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Mark Peter. Est-ce que l'art africain existe ?. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 85, n°318, 1er trimestre 1998. pp.
3-19;
doi : https://doi.org/10.3406/outre.1998.3599
https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1998_num_85_318_3599
Abstract
Interest in « African art » is a twentieth century phenomenon, associated initially with 'avant garde'
artists and collectors. The image of African sculpture as « primitive, » associated with secret and often
dangerous rituals, continues to influence both popular and scholarly perceptions. The concept of « art »
was foreign to most African cultures. The creation of a category of estheticized, rather thon ritual
objects, served to transform these artifacts into objects of value. The commodification of African
sculpture in turn was associated with the idea that these objects could be appreciated without
reference to their cultural context. The task ofart historians today is to situate the objects in their
dynamic cultural and historical context.
Est-ce que l'art africain existe ?
par
*
PETER MARK
1. Voir inter alia William Rubin, «Picasso,» in Primitivism in Twentieth Century Art,
Muséum of Modem Art, New York, 1984, vol. 1, p. 241-333.
EST-CE QUE L ' ART AFRICAIN EXISTE ? 5
Les masques, ils n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils
étaient des choses magiques [...] Les Nègres [c'est-à-dire « l'art nègre »] ils étaient
des intercesseurs [...]. Contre tout ; contre des esprits inconnus, menaçants. Je
regardais toujours les fétiches. J'ai compris [...] Ils étaient des armes. Pour aider
les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants 2.
C'est aussi ça qui m'a séparé de Braque. Il aimait les Nègres [...] parce qu'ils
étaient des bonnes sculptures. Il n'en a jamais eu un peu peur4.
6. Voir Stefan Eisenhofer, « Félix von Luschan and early German-Language Bénin Studies »,
African Arts, vol. xxx, n° 3, été 1997, p. 62-67.
7. Musée Dapper, Magies, Paris, 1996, introduction, p. 9.
8 PETER MARK
Mais c'est le Musée lui-même qui a choisi le titre et qui a employé ces
termes. On utilise de tels concepts — « magie », « sorcellerie » — tout en les
qualifiant de « négatifs » ! En l'occurrence, le musée Dapper fait preuve d'une
continuité remarquable en la matière, depuis « Objets interdits » (1989) jusqu'à
« Magies ».
Ces rites que l'Europe lie si volontiers à l'art en Afrique sont caractérisés
par deux éléments, le sang — de préférence du sang humain — et la mort — de
préférence la mort ou même le sacrifice humain. Si, au début de notre siècle,
l'image s'est répandue de royaumes sanglants comme le Bénin et le Dahomey,
une étude récente, The Making of Bamana Sculpture, procède de la même
logique en s'appliquant à l'art des Bamanas (Bambaras) du Mali.
L'auteur prend au pied de la lettre toute affirmation du sculpteur/forgeron
bamana. Par exemple, affirmer que se consacrer à la création des masques
Komo, c'est entrer dans un monde où le sculpteur est censé sacrifier ses
proches et où il lui faut tuer ou être tué. D'après cet auteur, les sculpteurs « live
out lonely and discordant destinies [...] [and] must silently endure great and
inévitable losses in the search for creativity » 8. Car leur rôle de sculpteur
implique nécessairement la mort de leurs proches : « His "contract" has long
since been signed [...] he quietly watches the grandchildren he knows he will
lose » 9. Ceci revient à ne pas différencier métaphore et « réalité ».
Est-ce que l'historien de l'art de la Renaissance oserait parler des images de
la Crucifixion comme des représentations d'un sacrifice humain ? Ou des
du Saint Sacrement comme centrées sur l'image du cannibalisme ?
Ce serait prendre le mythe sacré au pied de la lettre et confondre métaphore et
réalité. Personne ne le ferait. Même si Michelangelo parlait de lui-même comme
d'un Créateur, les historiens se gardent de le comprendre au sens littéral.
Les paroles des forgerons bamanas, interprétées dans un sens métaphorique,
attesteraient de l'importance du rôle spirituel joué par le forgeron/créateur de
masques. Mais le forgeron qui raconte sa vie, n'aurait-il pas tendance à exagérer
sa propre puissance spirituelle ? Et n'est-il pas capable, en percevant le but visé
par le chercheur, de protéger ses propres secrets professionnels ? C'est en
manipulant son discours qu'il présente une image effrayante des forces
qui constitueraient le champ de son propre travail. Faute d'esprit critique
— esprit qui devrait prendre en compte les rapports entre chercheurs et
informateurs — , l'interprétation qui prend ces témoignages au pied de la lettre
sert à recréer l'image stéréotypée d'un « art africain » primitif, qui cache des
forces meurtrières du monde invisible. La mystification de l'art africain reste,
hélas, d'actualité.
8. Sarah Brett-Smith, The Making of Bamana Sculpture, Creativity and Gender, Cambridge
Univer.sity Press, 1994, p. 254.
9. Ibid.
EST-CE QUE L'ART AFRICAIN EXISTE ? 9
Les masques et les sculptures en bois sont devenus des objets prisés par les
collectionneurs de l'art africain à l'époque de l' entre-deux-guerres. Pour ces
collectionneurs, « l'art primitif » représentait leur propre ouverture d'esprit, voire
une association à l' avant-garde.
Pour les galeries d'art il s'agissait, comme il s'agit toujours, de la
en marchandise de la culture d' autrui. La mise en valeur des qualités
« esthétiques » — définies par les Occidentaux de façon à dissocier les objets de
leur contexte culturel — servait les intérêts des collectionneurs et surtout des
marchands d'art. Pas besoin de connaître, ni d'apprécier la culture d'origine, si
on peut apprécier l'objet au nom d'une présumée esthétique universelle.
Ce n'était pas par hasard que l'interprétation esthétique figurait dans les
livres et les articles écrits par les premiers grands collectionneurs d'objets
africains, tel Lladislaw Ségy. Une anecdote : vers la fin de sa vie, il accueillit dans
sa galerie à New York un jeune chercheur. Pendant qu'il montrait aimablement
son impressionnante collection, il ne cessait pas de critiquer les ethnologues qui
10. Jane Guyer, «Traditions of Invention in Equatorial Africa», African Studies Review, vol.
39, n° 3 (1996), p. 19.
10 PETER MARK
11. Jean-Louis Paudrat, «Les arts sauvages à Paris au seuil des années trente», Art Tribal
(1996), p. 41-58.
12. Paudrat, p. 48.
13. Paudrat, p. 57.
14. Voir inter alla K.Anthony Appiah, « Why Africa? Why Art?», in Africa, the Art of a
Continent, New York, Abrams, 1996, p. 5-8. Appiah reprend les mêmes idées dans son article « The
Arts of Africa, », The New York Review ofBooks, 27-4-97, p. 46 ff.
15. Suzanne Blier s'oppose à l'interprétation d' Appiah, dans un article où elle affirme que la
notion d'art — ou des conceptions similaires — existait dans le royaume de Dahomey et ailleurs ;
voir Blier, « Enduring Myths of African Art », in Africa, the Art of a Continent, p. 26-32. Ceci
nonobstant, il faut avouer que ce sont des cas exceptionnels. La notion « d'art », appliquée aux
créations culturelles de l'Afrique coloniale ou précoloniale, représente une transformation de
catégorie.
Je ne veux pas dire que les sociétés africaines n'avaient pas de sens critique quant à la qualité des
objets qu'elles produisaient. Mais ce .sens, qu'on pourrait appeler « une esthétique, » était très
souvent lié à la fonction et à l'efficacité apparente des objets. Faire abstraction formelle de ce
sentiment afin de le transformer en « esthétique universelle, » ne s'accorde pas aux normes locales
africaines. Le sens critique yoruba est le sujet d'une étude importante de Robert F. Thompson, Black
Gods and Kings, Indiana, 1976, chap. 3.
EST-CE QUE L'ART AFRICAIN EXISTE ? 11
« We hâve received ideas about art and about artists : and [...] most of thèse
ideas were not part of the cultural baggage of the people who made the
objects » 16.
Quelle unité ou quelles continuités conceptuelles pourraient donc lier les
créations culturelles très diverses et issues de sociétés aussi variées que, entre
autres, l'empire Asante et les sociétés sans État de la région côtière de Guinée-
Bissau ? L'idée que tous ces objets — qu'ils fassent partie des rites religieux ou
qu'ils soient des objets fonctionnels — étaient « de l'art » fut basée sur la même
notion abstraite d'une esthétique universelle qu'évoquait en 1929 Waldemar
George. Cette notion fut largement étrangère aux sociétés africaines où, très
souvent, le sens de la qualité relative des objets était lié à leur efficacité rituelle ou
spirituelle ou, pour l'architecture domestique, à l'expression d'un statut social
digne du propriétaire. L'idée d'une esthétique purement formelle était, par
contre, le produit des cultures occidentales.
L'objet-devenu-œuvre-d'art, séparé de son contexte socio-religieux, ne
pouvait donc être évalué selon des paramètres associés à ce contexte perdu. Il ne
restait que ses qualités formelles ; d'où l'appel des collectionneurs européens à
la notion d'une « esthétique universelle ». Le rejet de la notion du sens universel
esthétique fait partie des critiques de l'art contemporain 17 aussi bien que des
critiques de l'histoire de l'art africain. Dans un article qui fera date, consacré à la
transformation des objets rituels en objets d'art, Mamadou Diawara observe
que : « L'objet dogon, en dehors de son contexte social, historique et donc
sécularisé, devient "un objet de valeur", "une pièce de musée" » 18. Plus loin, il
ajoute cette remarque qui vise directement la transformation de catégories : « Un
objet devient "objet d'art" au moment où quelqu'un qui appartient au "Art
World" l'appelle ainsi » 19.
Nous nous retrouvons ainsi face à une transformation conceptuelle qui sert à
faciliter l'appropriation des objets culturels et à faciliter l'expropriation d'une
partie du patrimoine. C'est ce que Paul Valéry appelait, avec raison, « ordonner à
des fins européennes le reste du monde. »
Si les « artistes » africains eux-mêmes n'étaient pas conscients d'avoir créé
de l'art, qui a défini leurs créations comme telles ? Et quels critères ont servi à
établir la définition de ce qui est — et de ce qui n'est pas — de l'art ? Il est vrai
que le critère fondamental qui définissait l'idéologie des collectionneurs et des
musées d'art occidentaux, c'était la notion d'une « esthétique ». Mais en même
temps, l'historiographie de l'art africain montre bien que la catégorie « d'art »
fut pendant longtemps limitée à des objets en bois sculpté ou à des sculptures
faites en ivoire et en métal. Bref aux matériaux qui se conservent et aux objets
qui correspondaient déjà à une certaine idée occidentale de l'art. On pourrait
aussi dire que la définition de l'art africain comportait ce qui se vend sur le
marché international.
Et, il faut l'avouer, le marché de l'art reste toujours une force importante, qui
exerce une influence non seulement sur les expositions dans les musées, mais
aussi sur la recherche. On n'a qu'à feuilleter des revues comme African Arts ou
Arts d'Afrique noire, où les articles du genre ethnologie/histoire de l'art sont
entremêlés avec des annonces de ventes aux enchères et avec la publicité pour les
galeries. Ces rapports sont complexes, surtout au niveau de l'indépendance du
chercheur scientifique, car une fois qu'elle devient le sujet d'un article, la
production « artistique » d'un groupe ou d'une « ethnie » verra sa valeur
augmenter sur le marché.
20. The Wild Bull and the Sacred For est ; Form, Meaning and Change in Senegambian
Initiation Masks, Cambridge, 1992.
21. Fondation Dapper, Masques, Paris, 1996.
EST-CE QUE L1 ART AFRICAIN EXISTE ? 13
la fin du bukuî. Et si Yejumbi fait partie du costume des initiés, leurs vêtements
en fibres d'écorce sont aussi importantes. Et cet ensemble constitue un aspect
— parfois secondaire — de la danse des initiés. Est-ce que notre catégorie d'art
inclut les vêtements ? Comprend-elle la danse elle-même ?
Est-ce qu'une danse initiatique sans masques serait de l'art ? Quand j'ai
assisté au bukut au village de Thionk-Essyl en 1994, la plupart des initiés ne
portaient pas d'ejumbi. (photo 2, personnage à droite) L'ethnologue ne se bome
pas à cet aspect du rituel, mais l'historien de l'art ? Quant au collectionneur,
comment pourrait-il exposer une jupe en fibres d'écorce de baobab ? Comment
pourrait-il la conserver ? Et une galerie d'art, arriverait-elle à vendre un tel
objet ? 22
Et la danse des initiés ? A part un groupe folklorique, qui pourrait la
présenter ? Pourtant, les manifestations folkloriques poussent à une autre
de l'art 23 ; on est loin, avec l'art du corps et du mouvement, du terrain
habituel des historiens de l'art. Si les groupes folkloriques disposent, parfois,
des moyens pour commercialiser leurs produits culturels, il est difficile
qu'une galerie pourrait vendre les danses. Peut-être par le biais des
cassettes vidéos !
La définition de l'art africain n'arrête pas de poser des problèmes. En
Afrique les masques et la sculpture n'ont jamais l'autonomie qu'ils ont en
Occident. Étudier les masques sans se soucier des rythmes et des mouvements
des danses qui rendent ces objets vivants, n'a pas de sens 24. Mais, est-ce que la
danse devient un sujet pour l'historien de l'art seulement au moment où les
danseurs portent des masques ? Au bukut, il y a toujours des jeunes qui dansent
en tenue de fête, et qui portent des casques à cornes — qui ne recouvrent pas leur
visage (photos 3, 4). Ces casquettes, qu'on appelle usikoi, ne sont pas des
masques, mais on ne les exclurait pas d'une étude de « l'art du bukut ».
Lors du bukut, certains vêtements des initiés — surtout un pagne brodé par
la mère de l'initié — montrent une esthétique très raffinée. Ces fulundim sont
souvent plus intéressants que certains exemplaires récents de sijumbi. Ces
tissus, aussi bien que les danses athlétiques de ceux qui les portent (photos 3, 4),
devraient intéresser l'historien de l'art autant que les masques à cornes.25
22. Il faut applaudir l'initiative, prise par quelques galeries et musées, de monter des expositions
de costumes, ou bien de casques et de chapeaux. Voir entre autres, Galerie Jahn, Munich,
« Traditional African Headdresses », 1985 ; voir aussi Opéra du Rhin, Strasbourg, 1997, exposition
de chapeaux et de casques du monde entier.
23. Sur les danses folkloriques, voir Mark, «Art, ritual and folklore: Dance and cultural
identity among the peoples of the Casamance », Cahiers d'études africaines, 1994, n° 4, p. 563-
584.
24. Parmi les auteurs qui ont étudié les liens entre sculpture et musique et entre arts plastiques et
mouvement, il faut citer l'œuvre très originale de Robert Thompson, African Art in Motion,
University of California, 1974.
25. Sur les fulundim, voir C. Chupin, F. de Jong, et Mark, « Ritual, masking traditions, and the
impact of gender rôles in the Jola men's initiation, » in African Arts, à paraître, 1998.
14 PETER MARK
Est-ce qu'on pourrait dire que l'ensemble — les masques aussi bien que les
pagnes et les danses — devient de l'art à partir du moment où un chercheur écrit
un article ou publie un livre sur « l'art de l'initiation jola ? » Évidemment, je ne
prétends pas avoir « créé » ni « découvert » l'art des Jolas. Ce sont les Jolas
— ou leurs ancêtres — qui ont créé ces masques et ces cérémonies il y a au
moins 300 ans. Le rôle du chercheur est de proposer que toutes ces créations
culturelles soient reconnues comme dignes de l'intérêt des africanistes.
Peter Mark
1. Masque d'initiation ejumbi des Jolas (Sénégal)
(Vienne, Muséum fur Volkerkunde, avant 1886).
2.1nitiation des jeunes hommes dans une comm
l'initié à droite porte une jupe en écorce, ma
(photo Clémence Chupin).
3. Initiés jolas portant des casquettes à cornes usikoi, et d
(photo Clémence Chupin).
4. Danse d'un initié jola qui porte Vusikoi et lefulundim, 1994
(photo Clémence Chupin).