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INTRODUCTION

A partir du XIX siècle, quelques thèses occidentalo-centristes ont pensé qu’il existe
e

des peuples dénoués de toute réflexion, de toute pensée, en l’occurrence les Africains. Le cas
d’Hegel très souvent cité dans cette tendance reste jusqu’à nos jours inquiétant. Ces
allégations ont suscité chez les Africains, des réactions variées et ils voyaient en cela une
animalisation de l’Africain et une marginalisation de l’Afrique. Très souvent détachés de leur
contexte, les propos d’Hegel sur l’Afrique et les Africains ont fait voir en lui un raciste et
idéologue de l’impérialisme occidental. De nos jours ce débat semble clos, car la réalité de
l’existence d’une pensée africaine, d’une philosophie spécifique à l’Afrique n’est plus à
démontrer. Cependant, précisément à cette heure de la mondialisation, où le monde se veut un
village planétaire, on constate encore avec regret que l’Afrique occupe un rang assez
dérisoire, dans presque plus de la majorité des secteurs de l’activité humaine. L’Afrique
encore aujourd’hui subit son histoire au lieu de la vivre. Une grande crise des valeurs meuble
le continent noir, caractérisée par un sous-développement qui ne favorise pas son intégration
dans la nouvelle donne de la mondialisation. C’est à l’issu d’un regard scrupuleux et attentif
du fameux tableau Le radeau de la méduse du peintre français Théodore Géricault que le
philosophe camerounais va tenter de donner une nouvelle orientation philosophique en
Afrique. Bidima pense que l’Afrique vit actuellement dans l’entre-deux comme les passagers
de ce radeau qui se trouvent à la surface de l’eau, de ce fait, il emprunte et théorise le concept
de la traversée à son professeur Louis Marin pour à la fois justifier l’existence d’une
philosophie africaine et objecter l’essentialisme Senghorien. Ce concept de la traversée que
Bidima définit comme « la preuve de l’inaccomplissement de la philosophie africaine », est le
moteur, voire le socle de toute sa philosophie. La question que nous pouvons nous poser est
celle de savoir qu’est-ce que l’utopie de la traversée ? Quels rapprochement Bidima fait de la
notion d’utopie de la politique, de l’art et de plus, dans quelles conditions la traversée à
participer au développement humain en Afrique ?
Ces interrogations nous permettent de nous rendre compte que le thème de notre travail
soulève d’importants problèmes dont leur analyse et leur étude constitueront le noyau et la
charpente de cette tâche, Pour Bidima, avec la traversée, l’histoire de la culture africaine n’est
plus inscrite dans le passé, on ne se met non plus à la quête d’une identité perdue. Ce qu’il
faut, c’est penser à l’avenir du continent, avoir une pensée du devenir.

1
Notre travail sera axé sur quatre parties. D’abord, nous partirons d’une analyse des
conditions de l’émergence de la philosophie de la traversée mais aussi nous traiterons la
philosophie de la traversée : politique et société, aussi nous aborderons l’art de la
traversée, et la contribution du philosophe camerounais Jean-Godefroy Bidima.

I- LES CONDITIONS D’EMERGENCE DE LA


PHILOSOPHIE DE LA TRAVERSEE

Dans cette partie, nous chercherons à découvrir la personne de Bidima à partir de sa


biographie comme lieu de saisie de l’homme dans sa dimension socio-historique et spatio-
temporelle. La bibliographie nous donnera un aperçu des œuvres de Bidima où il déploie sa
pensée. Mais, étant donné que la clé d’interprétation d’une pensée peut se trouver dans son
contexte d’émergence, nous ne manquerons pas de l’explorer pour comprendre les influences
et les conditions qui ont provoqué et poussé Jean Godefroy Bidima à la réflexion
philosophique.

Jean-Godefroy, né en 1958 à Mfoumassi (Cameroun), est un philosophe d’origine


camerounaise vivant aux Etats-Unis. Il est directeur de programme au Collègue International
de philosophie à Paris, et est professeur titulaire de la Chaire (Yvonne Arnoult) au
département français et d’italien de l’université de Tulane (La Nouvelle-Orléans). Il est
l’auteur de nombreux livres et articles sur la philosophie africaine. Bidima Jean-Godefroy,
Théorie critique et modernité négro-africaine : de l’école de Francfort à la docta spes
africana, Paris, Publications de la Sorbonne, 1993, Bidima Jean-Godefroy, La philosophie
négro-africaine, Paris, PUF, 1995. Bidima Jean-Godefroy, L’art négro-africain, Paris, PUF,
1997, Bidima Jean-Godefroy, La palabre une juridiction de la parole, Paris, Editions
Michalon, 1997, Bidima Jean-Godefroy, « L’art négro-africain des sans espoirs », Ed. Raison
présente n°82, 1987, Bidima Jean-Godefroy, « Art de la critique, critique de l’art : pour une
théorie critique des arts africains », in art et philosophie, Ed. ENS, 1998, Bidima Jean-
Godefroy, « Introduction. De la traversée : Raconter des expériences, Partager le sens » Paris,
Rue Descartes n°36, 2002. Bidima Jean-Godefroy, « Philosophie, démocratie et pratiques : à
la recherche d’un universel latéral », in critique « philosopher en Afrique », 2011.

2
I.1 Les préjugés raciaux

Dans sa Raison dans l’histoire, Hegel conçoit le continent noir comme un espace
fermé sur lui-même. Pour le penseur allemand Hegel, l’Afrique peut être découpée en
trois parties totalement séparées. Il y a la partie située au sud du désert du Sahara qu’il
appelle l’Afrique proprement dite, cette zone n’a, selon lui, aucune liaison à l’occident,
une autre zone située au nord du désert dénommée l’Afrique Européenne et enfin la zone
du Nil cet espace est plus proche de l’Asie.

Partant de cette tripartition, Hegel considère à peine les Africains proprement dits
comme des êtres humains et affirme que cette partie du continent se caractérise par
l’absence de civilisation car n’ayant aucun rapport à l’Europe. Selon Hegel, nul peuple ne
peut prétendre faire partie intégrante de la civilisation de l’universel s’il n’est en contact
avec l’Occident. C’est pourquoi, il considérait que :

« ce continent n’est pas intéressant du point de vue de sa propre histoire, mais


par le fait que nous voyons l’homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui
l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation : l’Afrique, aussi loin que
remonte l’histoire, est restée fermer, sans liaison avec le reste du monde ; c’est le pays de
l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire
consciente, est enveloppée dans la couleur noire de la nuit».1

Ces dires du philosophe allemand font de l’Europe le seul continent civilisé et capable de
civiliser les autres espaces du cosmos. Ce qui veut dire que sans une parfaite connaissance de
l’histoire telle qu’elle s’est développée en Occident, il serait impossible pour un non
occidental de participer au banquet de l’universel. Toujours dans son processus de
dénigrement, Hegel avance qu’il est difficile de mettre en rapport l’Africain dans l’esprit du
monde car la culture des Noirs est totalement différente de celle de l’Occident. L’Africain «a
en soi quelque chose d’entièrement étranger à notre conscience »2. De ce fait, comprendre
l’homme noir nécessite un oubli de l’histoire Européenne. Cette partie de l’Afrique ne connait
pas encore les notions de Dieu, l’Eternel, le Juste, la Nature, les choses naturelles

1
Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1954, P.87.
2
Hegel, La raison dans l’histoire, Paris, collection 10/18, P.250.
3
I. 2 : Controverses autour de l’existence d’une philosophie africaine

Vexés par les injustices de la colonisation, les intellectuels africains établissent les
règles d’une réaction face à la domination occidentale. Ils prônent l’indépendance de la
race noire et posent un nouveau mode de vie. Pour assoir leurs thèses sur l’existence d’une
histoire africaine, «l’exhumation de la culture africaine »3 était nécessaire pour eux. Cette
exhumation leur permettrait non seulement de prouver l’existence d’une civilisation noire,
mais également de mettre à jour une philosophie dite africaine. Cette tâche consistant à
énoncer l’arrivée d’une pensée d’ordre philosophique en Afrique n’était pas chose
difficile, car déjà, des penseurs occidentaux comme Matisse, Picasso… reconnaissaient un
art et une littérature propre aux Africains. Rappelons-nous de la fameuse formule de
Picasso sur l’art africain : l’art africain est ce que l’imagination a produit de plus puissant
et de plus beau. Ainsi, il suffisait juste de présenter des textes philosophiques pour que la
civilisation africaine soit universellement reconnue. Une fois mise en place, cette pensée
sera t- elle acceptée par l’ensemble des philosophes africains ? S’il y a des détracteurs, que
leur reprochent- ils?

Face à cette myriade d’interrogations, une analyse profonde de l’histoire de la


philosophie africaine s’impose. Considéré par certains comme le premier texte
philosophique africain, le livre du révérend père Belge Placide Tempels intitulé La
philosophie bantoue connaitra un grand succès. En effet, des philosophes comme Gabriel
Marcel, Gaston Bachelard, Louis Lavelle célèbrent le génie de Tempels et le félicitent
pour la pertinence des idées développées dans son ouvrage.

En revanche, Towa montre contrairement à ce que pensent bon nombre de


penseurs, que les premières discussions sur la civilisation noire ont eu lieu au sein du
mouvement de la négritude, ainsi, la philosophie bantoue de Tempels ne coïncide pas avec
l’avènement de la philosophie africaine. En outre, Bidima dans son livre La philosophie
négro-africaine déclare que bien avant Tempels, quelques intellectuels réfléchissaient déjà
sur la négritude en 1935.

Ayant comme têtes de fil Senghor et Césaire, le mouvement de la négritude a joué


un rôle crucial dans l’histoire de la philosophie africaine, car beaucoup de penseurs vont
s’appuyer sur lui pour mener leur lutte pour la revalorisation et la réhabilitation de la

3
Samba Diakité « la problématique de l’ethnophilosophie dans la pensée de Marcien Towa », Le portique en
ligne, Décembre 2007, P.1.
4
culture nègre. Parmi ces partisans nous pouvons citer Tempels, Alassane, Alexis Kagamé.
Le premier pense qu’on peut dénicher une philosophie africaine en partant des éléments
constitutifs de la culture du continent noir. Pour lui, il est possible de bâtir une pensée
propre aux Noirs en partant des réalités africaines telles que la religion, le mythe, les
comportements humains etc. Il cherche à faire comprendre aux Africains qu’il existe déjà
une philosophie en Afrique, mais en état de latence et de fermentation. Partant de cette
méthode, on peut dire que la philosophie que prône Tempels est comparable à la
réminiscence socratique. En effet, tout comme Socrate pratiquait la maïeutique pour faire
accoucher les âmes de ses interlocuteurs qui selon lui détenaient déjà toutes les
connaissances du monde, dans les dialogues platoniciens, Tempels et ses disciples se sont
chargés de conscientiser les sociétés africaines de l’existence d’une pensée d’ordre
rationnel propre à l’ensemble de la communauté africaine. Leur mission consistait à faire
sortir les Africains de leur ignorance.

Ainsi, il serait important d’analyser les discours critiques de ces penseurs africains sur le
courant de l’ethnophilosophie. Des philosophes africains de métier tels que Mudimbé,
Eboussi Boulaga, Hountondji, Ebenezer Njoh- Mouellé, Marcien Towa vont critiquer
sévèrement le travail de Tempels et de ses successeurs.

Towa ne considère pas Tempels comme un philosophe. De ce fait, son œuvre aussi n’est pas à
ses yeux un texte philosophique. Étant un père d’Eglise, Towa pense que Tempels avait pour
objectif principal l’expansion de la culture occidentale et du christianisme en Afrique.
Tempels reconnait la présence d’une faculté éclairée chez le Noir et pense qu’il a la capacité
de penser et ceci est selon lui un privilège pour être « un bon chrétien ». C’est ce qui justifie
d’ailleurs ces propos : « Nous ne prétendons pas que les bantous soient à même de nous
présenter un traité de philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat (…) c’est nous qui
pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres, « Tu
nous as compris complétement, tu « sais » à la manière dont nous savons »4.

4
Placide Tempels, La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1961 cité par Samba Diakité
dans « problématique de l’ethnophilosophie dans la pensée de Marcien Towa », Le portique, 2007,
p.2.
5
II- LA PHILOSOPHIE DE LA TRAVERSEE: POLITIQUE ET
SOCIETE
II.1: La contribution de Jean-Godefroy Bidima ou la philosophie de la traversée

Dans son ouvrage La philosophie négro-africaine5 Bidima précise que son objectif
ne consiste pas à dire où à prouver l’existence d’une philosophie africaine, mais à traiter
de la philosophie négro-africaine. Pour ce faire, il faut, selon le philosophe camerounais,
se départir d’abord de cette démarche qui se résume en une analyse de la philosophie en
Afrique qui serait différente du concept de philosophie elle-même. Autrement dit, le fait
de concevoir la philosophie comme quelque chose de passager où d’étranger à l’Afrique
doit être dépassé, de même que la question d’une culture africaine substantialiste. En effet,
l’erreur de la plupart des premiers penseurs noirs fut, selon Bidima, l’appréhension de
l’Afrique comme « une substance unique et unifiante »6 car il n’y a pas une philosophie
négro-africaine, mais des philosophies négro-africaines. Ce qui veut dire que la
philosophie africaine est à saisir dans son processus de fragmentation introducteur du
mouvement et des multiplicités. De cette multiplicité des philosophies, on comprendra
qu’elle est liée à l’histoire du continent qui n’a ni lieu ni unité de temps. C’est pourquoi
cette pluralité de philosophie doit être appréhendée comme un lieu de manque « où tous
les possibles s’essayent tour à tour, se provoquent, s’annulent et recommencent »7.

Effectivement, vu qu’il n’y a pas de philosophie sans histoire, ni d’histoire sans


philosophie, il serait important pour tout penseur qui s’intéresse à ces deux disciplines de
montrer que ces deux concepts sont fortement liés. Ainsi, philosopher serait effectuer une
analyse des faits historiques qui nous ont précédés, mais qui sont ancrés dans nos vies car
bien qu’ils soient compréhensifs ou flous, nous ne pouvons pas nous en départir. Ces
histoires détiennent la puissance de nous faire découvrir les faits marquants de notre passé.
Dès lors, se raconter des histoires devient une nécessité dans la mesure où « en tant
qu’êtres historiques, nous avons donc besoin de nous raconter des histoires sur le beau, le
vrai, le bien, l’identité, l’altérité, l’absolu, la valeur et la finalité » 8, en un mot, sur tous
ces concepts autour desquels tourne la réflexion philosophique depuis toujours.
Cependant, la tâche du philosophe serait, selon Bidima, d’opérer une lecture critique de
5
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995.
6
Ibid., P. 3.
7
Ibid. P.4.
8
Jean-Godefroy Bidima, « Introduction. De la traversée : Raconter des expériences, Partager le sens. », Paris
Rue Descartes, 2002, P.7.
6
ces histoires afin de les rendre plus consistantes et plus compréhensives et ne pas suivre le
sens commun dans son utilisation du langage pour relater de manière glorieuse l’histoire
de leurs prédécesseurs. Autrement dit, le philosophe contrairement à l’historien ne doit pas
se limiter en un simple récit des faits historiques, mais tout au plus les interroger et si
nécessaire les remettre en cause. C’est ainsi que Bidima part de cette importante liaison de
l’histoire et de la philosophie pour comprendre l’origine de la philosophie africaine, mais
aussi sa rencontre avec la philosophie occidentale, celle asiatique, bref à toutes les autres
philosophies qui se sont déroulées en dehors du continent noir. Dès lors faut-il partir de la
problématique du lieu pour traiter de la philosophie en Afrique ?

Absolument pas. Bidima s’oppose à ceux qui, pour parler de philosophie en


Afrique posent la problématique de lieu. Cette attitude conduit, selon lui à vouloir définir
ce qu’est la philosophie africaine ou à montrer ce qui la différencie des autres philosophies
ou si elle est le produit de ces philosophies. Or comme l’affirme Babacar Mbaye Diop «
la pensée n’est ni africaine, ni occidentale, ni asiatique : elle est universelle »9. De plus,
ce n’est pas dans un face à face l’autre ou à une différenciation dialectique à autrui que
l’on parviendra à philosopher en Afrique. Contrairement aux philosophes traditionnels qui
cherchaient à penser une identité collective s’opposant à l’Occident, Bidima, à ce titre,
pense qu’il faut prendre cette identité comme relation car c’est la seule manière de ne pas
nous inscrire dans la fixité. Dire ce n’est pas dans nos traditions africaines donc il ne faut
pas les prendre, revient à oublier qu’ « aucune culture ne reste dans son ipséité sans se
perdre »10

II. 2 : L’utopie : une politique de la traversée

Les philosophes africains se sont intéressés à la politique depuis les discussions


pour la revalorisation de la personnalité de l’homme noir à travers des mouvements
comme celui de la négritude. Dans cette politique revendicative, le concept de
développement était dominant. C’est par la suite qu’ils vont critiquer l’Etat-nation et ceci
étant problématique, ils vont tourner leur regard sur la notion d’Etat parti unique. À
l’échelle mondiale, l’une des préoccupations des penseurs africains est de déterminer la
place du Noir dans l’histoire du nucléaire, de l’écologie, etc. Dans cette optique, Bidima
signale l’oubli de deux importants paramètres de la politique que sont la ruse et la

9
Babacar Mbaye Diop, Critique de la notion d’art africain, Paris, Hermann, 2018, P.127.
10
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995, P.107.
7
réflexion philosophique de la politique en Afrique du point de vue de la déixis. Sur le plan
international, le continent noir est fortement dominé en matière de politique. Ainsi, il urge
de connaitre qu’elle arme doivent utiliser les faibles dans ce rapport de forces.

Pour Bidima, la ruse constitue une arme efficace car dans chaque culture, il y a des
héros de la ruse qui pour faire face aux obstacles historiques devraient inverser la fameuse
formule de Einstein « Dieu écrit droit sur les lignes courbes » en la formule suivante « les
Africains doivent écrire des lignes courbes sur les lignes droites ». Autrement dit, les
Africains pour lutter contre cette discrimination occidentale doivent utiliser leur
intelligence et pour ce faire, il est nécessaire de se départir du mysticisme et du
fondamentalisme. D’ailleurs un détour du regard s’impose, il ne faut plus se limiter en
Afrique pour parler de politique, mais plutôt faire de la ruse, comme nous l’indique
Bidima en ces termes, un moyen « pour décrypter les paroles et voir en tout lien un
leurre, un double nœud »11 . Ce qui veut dire que les Africains doivent sortir de leur
ressentiment pour s’engager dans une autoréflexivité dont la ruse serait la porte d’entrée.
Ainsi, on aura la primauté de la réflexion et de l’intelligence sur l’argent car selon Bidima
reprenant Sartre « l’essentiel c’est moins ce qu’on a fait de vous, que ce vous faites de ce
qu’on a fait de vous »12

En outre, il y a une pauvreté, voire une absence de la réflexion sur le passage de


l’acte du politique. L’erreur des théoriciens politiques africains fut de trop se préoccuper
de la légitimation juridique alors qu’il fallait porter plus l’attention sur le langage politique
dans le public. Ce nouveau discours que prône Bidima s’intéresse, tout comme le concept
de la traversée «au passage de la communauté à la société ». En termes beaucoup plus
clairs, le royaume doit céder la place à l’Etat.

Pour parler de la notion d’utopie, Bidima commence par montrer la nostalgie qu’à
l’Africain d’un futur prospère et tributaire de sa situation actuelle qui n’est pas
prometteuse. C’est pour cette raison que les penseurs de la jeune génération de
philosophes africains favorisent la construction d’un futur, même si certains philosophes
qui les ont précédés avaient déjà semé les graines de ce désir ardent de construire une
Afrique meilleure que celle présente.

11
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995, P73.
12
Ibid.
8
Le futur fait jaillir les failles du présent dont il se décide de les corriger et de les
dépasser en faisant éclore à partir du présent tout ce qui est susceptible d’être et de
participer au bon fonctionnement de l’Afrique dans l’avenir. Dès lors, l’u-topos serait le
fait « d’inscrire dans le présent cet être (le non encore-être) »13. Autrement dit, l’utopie
peut être définie comme le fait d’envisager ce qui n’est pas encore, mais qui peut être
grâce à un examen profond et sans complaisance du présent car ce dernier ne nous montre
qu’un Africain sans projet.

Toutefois, c’est à cause d’un besoin de survie que l’Africain a perdu l’auto
projection de soi dans l’histoire. Cela parce que le projet dont sa réalisation se pointe à
l’horizon doit être réajusté à une économie. Or celle-ci constitue un véritable problème
dans la modernité africaine. Face à ces problèmes, l’Africain reste un acteur passif dans la
construction de l’édifice du XXIème siècle contrairement aux Occidentaux qui ont comme
unique préoccupation trouvé la voie du développement. Il faut noter que cette absence de
projet est due à une corruption qui se passe entre les intellectuels africains africanistes et
des intellectuels capitalistes. Ainsi, l’Afrique de ces intellectuels est similaire à une
marchandise et cette situation constitue un frein pour le développement et par conséquent,
la volonté qui devrait animer les Africains pour renaitre. Bidima pense que l’Afrique doit
se régénérer en solutionnant tous ces problèmes. Et pour ce faire, la mémoire et le cri de
la souffrance pourraient permettre à l’Afrique de prendre son envol.

II. 3 : La réintroduction du dire féminin : un défi de la modernité africaine

Depuis l’histoire de la philosophie, les penseurs se sont heurtés au mystère


féminin. En effet, dans la continuité des conceptions occidentales de la femme dont : «
Le bruit court depuis les origines de la philosophie : les femmes ne sont pas tout à fait des
hommes comme les autres. A mi-chemin entre l’esclave et l’enfant chez Aristote.
Fauteuses de désordres publics selon Rousseau qui félicitait quasiment les Grecs d’avoir
puni de mort celles qui osaient se présenter aux jeux olympiques. Dégénérées selon
Nietzsche dès lors que, singeant l’homme, elles oublient l’humilité soumise à laquelle
elles sont vouées. Le verdict tombe dans la bouche du délicieux Schopenhauer : « les
femmes sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et
au second plan »14.
13
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995, P.102.
14
Aude Lancelin et Marie Lemonnier, « Femmes ce qu’en disent les philosophes », Le nouvel observateur, 1622
Aout 2007, P.6.
9
Ces considérations phallocrates se sont répandus jusqu’en Afrique où la femme a
toujours été placée hors des instances de décision. Face à cette discrimination, il urge
selon Bidima de réintroduire le dire féminin au cœur du philosopher en Afrique. Le
vocable réintroduction montre que les femmes n’étaient pas comme le pensent certains en
dehors de l’histoire de la philosophie. Il y a toujours eu la présence de figures féminines
dans les gros manuels philosophiques, mais elles ont souvent été dénigrées.

Dès lors, conscientes de la place de second rang qu’on leurs a octroyée, elles, en
usant de la ruse, se sont imposées jusqu’à leur émancipation. En remontant l’histoire, on
se rend compte que la ruse a été pendant longtemps une arme pour l’émancipation de la
femme. D’ailleurs, Montesquieu à travers la figure de Roxane, une femme vivant dans un
sérail dans de difficiles conditions aux côtés de son mari Usbek avait décidé de se donner
la mort plutôt que de subir l’échec. De même, on raconte dans les encyclopédies, l’histoire
de Chloé une magicienne qui par sa ruse et « avec la loi d’airain des hommes, utilise son
charme contre la force et use du flair pour plaire afin de s’affranchir »15 . Au Sénégal,
parce qu’elles ne voulaient pas être déshonorées, les femmes de Nder, une localité située
au Walo dans la région de Saint Louis, se sont enfermées et sont se brulées vives. Cette
tragédie appelée « talatay Nder » est une parfaite illustration pour comme le dit Bidima
réintroduire le dire des femmes pour une Afrique digne et développée.

Ainsi, « Cette réintroduction du dire féminin dans la philosophie africaine n’a pas
pour but de rattraper un oubli, ni en tant que masculin de pleurer sur le sort des femmes
(ce qui serait une ruse cynique), mais dans cette utopie qui anime la traversée, de
suspendre l’informulé du féminin en souffrance, mimer sans prétendre le prononcer le cri
des femmes, découvrir dans le langage, l’action et les représentations, les zébrures du
tracé et du phrasé féminins »16.

Bidima dans sa philosophie de la traversée, ne vise pas l’esthétique, ni la


puissance, mais cherche à montrer «comment opérer la transition de la provenance
phallique de la philosophie africaine à cette ouverture à l’autre qu’est le féminin ? »17 .

15
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1997, p.111.
16
Ibid
17
Ibidem
10
III - L’ART DE LA TRAVERSEE
III. 1 : L’esthétique de la traversée une critique de l’esthétique de la négritude

On ne saurait parler d’art en Afrique sans évoquer le nom de Léopold Sédar Senghor.

Homme politique sénégalais, Léopold Sédar Senghor comme nous l’indique l’auteur de
L’esthétique de Senghor Abdou Sylla « est sans doute le sénégalais le plus connu dans le
monde. Non pas seulement à cause de son action politique, mais également en raison de
ses nombreux écrits analyses et critiques »18. Cependant, certains ignorent que Senghor
fut un grand critique d’art. En effet, il a écrit en 1956 un brillant texte intitulé
«L’esthétique négroafricaine » qui fut considéré comme le texte fondateur sur l’art négro-
africain. Ce texte était l’occasion pour Senghor d’inscrire la problématique de l’esthétique
dans une recherche sempiternelle. Car « l’art négro-africain participe de la totalité du
réel qui implique au moins l’ontologie, la métaphysique, l’éthique, l’esthétique et
l’anthropologie »19. Membre fondateur du mouvement de la négritude qu’il définit comme
l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, Senghor conçoit aussi la négritude
comme philosophie, mais également comme art. Toute sa philosophie est centrée sur la
problématique de l’art. Si Césaire déclare que la négritude à ses yeux n’est pas une
philosophie réfutant ainsi toute synonymie entre ces deux concepts.

En effet, Césaire dans ces écrits s’inspirait du surréalisme pour sa poésie et du


symbolisme pour son art. Il utilisait sa plume pour la lutte d’émancipation et concevait la
négritude comme un mode de vie composé de quatre aspects à savoir la couleur, la race, la
psychologie et la revendication. Bidima lui reproche le fait de vouloir réduire le multiple
à l’un lorsqu’il déclare qu’ «à l’unité culturelle primitive, la colonisation a fait succéder
l’hétérogénéité culturelle et l’anarchie culturelle »20. A en croire Aimé Césaire, la société
africaine était unanimiste, massive et sans tension avant l’arrivée des colons et par
conséquent toutes les créations se faisaient dans l’homogénéité. Bidima rejette cette
application de l’unité culturelle à l’Afrique car selon lui, la multiplicité des cultures n’est
pas étrangère à l’Afrique et que « toute société ayant plusieurs strates produit aussi des
sous cultures »21. De ce fait, si Césaire croit que la multi-culturalité est l’apport des

18
Abdou Sylla, L’esthétique de Senghor, Editions feu de brousse, Dakar, 2002, P.17.
19
Léopold Sédar Senghor, Liberté 5. Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1994, P.14-26.
20
Aimé Césaire, L’homme de culture et ses responsabilités, Présence Africaine, n°24-25, 1959, cité par J. Smet,
Philosophie africaine, 1975, P.45.
21
Jean Godefroy Bidima, L’art négro-africain, Paris, PUF, 1997, P.19.
11
occidentaux, il est victime de la fondation métaphysique des civilisations sur l’identité, sur
l’un, Senghor, nous dit Souleymane Bachir Diagne, dans tous ses textes théoriques
exprimait que « l’art africain est une philosophie et une philosophie humaniste »22.

Dans la traversée, la problématique des origines de l’art ne nous intéresse pas. En


effet, selon Bidima certains théoriciens de l’art prenaient l’art nègre comme « un délire
magique, un pansexualisme ou une religiosité incurable » car dans cet art on saisissait les
notions « d’authenticité, de pureté, de mémoire africaine »23 ce qui renvoyait à l’identité
africaine. Ainsi, vouloir dire l’origine de quelque chose nous met toujours devant l’écueil
d’un point de départ, un début et cette attitude est la cause de l’oubli de la médiation dans
le traitement de l’art en Afrique. Bidima rejette la problématique des origines dans son
appréhension de l’art nègre et affirme que dans la traversée il s’agira d’un processus qui
n’a pas d’origine, la traversée ne donne pas un lieu fixe à l’art, elle vise la transition.
Bidima tente en refusant l’approche Senghorien qu’il qualifie d’essentialiste et de
substantialiste, de saisir « comment le créateur de l’art africain produit il des agencements
à l’intérieur de sa communauté, comment celle-ci en opposition avec ses idéaux, trace-t-
elle les lignes de fuite ? » L’art de la traversée ne cherche pas à être conforme avec la
communauté, ce n’est pas un art romantique tel que celui de la négritude avec Senghor qui
en voulant réhabiliter les valeurs nègres et rattraper un passé perdu, au lieu d’actualiser
l’art l’inscrit d’abord dans une mystique conservatrice et du coup il pense en
position/action alors qu’il serait plus important de penser du point de vue de la
translation/et de la transition. Ensuite, se pose un problème de fixations qui sont à
l’origine de la désunion et du malheur des Africains car ces fixations montraient en clair la
supériorité du Blanc sur le Noir empêchant ainsi la création d’un art ouvert au monde. A
en croire Bidima, même si l’artiste doit à travers son art nous faire découvrir son histoire
et sa géographie ou son identité, il doit aussi penser aux destinataires c’est-à-dire à ceux
qui seront aptes à faire des jugements esthétiques. Bidima rejette aussi la vision collective
de l’art car selon lui, même en respectant les normes établies par sa communauté, l’artiste
s’affirme dans son œuvre ce qui est d’ailleurs personnel, voire individuel. Bidima pense
qu’il faut lire l’art nègre dans le paradigme du vide car l’art doit tendre vers quelque chose
qui n’existe pas encore, il doit être « un franchissement, un passage ». Ainsi, il étudie l’art

22
Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor : l’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve,
2007, P.9.
23
Ibid.
12
entre deux paradigmes à savoir le paradigme du plein et celui du vide. Dans le paradigme
du plein, l’art était toujours subordonné à l’esprit, à la nature ou à l’émotion car on ne
pouvait expliquer l’art sans l’inscrire ou l’approcher à ces déterminants que Bidima
appelle en soi. Le fait de privilégier ces forces agissantes est à l’origine de la lecture
ethnocentrique et explicatif des arts des ethnophilosophes. Pour l’ethnophilosophie, l’art
doit nécessairement être une représentation de l’esprit du peuple. C’est-à-dire, toutes les
représentations artistiques devraient refléter « l’image du monde de la communauté tribal
» comme ce fut le cas avec les notions de « l’esprit akan » ou « esprit baoulé » qui
illustrent bien cette vision des ethnophilosophes sur l’art africain. Les œuvres d’art avaient
un grand pouvoir au sein de la société, elles exerçaient une force spirituelle sur tout le
peuple et tout individu appartenant à ce peuple avait l’obligation d’interagir avec ces
œuvres. En somme, ce qu’il faut retenir « c’est que dans ce paradigme du plein, l’œuvre
d’art exprime la vérité d’une communauté, sa moralité, sa conformité et son unité ». Le
paradigme du plein peut expliquer le réel, de lui donner un sens grâce au pouvoir de ses
schèmes.

Par contre, le paradigme du vide ne privilégie pas la substance des catégories


esthétiques. En effet, contrairement aux existentialistes qui font du néant une substance,
l’esthétique du vide montre que « le vide n’est pas une position, mais une disposition à
»24. Autrement dit, le vide ne serait pas assimiler à un seul lieu, mais plutôt, il sera à la
disposition de tout un chacun. Dans cette esthétique, l’œuvre d’art n’est pas rattachée à sa
communauté, l’artiste ne doit plus suivre les canons de sa communauté ou chercher à
représenter dans ses œuvres les signes d’une tradition sacrée, l’objectif de cette esthétique
du vide est de « dire la non réconciliation, de transgresser et de nier les positions en
déplaçant les faux-fuyants de l’archaïsme et du sacré ». En d’autres termes, cette
esthétique cherche à dire, les non-dits de l’œuvre d’art car dans chaque œuvre d’art
africain se cache une vérité de sa communauté de provenance. De ce fait le vide ouvre
l’art africain à l’infini ; il ne s’agira plus d’un art enfermé dans un lieu propre tel que
l’Afrique, mais d’un art susceptible de voyager d’un espace à un autre. Dans le vide,
l’œuvre ne se substitue plus à être regardée par une tierce communauté, il ouvrira
désormais les yeux à sa communauté de provenance et celle de son intégration.

24
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris PUF, 1993, P.61.
13
En somme, l’art de la traversée de Jean-Godefroy Bidima ressemble à un anti art
de par sa tragédie qui exprime « une insatisfaction, un inachèvement, une déchirure ».
C’est un art compassionnel prenant en compte la souffrance et la violence comme
modalités créatrices. A considérer tout ce qui a été dit plus haut, nous voyons que Bidima
refuse toute la philosophie de Senghor en général et sa conception de l’art en particulier,
ceci est dû selon Babacar Mbaye Diop, au fait qu’ils s’inscrivent dans des traditions
philosophiques différentes à savoir le courant de l’ethnophilosophie et celui de
l’europhilosophie. Aussi, nous pouvons émettre des réserves sur l’essentialisme dont parle
Bidima en opérant une nouvelle lecture de la négritude comme mouvement et comme
devenir comme nous le suggère d’ailleurs Souleymane Bachir Diagne. Ce dernier, nous
invite à voir la négritude comme une philosophie du devenir et en devenir car il n’y a
jamais eu chez Senghor un « essentialisme pur, tout d’une pièce à prendre ou à laisser, la
négritude n’est pas la pensée des identités séparées »25. Autrement dit, Senghor ne nous
invite pas à ignorer la culture occidentale lorsqu’il parle d’enracinement, certes, il nous
recommande de revisiter notre passé car le trouvant glorieux, de connaitre en détail notre
riche culture, mais il est important de s’ouvrir aux apports extérieurs lors du rendez-vous
du donner et du recevoir pour une symbiose des cultures.

Car Bidima « ne fait que déplacer légèrement l’épicentre épistémologique


esthétique de la négritude vers le paradigme (post-moderne en quelque sorte) de
l’autonomie et de la liberté de l’artiste et de l’œuvre, de la diversité et de l’instabilité
ontologiques de l’œuvre, de l’instabilité sémantique et sémiotique de l’œuvre, de sa
polysémie »26. De ce fait analysons ce que furent Ces expressions marginales.

III. 2 : L’art des marginaux ou des exclus sociaux

Les principales œuvres en Afrique étaient celles conformes aux normes sociales.
Les artistes dans la quasi-totalité de leurs productions représentaient l’art des dignitaires
tribaux de la société bien-pensante oubliant ainsi la production en provenance de la marge.
C’est pourquoi à l’instar de Mudimbé, Bidima pense que ce qui est habituellement
représenté comme art ne regroupe pas l’essentiel de la production artistique africaine.

25
Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor, L’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve,
2007, p.152.
26
Ibid.
14
L’art de l’époque traditionnelle représentait des œuvres qui participaient à
l’équilibre sociale, toute production allant à l’encontre des normes régies étaient bannies
et rejetées. Les artistes qui n’étaient pas capables de produire des œuvres acceptables au
sein de la société n’étaient pas considérés comme artistes. Ce qui, selon Bidima, est
inconcevable car être à l’écart permet d’observer ce que la société se contente de vivre
banalement. De ce fait, le fait de ne tolérer que les œuvres représentant le pouvoir et la
dignité des dirigeants tribaux était une sorte d’oubli de la part maudite. Cette lecture
discriminatoire et triomphaliste des arts en Afrique est d’abord d’ordre méthodologique
parce que, les occidentaux représentaient seulement l’art des bien-pensants de la Grèce
antique et ne donnaient aucune importance à la création des esclaves. L’application de
cette méthode occidentale par les africains est la première source du triomphalisme.
Ensuite, se pose un problème politique qui résulte de l’inscription dans l’unanimité avec
comme principales œuvres les objets royaux. L’africain n’était pas contre la domination
coloniale, et cette politisation de l’art était une contrainte à l’ouverture car l’artiste ne
faisait que copier, il ne créait pas, ni ne critiquait le système politique de l’époque. Nous
avons enfin le souci lié à l’épistémologie car, une œuvre d’art n’était pas l’expression
d’une personne, elle représentait toute une communauté. De ce fait, il n’était pas possible
de comprendre un objet d’art africain sans se rapprocher de la communauté de l’artiste ce
qui était à l’origine d’une liaison entre l’œuvre et son lieu de provenance. Ainsi, Bidima
pense que l’oubli de l’art des marginaux est lié à la fixation et à l’aliénation des lieux et on
n’a jamais projeté une pensée sur le non-lieu.

Avec l’art des marginaux, il ne s’agira plus de placer l’art africain dans un lieu propre
réservé à une seule communauté, mais de penser l’art en allant de « l’être au non encore être,
de la simple présence à la possibilité de présence, de l’immédiateté à la possibilité et de
l’identifié à l’horizon »27. Il ne faut plus prendre en compte l’unanimité car l’objectif principal
des marginaux est l’hétérologie et tout artiste qui voudrait se prononcer sur cet art des sans
espoirs doit se conformer à cette « science de ce qui est tout autre »28 qu’est l’hétérologie.
Cette perspective Bidimienne rejoint la pensée de la trace du philosophe Martiniquais
Edouard Glissant. Ce dernier, part d’une analyse du peuplement des Amériques et des
Caraïbes pour expliquer sa pensée de la trace. Ainsi, il divise ses habitants en trois groupes
issus du « migrant armé » qui arrive en Amérique en passant par le fleuve Saint Laurent ce

27
Jean-Godefroy Bidima, L’art négro-africain, Paris, PUF, 1997, P.101.
28
Ibid. P.102.
15
qui fait de lui un homme de culture. Effectivement, Glissant appelle migrant armé cet individu
qui avant de venir en Amérique possédait déjà une religion, une métaphysique, une science. Il
y a ensuite le « migrant familial » qui vient avec sa cantine, son four, ses marmites, ses photos
de famille et occupe une partie de l’Amérique du nord et enfin le « migrant nu » qui a été
amené de force et suite à cela, il n’a plus aucune connaissance de sa vie antérieure. Cette perte
de l’ensemble des éléments de sa culture est liée à l’esclavage. En effet, pendant cette période,
les esclaves qui parlaient la même langue étaient séparés dès leur déportation, ils ne
partageaient ni le même bateau ni les mêmes plantations. C’est pourquoi selon Glissant, ce
migrant nu va par la suite peupler les caraïbes. Cette tripartition du peuplement de l’Amérique
était l’occasion pour Glissant, de montrer qu’il est primordial, voire nécessaire de l’évolution
de ce migrant nu pour comprendre la créolisation. Il est clair que là «ou les peuples migrants
d’Europe comme les écossais, irlandais, italiens, allemands, français arrivent avec leurs
chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu… Les africains, eux
arrivent dépouillés de toute possibilité, et même dépouillés de leur langue »29.

III. 3 : L’utopie : un défi de la modernité dans l’art africain

Quelle place octroyée à l’art dans la modernité africaine ? Est une question plus
qu’urgente. En réponse, Bidima effectue une étude de l’art africain sous le rapport de l’utopie.
Cette intrusion de l’utopie dans l’art africain a pour objectif de mettre celui-ci devant sa
propre critique. En effet, cette étude est selon Bidima un exercice de l’imagination qui sert de
livre d’images, d’hésitations et d’engagements de la communauté : ainsi unir l’art et l’utopie
permet d’étudier l’art au sein de la société. Ce qui veut dire que l’utopie « permet, par l’art de
remonter vers les grands référentiels anthropologiques qui codifient le rapport de l’africain
au monde »30. Ainsi, l’évolution d’une société doit forcément passer par une approche utopiste
car pour qu’il y ait développement, il faut forcément introduire quelque chose de nouveau. De
ce fait, Bidima conçoit l’utopie « dans les arts africains comme une stratégie d’analyse
esthético-politique »31 et rapproche ces deux concepts sur plusieurs points.

-Utopie et art : le problème de la distance.

29
Edouard Glissant, Introduction à la poésie du divers, Paris, Gallimard, 1996, P.16.
30
Jean-Godefroy Bidima, L’art négro-africain, Paris, PUF, 1997, P.115.
31
Ibid.
16
Définit par Bidima comme « l’écart entre le vivre actuel et l’a-vivre futur »32, l’utopie
et l’art de cette distance sont liés par des figures, car il y a dans l’art un problème de figuration
comme dans l’utopie l’histoire se lit par de nouvelles figures. Autrement dit, l’art africain
conçut comme une activité de transfiguration ne pourrait se passer des deux modes de la
métaphore que sont la diaphore et l’épiphore. Le premier donne une vision plus clair de
l’invisible en passant par le visible et le second renvoie à l’inverse c’est-à-dire on part du
visible vers l’invisible. L’importance de cette métaphore relève du fait qu’elle permet à l’art
africain d’être lu dans cette distance qu’est l’utopie pour ne pas se « coaguler en un pseudo-
figure éternelle qui impose la stabilité du devenir »199. L’art africain doit ainsi être saisi dans
les mutations sociales.

IV- LES CONDITIONS EFFECTIVES AU DEVELOPPEMENT


HUMAIN DE L’AFRIQUE
IV.1. Le rôle des philosophes Africains

Pour Jean-Godefroy Bidima : Il est multiple. Il s’agit de rappeler à l’Afrique que son
histoire doit s’inscrire dans la durée et qu’il faut donc développer les notions de prospection,
de projection et d’utopie.33 Et protéger le patrimoine. Nous devons également réfléchir avec
les exigences et les intérêts africains propres non seulement sur les migrations des hommes,
des idées et des religions, mais aussi sur les nouvelles modifications du lien social. Et enfin
proclamer un nouvel athéisme contre la consommation technologique. Que manque t’il aux
philosophes africains pour qu’ils se fassent entendre ; Il ne leur manque pas de bibliothèques,
ni de moyens et d’espaces d’expression à l’ère du numérique, ni le brio de la rhétorique, ni
même des colères… très conventionnelles. Il leur manque la violence libératrice et honnête,
celle qui s’exerce au-dedans de soi-même quand on a mis de côté les fictions qui nous
protègent comme les corporations, la Bourse, la banque, la peur, le salaire, le confort, la
réputation et les honneurs. Les philosophes africains ne seront crédibles – et entendus – que
quand ils feront cette "réforme de l’entendement" (Spinoza).

IV.2. les enjeux de la philosophie Africaine

Au niveau local, il faudrait développer une approche de la culture matérielle en


Afrique afin de se pencher aussi bien sur la question de la technique que sur celle de

32
Ibid. P.115.
33
Extrait du journal jeune Afrique, a la rencontre des intellectuels africains ; 19 Aout 2013 a 18h30
17
l’invention technologique et scientifique, gages du principe de puissance.34 Au niveau global,
la philosophie africaine doit centrer sa réflexion sur les diverses manipulations actuelles de la
vie, les risques alimentaires, médicaux, biotechnologiques, nucléaires et sur les crises
économiques. Elle doit être une réflexion sur la bio-politique.

CONCLUSION

En somme, il était question pour nous de parler de la traversée de jean Godefroy Bidima. On a
souvent taxé l’Afrique de continent anhistorique, qui se trouve en dehors de l’histoire
universelle et qui n’a aucune possibilité de sortir de cette impasse. Une telle qualification a
motivé de nombreux africains qui à travers des écrits ont eu à montrer comme le dit Bidima
que « l’Afrique n’est pas seulement le domaine de la misère, des dictateurs, et
d’expérimentations des fondamentalismes, elle aussi un terreau de possibilités, un espace où
des individus élèvent leur problème au niveau du concept »35 . Dès lors depuis ces préjugés
raciaux, chaque génération de penseurs africains tente de montrer l’existence d’une histoire
africaine. Ainsi, en interrogeant selon Bidima l’histoire de la philosophie africaine, on se rend
compte que toute cette histoire gravite autour du concept de l’identité. Effectivement, après
les préjugés racistes dans son prisme déformant formulé par des philosophes occidentaux à
l’image de Hegel selon qui le nègre représente l’homme naturel dans toute sa barbarie et son
absence de discipline, de Lévy Brühl, Heidegger pour ne citer que ceux-ci, toute la
philosophie africaine ou mieux encore tous les philosophes se sont levés pour réhabiliter
l’identité africaine bafouée jusque-là la traversée se donne comme objectif non pas de raconter
« l’histoire africaine » ou « la philosophie africaine » comme ce fut toujours le cas, mais de
dégager à partir de ces dispositions historiques ou philosophiques ce qui peut constituer une
philosophie dans le sens le plus englobant du terme. Pour le dire autrement, la traversée
articule ce qui est jusque-là inarticulé dans cette histoire de philosophie africaine. D’où la
promotion du « ce par quoi » selon Bidima. C’est-à-dire élaborer une philosophie à partir de
ces histoires racontées, une philosophie qui ne s’intéresse pas aux origines, à l’identité
africaine, mais une philosophie qui inscrit l’Afrique dans son devenir. Selon Bidima alors : «
l’essentiel n’est plus ici ce que l’Afrique a été (d’où l’on vient), mais ce qu’elle devient (ce
par quoi elle passe). Les philosophies africaines jusqu’aujourd’hui se sont occupées de

34
Ibid.
35
Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995, P.123.
18
promouvoir l’ayant-été, il s’agit maintenant de privilégier le non-encore (nondum) comme le
dit Ernst Bloch ». Ce qui veut dire qu’aux yeux de Bidima il est temps que la philosophie en
Afrique prend son envol à l’intérieur des problèmes actuels et élaborer à partir de là une
pensée de l’africanité comme diverse, multiple le tout dans une dynamique du pluralisme
culture.

19

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