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Revue française d'histoire d'outre-

mer

Est-ce que l'art africain existe ?


Peter Mark

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Mark Peter. Est-ce que l'art africain existe ?. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 85, n°318, 1er trimestre 1998. pp.
3-19;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.1998.3599

https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1998_num_85_318_3599

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Résumé
L'appréciation de « l'art africain » est un phénomène du XXe siècle, associé à des artistes et
collectionneurs européens. L'image de la sculpture africaine comme « primitive » et comme associée à
des rituels secrets et dangereux continue à influencer la perception de «l'art africain». La notion de
«l'art africain» était plus ou moins étrangère aux sociétés d'origine des objets. L'idée d'une esthétique
formelle était, elle aussi, le produit des sociétés occidentales. Cette idée a servi à transformer les
créations culturelles en « objets de valeur », objets que les Européens pouvaient apprécier en dehors
de tout contexte culturel. Il serait temps que les chercheurs mettent fin à la décontextualisation de l'art
africain. Quant aux historiens de l'art africain, il faudrait que leur discipline soit basée sur une
méthodologie historique.

Abstract
Interest in « African art » is a twentieth century phenomenon, associated initially with 'avant garde'
artists and collectors. The image of African sculpture as « primitive, » associated with secret and often
dangerous rituals, continues to influence both popular and scholarly perceptions. The concept of « art »
was foreign to most African cultures. The creation of a category of estheticized, rather thon ritual
objects, served to transform these artifacts into objects of value. The commodification of African
sculpture in turn was associated with the idea that these objects could be appreciated without
reference to their cultural context. The task ofart historians today is to situate the objects in their
dynamic cultural and historical context.
Est-ce que l'art africain existe ?
par
*
PETER MARK

L'appréciation de « l'art africain » est un phénomène du XXe siècle, associé à


des artistes et collectionneurs européens. L'image de la sculpture africaine comme
« primitive » et comme associée à des rituels secrets et dangereux continue à
influencer la perception de «l'art africain». La notion de «l'art africain» était
plus ou moins étrangère aux sociétés d'origine des objets. L'idée d'une
formelle était, elle aussi, le produit des sociétés occidentales. Cette idée a
servi à transformer les créations culturelles en « objets de valeur », objets que les
Européens pouvaient apprécier en dehors de tout contexte culturel. Il serait temps
que les chercheurs mettent fin à la decontextualisation de l'art africain. Quant aux
historiens de l'art africain, il faudrait que leur discipline soit basée sur une
méthodologie historique.

Mots clés : Art africain, esthétique, images européennes.

Interest in « African art » is a twentieth century phenomenon, associated


initially with 'avant garde' artists and collectors. The image of African sculpture
as «primitive, » associated with secret and often dangerous rituals, continues to
influence both popular and scholarly perceptions. The concept of « art » was
foreign to most African cultures. The création of a category of estheticized, rather
thon ritual objects, served to transform thèse artifacts into objects of value. The
commodification of African sculpture in turn was associated with the idea that
thèse objects could be appreciated without référence to their cultural context. The
task ofart historians today is to situate the objects in their dynamic cultural and
historical context.

Key words : African art, aesthetics, Western conceptions.

* Art Department, Wesleyan University, Middletown (USA).

RFHOM, t. 85 (1998), n° 318, p. 3 à 17.


4 PETER MARK

Lorsqu'on s'interroge sur « l'art africain » comme champ de recherches ou


comme objet d'intérêt pour les collectionneurs et les musées, deux questions
s'imposent. D'abord, est-ce que l'art africain existe ? Et deuxièmement, est-ce
que « l'histoire de l'art africain » existe en tant que discipline intellectuelle ?
L'appréciation des créations culturelles de l'Afrique noire est un
récent, qui date du début du XXe siècle. Cet intérêt fut, tout d'abord, le fait
de quelques artistes et collectionneurs qui, eux-mêmes, étaient associés à l'avant-
garde en France et en Allemagne. L'influence de certains masques africains sur
Picasso, au moment où, en 1906-1907, il créa « Les Demoiselles d'Avignon »
est bien connue 1 . Son contemporain, le poète Guillaume Apollinaire, fut un des
premiers Français non seulement à collectionner, mais également à écrire au
sujet de la sculpture de l'Afrique noire.
Et pourtant, si ces artistes aussi bien que les expressionnistes allemands
(Heckel, Nolde, Schmidt-Rottluff, entre autres) se sont inspirés de la forme des
sculptures africaines, ils ont complètement transformé les objets africains, objets
qu'ils ne connaissaient qu'en dehors de leur contexte social et religieux. Le style
de certaines sculptures africaines, aussi bien que leur façon de représenter le
corps humain, ont permis à ces artistes européens de s'attaquer aux conventions
artistiques de la culture européenne. Ces artistes ignoraient les cultures africaines
qui avaient produit ces sculptures. Pour eux, les objets symbolisaient plutôt une
force artistique particulièrement expressive, mais une force, ou bien une
qui s'exprimait sans référence aux cultures créatrices.
Si la sculpture africaine est devenue à ce moment partie intégrante de
« l'histoire de l'art », c'était précisément en fonction de ses rapports avec l'art
moderne européen. Depuis lors, l'art africain a été associé à la notion du
« primitif » ou plutôt au « primitivisme », deux idées étroitement liées à
l'histoire de la colonisation de l'Afrique. Cette association n'a jamais cessé
d'influencer la façon dont « l'art africain » fut conçu ou interprété par les
artistes, les collectionneurs et les intellectuels en Europe.
Les premiers artistes et critiques qui se sont intéressés à la sculpture
s'émerveillaient de sa forme. Cette forme leur paraissait ne pas être limitée
ou entravée par des contraintes culturelles comme cela était le cas pour l'art
européen. Pour eux, le « primitivisme » signifiait donc une libération, capable de
produire une force expressive étonnante.
L'idée que cette force expressive représenterait nécessairement (ou serait
associée à) des forces spirituelles mystiques et immanentes remonte à la
« découverte » de la sculpture africaine vers 1906. Picasso lui-même a exprimé
cette notion dans une conversation avec Malraux :

1. Voir inter alia William Rubin, «Picasso,» in Primitivism in Twentieth Century Art,
Muséum of Modem Art, New York, 1984, vol. 1, p. 241-333.
EST-CE QUE L ' ART AFRICAIN EXISTE ? 5

Les masques, ils n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils
étaient des choses magiques [...] Les Nègres [c'est-à-dire « l'art nègre »] ils étaient
des intercesseurs [...]. Contre tout ; contre des esprits inconnus, menaçants. Je
regardais toujours les fétiches. J'ai compris [...] Ils étaient des armes. Pour aider
les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants 2.

La sculpture africaine interprétée ainsi faisait peur 3.

C'est aussi ça qui m'a séparé de Braque. Il aimait les Nègres [...] parce qu'ils
étaient des bonnes sculptures. Il n'en a jamais eu un peu peur4.

Cette association de l'art africain avec les forces dangereuses, cette


de l'objet en un « fétiche » inquiétant, continue à influencer la façon dont
on regarde et dont on essaie de comprendre « les Nègres, » presque un siècle
après la première visite de Picasso au Musée du Trocadéro.
Si, pour Picasso et certains de ses contemporains, l'art africain ne
pas le même niveau de développement culturel que celui de la civilisation
européenne — une interprétation ethnocentrique qui servait à justifier la
et la « mission civilisatrice » — les artistes africains, eux, bénéficiaient
d'une liberté d'expression inconnue dans les sociétés civilisées.
«L'art primitif» serait plus expressif et plus spirituel, puisqu'il devait
exprimer directement l'inconscient. En effet, la qualité présumée spirituelle était
un des aspects les plus intéressants de l'art africain. Mais la perception de cette
spiritualité ou de la qualité « magique » de ces créations culturelles n'était ni le
résultat de recherches ethnographiques, ni le fruit d'une connaissance des
cultures d'où provenaient ces objets. Si certaines sculptures africaines
bien une force expressive, l'idée que cette force était nécessairement la
manifestation d'une spiritualité ou bien la représentation des esprits eux-mêmes,
renvoyait à une vision de l'Afrique noire comme le lieu de cultures primitives où
l'homme vivait en rapport étroit avec les forces naturelles brutes et immanentes.
Sur le plan religieux, l'image d'une Afrique primitive, déjà présente au
xvnf siècle à travers les idées de certains philosophes comme de Brosses, faisait
partie d'une vision hiérarchisée des civilisations avec, au sommet, les sociétés
chrétiennes et, en bas de l'échelle, les sociétés « païennes ». Paradoxalement, les
forces mystérieuses qui étaient l'objet de croyances censées être « primitives »
attiraient l'intérêt des artistes et des collectionneurs européens. Or, ces forces

2. André Malraux, La Tête d'Obsidienne, Paris, 1974, p. 18.


3. Dans un article qui vient de paraître, Robert Thompson observe cette transformation des
qualités spirituelles de la sculpture africaine par Picasso : « Le sens de cette expression [sacrée] pour
des connaisseurs ou artistes africains [...] fut passé sous silence, ignoré ou pire, réinterprété en termes
de croyances imaginaires associées à la peur et à la superstition. » Robert Thompson, « L'instant
d'égalité : perceptions des Amérindiens, des Aborigènes australiens et des Africains sur l'art et le
modernisme », in Dédale, Postcolonialisme, Décentrement Déplacement Disssémination,
1997, p. 234.
4. Malraux., p. 19.
6 PETER MARK

— aussi dangereuses que mystérieuses — existaient avant tout dans


l'imaginaire européen.
Picasso s'intéressait donc à l'art africain en partie précisément pour des
qualités — sa supposée spiritualité — liées en fait à l'image d'une Afrique
«primitive». Il s'agissait d'un cercle vicieux ou d'un « Teufelskreis »
L'appréciation de la force expressive des sculptures allait de pair avec
une approche qui visait à « mystifier » les objets et les cultures d'où ils venaient.
Cette approche empêchait le développement d'une vraie connaissance des
sociétés africaines. La démystification du « primitif» risquait donc d'entraîner
une perte d'intérêt. Par contre, la mystification impliquait le maintien d'une
distance intellectuelle et humaine entre les cultures africaines et les Occidentaux
qui s'y intéressaient.
Ce n'était pas une coïncidence si, parmi les traditions artistiques les plus
appréciées en Europe, figuraient les objets associés à des rites secrets. Certains
de ces objets, tout au moins dans l'imaginaire européen, furent associés à des
rituels secrets, même inconnus, mais entourés de sang. Que cette sculpture
expressive cachait des pratiques à faire frémir !
La mystification de l'objet — le fait de le voir comme l'expression de
croyances secrètes et de rites primitifs dangereux et, à la limite, hors
d'atteinte — va à contresens d'un esprit universel. Si la sculpture africaine
prouvait bien l'existence d'un esprit créateur ou d'une esthétique universelle, il y
avait par contre une contradiction avec la notion de culture primitive représentée
par cette même sculpture.
Cette situation serait seulement d'un intérêt historique s'il ne s'agissait que
du passé et si la mystification de la sculpture africaine n'empêchait pas le
développement d'une meilleure connaissance des cultures africaines.
Quelques études historiques récentes, telle la monographie d'Annie
Coombes au sujet de l'image de l'Afrique en Angleterre à la fin du XIXe siècle et
de la réception de l'art du royaume du Bénin, montrent bien que l'image d'une
civilisation décadente fut largement la création de l'Europe impériale 5. Si les
sculptures en « bronze » du Bénin étaient la preuve d'une culture raffinée, le
royaume de Bénin caractérisé, selon l'imagerie anglaise, par d'importantes
sacrifices humains, se serait dégradé depuis l'époque des chefs-d' œuvres
artistiques. Ainsi, en dépit du haut niveau de ses créations artistiques, le royaume
tel qu'on le décrivait en 1897 justifiait la conquête et la colonisation par la
Grande-Bretagne.
La décadence supposée du Bénin n'a pas manqué d'influencer l'histoire de
sa sculpture et la façon dont elle fut interprétée par les historiens de l'art. Dans
ce contexte, il est intéressant de noter que la théorie du développement stylistique

5. Annie Coombes, Reinventing Africa : Muséums, Material Culture, and popular


in late Victorian and Edwardian England, New Haven, Yale University Press, 1994.
EST-CE QUE L'ART AFRICAIN EXISTE? 7

des « bronzes » du Bénin, théorie élaborée juste après la conquête de sa capitale


en 1897, a la singularité de proposer que les objets les plus « classiques » et les
plus raffinés du point de vue technique, seraient les plus anciens (XVe et
xvf siècle) et que les styles postérieurs, du xvif au XIXe siècle, montraient une
perte progressive de raffinement stylistique. Jusqu'à présent, quoique aucune
date n'ait été établie par des méthodes scientifiques, l'hypothèse d'un
stylistique et technique unilinéaire, du plus raffiné au plus décadent, n'a
été le sujet que d'une seule critique globale, avancée par un historien, Stefan
Eisenhoffer6.
Il est possible que cette chronologie « renversée » soit correcte. Je constate
seulement que l'absence d'esprit critique, face à la tradition sculpturale africaine
la plus connue en Occident, montre jusqu'à quel point on reste marqué par des
conceptions coloniales.

MYTHES ET STÉRÉOTYPES AUTOUR DE V ART AFRICAIN

Aujourd'hui encore, la perception occidentale de l'art africain est influencée


par des constructions intellectuelles stéréotypées qui au début de notre siècle
faisaient partie d'une idéologie caractéristique de l'époque coloniale. On se
trouve encore face à un processus de « mystification » de l'art. Ce processus
privilégie les recherches sur l'association entre certains objets et des rituels
secrets. Dans cette optique, les rituels en Afrique sont limités à des coutumes
dangereuses et sanguinaires. Certes, chaque être humain, voire chaque société, a
ses propres secrets, ses connaissances et ses rituels privilégiés et privés. Mais les
secrets que l'imaginaire occidental associe à l'art africain sont bien singuliers ;
ils cachent des pratiques innommables. On n'échappe pas facilement aux
mythes de la « Darkest Africa ». Plus ça change [...]
Aujourd'hui encore, on est loin de la démystification du sujet. En 1997 le
musée Dapper présente une exposition intitulée « Magies », sujet censé attirer le
public. Même si le catalogue — avec des articles écrits par des historiens de
l'art — le dément, nous n'avons pas encore échappé à une approche mettant en
avant l'association des objets africains avec des rites surnaturels et « la
». Que ces termes soient problématiques, le musée en convient : « Magies :
mot difficile à employer parce que trop équivoque, qui en fait surgir un autre,
sorcellerie, dont les connotations sont des plus négatives » 7.

6. Voir Stefan Eisenhofer, « Félix von Luschan and early German-Language Bénin Studies »,
African Arts, vol. xxx, n° 3, été 1997, p. 62-67.
7. Musée Dapper, Magies, Paris, 1996, introduction, p. 9.
8 PETER MARK

Mais c'est le Musée lui-même qui a choisi le titre et qui a employé ces
termes. On utilise de tels concepts — « magie », « sorcellerie » — tout en les
qualifiant de « négatifs » ! En l'occurrence, le musée Dapper fait preuve d'une
continuité remarquable en la matière, depuis « Objets interdits » (1989) jusqu'à
« Magies ».
Ces rites que l'Europe lie si volontiers à l'art en Afrique sont caractérisés
par deux éléments, le sang — de préférence du sang humain — et la mort — de
préférence la mort ou même le sacrifice humain. Si, au début de notre siècle,
l'image s'est répandue de royaumes sanglants comme le Bénin et le Dahomey,
une étude récente, The Making of Bamana Sculpture, procède de la même
logique en s'appliquant à l'art des Bamanas (Bambaras) du Mali.
L'auteur prend au pied de la lettre toute affirmation du sculpteur/forgeron
bamana. Par exemple, affirmer que se consacrer à la création des masques
Komo, c'est entrer dans un monde où le sculpteur est censé sacrifier ses
proches et où il lui faut tuer ou être tué. D'après cet auteur, les sculpteurs « live
out lonely and discordant destinies [...] [and] must silently endure great and
inévitable losses in the search for creativity » 8. Car leur rôle de sculpteur
implique nécessairement la mort de leurs proches : « His "contract" has long
since been signed [...] he quietly watches the grandchildren he knows he will
lose » 9. Ceci revient à ne pas différencier métaphore et « réalité ».
Est-ce que l'historien de l'art de la Renaissance oserait parler des images de
la Crucifixion comme des représentations d'un sacrifice humain ? Ou des
du Saint Sacrement comme centrées sur l'image du cannibalisme ?
Ce serait prendre le mythe sacré au pied de la lettre et confondre métaphore et
réalité. Personne ne le ferait. Même si Michelangelo parlait de lui-même comme
d'un Créateur, les historiens se gardent de le comprendre au sens littéral.
Les paroles des forgerons bamanas, interprétées dans un sens métaphorique,
attesteraient de l'importance du rôle spirituel joué par le forgeron/créateur de
masques. Mais le forgeron qui raconte sa vie, n'aurait-il pas tendance à exagérer
sa propre puissance spirituelle ? Et n'est-il pas capable, en percevant le but visé
par le chercheur, de protéger ses propres secrets professionnels ? C'est en
manipulant son discours qu'il présente une image effrayante des forces
qui constitueraient le champ de son propre travail. Faute d'esprit critique
— esprit qui devrait prendre en compte les rapports entre chercheurs et
informateurs — , l'interprétation qui prend ces témoignages au pied de la lettre
sert à recréer l'image stéréotypée d'un « art africain » primitif, qui cache des
forces meurtrières du monde invisible. La mystification de l'art africain reste,
hélas, d'actualité.

8. Sarah Brett-Smith, The Making of Bamana Sculpture, Creativity and Gender, Cambridge
Univer.sity Press, 1994, p. 254.
9. Ibid.
EST-CE QUE L'ART AFRICAIN EXISTE ? 9

Pour les historiens de l'art africain, ce qui s'impose, c'est la démystification


de l'art africain. Les masques — aussi bien que tous les objets à fonction
rituelle — ont souvent une signification qui n'est connue que par les adeptes du
rite ou par les initiés. Mais le chercheur étranger devrait se rendre compte que
dans ce domaine ce qui importe c'est le fait qu'il existe un secret, plutôt que le
contenu précis de ce secret. Et le respect d' autrui demande que soit respecté de
façon absolue le droit au secret des peuples que nous avons choisi comme sujet
de recherches. Ces connaissances, une fois mises au jour (ou détaillées dans une
monographie) pourraient nous paraître assez banales. L'idée que les « secrets »
de l'art africain impliquent nécessairement le sang et le danger fait partie des
notions stéréotypées les plus anciennes. Il ne faudrait pas de toute façon penser
que les connaissances « secrètes » constituent une rupture fondamentale avec la
partie des rituels et des notions métaphysiques qui ne nous est pas cachée. Dans
ce contexte on pourrait citer l'anthropologue Jane Guyer. En parlant de « adept-
type knowledge » (connaissances privilégiées ou « secrètes ») elle écrit : « [such]
knowledge would be [...] not so completely esoteric that ail connection to
common understanding is severed » 10.

l'objet africain comme article économique

Les masques et les sculptures en bois sont devenus des objets prisés par les
collectionneurs de l'art africain à l'époque de l' entre-deux-guerres. Pour ces
collectionneurs, « l'art primitif » représentait leur propre ouverture d'esprit, voire
une association à l' avant-garde.
Pour les galeries d'art il s'agissait, comme il s'agit toujours, de la
en marchandise de la culture d' autrui. La mise en valeur des qualités
« esthétiques » — définies par les Occidentaux de façon à dissocier les objets de
leur contexte culturel — servait les intérêts des collectionneurs et surtout des
marchands d'art. Pas besoin de connaître, ni d'apprécier la culture d'origine, si
on peut apprécier l'objet au nom d'une présumée esthétique universelle.
Ce n'était pas par hasard que l'interprétation esthétique figurait dans les
livres et les articles écrits par les premiers grands collectionneurs d'objets
africains, tel Lladislaw Ségy. Une anecdote : vers la fin de sa vie, il accueillit dans
sa galerie à New York un jeune chercheur. Pendant qu'il montrait aimablement
son impressionnante collection, il ne cessait pas de critiquer les ethnologues qui

10. Jane Guyer, «Traditions of Invention in Equatorial Africa», African Studies Review, vol.
39, n° 3 (1996), p. 19.
10 PETER MARK

réduisaient l'art africain à son contexte culturel, en insistant sur sa signification


sociale. Le jeune chercheur que j'étais s'est senti très mal à l'aise.
Dans un bel article paru récemment dans Art tribal, Jean-Louis Paudrat
décrit le développement des collections d'art africain à Paris dans les années
1920 n. Si l'on peut repérer 147 collections particulières à cette époque, la
promotion culturelle et commerciale de l'art « primitif» était souvent le travail
d'un même individu, en l'occurrence Paul Guillaume 12. D'ailleurs, ces
— Ratton, Guillaume entre autres — prêtaient leurs objets aux
et figuraient parmi les premiers théoriciens à développer la notion d'une
esthétique universelle, c'est-à-dire des critères pour évaluer la sculpture valables
en dehors de tout contexte culturel pour toutes les sociétés humaines. Comme le
dit Paudrat, en évoquant un de ces amateurs d'art «primitif» : «Waldemar
George [croyait] aux valeurs de civilisation et d'universalité qui s'incarneraient
dans l'autonomie de la sculpture africaine dont la perfection formelle [...]
n'aurait nul besoin de [...] l'ethnographie [...]» 13.
La notion « d'art africain » est le produit de cette période des premières
grandes collections européennes. Cette notion était plus ou moins étrangère aux
sociétés d'origine des objets. L'idée d'être « africain » ou d'appartenir à une
« civilisation africaine » n'existait pas en Afrique avant la période coloniale.
K. Anthony Appiah a bien montré dans une série d'articles que la conscience
d'être « des Africains » est le produit d'une histoire récente 14, à partir de la fin
du XIXe siècle.
La notion même d'art n'était pas non plus une idée connue par ceux qui,
dans les sociétés africaines, créèrent la plupart des masques, sculptures et autres
objets rituels qui, en dehors de l'Afrique, étaient tant appréciés par les galeries et
les collectionneurs. A quelques exceptions près, l'idée d'art était étrangère aux
cultures d'où venait « l'art africain » 15. Ce phénomène a été décrit par Appiah :

11. Jean-Louis Paudrat, «Les arts sauvages à Paris au seuil des années trente», Art Tribal
(1996), p. 41-58.
12. Paudrat, p. 48.
13. Paudrat, p. 57.
14. Voir inter alla K.Anthony Appiah, « Why Africa? Why Art?», in Africa, the Art of a
Continent, New York, Abrams, 1996, p. 5-8. Appiah reprend les mêmes idées dans son article « The
Arts of Africa, », The New York Review ofBooks, 27-4-97, p. 46 ff.
15. Suzanne Blier s'oppose à l'interprétation d' Appiah, dans un article où elle affirme que la
notion d'art — ou des conceptions similaires — existait dans le royaume de Dahomey et ailleurs ;
voir Blier, « Enduring Myths of African Art », in Africa, the Art of a Continent, p. 26-32. Ceci
nonobstant, il faut avouer que ce sont des cas exceptionnels. La notion « d'art », appliquée aux
créations culturelles de l'Afrique coloniale ou précoloniale, représente une transformation de
catégorie.
Je ne veux pas dire que les sociétés africaines n'avaient pas de sens critique quant à la qualité des
objets qu'elles produisaient. Mais ce .sens, qu'on pourrait appeler « une esthétique, » était très
souvent lié à la fonction et à l'efficacité apparente des objets. Faire abstraction formelle de ce
sentiment afin de le transformer en « esthétique universelle, » ne s'accorde pas aux normes locales
africaines. Le sens critique yoruba est le sujet d'une étude importante de Robert F. Thompson, Black
Gods and Kings, Indiana, 1976, chap. 3.
EST-CE QUE L'ART AFRICAIN EXISTE ? 11

« We hâve received ideas about art and about artists : and [...] most of thèse
ideas were not part of the cultural baggage of the people who made the
objects » 16.
Quelle unité ou quelles continuités conceptuelles pourraient donc lier les
créations culturelles très diverses et issues de sociétés aussi variées que, entre
autres, l'empire Asante et les sociétés sans État de la région côtière de Guinée-
Bissau ? L'idée que tous ces objets — qu'ils fassent partie des rites religieux ou
qu'ils soient des objets fonctionnels — étaient « de l'art » fut basée sur la même
notion abstraite d'une esthétique universelle qu'évoquait en 1929 Waldemar
George. Cette notion fut largement étrangère aux sociétés africaines où, très
souvent, le sens de la qualité relative des objets était lié à leur efficacité rituelle ou
spirituelle ou, pour l'architecture domestique, à l'expression d'un statut social
digne du propriétaire. L'idée d'une esthétique purement formelle était, par
contre, le produit des cultures occidentales.
L'objet-devenu-œuvre-d'art, séparé de son contexte socio-religieux, ne
pouvait donc être évalué selon des paramètres associés à ce contexte perdu. Il ne
restait que ses qualités formelles ; d'où l'appel des collectionneurs européens à
la notion d'une « esthétique universelle ». Le rejet de la notion du sens universel
esthétique fait partie des critiques de l'art contemporain 17 aussi bien que des
critiques de l'histoire de l'art africain. Dans un article qui fera date, consacré à la
transformation des objets rituels en objets d'art, Mamadou Diawara observe
que : « L'objet dogon, en dehors de son contexte social, historique et donc
sécularisé, devient "un objet de valeur", "une pièce de musée" » 18. Plus loin, il
ajoute cette remarque qui vise directement la transformation de catégories : « Un
objet devient "objet d'art" au moment où quelqu'un qui appartient au "Art
World" l'appelle ainsi » 19.
Nous nous retrouvons ainsi face à une transformation conceptuelle qui sert à
faciliter l'appropriation des objets culturels et à faciliter l'expropriation d'une
partie du patrimoine. C'est ce que Paul Valéry appelait, avec raison, « ordonner à
des fins européennes le reste du monde. »
Si les « artistes » africains eux-mêmes n'étaient pas conscients d'avoir créé
de l'art, qui a défini leurs créations comme telles ? Et quels critères ont servi à
établir la définition de ce qui est — et de ce qui n'est pas — de l'art ? Il est vrai
que le critère fondamental qui définissait l'idéologie des collectionneurs et des
musées d'art occidentaux, c'était la notion d'une « esthétique ». Mais en même
temps, l'historiographie de l'art africain montre bien que la catégorie « d'art »

16. Appiah, « The Arts of Africa », p. 48.


17. Voir Gérard Genette, L'œuvre de l'art, t. 2, Paris, 1997, cité par Yves MlCHAUD in La Crise
de l'art contemporain, Paris, 1997, p. 199.
18. Mamadou DlAWARA, « Le cimetière des autels, le temple aux trésors : réflexion sur les musées
d'art africain, » in Wissenschaftscolleg zu Berlin, Jahrbuch 1994-1995, p. 226-252.
19. Diawara, p. 237.
12 PETER MARK

fut pendant longtemps limitée à des objets en bois sculpté ou à des sculptures
faites en ivoire et en métal. Bref aux matériaux qui se conservent et aux objets
qui correspondaient déjà à une certaine idée occidentale de l'art. On pourrait
aussi dire que la définition de l'art africain comportait ce qui se vend sur le
marché international.
Et, il faut l'avouer, le marché de l'art reste toujours une force importante, qui
exerce une influence non seulement sur les expositions dans les musées, mais
aussi sur la recherche. On n'a qu'à feuilleter des revues comme African Arts ou
Arts d'Afrique noire, où les articles du genre ethnologie/histoire de l'art sont
entremêlés avec des annonces de ventes aux enchères et avec la publicité pour les
galeries. Ces rapports sont complexes, surtout au niveau de l'indépendance du
chercheur scientifique, car une fois qu'elle devient le sujet d'un article, la
production « artistique » d'un groupe ou d'une « ethnie » verra sa valeur
augmenter sur le marché.

Au cours de mes propres recherches parmi les Jolas de la Casamance au


Sénégal, j'ai été attiré par les masques fabriqués en fibres tressés et décorés avec
des cornes de vaches et d'autres matériaux. Ces masques d'initiation, que les
Jolas appellent sijumbi, m'intéressaient en partie parce qu'ils n'étaient pas
sculptés en bois. En fonction des matériaux de fabrication, ils se trouvaient donc
à la limite de la catégorie de « sculpture » (photo 1).
Les masques africains en fibres ne faisaient pas merveille en effet sur le
marché d'art. Quelques années après avoir publié un livre sur les masques
sijumbi20, y ai appris qu'un de ces masques à cornes faisait la vedette lors
d'une exposition présentée par la fondation qui avait subventionné une partie de
mes recherches et que ces masques Jola figuraient dans le catalogue, dont le
texte reprenait mes descriptions (même avec les fautes de l'original) 21.
La décision d'inclure un masque jola dans cette exposition me faisait
plaisir ; Vejumbi est, bien entendu, un masque. Est-ce qu'il est pour autant un
objet d'art ? Une telle définition ne semble pas évidente, surtout pour le jeune
homme qui le porte au moment où il sort de la forêt sacrée, à la fin de
l'initiation, ou pour les initiés qui jettent leur masque au sol pour le laisser
pourrir dans la forêt, après le bukut. Mais, puisque les sijumbi se trouvent
désormais dans les catalogues et dans les grandes expositions et puisqu'ils se
vendent sur le marché... n'est-ce pas de l'art ?
Si Vejumbi est bien de l'art, cette définition pose d'autres problèmes. Car il
est vrai que le masque ne constitue qu'une partie — quoiqu'une partie
— de la cérémonie du kuisen ou gagalen — le retour des initiés au village à

20. The Wild Bull and the Sacred For est ; Form, Meaning and Change in Senegambian
Initiation Masks, Cambridge, 1992.
21. Fondation Dapper, Masques, Paris, 1996.
EST-CE QUE L1 ART AFRICAIN EXISTE ? 13

la fin du bukuî. Et si Yejumbi fait partie du costume des initiés, leurs vêtements
en fibres d'écorce sont aussi importantes. Et cet ensemble constitue un aspect
— parfois secondaire — de la danse des initiés. Est-ce que notre catégorie d'art
inclut les vêtements ? Comprend-elle la danse elle-même ?
Est-ce qu'une danse initiatique sans masques serait de l'art ? Quand j'ai
assisté au bukut au village de Thionk-Essyl en 1994, la plupart des initiés ne
portaient pas d'ejumbi. (photo 2, personnage à droite) L'ethnologue ne se bome
pas à cet aspect du rituel, mais l'historien de l'art ? Quant au collectionneur,
comment pourrait-il exposer une jupe en fibres d'écorce de baobab ? Comment
pourrait-il la conserver ? Et une galerie d'art, arriverait-elle à vendre un tel
objet ? 22
Et la danse des initiés ? A part un groupe folklorique, qui pourrait la
présenter ? Pourtant, les manifestations folkloriques poussent à une autre
de l'art 23 ; on est loin, avec l'art du corps et du mouvement, du terrain
habituel des historiens de l'art. Si les groupes folkloriques disposent, parfois,
des moyens pour commercialiser leurs produits culturels, il est difficile
qu'une galerie pourrait vendre les danses. Peut-être par le biais des
cassettes vidéos !
La définition de l'art africain n'arrête pas de poser des problèmes. En
Afrique les masques et la sculpture n'ont jamais l'autonomie qu'ils ont en
Occident. Étudier les masques sans se soucier des rythmes et des mouvements
des danses qui rendent ces objets vivants, n'a pas de sens 24. Mais, est-ce que la
danse devient un sujet pour l'historien de l'art seulement au moment où les
danseurs portent des masques ? Au bukut, il y a toujours des jeunes qui dansent
en tenue de fête, et qui portent des casques à cornes — qui ne recouvrent pas leur
visage (photos 3, 4). Ces casquettes, qu'on appelle usikoi, ne sont pas des
masques, mais on ne les exclurait pas d'une étude de « l'art du bukut ».
Lors du bukut, certains vêtements des initiés — surtout un pagne brodé par
la mère de l'initié — montrent une esthétique très raffinée. Ces fulundim sont
souvent plus intéressants que certains exemplaires récents de sijumbi. Ces
tissus, aussi bien que les danses athlétiques de ceux qui les portent (photos 3, 4),
devraient intéresser l'historien de l'art autant que les masques à cornes.25

22. Il faut applaudir l'initiative, prise par quelques galeries et musées, de monter des expositions
de costumes, ou bien de casques et de chapeaux. Voir entre autres, Galerie Jahn, Munich,
« Traditional African Headdresses », 1985 ; voir aussi Opéra du Rhin, Strasbourg, 1997, exposition
de chapeaux et de casques du monde entier.
23. Sur les danses folkloriques, voir Mark, «Art, ritual and folklore: Dance and cultural
identity among the peoples of the Casamance », Cahiers d'études africaines, 1994, n° 4, p. 563-
584.
24. Parmi les auteurs qui ont étudié les liens entre sculpture et musique et entre arts plastiques et
mouvement, il faut citer l'œuvre très originale de Robert Thompson, African Art in Motion,
University of California, 1974.
25. Sur les fulundim, voir C. Chupin, F. de Jong, et Mark, « Ritual, masking traditions, and the
impact of gender rôles in the Jola men's initiation, » in African Arts, à paraître, 1998.
14 PETER MARK

Est-ce qu'on pourrait dire que l'ensemble — les masques aussi bien que les
pagnes et les danses — devient de l'art à partir du moment où un chercheur écrit
un article ou publie un livre sur « l'art de l'initiation jola ? » Évidemment, je ne
prétends pas avoir « créé » ni « découvert » l'art des Jolas. Ce sont les Jolas
— ou leurs ancêtres — qui ont créé ces masques et ces cérémonies il y a au
moins 300 ans. Le rôle du chercheur est de proposer que toutes ces créations
culturelles soient reconnues comme dignes de l'intérêt des africanistes.

VERS UNE NOUVELLE HISTOIRE DE L'ART

La création de la catégorie de « l'art africain », composée d'objets enlevés


de leur contexte historique et culturel, fait partie et de l'expérience coloniale et de
la transformation en marchandise des créations culturelles africaines.
Ethnologues et historiens de l'art ont certes joué un rôle important dans ce
processus. Comment s'en sortir ?
Il ne s'agit pas moins que de recréer la discipline de l'histoire de l'art
africain. Il faudrait d'abord éviter la mystification du sujet. Et il faudrait situer
les objets étudiés dans leur contexte historique. Comme l'a écrit l'historien
Mamadou Diawara, « abandonner le primat de l'esthétique et travailler plus sur
des aspects historiques et anthropologiques s'impose » 26.
Pour éviter que la recherche sur l'art africain ne soit un reflet des notions
eurocentriques de l'art et des critères esthétiques, et surtout pour échapper à une
approche qui sert à mystifier son sujet, il n'y a qu'une solution. Toute recherche
doit être basée sur le contexte précis — contexte culturel, socio-économique et
intellectuel — qui a donné naissance aux objets.
Loin d'être figées dans le temps, les sociétés africaines coloniales et
précoloniales furent caractérisées par des structures sociales et culturelles
même avant l'arrivée des Européens. Étudier l'histoire culturelle — et
l'histoire de l'art — c'est étudier un processus dynamique. Si on parle « d'art
africain précolonial », on ne devrait pas pour autant douter que les formes, les
fonctions et la signification ont évolué de façon importante avant le XIXe siècle.
Cette évolution fut parfois le produit de contacts commerciaux entre les
différents peuples ; parfois elle fut le résultat de migrations ou de conquêtes
militaires. L'image « d'ethnies » isolées chacune dans leur propre espace
et culturel n'est qu'une illusion. Les historiens de l'Afrique ont
dépassé depuis longtemps cette illusion. Il serait temps que les historiens de

26. Diawara, p. 294.


EST-CE QUE L'ART AFRICAIN EXISTE ? 15

l'art africain prennent en compte le dynamisme des sociétés précoloniales et


coloniales.
Et finalement, pour que l'histoire de l'art puisse ajouter à notre
connaissance de l'Afrique et de ses peuples, il faudrait que la discipline soit
basée sur une méthodologie historique. Situer les objets étudiés dans leur propre
contexte dynamique socioculturel implique une approche historique. Il faudrait
une vision historique à la fois locale et globale ; c'est le seul moyen de restituer
les objets à leurs propres cultures et de les libérer des notions eurocentriques.

Peter Mark
1. Masque d'initiation ejumbi des Jolas (Sénégal)
(Vienne, Muséum fur Volkerkunde, avant 1886).
2.1nitiation des jeunes hommes dans une comm
l'initié à droite porte une jupe en écorce, ma
(photo Clémence Chupin).
3. Initiés jolas portant des casquettes à cornes usikoi, et d
(photo Clémence Chupin).
4. Danse d'un initié jola qui porte Vusikoi et lefulundim, 1994
(photo Clémence Chupin).

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