme qui ont nié ou détruit toutes les autres cultures, exige
aujourd'hui que nous retrouvions ce qui était perdu par le saccage du
colonialisme occidental, depuis quatre siècles : les civilisations non
occidentales peuvent nous aider à concevoir :
- d'autres rapports entre l'homme et la nature;
- d'autres rapports entre l'homme et la connaissance;
- d'autres rapports entre l'homme et la société;
- d'autres rapports entre l'homme et son propre avenir.
C'est précisément ce que la culture africaine, dans ses traditions,
dans son devenir et dans sa renaissance peut nous apporter.

1. D'AUTRES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC LA NATURE

La culture africaine peut d'abord nous aider à concevoir et à vivre


des rapports de l'homme avec la nature qui ne soient pas seulement des
rapports techniques, mais esthétiques; pas des rapports de conquérant
mais des rapports d'amoureux, afin de réaliser un équilibre harmonieux
entre l'homme et son environnement.
A la différence de la conception européenne des rapports entre
l'homme et la nature, qui s'expriment dans les techniques et les arts
de l'Europe depuis la Renaissance, conception selon laquelle la nature
est un chantier inerte auquel seul l'homme donne la vie en lui imposant
son ordre, la conception qui s'exprime à travers tout l'art africain, de
la sculpture à la danse, de l'architecture à la poésie, est celle d'une
nature considérée comme un tissu de forces vivantes qui s'organisent
autour d'un noyau, qui est l'homme.

132
L'attitude à son égard est donc de communion et non de domina-
tion.
La nature est un champ de force qu'à des degrés divers d'intensité
anime une énergie unique.
Le problème, qui n'est pas seulement un problème artistique mais
un problème de vie, est de capter ces forces éparses et de former avec
elles un noyau de réalité plus dense. La poésie, la musique, la danse, la
sculpture, le masque sont ainsi des accumulateurs d'énergie incarnant
et renforçant l'énergie de l'ancêtre ou du dieu pour la transmettre à la
communauté.
Ainsi est suscitée une présence et une 'force supérieure à celle de
chacun des participants et même à la simple addition de leurs forces
individuelles.
Cette réaffirmation et cette actualisation de la présence de l'an-
cêtre et des forces qui émanent de lui et' qui continuent sans fin à vivifier
la communauté à laquelle il n'a pas cessé d'appartenir, c'est un moment
de la lutte de la vie contre la mort.
Les caractères esthétiques de cet art africain découlent de sa finalité
fondamentale: il s'agit, en dansant ou en sculptant le bois, non de cher-
cher à imiter une apparence sensible, mais de donner une forme visible
à une présence surnaturelle, invisible. S'approprier la puissance ou la
vitesse de l'animal exige non une copie littérale, mais la saisie du mouve-
ment ou du rythme qui anime la bête; réactiver les vertus de l'ancêtre
n'exige pas que l'on évoque la ressemblance de son corps ou de son
visage mais la tension qui était en lui et qui s'exprime, de façon surhu-
maine dans l'agencement rythmique des volumes, la tension interne des
formes.
« Ici la vie captée et redistribuée selon la règle du chant et la
justice de la danse » comme écrit Aimé CESAIRE.
Cette captation des forces immanentes de la nature, la volonté
d'en créer un nœud ou un noyau plus dense au maximum de leur ten-
sion, conduit au dépouillement de tout ce qui est anecdotique, accidentel,
afin de communiquer cette force: d'où le caractère monumental d'œu-
vres, même de petit format, leur unité rythmique, la réduction de cha-
que élément de la forme à sa géométrie éternelle, à une sorte « d'en
soi ».
L'attitude du sculpteur noir est ici radicalement opposée à celle du
sculpteur grec par exemple. Juan GRIS, qui a poussé jusqu'à son terme
la logique du cubisme et a créé le cubisme synthétique a très bien dis-
cerné le sens de cette grande inversion : le sculpteur noir va de la force
de l'ancêtre à la forme qui en est le réceptacle, alors que le sculpteur
grec cherche à exprimer le divin par un passage à la limite à partir
des figures humaines dont il s'est inspiré.
Cette grande inversion n'a pas seulement transformé l'art européen
en mettant en cause tous les postulats sur lesquels il se fondait depuis

133
la Renaissance, et même depuis l'époque Classique grecque : par la
conception du monde sur laquelle il repose, l'art africain rejoint l'image
que la science la plus moderne nous donne de la nature.
La physique nucléaire et relativiste ne conçoit plus la matière com-
me un ensemble d'atomes, particules compacts ou billes insécables dans
lesquelles il ne se passerait rien, et Bées entre elles par des relations exter-
nes, à la manière des atomes de Lucrèce ou des planètes de l'Univers
newtonien, mais comme des champs d'énergie dans lesquels se nouent
et se dénouent en des points singuliers, comme se font et se défont les
vagues dans la mer, des forces et des tensions qui parcourent le champ
tout entier.
Ce qui rejoint la vision fondamentale de la nature dans l'expérien-
ce africaine des arts et de la vie, de la culture qui les sous-tend.
Dans une telle perspective, l'homme est en continuité avec la na-
ture et soucieux de son harmonie avec le milieu où il vit.
Lors du dernier colloque sur la négritude, M. Assane SECKdonnait
un exemple éclatant de ce souci : « Quand les forgerons de Basse Casa-
mance, disait-il, eurent l'idée de ferrer le bout de la pelle en bois qui
servait à la culture, la collectivité diola, bien que tout de suite convain-
cue de l'efficacité du nouvel instrument, ne l'accepta que lorsqu'elle fut
assurée que son emploi n'entraînerait aucun déséquilibre fâcheux ni
dans le sol, ni dans le milieu social. C'est alors seulement que la société
l'intégra dans le patrimoine général. Le souci de l'harmonie est l'un
des éléments les plus précieux de notre héritage culturel. »
Il y a là une démarche culturelle fondamentale, qui est malheureu-
sement perdue en Europe et aux Etats-Unis depuis des siècles, et qUI
devient aujourd'hui essentielle pour la survie de nos civilisations et
pour une conception humaine du développement dont l'objectif majeur
est de permettre l'épanouissement de l'homme en harmonie avec le mi-
lieu où il vit.

II. D'AUTRES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC LE SAVOIR

Nous pouvons faire des remarques analogues du point de vue des


rapports de l'homme et de la connaissance.
La conception africaine de la nature, telle que nous l'avons évoquée
à propos de l'art, ne rejoint pas seulement l'image qu'en donne la scien-
ce la plus moderne, mais conduit aux formes de connaissances par les-
quelles l'épistémologie contemporaine s'efforce de réagir contre le ra-
tionalisme et contre le positivisme.
Et ceci sur trois points :
- en introduisant la notion de structure ;
en mettant l'accent sur le moment actif de la connaissance ;

134
- en restaurant la composante esthétique, immédiate, de la
connaissance, au même titre que la composante 'logique, médiate et
conceptuelle.
1. La notion de « structure », au sens actuel du terme, véhicule une
philosophie, une philosophie dont la catégorie fondamentale n'est plus
celle d'être, mais celle de relation.
Le lien de cette orientation avec le caractère « opératoire » de la
connaissance est aisément décelable : si la réalité ne peut se définir en
dehors des opérations techniques ou intellectuelles par lesquelles nous la
comprenons et la manions, la grande affaire du savoir n'est plus de par-
venir à la contemplation d'éléments premiers ou de principes ultimes,
mais de construire l'hypothèse, le modèle ou la structure globale, par
laquelle chaque moment prend un sens et une réalité en fonction du
rôle qu'il joue à l'intérieur de la totalité.
Ainsi, de la conception moderne, opérationnelle, de la raison. dé-
coule nécessairement l'idée maîtresse du structuralisme;
- celle de la primauté de la relation par rapport à l'être et du
tout par rapport aux parties. Car il ne s'agit plus de remonter à des
éléments premiers pour ne concevoir la relation que comme un rapport
extrinsèque et subordonné aux éléments, mais au contraire de reconnaî-
tre que ce qu'il est convenu d'appeler l'élément, n'a de sens et de réalité
que par le nœud des relations qui le constituent. Le structuralisme, qui,
en toutes disciplines, succède à l'atomisme, qui rejoint et prolonge la
saisie africaine de la nature.
2. La science en train de se faire (et non pas la science déjà faite,
déjà ordonnée dans un manuel), ne procède pas de « faits» déjà faits.
à des lois qui les relieraient et à des théories qui relieraient ces lois en
système.
La science procède, comme l'a montré Bachelard, d'une manière
inverse, elle ne commence jamais par « un donné» et une constatation,
mais au contraire par un acte, avec tout ce qu'il comporte d'initiative, de
risque, de postulat. Elle va au-devant du prétendu « donné » avec ses
hypothèses, ses théories, ses modèles, que l'expérience vérificatrice peut
infirmer définitivement ou confirmer provisoirement. De tâtonnements
en vérifications, elle construit ses faits et ses lois, jusqu'à ce qu'elle
soit contrainte de les défaire et de les reconstruire selon un autre modèle,
et cela dans une dialectique sans fin.
Dans cette conception moderne de la connaissance, où l'on recon-
naît l'impossibilité de saisir l'objet indépendamment des actes créateurs
du sujet, de sa projection d'hypothèses et de modèles, l'on retrouve la
nécessité de la synthèse entre ce que SENGHOR appelle la raison-vision
et la raison-étreinte. Et la démarche proprement africaine de l'étreinte
du monde n'est pas inférieure en dignité et en efficacité à la démarche
grecque ou renaissante de la vision.

135
Car si le concept est mise en ordre du passé, et l'expérience sensible
contact avec le présent, le mythe est anticipation de l'avenir, initiative
de la pensée, et acte créateur par lequel le possible devient réel.
3. Contre le grand rationalisme de Socrate, de Leibniz ou de
Hegel, et contre le petit rationalisme positiviste d'Auguste Comte,
pour lesquels rien n'a de sens, ni même d'existence réelle en dehors de
ce qui peut être ramené à la raison, à ses concepts et à ses discours, le
« dialogue des civilisations » avec les cultures non-occidentales, et no-
tamment avec la culture africaine pourra nous aider à prendre conscience
de la composante esthétique de l'approche de la vie, et de sa dignité, qui
n'est pas inférieure à celle de la composante logique. Dans notre tradi-
tion occidentale, la composante esthétique est considérée comme rési-
duelle. Nulle place n'est laissée à ce que, par exemple, le taoïsme appelle
le « non-savoir », c'est-à-dire, en réalité, un savoir non médiat, l'acte
de participation par lequel nous coïncidons avec le mouvement de l'être.
Si nous avons l'habitude, depuis Socrate, comme l'a montré Nietzsche,
de sous-estimer l'importance de ce qui échappe au réseau de nos dé-
marches purement intellectuelles, à nos hypothèses, à nos déductions, à
nos vérifications, aux dialectiques de nos concepts et de nos langages,
l'expérience esthétique nous aide à cerner les réalités majeures qui échap-
pent à cette emprise : lorsque j'ai analysé un tableau, il ne m'est pas
possible d'établir par voie démonstrative qu'il est beau et doit vous
émouvoir, tout au plus puis-je vous conduire jusqu'au point où c'est
vous et vous seul qui éprouverez tout ce que je n'ai pu dire. Cela est
plus évident encore d'autres arts comme la musique et la danse : la tra-
gédie grecque primitive se mettait à chanter et à danser pour exprimer
et transmettre. L'angoisse de la mort, ou le désir, ou l'amour, ou la foi
qui fait affronter joyeusement le sacrifice au croyant, comme au révolu-
tionnaire, ou l'émotion devant la beauté d'un site ou d'un être humain
demeurent irréductibles au concept. Ce n'est point signe de déchéance :
les actions utilitaires, techniques, et les objets qu'elles construisent peu-
vent s'exprimer par les concepts et le langage, tout comme le mouvement
des astres ou des atomes. Mais toute expérience vitale ou tout acte spé-
cifiquement humain qui transcende la connaissance ou la pratique quo-
tidienne exige, pour s'exprimer, que soit transcendé ce langage : c'est
ce que disent la danse ou la musique, la peinture ou la poésie, par un
art dont la tâche, disait Paul KLEE, est de « rendre visible l'invisible ».
Pour surmonter nos dualismes et composer le moment esthétique et
le moment logique, la question vaut d'être posée comme Nietzsche l'a
posée : lorsque Socrate a énoncé cette loi suprême : connaître le bien,
c'est être vertueux et que ses successeurs ont tiré les corollaires de cette
loi, par exemple : pour être beau tout doit être raisonnable, notre muti-
lation et notre décadence n'ont-elles pas commencé ? Et ne devons-
nous pas, un siècle après, accueillir la promesse prophétique de Nietzsche
en recherchant, par le dialogue des civilisations, les dimensions oubliées
ou perdues de notre être comme de notre savoir?

136
III. D'AUTRES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC LA SOCIETE

L'apport de la culture africaine, la nécessité et la fécondité du dia-


logue des civilisations sont peut-être plus saisissants encore lorsqu'il ne
s'agit plus seulement des rapports de l'homme et de la nature, ou des
rapports de l'homme avec la connaissance, mais des rapports de l'hom-
me avec la Société.
Le contraste est frappant entre la conception individualiste qui est
celle de l'Europe depuis la Renaissance et la révolution française, et la
conception communautaire qui est celle de l'Afrique.
Il s'agit bien de deux conceptions radicalement opposées de la société
en son principe même.
Selon la première, dont Rousseau a construit le modèle dans « Le
Contrat social », la société ne préexiste pas à la décision des individus
qui la constituent : c'est une association volontaire d'individus autono-
mes, rationnels, coopérant pour satisfaire en commun leurs intérêts par-
ticuliers.
L'histoire a hélas démontré les dangers de cet individualisme et
de ce formalisme social. A partir de la jungle des appétits individuels,
l'on ne peut constituer une communauté véritable : l'optimisme béat
des économistes libéraux, croyant ou feignant de croire aux harmonies
économiques de Bastiat selon lesquelles chacun poursuivant son inté-
rêt particulier, l'intérêt général était automatiquement satisfait, est contre-
dit par plusieurs siècles d'histoire : d'abord parce que l'intérêt général
ainsi conçu n'est qu'un leurre et la réalité est celle .d'une lutte de classes
acharnée; ensuite, parce que cet individualisme s'est transformé en son
contraire: une concurrence de jungle a conduit à l'écrasement du plus
grand nombre et à la concentration de l'avoir et du pouvoir en un
nombre de mains de plus en plus restreint :
- le libéralisme s'est métamorphosé en régime des monopoles;
- l'individualisme s'est inversé en totalitarisme.
La « ruse de la raison » par laquelle Hegel, en un coup de force
idéologique, n'a pas réalisé la synthèse entre la « belle totalité » de la
cité grecque et le moment chrétien de la particularité et de la personne.
Le socialisme ne peut pas se fonder sur cet individualisme qui est
au principe même de la société capitaliste, bourgeoise, et de toutes ses
mystifications de la liberté.
Marx a fait une double critique,
- du caractère formel de la démocratie « rousseauiste » dans « la
question juive »,
- du caractère mythique du totalitarisme hégélien dans sa criti-
que de la philosophie de l'Etat », de Hegel; mais, s'attachant ensuite
davantage à l'élaboration de la critique économique du capitalisme et à

137
la construction politique du mouvement socialiste, il ne nous a pas lais-
sé, du moins sous forme explicite, une théorie positive de la société
qui constituerait le fondement du socialisme.
Nous savons que le socialisme ne peut être
- ni individualiste avec Proudhon,
- ni totalitaire avec Hegel,
mais ce qui manque encore, profondément, à la théorie du socialisme,
c'est une anthropologie.
Quel peut être, de ce point de vue, l'apport de la Culture africaine ?
Sans aucun doute, en opposition avec l'individualisme européen, la
tradition africaine est essentiellement communautaire : la Société est
l'expression d'une communauté préexistant aux individus qui la compo-
sent.
Elle établit un lien organique et vivant, comme celui de la famille,
entre les individus.
Cette unité s'étendant à la nature, la terre, par exemple, ne peut
être propriété de l'individu : elle appartient à la divinité, aux ancêtres.
Tout, dans la communauté africaine traditionnelle, est expression
en acte de cette cosmogonie selon laquelle l'homme n'atteint sa plénitude
humaine que par sa participation au groupe.
La musique de jazz a aidé l'Amérique et l'Europe à comprendre le
sens profond de ce dialogue entre un soliste et un chœur, dont elle avait
perdu la signification depuis la naissance de la tragédie grecque dont
Nietzsche exaltait la grandeur.
Les danses africaines, qui se situent au-delà du double dualisme de
l'individu et du groupe, comme de l'esprit et du corps, est l'une des
expressions les plus profondes de cette unité.
La poésie, forme première et fondamentale de la communication
et de la participation unifiante à la parole, se prolonge dans le dialogue
intime entre la base et le sommet, par le même mouvement de vie qui
concentre les énergies de tous dans les noyaux de force plus denses de
l'art.
Cet apport communautaire est d'une grande richesse et peut rendre
l'Afrique allergique à l'individualisme bourgeois.
N'Krumah disait avec juste raison : « Le capitalisme serait 'une
trahison de la personnalité et de la conscience de l'Afrique. »
Mais la réciproque est-elle vraie ?
Est-il, par exemple, possible de dire, comme on l'a parfois avancé,
que « le fondement ainsi que l'objectif du socialisme africain, c'est la fa-
mille étendue », ou que le système traditionnel de la famille africaine
est « la panacée de tous les maux du socialisme actuel ? »
Ne serait-il pas plus juste de dire que la recherche des fondements
anthropologiques du socialisme, en Afrique comme d'ailleurs dans les

138
autres continents, en Asie, en Amérique, en Europe, exige une interro-
gation critique à la fois des révolutions bourgeoises et des socialismes
de l'Europe, et des sociétés de l'Afrique ancestrale?

Mors peut-être le problème de notre dialogue des civilisations se


posera à la fois en termes de complémentarité et de dépassement.

Une conception manuelle de la communauté ne doit pas nous ame


ner à faire de l'individualisme bourgeois une critique se fondant sur
l'esprit communautaire des sociétés agraires traditionnelles, à la manière
de ce que Marx appelait avec ironie un « socialisme féodal» dans l'Eu-
rope du XIxe siècle.

Une conception de la société susceptible de donner un fondement


anthropologique au socialisme ne peut être la conception individualiste
d'une société fondée sur une réalité préexistante, passée, mais sur
une conception eschatologique d'une société fondée sur la dimension
spécifiquement humaine de l'homme : l'avenir.
De ce point de vue, la conception africaine du monde et de la vie,
qui est une conception non pas statique, mais dynamique, dans laquelle le
monde est toujours en naissance, la création toujours à faire, et à faire
par l'homme, rejoint ce qu'il y a de plus haut dans l'enseignement du
christianisme où l'homme, comme l'écrit le Père CHENU,dans sa « théo-
logie du travail, continue, par son travail, l'œuvre sans fin de la créa-
tion» et, comme l'écrit MOLTMANdans sa «théologie de l'espérance »,
vit sa 'foi non comme résignation, mais comme une réponse à un appel
sans fin au dépassement dont la Résurrection du Christ est la plus haute
promesse.

Dans une telle perspective, la société n'est pas une réalité donnée,
déjà là comme un objet, fut-il vivant, elle n'est pas non plus un agrégat
de sujets, elle est un projet commun.

Ainsi seulement peut s'opérer la synthèse riche du modèle individua-


liste et du modèle communautaire, en les intégrant dans le modèle escha-
tologique qui les dépasse l'un et l'autre,
- affirmant la valeur de la personne sans la confondre avec l'indi-
vidualisme,
- affirmant la valeur du communautaire sans le confondre avec
le totalitaire.
C'est ainsi que la culture africaine peut apporter dans la continuité
de sa tradition et dans son renouvellement pour la fécondation réciproque
des cultures et leur dépassement une autre contribution encore à la civi-
lisation universelle en mettant l'accent sur la dimension proprement hu-
maine de l'avenir.

139
1. RAPPORT DE L'HOMME AVEC SON AVENIR

Ce n'est peut-être pas un hasard historique si le fondateur de la


prospective, Gaston BERGER, est précisément l'un de vos compatriotes
de Saint-Louis du Sénégal, et si son fils, le grand chorégraphe BEJART, qui
a d'ailleurs dédié à la mémoire de son père et dans le sens même de son
œuvre plusieurs ballets intitulés «Prospective », redonne à la danse
moderne son sens humain profond de créatrice et d'évocatrice des grands
mythes des temps nouveaux.
Le propre de la prospective créée par Gaston BERGER, c'est de n'être
pas, comme la futurologie positiviste des Américains, une simple prévi-
sion technologique portant sur les moyens dont l'homme dispose, mais
d'être au contraire une réflexion sur les fins de l'homme et la concep-
tion esthétique de la danse moderne chez son fils BEJART, qui doit
beaucoup à l'école américaine de Ruth Saint-Denis et de Martha Graham,
qui ont puisé dans les danses de l'Afrique et de l'Asie le sens profond
de leur art, est également orientée par le souci de créer les grands
mythes révélants de notre époque, comme par exemple La Messe pour
le temps présent ou la reprise du Sacre du printemps.
Tout est signe et désigne ce qui est au-delà de lui.
Voilà pourquoi, au-delà de la valeur plastique du grand art àfri-
cain traditionnel, il est plus que jamais nécessaire de revivre et de vivre
ce qui en est le sens, non par je ne sais quel retour au passé, mais
parce qu'il n'est possible de dépasser vraiment le passé qu'après en avoir
épuisé le sens et la sève, et de le faire vivre et fructifier en création
nouvelle. «Les épopées africaines, dit M. BELINGA, sont depuis des
millénaires, des maquettes de science-fiction.»
Un proverbe bouddhiste dit : « Quand le doigt montre la Lune,
l'imbécile regarde le doigt. »
II nous appartient à tous de regarder, au-delà du langage du mythe
l'avenir qu'il désigne et qu'il ne s'agit pas de découvrir, mais de
créer.
De ce point de vue, la culture africaine, comme d'ailleurs les hautes
cultures de l'Asie, doivent nous aider à nous arracher à un positivisme
qui, en enfermant la pensée dans les limites du donné, enferme l'action
dans les limites de l'ordre.
La culture africaine porte en elle ce ferment de vie : elle nous en-
seigne que la pensée n'est pas la copie du réel, mais la négation et le
dépassement du réel, elle nous enseigne que le réel ce n'est pas seule-
ment Je réel, c'est aussi le possible, et sa religion comme son art nous
communique cette foi merveilleuse que KIERKEGAARD appelait « la pas-
sion du possible. »

140
Ainsi, le rapport de l'homme avec son propre avenir n'est plus
conçu comme une extrapolation du passé ou du présent, mais comme
une invention du futur.
Il s'agit de l'apport de la culture africaine à la civilisation univer-
selle de la culture, et pas seulement des arts qui sont l'expression glo-
bale d'une culture sous-jacente en laquelle ils puisent leur vie.

141
L'APPORT DE LA CULTURE AFRICAINE
A LA CIVILISATION UNIVERSELLE
DEBATS

(Le Président de séance)


- Vous avez entendu la communication de M. Roger GARAUDY.
Je donnerai la parole à ceux qui la demanderont. Si vous voulez, je
vai prendre les noms de ceux qui désirent intervenir dans le débat.
Je donne la parole à Monsieur Abdoulaye KANE.
(Monsieur KANE)
- Monsieur Roger GARAUDY est parti d'un postulat. Et à la lu-
mière de ce postulat, évidemment, il a essayé de justifier le thème de
sa conférence, à savoir que l'art nègre aurait une contribution à l'édifi-
cation de la Civilisation de l'Universel.
Je pense personnellement aussi, et je le dis d'entrée de jeu, que
toutes les civilisations, toutes les cultures, ont un apport certain pour
l'édification de cette Civilisation de l'Universel. Je terminerai mon
intervention par une interrogation sur la manière de construire cette
Civilisation de l'Universel.
Son postulat, c'est que l'Europe s'est vidée d'une certaine substance
que l'Afrique possède encore. D'où toute la démonstration qu'il a
essayé de dresser entre, à propos de parallélisme, la physique relativiste
de l'énergie et les forces théoriques par exemple dont parle le Négro-
africain. Je voudrais dire pour ma part, que ce que je retiens comme
fondamental et commun d'entrée de jeu entre toutes les civilisations, c'est
d'un côté cette raison qui a produit le rationalisme qu'il a beaucoup
critiqué et d'autre part, un ensemble d'images, un ensemble d'illusions
que je pourrais rassembler sous le mot mythe.
Le mythe, selon moi, n'est pas inférieur. II ne s'agit même pas
d'établir une hiérarchie de valeur entre le mythe et la science par
exemple, ce sont des positions qui pourraient parfaitement se compléter.
Dans le mythe, toutes les civilisations se retrouvent, je pense. II a cité
la danse, la poésie, la musique, etc., et toutes les civilisations, je crois,
se rejoignent par ce ballet-là. Reste le problème de la science. Il se
trouve que dans l'état actuel de nos civilisations négro-africaines, on ne
peut pas dire, je pense, que les négro-africains aient possédé la science.
Si bien que je serais tenté personnellement, de faire la démarche in-
verse de celle qu'il a faite jusqu'ici, et qui revient à ceci : M. Roger
GARAUDY pense que l'Europe, l'Occident, possède aujourd'hui la science,
mais a perdu tout ce côté mystique, tout ce côté poétique que l'Afrique

143
possède encore, et que cette Europe devrait aller chercher, dans des
rencontres comme celle-ci et dans l'édification de la Civilisation de
t'Universel, ce qu'elle aurait perdu et je pense que cela est tout à fait
valable.
Ce qui m'intéresse personnellement aussi, c'est que je souhaiterais,
pour ma part, que les négro-africains en travaillant personnellement et
en faisant appel, bien entendu, aux quatre civilisations. qui ont déjà
maîtrisé la science, essaient eux aussi d'accéder à la science. Et je
voudrais reprendre le parallélisme qu'il a établi tout à l'heure pour dire
qu'il y a tout de même une différence d'attitude entre l'énergie conçue
par la physique relativiste et l'énergie dont parle le négro-africain.
L'énergie conçue par la physique relativiste, je dirai qu'elle est consciente,
qu'elle est issue d'expérimentation et l'expérimentateur sait ce qu'il dit,
sait par quelle voie il passe. Alors que, lorsquon me parle de 'forces
mystiques et surnaturelles, en principe, on me les fait accepter. Par
exemple, quand je vais chez le guérisseur, je me confie entièrement à
lui, je lui fais entièrement confiance. C'est lui qui fait toutes les
démarches et moi je reçois. La démarche scientifique n'est certainement
pas de cet ordre-là, si bien que ce que je souhaiterais personnellement,
c'est que le négro-africain, à partir de ce qu'il possède aujourd'hui,
au-delà de cet art, travaille par lui-même afin de gagner, par la science
aussi, une compréhension qui soit vraiment consciente de cet univers
et de ces relations qui ont été décrites par M. Roger GARAUDY.
Ma dernière intervention portera justement sur l'édification de
cette Civilisation de l'Universel. Je pense, pour ma part, qu'elle est
une nécessité, et c'est la seule peut-être qui sauverait l'humanité des
dangers qui la guettent actuellement. Mais je pense que, depuis qu'on
en discute et qu'on en parle, on ne propose pas très concrètement les
schémas de l'édification de cette Civilisation de l'Universel. L'anthro-
pologie dont M. Roger GARAUDY a parlé est essentielle : quel type
d'hommes faudrait-il réaliser dans chaque civilisation pour qu'au sommet
on se rejoigne? Par quelle voie? Quelqu'un l'a souligné ce matin,
tout se tient dans la société, on ne peut pas viser l'art sans viser le
politique, sans viser l'économique. Comment faudrait-il dès lors que
chaque civilisation procède pour que le tout se rejoigne et que cette
civilisation de l'Universel soit vraiment concrète?
Voilà une série de questions que je pose et je souhaiterais, bien
sûr, que M. GARAUDY Y apporte quelques réponses. Merci.

(Intervention de M. SINE)
- Je crois que l'exposé final qui met un terme aux différents
exposés qui ont précédé jusqu'ici a été significatif puisqu'en fait, c'est
un exposé de synthèse qui vise à rapprocher, par delà les complémen-
tarités et les divergences, les diverses civilisations, et mieux, à les faire
entrer en dialogue.

144
Le problème central qui a occupé la pensée de M. GARAUDY tourne
autour de certaines exigences aujourd'hui objectives. La rencontre des
civilisations, par delà leurs différences et par le canal de leurs diffé-
rences, est aujourd'hui une tendance affirmée aussi bien par l'évolution
et dans l'évolution des sciences, que dans l'évolution des communications
et dans le problème des relations internationales. Et le problème des
relations humaines, c'est une tendance qui aujourd'hui s'affirme dans
l'histoire, dont il s'agit d'apprécier d'un point de vue critique les
lignes de force, les limites, pour mieux permettre de dégager les diverses
lignes d'évolution qui s'ouvrent devant nous.
Ce qui frappe aujourd'hui lorsqu'on jette un coup d'œil sur la
scène ou le paysage pan-humain international, c'est le réveil des peuples
ou des nations qui, jusqu'ici, restés dans le silence ou baiIlonnés, au-
jourd'hui parlent. A travers le réveil des nations, ce que l'on appelle
dans un certain langage l'éveil de la conscience nationale de différents
peuples jusqu'ici sous domination coloniale, à travers cet éveil, c'est
l'éveil de cultures qui se vitalisent, qui s'affirment; et ce n'est pas
un hasard si en Asie, en Amérique Latine, en Afrique, les nations
nouvelles affirment parallèlement leur identité culturelle et leur vitalité.
Te pense qu'il y a là un phénomène extraordinaire qu'il nous faut appré-
cier à sa juste portée.
L'on passe aujourd'hui d'un pôle de civilisation, c'est-à-dire d'un
monopole de civilisation qui a été la civilisation occidentale, à une
sorte de polycentrisme, à une libération de centres d'initiatives cultu-
relles à travers l'Asie, l'Amérique Latine et l'Afrique. Et cela confirme
la tendance que je viens de dégager, la tendance objective à la ren-
contre et au dialogue des civilisations. Mais il faudrait, je pense, aller
beaucoup plus loin dans l'analyse et dans la réflexion autour d'un tel
phénomène.
Pendant des siècles, la bourgeoisie occidentale a cru parler un lan-
gage faux en essayant, derrière un universalisme formel, d'assujettir
des peuples, y compris les siens propres. Si tel a été le projet universa-
liste de la bourgeoisie au sortir de la révolution, la bourgeoisie conqué-
rante ne pouvait se lihérer chez elle-même qu'en essayant d'inclure
dans son programme de libération les autres classes sociales.
Elle a aussi tendance à universaliser son propre projet historique
en le considérant comme proiet universel. Et c'est là où gît la mystifi-
cation. à savoir la différence entre les principes que l'on émet et la
pratioue historique que l'o~ met derrière ce langage, à savoir l'acte
colonisateur, à savoir la traite des esclaves, à savoir tous les actes
qui ont essavé et qui ont pour conséquence de baiIlonner la voix des
peuples et de fermer des centres d'initiative.
Aujourd'hui, avec la crise de l'impérialisme. après son universa-
lisation. s'affirme un courant révolutionnaire en réaction contre cet
universalisme de l'oppression, un universalisme de libération. Et c'est
là justement, et par rapport à cet axe dialectique d'action et de réaction,

145
universalisation de l'exploitation et en même temps et par contre-coup
et par réaction, universalisation du projet de libération; c'est par rapport
à cette dialectique qu'il faut situer aujourd'hui, de façon prospective,
ce que nous pouvons appeler le problème des fins de civilisation univer-
selle.
Nous pensons qu'aujourd'hui, à travers les secousses, à travers
les souffrances dans les différents centres continentaux du monde, à
travers la gésine des peuples en détresse qui se recherchent, à travers
tout cela s'affirme un humanisme nouveau qui, par rapport à l'huma-
nisme classique, passera de son aspect formel, n'aura plus un aspect
formel, mensonger et mystificateur, mais serait un humanisme pratique,
un humanisme porté par des peuples entiers en lutte pour réaffirmer
par delà leur identité nationale, leur identité culturelle et tendre la
main finalement à l'universalité des cultures, au dialogue finalement
des civilisations.
Nous pensons qu'aujourd'hui, le dialogue des civilisations ne peut
plus, en d'autres termes, se faire par dessus les peuples d'une façon
abstraite, et justement, Roger GARAUDY a raison de souligner que les
mouvements aujourd'hui aux Etats-Unis avec une Angela DAVIS, la
révolution chinoise, les mouvements en Afrique, portent effectivement
dans leur historicité, l'espoir de libération des peuples, et l'espoir de
libération des cultures, pour que celles-ci passent d'une mystification,
d'une aliénation, à une authentique libération.
En d'autres termes, le projet de dialogue des civilisations ne peut
être sourd à la lutte des peuples du monde en vue d'affirmer leur
être personnel.

146
LA CONTINUITE DE L'ART DE L'AFRIQUE NOIRE
M. Carlos AREAN

Il Y a quelque chose qui m'a inquiété lors des interventions de quel-


ques collègues africains; c'est que cinq ou six d'entre eux ont affirmé,
d'une manière péremptoire, que le vieil Art des Masques et des Statues
noires manque de sens pour eux. Le phénomène me préoccupe, car si
ces Africains de grande culture ne peuvent vivre intimement le grand art
religieux que créèrent leurs ancêtres, tout ce dont nous avons discuté
dans ce Congrès sera pure archéologie, mais peu de chose qui soit enra-
ciné dans la façon de vivre actuelle.
S'amputer des racines qui nous unissent au passé est toujours une
manière de renoncer à une partie de notre âme propre, mais peut-être
les expériences humaines que ces collègues traversent sont moins radi-
cales que ce que leurs négations pourraient nous faire croire d'abord.
De là est-il urgent d'analyser le problème et de chercher des solutions
viables, mais il est nécessaire de montrer avant, comment cette crise
d'acceptation n'est pas exclusive de l'Afrique Noire, mais qu'elle a été
donnée, sous l'une ou l'autre forme, à toutes les cultures qui ont existé
ou qui existent encore actuellement.
Parler de culture universelle est à tout moment une généralisation.
L'unité essentielle du genre humain est évidente, mais ladite unité
n'implique pas que chacune des sociétés jusqu'à maintenant existantes
aient organisé leur vie sur des suppositions culturelles identiques. La réa-
lité est que, durant des millénaires, une même religion, une même ma-
nière d'organiser l'Etat et la vie sociale, une même conception de l'espace
et de la beauté, une même attitude dans la façon de traiter les problèmes
techniques et économiques, et quelques coutumes semblables, ont sou-
vent été en vigueur dans un cercle géographique déterminé et que, sou-
dain, par un processus de détérioration ou de dissolution de toutes ces
formes dont l'objectivation constitue la réalité visible de cette culture,
quelques formes différentes ont acquis vigueur et ainsi est née une nou-
velle culture qui pourra se perpétuer durant des siècles et des millé-
naires.
Le plus fréquent, au cours de ces quatre derniers millénaires, a été
que lorsqu'une culture atteignait le moment final de son évolution, elle
ne disparaissait pas complètement, mais son répertoire de formes se
fondait avec les apports d'une autre culture, peut-être elle aussi en état

147
de dissolution, et surgissait amsi une culture secondaire autonome ou
synthétique. Seulement les cultures primaires, celle d'Egypte, du Niger,
de Summer, de l'Inde, de la Crète, du Fleuve Jaune et les pré-hispani-
ques d'Amérique, n'ont pas recueilli l'héritage d'une autre ou d'autres
cultures, mais ont évolué directement, à partir d'apports pré-culturels
de l'humanité préhistorique.
Les hommes qui, dans chaque culture, créent leurs diverses mani-
festations objectives : art, religion, sciences, organisation sociale, etc.,
vivent en communauté quotidienne et possèdent un sentiment identique
du monde, qui a été élaboré en commun à travers cette vie communau-
taire, 'et qui se manifeste sous ces formes culturelles auxquelles il a été
fait allusion auparavant, ainsi que sous toutes celles possibles. Cela im-
plique que, dans une culture concrète, les relations entre les croyances
religieuses et les crétations artistiques, la structure de l'espace archi-
tectonique et l'organisation de la Société et de l'Etat soient toujours in-
times. On pourrait citer une multitude d'exemples de cette corrélation
entre les diverses manières : art, religion, vie sociale, etc., comment
les hommes de chaque culture donnent une forme à leur propre senti-
ment du monde, à leur volonté de s'exprimer à eux-mêmes, en inventant
des formes objectives, mais je crois que l'antiquité hellénique, familière
à tous les participants de ce colloque, nous suffira.
Le temple grec, normatif dans ses lignes, et ouvert à l'extérieur,
clair et sans fuites curvilignes, est le corollaire de la statuaire grecque,
qui ne fuit pas non plus vers l'intangible, mais qui tend à dicter les
modèles idéaux de la beauté corporelle. Il en est de même de ces dieux
humanisés qui luttent et ordonnent le monde à la mesure de l'homme,
ainsi que la géométrie euclidienne qui mesure les objets et superficies tan-
gibles, et il en résulte la claire et exacte géométrie du Parthénon, ou
l'Athéna de Phidias.
L'Art se trouvait en Grèce au service de la religion, mais était en
même temps une manifestation de plus parmi les manifestations obiec-
tives de ce sentiment du monde et de cette volonté d'expression for-
melle qui rendirent possibles aussi bien la religion que les dernières
réalisations de la culture hellénique. Cela nous permet d'induire facile-
ment que, lorsqu'une de ces manifestations objectives, et très concrète-
ment, la religion, n'est plus en vigueur, il est possible que celles qui
subsistent ne le soient plus non plus et que naisse ainsi une nouvelle
manière de saisir et d'interpréter le monde où nous vivons. Quand la
religion hellénique ne fut plus une réalité vivante, l'art hellénique cessa
aussi de l'être et surgirent comme ses héritières deux nouvelles cultures :
d'abord la Byzantine, et l'Occidentale quelques siècles plus tard, qui
élaborèrent de la même manière leur propre répertoire de formes.
Toutes les cultures n'évoluent pas d'une manière semblable. Il y
en a quelques-unes, lorsque commence la crise de conscience religieuse,
qui essayent de regarder le passé ou qui se tournent vers une culture
contemporaine, cherchant en elle une source d'inspiration artistique ou

148
technique. Ainsi, les Occidentaux tournèrent-ils leurs yeux au XVIe siècle
vers l'antiquité classique, sans que cessât pour cela l'évolution de notre
culture, mais l'Occident put réélaborer de nouvelles formes authentique-
ment siennes, et étendre à d'autres cultures contemporaines une grande
partie de ses conquêtes scientifiques et techniques. Malgré cela, quand
cette crise religieuse commencée au XVIe siècle, devint plus aiguë au
XIx<', l'Art occidental cessa de former une unité d'expression avec le
sentiment religieux, et elle se désacralisa. Ce nouvel Art, déjà, ne s'in-
tégrait plus pleinement à la vie des hommes occidentaux, comme cela
était arrivé avec le Moyen Age, mais on put sauver, pourtant, tout ce qui
pouvait être encore sauvé dans l'héritage du passé et qui n'était pas
incompatible avec la nouvelle mentalité. Ainsi le sens de l'espace est
dans l'Art européen, d'aujourd'hui, héritier du médiéval, et l'est aussi la
tension expressive, quoique cet Art ne constitue pas une Bible en verre
ou en pierre, mais simplement un reflet d'une société laïque, très diffé-
rente, dans cet aspect fondamental, de ceHe qu'avaient structurée, au
service de leur foi, nos ancêtres médiévaux.
Dans le cas concret de l'Afrique Noire, ce phénomène de désacrali-
sation de l'Art paraît plus dévastateur qu'en Occident, mais peut-être
ne l'est-il pas autant qu'une vision superficielle pourrait nous le faire
croire. II est vrai que, sous certains aspects, le danger de perdre la tra-
dition propre est plus perceptible dans les dernières cultures actuelle-
ment en vigueur que dans l'Occidentale, mais il se doit à des causes
passagères qui peuvent l'aider, à la longue, à atteindre de nouvelles so-
lutions de type synthétique.
La culture occidentale, une fois qu'elle réduisit à l'unité l'hérédité
de l'antiquité classique, le savoir du salut chrétien reçu à travers la bran-
che syriaco-judaïque de la culture syriaco-perse et l'anxiété nordique, se
convertit en une culture expansive qui essaya de dévorer toutes celles
qui avaient une frontière avec elle. Déjà, avant la découverte de l'Améri-
que, notre culture occidentale s'assimila à la culture celto-chrétienne
d'Irlande et à la scandinave, et se trouva, en outre, sur le point de dé-
vorer pendant les deux premières croisades, la culture islamique, et du-
rant la quatrième, la culture byzantine, quoique, dans ces deux der-
nières aventures, son échec ait été complet à la longue. Depuis la
découverte de l'Amérique, et une fois complétée la géographie de la
planète, la capacité expansive de l'Occident et l'imposition de ses
techniques dans d'autres limites culturelles, ne fit que croître de jour
en jour. Ansi, après s'être incorporée complètement à toutes les cultures
pré-hispaniques des deux Amériques, l'incorporation à une grande partie
de l'Océanie se réalisa et atteignit son apogée, dans des temps très
récents, par son aventure coloniale en Afrique. II convient d'indiquer
pourtant, que le prestige de la technique et du système de vie occi-
dental furent si envahisseurs que même dans de grands pays de vieille
culture comme la Chine et le Japon, jamais colonisés par l'Europe, les
techniques y pénétrèrent également, provoquant ainsi des solutions de

149
type synthétique aussi valables que celles que peuvent obtenir à l'avenir
les pays qui furent, jusqu'à ces derniers temps, des colonies européennes
en Afrique et dans le Sud-Est Asiatique.
Nous limitant maintenant àl'Afrique Noire, nous voyons que sa
situation, plus qu'à l'Europe du temps de la Renaissance, ressemble dans
l'ordre .culturel à celle des cultures syriaco-perse et hindouiste, après
les conquêtes d'Alexandre de Grand. L'impact de la culture hellénique
fut si grand dans ces deux circuits culturels, que surgirent, dans le
premier cas, des formes d'Etat et de pensée inspirées de celles de
l'Antiquité hellénique et un art gréco-bouddhique, dans le second, qui,
quoique se maintenant par des aspects partiels, fidèle à la vieille tra-
dition, ne l'était pas complètement, car il y avait, déjà, en effet, beau-
coup de grec, non seulement dans l'ordre technique, mais dans le propre
sentiment de sa forme.
Les artistes africains, ainsi que les écrivains, les techniciens et
les hommes d'Etat souffrent encore de cet impact européen et se trou-
vent, par conséquent, en ce qui concerne la viabilité de leur propre
tradition, dans une situation semblable à celle des artistes, écrivains et
penseurs hindous au Ille siècle avant Jésus-Christ. Même la réceptivité
est plus défavorable, sous un certain aspect, étant donné que l'occu-
pation européenne et le poids de sa culture ont été plus puissants
que les Grecs du temps d'Alexandre et de ses successeurs immédiats.
Il est nécessaire, par conséquent, de voir quelles seraient les possibi-
lités actuelles pour n'importe quel sculpteur africain qui voudrait conti-
nuer à être africain, et être de son temps également, et analyser som-
mairement chacune d'elles. Ce sont les suivantes :
1. Continuer, en réalisant un art authentique intégré dans la façon
de vivre totale de l'artiste et dans lequel le sentiment plastique de la
forme sculpturale continue à constituer un reflet plastique des croyances
religieuses héritées des ancêtres.
2. Répéter les mêmes types plastiques qu'inventèrent les ancêtres,
bien que ce soit une manière de « coquilles vides » qui ne répond
plus à une foi religieuse active et partagée.
3. Accepter que, après qu'a été rejetée la vieille foi, il faille rejeter
le vieil Art et réaliser, par conséquent, une sculpture mimétique de
type européen, essayant, à cet effet, d'assimiler à l'avance la totalité
de la conception occidentale de la vie et de la forme.
4. Enfin, essayer d'élaborer pour son propre compte, des solutions
qui constituent une synthèse entre ce qui peut encore être sauvé de
l'héritage culturel des ancêtres, et entre quelques-uns des apports tech-
niques et stylistiques européens qui ne soient pas inconciliables avec la
plus grande tradition de la sculpture africaine.
La première des quatre solutions énumérées serait l'idéale, mais
je crois que dans l'état actuel de l'évolution de l'Afrique Noire cela est
impossible. Si je prends comme exemple le Sénégal, il apparaît que

150
les trois quarts de sa population sont actuellement de religion musul-
mane, et que leur foi est absolument sincère. Vingt pour cent environ
sont chrétiens avec une égale sincérité et seulement cinq pour cent
des Sénégalais se montrent fidèles aux anciennes religions ou sont devenus
athées. En d'autres pays d'Afrique Noire, on rencontre des proportions
similaires, et ainsi, dans les territoires dont fit partie la Guinée Espa-
gnole, la religion prédominante est le catholicisme et non les cultes
animistes. Il est donc impossible de continuer à déposer le sens reli-
gieux, hérité des ancêtres, dans les masques ou les sculptures que
réalise l'artiste africain actuel. Seuls ceux qui continuent à croire pour-
ront le faire encore, mais leur croyance n'étant pas partagée par la
majeure partie de la population, il se produira ce que disaient pré-
cédemment en ce Congrès certains de nos collègues africains, à savoir
qu'eux déjà ne pouvaient plus vivre intimement, depuis l'intérieur d'eux-
mêmes, ce vieil art expressionniste et rempli d'âme.
La seconde possibilité a les mêmes inconvénients que la précé-
dente, étant donné que les nouvelles statues, transformées en copies,
ne peuvent être vécues par les non-croyants, ni non plus par les croyants,
qui verront en elles un produit industriel dépotentialisé, bon pour les
touristes ou pour l'exportation, mais vide d'émotion et de sincérité. En
outre, manquant d'un contenu religieux, les formes se pervertiraient très
rapidement et finiraient par se transformer en un simulacre d'art, simi-
laire à celui qui se vend lamentablement en tant d'aéroports et chez
tant de prétendus antiquaires.
La troisième position me paraît devoir être totalement repoussée.
Un sculpteur africain, qui réalise purement et simplement une sculpture
de type européen, cesserait, dans le meilleur des cas, d'être africain,
pour se muer en un étranger avec son propre style sculptural. Il pourrait
arriver, de plus, qu'il continue en son for intérieur, à se considérer
comme africain et qu'il ait alors l'impression de se mentir à lui-même
comme à ses compatriotes, ce qui l'empêcherait d'acquérir cet équilibre
culturel, indispensable à tout artiste, et le troublerait, en outre, en
tant qu'être humain.
Il reste encore la quatrième possibilité, qui est à mon avis l'unique
viable et qui ressemble à ce que d'une certaine façon a fait le monde
occidental quand notre grand art cessa d'être religieux, mais nous avons
inventé alors de nouvelles techniques pour le rendre plus incisif ou
expressif et avons sauvé, en même temps, notre vieille conception de
l'espace et de la forme. Il est nécessaire, donc, d'exposer d'abord ce
qui est sauvable, et d'indiquer ensuite jusqu'à quel point la solution
synthétique a été essayée déjà par divers artistes africains de la meil-
leure qualité.
Un grand sculpteur africain actuel peut être fils, petit-fils ou arrière-
petit-fils de sculpteurs. Ses ancêtres croyaient encore en la vieille religion
et aux mythes ancestraux. Si l'un des ancêtres de ce sculpteur vivait
en ce qui est actuellement la Côte d'Ivoire et ce qu'il réallsait était, par

151
exemple, un masque Baoulé représentant un harmonieux visage de
femme, aussi supra temporel et modélique que les plus émouvants visages
helléniques, ce visage, au-delà de son expressivité plastique et de sa
perfection formelle, répondait à un sens beaucoup plus profond qui
l'apparente au rythme de la nature et à l'origine du monde. Les tatouages
qu'il y avait sur les visages permettaient d'identifier la tribu à laquelle
appartenait la porteuse du masque au cours des cérémonies. Il s'agissait
de masques employés exclusivement par les femmes lors des cérémonies
d'initiation des femmes ou de rites de la fécondité. La femme porteuse
du masque avait sur son propre visage le même tatouage que celui
du masque, qui était celui du groupe ethnique auquel appartenait la
femme et le masque. Toutes les femmes qui participaient à la cérémonie
pouvaient porter leur propre masque, qui correspondait à la fonction
de chacune d'elles dans le rite. II ne s'agissait pas, néanmoins, d'un
cuIte magique, car aussi bien les masques que les vêtements, les peaux,
les cornes d'animaux, etc., se portaient durant le rite non pas pour
les invoquer comme des dieux, mais parce qu'ils constituaient le symbole
de l'association existant entre chaque groupe ethnique et l'ensemble de
la nature en laquelle s'incluait la totalité des animaux, des plantes
et des objets mystérieux qui entourent l'homme dans le monde. La
porteuse du masque cessait d'être ainsi dans ce rite cosmique un indi-
vidu isolé et s'identifiait avec la totalité de la société, avec la totalité
de la nature, avec tout l'ensemble de la création, avec ses soleils, ses
lunes, ses étoiles et aussi la propre terre d'Afrique, en laquelle la femme
masquée, symbole de l'univers, vivait sa vie. Les mêmes considérations
ou d'autres de type similaire, pourraient se faire sur d'autres masques,
aussi bien ceux réservés aux prêtres et qui sont représentatifs de fonc-
tions, mais aussi de symboles cosmiques, de la même manière que,
selon le juif hellénisé Uphilon, l'était ou devait l'être pour les chrétiens
l'ornement sacerdotal, qu'il considérait comme « la reproduction de
l'univers ».
Tout ce que le masque était se trouvait si bien enraciné dans la
vie de l'homme noir d'il y a un demi-siècle, comme la lumière incréée
de Sainte-Sophie, avec sa coupole « remplissant dans le ciel l'espace
d'une sphère d'or» et avec le reflet palpitant de ses mosaïques, pouvait
se trouver dans la vie d'un byzantin des VIe ou VIle siècles. Aujourd'hui
cet enracinement n'est plus possible, car l'ancienne croyance disparais-
sant, disparaît aussi cette identification cosmique entre l'homme et la
nature, ratifiée à l'aide de la création artistique. Malgré cela un masque
n'est pas seulement un pont entre l'absolu et le terrestre, mais aussi
une manière d'ordonner l'espace et d'exprimer une conception de la
forme humaine, en laquelle se concentre aussi bien toute une sagesse
des siècles. Ce qu'est le masque en tant qu'expression et en tant qu'ar-
rangement formel qui traduit un désir ardent d'être et de se réaliser
à travers notre aventure temporelle, cela peut ête sauvé encore dans la
sculpture de l'Afrique Noire, de la même manière que cela l'est dans
notre monde occidental contemporain, malgré la crise de notre foi reli-

152
gieuse. Le plus grand problème qui se pose en ce cas est que les
formes religieuses, pour répondre à un sens de l'absolu ne risquent de
se pervertir à l'excès et que, en échange, les formes strictement expres-
sives ou plastiques ne se pervertissent avec une plus grande rapidité
et demandent par conséquent une évolution plus accélérée. De là il
est nécessaire que l'artiste africain actuel, s'il veut continuer à doter
de vie ses créations, continue à être africain d'esprit, mais qu'il entre
en possession de tous les procédés et manières d'élaborer la matière
ou la pierre et le bronze, habituels à d'autres cultures techniquement
plus avancées. Cela est faisable et se réalise actuellement en diverses
régions d'Afrique, mais comme il s'agit seulement de donner des exemples,
je me limiterai maintenant à certains Guinéens de ce qui fut la Guinée
continentale espagnole, de la même manière qu'à titre d'exemple je me
suis limité ci-dessus aux masques Baoulé de type féminin.

Le peuple Fang, dont certaines tribus, qui ont le plus grand sens
artistique, habitent dans l'angle nord-est de l'ancienne Guinée conti-
nentale espagnole, en un lieu différent de celui de ses ancêtres congolais
et soudanais, constitue aujourd'hui un mélange ethnique dans lequel
se retrouvent les types physiques soudanais, éthiopiens et paléonégrides.
Parmi ses arts utilitaires, il faut signaler en premier lieu la vannerie,
hautement originale et variée, mais aussi la céramique, la sculpture,
la forge, la fabrication de filets et d'instruments musicaux, et la fonte,
bien que cette dernière soit en voie de disparition. Parmi ses cases
carrées se remarquent les Abaas ou cases de palabre, semblables à
celles d'autres régions africaines. Le meilleur art Fang est constitué
par des masques et des statuettes des ancêtres, mais lorqu'une grande
partie de la population eut cessé de créer suivant les vieux mythes,
il s'est avéré nécessaire de sauver tout ce qui existait encore de reli-
gieux dans nos liens avec nos ancêtres, et pouvoir continuer à main-
tenir ainsi un art traditionnel, bien qu'évolué au moyen de l'acceptation
de nouvelles techniques. C'est cela qu'a réalisé, à l'intérieur de la forêt
équatoriale, le sculpteur guinéen Ndutumu Singe, qui, bien qu'il résidât
à Konoayop, dans la région de Ebebiyin, habitée par les Fang Ntumu,
appartenait au clan Essatuk, du groupe des Fang-Fang, d'ascendance
gabonaise et davantage doué de sens artistique. Les statues féminines
de Ndutumu Singo sont un modèle d'austérité et de sens révérentiel
envers ce que furent les ancêtres, mais ne constituent pas un objet
religieux, à travers lequel l'artiste et ceux qui contemplent 1'œuvre
peuvent s'identifier avec l'origine. Il n'y a cependant rien d'européen
en elles, sauf l'utilisation des procédés techniques de dégrossissage et
de sculpture, qui rejoignent en Ndutumu Singo avec succès ceux d'origine
africaine. Après la mort de ce grand artiste synthétique, son héritage ,
fut recueilli par Eyana Ona et Ndo Beyeme, sculpteurs professionnels
qui continuent en réélaborant les vieux types, en maintenant vivante
sa conception de la forme, mais sans renoncer à y incorporer leurs nou-
velles expériences personnelles, facilitant ainsi leur évolution. Finale-
ment la véritable tradition n'est pas celle qui copie au pied de la lettre

153
ce qui a été réalisé dans le passé, mais celle qui sauve tout ce qui est
encore sauvable dans cet héritage, et y incorpore de nouvelles trou-
vailles ou l'ouvre à de nouvelles possibilités, par lesquelles elle ne
nie pas la vieille conception de la forme, mais la dote d'une plus
grande variété, facilitant ainsi sa durabilité. A côté de cet art profès-
sionnel, il existe dans la zone Fang, un art authentiquement populaire,
également schématique et, aussi bien, par certains aspects, plus expres-
sioniste, dans lequel il faut signaler certaines œuvres de Ndo Beyeme
de Mbomo, bien qu'habituellement il soit impossible de connaître les
noms des auteurs de ces pièces.
Un moment plus avancé à l'intérieur de cette même évolution
synthétique est représenté par le cas de certains sculpteurs africains
qui ont étudié en Europe et ont réussi à réaliser une nouvelle sculpture
qui, par sa perfection, son expressivité et son inquiétude fondamentale,
tient autant de l'européenne que de l'africaine, car en elle se rencon-
trent indissolublement synthétisés les deux apports à la fois. Je citerai
un nouvel exemple provenant également de l'ancienne Guinée conti-
nentale espagnole, celui du grand sculpteur Léandre Mbomio Nsué,
actuellement directeur des Relations publiques du grand complexe artis-
tico-culturel de la Salle Gaudi à Barcelone. Léandre Mbomio Nsué,
après avoir effectué à Bata ses études primaires, les continua en terre
espagnole, où il s'établit, tout en maintenant un contact permanent
avec sa Guinée natale. Il a publié certaines déclarations sur les pro-
blèmes de l'art africain actuel et prépare une grande exposition antho-
logique de sculpture nègre de tous les temps, importante manifestation
culturelle qui se célébrera à Barcelone et pour laquelle il est entré
en contact avec le Président sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui lui
a écrit plusieurs lettres stimulantes au sujet de ce projet. La sculpture
que réalise Léandre Mbomio Nsué est parfois abstraite, parfois néo-
figurative, et il utilise comme matériaux aussi bien le bois taillé à la
manière traditionnelle en §a~patrie, que le fer soudé à la soudure auto-
gène, ou les terres cuites à haute température. Ce qui est fondamental
est que, quels que soient les techniques et les procédés employés, le
rythme des formes des constructions de Léandre Mbomio Nsué et sa
recherche d'espaces intérieurs sont strictement africains. L'Europe vit
en lui comme procédé ou comme suggestion de liens non imitatifs, mais
l'Afrique se trouve toujours présente dans l'arrangement de l'espace,
dans le rythme des plans et dans la manière de schématiser, expressive
et élégante, toutes ses figures et tous ses objets. Je crois que cet
exemple de Léandre Mbomio Nsué, comme ceux des sculpteurs Fang
plus haut cités, nous prouvent jusqu'à quel point l'art traditionnel peut
en grande partie se conserver. Je crois que les collègues africains qui
ne pouvaient déjà plus vivre intimement les vieux masques religieux,
pourront vivre en échange ces nouvelles créations qui restent africaines,
mais qui nous offrent des solutions synthétiques avec lesquelles la
sculpture actuelle de l'Afrique Noire peut s'enrichir, sans renoncer,
cependant, à certaines des facettes'Ies plus significatives de son âme propre.

154
DISCOURS DE CLOTURE
prononcé par M. Alioune SÈNE
Ministre de la Culture de la République du Sénégal

Nous voici au terme de ce colloque sur « Picasso, l'Art nègre et


la Civilisation de l'Universel ». Nous avons pu, grâce à la complémen-
tarité des communications et au dialogue des intervenants, enraciner les
convictions et enrichir le thème en lui ouvrant de nouvelles perspectives
de recherche.
Avec les communications de M. Pierre DAIX et de M. Jean LAUDE,
nous avons commencé par aborder les conditions de la rencontre du
grand maître de la peinture moderne, Picasso, avec l'art nègre et la
contribution de celui-ci à l'élargissement des conceptions esthétiques
occidentales. Nous sommes tous d'accord que Picasso avait su donner
une lecture de l'art nègre sans prétendre en donner l'unique version.
Tant il est vrai, qu'une telle lecture, pour importante qu'elle soit,
ne saurait inciter l'artiste négro-africain à se contenter d'une interpré-
tation qui le confirmerait dans une situation conflictuelle de civilisation.
Le Docteur Doudou GUEYE l'a affirmé avec force : nous ne devons
pas nous installer dans la réponse des autres mais dans la nôtre propre
pour traduire notre identité culturelle. II ne s'agit pas, non plus, de
revenir à une civilisation déjà dépassée mais de recueillir les valeurs
permanentes qui expriment la réalité profonde de notre humanisme.
C'est cette conviction que M. Papa Ibra TALL a eu l'occasion
d'illustrer avec passion à partir d'une analyse de la situation de l'artiste
négro-africain contemporain en dénonçant, au demeurant, les faux pro-
blèmes qui font: encore obstacle à sa liberté de création et sa quête
de modernité.
M. PASSERONnous a parlé de lyrisme africain et. de l'art contem-
porain tandis que M. Gérard BOSIOnous a décrit comment les artistes
occidentaux vivent avec l'art nègre.
Car au fond, l'Art est essentiellement lié à la Vie et à la Pensée,
ce que le R.P. M'VENG a fort bien défini en plaçant l'art nègre tradi-
tionnel au cœur de toutes les activités de nos sociétés en se référant
aux foyers traditionnels qui témoignent encore de la vitalité de nos arts.
Je n'y reviendrai pas.
Par ailleurs, nous avons senti que la définition d'une conscience
esthétique négro-africaine s'impose. A cet égard, le Professeur Alassane

155
NDAW a su, avec beaucoup d'élévation, conférer à ce problème, toutes
les dimensions de sa réalité. Le Professeur AJaSSIane NDAw a aussi sou-
ligné la spécificité du sentiment esthétique africain en démontrant, ainsi,
qu'au-delà de sa destination sociale ou 'religieuse, J'Art négro-africain
est un élément actif et constitutif de notre culture qui répond à notre
conception de la Beauté.
Dans le même ordre d'idée, M. Mohamed AZIZA a eu raison de
souligner les points communs entre la conscience esthétique négro-
africaine et la conscience esthétique arabo-berbère dans la mesure où
nos arts sont également caractérisés par le symbolisme lyrique et le
rythme face à l'art occidental conçu comme discours.
Je dois, en passant, remercier les professeurs sénégalais de lettres
et de philosophie, qui ont apporté à nos débats une contribution re-
marquable.
Mais je voudrais surtout mettre l'accent sur la communication de
M. Roger GARAUDYqui a élargi la discussion au thème majeur: l'apport
de la culture africaine à la civilisation universelle. Cet apport, M. Roger
GARAUDY,dans sa magistrale intervention, l'a situé à quatre niveaux :
- dans les rapports de l'homme avec la nature où nous substituons
au rapport de communion l'habituel rapport européen de domination
de la nature par l'homme,
- dans les rapports de l'homme avec le savoir où nous rejoignons
le combat de l'épistémologie contemporaine contre le positivisme,
- dans les rapports de l'homme avec la société où notre concep-
tion communautaire s'oppose à l'individualisme.
- dans les rapports enfin de l'homme avec son avenir que nous
envisagerons comme réflexion sur les fins et non comme prévision sur
des moyens.
Par cette énumération synthétique, M. GARAUDYa hissé le débat
à son point culminant tout en nous rendant du même coup, plus
claire, plus essentielle, la signification de la rencontre de Picasso avec
notre art et, par delà, avec notre civilisation.
Ainsi, pendant deux jours nous avons naturellement institué ce
dialogue des cultures, des manières de vivre le monde. Nous avons
pu mesurer, ensemble, cette nécessaire complémentarité des différences
auxquelles nous autres Sénégalais, derrière le penseur de la Négritude,
Léopold Sédar SENGHOR, subordonnons le possible de notre foi en la
Civilisation de l'Universel.
Avant de lever la séance, permettez-moi de remercier tous ceux
qui ont participé à ce colloque.
Nous remercions les Gouvernements canadien, espagnol et tunisien
qui ont bien voulu envoyer des représentants à nos assises.
Nous remercions le Secrétariat d'Etat français aux Affaires étran-
gères, le Centre national de la Recherche scientifique, la Direction

156
de l'Enseignement supeneur, l'ORSTOM et l'ORTF pour l'aide qu'ils
ont bien voulu nous apporter.
Nous remercions M. Gérard BOSIO, notre Conseiller artistique, pour
la part active qu'il a pris dans la réalisation de cette importante rencontre.
Nous remercions le Président de l'Assemblée nationale de l'accueil
aimable qu'il nous a réservé et le prions de considérer notre présence
ici comme un hommage rendu à la Culture.
Aux termes de nos travaux, nous invitons enfin les artistes, lee
intellectuels et spécialistes qui ont participé à ce colloque de nous
aider à faire revivre, réhabiliter et développer nos arts afin de favoriser
leur intégration à l'ensemble de la culture humaine.
Certes, la culture ne se borne pas seulement à la capitalisation, à
la conservation et à la transmission d'un patrimoine d'œuvres tradition-
nelles, si précieuses soient-elles, mais elle consiste aussi à créer de nou-
velles valeurs de civilisation.
Au demeurant, la culture est l'œuvre commune qui résulte des
efforts de tous les peuples pour exprimer et inscrire dans les faits
les aspirations et les besoins profonds des hommes.
Dès lors, toute entrave au droit des peuples à s'émanciper et à
promouvoir librement leur propre culture constitue un danger pour
l'édification de la Civilisation de l'Universel.
C'est sur cette note que je termine en pensant à nos frères de
Bissao, de l'Angola, du Mozambique et d'Afrique du Sud qui luttent
pour se libérer afin que tous ensemble, nous puissions travailler en
Afrique à cette entreprise gigantesque qui consiste à rééquilibrer et à
rajeunir la culture universelle.
Je déclare clos le colloque sur
PICASSO
L'ART NEGRE
ET LA CIVILISATION DE L'UNIVERSEL

157
TABLE DES MATIÈRES

Colloque sur Picasso, Art nègre et civilisation de l'Universel...


Pourquoi? M. Alioune SÈNE, Ministre de la Culture de la
République du Sénégal 2

Picasso et l'Art nègre. M. Pierre DAIX 7

Picasso et l'Art nègre. Débats.. . . .. .. .. . . . . .. . .. . . . 17

Sens et signification de l'Art négro-africain. Dr Doudou GUEYE 31

Sens et signification de l'Art négro-africain. Débats 45

Le lyrisme africain et la plastique contemporaine. M. René PASSERON 57

lntroduction de M. Gérard BOSIO 64

Rencontre avec l'Art nègre. M. Jean LAUDE :...... 65

Situation de l'artiste négro-africain contemporain. M. Papa Ibra TALL 85

Situation de l'artiste négro-africain contemporain. Débats 95

La conscience esthétique négro-africaine. M. Alassane NDAW 103

La conscience esthétique négra-africaine. Débats 118

L'apport de la culture africaine à la civilisation universelle. M. Roger


GARAUDY 131

L'apport de la culture africaine à la civilisation universelle. Débats. 143

La continuité de l'Art de l'Afrique Noire. M. Carlos AREAN 147

Discours de clôture prononcé par M. Alioune SÈNE, Ministre de la


Culture de la République du Sénégal .......•.............. 155

Table des matières 159

159
ACHEVÉ D'IMPRIMER
4" TRIMESTRE 1975
POUR LE COMPTE
DES NOUVELLES ÉDITIONS AFRICAINES
B.P. 260
DAKAR

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