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Luc Boltanski
Arnaud Esquerre
 

Enrichissement
 
Une critique de la marchandise
 

 
Gallimard
Pour Dominique
Avant-propos

Les acteurs sociaux, qu’ils achètent ou qu’ils vendent, sont


constamment plongés dans l’univers de la marchandise dont dépend,
pour une large part, et souvent plus qu’ils ne veulent l’admettre, leur
expérience de ce qu’ils conçoivent comme la réalité. Composée de
choses en circulation, la marchandise trouve son unité dans
l’opération par laquelle un prix échoit à ces choses, chaque fois
qu’elles changent de mains, contre des espèces monétaires. Mais, en
même temps, ces choses n’en demeurent pas moins diversifiées, en
sorte que l’univers de la marchandise se présente non comme une
totalité opaque, ce qui la rendrait impénétrable, mais comme un
ensemble structuré. C’est la référence à ces structures qui permet
d’identifier chacune des choses échangées. Et c’est aussi parce qu’ils
ont une compétence tacite de ces structures, intériorisées, que les
acteurs sociaux peuvent s’orienter dans l’univers de la marchandise,
se livrer au commerce et, particulièrement, porter un jugement sur la
relation entre les choses et leur prix.
Mais ces structures, et les relations qu’elles instituent entre les
choses, leur prix et la valeur dont on les crédite, tirent parti de
différentiels ancrés dans l’espace et ont un caractère historique. Elles
se modifient dans le temps, en fonction des déplacements du
capitalisme qui, dans la plupart des sociétés contemporaines, impose
son carcan au commerce des choses. Les analyses de Walter Benjamin
offrent sous ce rapport un cadre saisissant pour confronter les
structures de la marchandise qui sous-tendent le commerce dans une
grande partie de l’Europe du XXIe  siècle, et peut-être du monde, à
celles du XIXe  siècle. Dans Paris, capitale du XIXe  siècle 1, il nourrit sa
méditation sur l’histoire et sa critique d’une « représentation chosiste
de la civilisation  » d’une réflexion sur la marchandise, à l’ère du
capitalisme triomphant. Les marchandises se «  manifestent  » dans
« l’immédiateté de la présence sensible » et, indissociablement — dit
Benjamin — « en tant que fantasmagories », auxquelles s’abandonne
le «  flâneur  » «  cherchant un refuge dans la foule  ». Benjamin met
l’accent sur les formes alors radicalement nouvelles que prend la
« ville-monde », où se concentrent non seulement la finance, le luxe
et «  l’esprit de la mode  », mais aussi la bohème révolutionnaire,
incarnée par Blanqui et, surtout, l’industrie et le prolétariat. Ce qui
l’intéresse au premier chef est de montrer la façon dont des êtres
—  personnes et choses concentrées dans un même espace  —
incarnent une rupture radicale avec le passé, marquée par la
formation du capitalisme industriel et financier, rupture que
concrétisent les destructions opérées par Haussmann et la
réorganisation du tissu urbain qui les accompagne. L’âge de la
«  marchandise-fétiche  » entend asseoir sa légitimité sur une mise en
scène futuriste des bienfaits de la «  technique  » et la «  confiance
aveugle dans le progrès  » est l’instrument par lequel «  l’historien,
s’identifiant au vainqueur » sert « irrémédiablement les détenteurs du
pouvoir actuel 2 ».
Or le personnage du flâneur, si on le transpose dans le Paris du
e
XXI  siècle, est plongé dans une tout autre réalité. Cette dernière n’est
pas moins capitaliste que ne l’était celle à laquelle était confronté le
flâneur évoqué par Benjamin. Pourtant le «  luxe  » ne s’y vante plus
d’être «  industriel  ». Il s’efforce au contraire de faire oublier son
enracinement dans une trame productive, d’autant plus facilement
escamotée qu’elle est largement délocalisée dans l’orbite d’autres et
lointaines « villes-mondes ». L’accumulation capitaliste se poursuit et
même s’intensifie, mais elle prend appui sur de nouveaux dispositifs
économiques et est associée à une diversification du cosmos de la
marchandise en fonction des modalités de sa mise en valeur. Cet
ouvrage s’attache ainsi à décrire cette transformation,
particulièrement sensible dans les États qui ont été le berceau de la
puissance industrielle européenne, et singulièrement en France, et à
analyser la distribution de la marchandise entre différentes formes de
mise en valeur.
Notre travail s’oriente par conséquent dans deux directions que
nous chercherons à articuler. Une première orientation est plutôt
historique. Elle prend pour objet un changement économique qui,
depuis le dernier quart du XXe  siècle, a profondément modifié la
façon dont sont créées les richesses dans les pays d’Europe de l’Ouest,
marqués, d’un côté, par la désindustrialisation et, de l’autre, par
l’exploitation accrue de ressources qui, sans être absolument
nouvelles, ont pris une importance sans précédent. Selon nous,
l’ampleur de ce changement ne se révèle qu’à la condition de
rapprocher des domaines qui sont généralement considérés
séparément, soit, notamment, les arts, particulièrement les arts
plastiques, la culture, le commerce d’objets anciens, la création de
fondations et de musées, l’industrie du luxe, la patrimonialisation et
le tourisme. Nous chercherons à montrer que les interactions
constantes entre ces différents domaines permettent de comprendre
la façon dont chacun d’entre eux génère un profit. Notre argument
sera qu’ils ont en commun de reposer sur l’exploitation d’un
gisement qui n’est autre que le passé.
Nous désignerons ce type d’économie par le terme d’« économie
de l’enrichissement  » en jouant sur l’ambiguïté du terme
d’« enrichissement » : d’un côté, nous l’utilisons au sens où l’on parle
de l’enrichissement d’un métal, d’un cadre de vie, d’un fond culturel,
d’un vêtement, ou encore d’un ensemble d’objets rapprochés au sein
d’une collection, pour mettre l’accent sur le fait que cette économie
repose moins sur la production de choses nouvelles qu’elle
n’entreprend d’enrichir des choses déjà là, surtout en les associant à
des récits. D’un autre côté, le terme d’«  enrichissement  » renvoie à
l’une des spécificités de cette économie qui est de tirer parti du
commerce de choses qui sont, en priorité, destinées aux riches et qui
constituent aussi, pour les riches qui en font commerce, une source
supplémentaire d’enrichissement. Il nous semble que la prise en
compte de cette économie de l’enrichissement et de ses effets est
nécessaire pour saisir les transformations de la société française
contemporaine et certaines des tensions qui l’habitent.
Une seconde orientation est plutôt analytique. Elle vise à
comprendre comment des marchandises très diverses peuvent
donner lieu à des transactions qui, au moins pour la plupart d’entre
elles, paraîtront, aux yeux des acteurs qui s’y engagent, soit en tant
qu’offreurs, soit en tant que demandeurs, comme ayant un caractère
normal, plus ou moins conforme à des attentes préalablement
constituées. Par le terme de «  marchandise  », nous désignons toute
chose à laquelle échoit un prix quand elle change de propriétaire. Or,
si le cosmos de la marchandise n’était pas sous-tendu par des modes
d’organisation qui sont en partie implicites, on ne comprendrait pas
comment, étant donné sa diversité phénoménale, les acteurs
pourraient s’y orienter. La dextérité commerciale des acteurs est
certes très variable et dépend de leur niveau de socialisation
marchande. Néanmoins, sans une compétence minimale, un acteur
serait simplement égaré et incapable de faire son chemin dans le
monde, tant le rôle et le nombre des transactions marchandes ont
pris de l’importance dans les sociétés modernes. C’est en ce sens que
nous parlerons de structures de la marchandise.
En prenant appui sur ces structures sous-jacentes, les acteurs
peuvent adopter une position réflexive face à la relation entre ces
deux espèces d’entités hétérogènes — soit, d’une part, des choses et,
de l’autre, des prix —, dont l’union constitue la marchandise en tant
que telle, au lieu de ne recevoir cet assemblage que synthétiquement
et d’en subir passivement les effets. Mais, pour comprendre la façon
dont la raison peut chercher à se saisir de la relation entre les choses
et leur prix, nous devrons prendre en compte la référence à un
troisième genre d’entité, que nous désignerons en reprenant le terme
qu’utilisent les acteurs —  si l’on veut, le terme indigène  —, c’est-à-
dire celui, polysémique, de valeur. C’est en effet très généralement en
faisant référence à un être de la chose qui serait sa « valeur » propre
que l’on rend réflexive la relation entre cette chose et son prix, qu’il
s’agisse de critiquer ce prix ou de le justifier. Plutôt que de tenir la
valeur pour une propriété à la fois substantielle et mystérieuse des
choses —  une façon de voir qui a imprégné l’économie classique et
qui perdure au-delà —, nous traiterons la valeur comme un dispositif
de justification ou de critique du prix des choses. Les structures que
nous chercherons à dégager partitionnent l’univers de la
marchandise en distribuant l’ensemble des objets marchands entre
différentes façons d’en justifier (ou d’en critiquer) le prix, c’est-à-dire
entre différentes façons de les mettre en valeur. Nous verrons que les
différentes façons de mettre les choses en valeur présentent des jeux
de différences obtenus par permutation d’oppositions élémentaires,
en sorte qu’on peut les décrire sous la forme d’un groupe de
transformation, ce qui permet de concilier l’homogénéité du cosmos
de la marchandise (il comprend toute chose à laquelle, en changeant
de mains, échoit un prix) et la diversité des objets qui la composent
en fonction de la façon dont ce prix est justifié.
C’est en étant attentif à la dynamique du capitalisme que nous
chercherons à articuler les deux approches, historique et analytique,
qui ont guidé ce travail. Nous saisirons le capitalisme sous le rapport
du commerce, plutôt que sous celui des changements ayant affecté la
production, et par conséquent aussi le travail, qui, depuis le dernier
quart du XXe siècle, avec la montée du chômage, ont été au centre des
travaux auquel il a donné lieu. Nous avons pour cela tiré un grand
parti de la (re)lecture de Fernand Braudel qui, dans son livre
magistral sur le capitalisme, met la marchandise et le commerce au
centre de ses analyses, et aussi de celle des travaux qui ont cherché à
prolonger l’optique braudélienne jusqu’à nos jours, notamment ceux
de Giovanni Arrighi. Les structures de la marchandise ont un
caractère historique et cela précisément parce qu’elles s’insèrent dans
la dynamique du capitalisme et dans l’articulation entre ordre et
désordre qui en est le moteur. D’un côté, l’accumulation capitaliste
doit pouvoir prendre appui sur des attentes partagées et, par là, sur
des structures marchandes de façon notamment à limiter les coûts de
transaction. Mais, d’un autre côté, il appartient à la logique de cette
accumulation de se déplacer sans cesse pour tirer parti de la
marchandisation de nouveaux objets, et, par là, de subvertir ses
propres structures.
Le capitalisme qui, ayant surtout dépendu, dans un premier
temps, du développement de l’industrie, a dû se déplacer de façon à
tirer le meilleur parti possible de la marchandisation d’autres objets, à
mesure que les chances de profit tirées de l’exploitation du travail
industriel tendaient à diminuer. La formation des structures de la
marchandise telles qu’elles se présentent aujourd’hui peut être liée
ainsi au développement d’une économie de l’enrichissement.
L’existence de cette pluralité de formes de mise en valeur, qui sont à
la fois isomorphes et différenciées, permet que des choses diverses
puissent changer de mains avec l’espoir qu’elles soient chaque fois
vendues au prix le plus élevé possible de façon à générer le plus
grand profit possible ou de limiter les pertes. S’il n’existait qu’une
seule façon de faire référence à la valeur des choses afin d’en justifier
le prix, un grand nombre d’objets qui s’échangent aujourd’hui à un
prix élevé se trouveraient dépréciés. La diversification des structures
de la marchandise s’accompagne d’une diversification parallèle des
manques que ces marchandises viennent combler. Les structures de la
marchandise tendent par là à façonner à la fois des choses
déterminées et le manque de ces choses, en sorte qu’elles se tiennent
au point d’indistinction entre objectivités et subjectivités. C’est en
cela qu’elles contribuent largement à façonner ce qu’on nomme la
réalité, en tant qu’elle dépend de ce que Wittgenstein appelle des
jeux de langage, qui permettent aux acteurs de saisir l’expérience par
des opérateurs réflexifs.
 
La réalisation de ce travail nous a conduits à nous déplacer à la
fois entre différentes disciplines, entre différentes méthodes et entre
différents terrains d’enquête. Ces déplacements n’ont pas été
prémédités mais ont été en quelque sorte imposés par la logique
d’une recherche dont l’objet même s’est progressivement dévoilé, à
mesure que les acquis, qui nous semblaient répondre aux questions
que nous nous posions, faisaient surgir des questions nouvelles, nous
entraînant vers de nouvelles investigations.
Du côté des disciplines, nous avons ainsi suivi un chemin qui,
depuis la sociologie et l’anthropologie, nous a conduits à tirer parti
de lectures diverses se réclamant de l’histoire —  qu’il s’agisse
d’histoire de l’art, d’histoire des techniques ou d’histoire politique et
sociale  —, de la philosophie politique et, surtout, de l’économie.
Dans ce dernier domaine disciplinaire, qui n’est pas plus unifié que
ne l’est la sociologie elle-même, et qui est traversé par des courants
très divers —  différentes écoles allant, comme on sait, jusqu’à se
disputer le label même «  d’économie  » —, nos lectures et nos
emprunts sont allés tantôt vers des travaux se réclamant plutôt de la
tradition néoclassique, tantôt vers des travaux se rattachant plutôt à
des courants dits hétérodoxes ou critiques, dont les écarts nous ont
semblé moins tranchés au niveau des apports documentaires et même
théoriques qu’à celui des appartenances institutionnelles et des
conflits entre écoles. Il nous a semblé que la différence la plus
frappante séparant les «  orthodoxes  » et les «  hétérodoxes  » tenait
surtout à la relation que ces différents styles d’économie
entretenaient avec la sociologie elle-même, les premiers cherchant à
défendre une autonomie de l’économie, marquée notamment par la
place donnée aux modélisations traduites dans l’un ou l’autre des
langages relevant des mathématiques, tandis que les seconds
n’hésitaient pas à faire intervenir des données venues des autres
sciences sociales.
Notre souci principal a été de nous dégager des relations souvent
difficiles qu’entretiennent la sociologie et l’anthropologie avec
l’économie et qui conduisent nombre de sociologues et
d’anthropologues tantôt à ignorer l’économie (comme s’il y avait une
autonomie des relations d’échanges symboliques par rapport aux
relations d’échanges de biens)  ; tantôt à se saisir hâtivement de
modèles venus de l’économie pour les appliquer aux objets qui sont
les leurs et, du même coup, à justifier les décisions de politique
économique qui concernent ces objets  ; tantôt à développer au
contraire une attitude critique face à l’économie en général, comme
si la sociologie et l’anthropologie avaient seules accès à une vérité des
relations entre les êtres humains qui échapperait à une science
économique taxée, en quelque sorte, d’inhumanité. Si la critique est
loin d’être absente de notre ouvrage, elle est dirigée vers le
capitalisme contemporain, non vers l’économie en tant que telle.
Notre intention a donc été de poursuivre les efforts des chercheurs,
sans doute plus nombreux dans un passé pas si lointain qu’ils ne le
sont aujourd’hui, qui ont œuvré en faveur d’une unification des
sciences sociales, contre toutes les formes d’orthodoxie disciplinaire.
Cet effort passe aujourd’hui, selon nous, par un dépassement des
tensions qui opposent des approches héritées plutôt du positivisme
(fréquentes en économie) et des approches relevant plutôt du
constructionnisme (plus fréquentes en sociologie). Nous avons
cherché à avancer dans cette voie en développant un structuralisme
pragmatique. Cette approche permet d’articuler à la fois une histoire
sociale et une analyse des compétences cognitives que les acteurs
mettent en œuvre pour agir.
Pour ce qui est des méthodes d’enquête, notre démarche a été des
plus éclectiques. Une démarche de glaneurs, si l’on peut dire. Tout
en évoquant ici et là des exemples pris dans d’autres pays afin de
montrer que nous parlons d’un processus qui peut se disséminer,
nous nous sommes centrés sur le cas de la France qui est, sans doute,
un des pays dans lesquels les transformations que nous avons
cherchées à mettre en lumière se manifestent avec le plus de netteté.
Nous avons croisé la collecte des statistiques existantes ; de nombreux
entretiens formels ou informels, soit avec des informateurs investis
d’une autorité institutionnelle, soit avec des acteurs dits « ordinaires »
comme, par exemple, des artistes ou encore des collectionneurs de
choses diverses allant des œuvres d’art contemporain aux blasons de
clubs de football ; le dépouillement d’une abondante documentation
produite à des fins commerciales ou d’autopromotion, recueillie
tantôt sous une forme papier, tantôt sur internet  ; l’analyse de
manuels de marketing du luxe, du tourisme, de l’art et de la culture ;
une ethnographie de lieux où la formation d’une économie de
l’enrichissement pouvait être saisie «  sur le vif  » (comme dans
l’Aubrac ou à Arles).
Les pages qui suivent sont donc le résultat d’une sorte d’artisanat
qui, fréquent autrefois dans les sciences sociales, et en anthropologie
sociale ou en histoire plus encore qu’en sociologie, est aujourd’hui
plutôt décrié bien qu’il présente de grands avantages en termes de
liberté et surtout de souplesse dans l’accomplissement d’un projet
qui, n’étant pas subordonné à un engagement auprès d’instances de
financement, peut constamment se redéfinir et se réorienter en
fonction des résultats obtenus. On oublie trop souvent qu’en se
limitant à travailler à partir de données en grande quantité (big data)
on redécouvre un objet déjà socialement construit et on s’interdit
d’introduire à la fois la réflexivité des acteurs et les changements
sociaux qui n’ont pas encore fait l’objet d’un repérage taxinomique et
d’un enregistrement technique et institutionnel.
Notre collecte de matériaux a été d’autant plus lourde que ce qui
s’est révélé progressivement être le champ de notre enquête, soit,
d’un côté la formation d’une économie de l’enrichissement et, de
l’autre, l’état actuel des structures de la marchandise, et des
compétences qui permettent aux acteurs de s’y orienter, n’a donné
lieu jusqu’ici, ni dans un cas ni dans l’autre, à des constructions
permettant une saisie globale, notamment d’ordre statistique. Il
n’existe pas de centres de calcul ou d’administration, qui
recueilleraient, concentreraient et mettraient en forme des données
sur l’ensemble des domaines qui nous paraissent devoir être pris en
compte pour saisir des traits pourtant, selon nous, très importants des
évolutions socio-économiques actuelles. Nous avons donc dû nous
déplacer sur un grand nombre de terrains, allant de l’art
contemporain à l’industrie du luxe, du patrimoine au tourisme, etc.
L’étude de chacun de ces terrains pourrait être approfondie,
l’ensemble du livre pouvant être lu comme une invitation à travailler
sur un nouveau champ de recherches. Nous espérons donc que la
tâche pourra être reprise par d’autres, qui pourront compléter les
résultats et développer les hypothèses présentés ici.
I

Destruction et création de richesses


Chapitre premier
L’ÂGE DE L’ÉCONOMIE
DE L’ENRICHISSEMENT

LA DÉSINDUSTRIALISATION
DES PAYS D’EUROPE DE L’OUEST

Dans le dernier quart du XXe  siècle, la production de masse n’a


plus été envisagée, dans les sociétés occidentales, comme le seul ni
même peut-être comme le principal moyen de maximiser des profits
et d’accumuler des richesses. Pour le capitalisme aussi, l’extension au-
delà de la production de masse s’est révélée être une nécessité
imposée par l’exigence de profit à mesure que les possibilités ouvertes
par cette forme, jugées d’abord quasiment infinies, ont semblé
atteindre leur limites. Pourtant, cette extension n’a pas été marquée
par un abandon de la forme standard. Elle a pris la forme d’une
financiarisation plus intensive et, dans le domaine de la production
et/ou de la commercialisation des objets, d’une redistribution des
cartes géopolitiques. Certains pays, dits « émergents », reprenaient à
leur compte la charge de la production de masse comme principal
chemin d’enrichissement, tandis que certains des pays qui avaient
constitué, au XIXe et au XXe  siècle, le foyer du capitalisme mondial,
d’une part, se concentraient sur la finance et sur la conception de
biens de haute technologie, afin de conserver à distance le pouvoir
sur la fabrication des biens les plus courants, en tant que produits
dérivés des innovations technologiques, mais aussi, d’autre part,
s’orientaient vers la marchandisation beaucoup plus intensive que par
le passé de domaines demeurés longtemps plus ou moins aux marges
du capitalisme.
L’expansion géographique du capitalisme a redistribué vers les
pays où la main-d’œuvre était abondante et peu organisée, et où, par
conséquent, les salaires étaient bas, nombre de sites de production
d’objets standard, dont la conception et la vente sont néanmoins
restées, pour l’essentiel, entre les mains de firmes ayant leur siège
dans les pays occidentaux, toujours au cœur du capitalisme mondial.
Un des effets de ces transferts a été d’accélérer la désindustrialisation
des pays d’Europe de l’Ouest. La désindustrialisation est, dans les
années 2000, un phénomène largement étudié qui affecte les
économies occidentales, et notamment la France 1. L’emploi
industriel a atteint un pic en 1974 avec plus de 5 900 000 salariés. Au
début des années 2010, il a perdu un peu plus de 40 % de ses effectifs.
Dans le même temps, ce que les statisticiens, en utilisant une
définition plus large, appellent la « sphère productive » est passé de
48 % à 35 % des emplois 2. Cette diminution a touché à peu près tous
les secteurs, à l’exception de certains secteurs à haute technologie tels
que l’aéronautique, le nucléaire, la pharmacie et l’armement 3  : les
mines, la sidérurgie, les industries mécaniques, la construction navale,
le textile, etc. Le secteur des biens intermédiaires et celui des objets
de consommation courante ont été particulièrement touchés. Leur
déclin, qui s’est amorcé dès les années 1960-1970, dans les secteurs du
textile et du cuir, a ensuite atteint le monde de la manufacture dans
son ensemble.
Par «  désindustrialisation  », nous n’entendons pas toutefois le
passage à une société «  postindustrielle  » qui a été souvent
prophétisée par la sociologie des années 1960 4. Cette prophétie ne
s’est globalement pas réalisée. D’une part, de nombreux secteurs
demeurés longtemps en marge du monde industriel —  comme le
petit commerce, l’éducation, la santé, les services à la personne,
etc.  — sont aujourd’hui gérés —  y compris lorsqu’ils ne dépendent
pas du secteur privé mais sont sous tutelle étatique  — selon des
méthodes de management nées dans les grandes firmes mondiales et
soumis à des normes comptables développées dans l’industrie, ce qui
a été facilité par la généralisation de l’informatique. Mais surtout, les
sociétés européennes font un usage plus élevé que jamais de produits
d’origine industrielle, par exemple des téléphones portables ou des
ordinateurs personnels, qui se sont ajoutés à la liste des équipements
ménagers les plus courants. Les objets marchands en circulation n’y
ont jamais été aussi nombreux, mais ils sont fabriqués ailleurs. Durant
la même période, en France, la consommation intérieure a, en effet,
presque doublé au même titre que le poids des services marchands
dans la valeur ajoutée globale, tandis que celui de l’industrie
diminuait de près des deux tiers. Les explications de ce processus de
désindustrialisation font, chez les économètres, l’objet d’intenses
débats. Il est difficile de mesurer la part qui revient, dans la
désindustrialisation, d’un côté, à l’externalisation de certaines
fonctions longtemps assumées par les firmes mais non directement
productives et, de l’autre, à l’accroissement de la productivité du
travail. Mais il est très probable que la part la plus importante en
revient à l’importation d’objets fabriqués dans les pays à moindre
coût de main-d’œuvre (de  9  % à  80  % selon les secteurs 5) et où la
main-d’œuvre ouvrière est peu mobilisée et peu protégée. Au premier
chef dans les pays d’Extrême-Orient, comme la Chine et le Vietnam,
mais aussi dans des pays de l’est de l’Europe, après l’implosion des
régimes communistes, comme la Slovaquie, la Roumanie ou la
Bulgarie.
La délocalisation industrielle s’inscrit dans l’histoire du
capitalisme occidental au cours des cinquante dernières années et
constitue sans doute l’une des voies qui a été adoptée pour sortir de
la crise qu’a connue le capitalisme du milieu des années 1960
jusqu’au milieu des années 1980 environ. Souvent analysé en termes
de baisse de productivité et d’excès des capacités productives par
rapport à la demande solvable suscitant une érosion régulière des
profits tirés de la production de biens manufacturiers 6, le mouvement
de délocalisation a aussi des racines politiques. Il a été, pour les
grandes firmes, un moyen d’échapper à la contrainte fiscale des États,
et il a constitué également une réponse à la mobilisation du
prolétariat européen, particulièrement au cours des dix années qui
ont suivi Mai  68. Une des conséquences de ce processus, mais peut-
être aussi un de ses objectifs inavoué, a été de mettre au pas une
classe ouvrière qui, dans les années 1960-1970, s’était montrée
particulièrement combative, surtout en France et en Italie, voire de
s’en débarrasser. Toutefois, ce mouvement de délocalisation n’aurait
pas été possible au même rythme et au même degré sans les mesures
de dérégulation financière des années 1970 et 1980 qui ont favorisé
les transferts de capitaux des vieux pays industriels vers les pays dits
émergents, stimulant ainsi la création dans les pays à bas salaires
d’entreprises sous-traitantes largement dépendantes des donneurs
d’ordre ayant leur siège dans les métropoles européennes ou nord-
américaines.

ANCIENS ET NOUVEAUX SITES DE PROSPÉRITÉ


En France, la perte d’emplois industriels a touché en priorité les
régions dans lesquelles l’industrie était la source principale de
richesses, c’est-à-dire, particulièrement, le nord et le nord-est du
pays 7, régions où, comme l’ont montré un grand nombre d’études
cherchant à rapprocher la géographie régionale, l’économie et la
science politique, l’extrême droite réalise ses meilleurs scores
électoraux. Toutefois, d’autres régions où l’industrie jouait, en début
de période, un rôle moins important, mais qui n’avaient pas, pour
autant, échappé au processus de désindustrialisation, se sont
enrichies. Or ce phénomène est d’autant plus troublant qu’il s’agit,
en nombre de cas, de régions surtout rurales qui avaient déjà subi les
conséquences d’un affaiblissement de la paysannerie dans le cours
des années 1960, la « fin des paysans » ayant entraîné aussi le déclin
des bourgs et des petites villes, jusqu’à susciter parfois un processus
de quasi-désertification. Mais tout se passe comme si ces régions
avaient bénéficié de la marchandisation accrue de domaines jugés
jusque-là marginaux, s’étaient orientées vers l’exploitation de
nouveaux gisements de ressources, et avaient bénéficié de la
transformation en sources de richesses potentielles d’objets, de lieux
et même d’expériences qui n’avaient joué longtemps qu’un rôle de
second plan par rapport aux intérêts primordiaux du capitalisme.
La géographie économique ne permet pas une approche directe
de ce second mouvement parce que, en l’absence de catégories
dédiées à l’analyse de ce processus, elle ne peut pas recourir dans ce
cas à des séries statistiques aussi solidement établies que dans celui de
l’industrie. Son apport est néanmoins particulièrement pertinent
pour notre recherche. Comme l’ont montré Vincent Hecquet à partir
d’une approche statistique et Laurent Davezies 8 depuis la géographie,
la richesse des régions est loin de dépendre seulement du degré de
développement de la sphère productive, ce qui conduit « la nouvelle
géographie économique » à dissocier « la contribution des territoires
à la croissance  » et «  le développement social des territoires 9  ». Le
déclin des régions industrielles tranche, en effet, nettement avec la
prospérité croissante de régions situées surtout sur le littoral, dans
l’ouest ou au sud, où la population a fortement crû et où l’activité et
les revenus ont augmenté. Ces régions, avec une activité marchande
de plus en plus grande, se développent sur une base qui, si l’on suit la
classification utilisée par les géographes, n’est pas « productive » mais
«  résidentielle 10  ». On trouve dans ces régions un grand nombre de
retraités (49 % de l’ensemble des retraités), en général plus aisés que
la moyenne 11, beaucoup de résidences secondaires (66  %), des
habitants intermittents ou «  navetteurs  », qui travaillent et résident
une partie du temps dans des métropoles, en France mais également
souvent à l’étranger, et aussi de nombreux chômeurs ou des
personnes tributaires des prestations sociales (RSA notamment) qui
trouvent dans ces zones des «  petits boulots  » assez similaires à des
emplois de nature domestique. Il s’agit, d’après ces auteurs, de
«  territoires non marchands dynamiques  » caractérisés par ce qu’ils
identifient comme un « développement sans croissance » reposant sur
des «  économies résidentielles  ». Dans ces territoires, des plus
«  dynamiques  » et des plus «  attractifs  » (44  % de la population
française) et qui disposent «  d’avantages résidentiels  », se
développent le tourisme et des activités comme la restauration ou la
reprise et l’entretien d’un immobilier jusque-là en déclin. Dans les
terres rurales de ces littoraux atlantique et méditerranéen, l’arrivée
de nouveaux résidents a eu pour conséquence une forte dynamique
de construction 12. Tandis que les régions industrielles voient l’emploi
décroître, le développement de ces territoires, dits résidentiels, crée
de nombreux emplois de service domestique, y compris des emplois
d’ouvriers, mais «  dans des secteurs locaux tournés vers la demande
locale (qui, eux, sont largement non délocalisables 13) ».
Des mouvements de ce genre ont stimulé la coalescence et le
déploiement de formes de mise en valeur qui, sans être inconnues ni
négligeables, étaient demeurées à l’état embryonnaire, faute d’être
suffisamment intégrées à la pratique des affaires. L’économie de
l’enrichissement est une des composantes d’un monde social en prise
avec un capitalisme que nous qualifions d’intégral, au sens où
différentes façons de créer de la valeur s’y trouvent articulées. Dans ce
monde social, l’achat et la vente d’objets issus de la production de
masse et, particulièrement, ceux des artefacts incorporant un haut
niveau de technologie, ont continué à occuper la première place, les
objets de ce type donnant lieu à la grande majorité des échanges
commerciaux. Mais de nombreux indices témoignent de ce que la
marchandisation s’est également orientée, de façon plus intense et
plus visible que par le passé, dans de nouvelles directions. À la
différence de ce qui fut nommé et soumis à la critique dans les
années 1960-1970 sous le terme de «  société de consommation  »,
l’accent étant souvent mis sur des acheteurs «  passifs, manipulés et
livrés à leur pulsion  », une des caractéristiques de ce capitalisme
intégral est d’avoir fortement stimulé et récompensé la dextérité
marchande, et d’avoir pour horizon le fait que chacun soit non
seulement consommateur, mais aussi marchand. C’est pourquoi, suivant
cette perspective à la limite, nous traiterons de la marchandise, sans
considérer qu’il faudrait étudier les marchands comme une catégorie
à part 14.
L’extension du capitalisme s’est traduite par un rôle plus affirmé
et plus général des effets de mode, dont témoigne par exemple
l’importance prise par les marques, particulièrement par ce qui est
souvent qualifié, dans la littérature sociologique, de culture de la
célébrité, dont le rôle social a donné lieu à de nombreux travaux
surtout à partir des années 1960 15, et dont la dimension économique
a fait récemment l’objet d’une attention croissante stimulée
notamment par le développement d’internet. De même, l’importance
marchande des activités culturelles a pris une saillance sans précédent
avec, par exemple, la flambée des ventes aux enchères d’œuvres d’art
atteignant des prix très élevés qui a pu être rapprochée des processus
de financiarisation de l’économie. Nous mettrons surtout l’accent,
toutefois, sur le développement d’une économie de l’attention aux
choses déposées dans l’environnement qui conduit un nombre
croissant de personnes à rechercher des objets valorisés moins en
fonction de leur utilité directe que pour leur charge expressive et
pour les récits qui en accompagnent la circulation. Ces choses se
révèlent à elles dans ce qu’elles ont de spécifique, c’est-à-dire dans
leurs différences, quand on les rapproche d’autres choses plus ou
moins similaires, cela un peu à la façon dont des collectionneurs
accumulent et rapprochent des objets ayant entre eux un air de
famille, comme pour jouir de la tension entre leur similarité et leur
diversité.
On peut, à titre d’indice provisoire d’un changement de
l’attention portée aux choses, relever l’importance de la pratique de
la collection au cours des dernières décennies. La diffusion et
l’intériorisation croissantes d’un genre d’attention aux choses en
affinité avec l’ethos du collectionneur ne peuvent pas être estimées
seulement en tenant compte du nombre des collections et des
collectionneurs modestes. Les schèmes sur lesquels repose la pratique
de la collection, souvent décrits en termes cognitifs et affectifs, ont
aussi ou surtout une dimension économique qui est particulièrement
évidente si on se tourne vers les transactions auxquelles donnent lieu
les choses d’exception recherchées par un public fortuné comme, par
exemple, des objets d’art ou d’antiquité, les produits de luxe, les
maisons dites d’artistes ou d’architectes, etc. Or les objets de ce genre
et les dispositifs qui permettent de les mettre en valeur sont au cœur
d’une économie de l’enrichissement. On peut se demander par là si
la collection, moins en tant que pratique spécifique qu’en tant que
forme générative engageant une certaine manière d’être avec les
choses, ne constituerait pas une sorte d’opérateur permettant de
mettre en rapport les différents domaines d’activités marchandes sur
lesquels repose ce type d’économie.
Ce sont ces domaines dont nous donnerons maintenant un
premier signalement principalement à partir du cas de la France qui
constitue un point d’observation privilégié de phénomènes dont la
présence est attestée en de nombreux endroits du monde. Comme
l’économie industrielle, l’économie de l’enrichissement est très
inégalement distribuée dans l’espace, occupant de larges territoires
dans certains pays, mais pouvant se réduire à l’échelle d’un quartier
d’une grande ville dans d’autres pays où prédominent des activités
d’agriculture intensive, industrielles ou de service. En ce sens, il faut
penser la distribution spatiale de l’économie de l’enrichissement par
densité, et non pas par État, ces densités étant susceptibles d’évoluer,
comme ce fut le cas pour la grande industrie qui, partie de quelques
cantons de l’Angleterre rurale, a conquis de nombreuses régions dans
le monde. Au même titre que d’un bassin industriel, on peut parler
d’un bassin d’enrichissement, qui s’établit souvent en tirant parti de la
concentration d’édifices cultuels (comme les églises catholiques
romanes ou gothiques dans nombre de villes en Italie, ou les temples
à Kyoto au Japon).

L’OMNIPRÉSENCE DES CHOSES ENRICHIES


Les champs au sein desquels se déploie la sphère économique de
l’enrichissement sont difficiles à décrire de façon synthétique parce
que leur diversité substantielle n’est pas réduite par leur inclusion
dans une catégorie large permettant d’en faire ressortir les liens et de
les désigner d’un terme ou d’une formule uniques. Les cadres
sémantiques, juridiques et statistiques sur lesquels repose la
description du monde économique et social ont été forgés pour
donner aux administrations une prise sur une économie
principalement industrielle. Il n’existe donc pas, actuellement, de
dispositifs catégoriels, ou de cadre comptable qui permettraient de
déterminer avec une relative précision ni l’importance économique
que revêt la nébuleuse dont nous cherchons à esquisser les contours,
ni le nombre des personnes dont l’activité principale s’y rattache.
Cela, notamment, parce qu’elle rapproche des secteurs (comme l’art
et le tourisme), des activités (comme la direction des musées et la
fabrication des «  sacs en croco  »), des statuts (comme ceux de
précaire, de salarié stable, de fonctionnaire et de rentier) et des
professions qui, dans les nomenclatures statistiques, se trouvent
dispersés entre des ensembles construits selon d’autres logiques
d’assemblage, davantage en accord avec les anciennes classifications
du monde industriel 16.
En outre, les cadres existants abordent l’emploi selon deux
approches dont les résultats sont difficiles à cumuler, soit, d’un côté,
par le biais des professions individuellement déclarées et, de l’autre,
par celui des secteurs économiques pris en compte par la
comptabilité nationale, ce qui rend malaisée l’analyse des effets
indirects et induits de chaque type d’activité et/ou de profession. On
manque par conséquent de séries statistiques susceptibles de soutenir
les totalisations qui permettraient de mettre en relief les processus
spécifiques qui sont au cœur de cette évolution et d’en suivre le cours.
C’est la raison pour laquelle, dans la littérature économique
courante, la présentation de cette réorientation économique en
direction des riches est distribuée entre des domaines différents,
appréhendés selon des formes comptables diverses et reposant
souvent sur des définitions et des catégories qui sont loin d’être
unifiées, ce qui n’en facilite pas la saisie globale. L’absence de cadre
comptable et de catégories unifiant l’économie de l’enrichissement
n’est pas un hasard, ni un retard du système d’enregistrement
institutionnel sur les changements de la réalité, mais se comprendra,
au terme de notre analyse, comme une des conditions pour que cette
économie se révèle profitable.
Pour évoquer de quoi est constituée la sphère économique de
l’enrichissement de façon à permettre aux lecteurs de nous suivre en
prenant appui sur leur sens ordinaire de la réalité sociale, il faut nous
tourner d’abord vers les objets eux-mêmes. Un premier indice
retiendra notre attention. Il s’agit de la visibilité croissante donnée à
des objets qui s’échangent à un prix élevé ou très élevé par rapport
aux prix les plus communs. Cette visibilité s’affiche au centre des
grandes métropoles, mais aussi dans nombre de sites ou de villages
restaurés et protégés, tranchant avec l’appauvrissement des villes, des
banlieues ou des zones dont l’activité était surtout d’ordre industriel.
Elle s’étale aussi, par exemple, dans les médias destinés à un lectorat
qui, bien que plutôt aisé, ne l’est pourtant pas suffisamment, en
moyenne, pour acquérir nombre de choses exhibées non seulement
dans les encarts publicitaires, mais aussi dans les pages
rédactionnelles.
En France, les principaux organes de presse quotidienne ou
hebdomadaire, dont le lectorat est de plus en plus restreint, publient
ainsi des suppléments sur ces thèmes de façon à drainer l’argent de
l’industrie du luxe qui contribue à permettre à plusieurs de ces
journaux, guettés par le déficit économique, de continuer à exister.
On peut mentionner, notamment Obsession, supplément de
l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, ou Next, supplément du
quotidien Libération, ou encore le supplément hebdomadaire (M le
magazine) du journal Le Monde. Ces magazines de détente sont
destinés à un public aux contours flous mais qui, en se considérant
dans le miroir qu’ils leur tendent, peut s’apprécier à la fois comme
cultivé et comme fortuné. C’est le cas aussi, par exemple, d’Air France
Magazine, publié par les Éditions Gallimard et offert gratuitement aux
usagers de cette compagnie d’aviation. Ces magazines présentent
pour notre objet l’avantage de mêler intimement les publicités pour
des objets de luxe (montres, parfums, vêtements, immobilier et
hôtellerie haut de gamme, etc.) et les parties rédactionnelles qui
portent soit sur des objets tendance, vintage ou design, soit sur des
lieux dont la dimension ancestrale et patrimoniale est mise en valeur,
soit encore sur des œuvres d’art, des expositions et des artistes, soit
enfin sur la haute gastronomie envisagée comme un «  patrimoine
immatériel ». Ces différentes matières publicitaires ou rédactionnelles
sont, dans ces magazines, traitées sans solutions de continuité, comme
si elles étaient les composantes indissociables d’un même univers.
Ces médias présentent des objets retenus moins en fonction de
leur utilité ou de leur robustesse, comme c’est le cas pour les objets
industriels courants, que pour leur préciosité intrinsèque, ou
simplement leur différence, et aussi, indissociablement, pour leur
prix. Ces choses sont souvent associées à des marqueurs nationaux ou
régionaux d’identité qui sont censés en garantir l’authenticité (même
si leur fabrication peut être discrètement sous-traitée, comme il en va
des objets ordinaires, dans des pays à bas salaires). La fascination que
ces objets sont censés exercer tiendrait à une sorte d’aura qui les
environnerait et qui leur conférerait un quelque chose d’exceptionnel
les destinant à être appréciés par une élite. Il peut s’agir d’objets
d’antiquité  ; d’objets issus des firmes de luxe, se présentant souvent
comme de fabrication artisanale, et se rattachant pour nombre
d’entre eux au secteur de la mode, tels que montres, bijoux, sacs à
main, vêtements  ; de vins ou de produits alimentaires d’exception
provenant de « terroirs » identifiés et protégés. Ou encore, d’œuvres
d’art contemporain présentées dans des galeries, dans des foires, ou
lors de ventes aux enchères qui retiennent l’attention pour leurs
dimensions à la fois culturelles et économiques 17.
Dans ces présentations, une importance croissante est accordée
non seulement aux objets, mais aussi aux univers où ces objets sont
conçus et circulent. Et, surtout, aux êtres humains qui les
environnent, qu’il s’agisse de «  créateurs  », tels que designers,
couturiers, cuisiniers, antiquaires, coiffeurs, collectionneurs,
commissaires d’exposition, etc., ou de « personnalités », elles-mêmes
remarquables, qui associent leur nom et leur image à celui de ces
choses d’exception (comme, par exemple, les «  égéries  » de la
couture ou de la parfumerie). Tous ces «  acteurs de la mode, de la
culture et du goût  » font l’objet de très nombreuses mentions et de
portraits dans lesquels ils côtoient les artistes, au sens classique du
terme, tels que peintres ou plasticiens. L’attention est ainsi orientée
vers un ensemble relativement hétéroclite d’objets traités comme s’ils
occupaient le même plan (un « plan d’immanence », pourrait-on dire
en paraphrasant Deleuze) tels que vêtements, mobiliers, objets de
décoration, objets vintage, et œuvres d’art ancien ou contemporain.
Le genre de mutation profonde dont il est question est incarné à
lui seul par un bâtiment à Turin. Dans le quartier du Lingotto, se
trouve en effet ce qui a été la grande usine de production automobile
Fiat, ouverte en 1922. Fermé en 1982, le bâtiment de l’usine a été
reconverti en galeries marchandes, hôtels, restaurants, centre de
congrès. Au sommet de ce qui a été l’un des lieux emblématiques du
monde ouvrier a été construite par l’architecte italien star Renzo
Piano, qui a élaboré de nombreux musées dont le Centre Pompidou à
Paris, la Pinacoteca Giovanni e Marella Agnelli, inaugurée en 2002.
Dans cette blanche galerie aérienne, on se presse désormais pour
admirer des œuvres de la collection de peintures de l’ancien dirigeant
de Fiat. Comment est-on passé de la production massive
d’automobiles standard et de l’éclat des luttes ouvrières qui lui étaient
associées à la contemplation silencieuse et respectueuse d’œuvres
d’art acquises par le « grand patron » ?

L’ESSOR DU LUXE

Au cœur de cette nébuleuse, se trouve l’industrie du luxe. En


France, organisée autour d’une association professionnelle très
dynamique (le Comité Colbert), elle connaît, au début des années
2000, une croissance particulièrement élevée, surtout à l’exportation,
se distribuant autour de 6  % à 20  % par an selon les produits 18. Les
exportations mondiales de biens de consommation haut de gamme,
qui ont quasiment doublé entre 2000 et 2011, sont pour les trois
quarts le fait des pays d’Europe de l’Ouest, et particulièrement de la
France et de l’Italie (dont l’habillement, la maroquinerie et la
chaussure constituent respectivement, 39  %, 38  % et 33  % des
exportations haut de gamme), la joaillerie et la haute horlogerie,
provenant surtout de Suisse, tandis que les voitures de luxe sont
commercialisées sous des noms de marques allemandes (gagnant
de 19 % à 29 % des parts de marché au cours des années 2000 avant la
chute des ventes d’automobiles de luxe qui a suivi la crise de 2008).
La France, en tête dans ce secteur, détient 11,2 % du marché mondial
des biens haut de gamme (avec un taux de croissance annuel de
9,8  % 19). Ces exportations sont surtout orientées vers les pays
développés (70 %), qui comprennent la part la plus élevée de riches,
mais aussi vers les pays émergents (notamment la Chine) dont la
consommation a fortement augmenté, passant de 21  % en 2000 à
39 % en 2011 20. Avec les pays du Golfe, ils font partie maintenant des
principaux importateurs 21.
Ces biens haut de gamme sont, par exemple, des grands vins et
des spiritueux, ou encore des vêtements griffés 22 et des parfums et
produits cosmétiques. Certains de ces biens font de plus en plus
souvent l’objet d’une production en partie délocalisée dans des pays à
bas salaires, mais ils sont généralement assemblés et étiquetés dans le
pays d’où ils sont censés provenir 23, l’écart entre le pays de fabrication
et le pays d’étiquetage et d’exposition, généralement tenu secret de
façon à éviter une dévalorisation de l’objet d’exception et son
assimilation à n’importe quel produit ordinaire, étant au mieux
marqué par la distinction entre le « made in » et le « made by » ou le
24
« designed in  ». Ces biens peuvent alors être vendus sous un nom de
marque dont le marketing met en avant l’identité nationale, qui
apporte une valeur ajoutée aux produits, et joue aussi, souvent, sur le
caractère supposé artisanal, «  à l’ancienne  », de leur création,
susceptible de les singulariser et de soutenir leur prétention à
l’exceptionnalité. Mais, à une époque où la délocalisation et ses effets
sur la croissance du chômage font l’objet de nombreuses critiques,
l’étiquetage «  made in France  » peut servir aussi à montrer
«  l’engagement éthique de la responsabilité sociale des maisons de
luxe 25  », ce qui peut contribuer également à accroître la valeur
ajoutée du produit.
L’industrie du luxe soutient également le marché de l’art
contemporain, favorisant les rapprochements entre des artistes
célèbres et des objets de marque traités comme des pièces uniques
d’origine artisanale (par exemple des sacs Hermès ou des bagages
Vuitton). L’histoire du groupe Kering constitue un bon exemple de la
façon dont une firme est devenue particulièrement florissante en se
dégageant des activités de commercialisation de produits industriels
auxquelles elle se consacrait jusque-là, pour s’orienter vers le secteur
du luxe à partir des années 2000. Les effets de déplacements de ce
genre se répercutent jusqu’à des grandes écoles comme HEC ou
Sciences Po, dont les anciens élèves se dirigent pour une part vers la
gestion ou le marketing, et qui insèrent dans leurs programmes des
formations à l’art contemporain. La responsable d’une de ces
formations en justifie le succès en remarquant que «  les étudiants
voient bien que les marques de luxe s’associent à l’art contemporain,
que les Pinault ou Arnault investissent dans des œuvres, que les
grands dirigeants de leur époque sont mécènes. Or ces marques sont
leurs futurs employeurs 26 ».
Dans l’univers du luxe, un domaine est particulièrement
florissant : celui du « luxe alimentaire » qui — d’après le géographe
Vincent Marcilhac 27  — «  représente plusieurs centaines de milliers
d’emplois et plusieurs dizaines de milliards d’euros de chiffres
d’affaires. Il constitue — ajoute cet auteur — l’un des points forts de
la France au niveau des excédents commerciaux et il joue un rôle
important dans l’image de marque de la France à l’échelle
internationale 28 ». Tandis que du dernier tiers du XIXe siècle jusqu’au
milieu du XXe  siècle environ, les interventions des organisations de
producteurs ou des pouvoirs publics concernant les produits
alimentaires étaient surtout orientées vers une homogénéisation et
une certification des produits et vers la lutte contre la falsification, au
moyen de mesures d’inspiration hygiéniste qui visaient à accroître la
sécurité alimentaire des consommateurs (particulièrement en ce qui
concerne le lait et le vin, deux produits considérés par les médecins
comme d’importance sanitaire majeure) 29, la recherche d’une
amélioration de la qualité des produits a changé d’orientation au
cours des dernières décennies, en mettant notamment l’accent sur
« l’authenticité 30 ». Or ce changement a accompagné le glissement du
terme de qualité qui, d’abord appliqué à des produits jugés stables,
homogènes et sans danger, et dont l’amélioration dépendait de la
mise en œuvre de normes allant dans le sens d’une standardisation,
voire d’une industrialisation, afin également d’en diminuer le prix,
en est venu à désigner des aliments jugés exceptionnels, précisément
hors norme et de prix nettement plus élevé.
On le voit particulièrement bien dans le cas des vins,
minutieusement étudié par Marie-France Garcia-Parpet, avec,
particulièrement dans le Sud et le Sud-Ouest, le passage d’une
production massive de « gros rouge » bon marché (« l’usine à vin »),
destinée à la consommation intérieure et populaire, à une production
tournée vers la confection de produits «  originaux  », ayant du
« caractère », se réclamant de la culture œnologique, et tournés vers
l’exportation. Or cette transformation est allée de pair avec la mise en
valeur de «  terroirs  », définis non seulement par des propriétés
minérales et des conditions climatiques spécifiques, mais aussi par des
traditions, réactivées ou inventées (comme la «  Confrérie de
Chinon  »), par la création de noms et par l’usage de références
historiques relatives à des personnages célèbres supposés avoir vécu à
proximité des vignobles (comme Rabelais pour les vins de Loire), et
par des mesures administratives visant à limiter et à encadrer la
production 31. L’un des résultats de ces manœuvres fut, évidemment,
de susciter des effets de rareté qui peuvent être invoqués pour
motiver une augmentation du prix des produits.
Plus généralement, «  la production de singularités culturelles
locales  » a permis de constituer des «  rentes de monopoles 32  », le
processus de localisation autour de terroirs, que l’on vient de
rappeler à propos des vins, ayant été imité pour un grand nombre
d’autres produits, comme les truffes, les cèpes, la viande de bœuf
(Aubrac) ou les volailles (chapons ou poulardes de Bresse), d’origine
plus ou moins locale, mais aussi pour des produits dont la matière est
importée, comme le chocolat, mais qui sont censés faire l’objet d’un
traitement associé à une tradition locale. La tradition enracinée est
particulièrement mobilisée pour répondre à des critiques
économiques ou morales, comme dans le cas du foie gras, considéré
comme un emblème national, qu’on peut appeler, comme le fait
Michaela DeSoucey, «  gastronationalisme 33  ». Or cet enracinement
local des biens alimentaires de luxe, dispersés entre une multiplicité
de terroirs supposés présenter chacun des particularités à nulles
autres pareilles, est allé de pair avec une concentration économique
croissante du secteur du luxe alimentaire, en partie absorbé par
l’industrie française du luxe. En témoignent, par exemple, la fusion
du groupe Moët-Hennessy et du groupe Louis Vuitton ou encore le
rachat par François Pinault du Château Latour en 1993 et celui du
Château d’Yquem par Bernard Arnault (LVMH) en 1998, puis du
Château Cheval Blanc en 1999. Ces acquisitions de prestige sont aussi
le fait de groupes internationaux ayant leur siège dans d’autres pays,
avec une « part grandissante de grands groupes (banques, assurances,
sociétés de gestion et de portefeuille, etc.) pour lesquels les
investissements dans le luxe alimentaire français constituent avant
tout un placement financier 34  ». Le développement du luxe
alimentaire constitue par là, à la fois, un facteur d’expansion du
capitalisme mondial et un «  outil de développement territorial  »,
parce qu’il soutient une activité agricole locale et qu’il joue aussi un
rôle majeur dans la mise en valeur de deux autres domaines que nous
allons examiner maintenant, soit, d’une part, le tourisme, avec la
croissance du tourisme gastronomique, de l’œnotourisme et du
tourisme vert 35 et, d’autre part, la patrimonialisation qui profite des
effets d’enrichissement historique de sites, de terroirs, de villes,
associés à des traditions alimentaires.
Une dimension centrale de l’industrie du luxe est de reposer sur
des marques. Ces dernières peuvent être rachetées par des groupes
pour le prestige qu’elles apportent, en tant qu’actifs immatériels,
même dans les cas où leur solde n’étant pas bénéficiaire doit être
compensé par d’autres produits du même groupe, ou dans le cas où
ces marques sont celles de commerces qui ont cessé toute activité
mais dont le nom peut être racheté et remis en circulation en
l’associant à un récit du passé. Le prestige de ces marques est tiré en
amont par leur identification à un pays, l’Italie ou la France, entités
politiques traitées elles-mêmes comme des marques, dont la grandeur
dépend, de façon circulaire, des choses d’exception qui en
proviennent et de « l’art de vivre » qui est supposé leur être associé.
L’idée de construire l’image d’un pays à la façon dont on le ferait
d’une marque commerciale, relativement récente 36, a accompagné le
développement de l’économie de l’enrichissement. Cette image peut
prendre appui sur n’importe quel énoncé (ou «  stéréotype  »)
généralement associé positivement au pays qu’il s’agit de promouvoir.
Dans le cas de la France, les dimensions historiques et patrimoniales,
associées aux monuments, aux paysages, au luxe, aux arts, à la
nourriture et aux parfums, sont mises au premier plan (par exemple :
Versailles, Camembert, Veuve Clicquot, Chanel no 5, Saint Laurent 37).
Mais cette insistance sur le passé doit être associée à l’idée de création
et donc de «  surprise et de vie  », pour ne pas «  être perçue comme
conservatrice 38 ».
Cette introjection du passé dans le présent ou, si l’on veut, cette
sorte de mise en équivalence d’un passé considéré depuis le présent
et d’un présent considéré depuis le futur, c’est-à-dire déjà en tant que
passé, est l’opération qui dessine les contours de la «  France
éternelle 39 ». La promotion de cette marque « France » suppose une
étroite collaboration entre «  les pouvoirs publics  » et les marques
commerciales, c’est-à-dire entre la « compétence corporate de l’État  »
et des entreprises ou des groupes qui ont une implantation
internationale. Cette collaboration se manifeste, par exemple, à
travers des opérations comme « l’aménagement par Christian Lacroix
des lignes TGV  », ou encore «  l’exportation du Louvre à Dubaï  »,
dont la réalisation du bâtiment a été confiée à l’architecte Jean
Nouvel, qui «  actualisent notre patrimoine  ». Quant aux «  cibles  »,
elles comprennent surtout « les leaders d’opinion, milieux d’affaires,
experts sectoriels et journalistes », sans oublier « le grand public » et
surtout (car «  tous les publics ne se valent pas  »), les «  étudiants
diplômés des grandes écoles des pays leaders 40  ». L’un des objectifs
principaux des promoteurs de la marque «  France  » est «  d’agir sur
les ranking  », de façon à maintenir la place de la France dans les
«  classements internationaux  », conformément aux exigences qui
découlent de la généralisation du benchmarking 41.

LA PATRIMONIALISATION

Il faut associer à l’intérêt pour les choses d’exception un second


facteur de création de richesse qui prend actuellement une grande
ampleur. Il est lié à des processus divers que l’on peut appeler des
processus de patrimonialisation 42. Ils touchent particulièrement
l’immobilier mais peuvent être étendus à d’autres types de biens. La
patrimonialisation concerne des appartements situés dans le centre
historique des grandes villes ou des demeures situées à proximité de
monuments ou de sites considérés comme des lieux d’exception, par
exemple «  les plus beaux villages de France  » ou les zones classées
comme « parcs », et qui, après avoir été sélectionnés au terme d’une
procédure administrative, font l’objet d’une mesure de
«  protection  », c’est-à-dire de conservation à «  l’identique  », passant
d’ailleurs souvent par un travail de reconstitution d’un passé plus ou
moins fictif. Ce processus revêt une grande importance économique
puisqu’il suscite, là où il se produit, un renchérissement très
important du foncier et de l’immobilier, et d’importantes retombées
touristiques. On voit, par exemple, apparaître aujourd’hui des
agences immobilières, situées dans les quartiers historiques des
grandes métropoles, qui se présentent comme spécialisées dans
« l’immobilier de collection ».
Un autre phénomène concomitant est ce que l’on pourrait
appeler la patrimonialisation provoquée. L’effet patrimonial est suscité
dans ce cas par l’implantation d’établissements nouveaux, tels que
musées ou centres culturels, ou par l’organisation d’événements
(festivals, commémorations, etc.). En outre, se trouvent de nombreux
cas où un environnement jugé jusqu’à une période récente comme
dénué de tout intérêt et voué à la casse — souvent un ancien lieu de
production industrielle — est réhabilité de façon à être réorienté vers
des activités artistiques ou culturelles susceptibles de donner lieu à
des démonstrations d’ordre « événementiel ». La patrimonialisation,
provoquée ou non, peut être réalisée indépendamment de
l’ancienneté du lieu ou du bâtiment, qui peut avoir été entièrement
reconstruit ou réaménagé, ou même être neuf, car elle repose
principalement sur un récit qui leur est associé, et qui inscrit cet
endroit dans une généalogie.
Un exemple, désormais classique et souvent imité, de
patrimonialisation provoquée est celui de Bilbao, ville industrielle en
déclin dont le lustre a été restauré par l’implantation d’un musée
Guggenheim dû à l’architecte Frank Gehry. Cette opération a fait
partie d’un projet de large envergure, mis en œuvre à l’initiative, à la
fin des années 1980, de la direction du Guggenheim de New York, et
visant à mettre en place un « musée global » implanté dans différents
lieux, notamment pour étendre et diversifier des espaces d’exposition
que l’achat de nouvelles collections avait rendus trop exigus. Ce
projet comportait l’établissement d’un vaste musée consacré à l’art
conceptuel et minimaliste à North Adams, une petite ville industrielle
en déclin du Massachusetts. Mais il s’est heurté à la tension entre des
exigences de mise en valeur de l’identité locale et de la mémoire
ouvrière défendues par les autorités locales et la promotion d’un art
global souhaitée par le Guggenheim 43. On trouverait de nombreux
autres cas similaires en France avec, par exemple, les efforts menés
par la municipalité de Nantes pour redorer l’image de la ville en
réorientant ses activités vers l’art et la culture, notamment en
transformant les anciens locaux de la biscuiterie LU en une scène
nationale de théâtre (le Lieu Unique), en mettant en place un
« parcours artistique » le long de l’estuaire de la Loire qui comporte
une suite «  d’installations  » réalisées par des artistes de renom, en
multipliant les «  événements  » —  expositions ou festivals  — et en
stimulant l’implantation d’un commerce de luxe 44. Un cas plus
proche encore de celui de Bilbao est celui de la fondation Luma à
Arles, qui a fait appel au même architecte célèbre, Frank Gehry, pour
bâtir un musée à l’emplacement d’anciens ateliers de réparation de
trains fermés en 1984, dans la perspective de développer davantage le
tourisme.
Plus généralement, la patrimonialisation est devenue une
technique de «  développement territorial  » avec ses experts en
« stratégies de développement local » qui savent « révéler » les « actifs
territoriaux  » et mettre en valeur le «  potentiel  » qu’ils recèlent. Ils
ont pour instrument la « relance » qui transforme l’héritage dormant
en patrimoine  actif, en stimulant la capacité des acteurs «  à
s’approprier l’histoire, quitte à la transformer  » (comme, par
exemple, dans le cas de la châtaigne dans les Cévennes, autrefois
associée à la pauvreté, et pour laquelle les producteurs ont entrepris
des démarches afin de la protéger juridiquement par une Appellation
d’origine contrôlée et de l’orienter vers la gastronomie). Ces
« héritiers de l’histoire » l’utilisent dans l’objectif d’ajouter une plus-
value aux biens ou aux services qu’ils fournissent, de façon à
« spécifier » et à « différencier les produits et les services par rapport à
leurs concurrents ». C’est cette exploitation systématique du passé par
la «  relance  » que les experts appellent «  l’innovation
patrimoniale 45  ». Cette «  innovation  » prend fréquemment appui,
comme on l’a déjà vu dans le cas des vignobles, sur la réactivation
d’un personnage ancestral, dont les liens avec le lieu dont on
promeut la mise en valeur peuvent être d’ailleurs plus ou moins
ténus, le choix du personnage et la façon dont il est (ré)inventé
jouant un grand rôle dans le succès de l’entreprise, comme l’a
montré Stéphane Gerson à propos de Salon-de-Provence. Cité dortoir
de la zone industrielle de Fos-sur-Mer entre 1960 et 1975, cette petite
ville, qui disposait peu de ressources touristiques, a cherché, après le
déclin de la pétrochimie, à se donner un nouvel éclat en réactivant le
seul personnage historique associé à son histoire  : Nostradamus.
Entreprise qui se révéla finalement être un échec, sans doute parce
que le «  grand homme local 46  » n’a pas fait l’objet d’une œuvre
romanesque ou artistique à sa gloire, serait-elle maléfique, qui soit
attractive, à la différence du comte de Dracula, dont le château
supposé dans les Carpates est l’objet de visites, provoquées par le
roman de Bram Stoker, et ses nombreuses reprises au cinéma
(comme le Bal des vampires de Polanski) et en séries télévisées.
Ajoutons que les processus de patrimonialisation n’ont pas
seulement affecté les bâtiments dits historiques et les villes anciennes
mais aussi, plus généralement, les campagnes et, en premier lieu,
celles dans lesquelles le passage d’une économie de production
agricole vers une économie résidentielle a été le plus précoce et le
plus intense 47. Ils ont concerné des villages, des sites, voire des régions
entières. Dans ce cas, des choses venues du passé et souvent en voie
de déchéance sont bien, au même titre que les objets de collection,
sélectionnées, réhabilitées et associées à des récits historiques destinés
à en orienter l’interprétation et à en rehausser la valeur. Par contre, à
la différence des objets mobiliers, ces ensembles ne peuvent être
déplacés, en sorte que les rapprochements et les mises en série ne
pourront être opérés qu’à distance par le truchement de l’inscription
sur une liste, souvent garantie par un organisme public, et dont le
répertoire du patrimoine mondial établi par l’Unesco constitue le
modèle 48, listes au sein desquelles ces entités peuvent être mises en
équivalence ou hiérarchisées (par exemple en leur décernant des
étoiles). Ces inscriptions, réversibles, sont généralement associées à
des engagements, notamment financiers, des autorités locales sur qui
repose l’obligation de conservation. Ce type de patrimonialisation a
redonné vie à des régions —  souvent des régions de moyenne
montagne  — menacées de désertification à partir des années 1960-
1970 par le déclin de la petite agriculture familiale face à
l’industrialisation de l’agriculture européenne qui avait marqué les
décennies d’après guerre, mais qui pouvaient bénéficier d’une sorte
de patrimoine esthétique parce que leur caractère « traditionnel » et
leurs spécificités géographiques étaient déjà ancrés dans l’esprit d’un
large public pour avoir été mis en valeur par des écrivains, des
peintres paysagistes et des érudits locaux au cours du XIXe et de la
première moitié du XXe  siècle 49. C’est particulièrement dans ces
régions que les agriculteurs restants ont été incités à prendre part à la
« mise en paysage de l’espace agricole », un processus dans lequel les
parcs régionaux ont joué un rôle moteur. Ce tournant, amorcé dès le
milieu des années 1980, qui a bénéficié du soutien des institutions
européennes et qui est coordonné par la « Direction de la nature et
du paysage du ministère chargé de l’Environnement », a été surtout
justifié par des considérations écologiques. Mais il a aussi été un
moyen de faire face au problème posé par les excédents agricoles
européens et surtout de stimuler l’attractivité des espaces ruraux
recherchés pour leurs qualités paysagères et devenue très importante
d’un point de vue résidentiel. La loi Paysage de 1993 a étendu à tout
l’espace une «  attention paysagère  » qui était jusque-là concentrée
autour de sites exceptionnels. Les éleveurs et les agriculteurs se sont
ainsi trouvés engagés dans des Mesures agro-environnementales
(MAE) et incités à contribuer au « bien commun » en fournissant un
« service environnemental », ce qui les transmuait, parfois contre leur
gré, en paysagistes 50.

LE DÉVELOPPEMENT DU TOURISME

Un troisième facteur de création de richesse est le tourisme et,


particulièrement, le tourisme haut de gamme, malheureusement
difficile à cerner dans les séries statistiques qui concernent le
tourisme 51. Le tourisme a connu au cours des dernières décennies un
développement considérable. Le tourisme international (compté en
nombre d’arrivées) a atteint, en 2012, le chiffre de 1  035  millions
(contre 25 millions en 1950, 278 millions en 1980 et 528 millions en
1995) 52 et a plus que doublé au cours des vingt dernières années 53.
L’Europe concentre plus de la moitié des flux touristiques et la
France demeure la première destination mondiale avec, en nombre
d’arrivées, 85  millions de touristes étrangers en 2015 54, avec la
perspective d’atteindre 100  millions de touristes étrangers d’ici à
2030 55. Ce qui équivaut à environ 1,3 milliard de nuitées (l’unité de
compte du tourisme). Ces touristes dépensaient en moyenne 80 euros
par jour en 2005, en sorte que les «  dépenses touristiques  sont
l’équivalent du revenu de 8  millions de Français moyens  ». La
«  balance commerciale touristique a été de l’ordre de 90  milliards
d’euros en 2005  » […] du même ordre de grandeur que la balance
commerciale des industries automobiles et aéronautiques 56  », le
tourisme représentant 7,4 % du PIB de la France en 2013 57, emploie
directement près de 1,3  million de personnes et génère
58
indirectement 1  million d’emplois supplémentaires . Ce
développement du tourisme national et surtout international a été
rendu possible par l’abaissement du prix des transports, par
l’augmentation du nombre absolu de riches, notamment dans les pays
dits émergents 59 (associé à un accroissement des inégalités), et par un
financement associant subventions à l’échelle européenne et à
l’échelle locale et des entreprises internationales, particulièrement du
secteur hôtelier et des transports 60.
Le tourisme a stimulé l’industrie du luxe et les spécialistes du
marketing touristique mettent l’accent sur les interactions entre
tourisme et luxe, considérant que « le tourisme crée une affinité vis-à-
vis de la France, et plus généralement vis-à-vis de tout ce qui en
émane, c’est-à-dire du « made in France » et du « luxe », « grand pilier
de l’image de notre pays dans le monde  » et au cœur de l’une des
motivations principales des touristes étrangers : l’« art de vivre » à la
française. Le tourisme est ainsi considéré comme un «  levier
d’exportations réalisées sur le territoire 61  ». La plupart des produits
de luxe sont identifiés par référence à ce qui est supposé être le pays
où ils ont été conçus et fabriqués. Ils sont donc fréquemment achetés
sur les lieux de destination touristique (comme si cela les rendait plus
«  authentiques  ») ou dans des aéroports, souvent pour servir de
cadeau, ou, quand ils sont achetés dans les pays d’origine, dans des
boutiques «  exotiques  » dont la fréquentation est un succédané de
pratique touristique. Mise en valeur de la culture nationale, luxe et
exploitation touristique connaissent ainsi un développement
concomitant comme en témoigne, par exemple, le destin de Saint-
Germain-des-Prés, au centre de Paris, qui, incarnation de la bohème
intellectuelle il y a cinquante ans, est aujourd’hui un haut lieu du
luxe international exploitant l’histoire de cette bohème devenue
célèbre (« l’existentialisme »).
L’augmentation du nombre de touristes, qu’ils soient nationaux
ou viennent de pays étrangers, a joué un rôle important dans la
transformation des inégalités de développement entre régions. En
effet, en dehors de Paris, seules les régions de la Côte d’Azur et des
Alpes sont à la fois connues internationalement et répondent aux
attentes d’une clientèle fortunée, notamment en accueillant celle-ci
dans des palaces qui manquent dans le reste de la province. Les
régions où s’est développée une « économie résidentielle » ont connu
un accroissement du nombre des emplois (souvent d’ordre
domestique) stimulé par celui de la quantité de population présente
sur le territoire. Or cette dernière a largement bénéficié non
seulement de l’augmentation du nombre des résidences secondaires
mais aussi de celle des touristes, qu’il s’agisse de touristes de passage
ou de personnes dont la présence est intermittente mais régulière. A
contrario, certains espaces ont davantage de difficultés à être mis en
tourisme, car ils ne correspondent pas aux marques des territoires
que souhaitent mettre en avant les pouvoirs publics, tournés vers le
passé en général ou, éventuellement, vers la culture contemporaine,
mais embarrassés par les espaces anciennement ou encore industriels,
ou écartant aussi la possibilité qu’une mosquée puisse être mise en
tourisme comme peut l’être une église catholique gothique.
Le tourisme est à l’articulation des différents domaines que nous
avons évoqués. Favorable à l’accroissement du commerce de luxe,
l’expansion du tourisme au cours des vingt dernières années a
constitué aussi l’un des facteurs les plus importants ayant contribué à
la patrimonialisation. Le tourisme haut de gamme bénéficie de la
transformation d’un nombre toujours croissant de bâtiments en
monuments historiques et d’espaces en «  lieux de mémoire  ». Cette
transformation appelée mise en tourisme se traduit par le passage de
lieux « bruts » à des lieux dotés d’un récit, élaboré en général par des
historiens professionnels, et qui donne à vivre une « expérience » aux
visiteurs 62, dès lors qu’il est mis en scène, en recourant notamment
aux moyens numériques, et produisant une «  réalité augmentée  ».
L’efficacité de ces récits permet par exemple de mettre en tourisme
des espaces, souvent peu attractifs en tant que tels car avec peu de
monuments et faiblement ensoleillés, mais qui sont autant
d’anciennes scènes de guerre, notamment de la Première Guerre
mondiale.
Dans cette perspective, de nombreuses études de management
touristique ont pour objectif de mettre en avant les «  atouts
culturels  » d’un pays comme la France, où les équipements
touristiques sont onéreux, de façon à le distinguer des pays moins
chers, c’est-à-dire non seulement des pays de l’hémisphère Sud,
réputés, dans cette logique marketing, n’avoir à «  offrir rien d’autre
que la mer et le soleil  », mais aussi des pays du sud de l’Europe qui
peuvent se prévaloir à la fois d’une offre culturelle et d’une offre
climatique 63. Au «  tourisme de masse  » qui a fait l’objet d’un travail
de standardisation inspiré des normes industrielles, les agences de
marketing opposent ainsi le « tourisme culturel » dont la conception
et la promotion ont bénéficié de l’attention de grands organismes
internationaux —  comme l’Unesco, l’Organisation mondiale du
tourisme, ou le Conseil international des Monuments et des Sites
(Icomos) —, et qui a été associé à la définition du «  patrimoine
mondial 64  ». Construit en opposition au «  tourisme de masse  »,
dénigré du fait de son indifférence aux propriétés « culturelles » du
lieu d’implantation et centré sur des prestations qui, si le climat s’y
prête, peuvent être réalisées à peu près n’importe où, à condition de
faire l’objet d’investissements suffisants, le «  tourisme culturel  » est
censé faire se conjoindre la facilité, la disponibilité et la sécurité
généralement associées au tourisme et le caractère d’engagement et
d’expérience personnelle, d’aventure, d’imprévu, de surprise, de
rencontre, etc., qui, depuis le romantisme, nourrissent l’imagerie du
« voyage 65 ». D’abord organisée autour du « culte » des « monuments
historiques  », en tant que concentrés de culture, la notion de
«  tourisme culturel  » a pu être largement étendue à une gamme
beaucoup plus large de lieux en utilisant le terme de « culture » dans
un sens dérivé de celui qui lui a été donné par l’ethnologie et les
études folkloriques. Dans cette logique, dont témoigne la Charte du
tourisme culturel élaborée par l’Icomos en 1999, qui vient remplacer
la Charte de 1976 centrée sur la monumentalité, le tourisme culturel
est combiné à une définition extensive du patrimoine qui désigne
«  tous les aspects considérés comme propres à une société et un
environnement  », l’accent étant mis sur les thèmes de la diversité (y
compris de la biodiversité) et de l’identité 66.
Le marketing du « tourisme culturel » s’est calqué sur ce tournant
institutionnel, et il ne s’oriente plus uniquement sur les sites
« classés » ou de « monuments », qui présentent pourtant l’avantage
de diminuer la substituabilité des produits proposés et donc leur
concurrence, mais qui sont en nombre relativement peu élevé. Les
organismes touristiques ont désormais étendu le terme de « culture ».
On peut lire ainsi, dans une brochure publiée par la Chambre de
commerce de Malaga et destinée à « promouvoir le tourisme culturel
en Méditerranée  », cette définition  : «  Le tourisme culturel est un
voyage, vers des endroits différents de la résidence habituelle, motivé
par le désir de connaître, comprendre, étudier d’autres cultures,
riches d’expériences dans des activités culturelles 67. » Dans le cas du
tourisme international, l’un des intérêts du tourisme culturel est
d’accroître la part des profits dont bénéficient des prestataires
appartenant au pays d’accueil par rapport à celle qui revient aux
entreprises, généralement localisées dans le pays d’origine, qui
encadrent le voyage ou organisent le séjour. Tandis qu’un touriste
installé dans un camp de vacances ou pris en charge intégralement
par un opérateur de tourisme international rapporte peu au pays
d’accueil, un touriste à la recherche d’expériences culturelles
« authentiques » doit se déplacer de manière plus autonome, en sorte
que ses dépenses se distribueront sur le territoire qu’il visite.
Dès lors, des objets ordinaires peuvent être mis en valeur et
susciter un intérêt touristique, et cela d’autant plus si leur production
« traditionnelle » est exposée lors de visites d’ateliers ou d’entreprises,
devenant alors un « tourisme de savoir-faire », promu, en France, par
l’Association pour la visite d’entreprise 68. Ce processus de mise en
valeur est de plus en plus souvent réapproprié par les membres de
communautés qui, reprenant à leur compte la perspective dans
laquelle ils ont d’abord été considérés par des observateurs
extérieurs, s’efforcent de mettre en forme leur quotidien et les objets
du quotidien, ou de refaire des choses de facture ancestrale, à la fois
pour affirmer une identité reconstruite 69 et pour les vendre aux
touristes qui, étant en quête d’authenticité et d’exotisme, sont à la
recherche d’objets susceptibles d’être rapportés et collectionnés 70. Se
développent ainsi des greeters qui proposent aux touristes des visites
personnalisées, où se mêlent histoire personnelle et Histoire
collective, dans des lieux moins connus, voire « insolites ».
Répondre à la demande de sécurité est une préoccupation
centrale pour le tourisme culturel, car c’est aussi une exigence
économique de première importance. Cette tâche de sécurisation a
deux orientations principales. La première, que l’on peut qualifier
d’ordinaire, consiste à écarter des lieux les plus visités les déviants,
jugés potentiellement dangereux, déplaisants ou même moralement
gênants, tels que pickpockets, mendiants, Gitans, déséquilibrés,
errants, drogués, alcooliques. Mais sans doute aussi, plus
généralement, d’éloigner des endroits célébrés pour leur beauté, leur
charme ou pour leur caractère traditionnel, tous ceux qui risquent
d’en affecter la qualité, associée à un certain « style de vie  » et à un
certain «  savoir-vivre  », tels les étrangers pauvres et les pauvres en
général, au moins quand ils ne sont pas «  typiques  ». Mais les
questions de sécurité affectent le fonctionnement d’une économie du
tourisme de façon plus urgente encore quand un pays est sous la
menace d’actes de nature terroriste, comme ceux qui, par exemple,
se sont produits à Londres en 2005, et à Paris en janvier puis en
novembre  2015 71. Ces derniers, comme leur nom l’indique, visent à
inspirer la terreur, et produisent de la sidération 72. Or peu de
populations sont aussi sensibles à la peur que ne le sont les touristes,
d’une part, parce qu’ils sont venus précisément chercher ailleurs le
calme, le luxe, la volupté et même la paix qu’ils ne trouvent pas
toujours chez eux et, d’autre part, parce que, sans liens sociaux dans
le pays d’accueil, ils sont facilement désorientés et égarés.

LA CROISSANCE DES ACTIVITÉS CULTURELLES

Un autre indicateur de la formation d’une sphère économique de


l’enrichissement est le développement d’un domaine,
particulièrement composite, qui concerne les nombreuses activités
généralement rassemblées sous le terme vague de « culture ». Il inclut
le spectacle vivant, les activités artistiques ou graphiques, mais aussi
l’édition, les objets anciens, les musées, l’organisation d’événements,
de festivals ou de salons. Ajoutons que les domaines de la culture sont
en interaction constante avec ceux que nous venons de repérer (le
luxe, le patrimoine, le tourisme), ce qui contribue à les rendre
difficiles à délimiter. La culture est considérée — on l’a vu — comme
un motif d’attraction touristique majeur : au-delà du patrimoine, elle
est aussi pourvoyeuse d’événements, tandis que les activités et les sites
culturels sont économiquement dépendants des touristes. L’extension
de la patrimonialisation se concentre autour de sites et de
monuments appartenant au patrimoine régional ou national dont la
constitution et l’entretien relèvent des activités culturelles. En outre,
les tournages de films et de séries télévisées dont le financement est
conditionné en partie à leur localisation en France promeuvent une
image des sites, tels que les châteaux, et des paysages associés souvent
aux régions les plus touristiques 73. On a assisté, enfin, au cours des
vingt dernières années à un accroissement rapide et important des
liens, notamment financiers, unissant le domaine vaste et flou de la
culture et celui de l’économie du luxe. Les firmes de mode et
d’accessoires de mode —  l’horlogerie, la joaillerie ou la parfumerie,
mais aussi l’hôtellerie, la gastronomie, etc.  —, qui concourent
largement à la mise en valeur touristique d’un territoire, jouent un
rôle croissant dans le financement des activités culturelles et
artistiques dans lesquelles les grandes entreprises du luxe injectent
des capitaux qui viennent relayer le retrait relatif de l’État et des
collectivités publiques, afin d’y puiser, en échange, une autorité
esthétique qui accroît le prestige des marques et augmente les marges
bénéficiaires que génère la vente des produits.
Toutefois, les activités et les professions considérées comme étant
au cœur du domaine vaste et flou de la culture étant sous la tutelle
d’un ministère dédié, il existe des cadres comptables permettant d’en
suivre les aspects les plus stabilisés, et notamment l’évolution au cours
des vingt dernières années. Or les statistiques produites par ce
ministère montrent un accroissement important de la part
économique de la culture dans l’économie globale et du nombre de
personnes qu’elle emploie. Et cela bien que ces études soient sans
doute loin de prendre en compte l’ensemble des activités dont nous
avons essayé de donner une signalisation provisoire, et d’ailleurs aussi
de mettre toujours l’accent sur le même genre d’activités 74. Ainsi, une
étude menée à la demande du ministère de la Culture et de la
Communication 75, visant à mesurer la valeur ajoutée de l’ensemble
des branches culturelles en 2011, l’estime à 57,8  milliards d’euros,
soit 3,2  % de la valeur ajoutée française —  autant que la sphère
agricole en y incluant l’industrie agroalimentaire (et 44  milliards
d’euros en 2013 selon une autre source émanant du même
ministère 76). Cela sans tenir compte des retombées économiques
indirectes ou induites par la culture comme, par exemple, le
tourisme. En termes de valeur ajoutée entre 1995 et 2013, la
croissance des activités culturelles a été surtout importante dans le
secteur de l’audiovisuel, du spectacle vivant, du patrimoine et des arts
visuels. Dans ces différents secteurs, elle a doublé, voire triplé.
La culture se distribue entre un secteur marchand majoritaire, qui
concerne surtout l’audiovisuel 77 (39,4  % de la valeur ajoutée de la
production culturelle marchande en 2013), et un secteur non
marchand, pris en charge par l’État ou par les collectivités
territoriales, qui est surtout important dans les domaines du spectacle
vivant et du patrimoine (respectivement 42,6 % et 41,3 % de la valeur
ajoutée de la production culturelle non marchande la même
année) 78. La part non marchande des activités culturelles n’aurait pu
connaître un tel développement sans le soutien de l’État et surtout
des collectivités territoriales, qui restent, dans l’ensemble, à un niveau
élevé, malgré une stabilité, ou une légère baisse des dépenses
décidées pour contenir ou diminuer les dépenses publiques en
général, notamment depuis la crise économique de 2008. Dans les
communes de plus de 10  000 habitants, les dépenses culturelles par
habitant ont plus que doublé entre le début des années 1980 et les
années 2000 (atteignant 8  % du budget), avec un accroissement
moyen de +  1,7  % par an, consacré surtout à l’investissement. Cet
engagement vers la culture a été beaucoup plus important en volume
(environ trois fois plus élevé) dans les villes de plus de 100  000
habitants où les dépenses culturelles occupent près de 10  % des
budgets qui sont soutenus par un réseau complexe de subventions
croisées entre collectivités territoriales (régions, départements,
communes, groupements de communes). Ces dépenses culturelles
ont été consacrées, par ordre décroissant, à l’action culturelle, aux
bibliothèques, à l’expression musicale, aux musées 79, au théâtre, et à
l’entretien du patrimoine. Si on saisit ces dépenses culturelles au
niveau des départements, elles ont été surtout importantes dans les
zones marquées par le type de développement que les géographes
appellent «  résidentiel  » ou «  présentiel  » du littoral ouest et de la
région sud, au détriment des zones industrielles du nord et du nord-
est 80.
La croissance des secteurs culturels suivis par le ministère de la
Culture et de la Communication est plus impressionnante encore si
on l’envisage sous le rapport de l’emploi. Selon les mêmes sources, ce
secteur emploie environ 700 000 personnes, soit autour de 2,5 % de
l’ensemble des actifs en emploi et a connu un accroissement de plus
de 50  % depuis le début des années 1990 (contre 16  % pour
l’ensemble de la population active). Cet accroissement a été
particulièrement sensible dans les professions du spectacle, stimulées
par le régime de l’intermittence (+  95  %), mais aussi dans les
professions littéraires (+ 58 %) et dans les professions des arts visuels
et des métiers d’art graphique (+  44  %). Dans cette dernière
catégorie, l’augmentation du nombre des personnes occupées a été
très forte dans les professions des arts plastiques, de la mode et de la
décoration (graphistes, stylistes, designers) avec une augmentation de
123  %. Mais elle est aussi notable pour les peintres et les
photographes (+ 21 % et 20 %). Ajoutons que les personnes occupées
dans les différents secteurs culturels ont des caractéristiques de base
qui les distinguent nettement de la moyenne des actifs en emploi.
Elles sont plus jeunes (47  % ont moins de 40  ans contre 44  % des
actifs en emploi), plus souvent occupées dans des métropoles, plus
souvent nées dans d’autres pays européens (un effet sans doute lié
surtout à la part des traducteurs dans les professions littéraires) et
surtout d’origine sociale beaucoup plus élevée (49  % ont un père
cadre). Si ces professions culturelles se sont féminisées, la part des
femmes passant de 39  % au début des années 1990 à 43  % en 2011,
elles restent majoritairement masculines, en particulier dans les
métiers d’art et d’architecture, et cette part des femmes reste
inférieure à ce qu’elle est dans l’ensemble de la population active où
elle atteint 48  %. Mais c’est surtout sous le rapport du niveau
d’instruction que la différence entre les personnes ayant une activité
dans les domaines de la culture et la moyenne des actifs en emploi,
déjà élevée en début de période, a augmenté depuis 1991. En 2011,
44 % d’entre eux ont un bac +3 ou plus. Maximal dans les professions
littéraires (66 %), ce niveau très élevé d’éducation est aussi fréquent
dans des professions dont l’accès a été longtemps moins verrouillé
par l’obtention de diplômes, comme celles de comédiens (31  %) et
de plasticiens (39  %). Il faut signaler enfin un autre trait marquant
dans l’emploi des personnes dont l’activité est culturelle, qui
concerne leur statut. En effet, ils ont un statut d’indépendant (pour
près de 30 %) trois fois plus souvent que ce n’est le cas dans les autres
professions et, surtout, quand ils sont salariés, ils sont nombreux à
occuper des emplois précaires. 30  % d’entre eux sont salariés sur
contrats courts, soit le double de la moyenne des actifs, et 26  %
travaillent à temps partiel, souvent moins d’un mi-temps et avec des
horaires très variables 81.
En outre, le développement de la culture, à la différence de celui
du luxe et des biens haut de gamme, n’est pas, au premier chef, tiré
par l’exportation parce que, pour une grande partie d’entre eux, les
biens de culture ne sont pas aisément transportables. Ils doivent être
— comme on dit — consommés sur place. Cela vaut bien sûr pour le
patrimoine, qui ne peut être déplacé, mais aussi pour un grand
nombre d’activités, comme le spectacle vivant, les expositions d’art
plastique et même les activités littéraires, dont le déplacement est
coûteux sous différents rapports, allant des frais de transport
proprement dits aux frais d’assurance ou de traduction, en sorte que
la façon la plus économique de les exporter est d’importer des
touristes.
Le développement des domaines de la culture a été tiré par un
accroissement important de la demande interne qui est une
conséquence de l’augmentation considérable, au cours des quatre
dernières décennies, du niveau d’éducation. Rien qu’au cours des
vingt dernières années, on a assisté à un doublement de la part des
actifs en emploi détenteurs de diplômes de niveau bac +3 (20 %). La
part des dépenses des ménages consacrées aux biens et aux services
culturels (sans tenir compte de l’achat de matériel comme des
ordinateurs) a atteint, en 2007, 2,5 % de la consommation totale des
ménages, ce qui correspond à une augmentation de 23,3  % par
rapport à 2000, surtout sensible dans le domaine des spectacles 82. De
même, l’enquête menée par Olivier Donnat sur «  les pratiques
culturelles des Français  » au cours des années 1990 montre une
augmentation légère mais régulière de la fréquentation des salles de
spectacle, des musées, des monuments historiques, des bibliothèques,
qui est très fortement liée au niveau d’instruction, passant de 4  %
pour les détenteurs d’un CAP à 41 % pour les détenteurs de diplômes
de 2e  et 3e  cycles. La part des personnes ayant fréquenté un lieu de
patrimoine au cours des douze derniers mois passe de 37 % pour les
personnes ayant fait des études supérieures à 20  % pour les
détenteurs d’un CAP 83. Comme le suggère Olivier Donnat, la
croissance des consommations culturelles est liée à celle des pratiques
amateurs, et particulièrement celle du théâtre, qui, au cours des
années 1990, ont considérablement augmenté chez les 15-19  ans,
suivant l’élévation du niveau de scolarisation.
Les chiffres que nous venons de rappeler, qu’ils concernent la
valeur ajoutée des activités culturelles, le nombre de personnes
occupées, ou les consommations, peuvent paraître relativement
modestes. Mais, outre qu’ils sont loin —  on l’a dit  — d’inclure
l’ensemble des domaines qui concourent à la formation d’une
économie de l’enrichissement, ils ne tiennent pas compte, d’une part,
des effets indirects et induits de ces activités et, d’autre part, de l’effet
attracteur qu’elles exercent. Les tendances que ces chiffres révèlent
sont peut-être plus importantes que ne l’est leur valeur absolue. Si
l’on compare ces données avec celles caractérisant la révolution
industrielle — comparaison qui sera développée plus loin —, il n’est
pas inutile de rappeler que, dans la première moitié du XIXe siècle, la
grande masse des classes populaires est composée d’agriculteurs,
d’artisans et de serviteurs (le destin —  selon l’historien Peter
Laslett 84  — d’environ 40  % des adolescents dans les sociétés
occidentales à la fin de l’Ancien Régime), les ouvriers de grande
industrie ne constituant encore qu’une petite minorité. Un fait qui,
rétrospectivement, montre la prescience de Marx, dont les analyses
pouvaient, en son temps, être jugées utopistes, comparées, par
exemple, à celles de Proudhon qui —  comme l’a montré Pierre
Ansart 85  — est en quelque sorte le porte-parole des aspirations des
artisans jouant encore un rôle moteur au centre de la nébuleuse
ouvrière.

LE COMMERCE DE L’ART

Sans doute n’y-a-t-il pas de domaine où les dimensions


marchandes des activités culturelles n’aient donné lieu à plus de
commentaires depuis le début des années 2000 que celui de l’art
contemporain, dans lequel la circulation et le commerce des œuvres
ont fait l’objet de changements qui ont attiré l’attention d’un nombre
croissant d’historiens d’art, de critiques, de sociologues et de
journalistes. Dans ce cas, comme dans celui des stars de la musique,
de la mode ou du cinéma, ce n’est pas la contribution locale de la
culture au développement des territoires et de leur attractivité
résidentielle qui, pour l’essentiel, a nourri la perspicacité des experts
et leurs réflexions prospectives mais, au contraire, la dimension
globale des phénomènes qui a semblé la plus marquante. Elle
concerne ce qui a été considéré comme étant la formation d’un
« marché » de l’art unifié par le haut, soutenu par une culture de la
célébrité et d’extension mondiale, souvent décrit par les analystes,
qu’ils soient journalistes 86, critiques d’art ou qu’ils se rattachent aux
sciences sociales 87. Les mots utilisés, surtout dans ceux de ces
ouvrages qui sont destinés à un large public, se rapprochent du
vocabulaire en usage pour parler des « marchés financiers », tels ceux
de «  tendance haussière  », de «  crise  », d’«  effondrement  », de
«  mimétisme  », de «  coup  » (comme on parle des «  coups de
bourse  »), de «  place  » (remplacé souvent dans ce contexte par le
terme de «  scène  »). L’accent est mis sur les prix «  incroyables  »
atteints par certaines œuvres lors de certaines transactions, qui sont
rendus publics dans les médias et, plus généralement, sur les sommes
d’argent «  colossales  » qui circulent dans les hautes sphères du
monde artistique et sur le pouvoir que détient un petit nombre de
personnalités dont dépend à la fois le prix des œuvres et le renom de
leurs auteurs.
Trois phénomènes, qui se sont en effet développés au cours des
dernières décennies, jouent un rôle de pivot dans ces descriptions. Il
s’agit, premièrement, de l’importance accrue des ventes aux enchères
d’art contemporain réalisées par les principales maisons de vente,
(comme Christie’s, Sotheby’s, Phillips et, en France, Artcurial) et, plus
généralement, du développement de ce qu’on appelle le «  second
marché » pour le distinguer de la vente directe par des galeristes à des
collectionneurs 88. Deuxièmement, de la multiplication des palmarès
qui, depuis le Kunstkompass, créé en 1970 en Allemagne, publient
régulièrement des classements hiérarchiques des principaux artistes
mondiaux (jusqu’à la centaine), en accordant à chaque artiste des
points calculés en fonction de différents systèmes de critères,
classements dont on suppose qu’ils exercent une grande influence sur
les achats des collectionneurs, personnes privées ou opérateurs
institutionnels (ce qui est parfois contesté). À ces palmarès sont
venus, depuis une dizaine d’années, s’en ajouter d’autres qui classent
les «  personnalités les plus importantes du monde de l’art
contemporain  », sur un plan international, «  non pas en termes de
notoriété, mais d’influence et de pouvoir », dans lesquels figurent, à
côté d’artistes proprement dits, des critiques, des managers
d’institutions et de fondations, publiques ou privées, des
collectionneurs, des curateurs, des journalistes et des blogueurs, le
plus fameux étant le Power  100, publié par ArtReview, suivi par
d’autres journaux, comme, par exemple, le supplément du Monde qui
s’intéresse aux «  Quinze qui font la mode 89  ». Enfin, un troisième
phénomène, que l’on a déjà eu l’occasion de noter, concerne les
relations instaurées entre le monde des arts et celui des affaires et des
firmes, particulièrement celles qui se consacrent au commerce du
luxe. Il faut noter que les liens entre monde artistique et monde des
affaires sont loin d’être nouveaux, comme en témoignent les
nombreuses biographies de collectionneurs qui, depuis le XIXe siècle,
se sont signalés à la fois par leur réussite financière et par leur rôle de
découvreurs et de mécènes auprès de nombreux artistes. Par contre,
ce qui semble effectivement nouveau, c’est le fait que ces liens,
autrefois considérés comme d’ordre privé, et comme témoignant du
goût, du faste et de la dépense d’individus « richissimes » incarnant,
aux temps modernes, la somptuosité des princes d’autrefois, sont
largement devenus publics 90 et servent à soutenir la publicité dont ces
marques s’entourent pour accroître leurs ventes, ce qui incite à les
associer non au registre de la gratuité, qui en soutenait la grandeur,
mais à celui de l’utilité mercantile.
Il faut noter que, tandis que dans la plupart des textes l’apport de
la culture au développement des territoires et à leur pouvoir
d’attraction résidentielle est généralement présenté de façon plus ou
moins bienveillante et, quasiment, comme une cause sociale, les
processus que l’on associe à l’émergence d’un marché international
des arts plastiques donnent le plus souvent lieu à des discours
dénonciateurs, soit implicitement, quand ils jouent sur la fascination
que suscite la description des riches et des puissants, toujours
susceptible de se retourner en indignation, soit carrément critiques.
Tout se passe comme si la dénonciation de l’arraisonnement de l’art
et de la culture par l’argent et par le capital qui — on y reviendra —
avait été associée, de l’entre-deux-guerres aux années 1960 environ, à
la critique de la société industrielle — l’art, en tant qu’expression de
la singularité des personnes, étant considéré comme le principal
rempart contre une standardisation de tout  — s’était déplacée, au
cours des dernières décennies, vers de nouvelles figures fondées sur le
rapprochement entre l’art et la finance.
Ce réagencement des axes critiques est particulièrement net chez
les artistes eux-mêmes. La culture de la célébrité, la publicité faite
autour des liens entre artistes fameux et marques, et la publication
des palmarès établissent des coupures nettes entre une poignée
d’artistes à succès international, exposés dans les musées d’art
contemporain et vendus dans les grandes foires, et la foule des autres.
Ces derniers, pour la plupart, continuent à vivre, ou à subsister, soit
en vendant leurs œuvres par l’intermédiaire de galeries qui n’ont pas
ou peu accès à ces grandes foires  ; soit de personne à personne au
sein de réseaux locaux d’interconnaissance —  ce qui n’a rien de
nouveau ; soit en bénéficiant, comme les artistes du théâtre vivant, des
actions de développement culturel entreprises à l’initiative de
collectivités locales ou sur un plan régional. Le monde de l’art,
comme celui de la musique populaire, du cinéma ou des sports, est
devenu par là un symbole des inégalités de gains, opposant un très
petit nombre d’ultra-bénéficiaires — les stars — au grand nombre des
laissés-pour-compte 91, dont la démonstration suppose de pouvoir
rapprocher un bilan comptable de la totalité des richesses distribuées
et un recensement de l’ensemble des personnes actives dans un
certain secteur, supposées être en compétition pour gagner la mise.
Mais ce rapport dépend lui-même de la façon dont sont construites
ces totalités, particulièrement sur un plan géographique. C’est la
raison pour laquelle la contribution des artistes célèbres, dont les
activités sont globales, à une économie de l’enrichissement n’est
généralement envisagée de façon positive que lorsque l’entité
considérée est l’ensemble de l’économie d’un État dans sa
concurrence avec d’autres États, ce qui suppose de traiter les artistes
et, plus généralement, les « créateurs », comme des marques dont le
nom et ce que l’on pourrait appeler le siège social doivent garder un
caractère national.

ARLES : DE L’ATELIER DES LOCOMOTIVES


À L’EXPOSITION D’ART CONTEMPORAIN

Comme nous l’avons suggéré plus haut, le cas de la ville d’Arles


constitue un exemple emblématique de transition d’une économie
industrielle vers une économie de l’enrichissement. Cette ville s’est
réorientée après un déclin industriel vers le tourisme en mettant en
valeur son riche patrimoine antique et médiéval, et cette transition a
franchi un nouveau seuil depuis le début des années 2010, en se
tournant vers la culture et particulièrement vers l’art contemporain.
Des premières décennies du XXe  siècle jusqu’aux années 1980
environ, Arles a été une ville industrielle dans laquelle la croissance
des ateliers de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à
la Méditerranée (PLM), installés dans la cité provençale dès la
seconde moitié du XIXe  siècle, a joué un rôle de premier plan. En
1911, ces ateliers emploient 1  173  personnes et plus de
5 000 personnes dans l’agglomération (à l’époque, 30 000 habitants)
vivent du chemin de fer ; 45 locomotives y sont construites entre 1908
et 1914. Le nombre de salariés passe à 1 800 en 1920. Au chemin de
fer s’ajoute l’exploitation industrielle du sel à Salin-de-Giraud où s’est
installée également une usine chimique Solvay (500  employés en
1925) qui fabrique de la soude à partir du sel, notamment pour les
savonneries de Marseille. La construction navale sur le Rhône et la
métallurgie sont également importantes, les chantiers mécaniques de
Barriol employant, par exemple, environ 200 ouvriers durant l’entre-
deux-guerres. Dans les années 1930, l’entreprise des Constructions
métalliques de Provence (CMP) s’implante à Arles et devient l’une
des plus importantes entreprises de la ville. À ces grands
établissements, il faut ajouter une papeterie spécialisée dans la
fabrication du papier journal (surtout pour les quotidiens de
Marseille), puis de cartonnages d’emballage et des usines
agroalimentaires de conserves de fruits et de légumes.
Dans les années 1960, 32 % des actifs sont occupés dans l’industrie
comme ouvriers (6  000 en 1962) ou comme employés (2  000) dans
l’industrie ou le commerce. Les années 1960 voient également
augmenter la part des cadres moyens et celle des cadres supérieurs
(dont le nombre passe respectivement de 754 et 389 en 1954 à 1 075
et  616 en 1962). Inversement, l’artisanat décline (moins de
500  artisans au début des années 1960). La population s’accroît du
fait d’un excédent naturel et de l’immigration (42  000 habitants en

À
1962 dont 84  % de «  Français de naissance  »). À l’immigration
d’origine italienne importante dans la première moitié du XXe siècle,
qui est employée dans l’industrie, est venue s’ajouter une
immigration espagnole, employée principalement dans les rizières de
Camargue. Cette main-d’œuvre, à dominante ouvrière, est
majoritairement masculine (en 1962, sur 20 000 femmes, seules 8 682
exercent une activité, soit 24 %, ce qui est très inférieur à la moyenne
nationale).
Le déclin industriel de la ville s’amorce dans la seconde moitié des
années 1970 et les fermetures d’usines se multiplient dans les années
1980, marquées particulièrement par le départ des ateliers du chemin
de fer qui ferment en 1984 et par la transformation des Constructions
métalliques de Provence (CMP), entreprise qui, relancée sous
l’appellation de Constructions métalliques et préfabrication d’Arles,
maintient des ateliers de chaudronnerie, mais qui n’emploie plus que
60 salariés. L’économie locale a déjà perdu 2 000 emplois au début de
la décennie 1980 et ces pertes augmentent dans les décennies
suivantes (5  000 emplois perdus entre 1980 et 2000). Ainsi, par
exemple, l’entreprise Rivoire et Carret-Lustucru qui conditionne le
riz de Camargue, créée en 1952 et qui employait 140 salariés, ferme
après les inondations de 2003.
Cette situation suscite chômage et pauvreté. En 2001, le nombre
de bénéficiaires du RMI atteignait 2 043 sur la commune, soit 10,5 %
de la population éligible. Avec un taux de chômage d’environ 15  %
(le plus élevé de la région PACA), la ville concentre —  selon
l’Insee — « des poches de grande précarité » : 27 % des habitants du
Grand Arles vivent dans des quartiers relevant de la « politique de la
ville  » parmi lesquels se trouvent d’importantes «  zones urbaines
sensibles  » (ZUS) où un tiers de la population dispose d’un revenu
fiscal moyen de 5 700 euros par unité de consommation. Les emplois,
dépendant pour une part importante d’activités saisonnières
(agriculture et surtout riziculture et arboriculture fruitière,
agroalimentaire et tourisme), sont peu qualifiés et peu
rémunérateurs. Les inégalités à Arles sont très marquées comme le
montrent les données fiscales (les 10  % des revenus les plus élevés
avant redistribution sont sept fois supérieurs aux 10  % les plus
faibles) 92. À Arles, comme dans d’autres régions, le déclin industriel
est allé de pair avec une croissance de l’extrême droite, Marine
Le Pen ayant obtenu 25 % des voix à l’élection présidentielle de 2012.
Face à ce déclin, la réponse est d’abord industrielle, avec
notamment des aménagements du port sur le Rhône mis en œuvre
par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) au début des années
1990, de façon à permettre le passage et l’accueil de navires de 3 500
tonnes et l’équipement d’une zone industrielle visant à favoriser
l’installation de nouvelles entreprises sur le site. Mais ces dernières
n’étaient que sept au début des années 2000.
Durant les mêmes années, la municipalité d’Arles cherche à
développer les activités de la ville dans les domaines artistiques,
culturels et touristiques. Appauvrie par le départ des principales
industries, la municipalité connaît de grandes difficultés financières
et doit trouver de nouvelles ressources. La ville a, dans ces domaines,
ce que la langue administrative appelle des « atouts », dont les ruines
antiques (l’amphithéâtre, le théâtre romain, la nécropole des
Alyscamps) et les bâtiments religieux (le cloître de Saint-Trophime)
constituent les pièces maîtresses. Quatre-vingt-douze monuments de
différentes époques sont classés ou inscrits sur la liste des Monuments
historiques depuis 1976. Mais la puissance d’attraction dégagée par
ces monuments tient aussi ou surtout au travail de patrimonialisation
dont Arles a de longue date fait l’objet. Il doit beaucoup à la
reconnaissance nationale obtenue par les écrivains régionalistes de la
fin du XIXe  siècle (particulièrement, Alphonse Daudet et Frédéric
Mistral), qui mettent en scène les traditions locales, reconstituées
dans un esprit proche de celui qui anime, à la même époque,
l’ethnographie folklorique, notamment en organisant le félibrige et
en constituant le provençal en tant que langue littéraire. Sur cette
base de nombreuses fêtes et manifestations folkloriques sont
réanimées ou inventées. Le patrimoine dont Arles peut se prévaloir
est donc constitué non seulement par des ruines et des monuments,
mais aussi par des noms propres d’artistes célèbres dont la gloire a été
associée à la ville et, au premier chef, Van  Gogh, qui y séjourne en
1888 et 1889 et y peint de nombreuses toiles.
La tauromachie joue aussi un rôle important dans la
patrimonialisation de la ville, non seulement parce qu’elle est
l’occasion de fêtes dont les organisateurs intensifient la dimension
folklorique, mais aussi dans la mesure où elle attire des intellectuels et
des artistes, surtout des années 1930 aux années 1960, qui voient dans
cette distraction un sommet d’art populaire à la fois raffiné, sauvage
et ancestral. Tandis que le folklorisme des écrivains régionalistes
(comme Charles Maurras, prix du Félibrige pour un éloge du poète
provençal Théodore Aubanel) et des peintres régionalistes (comme
Yves Brayer) faisait d’Arles un lieu attirant pour les sensibilités de
droite (Pétain se mêle aux gardians, symboles du retour à la terre et
aux traditions, lors de la visite qu’il fait à Arles en 1940), le
folklorisme de l’arène, des taureaux, des toreros, avec son pouvoir
évocateur de l’Espagne (et de la guerre d’Espagne), en faisait un lieu
attirant pour les sensibilités de gauche. Le fait qu’Arles soit
effectivement une ville de gauche, où la CGT et le Parti communiste
sont bien ancrés et où la municipalité est généralement de gauche, au
moins jusqu’aux années 1980, contribue à y attirer des artistes comme
Jean Lurçat et Zadkine (exposés en 1953 au musée Réattu) et surtout
Picasso habitué de la feria (il est photographié en 1959 dans l’arène
aux côtés de Jean Cocteau et du torero Luis Miguel Dominguín) et
qui fréquente, comme Cocteau, l’hôtel Nord-Pinus, ce qui contribue
à asseoir la renommée de cet établissement. Le photographe Lucien
Clergue est un acteur majeur de l’artification d’Arles, dont il fait la
ville de la photographie —  un art «  moyen  » dont la grandeur
esthétique n’a cessé de croître au cours des dernières décennies  —,
d’abord en étant à l’origine dès 1965 de l’ouverture d’une section
d’art photographique au musée Réattu, puis en mettant en place à
Arles, dans les années 1970, les Rencontres internationales de la
photographie qui prennent une grande ampleur à partir de 1982.
La ville investit dans des équipements culturels (comme la
médiathèque installée dans l’Espace Van Gogh et surtout le musée de
l’Arles antique) et dans des événements culturels comme le festival
Les Suds (consacré aux musiques populaires), les Journées de la
harpe ou les Lectures au cloître de Saint-Trophime, qui, avec les
Rencontres internationales de la photographie, attirent environ
300  000 visiteurs chaque année. De nombreuses associations
culturelles, soutenues par la ville, se sont formées et leurs activités très
diverses vont de la protection du patrimoine arlésien aux arts
plastiques et au théâtre 93. L’un des objectifs de ces investissements
culturels est évidemment d’attirer à Arles des établissements et des
entreprises de façon à relancer l’activité économique de la ville et à
créer des emplois. Les Éditions Actes Sud et l’éditeur de musique et
distributeur Harmonia Mundi s’installent à Arles dans les années 1980
(Actes Sud en 1978  ; Harmonia Mundi en 1983). L’école nationale
supérieure de la photographie s’implante à Arles en 1982 dans un
hôtel particulier acheté en 1978 par la municipalité d’Arles. Il en va
de même du Prides (Pôles régionaux d’innovation et de
développement économique solidaire) des filières du livre et de la
musique et de celui des industries culturelles et du patrimoine. Les
secteurs de l’édition, de l’audiovisuel, et de la diffusion des arts et des
spectacles représentent 1  000 emplois. Mais ces nouveaux emplois,
s’ils attirent des cadres et des professions intermédiaires, n’ont pas
suffi à ramener le chômage à un taux équivalent à celui de la
moyenne de la région. La perte d’emplois industriels n’a été
compensée ni par les résidences secondaires, qui connaissent une très
forte augmentation par rapport à 1990 (+ 44 %) et représentent 1,8 %
des logements de la commune, ni par le tourisme de passage qui s’est
pourtant développé (avec un chiffre d’affaires de 63  millions en
2004). Le nombre d’emplois touristiques sur la commune est de
812  salariés  ; les emplois liés à l’hébergement touristique (6  414 lits
en comptant les campings et les chambres d’hôtes) représentent
1,4  % de l’emploi total en janvier, le double autour de l’été.
Cependant ces activités plutôt domestiques, et saisonnières, ne
suppléent pas à la perte des emplois dans l’industrie et dans
l’agriculture.
C’est dans ce contexte problématique, pour les résidents et pour
le budget de la municipalité (qui a vu ses effectifs doubler entre 1980
et 2000 passant de 635 à 1 289), qu’est intervenue l’initiative de Maja
Hoffmann de domicilier à Arles la fondation pour l’art contemporain
qu’elle a créée en 2004, dénommée Luma (du nom de ses deux
enfants Lucas et Marina).
Maja Hoffmann, qui a étudié le cinéma à la New School for Social
Research de New York, est la fille de Luc Hoffmann qui vivait en
partie à Arles depuis les années 1940 et a été l’un des fondateurs et
des donateurs de la nouvelle Fondation Van  Gogh. Cette dernière,
installée dans une demeure du XVe  siècle, l’hôtel Léautaud de
Donines, et réaménagée, accueille des œuvres de peintres
impressionnistes et dix toiles de Van  Gogh prêtées par le musée
d’Amsterdam. Luc Hoffmann, ornithologue amateur, avait
précédemment consacré une grande énergie et beaucoup d’argent
pour la sauvegarde écologique de la Camargue. Luc et Maja
Hoffmann comptent parmi les héritiers des laboratoires suisses
Hoffmann-La  Roche. Une partie des descendants de la famille
Hoffmann est liée, depuis 1948, par un pacte d’actionnaires de façon
à conserver le contrôle sur l’entreprise F. Hoffmann-La Roche SA. Le
pacte contrôle 45 % des droits de vote de l’entreprise. La fortune des
membres de la famille est estimée en 2012 94 entre  16 et 17  milliards
de francs suisses, ce qui en fait l’une des premières fortunes de Suisse.
Maja Hoffmann, comme son père et sa grand-mère, a de longue date
une activité de collectionneuse et une activité philanthropique dans
le domaine de l’art contemporain. Elle soutient activement le Palais
de Tokyo à Paris, la Serpentine à Londres, la Biennale de Venise et est
présidente du Kuntsthalle de Zurich et vice-présidente de la
fondation Emanuel-Hoffmann de Bâle, fondée par ses grands-parents
pour accueillir leur collection, donnée par la suite au musée d’art
contemporain de Bâle. Maja Hoffmann est, comme son père,
implantée depuis longtemps à Arles où elle possède une résidence,
un hôtel et un restaurant étoilé et bio en Camargue.
L’implantation de la fondation Luma a reçu le soutien de l’actuel
maire d’Arles, Hervé Schiavetti, qui est membre du Parti communiste.
S’étant dirigé vers l’administration territoriale après des études de
sociologie à l’université d’Aix-en-Provence, il a été élu maire d’Arles
en 2001, réélu en 2008, puis en 2014, malgré l’opposition du Front de
gauche, du Nouveau Parti anticapitaliste et d’Europe Écologie-
Les Verts, qui lui reprochent une trop grande proximité avec le Parti
socialiste.
Un premier projet de construction de fondation initié par Maja
Hoffmann a été rejeté par la Commission nationale des monuments
historiques, parce qu’il ne respectait pas le périmètre patrimonial. Le
projet actuel, confié à l’architecte Frank Gehry —  une tour
d’aluminium froissé de 57  mètres de haut  — est en chantier, la
première pierre ayant été posée le 5  avril 2015 et le musée devant
ouvrir en 2018. Le budget chiffré à 150  millions d’euros est
entièrement financé par Maja Hoffmann. Il s’agit du plus gros
investissement culturel privé en Europe. La tour s’édifie sur le site des
anciens ateliers SNCF, dont sept bâtiments, achetés par Maja
Hoffmann à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, sont conservés et
réhabilités (bâtiments qui abritaient jusque-là les Rencontres de la
photographie). Ces ateliers sont situés au pied de la colline où a été
bâtie la ville antique, une friche industrielle de 11 hectares, en partie
achetée par la ville d’Arles, sur laquelle se sont installées en 2000
l’école supérieure Supinfocom, consacrée aux techniques
multimédias, et une résidence universitaire.
L’ambition de Maja Hoffmann est de faire d’Arles « une Bilbao à
la française  », en créant une fondation destinée à abriter un musée,
des résidences d’artistes, des colloques, en synergie avec les autres
institutions culturelles locales, ce qui est supposé créer «  des
centaines d’emplois  » et donner à la ville une «  visibilité
internationale », dans une logique qui déploie les différentes facettes
de l’économie de l’enrichissement.

UNE RÉORIENTATION ÉCONOMIQUE
VERS LES RICHES

Comme le suggèrent les notations qui précèdent, la formation


d’une sphère économique de l’enrichissement, souvent décrite en
termes d’avantages comparatifs, a été marquée par une réorientation
économique des pays d’Europe de l’Ouest, surtout sensible en
France, vers l’offre de biens susceptibles de satisfaire les demandes
des riches ou des très riches du monde entier. Le nombre de ces
riches et très riches a considérablement augmenté au cours des vingt
dernières années. Ils sont surtout basés dans des pays où de grandes
fortunes transmises par héritage étaient établies depuis longtemps
— particulièrement la France et les États-Unis —, et où la hausse des
fortunes a été particulièrement spectaculaire au sommet de la
hiérarchie des revenus. Mais le nombre des riches et des très riches
croît également dans des pays émergents, où les personnes fortunées
ont soit bénéficié d’opérations financières, soit tiré parti des profits
générés par l’industrialisation dans ces pays à bas salaires. Ce qui veut
dire aussi que cette accroissement du petit nombre des riches et des
très riches a accompagné l’augmentation des inégalités au niveau
mondial.
 
Le montant des fortunes financières privées (épargnes bancaires, épargnes
financières, assurances-vie) ne représente pas la totalité des fortunes accumulées,
notamment parce qu’elle ne comprend pas les actifs stockés sous forme de biens
matériels, mobiliers ou immobiliers. Mais, ces derniers étant plus difficiles à connaître et
à évaluer, l’accroissement du montant des fortunes financières peut servir d’indicateur
pour estimer l’augmentation des fortunes privées et la croissance des inégalités sur un
plan global. Or le montant des fortunes financières privées a augmenté de 14,6  % en
2013. Les zones les plus riches étant les États-Unis (50 trillions de dollars), l’Europe de
l’Ouest (38  trillions de dollars) suivies par l’Asie-Pacifique (37  trillions de dollars). La
croissance de la fortune privée est allée de pair avec un accroissement du nombre des
millionnaires (en dollars américains) qui a atteint 16,3  millions en 2013 contre
13,7  millions en 2012. Ces millionnaires, qui représentent 1,1  % des ménages, sont
situés en premier lieu aux États-Unis (7,1  millions, qui possèdent 63  % de la fortune
privée américaine), et leur nombre a augmenté également en Chine, passant à
2,4  millions. La densité de ces millionnaires par rapport au nombre total de ménages
enregistrés comme résidants permanents est maximum au Qatar, en Suisse et à
Singapour. En 2015, le nombre des millionnaires a continué de croître (6  %) pour
atteindre le chiffre de 18,5 millions. Ces 1 % détiennent 47 % de la richesse financière
mondiale. Une partie de ces fortunes privées est domiciliée dans des paradis fiscaux
(offshore banking). Elle a atteint 8,9 trillions en 2013, soit une augmentation de 10,4 %
par rapport à l’année précédente. Elle correspond à, environ, de 8  % à 11  % du
patrimoine financier des ménages selon les estimations, et devrait atteindre 12,4 trillions
en 2018, les places offshore les plus importantes étant la Suisse suivie par Singapour et
Hong Kong. En France, l’évasion fiscale atteindrait sans doute 17  milliards d’euros en
2013 95.

Cette réorientation économique des pays ouest-européens en


direction des riches a marqué une rupture avec le type de croissance
qui avait caractérisé les décennies d’après guerre. On peut mesurer
l’importance de ce changement si l’on se souvient que cette dernière
était tirée par la production nationale en série de biens standard dont
la distribution, orientée surtout d’abord vers la bourgeoisie, s’était
ensuite étendue aux classes moyennes et, pour certains biens, tels que
les équipements ménagers et les véhicules, aux classes populaires,
semblant confirmer l’idée selon laquelle l’enrichissement des élites
ne pouvait que profiter à terme aux démunis (processus dit de trickle-
down). Souvent décrite, à l’époque, en termes de « démocratisation »,
cette économie était censée tirer profit d’un accroissement du
pouvoir d’achat des moins favorisés, stimulé par la redistribution
d’une partie des bénéfices générés par les gains de productivité,
comme l’ont montré les économistes de l’école dite de la régulation.
L’un des effets de la réorientation économique a été d’intensifier
la dualisation de la consommation avec l’opposition croissante entre,
d’un côté, une consommation de masse de produits standard,
commercialisés par les entreprises de grande distribution à
destination des acheteurs les moins fortunés et, de l’autre, une
consommation de produits qui se définissent précisément dans leur
écart par rapport aux objets standard, et qui sont destinés à satisfaire
les manques d’acheteurs plus fortunés 96. C’est le cas, dans le domaine
de l’alimentation, de produits se présentant comme artisanaux ou
bio, garantis par un label, ou, dans celui d’autres objets personnels
— comme, par exemple les couteaux —, de choses dont la confection
est censée renouer avec des pratiques ancestrales et conserver la trace
de ceux qui les ont faites, ce qui est garanti par l’affirmation selon
laquelle ils n’ont pas été usinés en série sur des chaînes où
interviennent une pluralité d’ouvriers anonymes, mais qu’ils sont
sortis des mains d’une personne unique qui les a «  fabriqués avec
amour ».
À l’opposé de la production de masse, qui se légitimait en termes
démocratiques, l’économie de l’enrichissement vise à exploiter le
pouvoir d’achat de ceux qui peuvent accéder à des biens d’exception.
C’est pourquoi le couple riches et pauvres permet de comprendre la
dynamique de l’économie de l’enrichissement, mieux que ne le ferait
une référence précise à des classes sociales différenciées par leur
niveau de revenus et de patrimoine, riches et pauvres fonctionnant
davantage dans une logique relative d’opposition que comme des
catégories aux frontières nettes. Si l’économie de l’enrichissement
s’adresse d’abord aux riches et aux très riches, une de ses spécificités
est de s’adresser aussi aux autres comme s’ils étaient riches, ou, à tout
le moins, plus riches qu’ils ne le sont.
Chapitre II
VERS L’ENRICHISSEMENT

LES CARACTÉRISTIQUES D’UNE ÉCONOMIE


DE L’ENRICHISSEMENT

Les domaines que prend en charge l’économie de


l’enrichissement ne viennent pas seulement s’ajouter aux secteurs de
l’économie industrielle à la façon d’un empilement d’activités dont
chacune contribuerait à sa manière à un bilan global. L’économie de
l’enrichissement présente des particularités dont les conséquences
économiques et sociales sont de grande envergure. Elle repose sur
des mécanismes qui tranchent sous de nombreux rapports avec ceux
d’une économie industrielle. Sans en développer pour l’instant
l’analyse, donnons quelques exemples.
Les produits industriels, qui sont destinés à l’usage, voient leur
prix diminuer fortement avec le temps, l’utilisation qui en a été faite
étant supposée amoindrir leurs performances, comme on le voit bien,
par exemple, dans le cas des voitures d’occasion par opposition aux
voitures neuves. Un produit industriel a toujours pour futur, à plus ou
moins long terme, de devenir un déchet. Cela au point que la question
des déchets et de leur embarras est devenue une inquiétude majeure
des sociétés industrielles.
À
À l’inverse, les choses qui occupent le cœur de l’économie de
l’enrichissement peuvent avoir été longtemps traitées comme des
déchets, ignorées, oubliées dans des greniers, abandonnées dans des
caves ou enfouies dans le sol. Une grande partie des choses que nous
admirons dans les salles où sont exposées de précieuses collections ou
dans les musées, pour ne pas dire toutes, comme le suggère
l’anthropologue Michael Thompson dans son ouvrage séminal,
Rubbish Theory 1, ont été, à un moment ou à un autre de leur carrière,
traitées comme des déchets. Plus généralement, les choses les plus
pertinentes dans une économie de l’enrichissement peuvent voir leur
prix croître avec le temps, selon un mouvement inverse de celui qui
affecte les produits industriels. C’est précisément ce travail de
sélection entre ce qui est destiné à l’abandon ou à la destruction et ce
qui est destiné à la conservation qui est, par exemple, au cœur de
l’activité, et de l’inquiétude, de ceux qui ont pour tâche d’établir
l’inventaire du patrimoine et qui, confrontés à chacun des objets
appartenant à l’univers illimité des choses qui aspirent à la survie,
doivent prendre les décisions fatales engageant leur destin 2.
En effet, les objets les plus valorisés dans une économie de
l’enrichissement ne sont pas destinés à répondre à des besoins, ni
même, pour nombre d’entre eux, à donner lieu à des usages, mais
trouvent leur pertinence par référence à une autre forme dont la
logique de la collection occupe le centre. Cela vaut bien sûr pour les
objets d’antiquité ou les œuvres d’art. Mais cela vaut aussi pour
nombre de produits de l’industrie du luxe. Même si ces derniers
peuvent épisodiquement satisfaire un besoin, ils ne sont pas
prioritairement acquis pour servir. Leurs acquéreurs possèdent déjà,
en général, nombre d’objets fonctionnellement similaires (plusieurs
voitures haut de gamme, un grand nombre de sacs de haute
maroquinerie, etc.). Le fait de se mettre en scène face aux autres,
environné d’objets coûteux, peut bien évidemment être apprécié. Et
ces effets de distinction que la sociologie et l’économie n’ont cessé,
depuis Thorstein Veblen 3, d’invoquer pour trouver des motifs aux
dépenses consacrées à la consommation ostentatoire de produits de
luxe —  et pour la dénoncer  — ne sont évidemment pas sans
fondement. Néanmoins, il semble que fréquemment ces choses
coûteuses sont stockées sans être exposées aux yeux des autres, et
même souvent, pour ce qui est des grands collectionneurs, à leurs
propres yeux tant leur nombre est grand. Elles sont donc surtout
accumulées pour être conservées, parfois solitairement contemplées,
et placées dans des relations de proximité avec d’autres objets du
même genre, dans une logique très proche de celle de la collection
proprement dite.
La constitution de caves de vins d’exception offre une illustration
particulièrement frappante de ce genre de conduite accumulative
qui, visant l’obtention de séries complètes, est tirée par le souci de
combler des manques au sein de totalités en cours de constitution. Des
collectionneurs de vins vont chercher ainsi, par exemple, à acquérir
tous les millésimes compris entre deux dates butoirs, de certains crus
ou de certains châteaux 4. Or le souci de posséder certaines pièces
pour combler certains manques, définis par référence à une totalité
idéelle, constitue l’un des principaux motifs auxquels obéissent les
conduites au sein de communautés de collectionneurs. Ces conduites
sont particulièrement saillantes lorsqu’elles concernent des boissons
parce qu’elles ont, dans ce cas, un caractère paradoxal. Soit le
contenu de la bouteille est utilisé, c’est-à-dire bu, ce qui retarde
indéfiniment la formation d’une collection complète, soit la
collection se présente davantage comme une collection d’étiquettes
que comme une collection de vins à proprement parler. En effet, dans
le cas des grands crus, dont les conditions de vieillissement modifient
profondément la nature, la relation référentielle entre les mots
imprimés sur l’étiquette et le contenu de la bouteille conserve
toujours quelque chose de relativement incertain. C’est également,
pour prendre un autre cas, ce genre de collectionneurs que visent les
mises en vente d’objets de maroquinerie —  par exemple de sacs
Hermès  —, de fabrication pourtant relativement récente, réalisées
par d’importantes firmes de mise aux enchères qui se consacrent
surtout au commerce d’objets d’antiquité et d’œuvres d’art, mais
aussi à celui de modèles anciens de montres, de bijoux, de vêtements,
de mobilier design ou de voitures de marque, devenus objets de
collection. Dans cette logique, la demande d’une chose ne diminue
pas quand on se rapproche du point de satiété, comme c’est le cas
pour des choses correspondant à des besoins mais, comme on le voit
particulièrement dans le cas des collections, tend au contraire à
augmenter au fur et à mesure que se fait l’accumulation. L’objet le
plus convoité sera en effet celui qui manque pour parvenir à une
totalité.
Comment s’établit la valeur des objets les plus pertinents dans une
économie de l’enrichissement, ou, autrement dit, comment sont
construits les arguments qui permettent d’en justifier le prix  ? Il ne
s’agit pas au premier chef des coûts de production qui sont soit
inexistants quand la chose est extraite d’un gisement passé, soit
secondaires comme, par exemple, dans le cas de la haute parfumerie
où le contenu du flacon représente moins de 10 % du prix de vente
du produit en boutique. Si l’on veut invoquer des coûts, il faut moins
prendre en compte des coûts de production proprement dits que des
coûts de restauration et de conservation 5 dans le cas des objets
anciens et, plus généralement, ce que l’on peut appeler des coûts de
mise en valeur.
Comme le suggèrent les remarques qui précèdent, on peut donc
schématiquement esquisser le tableau de deux types idéaux
d’économie. À une économie centrée sur la production industrielle,
s’oppose une économie fondée sur ce que l’on peut appeler des
processus d’enrichissement des choses. Rappelons que le terme
d’«  enrichissement  » est utilisé non seulement pour signaler que les
choses sur lesquelles repose cette économie sont particulièrement
destinées aux riches, mais aussi pour désigner les opérations dont les
choses font l’objet en vue d’en accroître la valeur et d’en augmenter
le prix.
Le terme d’«  économie de l’enrichissement  » nous semble
préférable à celui d’« économie symbolique », plus souvent employé
dans les travaux qui cherchent à dégager la spécificité du domaine
d’une socio-économie «  culturelle 6  », souvent en référence aux
travaux séminaux de Pierre Bourdieu 7. En effet, la qualification de
«  symbolique  » nous semble à la fois trop large et trop vague pour
désigner le genre d’opérations sur lesquelles nous voulons nous
centrer. En mettant l’accent sur les fonctions de différenciation des
biens culturels considérés du point de vue des demandeurs, les
différents manques que ces derniers veulent combler sont rabattus
sur une seule dimension qui est celle du prestige ou de la distinction
sociale, tandis que le point de vue de l’offreur, qui doit différencier
ses produits pour être plus concurrentiel, est sous-estimé ou absent.
En outre, il n’est pas de chose qui n’ait une dimension « symbolique »
quand elle est insérée dans les relations entre personnes humaines et
ressaisie dans un langage. On peut, d’ailleurs, faire une remarque
similaire à propos de l’usage que fait Jean Baudrillard du terme de
« signe » et de son projet de développer une sémiologie générale des
objets. Et de même, il n’est pas d’opération sur les symboles ou sur les
signes qui n’ait des assises et des conséquences dans le monde
objectal. En privilégiant l’opposition entre ce qui serait matériel et ce
qui serait immatériel (souvent inspirée, à tort, de Marx), cette
approche tend à ignorer que toutes les choses qui s’insèrent dans une
économie peuvent être envisagées sous ces deux aspects 8. Il devient
alors difficile de faire l’analyse des différentes façons dont différents
genres d’économies les combinent. Or ce sont précisément ces
combinaisons, dans ce qu’elles ont chacune de spécifique, qui
caractérisent différentes façons de mettre en forme et en valeur ce
qui donnera lieu à un commerce, c’est-à-dire différentes économies.
Quant à la notion de « monde de l’art », lancée par Howard Becker,
pour désigner « toutes les personnes dont les activités sont nécessaires
à la production des œuvres bien particulières que ce monde-là (et
d’autres éventuellement) définit comme de l’art 9 », elle a pour défaut
à la fois d’être trop restrictive et de mettre d’abord l’accent sur
l’activité des personnes, sans guère prêter d’attention à la circulation
des choses, à leur prix et à leur valeur.
Il n’est pas de chose qui ne puisse être enrichie, qu’elle provienne
d’un passé plus ou moins ancien ou que sa confection actuelle
incorpore un processus d’enrichissement. Mais une chose
— n’importe quelle chose — peut être enrichie de différentes façons :
elle peut être enrichie physiquement (par exemple, dans le cas d’un
logement ancien, en rendant les poutres apparentes) et/ou
culturellement, par exemple en la rapprochant d’autres choses avec
lesquelles elle entre en harmonie. Cet enrichissement culturel
suppose toujours le recours à un dispositif narratif afin de sélectionner,
dans la multiplicité phénoménale, certaines des différences que
présente une certaine chose, différences considérées comme
particulièrement pertinentes et qui doivent donc, à ce titre, être
privilégiées et mises au premier plan dans les discours qui en
accompagnent la circulation. En ce sens, les économies de
l’enrichissement ont pour principale ressource la confection et la
mise en forme des différences et des identités.

GISEMENTS DE L’ÉCONOMIE
DE L’ENRICHISSEMENT

S’agissant de comprendre la formation d’une économie de


l’enrichissement, la France constitue, à l’échelle d’un État, un
exemple paradigmatique, du fait de son caractère à la fois local et
global. Ce genre de transformation s’observe aussi dans des États
comme l’Italie et l’Espagne, ou à une échelle plus locale, dans des
villes, voire des quartiers, comme la High Line à New York (une voie
de chemin de fer en activité à partir du XIXe  siècle, reconvertie au
début du XXIe  siècle en un espace de promenade, agrémentée
d’œuvres d’art contemporain, dans un ancien quartier industriel
10
devenu un centre de galeries d’art et de boutiques de luxe) . On
remarquera que les changements du genre de celui que nous
cherchons à cerner s’enracinent toujours dans un bassin
d’enrichissement présentant des conditions historiques et
géographiques favorables.
On peut donc essayer de jeter sur le processus qui nous intéresse
ici un regard comparable à celui que certains historiens ont porté sur
des changements qui ont affecté, d’abord de façon très locale,
certaines régions de la Grande-Bretagne entre la fin du XVIIIe siècle et
le premier tiers du XIXe  siècle, avant de se répandre partout dans le
monde, et qui ont marqué ce que l’on a appelé la première
révolution industrielle. Comme l’a défendu un spécialiste d’histoire
démographique, Edward Anthony Wrigley 11, cette «  révolution  » n’a
pas été seulement le résultat d’un développement de la division du
travail. Elle a résulté aussi, ou surtout, d’un changement dans les
ressources exploitées pour créer de la richesse. Jusqu’au début du
e
XIX   siècle, la principale source de création de richesse est d’ordre
organique : agriculture, élevage, laine, bois, animaux de traction, etc.
C’est la raison pour laquelle, d’après Wrigley, les grands économistes
classiques, d’Adam Smith à Malthus et Ricardo, ont entretenu une
vision pessimiste de l’avenir, la croissance de la population ne
pouvant être compensée, selon eux, par la mise en exploitation de
nouvelles terres qui, les meilleures étant déjà cultivées, auraient des
rendements décroissants. Or c’est l’exploitation de plus en plus
intensive de gisements fossiles, et surtout du charbon, dont l’origine
est certes organique, mais plonge dans un passé très lointain qui
— selon Wrigley — fait mentir cette prophétie. Elle constitue par là le
trait majeur de la société industrielle. Historien quantitativiste,
Wrigley met en lumière le rôle nouveau imparti à cette ressource
énergétique sur laquelle a reposé le développement du machinisme,
en analysant les flux financiers qui se déplacent rapidement de
l’agriculture vers les mines et les manufactures, témoignant de
l’importance vite accordée par les détenteurs de capitaux à cette
source majeure de création de richesse. Ce qui n’empêche pas, pour
des raisons qui tiennent non à la nature de ces richesses mais aux
formes de domination qui pèsent sur leur distribution, les inégalités
de demeurer aussi importantes qu’au siècle précédent et même,
durant plusieurs décennies, de s’accroître. L’augmentation des
inégalités aurait pu continuer indéfiniment si le développement du
paupérisme n’avait pas suscité un renouveau de la critique avec la
formation et la montée en puissance du mouvement ouvrier.
On peut faire l’hypothèse d’une analogie entre le phénomène
dont nous venons de rappeler les contours et des processus en cours
dans la France contemporaine. L’économie de l’enrichissement
correspond non seulement à une spécialisation croissante dans le
domaine de la culture et à la symbiose de plus en plus évidente entre
ce domaine et celui du commerce, mais à un mode original de
création de richesse reposant sur une exploitation beaucoup plus
intensive que cela n’avait été jusque-là le cas de gisements spécifiques
formés de dépôts accumulés au cours du temps et dont la narrativité
constitue un mode privilégié de valorisation. Il s’agit d’une économie
qui tire sa substance du passé. Cette économie du passé ne repose
donc pas, au premier chef, sur la production industrielle et en série
de produits standard, commercialisés à l’état neuf, mais sur la mise en
valeur de choses déjà là, comme le sont les objets d’antiquité ou
—  comme on dit aujourd’hui  — les objets vintage issus d’un passé
moins éloigné, ou encore les monuments, les immeubles, les sites,
bref, tout ce qui compose le vaste domaine dit du patrimoine. Mais cela
vaut aussi pour les œuvres d’art qui, même lorsqu’elles sont l’œuvre
d’artistes contemporains, sont supposées, si leur valeur est reconnue,
s’inscrire dans une temporalité qui les arrache au présent pour les
considérer depuis un point de fuite projeté dans l’avenir, comme si
elles appartenaient déjà au passé ou, si l’on veut, pour leur conférer
une sorte d’immortalité, puisqu’elles sont destinées à être conservées
indéfiniment, ce qui est le rôle imparti aux musées.
On notera toutefois que l’exploitation de ce type de richesse a été
pour l’instant très inégale selon les pays considérés, cela en fonction
de variables, dont la première est évidemment le degré auquel, dans
différents États, les détenteurs de capitaux pouvaient tabler sur une
main-d’œuvre ouvrière facile à exploiter, mais n’incorporant pas des
compétences très spécifiques. Tandis que les investissements directs à
l’étranger ont surtout été dirigés vers les pays émergents bénéficiant
d’un prolétariat abondant et faiblement rémunéré, les
investissements dans l’économie de l’enrichissement se sont orientés
particulièrement vers les pays de l’Europe de l’Ouest. Ces pays ont été
marqués par l’expansion très importante du système d’enseignement
secondaire et surtout supérieur depuis les années 1960, qui a mis à la
disposition de cette économie une main-d’œuvre bien formée,
abondante et complètement démunie d’organisations. Ceux qui la
composaient, surtout lorsque leur compétence était d’ordre littéraire
ou artistique, accédaient alors difficilement à des postes salariés
stables dans les grandes firmes industrielles, commerciales ou
financières, en sorte que, confrontés à la menace du chômage, ils
tendaient à se montrer prêts à accepter des emplois transitoires,
instables, mal rémunérés et souvent inférieurs à ce qu’ils auraient pu
attendre de leurs diplômes en tablant sur ce qu’avait été le cours de
ces diplômes dans la période précédente, à condition que ces emplois
prolongent les aspirations culturelles formées durant leurs études.
Mais un second facteur entre également en ligne de compte. Il
s’agit de l’existence, dans les pays d’Europe de l’Ouest, de gisements
patrimoniaux abondants, constitués de longue date et qui,
particulièrement en France depuis la Révolution, s’étaient trouvés
systématiquement exploités, conservés et réhabilités, parce que l’État
voyait en eux des instruments d’unification nationale à l’intérieur, et
de prestige national vers l’extérieur, comme en témoignent le travail
d’inventaire et le développement des musées tout au long du  XIXe et
du XXe  siècle 12. Les gisements qu’exploite une économie de
l’enrichissement ne sont jamais seulement des entrepôts de choses
anciennes, mais nécessitent toujours un travail de mise en valeur du
passé, qui s’appuie sur des traces plus ou moins consistantes, mais qui,
par principe, devrait pouvoir être opéré par toute entité politique, en
tant qu’elle se légitime par référence à un passé, et donc qu’elle peut
en disposer.
Il faut toutefois remarquer qu’en France cette mise en valeur de
ce que l’on nommait le patrimoine national 13 provenait aussi de ce
que l’on peut appeler —  en paraphrasant Marx  — une accumulation
primitive de capital culturel. Cette dernière, au même titre que celle
dont parle Marx, n’avait pas une origine seulement marchande. Elle a
été pour une part importante le résultat de la violence, c’est-à-dire de
l’action militaire et prédatrice de l’État qui, en France, surtout à
partir de la Révolution et des guerres de l’Empire, a entrepris le
démantèlement de moult châteaux, abbayes, églises, etc., et le pillage
des pays vaincus, puis celui des pays colonisés. Comme le montre
Bénédicte Savoy, Vivant Denon a dirigé ainsi le transfert à Paris, au
début du XIXe  siècle, de très nombreuses œuvres d’art détenues par
les cours allemandes, avec comme justification que «  les œuvres
d’art  » étant «  le fruit du génie de la liberté  », elles devaient
naturellement « séjourner au pays de la liberté 14 ».

LES CHANGEMENTS DE LA POLITIQUE
CULTURELLE FRANÇAISE

Dans quelle mesure peut-on voir dans le développement actuel


d’une économie de l’enrichissement un processus marquant à
l’articulation du  XXe et du XXIe  siècle  ? On peut facilement nous
objecter que les domaines qui nous ont servi d’exemples pour en
déployer les contours —  soit, particulièrement, l’économie du luxe,
les objets d’art et d’antiquité, le patrimoine, le tourisme, la culture,
l’art contemporain, etc. — n’ont rien de vraiment nouveau. À propos
de chacun de ces domaines il existe une historiographie abondante,
et considérablement enrichie durant ces dernières décennies, qui
prend pour objet la façon dont des processus assez similaires à ceux
qui ont retenu notre attention se sont déployés, particulièrement en
Italie, en Grande-Bretagne et en France, au cours des siècles
précédents. On pense par exemple aux travaux qui ont porté sur
l’économie du luxe dans les cours italiennes de la Renaissance 15, sur
la diffusion du luxe dans le Paris du XVIIIe siècle 16, ou sur les industries
du luxe en France au XIXe  siècle 17  ; sur les liens entre la
patrimonialisation, le développement des musées et la formation des
identités nationales ou régionales, surtout depuis la Révolution
française, ou encore sur la façon dont le tourisme a été stimulé, à la
fin du XVIIIe  siècle et au XIXe  siècle, par la quête romantique du
sublime et du pittoresque qui s’est largement diffusée à partir des
sphères artistiques et littéraires 18 puis, dans la première moitié du
e
XX  siècle, par les efforts déployés par des élites locales pour mettre en
valeur une identité régionale en prenant appui à la fois sur la
célébration des beautés naturelles et sur la richesse du folklore 19.
Quant aux domaines de l’art et de la culture, populaires aussi bien
que savants, ils sont venus se placer, en partie sous l’effet de la
fascination que l’anthropologie sociale a exercée sur l’histoire,
surtout dans la seconde moitié du XXe  siècle, au centre des
préoccupations des historiens, au détriment, comme on sait, d’une
histoire politique factuelle décriée comme « événementielle ».
On peut, bien sûr, évoquer la croissance numérique de nos
domaines d’intérêt et mettre l’accent sur l’intensification de leur rôle
économique. Mais, comme c’est toujours le cas lorsque l’on est en
présence de phénomènes progressifs, les effets de seuil sont difficiles
à dégager. C’est la raison pour laquelle nous prendrons appui surtout
sur des indices qui traduisent des changements convergents dans la
façon dont ces domaines ont été appréhendés par différents types
d’acteurs intervenant dans les champs politiques, culturels ou
économiques et sur la façon dont ces changements ont interagi. Ces
changements s’amorcent en France, selon nous, au cours de la
décennie qui va du milieu des années 1970 au milieu des années 1980
environ. C’est durant cette période, où débutent le déclin de l’emploi
industriel (après 1975) et l’accroissement du chômage, que
commencent à se manifester des changements de préoccupations et
d’horizons.
Pour le dire d’un mot, ces changements sont marqués par le
déclin des espoirs mis dans un développement industriel à la fois
illimité et national qui avait constitué, au cours des décennies
précédentes, un objectif commun partagé aussi bien par la droite
gaulliste et postgaulliste —  qui avait mis tout l’accent sur l’exigence
de croissance 20 — que par la gauche communiste et socialiste — dont
la critique progressiste et réformiste portait essentiellement sur le
caractère inégal et injuste de la façon dont les «  fruits  » de cette
croissance étaient distribués entre les différentes classes sociales 21. Ce
tournant suscite non l’abandon du progressisme mais sa profonde
réorientation. Il est stimulé par la diffusion récente d’une sensibilité
écologique 22 (après le premier rapport du Club de Rome, en 1972,
«  Les limites de la croissance  ») qui se développe dans la gauche
antiproductiviste et libertaire sous des formes savantes (les textes
d’André Gorz, de Jacques Ellul, de Louis Dumont) ou populaires
(avec, par exemple, le succès rencontré par le journal La Gueule
ouverte, proche de Charlie Hebdo, publié par Pierre Fournier avec la
participation de Cavanna, Wolinski, Reiser et Cabu, mais aussi Le
Sauvage, d’Alain Hervé, proche du Nouvel Observateur où André Gorz
est journaliste).
Tandis que le progressisme des décennies qui ont suivi la Seconde
Guerre mondiale était axé sur la dévalorisation du passé et,
particulièrement, des campagnes et des paysans, le nouveau
progressisme qui émerge durant cette période va de pair avec une
réhabilitation du passé dont la mise en valeur est considérée comme
une des conditions de pensée et de possibilité d’un futur. Ce
mouvement tend à modifier les connotations de la référence au
patrimoine et, notamment, à l’orienter vers la gauche. En témoigne
— un exemple parmi de nombreux autres — la destruction de onze
des douze pavillons Baltard, construits pour abriter les halles
centrales de Paris entre 1850 et 1870 et démolis à la suite de la
décision prise à la fin des années 1950 de transférer les halles à
Rungis (un seul pavillon échappe à la destruction et est démonté
avant d’être racheté en 1976 par la ville de Nogent-sur-Marne). Cette
destruction, entreprise à partir de 1971, est menée dans un esprit de
modernisation (la construction du Forum des Halles) malgré une très
forte mobilisation avec, notamment, l’occupation des lieux par la
gauche alternative, qui y organise des événements culturels, et une
pétition qui recueille cent mille signatures. Or il est plus que
probable que, dix ans plus tard, cette destruction n’aurait pas eu lieu
et que les pavillons auraient été «  réhabilités  », c’est-à-dire non
seulement conservés en tant que témoignages historiques mais aussi
remodelés de façon à donner lieu à des usages différents de ceux
pour lesquels ils avaient été initialement conçus.
Tout se passe comme si le tournant vers une économie de
l’enrichissement avait été, au moins pour une part, pensé et anticipé,
après l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981, comme un des
moyens disponibles pour compenser un possible déclin industriel,
tandis que d’autres États ont davantage choisi de développer des
places financières, comme à Londres au Royaume-Uni, et pour faire
face à une catastrophe annoncée : l’extension du chômage depuis les
catégories jusque-là les plus atteintes, soit, les jeunes sans diplômes
d’origine populaire et les travailleurs de plus de cinquante ans, qui
pouvaient faire l’objet d’un « traitement social », jusqu’à atteindre les
jeunes diplômés. En majorité issus de la classe supérieure, mais aussi,
de plus en plus souvent, des classes moyennes et pour une moindre
part des classes populaires, ces jeunes diplômés voient leur nombre
considérablement augmenter 23 avec la « démocratisation de l’accès à
l’enseignement supérieur  » qui avait constitué un objectif important
dans la période précédente pour répondre aux critiques dénonçant
une mauvaise répartition des «  fruits  » de l’expansion. Au cours des
années 1980, la réorganisation des grandes entreprises menée selon
les préceptes du néomanagement (externalisation de nombreuses
fonctions et repli sur le métier principal, juste à temps, sous-traitance,
multiplication des sites identifiés en tant que centres de profit,
entreprises en réseau, responsabilisation des opérateurs,
aplatissement des hiérarchies, production «  au plus juste  » et par
projet, etc.) 24, alors en cours d’élaboration, qui visait
indissociablement à accroître la productivité, à diminuer la force des
syndicats, à augmenter les profits et à renforcer le pouvoir des
actionnaires, a eu pour résultat le renvoi d’un grand nombre
d’ouvriers jugés «  inemployables  », une baisse des embauches, mais
aussi un réagencement de la relation entre titres scolaires et postes de
travail conduisant de fait à une dévaluation des diplômes 25.
Une différence majeure entre la gestion des entreprises et la
gestion des États, même si ces derniers importent de plus en plus
souvent des modes de gestion depuis les entreprises, est que les
entreprises peuvent distribuer leurs activités dans un espace
géographique large, voire mondial, et surtout se débarrasser de ceux
de leurs travailleurs qu’elles jugent excédentaires dans certains pays
ou sur certains sites, en se reconfigurant elles-mêmes spatialement. À
l’inverse, les États peuvent beaucoup plus difficilement exclure des
citoyens de leur territoire, ne serait-ce que temporairement, parce
que leur existence tient à la présence de cette population sur ce
territoire, sauf à mener une politique excluant de manière ciblée
certains groupes de cette population. Le départ organisé de
nombreux habitants d’un État, qu’il prenne la forme d’une incitation
pour les plus fortunés, ou d’une exclusion pour les plus pauvres, était
possible à la fin du XIXe siècle sous la forme d’une émigration vers le
Nouveau Monde et, dans la première moitié du XXe  siècle, avec la
mise en valeur des colonies par la métropole. Mais, même si le
nombre de travailleurs, particulièrement diplômés, qui décident par
eux-mêmes d’aller à l’étranger, peut être encore élevé, il n’est plus,
dans les années 1980, envisageable sous la forme d’une politique
d’État à grande échelle, qui subit alors ces départs traduisant une
attractivité moindre que celle des pays d’accueil 26. La question de
savoir comment occuper les jeunes diplômés, surtout ceux d’entre
eux qui avaient fait des études littéraires ou de sciences sociales, peu
appréciés par les entreprises, est devenu un problème d’État. En
France, elle s’est ajoutée à d’autres questions portant sur
l’aménagement du territoire qui avaient accompagné et suivi la loi de
décentralisation de 1982 et le transfert, pour les deux tiers environ,
du financement public de la culture aux collectivités locales, et qui
concernaient la «  déconcentration  », c’est-à-dire une meilleure
répartition territoriale des activités culturelles. C’est dans le contexte
que nous venons d’évoquer que les problèmes liés à la relation entre
la culture et l’économie se sont trouvés profondément réélaborés et
que le développement culturel en est venu à être considéré, du point
de vue de l’État, non plus seulement comme une nécessité morale
d’entretien de la mémoire nationale, ou comme une exigence liée à
la démocratisation des connaissances — ce qui avait été le cas durant
la période antérieure  —, mais comme un atout économique de
première importance.
Dans une large mesure, Jack Lang, ministre de la Culture du
premier gouvernement Mauroy sous la présidence de François
Mitterrand, s’est fait l’interprète de cette transformation. Il déplace la
conception de la culture qui avait dominé la prise en charge étatique
des activités culturelles au cours de la période précédente et qui avait
été thématisée par Malraux mais aussi bien par les communistes. La
conception que les progressistes issus de la Résistance ont de la
culture est centrée autour de deux oppositions qui justifient selon
eux la diffusion de la culture auprès des travailleurs, dite
« démocratisation de la culture ». La première est l’opposition de la
culture et de l’économie qui reproduit l’opposition de l’âme et du
corps. Les travailleurs qui sont la base de l’économie, et,
particulièrement, ceux dont le travail engage surtout le corps, doivent
avoir accès à la culture parce qu’ils ont (eux aussi) une âme. Cela leur
est en quelque sorte dû parce que l’économie est certes nécessaire
mais subalterne. Mais pour jouer ce rôle, la culture doit être
soustraite à la sphère de l’économie. La seconde est l’opposition
entre la haute culture, soutenue par les institutions culturelles nobles
(musées, universités, etc.) et la basse culture, c’est-à-dire la culture de
masse —  la culture industrielle, la marchandise culturelle, ou la
culture au service du cosmos de la marchandise  —, au cœur aussi
bien des détestations les plus élitistes et souvent les plus
réactionnaires que des répulsions de certains penseurs de gauche 27.
La démocratisation culturelle a, dans cet esprit, pour vocation
d’arracher les masses à l’emprise de la basse culture et de les élever
vers la haute culture.
Ce sont ces deux oppositions que Jack Lang entreprend de
déconstruire publiquement, à commencer par son fameux discours
de Mexico en 1982. D’une part — première opposition —, il affirme
que les liens entre culture et économie ne sont pas scandaleux et
corrupteurs, mais normaux et même indispensables. L’économie ne
pervertit pas la culture, mais elle lui est nécessaire. Sans économie,
pas de culture. Et, à l’inverse, il prédit que c’est par l’inventivité
culturelle que les économies mondiales peuvent être relancées et que
«  vaincre le chômage, c’est un changement culturel qui passe lui-
même par un changement de politique culturelle 28  ». La culture est
et doit être au service de l’économie (notamment grâce au tourisme).
D’autre part — seconde opposition —, il ouvre les déterminations du
terme de « culture » (suivant en cela l’anthropologie et la sociologie)
de façon à briser la frontière entre haute culture et basse culture. La
culture intègre ainsi dans son concept les arts que l’on disait
industriels, comme la mode, le design, ou populaires, comme la
chanson, la bande dessinée ou les arts de la rue. Et, de même, le
patrimoine comprend, sur un pied d’égalité, des monuments
historiques classés de longue date et le patrimoine industriel mis en
valeur par les écomusées qui se développent à la même époque 29
(Lang avait milité contre la destruction des pavillons Baltard qu’il
souhaitait transformer en maison de la culture). Tout ainsi peut
devenir culture et tout individu devenir créateur, s’il est reconnu
comme tel. À la « démocratisation de la culture » se substitue ainsi la
«  démocratie culturelle  », ce qui favorisera les processus, nombreux
par la suite, dits d’«  artification 30  ». Or le principe de la
reconnaissance doit être arraché aux institutions les plus académiques
pour être transféré aux instances de financement public, qu’elles
dépendent de l’État ou des collectivités locales.
Cette nouvelle ligne ne prend pas seulement une forme
argumentative mais elle est accompagnée de mesures concrètes
comme, par exemple, la création des Fonds régionaux d’art
contemporain (Frac) qui entament les privilèges du corps des
conservateurs de musée 31, ou de l’Association nationale de
développement des arts de la mode (en 1989). Elle suscite la fureur
des défenseurs de la culture « au sens noble » qui, à partir des années
1980, accusent ceux qui la mettent en œuvre de «  relativisme  », un
anathème promis à un grand avenir quand la question des « valeurs »
viendra se placer au cœur des disputes politiques 32. Les Frac se
distinguent des musées au sens où leur mission est de constituer des
collections et d’organiser des expositions itinérantes. Ces innovations
bousculent la hiérarchie des intermédiaires d’art plastique dominée
jusque-là par les conservateurs de musée, en donnant un rôle
important à des acteurs qui n’ont pas été certifiés par un titre officiel
et qui jouissent d’une certaine autonomie par rapport aux
institutions 33. Elles accompagneront la multiplication du nombre des
commissaires d’exposition («  curateurs  »), qui hors de tout corps
hiérarchique travaillent par « projets », ce qui va souvent de pair avec
une grande précarité et une dépendance accrue à l’égard des grands
collectionneurs et des galeries.
Cette redéfinition de la culture et les mesures qui l’accompagnent
sont sous-tendues par une philosophie, qui se retrouve en partie
exprimée dans la théorie de Félix Guattari 34, et qui associe les
processus de création et la formation de la valeur à l’expression de
différences de quelque ordre soient-elles, nouvelles —  comme une
friche industrielle, dont la beauté peut tout à coup être dévoilée  —
ou anciennes —  comme une église romane  —, susceptibles de
modifier la perception que ceux à qui ces différences sont proposées
ont du monde. « Comment faire en sorte que la musique, la danse, la
création, toutes les formes de sensibilité appartiennent de plein droit
à l’ensemble des composantes sociales ? » se demandait Guattari 35. La
réponse est une conception dans laquelle tout être humain est
créateur chaque fois qu’il réalise son humanité en étant attentif à des
différences dans lesquelles il se reconnaît, et qu’il manifeste le désir
de faire partager à d’autres à la fois la reconnaissance de ces
différences et la reconnaissance de son humanité, en tant qu’elle
s’exprime dans l’attention à ces différences. Chacun se trouve ainsi
orienté vers un but qui est d’intéresser d’autres personnes, de susciter
leur curiosité, et ce processus est au principe de la formation des
communautés qui se constituent autour de la rencontre entre des
êtres distincts dont chacun entend faire partager aux autres les
différences qui font sa singularité. Dans cette optique (que Philippe
Urfalino qualifie judicieusement de vitaliste 36), la mission des
organismes culturels, c’est-à-dire au premier chef des organismes qui
dispensent les crédits dont la culture a besoin, est de faire circuler, de
mettre en contact, d’organiser des rencontres afin de favoriser
l’échange des identités et des différences.
L’argent est l’énergie qui permet à ces rencontres de se réaliser
par le financement de voyages, de performances, de colloques, de
festivals, etc. Mais ces rencontres suscitent une énergie qui engendre
à son tour de l’argent, en sorte que l’économie, en quelque sorte
libidinale, des échanges énergétiques entre des acteurs animés par le
même désir d’éveiller la curiosité des autres en déployant leurs
différences et de s’éveiller au contact des différences manifestées par
d’autres rejoint l’économie au sens des économistes. Pour
fonctionner, cette économie généralisée suppose donc, d’une part, de
limiter ou de retarder la sélection, car on ne peut pas savoir a priori ce
qui suscitera la curiosité et la créativité des autres, c’est-à-dire d’où
viendra la libération d’une énergie et, d’autre part, de ne pas
craindre l’excès, la profusion, la perte, la dépense, en l’absence
desquels aucune énergie ne peut se former. Une conception à
laquelle les esprits chagrins nourris de contrôle de gestion ont objecté
que l’argent dépensé pour la culture — l’input — peut être aisément
comptabilisé et qu’il l’est souvent à perte, et que l’énergie que la
culture est supposée engendrer non seulement échappe largement
aux évaluations comptables, mais aussi à toute autre forme
d’objectivation. Cela jusqu’à ce que soit reconnue l’importance de ce
que les géographes appellent —  on l’a vu  — «  l’économie
résidentielle  » et que les maires des agglomérations réalisent que
l’investissement culturel, au sens large, constitue un solide atout pour
attirer dans leurs villes des travailleurs hautement diplômés, des
touristes, des résidents étrangers, des retraités riches et aussi, de plus
en plus, des entreprises spécialisées dans l’exploitation du genre de
ressources sur lesquelles repose une économie de l’enrichissement.

UNE NOUVELLE PERSPECTIVE
DANS L’ANALYSE ÉCONOMIQUE

Les orientations de Jack Lang, qu’il met en œuvre lorsque la


gauche arrive au pouvoir en 1981, accompagnent et parfois précèdent
un tournant qui s’esquisse chez des économistes souvent venus du
marxisme ou de la pensée économique de la gauche radicale
américaine. Ces derniers ont, en France, pour nombre d’entre eux,
œuvré d’abord dans des organismes de recherche, particulièrement
l’Insee. Leurs travaux ont accompagné la planification au cours des
années 1960 et leurs modèles ont, à l’articulation des années 1960 et
des années 1970, cherché à intégrer les effets de la compétition
internationale sur une économie qui avait été surtout pensée, après
guerre, dans un cadre national 37. Dans les années 1980, ces
économistes ont en commun, d’une part, d’être très concernés par
les questions de compétitivité et, d’autre part, de s’accorder sur l’idée
d’un épuisement des modèles économiques centrés sur les grandes
firmes industrielles, sans abandonner pour autant le projet d’un
encadrement public de l’économie, ce qui les incite à résister au
courant économique en passe de devenir dominant qui met surtout
l’accent sur la demande et sur la dynamique des marchés
internationaux. Leurs travaux sont pertinents par rapport à cette
généalogie de l’économie de l’enrichissement que nous voudrions
esquisser à grands traits parce que, tout en se concentrant toujours
sur des questions de production plutôt que sur celles qui concernent
l’échange et la circulation des choses, ils cherchent à pluraliser les
chemins que peuvent emprunter la compétitivité et la croissance en
dessinant des voies qui s’écartent de celle de l’économie industrielle
de masse. Cette orientation les rapproche des économistes attentifs à
la sociologie et plus généralement aux sciences sociales et politiques
qui, dans la seconde moitié des années 1980, ont développé un
courant nouveau : l’économie des conventions 38.
Nous en prendrons deux exemples. Le premier est l’ouvrage de
Michael Piore et Charles Sabel, The Second Industrial Divide, publié aux
États-Unis en 1984 (et traduit en français en 1989 sous le titre, Les
Chemins de la prospérité. De la production de masse à la spécialisation
souple). Il a exercé une grande influence sur le courant qui, en
Europe, et surtout en France et en Italie, a mis l’accent sur les petites
entreprises en réseau, organisées souvent sur une base familiale, sur
les dynamiques de proximité, sur les politiques locales de
développement centrées sur des territoires et sur les districts
industriels 39. Dans la préface de l’édition française, Michael Piore et
Charles Sabel entreprennent de montrer que l’opposition entre
«  deux modes antagonistes de progrès technologique  », sur laquelle
repose le livre, avec, d’un côté, «  la production en série  » et, de
l’autre, une «  économie artisanale  », vaut particulièrement pour la
France. Tandis que « la France du XIXe siècle apparaît par excellence
comme le pays de l’économie artisanale  » à la différence de «  la
Grande-Bretagne  » et des «  États-Unis  », «  ses rivaux dans la
compétition industrielle  », la France, après la Seconde Guerre
mondiale, «  s’est convertie, par un choix politique délibéré de ses
dirigeants, en une économie de production en série qui, en tant que
prototype de cette forme de développement, n’avait d’autre rivale que
l’économie américaine 40 ».
Le modèle économique que, au milieu des années 1980, Michael
Piore et Charles Sabel cherchent à promouvoir est supposé valoir
pour tout type de production. Mais ce sont surtout des entreprises
s’étant tournées vers l’économie du luxe qui ont servi de modèle et
c’est principalement par rapport à la confection de produits
d’exception que le tournant prôné par les auteurs s’est révélé réaliste.
En témoigne le cas du district textile de Prato, en Toscane, qui a été
«  confronté à la concurrence des tissus moins chers fabriqués au
Japon et en Europe de l’Est  », et qui est devenu un exemple
paradigmatique de développement local sur la base de petites
entreprises en réseau. Son succès tient «  à l’abandon progressif des
tissus de série pour les tissus à la mode, et à la réorganisation
correspondante de la production pour passer des grandes filatures
intégrées à des ateliers utilisant des technologies sophistiquées et
spécialisées dans diverses phases du processus de production 41  ». Le
contre-exemple est donné par le cas de Lyon qui, ayant abandonné à
la fin du XIXe siècle la soierie artisanale pour les filatures industrielles,
a vu son industrie textile disparaître à la fin des années 1950. Dans le
contexte des «  districts industriels  » de la troisième Italie, des
fabriques moyennes bénéficient de l’activation de solidarités
familiales et politiques, dans un environnement formé par des
collectivités territoriales dynamiques, ce qui explique la réussite
d’entreprises de vêtements comme Benetton ou, plus tard, Diesel,
ayant accédé au statut de groupes mondiaux 42.
Comme second exemple, nous prendrons l’ouvrage publié en
1993 par Robert Salais et Michael Storper, Les Mondes de production.
Enquête sur l’identité économique de la France 43. Cet ouvrage est
particulièrement pertinent pour saisir le moment où l’orientation
vers des biens d’exception, à forte teneur culturelle, en vient à être
considérée comme un moyen de pallier le déclin de la production en
série qui touche les régions industrielles françaises. En prenant appui
sur la notion de «  mondes possibles  » venue de l’économie des
conventions, les auteurs distinguent un monde industriel, où la
concurrence repose sur les prix et est tirée par des «  économies
d’échelle et de coûts  », et un monde où elle prend appui sur une
« économie de la variété », dans lequel les auteurs incluent à la fois les
hautes technologies et la confection de produits de qualité ou
d’exception. Or l’un des écueils de l’économie française d’alors est de
s’être «  trop polarisée vers l’industriel où elle ne réussit pas
particulièrement bien  », au détriment d’une «  économie de la
variété  » qui, du côté des hautes technologies, est surtout
performante aux États-Unis et, du côté des objets de luxe, en Italie. Il
s’ensuit que « l’avenir appartient aux produits autres que strictement
“industriels”  » reposant sur des «  conventions de qualité  ». Depuis
que ce livre a été publié, on a en effet assisté à une croissance de la
vente des produits que les auteurs jugeaient prometteurs, tels que les
vins, les parfums, la joaillerie ou les articles de mode.

UNE TRANSITION
À DIFFÉRENTES ÉCHELLES

En France, l’orientation vers une économie centrée sur le local,


sur les biens d’exception se réclamant de l’artisanat, sur l’économie
du luxe et sur le développement de la culture, en tant qu’atout
économique et que moyen de lutter contre le chômage, a été d’abord
initiée par l’État et par des politiques publiques dont l’inspiration
prend le contre-pied des options adoptées au sortir de la Seconde
Guerre mondiale. Elle n’est donc pas d’emblée le fait des entreprises
et surtout des grandes firmes à forte intensité capitalistique qui se
sont plutôt tournées vers la délocalisation, la transformation en
multinationales et la finance. C’est, en effet, par le truchement des
politiques publiques qu’il est possible d’agir sur les territoires
français. Or cette action, stimulée par la régionalisation, la
décentralisation et l’autonomie croissante donnée aux collectivités
locales dans la gestion de leur budget, a favorisé la formation d’une
économie de l’enrichissement mais en quelque sorte par le bas. Il
s’agit des politiques culturelles et, de l’autre, de l’attention portée à la
sphère associative dont le développement a été favorisé et
subventionné.
Les politiques culturelles publiques, engagées par le ministère de
la Culture et de la Communication, se sont caractérisées par «  un
emploi massif des dispositifs contractuels —  contrats, conventions et
autres protocoles d’accord établis par des organismes publics ou
privés s’engageant à financer et/ou à mettre en œuvre des
programmes d’action dans un délai préétabli ». Cela jusqu’à aboutir à
une « contractualisation généralisée » au cours des années 1982-1988
«  pour une grande part sous l’impulsion de Michel Rocard  : chartes
intercommunales de développement, conventions de développement
culturel, opérations de développement social des quartiers  ». Ces
conventions «  mêlent l’urbain, le social, l’éducatif, le culturel,
l’environnement 44  ». L’action culturelle s’est par là trouvée intégrée
dans «  l’aménagement du territoire  », indissociable d’une action
publique entièrement fondée sur une logique politique du territoire, en
sorte que «  l’action culturelle  » n’a pas été abordée «  comme un
secteur d’action », mais dans sa dimension globale, inscrite dans une
politique de développement territorial. Cela a été rendu possible par
« une implication forte des élus », « un dialogue avec les associations
et les communes » et « une coordination poussée entre les services :
culture, aménagement du territoire, tourisme 45  ». C’est dire que la
mise en œuvre de cette politique a reposé sur des processus de
«  concertation  », de «  dialogue  », «  d’élaboration commune  », de
«  responsabilités partagées  » au cours desquels les acteurs de la
culture — comédiens, danseurs, plasticiens, écrivains, bibliothécaires,
etc.  — se sont trouvés amenés et, dans certains cas, contraints, pour
continuer à travailler, d’entrer en contact avec des maires, des
conseillers généraux, des gestionnaires, etc., ce qui est un corollaire
de l’idéal de la «  rencontre  » sur lequel Jack Lang faisait reposer
l’intensification de la créativité.
On fait souvent du régime de l’intermittence la cause principale,
voire unique, de l’accroissement du nombre de personnes employées
dans le secteur du spectacle vivant. Mais, outre que cette explication
ne vaut pas pour les autres travailleurs de la culture, elle sous-estime
le rôle qu’a joué la forme prise par l’aménagement du territoire
depuis les années 1980 dans cette augmentation. Cette politique
contractuelle a favorisé le développement des associations,
particulièrement dans le spectacle vivant, et de l’économie sociale (les
arts, le spectacle et les activités culturelles étant, à l’exception de
«  l’action sociale  », le seul domaine où les effectifs salariés par une
organisation relevant de l’économie sociale — autour de 100 000 —
sont presque équivalents aux effectifs employés hors économie
sociale). Le poids des associations dans l’économie de la culture est
estimé à environ 10 %, soit 8,3 milliards d’euros en 2011 46. Mais cette
politique a, ce faisant, favorisé la précarisation d’un nombre
important de travailleurs de la culture. Les salariés des associations
culturelles, estimés à environ 170  000  personnes, sont ainsi plus
fréquemment en contrat court alors qu’ils ont un niveau de
formation plus élevé que les salariés des autres secteurs 47. La
contractualisation s’est révélée ainsi en affinité avec la culture du
projet qui a caractérisé le changement des méthodes de management
mises en œuvre dans les entreprises à partir du milieu des années
1980 environ, et lui a peut-être servi de modèle.
Quant aux festivals, ils sont particulièrement nombreux en
France, consacrés à la littérature, à la bande dessinée, au théâtre et
surtout à la musique (on dénombre 1  972 événements musicaux en
2013). Leur création ou leur développement, au cours de la seconde
moitié des années 1970 et dans les années 1980, ont d’abord été
envisagés par des acteurs de terrain, le plus souvent des agents publics
en interaction avec des instances étatiques, comme des instruments
de développement local, et ont bénéficié des mesures de
décentralisation. L’équilibre budgétaire de ces festivals qui repose,
dans des proportions variables selon les cas, sur des subventions
publiques, sur la billetterie et sur des fonds privés, est cependant
fragile, et leur annulation, parfois à cause de mouvements liés à la
renégociation du régime de l’intermittence, voire leur disparition,
notamment à cause de baisses de financements publics, a des
répercussions, au-delà des travailleurs de la culture qui y participent,
sur l’ensemble des services et commerces locaux.
Sur ce développement de l’économie de l’enrichissement par le
bas, qui a bénéficié d’initiatives d’État et de subventions, souvent
justifiées par la volonté d’endiguer le chômage, est venue
progressivement se greffer une expansion par le haut, quand des
perspectives de profit ont suscité une croissance des investissements
dans le luxe, le patrimoine, le tourisme, l’art, la culture, etc.,
domaines où la rentabilité des capitaux privés semblait d’autant
moins risquée qu’ils étaient supportés, ou encouragés par les pouvoirs
publics. Les investissements qui se sont orientés vers une économie de
l’enrichissement sont plus difficiles encore à compter et à totaliser
que ne le sont les emplois, l’absence de transparence s’ajoutant à
l’absence de cadre comptable adéquat. Mais différents indices,
comme le développement des firmes du luxe, font penser qu’ils sont
importants et qu’ils augmentent régulièrement comme augmentent
les profits générés.
L’intensification des relations entre action culturelle publique et
entreprenariat privé a été très tôt jugée nécessaire pour concrétiser
l’idée d’une contribution importante de la culture à la croissance et
elle a pris la forme d’un soutien symbolique et matériel des pouvoirs
publics à ce qui fut désigné du terme d’« industries culturelles » pour
rendre manifeste que cet intérêt s’inscrivait dans la continuité de
l’État industriel, et cela d’abord en faveur de secteurs jugés
prestigieux sur un plan international, comme la haute couture, le
cinéma, et bien sûr le patrimoine. Le tourisme, secteur placé dans les
années 2010 sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères,
constitue un autre cas exemplaire, puisque les efforts publics en
faveur du tourisme, véritable cause nationale, sont inopérants s’ils ne
sont pas soutenus par des intérêts privés dans les domaines des
transports, de l’hôtellerie, de la restauration, du commerce haut de
gamme, qui se sont fortement concentrés autour de grands groupes.
En témoigne la demande maintenant votée, après de longs débats, de
l’ouverture des magasins le dimanche et en soirée à Paris dans les
zones dites touristiques. Mais le souci de stimuler l’intérêt des
investisseurs est aussi pris en compte sur un plan plus local, avec la
promotion du patrimoine et des terroirs. Le secrétariat au tourisme
comprend ainsi dans ses «  pôles d’excellence  » un «  pôle œno-
tourisme » qui vise à « fédérer les différents acteurs de la viticulture et
du tourisme », notamment en organisant des « visites de caves » ; un
« pôle écotourisme » « centré sur l’itinérance douce : tourisme fluvial,
à vélo, à pied ou à cheval  » qui doit profiter au développement des
régions rurales en accroissant la valeur marchande des paysages et la
connaissance des produits gastronomiques 48. C’est la raison pour
laquelle figurent, parmi les personnalités qui composent le Conseil de
promotion du tourisme, à côté de diplomates, d’élus locaux et de
journalistes, un représentant du Groupement national des
indépendants, un chef d’entreprise de l’agroalimentaire de qualité,
un restaurateur et le président de la fédération des vins et spiritueux.
Ajoutons que le développement du tourisme et, plus
généralement, la mise en valeur des régions et des sites où figurent
des gisements patrimoniaux importants — tels que châteaux, abbayes,
villages d’exception, terroirs d’excellence et «  savoir-faire
traditionnels  » —, qui attirent des résidents aisés, profitent au
premier chef à ceux, qu’ils soient sur place ou à distance, qui y sont
propriétaires de biens immobiliers et de terrains. Cette mise en valeur
a par là contribué à accroître les revenus tirés d’un patrimoine par
rapport à ceux du travail, qui a été l’un des traits marquants des
changements ayant affecté la bourgeoisie au cours des trente
dernières années 49.
Mentionnons encore un organisme comme le Forum d’Avignon,
créé en 2007 avec le soutien du ministère de la Culture et de la
Communication, et qui se présente comme « le laboratoire d’idées et
le lieu de rencontres internationales au service de la culture et de son
dialogue avec le monde économique et numérique 50  ». Sa vocation,
est-il écrit sur son site internet, « est de rappeler que la culture est un
investissement —  et non un coût  — à la fois individuel, collectif et
financier et que sa triple nature —  artistique, économique et
sociale  — participe activement au développement de l’économie et
des territoires ». Il met en rapport des « artistes », des « créateurs »,
des «  entrepreneurs  » et des responsables d’institutions publiques
—  représentés par la vingtaine de personnalités qui composent son
conseil d’administration, autour de problèmes tels que « la fiscalité de
la création  », «  la propriété intellectuelle et le droit d’auteur  »,
«  l’entreprenariat culturel  », ou la contribution de la culture au
développement de « l’attractivité des territoires », un intérêt croissant
du Forum se tournant vers l’incidence du numérique sur le
financement de la culture. L’existence d’une telle organisation est
emblématique d’une économie de l’enrichissement, cherchant à
rendre compatibles trois de ses dimensions, premièrement, la
promotion du pays en tant que marque dans la concurrence
internationale (la marque «  France  »), deuxièmement, le
développement des territoires, pour y maintenir une activité et, si
possible, en accroître l’attractivité, et troisièmement les entreprises
qui exploitent ce gisement.

DU PATRIMOINE D’AGRÉMENT
À L’ENTREPRISE PATRIMONIALE

Le cas des châteaux nobiliaires est particulièrement pertinent


pour saisir la façon dont les mesures impulsées par le secteur public
visant à mettre en valeur des territoires ont rencontré les intérêts des
élites patrimoniales. Le travail de Monique de Saint Martin portant
plus spécifiquement sur les châteaux, dans l’ouvrage qu’elle a
consacré à la sociologie de la noblesse 51, permet d’esquisser une sorte
de phénoménologie de la façon dont l’économie de l’enrichissement
s’est progressivement mise en place, et de la manière dont des
mesures impulsées par l’État et, notamment, des mesures fiscales,
sont allées à la rencontre des attentes et des intérêts économiques des
anciennes élites.
Rappelons qu’en France près de la moitié (49,57  %) du
patrimoine protégé est détenue par des propriétaires privés, soit
environ 22  000 monuments 52. En plus de crédits d’entretien et de
restauration en provenance directe de l’État, ces propriétaires
bénéficient de dispositifs fiscaux en leur faveur. L’un des enjeux est le
critère d’attribution de ces dispositifs fiscaux qui met l’accent sur
l’ouverture du bâtiment au public, critère qui, dans les années 2010,
serait contestable, d’après un rapport du Sénat, car il ne
correspondrait plus « aux pratiques touristiques actuelles ». En effet,
«  un gîte ou une chambre d’hôtes bien gérés et aménagés dans le
respect de l’histoire des lieux peuvent attirer un public plus large et
engendrer davantage de recettes publiques qu’une ouverture
quelques semaines par an ». La notion de « valorisation économique
et territoriale du bâtiment » mise en avant pour se substituer à celle
d’ouverture au public est justifié en faisant appel à Viollet-le-Duc,
pour qui «  le meilleur moyen de conserver un édifice, c’est de lui
trouver un emploi 53 ».
Bâtiment patrimonial par excellence, le château constitue l’objet
central dans lequel s’incarne le sentiment d’appartenance à la
noblesse parce qu’il donne un ancrage matériel à la relation entre un
nom, un titre et une histoire. Un noble se construit comme tel en tant
qu’il se souvient qu’il a une histoire, qu’il est l’Histoire, et cette
mémoire, comme toute mémoire, a besoin, pour se maintenir et se
transmettre, de s’inscrire non seulement dans des corps, mais aussi
dans des choses et dans des situations agencées au contact de ces
choses. Or, dans le cas de la noblesse française, cette chose qui donne
corps au sentiment noble et qui réalise la différence ou l’écart sans
lequel il ne peut se maintenir n’est autre que le château en tant que
sa transmission s’est inscrite dans la succession des générations qui
compose la lignée. Mais la relation au château, telle que l’analyse
Monique de Saint Martin, et telle qu’elle s’est maintenue jusqu’aux
années 1970 environ, est détachée de ses composantes proprement
économiques et même esthétiques. D’une part, celui à qui échoit le
château se vante d’en être que le «  dépositaire  ». D’autre part, des
châteaux de famille peuvent avoir été recherchés avec acharnement,
après avoir été perdus, mais celui des héritiers du nom qui parvient à
racheter la demeure ancestrale, et à la faire entrer à nouveau dans la
lignée, peut aussi la trouver « très laide 54 ». Ces châteaux qui « n’ont
bien souvent plus une très grande valeur économique et ne
rapportent pas ou peu de bénéfice sont fréquemment, au dire des
intéressés, source de dépenses et de “charges” ou de dettes 55 ».
Les mêmes remarques concernant aussi les objets que contient le
château :

Ce ne sont pas en effet —  écrit Monique de Saint Martin  — les propriétés


esthétiques, le style des objets, des meubles ou des tableaux qui sont appréciés et
vantés mais bien plutôt leur histoire, leur origine  : c’est moins une commode
Louis XV ou un fauteuil Louis-Philippe qui sont remarqués et admirés dans le petit
salon, que la commode qui vient de l’arrière-grand-mère du  C. ou le fauteuil sur
lequel s’asseyait la duchesse de  R. qui vient du château de  X. dont la valeur
marchande peut même être ignorée, et qui se trouve là comme un objet familier,
auquel on peut feindre de ne pas prêter attention. Ce n’est le plus souvent pas un
tableau de maître de tel peintre, plus ou moins renommé, qui occupe la place
d’honneur dans le grand salon mais un tableau représentant le maréchal de S. ou le
duc de R., de préférence un ancêtre dont tous les membres de la famille, des plus
anciens aux plus jeunes, sont censés connaître les faits et gestes héroïques (l’histoire
des aventures et des vicissitudes du tableau est souvent mieux connue que les
56
caractéristiques du tableau ou l’histoire du peintre) .

L’un des intérêts de l’ouvrage de Monique de Saint Martin est de


donner un tableau de la noblesse, et de sa relation aux objets, en la
saisissant dans une période où ses « modes de reconversion » croisent
la formation d’une économie de l’enrichissement. C’est-à-dire au
moment où l’importance accordée au passé, à l’histoire et, par là, aux
récits qui accompagnent les objets et qui en marquent la valeur ne se
détermine plus seulement par référence à la lignée, c’est-à-dire à un
sous-ensemble privé, enfermé dans sa différence, mais prend une
dimension à la fois économique et publique. Envisagée sous ce
rapport, l’économie de l’enrichissement et, particulièrement, les
processus de patrimonialisation peuvent être considérés comme des
extensions de la relation nobiliaire au monde des objets, au prix
d’une transformation radicale qui, d’une part, modifie leur
orientation référentielle du privé vers le public, de la famille vers le
territoire —  régional ou national  — et, d’autre part, l’articule aux
déplacements du capitalisme. Des familles dont la fortune reposait
sur un capital économique de type industriel et/ou avec le
développement des stratégies de reconversion, sur des postes exigeant
un niveau universitaire élevé et dotés de salaires importants,
pouvaient considérer les demeures «  ancestrales  » comme un coût,
une «  charge  » ou, au mieux, un patrimoine d’agrément favorisant
l’entretien des relations familiales et sociales. Avec les transformations
du capitalisme, ce patrimoine associé à la recherche de la distinction
se trouve progressivement transformé en un capital susceptible de
générer un profit par le truchement de l’échange marchand, mais
aussi du tourisme.
L’ouverture des châteaux aux visiteurs s’est développée surtout à
partir des années 1970-1980, et a été favorisée par les lois fiscales du
23 décembre 1964 et du 5 janvier 1988. La première loi « permet aux
propriétaires de déduire de leur revenu imposable l’ensemble des
dépenses de restauration et d’entretien si le “monument historique
privé” classé ou inscrit est ouvert au public au moins 40 à 50 jours par
an  ». La seconde permet que «  les monuments historiques privés
ouverts au public au moins 80 à 100 jours par an selon les cas, soient
transmis d’une génération à l’autre sans imposition fiscale  ». Le
thème du « château pour tous » ou du « château ouvert à tous » s’est
rapidement développé parmi les propriétaires en tant que
manifestation d’une bonne volonté « citoyenne » « au service du bien
public  ». Il «  fait partie des nouveaux devoirs des descendants de la
noblesse de conserver dans la famille le château ou la demeure dont
ils ont hérité et de savoir, pour ce faire, laisser les visiteurs y accéder
dans des limites soigneusement définies, éventuellement les guider
eux-mêmes dans la visite, la commenter avec des anecdotes et des
histoires marquantes  ». De plus en plus souvent, des salons sont
proposés pour les réceptions et les mariages et des chambres
transformées en « chambres d’hôtes (payants) 57 ». Certains châteaux
nobles (comme celui du marquis de Breteuil) se transforment ainsi
en véritables entreprises, comportant « activités de visite, séminaires,
colloques professionnels, fêtes organisées par des comités
d’entreprise, concerts, mariages, restaurants, etc. 58 ».
La transmutation de demeures privées en objets patrimoniaux,
éléments essentiels des bassins d’enrichissement, a accompagné le
développement d’une politique du patrimoine dont l’une des vitrines
a été la création en 1984, par Jack Lang, de « Journées portes ouvertes
dans les monuments historiques  » étendues à la plupart des pays
européens en 1991 et officialisées par le Conseil de l’Europe sous le
label des «  Journées européennes du patrimoine ». Coordonnées au
niveau national par la direction générale des patrimoines, ces
journées ont d’abord été centrées surtout sur l’ouverture de
bâtiments habituellement fermés au public et, particulièrement, de
lieux depuis lesquels s’exerce le pouvoir étatique, dits «  lieux de
pouvoir  », avant de s’étendre à des biens gérés par des collectivités
territoriales, mais aussi à nombre de biens privés, particulièrement
des demeures «  historiques  », dont les propriétaires ont été ainsi
reconnus comme étant des «  partenaires  » de la politique de
patrimonialisation 59. En même temps, leur insertion dans ce dispositif
accroît la renommée et aussi la valeur en tant que capital des biens
qu’ils possèdent. Ce partenariat public-privé prend appui sur des
associations de propriétaires pour la «  sauvegarde du patrimoine  »
comme « La Demeure historique », la plus ancienne ne comprenant
pratiquement que des propriétaires de châteaux nobiliaires (2 000 en
1989) ou « Vieilles Maisons françaises » dont les membres, beaucoup
plus nombreux (18 000) ne sont pas tous dotés d’un titre 60.
Ce processus de patrimonialisation des demeures d’origine
nobiliaire a donc eu par là un double caractère plus ou moins
contradictoire. D’une part, il a favorisé l’extension de la relation
mémorielle aux objets, jusqu’à des classes qui, bien qu’elles aient été
étrangères à la noblesse proprement dite, se sont découvertes des
«  racines  ». Leurs membres, généralement urbanisés, souvent passés
par l’université et exerçant des professions de cadres dans des
entreprises modernes, ont envisagé les objets et les demeures de leurs
familles d’origine, souvent paysanne, comme autant de trésors dignes
d’être admirés et préservés pour le seul fait qu’ils venaient du passé et
les ont investis d’une force mémorielle. Ils ont associé des objets qui,
quelques dizaines d’années auparavant, auraient été dédaignés, voire
abandonnés, à des récits qui leur confère une valeur, d’abord pour
eux et pour leurs enfants, en tant que témoignages du passé familial.
Mais cette démocratisation de l’effet «  château  » qui conduit à
valoriser la moindre fermette, voire une grange aménagée par
référence à l’histoire familiale, s’accompagne, d’autre part, de la
transformation d’objets dotés d’une force mémorielle personnelle en
un patrimoine susceptible de prendre une teneur capitalistique. Ce
processus de transformation du patrimoine en capital est stimulé par
l’accroissement de la demande pour des demeures et des biens ancrés
dans le passé, suscité par la diffusion de ce que l’on pourrait appeler
un ethos patrimonial, touchant aussi, en grand nombre, des personnes
qui, bien qu’elles n’aient pas hérité d’un patrimoine immobilier,
investissent des revenus du travail dans des demeures et des biens
susceptibles de leur donner le sentiment d’une profondeur
historique. Cela un peu à la façon dont la recherche des origines
généalogiques, elle aussi d’inspiration nobiliaire et pratiquée surtout
par les descendants de « grandes » familles, est devenue, au cours des
dernières décennies, au même titre que la pratique de la collection,
dont elle constitue, en quelque sorte, le pendant du côté des
personnes, par opposition aux choses, une «  passion  » largement
répandue 61.

MUTATIONS LOCALES
DANS UN CAPITALISME GLOBAL

La désindustrialisation et le développement d’une économie de


l’enrichissement sont des processus non seulement concomitants,
mais interconnectés qui témoignent l’un et l’autre d’un profond
déplacement des stratégies mises en œuvre par le capitalisme
occidental pour conserver une position centrale. D’une part, la
désindustrialisation et les délocalisations qui l’accompagnent, d’autre
part, le développement d’une économie de l’enrichissement
constituent deux réponses à la crise qui affecte le capitalisme à partir
de la fin des années 1960 et au cours des années 1970, crise dont
l’épicentre se trouve aux États-Unis et qui est marquée par une chute
importante du taux de retour sur le capital (plus de 40 % entre 1965
et 1973). Robert Brenner 62 attribue cette crise à une surcapacité
productive des entreprises dont le capital fixe était le plus élevé. Cette
situation ne permettait pas à ces entreprises de bénéficier d’un taux
de profit au niveau atteint durant la période précédente, ni de
maintenir leur compétitivité face à la lutte concurrentielle systémique
alors en cours. Cette dernière opposait, depuis la fin des années 1960,
les entreprises installées à de nouveaux entrants dont les coûts étaient
plus bas.
Toutefois, on peut suivre Giovanni Arrighi 63 quand, commentant
et amendant les analyses de Robert Brenner, il met aussi l’accent sur
l’intensification des conflits entre travail et capital de la fin des années
1960 jusqu’au milieu des années 1970 environ. Ces conflits ont été
particulièrement intenses en Europe et surtout en France et en Italie,
où ils ont marqué l’épuisement des dispositifs dits « fordiens ». Dans
un cadre soumis à un mode de régulation fordien (ou keynésien), la
production des biens industriels était réalisée localement, au prix
d’un accroissement des dispositifs de standardisation des produits et
du travail. Une redistribution relative des gains de productivité était
supposée susciter une augmentation du revenu des travailleurs
salariés leur permettant d’acquérir ces biens. Or l’intensification des
revendications ouvrières en matière de salaires, de conditions de
travail et de protection, notamment syndicales, associées à une
stagnation des gains de productivité, a suscité, au cours des années
1960-1970, une crise importante de ce mode de régulation capitaliste,
marquée, notamment, par un partage de la valeur ajoutée plutôt
favorable aux salariés et, par conséquent, par une baisse du profit des
actionnaires, dont l’une des réponses fut la baisse des investissements
productifs.
Reprenant l’initiative, les institutions du « capitalisme central », au
sens de Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler 64, ont d’abord, en
relation avec les instances économiques et politiques des États,
réorganisé (reengineering) les dispositifs de production et de gestion
des grandes entreprises dans l’espoir d’en augmenter la productivité
et cela, notamment, en diminuant l’échelle à laquelle la productivité
était mesurée (ce qui a été favorisé par le développement de
l’informatique), parfois jusqu’au niveau des ateliers et des
départements, voire des individus, pour se débarrasser des travailleurs
dits improductifs ou inutiles. Cet écrémage a eu pour conséquence
un chômage structurel dont les effets ont d’abord été en partie
atténués par des mesures sociales et, surtout, par l’inflation monétaire
de façon à maintenir la consommation face à une croissance
économique médiocre 65. Puis, cette nouvelle politique s’avérant
insuffisante, la stratégie du capitalisme central consista à tirer parti de
dispositions légales de dérégulation financière favorisant la
circulation rapide des capitaux et l’investissement direct à l’étranger
pour investir dans des pays à bas salaires —  ceux nommés plus tard
« émergents » —, disposant d’une réserve de travailleurs nombreux et
sans protection.
Cette stratégie a eu pour conséquence la délocalisation d’une
partie croissante de l’industrie locale et une sous-utilisation des
capacités productives des pays d’Europe de l’Ouest dont une partie
des travailleurs potentiels s’est trouvée privée d’emploi. La montée du
chômage a contribué à déstructurer ce que l’on appelait jusque-là la
classe ouvrière, dont les membres, de plus en plus dépendants des
mesures et des aides étatiques, en sont venus à composer une sorte
de « plèbe ». Associée à d’intenses mouvements de concentration de
capitaux, une telle stratégie a eu pour effet de redonner au
« capitalisme central » une prise sur les « entreprises périphériques »,
c’est-à-dire locales et dépendantes, et de le doter d’un pouvoir
suffisant pour agir sur la fixation des prix de façon à générer un profit
supérieur à la moyenne, à renforcer la valeur actionnariale, et par là à
étendre son «  envergure  » dans la lutte pour l’accumulation
différentielle.
Le déplacement de la production, favorisé par la baisse très
importante des coûts de transport des marchandises (dont la
diffusion des « containers » dans les années 1980 fut un des aspects),
a eu pour effet de maintenir un niveau relativement élevé de
consommation, et une abondance dont la «  société  » dite de
« consommation » avait besoin pour s’affirmer, les produits courants
(vêtements, électroménager, etc.), fabriqués dans les pays à bas
salaires, s’avérant moins coûteux et par conséquent plus accessibles
que les produits fabriqués localement. Mais ce déplacement de la
production a aussi posé la question de savoir comment seraient
occupées les personnes demeurant sur place et, surtout, les diplômés
sortis d’un système universitaire en expansion rapide qui comportait
toujours une part majoritaire de jeunes issus de la bourgeoisie ou de
la moyenne bourgeoisie.
C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter la formation d’une
économie de l’enrichissement. Elle a consisté à mettre au centre de
l’activité économique, longtemps dominée par la manufacture, des
formes de création de richesse dont le rôle était jusque-là marginal. Il
existait bien, par exemple, des économies du tourisme ou du luxe
mais qui étaient loin d’avoir l’importance qu’elles allaient acquérir,
notamment parce que ceux qui en étaient les principaux demandeurs
étaient moins nombreux et plus enracinés localement. Or les riches et
les très riches qui ont bénéficié de l’économie de la finance, de
l’économie industrielle, et de l’économie numérique, ainsi que de
l’abaissement du coût du transport des personnes, ont
considérablement augmenté et sont devenus beaucoup plus mobiles.
Le développement d’une économie de l’enrichissement a stimulé les
exportations qui ont de plus en plus concerné surtout les biens haut
de gamme. Mais elle a permis aussi la mise en valeur et l’exploitation
de ressources locales qui étaient soit non délocalisables, comme c’est
le cas des paysages et des monuments, soit plus difficilement
transportables. Il s’en est suivi une dualisation des objets proposés à la
consommation (particulièrement sensible — on l’a vu — dans le cas
de l’alimentation) avec, d’un côté, des choses fabriquées dans les pays
à bas salaires, dont le prix demeurait relativement bas, destinées aux
ménages à bas revenus, et, de l’autre, des choses destinées aux riches,
identifiées par référence à leur enracinement local et historique, ce
qui les mettait à l’abri de la concurrence en leur conférant une
spécificité aux effets monopolistiques, permettant de les proposer à
un prix élevé.
Ajoutons que l’intensification du commerce de ces biens
d’exception a été également favorisée par un changement qui a
constitué, lui aussi, l’une des voies de sortie et peut-être la principale
—  bien que Giovanni Arrighi la juge temporaire  — de la crise que
connaissait le capitalisme  : il s’agit de ce que l’on a appelé la
«  financiarisation de l’économie 66  ». Cette dernière, suscitée par un
rapatriement du capital vers ses formes les plus liquides pour faire
face à la baisse de profitabilité des investissements productifs, y
compris de la part des entreprises non financières, a été amplifiée par
la fin du système des taux de change fixes, en 1973, qui a stimulé la
spéculation sur les monnaies et la création de nouveaux produits
financiers destinés à jouer un rôle d’assurance pour diminuer
l’incertitude des échanges à terme (les produits dérivés) devenus eux-
mêmes rapidement des instruments spéculatifs. Ce rôle croissant
donné aux activités financières a sans doute favorisé le
développement d’une économie de l’enrichissement par deux voies
différentes. Premièrement, en accroissant les inégalités. Les gains
financiers se concentrent au sommet de la fortune privée. Ils
avantagent, beaucoup plus que ce n’est le cas des profits industriels,
les plus riches au détriment des classes moyennes, sans parler de la
masse des travailleurs exclue des profits tirés de ce commerce 67. Or
ces très riches ont constitué les clients les plus recherchés et les plus
intéressants pécuniairement d’une économie de l’enrichissement,
notamment sous ses aspects immobiliers. Deuxièmement, en
accroissant le niveau d’incertitude des retours sur les investissements
spéculatifs. Les sommes parfois gigantesques tirées par des agents
chanceux d’opérations financières réussies ont été, très
probablement 68, au moins en partie engagées dans l’acquisition de
biens de haute valeur patrimoniale, tels que demeures d’exception,
antiquités ou œuvres d’art anciennes ou contemporaines, et non
réinvesties sur les marchés financiers dans de nouvelles opérations à
l’issue plus ou moins incertaine. Plutôt que d’investissements destinés
à procurer des profits, ces acquisitions ont donc tenu lieu de
placements permettant de mettre à l’abri un capital en le stockant
dans des biens qui présentaient de fortes chances de voir leur prix se
maintenir durablement à un niveau élevé tout en demeurant
relativement liquides, au sens où il était raisonnable d’espérer
pouvoir les revendre à terme, au pire des cas, sans perte.

LE PARTI PRIS DES CHOSES

S’agissant de comprendre la formation d’une économie de


l’enrichissement, il est nécessaire d’aller au-delà d’une sociologie ou
69
d’une ethnologie des riches et de leur mode de vie et de
consommation 70, de leurs goûts, de leur préférence pour le luxe, ou
plus généralement de tout ce qui, dans leurs conduites et leurs
manières d’être, trouve son principe dans une recherche de la
distinction de façon à maintenir l’écart les séparant des autres classes
sociales 71. Aussi utile qu’elle soit, une telle approche tend souvent à
prendre un tour intemporel, ne serait-ce que dans la mesure où on
peut certainement mettre en lumière des traits qui caractérisent les
classes dominantes, quelles que soient la période ou même la culture
considérées. Il faut analyser de façon dynamique la relation entre
différentes façons de générer des richesses. Ce détour constitue en
effet le préalable à une compréhension des changements qui ont
affecté, au cours des dernières décennies, non seulement les classes
dominantes —  dont le terme de «  bourgeoisie  », hérité du
e 72
XIX   siècle , peine à évoquer les caractères les plus actuels  —, mais
aussi les divisions sociales dans leur ensemble.
Car, comme l’a montré la surabondante historiographie qui a pris
pour objet le déclin du féodalisme agraire et la formation des sociétés
industrielles, c’est sur la façon dont sont engendrées les richesses que
reposent des divisions dont les caractères propres dépendent
évidemment aussi de leur enracinement dans des configurations
politiques ayant chacune leur spécificité. C’est la raison pour laquelle
nous ne partons pas, dans un premier temps, de l’étude des
personnes et, particulièrement, des plus riches (le dernier décile)
auxquelles semblent destinés, au moins pour une grande part, les
objets que nous avons mentionnés à titre d’exemples — de l’analyse
de leurs goûts, de leur consommation ostentatoire, ou du rôle joué
dans l’exercice de leur domination par les marqueurs symboliques
qui les environnent  — mais des objets et de la façon dont ils sont
investis d’une valeur propre, c’est-à-dire des processus par lesquels ils
acquièrent le statut de richesses. Nous nous intéresserons donc par
excellence aux processus par lesquels des choses possédées, c’est-à-
dire de l’ordre du patrimoine, se transforment en capital au sens où
elles sont intégrées, par le biais de l’échange, dans une circulation qui
vise l’accumulation et le profit 73.
Envisagé sous le rapport de la formation d’une sphère spécifique
de création de richesse, le développement d’une économie de
l’enrichissement se manifeste autant par la croissance de chacun des
secteurs que nous avons mentionnés pris séparément que par
l’intensification des relations qui se tissent entre eux. Ainsi, par
exemple, le développement du commerce de luxe entretient des liens
étroits, d’un côté, avec une accentuation de l’attention publique
portée aux activités culturelles et artistiques, envisagées
indissociablement dans leurs dimensions esthétiques et dans leurs
dimensions marchandes, et, de l’autre, avec la croissance du tourisme
et de la patrimonialisation, deux processus qui, quant à eux, se
dynamisent mutuellement. C’est la multiplication de ces liaisons qui
nous semble donc le phénomène le plus marquant, car cela témoigne
de l’orientation du capitalisme contemporain vers l’exploitation
systématique de richesses prenant appui sur l’exploitation de la
« tradition » et, plus généralement, du passé.
Ce changement tend non seulement à affecter la structure sociale
sous certains aspects que l’on peut juger locaux ou sectoriels, mais
aussi à modifier les opérateurs cognitifs sur lesquels prennent appui
les acteurs pour former une représentation de l’espace social et s’y
orienter. Encore largement centrés, il y a une trentaine d’années, avec
l’effacement progressif du rôle de la paysannerie, autour des positions
de cadres et d’ingénieurs, d’ouvriers et d’employés, qui en
constituaient les pôles d’attraction ou, si l’on veut, les attracteurs, c’est-
à-dire autour d’activités liées, à des degrés divers au travail productif,
dépendant soit de firmes privées, soit d’organisations liées à l’État, ces
opérateurs cognitifs semblent se réorganiser autour du commerce, ce
dont témoigne, par exemple, la multiplication des écoles

7
commerciales 74. Mais, si l’on entre plus avant dans le détail, on peut
voir que ce changement d’orientation tend à modifier aussi la nature
des activités qui, au moins sur un plan symbolique, jouent un rôle
d’attracteur, parce que leur rôle est de plus en plus important mais
aussi sans doute parce qu’elles font l’objet d’un intense travail de
représentation. Sont disposées ainsi en position d’attracteur, d’un
côté, la notion floue de créateur et, de l’autre, une catégorie à
l’importance croissante dans les taxinomies sociales ordinaires et
dont l’usage est essentiellement péjoratif  : celle de «  bobo  », à
laquelle on peut associer celle, en anglais, de hipster 75. Son succès a
été probablement lié au fait que cette catégorie mettait l’accent sur
une configuration sociale nouvelle, réunissant au sein de mêmes
personnes des propriétés qui étaient considérées comme socialement
antagonistes, les unes se rapportant au commerce, et les autres à la vie
intellectuelle et à la culture. C’est pourquoi l’extension de «  bobo  »
est des plus variables et sa détermination des plus floues, ce qui
permet d’y englober tous les acteurs de la culture, jusqu’aux plus
subalternes d’entre eux, cette catégorie servant de passeur entre le
monde des « riches » et celui des « créateurs ». Elle sert de support,
en outre, de plus en plus, à la critique du «  système  », terme utilisé
dans les années 1930 pour désigner des «  élites  » honnies et qui
reprend de la vigueur.
Étant donné l’importance que joue, dans une économie de
l’enrichissement, la circulation d’objets qui sont promus par
référence au passé, qu’il s’agisse d’objets déjà là ou d’objets censés
avoir été fabriqués en mettant en œuvre des procédés
«  traditionnels  », nous aborderons cette économie en revenant aux
choses elles-mêmes, c’est-à-dire en mettant l’accent sur les modalités de
leur mise en valeur et sur les formes qui en soutiennent la circulation
et qui les rendent estimables en termes de richesses. Les choses
retiendront donc surtout notre attention dans ces moments
particuliers de leur «  vie sociale  » —  pour reprendre l’expression
d’Arjun Appadurai 76  — qui sont ceux où elles circulent, où elles
changent de mains et font l’objet d’un commerce, le terme étant pris au
sens large qui est le sien dans la langue française (où il peut
concerner jusqu’à l’échange conversationnel), c’est-à-dire quand elles
sont échangées contre de la monnaie ou contre d’autres objets ou
d’autres avantages, ou encore quand elles font l’objet de successions,
voire de donations ou de dations, particulièrement à des institutions.
C’est en effet par excellence dans ces moments-là que les choses sont
soumises à une épreuve 77 au cours de laquelle se pose la question de
leur valeur, rendue manifeste soit sous la forme d’un prix lorsque
l’épreuve est directement marchande, soit, dans le cas d’une
estimation, en prenant appui sur l’échange marchand de choses
jugées similaires.
II

Prix et formes de mise en valeur


Chapitre III
LE COMMERCE DES CHOSES

Dans les pages qui précèdent, nous avons abordé la première


partie de notre travail dont l’objet était d’identifier un changement
économique en cours, particulièrement dans les pays de l’Ouest
européen  : un changement caractérisé par le développement de ce
que nous avons appelé une économie de l’enrichissement, centrée
sur l’exploitation d’une source de création de richesse qui n’avait pas
été utilisée jusque-là, au moins à ce degré et de façon aussi
systématique, pour dégager du profit et nourrir l’accumulation
capitaliste. Nous avons essayé de montrer que cette ressource est le
passé. L’économie de l’enrichissement prend appui non pas,
principalement, sur la production d’objets neufs, mais surtout sur la
mise en valeur d’objets déjà là, extraits de gisements de choses
passées, souvent oubliées ou réduites à l’état de déchets, ainsi que sur
la fabrication de choses dont la valeur est indexée au passé —  par
exemple à celui d’une marque dont le prestige tient à son ancrage
dans le passé  — comme on le voit dans le cas des marques
prestigieuses de l’industrie du luxe.
LA CONDITION DE MARCHANDISE

Nous nous demanderons comment le genre de choses mises en


valeur dans l’économie de l’enrichissement peut s’insérer dans
l’univers du commerce. Les choses sur lesquelles repose l’économie
de l’enrichissement circulent en effet parmi une multitude d’autres
dont la mise en valeur relève de différentes logiques. Toutes ces
choses ont néanmoins en commun de changer de mains, c’est-à-dire de
circuler entre une multitude de personnes qui sont toutes habilitées à
en devenir propriétaire, c’est-à-dire à les posséder et, éventuellement,
à les revendre, à condition d’y mettre le prix. Dans une société
marchande d’inspiration libérale, la propriété n’a pas un caractère
statutaire. Aucun bien matériel n’est indisponible, excepté certains
objets dont l’État est propriétaire, notamment des objets d’art ou
d’antiquité conservés dans des musées.
On a appelé une société de ce type, surtout depuis les années
1960-1970, une société de consommation —  une désignation qui a
généralement des résonances critiques —, en insistant sur le fait que
les personnes, confrontées à une multitude d’objets divers, pouvaient
les acheter, dans une mesure qui dépend des moyens monétaires dont
elles disposent. Mais nous voudrions mettre en avant qu’une telle
société est de plus en plus aussi une société de commerce au sens où les
acteurs sont supposés savoir négocier et sont incités à devenir eux-
mêmes vendeurs.
Dans cette perspective, nous ne mettrons pas l’accent sur des
différences entre des biens dont le prix dépendrait uniquement de
l’offre et de la demande dans une logique classique de marché et des
biens qui échapperaient à cette logique et dont le prix dépendrait
d’une « valeur » ou d’une « évaluation », qui s’établiraient de manière
extra-économique, telles que la réputation des artistes pour des
œuvres d’art 1, leur consécration par des galeristes 2, ni non plus parce
que les prix seraient dépendants d’une hiérarchie des qualités via des
classements ou des palmarès 3. Quant au marché, notion qui ne sera
pas au centre de notre analyse, il n’apporte que peu d’informations
sur « les procédures de détermination des prix », comme le relèvent
Michel Callon et Fabian Muniesa 4. En effet, les marchés font se
rencontrer des offreurs et des demandeurs autour de biens qui sont
déjà là et disponibles, et ont pour principale fonction d’articuler des
offres et des demandes, ce qui suppose un principe de similarité qui
rend les biens substituables et qu’on puisse agréger les résultats d’un
nombre indéfini d’échanges 5. Or ce sont précisément ces principes
de substituabilité et d’agrégation que nous chercherons à interroger,
d’une part en considérant que tout bien, quel qu’il soit, doit être mis
en valeur de façon spécifique, et d’autre part en traitant chaque
échange à la fois comme une épreuve et comme un événement. C’est la
raison pour laquelle nous prenons appui sur la notion de commerce
plutôt que sur celle de marché, suivant en cela Karl Polanyi quand il
s’attache à dissocier, sous un rapport analytique, les différentes
« institutions » sur lesquelles repose l’échange 6.
Il faut, dès lors, s’interroger sur les compétences commerciales
ordinaires, dont l’apprentissage devrait faire l’objet d’un programme
de recherches empiriques spécifiques 7. Ces compétences sont
inégalement distribuées chez les personnes, en fonction de leurs
expériences, mais un minimum de compétences est nécessaire à
toutes celles autorisées à commercer, pour se repérer dans cet univers
très composite où figurent des choses diverses mais toutes susceptibles
d’être achetées et vendues (on le voit a contrario dans le fait que les
personnes dont on juge qu’elles ne disposent pas de ces compétences
minimales sont placées sous la responsabilité d’une personne
compétente, comme dans le cas des enfants, ou des adultes ayant
perdu leur autonomie et mis sous tutelle). Ces compétences doivent
porter, d’une part, sur les choses elles-mêmes et, d’autre part, sur les
prix. Ou, si l’on veut, sur les choses en tant qu’elles sont associées à des
prix. Cette compétence doit, particulièrement, permettre aux acteurs
de se familiariser avec les prix relatifs des différentes choses.
Qu’elles occupent la position d’acheteur ou de vendeur, les
personnes doivent pouvoir trouver des raisons d’agir, quand elles sont
confrontées à ce que l’on peut appeler des épreuves commerciales. C’est-
à-dire être capables de recourir à des structures de la marchandise, qui,
comme c’est le cas de toutes structures, peuvent être très inégalement
explicitées. Rappelons que nous nommons marchandise toute chose
qui change de mains en étant associée à un prix. Ce sont de telles
structures de la marchandise dont nous chercherons à esquisser un
modèle. Bien qu’elles soient sans doute en partie différentes pour
différentes personnes et différents groupes, et qu’elles soient connues
de façon inégalement explicite, ces structures doivent pourtant avoir
un caractère plus ou moins commun pour que les transactions puissent
se réaliser.
Ce sont ces structures que nous allons maintenant esquisser. Dans
ce chapitre, nous ne prolongerons pas très loin leur description, mais
nous présenterons trois de leurs composantes. Premièrement une
qualification des objets qui, à des degrés divers, prend appui sur des
instances institutionnelles, ce qui permet de déterminer les choses qui
donnent lieu à une circulation marchande. Deuxièmement, des prix
qui sont associés à ces objets quand ces derniers changent de mains. Ces
prix prennent appui sur une métrique commune exprimée sous forme
monétaire. Mais cette métrique, comme toute métrique, est
disponible pour traduire dans un même système les mesures les plus
diverses. Toutefois, à la différence de ce qu’il en est de la taille ou du
poids des objets physiques, les prix ne sont pas une propriété
intrinsèque des choses mises à prix, comme en témoigne le fait
qu’une chose considérée comme étant la même au temps  t et au
temps t+1 peut atteindre des prix différents à ces deux moments ; ou
encore que deux choses jugées identiques peuvent pourtant être
négociées à des prix différents quand elles sont plongées dans des
situations différentes. Considérés en tant que signes, les prix ont un
rapport aux choses qui est donc tout au plus de l’ordre de l’indice,
pour reprendre un terme proposé par Peirce.
Une chose, n’importe laquelle, se transforme en marchandise
quand, dans une situation d’échange, un prix lui échoit. C’est loin
d’être tout le temps le cas de toute chose. Il existe, comme on sait, des
choses sur lesquelles personne n’a songé à mettre un prix, par
exemple parce qu’elles sont trop communes (comme cela a été
longtemps le cas de l’air, avant que la pollution ne suscite une
appréciation des lieux en fonction du niveau de pureté de l’air
environnant), et des choses qui sont explicitement soustraites au
cosmos de la marchandise, soit en fonction de normes sociales
invoquant souvent leur dignité (il s’agit, par excellence, dans les
sociétés contemporaines, des êtres humains), soit parce que l’on
considère qu’elles ne peuvent être possédées à titre privé, même si
elles peuvent être louées, comme c’est le cas de certains biens
communs (un individu ne peut pas acheter une œuvre d’art
appartenant au domaine public, par exemple La Joconde, mais il peut
acheter l’accès à l’espace muséal pour la contempler).
Enfin, une troisième composante est la référence à la valeur des
choses. Au lieu de placer la valeur en amont du prix et dans les choses
mêmes, comme c’était le cas chez les économistes classiques, ou de la
confondre, chez les néoclassiques, avec un prix d’équilibre théorique
(sous la surveillance organisatrice d’un commissaire-priseur), nous
placerons la valeur en aval du prix. En effet, nous considérerons que
la référence à la valeur, qui ne dispose pas de métrique propre dans
laquelle s’exprimer, n’est pertinente qu’en tant qu’elle permet de
critiquer ou de justifier le prix des choses. Notre conception de la
marchandise écarte ainsi les débats alambiqués sur la relation entre
valeur d’usage et valeur d’échange, et, du même coup, sur le
caractère fétiche que Marx lui a prêté et dont le supposé dévoilement
a alimenté les théories de la réification.
En prenant appui sur ces composantes, nous pénétrerons un peu
plus avant dans les structures de la marchandise, au cours du chapitre
suivant, en analysant ce que nous appelons des formes de mise en valeur.
Ces formes de mise en valeur contribuent à partitionner et par là à
structurer l’univers de la marchandise parce qu’elles sont associées à
des modalités —  c’est-à-dire à la fois à des dispositifs et à des
arguments — permettant de former des énoncés concernant la valeur
de différentes choses et aussi de mettre en place des épreuves pour
fonder ces arguments. Les arguments générés par différentes formes
de mise en valeur font en quelque sorte la médiation entre les objets
et les prix. D’un côté, ils prennent appui sur certaines propriétés des
objets considérées comme pertinentes. De l’autre, ils servent à en
critiquer ou à en justifier le prix.

DE LA CIRCULATION DES CHOSES

La circulation des choses ne sera étudiée que dès lors qu’elle est
associée à un prix.
Il faut souligner ici que la circulation des choses a été, en
anthropologie, notamment, très étudiée sous le rapport du don et du
contre-don, ou plus exactement de la mise en circulation d’une chose
entraînant en retour la circulation d’une autre chose. En effet, le don
a été présenté, en particulier par la célèbre étude de Marcel Mauss,
comme associé à un acte de retour, soit un contre-don, ce qui a
conduit Pierre Bourdieu à parler de la « double vérité du don », entre
intérêt et désintérêt, calcul égoïste et acte généreux, contradiction
résolue ou « occultée » par l’intervalle de temps entre les deux actes 8.
Cette question du contre-don a été critiquée 9, au motif que le don
n’ouvrait pas systématiquement une chose en retour. C’est la raison
pour laquelle Philippe Descola a proposé de distinguer le don,
l’échange et la prédation  : dans le don, une chose serait cédée sans
contrepartie, dans l’échange une chose est cédée moyennant une
contrepartie, tandis que dans la prédation, une chose est prise sans
offrir de contrepartie 10. Un autre angle d’étude de la circulation des
choses a été celui de la transmission des choses, via la filiation, cession
sans contrepartie donc. Toutefois, alors que certains «  dons  » font
malgré tout l’objet de contreparties qui ne seraient pas aussi
systématiques que celles des «  échanges  », comme le reconnaît
Descola, l’enjeu, ici, n’est pas de définir ce qu’est un « don », mais de
souligner que la question de la circulation des choses n’est envisagée,
en anthropologie, principalement que sous le rapport ou non d’une
contrepartie qui prend la forme d’une autre chose, ou
éventuellement d’une action. C’est-à-dire que le mode de circulation
des choses devenu le plus courant, le plus banal, dans la majorité des
sociétés, et, très probablement la quasi-totalité au début du XXIe siècle,
soit le mode de circulation des choses associées à un prix, ce qu’on
nomme l’échange commercial, dans lequel les choses sont
considérées comme des marchandises, semble, lui, évacué des
réflexions.
Les prix eux-mêmes ne font pas l’objet d’un intérêt particulier des
sociologues et des anthropologues. Ils sont évoqués, le plus souvent, à
la marge d’un autre sujet, devenu, lui, un thème en tant que tel,
notamment depuis Simmel, celui de l’argent et de la monnaie. Il est
significatif, d’ailleurs, que les deux thèmes, celui du don et celui de
l’argent, aient pu se croiser dans une étude de Viviana Zelizer,
intitulée « L’argent donné 11 », sans que la question du prix soit jamais
mentionnée.
Les prix n’ont pas été, bien sûr, complètement ignorés, et
notamment à propos des choses de l’art, lorsqu’ils présentent un
caractère exceptionnel ou pouvant apparaître comme «  arbitraire  »
ou résultat d’un pur rapport de pouvoir, les rendant, pour cette
raison, médiatisés, donc connus mais peut-être encore peu compris.
Mais ils sont le plus souvent traités de manière marginale,
périphérique, comme l’illustre le travail consacré par Pierre Bourdieu
au commerce de maisons individuelles 12, ou lorsqu’ils ont été mis au
centre, c’est à propos d’une forme de commerce traitée comme
« exotique » depuis les sociétés européennes et américaines, comme
l’a fait Clifford Geertz à propos du souk de Séfrou 13. C’est-à-dire que
la circulation commerciale des choses, dotées d’un prix, semble
tellement aller de soi, dans la plupart des sociétés dites capitalistes,
qu’elle n’est pas interrogée et demeure dans l’ombre pour les
philosophes, les anthropologues et les sociologues, qui les laissent
sans regret aux gens du marketing, dont ils se tiennent
volontairement à distance 14.
Étudier le commerce des choses nécessite de définir, pour
l’instant à grands traits, ce qui est entendu par cette expression, afin
d’écarter, autant que possible, les malentendus. Par «  chose  », nous
entendons des formes matérielles et meubles. Nous écarterons donc
le commerce de ce qui est dit immatériel. Quant aux choses
immobilières, elles seront évoquées en référence au modèle de la
mise en valeur des choses meubles. En ce qui concerne ce qu’on
appelle couramment les «  services  », ceux-ci recouvrent des activités
très diverses qui ne sont supposées prendre leur unité que par
opposition aux « biens ». Toutefois, la circulation des choses ne peut
se faire sans «  services  », et particulièrement dans l’économie de
l’enrichissement, où la mise en valeur des choses passe souvent par
des «  services à la personne  ». Nous ne traiterons donc pas des
«  services  » en tant que tels, mais ce n’est pas pour autant que les
activités que recouvre ce terme ne sont pas prises en compte. Au
contraire, elles jouent un rôle nécessaire à la formation et à la
justification du prix des choses.
On a beaucoup sonné le glas du commerce de ces choses
matérielles, en célébrant l’entrée dans une ère qui serait celle de
« l’immatériel ». L’importance prise par l’économie s’appuyant sur le
numérique et sur la mise en réseau est indéniable. Pourtant, il faut
bien affronter dans le même temps ce paradoxe : alors que le règne
de l’immatériel est supposé être advenu, il n’y a jamais eu autant de
choses matérielles, dont le devenir est devenu un problème en soi,
l’un des grands problèmes écologiques qui existe.
Le commerce des choses 15 se réalise généralement en s’inscrivant
dans le droit : le changement de mains de la chose est contractuel, et
le fait de changer de mains implique un changement de propriétaire.
Commercialiser une chose, c’est modifier la manière dont les
territoires de la propriété sont peuplés. Une telle commercialisation
s’oppose au louage. On pourrait imaginer un monde où une minorité
de propriétaires ne vendraient pas les choses, mais les loueraient à
ceux qui souhaitent en avoir l’usage. Un tel monde serait si
inégalitaire, qu’il ne tiendrait probablement pas longtemps. Nous
pouvons faire l’hypothèse que l’importance prise par le commerce
des choses est une façon d’introduire un peu de stabilité dans le
monde, en donnant l’impression au plus grand nombre que la
propriété d’un petit nombre de choses matérielles permet de donner
un vague sentiment d’égalité, ou tout au moins d’une atténuation des
inégalités. Mais il s’agit là d’une illusion, et qui, de surcroît, est sans
cesse fragilisée. Car le développement de ce qu’on appelle
l’économie immatérielle s’est fait précisément en privilégiant le
paiement à l’accès, soit une logique de louage, et non pas un
changement de propriété. En outre, le droit de propriété le plus
important n’est, lui, que rarement concédé et à un prix qui le met
hors de portée du commun des mortels  : il s’agit du droit de
propriété intellectuelle, qui permet notamment de réserver
l’exclusivité de la reproduction d’une chose ou d’en faire payer le
seul accès.
Cette approche par le commerce des choses et la prise en compte
de leur prix conduit à se décentrer par rapport à deux grandes
traditions sociologiques. L’une consiste à traiter les choses en mettant
l’accent sur le travail, et plus largement sur les pratiques
professionnelles permettant leur production, voire leur
commercialisation, ce qui conduit en général à donner un rôle
important à la distinction entre biens et services. L’autre aborde les
choses en tant que signes sociaux de relations entre groupes.
Toutefois, même lorsqu’on tient compte du prix, on pourrait encore,
comme le fait Viviana Zelizer, se centrer sur la manière de payer ce
prix, et faire comme si la forme de la dépense était socialement
marquée, ce qui permettrait de différencier différentes sortes de
monnaies qui définiraient les liens sociaux 16. Bien que la question de
savoir comment on paie le prix des choses, en espèces, par carte
bancaire, par un virement informatisé, etc., ne soit pas sans
importance, elle ne sera néanmoins pas non plus au cœur de notre
étude.

LE CHANGEMENT DE MAINS
Le commerce d’une chose a lieu lors d’une transaction qui a cette
particularité d’être à la fois un événement et une épreuve, à savoir de
faire se confondre le monde, c’est-à-dire ce qui arrive, et la réalité, en
tant qu’elle est construite et qu’elle qualifie ce qu’elle sélectionne du
monde 17. Il s’agit d’un événement dans la mesure où surgissant dans
le monde, le changement de mains d’une chose a toujours un
caractère circonstanciel : j’achète tel stylo à tel endroit, à tel moment,
alors que je ne l’avais peut-être pas prévu, ou j’en achète deux alors
que j’avais prévu d’en acheter un, ou j’achète celui-ci alors que je
pensais acheter celui qui était à côté, etc. Mais, dans le même temps,
la vente étant contractuelle, la chose étant dotée d’un prix, un
changement de propriété se produisant, la transaction est aussi une
épreuve, s’effectuant dans un certain format, internalisant les
circonstances dans une réalité construite.
La chose n’est pas un signe, mais un objet matériel que l’on peut
voir, entendre si on la cogne ou si elle émet un son, comme le tic-tac
d’une montre, humer, comme lorsqu’on respire l’odeur de la colle
d’un livre neuf dont on entrouvre pour la première fois les pages, et
toucher 18. Toutefois, comme c’est le cas pour les signes, dont le sens
s’établit, d’un côté, par rapport à d’autres signes et, de l’autre, par
rapport à une réalité extérieure à laquelle le signe fait référence, la
chose, si on la considère du point de vue de sa valeur, se définit
également par référence à une extériorité. Cette dernière n’est autre
que le manque dont celui qui la recherche est affecté.
Ajoutons que les qualités d’une chose ne se dévoilent pas toutes à
l’épreuve du regard, ni des autres sens. La chose, pour dévoiler ses
qualités, doit être expérimentée et cela non seulement sur le
moment, mais dans une période plus ou moins longue. Dans l’instant
commercial, c’est surtout en prenant appui sur la description que
celui qui la propose fait de la chose qu’on peut espérer en lever
l’ambiguïté. Mais ce dernier peut ne pas être sincère, mentir ou
cacher certaines informations qui échappent aux sens. Il faut lui faire
confiance et, pour lui faire confiance, il faut s’assurer qu’il dit bien la
vérité sur la chose (mais il peut lui-même être sincère et se tromper).
Le commerce des choses est donc confronté à l’incertitude. Cette
incertitude peut porter sur les personnes en interaction ou sur la chose
qui fait l’objet du commerce. Mais le niveau d’incertitude peut être
inégal selon qu’on l’envisage du point de vue de celui qui propose ou
du point de vue de celui qui reçoit. Du point de vue de celui qui
propose, l’incertitude concerne surtout les intentions de celui qui
pourrait se saisir de la chose. Est-il décidé à le faire, et à quelles
conditions  ? A-t-il réellement les moyens d’acquitter ce qui lui est
demandé en échange de la chose  ? Du point de vue de celui qui
pourrait se saisir de la chose, l’incertitude porte d’abord sur la chose
elle-même. La chose correspond-elle à ce que l’on peut en attendre
ou, autrement dit, est-elle à même de combler le manque qui guide la
recherche  ? Cette incertitude se porte indissociablement sur la
personne de celui qui la propose. N’a-t-il pas maquillé la chose afin
qu’elle paraisse préférable à ce qu’elle est en vérité  ? Peut-on faire
confiance à ce qu’il en dit, à la description qu’il en donne ? Enfin, est-
il bien le propriétaire de la chose qu’il propose ?
Cette incertitude peut toutefois prendre des caractéristiques
différentes selon que le commerce se fait au loin ou au près, selon la
distinction analysée par Fernand Braudel. Ce qu’on appelle le
commerce de proximité est une situation dans laquelle les personnes
en interaction ont préalablement une certaine connaissance les unes
des autres, soit par expérience directe, soit par réputation, soit en
fonction de leur statut. Ce sont également des situations dans
lesquelles l’objet du commerce est généralement assez bien connu
des uns et des autres ou, si l’on veut, relativement typifié. L’idéal type
en est la place de marché dans des sociétés rurales traditionnelles.
Dans une telle situation, le face-à-face permet à celui qui convoite la
chose de mettre celui qui la lui propose à l’épreuve de différentes
façons. Le commerce de proximité tend ainsi à se régler sur le mode
d’interaction que l’on décrit comme relevant de la pratique 19. Le
commerce mené selon ce mode permettra non seulement de
diminuer l’incertitude sur les personnes, mais aussi de diminuer
l’incertitude sur la chose, c’est-à-dire sur la question de savoir si la
chose a bien une relation référentielle au manque qui conduit à la
rechercher. Sur un mode de ce genre, les propriétés spécifiques des
choses (ce qu’on appelle souvent leur « singularité ») ne sont pas un
obstacle au commerce. Des choses qui se présentent, sous un certain
rapport, comme similaires peuvent se révéler différentes au sens où
l’interaction fera apparaître qu’elles ne font pas référence au même
manque. À l’inverse, des choses qui se présentent comme différentes
peuvent se révéler, finalement, convenir au même manque. On dira
alors qu’une même référence leur a été trouvée, en sorte que l’option
orientée d’abord vers une certaine chose pourra être, finalement,
orientée vers une autre chose. La réussite de ces ajustements dépend
de la compétence que les personnes en interaction vont déployer
dans la situation en vue de parvenir à un accord.
Au contraire, dans le cas du commerce au loin, destinateurs et
destinataires sont les uns pour les autres des inconnus et, a priori,
peuvent être quelconques. La chose elle-même, précisément parce
qu’elle vient de loin, a des chances d’être relativement difficile à
identifier avec justesse par les destinataires. Dans ce second genre de
situations, dont le commerce mondial de choses difficiles à évaluer
constitue le type idéal, la relation, pour aboutir à un accord, doit être
soutenue par des formes qui viennent s’interposer entre ceux qui
proposent quelque chose et ceux qui recherchent quelque chose et
dont les uns et les autres reconnaissent le bien-fondé. Ces formes
émergent souvent depuis les relations pratiques, qui recherchent la
confiance (c’est pourquoi elles peuvent prendre appui sur des
relations familiales ou de communauté 20), mais elles n’ont de chances
de s’imposer de façon efficace et durable que si elles sont soutenues
par des institutions. Sur les ajustements pragmatiques, qui demeurent
toujours présents quand s’instaure une situation de commerce,
l’action des institutions vient greffer une sémantique qui en facilite le
déroulement et qui réduit les coûts consentis pour aller vers un
accord (les coûts de transaction). Les institutions ont également pour
rôle de fixer au moins certaines des qualités des personnes, et surtout
d’établir les droits de propriété qu’elles ont sur les choses, c’est-à-dire
de donner une expression juridique à l’attachement entre choses et
personnes.
Ce faisant, les institutions diminuent l’incertitude toujours
inhérente aux situations de commerce. S’affranchissant du point de
vue qu’adoptent sur les choses des personnes nécessairement situées,
celles-ci prétendent qualifier des choses en soi et les apprécier telles
qu’elles se dévoileraient au regard d’un être sans corps 21. Cette forme
d’énonciation va de pair avec la présentation de garanties qui portent
aussi bien sur les personnes que sur les choses. La personne qui
propose la chose en est bien propriétaire (elle a un titre de
propriété) ; elle possède bien l’identité qu’elle dit être la sienne (elle
a des papiers d’identité)  ; quant à la chose, elle peut faire l’objet
d’une description qui correspond effectivement à ses propriétés ou,
au moins, à certaines d’entre elles, et cette description peut, en
principe, être connue de tous. L’action des institutions ne réduit pas
totalement l’incertitude de la situation et l’inquiétude qu’elle suscite,
mais elle tend à les déplacer des personnes entre lesquelles la
transaction s’engage et des choses qui font l’objet de cette transaction
vers les institutions qui les garantissent.
Le rôle principal d’une sémantique est donc, quand on a affaire
au commerce, de stabiliser le sens, c’est-à-dire la valeur relative des
termes et leurs références dans le cas d’une transaction engageant des
paroles. Et, dans celui de transactions engageant des choses, de
stabiliser le rapport entre les choses proposées et d’orienter la
relation référentielle entre certains manques et certaines choses,
c’est-à-dire de proposer un point plus ou moins stable autour duquel
peut osciller leur prix. Ce faisant, les institutions rendent possible une
extension quasi illimitée des aires de circulation en les affranchissant
de l’obstacle de la distance.
Toutefois, la modification importante à la fois des moyens de
production, des moyens de transport, et des moyens de vente et
d’achat via internet a considérablement réorganisé le rapport entre
commerce au loin et de proximité pour un grand nombre de choses,
notamment celles que nous appellerons standard, tandis qu’une telle
distinction se maintient pour certaines choses, telles que des œuvres
d’art. Pourquoi peut-on acheter sans problème un aspirateur ou un
ordinateur sur un site de e-commerce à un prix unique, une montre
en or du XIXe siècle proposée sur un site de vente aux enchères, tandis
qu’aucun collectionneur n’achètera sur ce genre de sites un tableau
de Picasso, du moins telles que ces sociétés de vente sont
actuellement organisées, mais se rendra sur place pour examiner ledit
tableau ou déléguera à un tiers le soin de le voir pour lui avant de
procéder à l’achat ? Il faut, pour pouvoir répondre à cette question,
envisager que les choses ne sont pas mises en valeur de la même
manière, et que ces différentes mises en valeur ont des conséquences
sur la manière de les commercialiser, au loin ou à proximité.

É
LA DÉTERMINATION

Pour qu’une chose soit commercialisable, une condition


nécessaire est qu’elle soit déterminée et déterminable, c’est-à-dire que
la qualification dont elle fait l’objet soit partagée par le vendeur et
l’acheteur.
La classification des entités qui composent l’environnement est un
phénomène universel. Comme le remarque Lévi-Strauss, elle n’est pas
« fonction de la seule utilité pratique », mais répond à des « exigences
intellectuelles, avant, ou au lieu, de satisfaire des besoins ». Elle vise à
« introduire un début d’ordre dans l’univers » en marquant « ce qu’il
est possible, d’un certain point de vue, de faire “aller ensemble” », le
« classement, quel qu’il soit, possédant une vertu propre par rapport à
l’absence de classement 22 ». Les façons de classer et de distribuer les
choses entre des catégories, le plus souvent désignées par un nom,
mais qui peuvent aussi demeurer implicites, sont généralement
communes au sein d’un collectif, bien que les différents sous-
ensembles qui le composent puissent mettre en œuvre, dans leurs
relations pratiques aux choses, des classifications partiellement
différentes 23.
Toutefois, notre optique est plus restreinte. Dans le vaste univers
des classifications, le genre de classement qui nous intéressera ici ne
concerne les choses qu’en tant que marchandises. Il a, par là, pour
particularité de prendre en charge les choses sous deux rapports très
différents. D’une part, en tenant compte de certaines de leurs
propriétés —  généralement des qualités sensibles et/ou des
propriétés fonctionnelles associées à des usages, comme nous le
faisons constamment dans notre relation ordinaire aux objets.
D’autre part, en se souciant de la façon dont un prix — qui n’est pas
une qualité des choses puisqu’il dépend des circonstances et du
format d’épreuve de la transaction — peut leur être attribué dans le
cours des échanges. Envisagées dans cette logique, deux choses dont
la fonction est identique — par exemple un tabouret en plastique et
un fauteuil Louis  XV qui servent, l’un et l’autre à s’asseoir  — ne
seront pas déterminées comme appartenant à la même classe non
seulement parce qu’elles atteindront très probablement, lors d’une
vente, des prix inégaux, mais surtout parce que la façon dont le prix
se fixera et les arguments déployés pour le justifier (ou le critiquer)
seront dans l’un et l’autre cas de nature très différente. Nous dirons
donc que les objets considérés en tant que marchandises sont
distribués à la fois entre des classes tenant compte de leurs qualités
sensibles et/ou de leurs propriétés fonctionnelles et de la forme de
mise en valeur qui est exploitée pour en établir le prix. Deux
tabourets en plastique, d’origine industrielle, peuvent être
déterminés comme appartenant plus ou moins à la même classe. Il en
va de même, disons, d’un fauteuil et d’une bergère, tous deux
d’époque Louis  XV. Rien ne s’oppose, au moins dans des
circonstances ordinaires, à les traiter comme plus ou moins
substituables l’un à l’autre. Mais il faut des circonstances
extraordinaires pour qu’un siège en plastique et un fauteuil Louis XV
soient déterminés comme appartenant à la même classe —  par
exemple des circonstances dans lesquelles s’asseoir serait une
question de vie ou de mort et où le nombre des postulants serait
beaucoup plus important que celui des sièges susceptibles d’être mis
en vente. Et, sous l’effet de cette panique, ces différents sièges, qu’ils
soient ordinaires ou précieux, perdraient en quelque sorte leur
détermination marchande au sens où la fixation de leur prix ne
dépendrait plus de rien d’autre que de l’urgence qui prévaudrait
dans une telle situation. Il ne serait pas exagéré de dire qu’ils
deviendraient sans prix.
Plus généralement, une chose, pour qu’un prix puisse lui être
attribué (qu’il soit prédéterminé par l’offreur ou se révèle à l’issue de
la transaction), doit être déterminée. Une chose non déterminée ne
peut être appréciée pour une raison simple qui est que, les prix ne
prenant de sens que relativement les uns aux autres, le prix de
chaque chose ne peut s’établir que par rapport aux prix d’autres
choses. Or, si la chose n’est pas déterminée, il est impossible de lui
attribuer une place dans le cosmos de la marchandise, de la
confronter à d’autres choses et par là de lui attribuer un prix par
rapport à d’autres prix. D’une chose non déterminée le prix peut être
n’importe quoi, ce qui revient à dire qu’elle n’a pas de prix. Ainsi, par
exemple, un galet en tant que galet n’est pas appréciable. Je le prends
sur la grève et je vous le propose. Vous pouvez le refuser, l’accepter
sans rien me donner en échange, ou me donner trois sous par charité
si j’ai l’air vraiment pauvre ou très fou. Ce galet nu, sans
détermination, n’est pas une marchandise et n’a en soi pas de prix.
Mais, par contre, il peut être apprécié en tant qu’il appartient à un tas
de galets destinés à être broyés pour fabriquer un matériau de
construction (le tas peut être pesé et assorti d’un prix) ou en tant
qu’il a été choisi par un artiste qui l’a remarqué, sélectionné, et en a
disposé de façon à le constituer en œuvre d’art. Dire que la chose est
déterminée signifie donc nécessairement qu’on l’attribue à une classe
d’objets marchands et aussi, généralement, qu’on lui donne un nom
qui permet de la déterminer facilement en l’attribuant à cette classe.
Les matières premières, surtout quand elles sont extraites du sous-
sol (par opposition aux matières premières issues du vivant), ont des
propriétés plus facilement déterminables que pour des artefacts très
élaborés. C’est sans doute la raison pour laquelle les métaux précieux,
qui ont non seulement la propriété d’être rares, mais aussi celle de
prétendre à une uniformité, sont en quelque sorte prédestinés à jouer
le rôle d’équivalent général qui leur a été conféré. Du fait de leur
plasticité, ils ont une indépendance par rapport à la forme qui leur
est donnée à un certain moment, puisqu’ils peuvent toujours être
fondus et refaire à nouveau surface sous des espèces différentes. En
ce qui les concerne, l’information principale, souvent difficile à
établir, porte sur le degré auquel le produit final incorpore aussi
d’autres métaux. C’est la raison pour laquelle même, et peut-être
d’abord, dans ce cas, des institutions prenant appui sur une autorité
politique se sont mises en place afin de fixer et de garantir la valeur
des choses qui incorporent ces métaux en fonction de la teneur en
métal précieux que comportent les alliages.
Comme le suggère l’exemple des métaux précieux que leur
plasticité prédispose à servir d’équivalent général, le commerce des
choses, au cours duquel se forme leur prix, est confronté à une
question centrale qui est celle de leur singularité. Les choses sont
toutes singulières au sens où elles sont toutes le support de
différences dont la reconnaissance dépend de l’échelle à laquelle
elles sont envisagées. On peut le concevoir en faisant un recours
métaphorique aux objets fractals tel, par exemple, un rivage côtier,
dont la découpe est fonction de l’échelle utilisée 24. Tel contour, lisse à
une certaine échelle, dévoile les irrégularités qui le creusent si on le
représente à une échelle plus petite. Mais la métaphore des fractales
est loin de concerner seulement des représentations d’ordre spatial.
Elle vaut également pour toutes les opérations de mise en équivalence
sur lesquelles repose la catégorisation, qu’elle porte sur des êtres
humains rassemblés en groupes ou sur des choses distribuées dans
des nomenclatures de genres ou d’espèces, au prix d’un lissage
—  comme disent les statisticiens  — de certaines des différences qui
les distinguent afin de mettre en valeur le rapport spécifique sous
lequel elles ont été rapprochées.
La question de la singularité des choses et des personnes —  de
leurs propriétés pour ce qui est des premières et de leurs manques
pour ce qui est des secondes  — est au cœur des relations
commerciales. En effet, dans un monde possible où toute chose et
tout manque seraient irrémédiablement singuliers, leur ajustement
aurait quelque chose de très improbable et serait frappé d’une
incertitude radicale. C’est d’ailleurs pour faire place à cette
invraisemblance qu’est invoquée la logique de l’amour, que l’on
prenne le terme au sens d’un rapport électif entre personnes ou dans
ses usages théologiques. Dans un cas comme dans l’autre, on entend
marquer l’écart qui sépare ces rapprochements hors équivalence des
relations qu’établissent les formes ordinaires du commerce.
Toutefois, nous écarterons aussi de notre étude les matières
premières. En effet, nous nous restreindrons au domaine de choses
non seulement matérielles et meubles, mais aussi reproductibles. Or
si l’on peut extraire une matière première d’un gisement, comme le
pétrole, ou en renouveler la production, comme du riz, son mode de
production n’est pas celui de la reproduction au sens strict, bien que
l’on pourrait imaginer, théoriquement, que cela puisse être
techniquement le cas, si l’on produisait des matières premières de
synthèse, de la même manière que l’on peut imaginer un univers fait
de clones d’animaux et d’humains. Cependant, telle que la réalité est
socialement organisée, la question de la reproduction, qui occupe
une place centrale, tant d’un point de vue juridique qu’économique,
et notamment dans l’accumulation du profit, distribue, en ce début
du XXIe  siècle, très clairement les choses de part et d’autre, la seule
grande rupture concernant, pour l’instant, le mode de reproduction
numérique, de films, de musiques ou de livres par exemple, qui ne
sont toutefois plus des choses matérielles et meubles, mais supportées
par elles (un ordinateur, un smartphone, une tablette), et dont seul
l’accès est commercialisé, et non pas la propriété en tant que telle qui
permettrait de les reproduire légalement à volonté.
En outre, que les choses doivent être déterminées n’empêche pas
de nouvelles déterminations d’apparaître, tandis que d’autres
disparaissent, ou, plus exactement, ne figurent plus qu’enregistrées
dans des archives, voire éventuellement sous forme matérielle dans
un spécimen conservé, en général, dans une collection. Une
classification des choses est donc évolutive, et de nouvelles
classifications peuvent se former quand des choses inédites sont
inventées. On pourrait citer, parmi les plus caractéristiques des
années 2010, ces smartphones et ces tablettes que nous venons de
mentionner, objets multifonctionnels, entre le téléphone, l’appareil
photographique et l’ordinateur, qui ne sont pourtant réductibles à
aucune de ces qualifications, et qui ont ouvert de nouvelles classes
d’objets.

PRIX ET MÉTAPRIX

Considéré de façon isolée et en quelque sorte tel qu’en lui-même,


un prix est dénué de sens. Il est un signe écrit dans le langage de
l’arithmétique et se référant à la fois à une chose et à une monnaie,
c’est-à-dire qu’il est inscrit dans la mesure d’un système monétaire et
qu’il est, en même temps, assigné à une chose.
Dans une transaction commerciale, le prix n’est jamais rien
d’autre qu’un signe associé à une chose. Dans cette perspective, le
prix n’est pas interprété comme un signe social de positions relatives
des personnes, c’est-à-dire qu’il n’est pas le symbole d’une distinction
sociale. « Cette montre a été vendue 100 euros » nous apprend que,
dans certaines circonstances, quelqu’un a payé 100  euros à la place
d’une certaine montre, que cela soit en espèces, en chèque, par carte
bancaire ou par un paiement en ligne. Une telle indication ne nous
apprend rien sur la montre à l’exception de son prix, et du fait que ce
prix est exprimé dans une certaine monnaie.
Bien que chaque chose soit singulière et chaque échange
singulier, un changement de mains s’accomplit en utilisant un
équivalent général, la monnaie, en sorte que cette métrique, valide
dans une communauté politique souveraine, peut toujours être
invoquée même dans les situations de circulation qui ne font pas
directement appel à la monnaie (comme le troc ou le legs). La
métrique monétaire pouvant être engagée dans n’importe quelle
transaction et la quantité de monnaie dont dispose un opérateur
étant limitée (même si elle est très élevée), il est toujours possible de
mettre en parallèle la somme de monnaie dépensée pour obtenir une
certaine chose avec la somme de monnaie qui aurait été dépensée
pour en obtenir une autre et, par conséquent, de considérer que
cette somme aurait été ou serait mieux utilisée ailleurs (ou devrait
être épargnée en vue d’échanges à venir). Cette façon de considérer
l’engagement dans une transaction, qui est la considération
principale des agents qui investissent en vue d’un profit à venir, est
toujours plus ou moins présente, au moins de façon latente, dans les
relations commerciales ordinaires. Pourquoi se priver d’un repas au
restaurant à 20 euros de façon à acheter 100 euros une montre neuve
convoitée, dont on a des chances de trouver le même modèle
d’occasion, si l’on patiente, sur un site de vente aux enchères à un
prix beaucoup plus bas ?
Au cours de l’échange, la diversité des choses est réduite par le fait
qu’elles trouvent toutes leur traduction dans une métrique identique
qui établit, ou semble établir, entre elles une forme d’équivalence.
« Mon royaume contre un cheval » est un énoncé — un cri ! — dont
l’étrangeté dévoile le désespoir de celui qui l’émet. Si toutefois on
associe «  le royaume  » et «  le cheval  » à une métrique susceptible
d’établir entre eux une équivalence, rien n’interdit que, dans une
certaine situation, l’utilité marginale d’un royaume ne soit pas
équivalente à l’utilité marginale d’un cheval 25. On considérera alors,
comme le fait l’économie néoclassique, qu’une même sémantique,
celle des prix, permet d’opérer la traduction entre ces deux choses
pourtant très hétérogènes, un royaume et un cheval. Il n’en va pas
pourtant ainsi dans la plupart des transactions réellement effectuées
et c’est la raison pour laquelle cet énoncé, suscité par le désespoir,
nous semble tendre vers l’absurde. Car les modes d’appréciation et
d’acquisition d’un royaume (qui est généralement transmis ou
conquis) ont peu de chose à voir avec les modes ordinaires
d’appréciation et d’acquisition d’un cheval (généralement évalué en
fonction des services qu’il peut rendre et échangé contre des espèces
monétaires). Et les raisons pour lesquelles on souhaite acquérir un
royaume sont fort différentes de celles pour lesquelles on souhaite
acquérir un cheval.
C’est le détour toujours possible par la monnaie qui permet de
rapprocher des choses entre lesquelles il n’existerait pas de commune
mesure si on faisait abstraction de leur prix, puisqu’elles diffèrent
sous la plupart des rapports. Seule la prise en compte de leur prix
permet donc de les plonger dans un même espace de calcul.
Néanmoins cette opération confère aux choses considérées sous le
rapport de leur prix un caractère relatif, au moins dans la mesure où
le prix d’une chose est toujours envisagé comparativement aux prix
d’autres choses, exprimés dans la même monnaie, ou en convertissant
les prix dans d’autres monnaies. Il n’y a pas de « prix des choses sans
prix  » au sens où les choses en question seraient idéalement, et en
quelque sorte par essence, inappréciables tout en se trouvant,
pratiquement, affublées d’un prix.
Le prix n’est pas une description d’une chose. C’est pourquoi,
d’une part, des choses très différentes peuvent avoir le même prix,
tandis que, d’autre part, des choses identiques peuvent avoir des prix
très différents en fonction des circonstances et du format de
l’épreuve. Étant donné que les prix dépendent des états de choses
dans lesquels ils se révèlent, il n’y a pas de raison qu’ils soient stables
dans l’espace ou le temps. Pour qu’ils soient stables il faut, au
minimum, tout d’abord que la chose ait été déterminée, selon le sens
que nous venons de donner à ce terme, c’est-à-dire que la définition
de la ou des choses sur lesquelles porte le prix ait été stabilisée  ;
ensuite, que les circonstances de l’échange aient été stabilisées,
notamment en ayant rendu l’échange indépendant de la personnalité
des partenaires, en sorte que le prix ne varierait pas si on remplaçait
un vendeur par un autre et/ou un acheteur par un autre.
Chaque prix ne prend donc sens qu’inséré dans un champ de
relations dont nous avons repéré, pour l’instant, trois composantes. Il
s’agit, premièrement, de la relation entre le prix et la chose soumise à
l’échange. Le prix est par là, au même titre que le signe linguistique
chez Saussure, une entité double au sens où il n’existe que rapporté à
une chose avec laquelle pourtant il ne se confond pas. Il s’agit,
deuxièmement, de la relation entre le prix d’une chose et les
disponibilités monétaires sur lesquelles peuvent compter les acteurs
de l’échange — offreurs et demandeurs — dont l’intensité fait peser
une contrainte sur leur inclination à s’engager dans telle ou telle
transaction. Mais ces deux relations, investies dans chaque échange
singulier, qui a toujours un caractère circonstanciel, ne prennent
elles-mêmes sens que rapportées à une troisième relation qui est le
rapport de chaque prix particulier aux prix des différentes choses
dont l’articulation compose ce que l’on a coutume de considérer
comme étant la réalité. Chaque prix est associé par là à une valeur,
non ici au sens économique mais au sens linguistique (où le terme est
dérivé chez Saussure de son usage esthétique pour marquer des écarts
de tons 26), puisque sa saillance n’apparaît que par référence à
d’autres prix, révélés par d’autres échanges, que ces prix se
rapportent à des choses considérées, à tort ou à raison, comme
similaires, ou à des choses traitées comme radicalement différentes.
Dans les situations plus ou moins stables, où la relation entre les
choses et les prix est sans surprise, le prix couramment pratiqué, c’est-
à-dire ce que l’on peut bien appeler le prix courant, est généralement
considéré comme étant le «  juste prix  ». C’est par référence à ce
« juste prix » qu’il est alors possible de formuler une réprobation qui
s’adresse moins à l’ordre des prix conçu comme une entité
consistante que, sur un plan moral, aux personnes imposant
volontairement des prix considérés comme excessifs et permettant la
réalisation de grands profits, soit qu’elles fassent, par exemple,
« acception des personnes », c’est-à-dire pratiquent des prix différents
selon les caractéristiques du demandeur, soit encore qu’elles
exploitent des pénuries en période de disette —  comme l’a montré
Raymond de Roover à propos de la pensée économique des
scolastiques 27. La métrique des prix semble donc dans ce cas
suffisante pour porter un jugement sur la justesse de l’échange. Mais
il n’en va pas de même dans les situations où la structure des prix
relatifs paraît profondément désorganisée, ce que les acteurs sociaux
réalisent par le truchement de l’expérience, mais aussi en accordant
du crédit aux informations diffusées par les médias quand ces
derniers rapportent les prix « incroyables » pratiqués ici ou là, lors de
l’échange de telle ou telle chose (comme par exemple aujourd’hui les
œuvres d’art quand elles donnent lieu à des enchères
«  exorbitantes ») ou étalent avec complaisance les débordements du
luxe. Dans ces situations historiques, le prix des choses ne semble plus
en accord avec l’importance que les acteurs sociaux, ou la majorité
d’entre eux, avaient jusque-là coutume de leur reconnaître.
Outre les trois composantes relationnelles déjà mentionnées, nous
dégagerons trois principales propriétés d’un prix.
La première est que les prix sont réels dans la mesure où ils
sanctionnent effectivement le résultat de cette épreuve que constitue
chaque échange marchand. Dans un langage inspiré du premier
Wittgenstein, on peut dire que les prix sont des faits au sens où, en
ayant lieu, ils appartiennent à un certain état de choses.
La deuxième est qu’ils présentent l’avantage de prendre appui sur
une métrique permettant des mesures collectivement partagées. Ces
deux propriétés leur confèrent le genre de robustesse que l’on
attribue généralement aux entités dites objectives.
Mais —  troisième propriété  —, ils ont un caractère circonstanciel
(et c’est en ce sens que l’on peut dire que les prix qui se dégagent à
l’issue de chaque échange doivent être assimilés à des événements). Le
prix d’une chose ne lui est pas attaché à la façon d’une propriété
relativement stable comme, par exemple, sa dimension ou sa
substance. D’une part, il peut varier en fonction des circonstances de
l’échange et, notamment, des rapports de force qui s’instaurent entre
les partenaires, ce qui est le cas, par exemple, quand l’offreur est dans
l’urgence de vendre ou quand le demandeur peut difficilement se
déplacer vers d’autres situations d’échange, soit qu’elles n’existent pas
ou ne sont pas à portée de main (monopoles), soit qu’il se trouve
attaché à l’offreur par d’autres genres de liens sociaux. D’autre part,
le prix dépend très généralement de la façon dont la chose s’inscrit
dans la temporalité. Or cette dimension temporelle se déploie selon
des modalités différentes en fonction de la sphère économique à
laquelle la chose est rapportée et, notamment, selon qu’elle relève de
ce que nous appelons la forme standard ou de la forme collection. Dans
le premier cas, le prix d’une chose diminuera avec le temps, tandis
que dans le second il a toute chance d’augmenter. Ainsi, par exemple,
telle montre hors d’âge verra son prix diminuer avec le temps si elle
est vendue sur le marché de l’occasion, mais, à l’inverse, verra son
prix augmenter si elle est considérée en tant que montre ancienne
destinée à des collectionneurs.
Ajoutons que la nature circonstancielle des prix rend
problématique une question qui occupe pourtant une place centrale
dans la science économique, qui est celle de leur agrégation,
particulièrement lorsque les transactions réelles s’éloignent du
modèle idéalisé de la concurrence pure et parfaite, ce qui est le cas
d’un grand nombre de biens, et même, probablement, de la plupart
d’entre eux. On remarquera, en passant, que cette question est très
semblable à celle que rencontre la sociologie quand elle doit se doter
de moyens conceptuels et de méthodes pour comprendre la
formation de collectifs sur la base de l’interaction entre des personnes
qui, étant tout à la fois singulières et dotées de propriétés multiples,
sont susceptibles de se lier sous une pluralité de rapports différents
dans différentes conjonctures historiques et, par là, d’être agrégées au
sein de « catégories » ou de « groupes » différents.
Des problèmes similaires se posent si l’on envisage non plus les
prix, ou les personnes, mais les choses elles-mêmes. Même dans le cas
des produits de l’industrie, le déplacement des demandeurs d’un
produit déterminé vers un produit de substitution pose le problème
épineux des modes de mise en équivalence de différents objets. Car, si
le prix se fixe bien par référence à une mesure collective, il n’en va
pas de même des choses elles-mêmes dont les similitudes peuvent
toujours être mises en défaut par la prise en compte de leurs
différences, ce qui peut générer des perplexités illimitées et des cycles
de discussions sans fin sur la question de savoir si tel objet moins
coûteux est bien similaire à tel objet plus coûteux. Or, dans nombre
de cas, c’est la dernière différence qui distinguera un objet coûteux,
mais à la mode, d’un objet moins cher, fonctionnellement similaire,
mais « ringard ».
Si, comme nous l’avons dit, un prix considéré de façon isolée et
en lui-même est dénué de sens, il faut donc envisager qu’il y a
toujours non pas un prix, mais au moins deux prix, l’un appartenant
à la fois à l’événement et à l’épreuve que constitue le changement de
propriété d’une chose, et au moins un autre prix, avec lequel il est
mis en relation, mais qui n’est pas, en règle générale, le même que
celui payé. Ce «  deuxième  » prix est ce que nous appellerons un
métaprix, au sens où il n’échoit pas à une chose lors de l’échange mais
qu’il incorpore une référence aux opérations au cours desquelles des
prix se forment.
Certains économistes et professionnels du marketing ont
répertorié un grand nombre de prix aux caractéristiques différentes.
Les techniques de pricing, venues du marketing, s’écartent d’une
tarification fondée sur les coûts (coûts de fabrication, directs et
indirects, auxquels s’ajoute une marge, conçue comme la rétribution
du risque pris par l’entrepreneur, c’est-à-dire aussi comme une sorte
de coût), et entendent prendre surtout en compte le « consentement
à payer » du consommateur, de façon à mettre en place une gamme
de «  prix d’acceptabilité  » qui sont posés à des niveaux différents
pour différents «  segments  » du public potentiel. La formation du
prix devient ainsi un élément central du « management stratégique »
mis en œuvre par les offreurs, en sorte qu’un même bien peut être
mis en vente à des prix très variables (allant, pour les objets standard
usuels de 1 à 10) selon le lieu et les circonstances de la transaction 28.
On peut citer, à titre d’exemples, l’établissement de «  seuils
d’acceptabilité  » auxquels correspondent des «  coefficients
multiplicateurs » ou de marge variables ; la prise en compte, surtout
pour les produits haut de gamme ou de luxe, de l’inversion de la
relation entre diminution du prix et accroissement de la demande ; la
détermination, pour un même produit, d’une « fourchette de prix »
en fonction d’une partition des demandeurs potentiels distribués
entre des publics dont les attentes et les moyens sont supposés
différents ; les méthodes de tarification qui s’appuient surtout sur une
«  traque tarifaire  » permettant de déterminer un prix par référence
aux prix concurrents auxquels sont proposés par d’autres offreurs des
objets jugés « similaires » (ce qui est illégal dans l’Union européenne
mais largement pratiqué)  ; les «  promotions  » temporaires sur
certains produits ou les « prix d’appel », destinés à « attirer l’attention
sur un produit  », ce qui peut impliquer une vente à perte pour une
période prédéfinie dans l’espoir qu’elle sera compensée, à terme, par
l’accroissement du volume d’une demande fidélisée susceptible de
tolérer par la suite des prix plus élevés ; enfin et peut-être surtout le
yield management qui, par exemple dans le cas des transports,
détermine le prix en fonction de la relation entre offre et demande à
un instant donné, comme chacun peut l’expérimenter dans le cas des
TGV, dont le prix pour une même destination peut être multiplié par
dix en fonction de la relation entre la date à laquelle l’achat est
effectué et la date à laquelle la consommation aura effectivement
lieu 29.
Ces différentes techniques de pricing, dont la conception a été
stimulée par la diffusion des théories économiques de l’offre, tendent
à «  flexibiliser  » les prix, c’est-à-dire à distendre la relation entre les
choses et leur prix. Elles entendent, bien sûr, s’opposer aux prix
administrés, sous l’autorité de l’État ou d’une autre instance
disciplinaire, qui —  un peu à la façon dont le «  bon usage  » des
grammairiens est accusé de figer la langue au lieu de l’abandonner à
l’inventivité populaire et à l’inspiration des écrivains novateurs  —
sont accusés eux aussi de vouloir, en fixant les dispositifs
d’équivalence, figer une activité économique conçue, sur un modèle
vitaliste, comme changeante et libre par essence. La réglementation
n’a-t-elle pas, selon cette conception, implacablement pour
conséquence de susciter la transgression en l’espèce de «  marchés
noirs  »  ? Néanmoins cette flexibilisation, surtout lorsqu’elle vient
s’inscrire dans une période marquée par un changement profond des
sources de création de richesse et de formation des profits, tend à
désorienter nombre d’acteurs dont les cartes cognitives et les
capacités interprétatives sont prises en défaut, ce qui les incite à
chercher à se doter de moyens leur permettant de porter un jugement
considéré comme «  raisonnable  » et aussi comme plus ou moins
« stable » sur le prix des choses, c’est-à-dire à la fois sur la nature des
choses et sur la hauteur de leur prix.
Un métaprix peut prendre la forme d’une des sortes de ces prix
élaborés notamment par les professionnels du marketing. Il se
distingue du prix réel en ce qu’il n’est pas celui de l’événement ni de
l’épreuve, mais qu’il peut apparaître pourtant à la fois dans les
circonstances de l’événement et dans le format de l’épreuve. Nous
dirons que, dans la proposition «  cette montre vaut 100  euros  »,
«  100  euros  » peut désigner un prix si la montre en question a
réellement été vendue et achetée 100  euros, ou bien un métaprix si
« 100 euros » correspond à une estimation de la montre, qui pourrait
être un prix de réserve pour une vente aux enchères de montres, une
cote de montres de même modèle, ou encore un prix d’assurance si
la montre fait, par exemple, partie d’une collection d’un musée.
Les métaprix sont en grand nombre et leur étude mériterait d’être
systématiquement développée, en s’inspirant des analyses de la réalité
sociale qui s’inspirent d’une approche pragmatique. Ils peuvent
participer, notamment, à la composition de prix d’assurance, de
montants de réparations (par exemple à la suite de pollutions 30),
d’estimations de biens futurs ou de taux d’intérêt, prendre la forme
de cotes (par exemple, dans le cas des objets de collection, comme les
timbres), ou celui de «  prix de réserve  » dans le cas des ventes aux
enchères, etc. De même, dans les situations de marchandage, le prix
le plus élevé, énoncé d’abord par l’offreur, et le prix le plus bas,
proposé d’abord par le demandeur, peuvent être considérés comme
des métaprix dans la mesure où ni l’un ni l’autre n’ont de grandes
chances de se trouver réalisés à l’issue de la transaction.
Les métaprix ne sont pas des faits, ils n’appartiennent pas à
l’événement, mais ils surviennent en amont et en aval de celui-ci. Ils
sont méta- en ce qu’ils sont le support d’une réflexion sur les prix
(d’une discussion, d’une comparaison, d’une critique, d’une
justification, etc.). Ils sont attribués à la chose au titre d’estimations
—  qui peuvent prendre appui sur des bases très diverses et très
inégalement réalistes  —, c’est-à-dire en tant que potentialités traitées
comme actualisables mais à la condition d’être projetées dans
d’autres contextes circonstanciels —  en d’autres lieux ou dans
d’autres temps  —, dont les contours sont seulement esquissés, voire
imaginés, sans donner lieu à une tentative d’objectivation.
Les métaprix sont des êtres fictifs, au sens où ils ont peu de
chances d’être actualisés dans la situation d’échange considérée et
même au sens où rien n’assure qu’il existerait ailleurs une autre
situation qui leur donnerait raison. Néanmoins, ils exercent des effets
réels sur les interactions entre les partenaires de l’échange. Dans le
meilleur des cas, ils peuvent faciliter leur coordination en jouant le
rôle de repère. Mais ils peuvent aussi, à l’inverse, rendre leur
coordination plus difficile, en ancrant des attentes chimériques,
sources de frustrations susceptibles de se transmuer en critiques.
Cependant il peut arriver qu’un métaprix se confonde avec un
prix réel, par exemple si la cote de ce type de montre est de
100 euros, et qu’elle est vendue et achetée 100 euros, au montant de
sa cote. Ce type de situation est extrêmement rare, et, pour prendre
un exemple où la cote joue un rôle très important, celui du timbre de
collection, non seulement le prix réel d’un timbre de collection est
historiquement, depuis la création de ce type de collection, toujours
inférieur à la cote, mais l’écart entre la cote et le prix réel s’est encore
accentué avec la commercialisation par des sites internet 31.
Cependant, dans le cas de prix administrés d’objets standardisés,
comme c’est le cas pour le livre en France, le métaprix est, souvent, le
même que le prix réel. Toutefois, raisonner ainsi c’est oublier que le
marché du livre neuf coexiste avec un marché du livre d’occasion, et
que, sur ce marché d’occasion, les livres, présentés comme neufs,
issus des services de presse par exemple, ou en très bon état, peuvent
être vendus à des prix réels inférieurs, auquel cas le prix du livre neuf
devient alors un métaprix.

CRITIQUE DU PRIX

Le prix auquel une chose est proposée ou cédée peut


fréquemment être contesté, parce que les conditions dans lesquelles
la transaction s’est déroulée peuvent bien souvent l’être. De telles
situations qui, pour l’économie néoclassique, sont le signe d’une
«  imperfection du marché  » sont peut-être, dans la réalité, les plus
fréquentes, ne serait-ce que dans la mesure où les relations
commerciales effectives sont rarement conformes au modèle
économique du marché parfait.
La contestation du prix, comme l’a montré Albert Hirschman,
peut prendre deux modalités 32. La première est silencieuse et elle se
manifeste par l’abandon d’un fournisseur en faveur d’un autre (exit),
c’est-à-dire par la concurrence. La seconde s’exprime verbalement
(voice), et elle s’impose particulièrement quand l’environnement
marchand est insuffisamment concurrentiel.
La contestation du prix revient toujours à faire intervenir une
différence de pouvoir entre offreur(s) et demandeur(s). Cette
différence de pouvoir peut être interprétée à partir du modèle de
concurrence pure et parfaite, comme c’est le cas, par exemple, quand
on juge que les offreurs peuvent fixer dans leur intérêt le prix de la
chose parce qu’ils ont le monopole de l’offre d’un bien désiré par un
grand nombre de demandeurs. Cela peut être le cas si un seul offreur
détient le bien désiré, ou si plusieurs offreurs établissent entre eux un
accord (tacite ou secret, souvent décrit comme une sorte de complot
visant à fausser la concurrence) pour faire face, ensemble, à une
pluralité de demandeurs qui agissent en ordre séparé et dont chacun
se présente dans l’échange muni de sa seule force. La défense de
l’intérêt des demandeurs suppose alors deux opérations. La première
consiste à dévoiler le lien secret qui unit les offreurs — par exemple
le « cartel des yaourts » regroupant de grands groupes de l’industrie
agroalimentaire qui se sont mis secrètement d’accord pour fixer un
prix des yaourts  — et peut prendre la forme d’une enquête suivie
d’une sanction en cas de mise en évidence de l’existence d’un tel lien
secret, prononcée par exemple par une autorité indépendante telle
que, en France, l’Autorité de la concurrence. La seconde consiste à
chercher à susciter une union des demandeurs par la mise en place
d’associations, comme le sont les associations de consommateurs (ou,
dans le cas du travail, par la constitution de syndicats).
Une autre figure (qui peut s’associer à la première) consiste à
prendre appui sur une asymétrie d’information, c’est-à-dire quand la
contestation du prix peut se fonder sur le fait qu’il existe une grande
asymétrie entre celui qui détient la chose (l’offreur) et celui qui
souhaite l’acquérir (le demandeur). Dans ces situations, certains
opérateurs peuvent considérer que le prix n’est pas en rapport avec la
chose elle-même mais qu’il dépend de la relation qui s’instaure, dans
les circonstances de l’échange, entre l’offreur et le demandeur,
relation qui peut être exprimée en termes de rapport de force ou de
pouvoir. C’est le cas si l’offreur doit vendre quelque chose dans
l’urgence (par exemple, parce qu’il doit fuir son pays pour des
raisons politiques) et qu’il n’a pas la possibilité de mettre en
concurrence plusieurs demandeurs  ; ou encore, inversement, si le
demandeur a un besoin pressant d’une chose qu’il ne peut trouver
ailleurs à un prix inférieur.
En situation de concurrence pure et parfaite, la contestation du
prix devrait toujours s’exprimer tacitement par la préférence donnée
à un autre offreur (exit). Toutefois, comme la démonstration en a été
souvent faite, il est très difficile de montrer de façon convaincante
qu’une situation marchande est effectivement une situation de
concurrence pure et parfaite. Cette dernière repose en effet sur des
conditions si exigeantes qu’elles se trouvent rarement réunies dans les
situations concrètes d’échange qui intéressent la sociologie. Parmi ces
conditions, citons : une homogénéité parfaite et sous tous les rapports
des objets en concurrence (une même «  qualité  »)  ; une égale
accessibilité géographique qui égalise les coûts d’accès (qui n’est
réunie que sur la place du marché) ; une indépendance complète de
chaque échange par rapport aux autres échanges et par rapport à
d’autres types d’interactions, et particulièrement une absence
complète de relations de dépendance entre offreurs (monopoles),
entre demandeurs (boycott), et entre offreurs et demandeurs
(clientélisme), etc. Toutes conditions qui sont constitutives des
modèles néoclassiques.
Enfin, pour faire valoir l’argument de la concurrence, il faut
pouvoir totaliser un vaste ensemble d’échanges supposés
indépendants. Or l’agrégation de ces multiples échanges est
problématique. Chaque échange s’instaure dans une situation
particulière. Pour agréger ces situations, il faut pouvoir montrer
qu’elles sont à la fois parfaitement indépendantes les unes des autres
et en tout point similaires, c’est-à-dire, tout d’abord, que les objets
offerts sont identiques (ce qui n’est vraisemblable que lorsqu’il s’agit
de spécimens d’un même prototype), ou qu’ils sont plus ou moins
semblables (mais dans ce cas leur similarité peut facilement être
contestée)  ; ensuite, que les circonstances de l’échange sont
également identiques 33. C’est rarement le cas, ne serait-ce que pour
des raisons de distance géographique ou de facilité d’accès. Un
acheteur habitant le centre de Paris acceptera, par exemple, de payer
un objet plus cher près de chez lui que dans un lointain magasin
discount situé en banlieue.
Plus généralement, le prix d’une chose est toujours plus ou moins
circonstanciel, puisqu’il est le résultat de l’épreuve au cours de
laquelle elle change de mains, et qui, étant de l’ordre de l’événement,
n’est pas dissociable des circonstances dans lesquelles elle a lieu. Les
prix peuvent être, et sont souvent, plus ou moins régulés ou
administrés (sous la pression de l’État), c’est-à-dire standardisés au
moins dans une aire géographique déterminée. Des lois ou des
règlements peuvent exiger ainsi que les choses d’un certain genre
aient un prix unique quel que soit le lieu de vente, comme dans le cas
du prix unique du livre, visant à confondre métaprix et prix  ; ou
peuvent viser à encadrer les situations de baisse des prix, par exemple
le moment des soldes, au moins sur un certain territoire, ce qui
n’exclut pas le dumping. Mais, pour un grand nombre des choses qui
circulent, le prix est largement sous la dépendance de chaque
situation d’échange. Cela vaut particulièrement pour les objets
anciens, d’occasion ou de brocante, dont la similarité avec d’autres
objets ayant certaines propriétés communes (mais pas toutes) est
contestable et qui sont proposés à la vente dans d’autres circonstances
commerciales.
Lors de chaque échange, pris en particulier, une chose trouve son
expression dans une somme monétaire, un métaprix, qui peut être
fixé par l’offreur avant l’échange ou se déterminer à la suite d’une
négociation comme c’est le cas quand il y a marchandage. Mais,
chaque échange étant un événement singulier — la rencontre entre
un offreur et un demandeur dans un certain contexte —, le prix a un
caractère circonstanciel. La « même » chose peut avoir été cédée, ou
être à l’avenir cédée, à des prix différents, et des choses « similaires »
peuvent être simultanément proposées à des prix différents dans
d’autres situations d’échange, ce qui est à la base de la concurrence.
Un monde qui ne connaîtrait des choses que leur prix serait livré à
l’arbitraire et à la contingence. En l’absence d’informations sur les
offreurs et les demandeurs, et surtout d’informations sur les choses
échangées et donc en l’absence de métaprix, la connaissance des prix
serait insuffisante pour soumettre les échanges à un ordre, et la
concurrence serait aléatoire. Pour réduire cette contingence, il faut
associer le prix à des spécifications portant sur les choses (et d’ailleurs
aussi sur les personnes), ne serait-ce que pour être en mesure de dire
d’une chose qu’elle est « la même » à différents moments du temps et
pour dire de deux choses qu’elles sont «  similaires  », c’est-à-dire
l’inscrire dans un format d’épreuve.
Il s’ensuit que les prix des choses sont toujours susceptibles d’être
contestés, notamment en les référant aux métaprix, en sorte qu’il est
nécessaire de disposer d’arguments et, quand cela est possible, de
dispositifs concrets de mise à l’épreuve, pour les justifier. Ainsi, même
dans les situations qui se réclament de la concurrence (dans
lesquelles les demandeurs sont supposés pouvoir faire exit), les
offreurs sont enclins à justifier le prix des choses qu’ils proposent, et
c’est une des fonctions de la publicité. Cette exigence de justification
s’impose aussi aux demandeurs, soit qu’ils doivent justifier auprès de
tiers le prix auquel ils ont accepté de payer une certaine chose, soit
qu’ils entendent critiquer le prix offert. L’exigence de justification
n’est suspendue que dans les situations où le rapport de force entre
les partenaires de l’échange atteint un niveau à ce point asymétrique
que les offreurs peuvent faire l’économie d’une justification (« c’est à
prendre ou à laisser »). Soit qu’une instance (une firme ou l’État) ait
le monopole de la vente d’une chose absolument nécessaire (le
demandeur ayant un très grand besoin de quelque chose qu’il ne
peut espérer obtenir ailleurs à un prix moindre, par exemple une
source d’énergie, ou un déplacement en train, ne peut faire exit). Soit
encore que les demandeurs parviennent à s’entendre pour boycotter
certaines choses au prix auquel elles sont offertes, ce qui suppose le
recours à des stratégies de voice (l’offreur ne peut espérer alors
trouver un autre acquéreur qui paiera le prix qu’il demande pour la
chose). Il nous faut maintenant éclaircir la manière dont le prix et sa
justification sont liés, en recourant à la notion de valeur.

LA VALEUR COMME JUSTIFICATION DU PRIX


Nous définirons la valeur 34 comme étant un dispositif de
justification du prix. Le prix n’a pas toujours besoin d’être justifié et,
dans la pratique, celui des choses usuelles que nous acquérons
quotidiennement l’est rarement. La justification du prix peut soit être
une réponse à la contestation du prix demandé — et l’on se retrouve
dans un cas classique où une justification répond à une critique  —,
soit elle peut être présentée préalablement à l’achat, en quelque sorte
pour rassurer l’acquéreur éventuel sur le bien-fondé de l’acte qu’il se
propose d’accomplir. Dans cette perspective, la question de la valeur
peut être clarifiée en la détachant de ses prolongements
ontologiques 35 ou moraux.
Attacher la valeur au prix peut permettre de résoudre le mystère
de la valeur tel que la sociologie s’y confronte depuis Durkheim. En
effet, Durkheim ne manquait pas de s’étonner de la «  valeur  » des
choses de luxe, «  qui coûtent le plus cher  », non pas parce qu’elles
sont les plus rares, mais parce qu’elles sont « les plus estimées », et du
fait qu’«  un mince morceau de papier peut devenir une chose très
précieuse 36 ». Si Durkheim avait compris que la valeur n’était pas dans
les choses, il en faisait porter la fixation sur celles-ci par la référence à
des « idéaux collectifs », si bien qu’« un jugement de valeur exprime
la relation d’une chose avec un idéal ». C’est la raison pour laquelle,
soutient Durkheim, un (bon) soldat se ferait tuer pour sauver son
drapeau, qui n’est pourtant qu’un morceau d’étoffe. Mais, dans une
telle conception, le lien entre la valeur d’une chose et l’idéal collectif
est énoncé sans être expliqué ni explicable, et il confond deux sens
du terme «  valeur  ». D’une part, lorsqu’il est question de choses
comme celles du luxe ou d’un morceau de papier précieux, il
manque, pour établir le rapport entre la valeur et ces choses, la
référence au prix de ces dernières, car l’étonnement sur la valeur ne
prend sens que par rapport à un étonnement sur leur prix. D’autre
part, la valeur d’un drapeau tient au fait qu’il représente
symboliquement un État, dont le soldat est un sujet  : en sauvant le
drapeau, il défend son État. Cette confusion a été fréquemment
reconduite, notamment en s’inspirant aussi de Dewey 37, jusqu’à la
sociologie économique la plus récente. Elle conduit à une
moralisation de l’économie et de sa critique, liant la «  valeur  » aux
« valeurs », et considérant que les questions « vraiment intéressantes
concernant la valeur économique sont toujours inextricablement liées
à des questions concernant l’économie morale  », comme le défend
David Stark 38. Ce dernier rapproche le prix, au sens de l’analyse
économique, de l’expression ordinaire « payer un prix », prenant en
exemple un peintre qui aurait atteint la célébrité «  sans en payer le
prix », c’est-à-dire sans être créatif. Le terme de « prix » renvoie, pour
cet auteur, à la relation entre différents ordres de grandeur (differing
orders of worth), terme qui n’est pas conforme à la façon dont la notion
de « grandeur » est utilisée dans De la justification 39, ouvrage qui porte
sur des jugements moraux concernant la justice, et non pas sur des
prix payés pour échanger des choses.
Si un prix ne se comprend pas en lui-même mais seulement par
rapport à d’autres prix, faire référence à la valeur d’une chose en
l’envisageant du point de vue de l’échange suppose qu’il existe
plusieurs formes de mises en valeur de cette chose, d’où
l’établissement de métaprix. En effet, si les choses s’échangeaient
toujours de la même manière, et donc au même prix, elles n’auraient
pas besoin d’être mises en valeur, il n’y aurait pas besoin de faire
appel à la valeur, et il n’y aurait pas de métaprix.
La valeur d’une chose, quand elle intervient dans l’échange, ce
qui est généralement le cas, n’est pas stabilisée une fois pour toutes,
mais elle est le résultat d’un processus de valorisation, et elle est de
l’ordre de l’événement plutôt que du fait. C’est le cas dans la plupart
des échanges qui ponctuent la vie quotidienne, mais c’est également
le cas lorsque les acteurs ont recours à des méthodes préétablies de
détermination de la valeur prenant appui sur des dispositifs
mathématiques de calcul et sur des jeux d’équations. Ainsi, par
exemple, la détermination de la valeur d’une entreprise peut être très
différente selon qu’elle prend appui sur une estimation du prix actuel
des différentes composantes de l’entreprise (comparé au prix de
choses jugées similaires ayant donné lieu à échange au cours de la
période considérée), que l’on appelle la valeur patrimoniale, ou selon
que sont surtout prises en compte les possibilités de croissance de
l’entreprise et les retours sur investissement qu’elle promet, c’est-à-
dire que l’on procède à une estimation dans la logique de la
capitalisation. La valeur d’une chose, en tant qu’interprétation,
dépend donc de la façon dont cette chose se trouve mise en valeur.
Si on veut contester le cadre de la transaction en tant qu’épreuve,
il faut pouvoir critiquer celle-ci comme étant envahie par les
circonstances (par exemple des rapports de force), c’est-à-dire qu’il
faut faire référence à la valeur de la chose afin d’en négocier le prix
et en proposant un ou des métaprix. Cela nécessite qu’il existe une
sémantique avec plusieurs formes de mise en valeur.
Un acheteur, qui souhaite acquérir une montre solide pour être à
l’heure dans ses rendez-vous professionnels, peut trouver excessif le
prix que lui propose un marchand de montres d’occasion pour une
montre vieille de plusieurs décennies. Mais c’est qu’il n’a pas compris
qu’il s’agit d’une montre de marque  X, très recherchée par les
collectionneurs. Cette montre, en tant que montre d’occasion
destinée à l’usage, présente certes une valeur faible et ne peut être
négociée à un prix élevé. Mais, en tant que montre de collection, sa
valeur est importante et son prix ne cesse de croître. Un même
référent peut donc faire l’objet de plusieurs formes de mise en valeur
dont chacune mettra l’accent sur des propriétés pertinentes
différentes en sorte que les deux énoncés, « la vieille montre dans le
tiroir de la commode de Paul » et la « superbe montre de marque X
de Paul  » auront, d’un point de vue logique, la même identité
numérique.
De fait, la valeur présente des propriétés presque inverses de celles
du prix. Dans la compétence économique ordinaire, mais aussi dans
la science économique, particulièrement chez les classiques, ainsi que
chez les modernes (par exemple quand ils cherchent à déterminer la
« valeur fondamentale » d’un produit financier pour la distinguer de
sa «  valeur spéculative  »), la valeur est censée faire référence à une
propriété des choses qui serait plus constante que ne l’est le prix
toujours menacé de labilité, c’est-à-dire qui leur serait d’une certaine
façon incorporée ou inhérente. La valeur est traitée ainsi comme si elle
était plus réelle que le prix, en sorte que la distinction entre le prix et
la valeur peut être décrite comme une tension entre deux façons de
poser le réel par opposition à l’artificiel. Mais le problème est que,
comme l’a montré l’échec des tentatives des classiques pour
constituer une métrique spécifique de la valeur sur la base du travail,
la valeur ne possède pas de métrique qui lui soit propre et qui puisse
par conséquent permettre de l’objectiver indépendamment du prix.
En sorte qu’à un réel circonstanciel —  celui des prix  — s’oppose un
réel idéel ou fictionnel — celui de la valeur.
Confrontée aux prix qui sont réels au sens où ils sont le résultat de
cette épreuve spécifique que constitue l’échange, la valeur a toujours
un caractère fictionnel. Même lorsqu’elle est traduite dans la
métrique des prix (comme c’est le cas par exemple dans les
assurances ou lorsque le prix est administré), la valeur n’a jamais un
caractère impératif suffisamment fort pour contraindre les échanges
et leur imposer une traduction rigide en termes numériques. C’est
pour résoudre ce problème que nous avons distingué les prix réels et
les métaprix, c’est-à-dire toutes les estimations de la valeur retraduites
en termes numériques sans être issues d’un échange, qu’elles soient
énoncées par des institutions, engendrées par le jugement d’acteurs
prenant appui sur des exemples qu’ils connaissent ou s’abandonnant
à des estimations imaginaires —  à leurs rêves  —, ou même qu’elles
soient déterminées par l’usage. C’est toujours par référence à ces
métaprix que les acteurs sociaux jugent les prix, les critiquent (par
exemple en jugeant le prix de telle ou telle chose trop élevé),
cherchent à justifier le prix offert ou encore, par exemple,
prétendent baisser le prix en faisant une «  ristourne  ». Et c’est par
rapport à la question de la valeur dans sa relation au prix que l’analyse
des métaprix est nécessaire, dans la mesure où c’est très
généralement sous la forme d’un métaprix qu’est exprimée la valeur
d’une chose pour la distinguer de son prix réel. Dire « cette montre
vaut 100 euros » peut en effet prendre différentes significations selon
que cette proposition constate un fait (j’ai acheté cette montre
100 euros) ou, comme c’est souvent le cas, vise à mettre en tension le
prix de ladite montre et ce que l’on juge être sa véritable valeur,
comme dans les propositions : « j’ai eu cette montre à 50 euros mais
elle vaut au moins 100 euros » ou « vous me proposez 50 euros pour
cette montre alors qu’elle en vaut le double ».
Que veut-on dire quand il est question d’une chose qui a une
valeur telle qu’elle est supposée être « sans prix » ? Cela signifie que la
chose se trouve soustraite à l’échange, mais qu’on lui attribue malgré
tout une valeur. C’est le cas du corps humain, de ses éléments et de
ses produits qui peuvent être, juridiquement, placés hors commerce,
et ne peuvent pas faire l’objet d’un droit patrimonial, comme en
France actuellement (article 16 du Code civil). Mais c’est aussi le cas
de choses qui sont considérées comme l’expression symbolique d’un
collectif et qui sont le plus souvent dans nos sociétés la propriété
publique de l’État, ce qui (en France) les rend inaliénables. Toutefois,
la suspension de la circulation marchande d’une chose est une
opération complexe, soutenue par des institutions, et qui peut être
toujours contestée, menacée et éventuellement défaite. En ce qui
concerne les objets d’art dans les collections publiques inaliénables, la
valeur accordée à ces objets demeure, dans les faits, en relation avec
la métrique des prix par l’intermédiaire de leur valeur d’assurance.
La référence à la valeur joue un rôle économique central en tant
qu’elle permet aux demandeurs de critiquer les prix. Mais, par voie de
conséquence, elle est aussi présente chaque fois qu’un offreur entend
prévenir la critique toujours possible du prix auquel la chose qui fait
l’objet de la transaction est proposée, en le justifiant, soit au cours de
l’échange, soit préalablement. Cette justification peut prendre des
formes très diverses selon la sphère à laquelle appartiennent les biens
mis en circulation. Elle peut se fonder, comme c’est souvent le cas
pour les biens industriels standard, sur les coûts de fabrication ou
invoquer certaines des qualités de la chose qui en confortent la
valeur, comme sa durabilité, son haut niveau de technicité ou encore,
surtout dans le cas des objets qui sont au cœur de l’économie de
l’enrichissement, son inscription dans une tradition ou, plus
généralement, la force mémorielle qui lui est attribuée. On pourrait
montrer ainsi que la manœuvre consistant à justifier préalablement le
prix proposé constitue l’une des tâches principales de la publicité,
particulièrement apparente dans le cas des biens patrimoniaux ou de
luxe, qui prennent appui sur des marques et pour lesquels les taux de
marge sont élevés.
Ces opérations de critique et de justification reposent sur un
artifice qui favorise la naturalisation de la référence à la valeur. Il
consiste à placer la valeur en amont du prix, comme si elle appartenait
à la chose même, antérieurement à toute appréciation, au lieu d’en
reconnaître la présence quand et où elle se manifeste, c’est-à-dire en
aval du prix, au sens où la référence à la valeur ne s’exprime de façon
flagrante que si certains acteurs en viennent à porter un jugement sur
le prix. Dans ce cas, la tension entre prix et valeur peut bien sûr être
stimulée par la cupidité des partenaires de l’échange qui, en tant
qu’offreurs et/ou que demandeurs, ont intérêt à surestimer ou à sous-
estimer le prix de la chose en en célébrant ou en en dénigrant la
valeur « réelle » de façon à tirer de la transaction le profit monétaire
maximum (ce que l’économie standard interprète dans l’idiome de la
rationalité et de l’opportunisme). Mais, comme on le voit bien
lorsque le jugement provient d’acteurs qui sont extérieurs à la
transaction et qui souvent même ne la connaissent que par ouï-dire,
ou encore lorsqu’il porte moins sur le prix pratiqué que sur le fait
même qu’une certaine chose se trouve mise à prix, la critique quand
elle se déploie dans le champ des échanges prend également appui
sur des normes morales, seraient-elles implicites, obligeant par là la
justification à se déplacer elle aussi sur le même terrain.

DU PRIX COMME ÉLÉMENT DE CONSTRUCTION


DE LA RÉALITÉ

Parce que l’économie concerne l’échange de choses qui ont un


prix, la manifestation des relations économiques est d’ordre
essentiellement comptable. On peut même considérer de ce fait que
l’économie est un sous-produit de la comptabilité. Elle concerne une
explicitation de ce qui se passe lorsque s’établissent des relations
comptables. De la même manière que, dans la linguistique, le sujet
parlant détient la connaissance de la langue que le linguiste cherche à
expliciter ou à théoriser, c’est le comptable qui détient la
connaissance économique, que l’économiste cherche à expliciter et à
théoriser. S’il n’y a pas une forme de comptabilité, il n’y a pas
d’économie. On peut, dès lors, distinguer, d’une part, des économies
explicitement comptables, c’est-à-dire des économies dans lesquelles
l’action des acteurs, ce qui motive leurs échanges, est ou peut être
entièrement définie par le calcul comptable  ; d’autre part, des
économies qui ne fonctionnent qu’à la condition d’une séparation,
dans la conception de ce qui motive l’échange, entre la dimension et
la motivation comptable et une autre motivation qui s’affirme comme
non comptable, en sorte que la dimension comptable peut être
dissimulée ou même critiquée.
De son côté, la sociologie a forgé une conception de la réalité en
tant qu’elle est construite et, par voie de conséquence, une
conception de la critique comme entreprise de déconstruction, qui
doivent beaucoup à la diffusion des philosophies du langage,
lesquelles, depuis la philosophie analytique mais aussi depuis la
phénoménologie, ont suscité un changement de paradigme étiqueté
du terme de linguistic turn. Changement que l’économie dite
mainstream a superbement ignoré en ne voyant dans les signes,
langagiers et même monétaires, «  qu’un voile posé sur une réalité
objective indépendante 40 », ce qui a contribué à creuser l’écart entre
cette discipline, demeurée fidèle aux anciennes formes de
positivisme, et les autres sciences sociales. Mais, d’un autre côté, en se
centrant sur le langage en tant que constituant principal des formats
sociaux, la sociologie a peut-être été conduite à se donner une
représentation mutilée de la réalité. Elle a notamment tacitement
exclu de ses grilles de description ces entités efficientes et
redoutablement ancrées dans le réel que sont les prix, en en
abandonnant l’analyse à l’économie. Or les prix constituent dans les
sociétés complexes une composante essentielle de la réalité sociale,
en tant qu’instruments de mise en équivalence reposant sur une
métrique commune, grâce auxquels les choses peuvent donner lieu à
des transactions et changer de mains sans que ces transactions
s’inscrivent dans des rapports de réciprocité engageant les personnes
sous une pluralité de dimensions.
Mais, ainsi que nous l’avons souligné, comme un prix ne peut pas
être traité isolément, la réalité dépend de la structure des prix relatifs,
c’est-à-dire du rapport entre les prix des différentes choses qui, dans
une certaine aire, à un certain moment du temps, sont soumises à
l’échange (et qui se double, par conséquent, d’une structure des
métaprix relatifs). Comme il en va de la réalité dans son ensemble, les
acteurs sociaux ne peuvent s’engager dans l’action que s’ils
parviennent à capitaliser des données, sur la base de leur expérience
propre ou à partir d’informations transmises par autrui, de façon à
constituer des sortes de cartes cognitives leur permettant de s’orienter
dans le monde social. Ces dispositifs cognitifs sont mis en œuvre
chaque fois qu’il est nécessaire de réduire le niveau d’incertitude qui, à
des degrés divers, nimbe la plupart des échanges et qui menace d’en
empêcher le dénouement si les attentes des partenaires ne
parviennent pas à converger 41. Or, pour se coordonner, les acteurs
doivent exercer non seulement une rationalité stratégique, mais aussi
une rationalité interprétative pour, d’un côté, chercher à déceler les
facultés de la chose, en tant que corps soumis à l’échange (que
l’économie désigne souvent du terme, à notre sens trop amalgamant
et par là trop vague, de «  qualité  »), en la rapprochant d’autres
choses 42 et, de l’autre, en juger le prix, en le plongeant dans un univers
composé d’une pluralité de métaprix susceptibles de jouer le rôle de
points saillants ou de repères.
On le voit bien, par exemple, dans les situations où un étranger,
ne s’agirait-il que d’un touriste, est subitement plongé dans un
contexte d’échange où il lui est impossible de confronter le prix
d’une chose singulière à l’univers des métaprix dans lequel ce prix
singulier vient s’insérer. Par contre, une réalité peut être envisagée
par ceux qui s’y trouvent plongés comme «  normale  » ou comme
allant de soi —  une qualification largement utilisée depuis Schutz 43,
notamment par l’ethnométhodologie —, voire comme « naturelle »,
quand les choses échangées sont préalablement plus ou moins
connues et quand la structure des prix relatifs paraît plus ou moins
constante et sans surprise, ce qui a notamment pour effet de rendre
possible la coordination des anticipations d’acteurs qui, tous, à des
titres divers, participent aux échanges. Cet état de choses est, par
excellence, celui qui caractérise l’économie de bazar, comme dans le
souk de Sefrou minutieusement étudié par Clifford Geertz 44. Ce
dernier peut écrire ainsi que « le bazar est le lieu le plus semblable au
marché de pure concurrence de l’économie néoclassique 45  ». Il faut
noter toutefois, d’une part, que le bazar est indissociablement le lieu
d’un échange d’objets et d’un échange généralisé de paroles qui
guident «  la recherche d’informations 46  » et, d’autre part, que les
transactions, «  étant d’ordre interpersonnelles  », dépendent aussi,
particulièrement en ce qui concerne la «  régulation des disputes  »,
des liens que les acteurs peuvent avoir noué en dehors du marché et
de leurs « relations d’autorité 47 ».
La situation décrite par Geertz contraste avec celle qui prévaut
dans les sociétés complexes à dominante capitaliste, où les rapports
marchands s’établissent dans la distance et où les relations entre
offreurs et demandeurs sont séparées par des chaînes de médiation
plus ou moins longues, en sorte que les décisions prises par les agents
et les firmes qui commandent l’offre sont loin d’être directement
confrontées aux attentes de consommateurs dispersés dont chacun
agit comme s’il était livré à la solitude du supermarché. Dans ces
sociétés, la structure des prix relatifs, en tant que composante
essentielle de la réalité, oscille entre des périodes de stabilité relative
et des moments marqués par des déformations qui, au-delà d’un
certain seuil, tendent à accroître de façon parfois catastrophique
l’incertitude qui menace toujours les échanges et, avec eux, la réalité
tout entière.
Un des effets de la modification incessante des prix est de
déstabiliser la relation entre les choses et leur prix et surtout de
déstabiliser la perception de cette relation ou la confiance que les
personnes peuvent avoir dans cette relation. Cela surtout à partir
d’un certain degré de variations, particulièrement si elles sont
rapprochées en sorte que les acteurs sociaux y sont sensibles parce
qu’ils mémorisent les anciens prix. Cet effet peut être répercuté, et
par là renforcé, par les médias qui informent et s’étonnent des
accroissements de prix de certaines choses et des diminutions de prix
de certaines autres (par exemple, quand l’accent est mis sur les prix
de certains tableaux dans les ventes aux enchères). La relation entre
la chose et son prix tend alors à être perçue comme arbitraire.
Cette idée que les prix sont arbitraires est d’ailleurs la seule
manière dont la sociologie critique analyse les prix en général. Une
telle théorie, conforme à l’orientation générale de la sociologie
critique, vise à montrer que la réalité est arbitraire, de façon à
« rendre la réalité inacceptable ». Montrer que la réalité est arbitraire,
c’est montrer qu’elle « n’est que » le résultat de rapports de force (de
domination), cela afin de donner des arguments pour changer la
réalité en changeant ce rapport de force. Mais cela entraîne une
aporie. Car on ne peut faire cette démonstration qu’en prenant
appui, implicitement, sur une réalité qui ne serait pas du semblant.
Ainsi Bernard Lahire, étudiant une affaire liée à la détermination et à
la vente de tableaux de Poussin 48, entend montrer qu’une « croûte »
peut atteindre un prix très élevé si le rapport de force s’établit en
faveur de ceux qui ont intérêt à en faire monter le prix (critiques
d’art et experts liés à des marchands). Mais parler de «  croûte  »
suppose que l’on porte implicitement un jugement sur la valeur
« réelle » de ce tableau, et sur ce qu’il mérite, c’est-à-dire sur le prix
auquel il devrait être vendu, si les rapports de force étaient autres que
ce qu’ils sont. Cela montre que la critique du prix telle que la conçoit
Lahire ne peut se passer de prendre appui, au moins implicitement,
sur une appréciation de ce qu’est, voire devrait être, le « vrai » prix de
la chose, si la réalité de la réalité n’était pas mise en cause.
Or cette attitude est loin d’être le monopole de sociologues
critiques. Elle est celle, très généralement, des acteurs sociaux. En
effet, ces derniers, d’un côté, cherchent à tirer parti des variations de
prix quand elles leur sont favorables. Mais, d’un autre côté, ils ne
peuvent pas vivre dans un monde où les prix et surtout les prix relatifs
se modifient sans cesse, parce que dans un tel monde le jugement sur
les objets devient impossible, dans la mesure où le prix joue un rôle
central pour assurer la réalité de la réalité. Or personne ne peut vivre
dans un monde où la réalité serait perpétuellement mouvante, sans
cesse en proie au « flux de la vie » qui doit être stabilisé.
Comment les acteurs sociaux font-ils pour, d’un côté, subir la
variabilité des prix ou en profiter et, d’un autre côté, maintenir
autant que faire se peut, la réalité de la réalité ? On peut reprendre
maintenant l’ensemble des notions exposées précédemment,
articulant détermination, prix, métaprix, et valeur pour répondre à
cette question. Les acteurs sociaux procèdent en recourant à l’artifice
de la distinction entre prix et valeur. Or les prix sont les prix réalisés,
ils sont pris à la fois dans un événement et une épreuve, et sont
inscrits dans un système monétaire. Mais ces prix réalisés sont
confrontés à un attribut de la chose qui serait sa valeur. Cet attribut
est supposé inhérent à la chose, essentiel, et donc plus stable, plus
fondamental, que le prix. Mais, pour décrire et mesurer cet attribut,
la valeur, on n’a d’autre langage que celui des prix, puisqu’il n’y a pas
de métrique spécifique de la valeur. La référence à la valeur est
centrale pour maintenir la réalité de la réalité, c’est-à-dire ici le prix
relatif des différentes choses et les métaprix.
Maintenir ferme la thématique de la valeur et la possibilité d’une
différence entre le prix et la valeur, qui suppose un métaprix, est
d’autant plus important que la référence à cette valeur est le seul
argument dont les acteurs disposent pour critiquer le prix, et le
présenter comme arbitraire, c’est-à-dire comme le résultat d’un
rapport de force et non comme fondé en réalité. De fait, sans la
possibilité de faire référence à la valeur et de la mobiliser comme
argument pour justifier les prix, les acteurs seraient totalement livrés
à l’arbitraire des prix, et au changement du prix relatif des choses, tel
qu’il résulte des déplacements du capitalisme. Autrement dit, ils
seraient complètement livrés au capitalisme.
En effet, la logique du capitalisme est une logique de déplacement
qui conduit à déplacer les capitaux et les activités des domaines où ils
apportent le moins de profit (où ils sont les moins rentables) vers les
domaines où ils apportent le plus de profit. L’innovation est l’une des
composantes de cette logique de déplacement. Or il appartient
normalement à cette logique de modifier sans cesse la relation entre
les prix relatifs des différentes choses.
Cette modification de la structure des prix relatifs et des métaprix
est une des expressions, et peut-être même l’expression principale, de
la relation entre capitalisme et État. D’une part, l’État, pour rendre la
réalité prévisible, doit tenter de maintenir les prix relatifs des
différentes choses, et réduire l’écart entre les métaprix et les prix.
D’autre part, le capitalisme, tiré par la recherche du profit maximum,
conduit à modifier sans cesse la relation entre les prix relatifs, et à
accroître la différence entre les métaprix et les prix. Nous sommes ici
à l’opposé d’une conception de la théorie économique des prix
«  naturels  », des «  justes  » prix ou des prix «  vrais  », qui, comme le
relève Foucault, étant «  conformes aux mécanismes naturels du
marché, vont constituer un étalon de vérité qui va permettre de
discerner dans les pratiques gouvernementales celles qui sont
correctes et celles qui sont erronées 49 ». Dans une telle conception, la
concurrence à l’état libre conduit à un « double profit 50 », profit pour
le vendeur, profit pour l’acheteur.
Nous soutenons que la logique du capitalisme conduit à modifier
sans cesse la relation entre les prix relatifs des différentes choses,
dynamique que l’État cherche à diminuer ou à apaiser mais sans
jamais être en mesure de l’empêcher complètement. Cette
dynamique est plus ou moins sensible et forte à différents moments
de l’Histoire. Pourquoi ces modifications importent  ? Parce qu’elles
changent la structure de la réalité. Et elles changent la structure de la
réalité non seulement parce qu’elles rendent certaines choses
abordables et d’autres non, mais surtout à cause des relations entre
les choses et leur prix. La logique du capitalisme apparaît encore plus
nettement lorsqu’on fait intervenir les relations entre monnaies via le
taux de change, c’est-à-dire les relations entre des États. La notion de
prix relatifs suppose la mise en relation de prix de différentes choses
exprimés dans une monnaie déterminée. Mais, comme on le voit par
exemple dans l’expérience ordinaire du touriste, il existe nombre de
situations banales dans lesquelles les acteurs sont amenés à
confronter les métaprix d’une même chose exprimés dans différentes
monnaies. Dans ces situations, la critique d’un prix qui paraît trop
élevé peut reposer aussi bien sur un métaprix de la chose convoitée
relativement à d’autres choses que sur la valeur relative de la monnaie
dans laquelle le prix de la chose est exprimé par rapport à son
expression dans une autre monnaie. Dans la même logique, l’achat
d’une chose peut être considéré comme une aubaine si son prix est
jugé bas relativement à son métaprix dans une autre monnaie.
Lors d’une transaction, chacun cherche à avoir la chose qu’il
convoite au moindre prix, en se référant à des métaprix, selon une
logique capitaliste, mais en même temps chacun voudrait que les
choses aient le prix qu’elles méritent ou s’inquiète si le prix paraît
arbitraire. Au cœur de chaque acteur d’une société de commerce, il y
a donc une tension entre une logique que l’on peut qualifier de
capitaliste, qui cherche le profit, et qui veut profiter du changement
de prix et des déplacements de la relation entre choses et prix, et une
autre logique, qui s’en inquiète parce que ces déplacements jettent
une suspicion sur la réalité elle-même, puisqu’ils modifient la relation
entre les choses et leur prix, et entre le prix relatif des choses. Une
telle tension crée aussi, par conséquent, une perte de confiance dans
l’État en tant qu’il est censé être garant de la stabilité de la réalité,
c’est-à-dire, au moins pour une part, de la stabilité de la relation entre
les choses et leur prix. Cela est d’autant plus développé dans les
sociétés démocratiques libérales, dont Foucault note que la devise
pourrait être « vivre dangereusement », « c’est-à-dire que les individus
sont mis perpétuellement en situation de danger, ou plutôt ils sont
conditionnés à éprouver leur situation, leur vie, leur présent, leur
avenir comme étant porteurs de danger 51  », culture du danger qui
s’incarne notamment dans l’apparition du roman policier puis de
celui d’espionnage 52.
La déformation de la structure des prix se rend manifeste aux
yeux des acteurs quand l’issue de certains échanges — processus qui
étant de l’ordre de l’événement ont toujours un caractère singulier —
dégage des prix qui apparaissent comme des « énigmes » parce qu’ils
semblent, sur un plan phénoménal, « sans commune mesure » avec la
chose échangée, impression qui ne peut, en fait, se former qu’en
rapprochant implicitement le rapport de ce prix-là à cette chose-là
aux rapports entre d’autres prix et d’autres choses tels qu’ils
composent la trame de la réalité.
Ces processus ont rarement été pris en compte par la sociologie
économique, si ce n’est dans les situations d’hyperinflation, par
exemple en Amérique latine, où la possibilité même d’une
«  prédiction  » tend à disparaître parce que le «  rapport entre les
individus et les biens  » se trouve profondément perturbé du fait de
«  l’incohérence des systèmes d’équivalence 53  ». Dans le cas de
l’hyperinflation, ce sont tous les prix qui croissent brutalement et de
manière imprévisible. Mais les déformations de structure des prix
peuvent prendre aussi des formes moins spectaculaires, moins rapides
et plus disparates, qui se manifestent pour certains par une hausse et
pour d’autres par une baisse. Or ces dernières sont fréquentes et
particulièrement intenses durant les périodes marquées par
l’apparition de nouvelles sources de création de richesse qui ont pour
effet de mettre en valeur des choses jugées jusque-là d’importance
secondaire, voire étaient ignorées, et, par là, d’en accroître le prix
relativement à celui d’autres objets. Ce fut le cas au cours de la
première révolution industrielle, avec le déplacement progressif
d’une économie dont la base était surtout organique (agriculture,
bois, laine, traction animale, etc.) vers une économie au sein de
laquelle l’exploitation de richesses minérales prenait une place
croissante. Puis de la seconde révolution industrielle, avec
l’intensification de la production industrielle en série d’objets
standard venant concurrencer la fabrication artisanale. Mais on peut
penser que c’est aussi le cas de nos jours sous l’effet de trois
phénomènes qui sont loin d’être indépendants, et déjà évoqués. Il
s’agit premièrement de la désindustrialisation qui a accompagné
l’externalisation de la production des objets courants dans des États
pratiquant des bas salaires ; deuxièmement, de l’expansion des profits
tirés d’activités financières ; troisièmement du développement d’une
nouvelle sphère de création de richesse, que nous identifions et
caractérisons comme économie de l’enrichissement.
Chapitre IV
LES FORMES DE MISE EN VALEUR

STRUCTURE ET GROUPE DE TRANSFORMATION


DES FORMES DE MISE EN VALEUR

Soit des choses circulant en étant associées à des prix, justifiés par
des valeurs. Notre hypothèse est que ces manières de circuler peuvent
être distribuées selon une structure organisant des formes de mise en
valeur en un groupe de transformation.
Nous avons souligné que les choses, pour pouvoir circuler,
devaient être déterminées, c’est-à-dire rapprochées sous un certain
rapport, notamment linguistique. Mais, dans le même temps, elles
sont différenciées. Soit deux choses différentes, mais déterminées de
la même manière, c’est-à-dire relevant de la même catégorie : si elles
ont le même prix, pourquoi acheter celle-là plutôt qu’une autre ? Et si
leur prix sont différents, pourquoi acheter celle-là qui est plus chère
plutôt que celle-ci qui est moins chère  ? La structure que nous
proposons devrait permettre de répondre à ces énigmes.
En effet, la structure doit permettre d’établir comment des choses
déterminées comme relevant de la même catégorie peuvent être
comparées en introduisant des différences, mais cela en les inscrivant
dans le temps. C’est pourquoi cette structure doit tenir compte de
deux axes, entre lesquels les choses sont distribuées :
Un premier axe qui permet d’exposer ce que les choses
présentent comme différences.
Un second axe qui organise la manière dont les choses peuvent
être estimées, mais sans que cette estimation puisse être, à
proprement parler, présentée, c’est-à-dire qu’elle inscrit les choses dans
le temps et, plus exactement, dans une incertitude temporelle.
Avant d’aller plus en avant dans le détail de ces deux axes, il faut
dire un mot de ce que nous entendons par «  forme  ». Les formes
permettent de lier les choses et les perspectives sous lesquelles elles
doivent être envisagées pour être correctement appréciées.
Considérées de l’extérieur, c’est-à-dire depuis un point de vue
surplombant et désengagé, ces formes peuvent être assimilées aux
conventions dont parle l’économie des conventions d’inspiration
constructiviste. Néanmoins, pour que ces formes puissent être
concrètement opérantes dans la pratique des transactions, elles
doivent se situer au point d’indistinction entre les choses elles-mêmes
et les perspectives sous lesquelles elles sont déterminées, ou, si l’on
veut, elles doivent suspendre l’écart entre réalisme et idéalisme, dont
le retour signale toujours l’amorce d’une approche critique. Le rôle
imparti à ces formes, quand elles fonctionnent, c’est-à-dire quand
elles font oublier leur dimension conventionnelle, est, d’une part, de
préciser les différentes perspectives susceptibles d’être adoptées sur
les choses qui circulent par l’échange, et d’en limiter le nombre. Et,
d’autre part, d’en distribuer les applications de façon que ces
dernières puissent être justifiées par des propriétés relevées sur les
choses elles-mêmes. Autrement dit, la chose doit en quelque sorte
prouver d’elle-même que la perspective sous laquelle on la considère
est adéquate de façon à ce que cette perspective n’apparaisse pas
comme purement subjective, c’est-à-dire, dans cette optique, comme
arbitraire.
Cependant, nous n’avons pas la prétention d’explorer, depuis un
point de vue surplombant, toutes les perspectives qui peuvent être
prises sur n’importe quelle chose, comme pour en clore la liste, ce qui
serait d’ailleurs un projet peu convaincant et sans doute irréalisable,
notamment du fait que ces perspectives sont aussi diverses et
changeantes que le sont les contextes sociétaux et historiques dans
lesquels elles sont ancrées et par là que les genres de choses dont elles
facilitent l’échange. Et si l’échange a bien un caractère universel, il
est loin d’être toujours et partout marchand au moins de la même
façon et au même degré.
Mettre l’accent prioritairement sur des formes axées d’une part
sur la différence, d’autre part sur une orientation temporelle, invite à
reconsidérer ce que Lucien Karpik a nommé «  l’économie des
singularités 1 ». En effet, nous soutenons l’idée que la circulation des
choses est davantage organisée par leur mise en valeur dans des
formes conventionnelles que par l’opposition entre ce qui serait de
l’ordre du singulier et ce qui serait de l’ordre du sériel. Chacune des
formes constitue, d’ailleurs, une ressource collective à laquelle les
agents peuvent faire référence quand ils doivent s’orienter dans le
monde des objets, c’est-à-dire opérer des distinctions ou rapprocher
des choses, les hiérarchiser, les vendre et les acheter.
Dévoilons maintenant ces formes dans leurs grandes lignes.
Lorsqu’une chose est présentée — ce qui constituera l’axe vertical des
formes dans des graphiques qui apparaîtront plus loin —, elle peut se
rendre descriptible selon deux types de langage : d’une part, celui de
l’analyse (propriétés distinctes, éventuellement mesurables et codées),
d’autre part, celui de la narration (mettant en scène alors des
événements et/ou des personnes). La présentation d’une chose de
manière analytique produit une double hiérarchie entre les choses  :
une hiérarchie entre des choses de prix différents, et une hiérarchie
entre des choses présentées analytiquement différemment (par
exemple par l’indication de leur poids, de leur dimension, de leur
durée de vie, d’une notation donnée par une association de
consommateurs, etc.). Si une chose est présentée par une narration,
une tension se crée entre quelque chose d’incommensurable, cette
narration qui n’est pas hiérarchiquement située par rapport à
d’autres narrations, et les prix différents des choses qui, eux, les
organisent hiérarchiquement.
Dans une ontologie dite «  naturaliste  », une différence entre les
choses et les humains est que l’on a tendance à faire comme si l’on
savait ce dont les choses sont faites, et donc à faire comme si elles
pouvaient toutes faire l’objet d’une présentation analytique, tandis
que les humains seraient dotés d’une puissance infinie. C’est
pourquoi la présentation d’un humain de manière analytique est
critiquée comme étant une «  chosification  » ou une «  réification 2  ».
Toutefois, comme nous le montrerons, une telle théorie rend mal
compte de la façon dont les choses sont mises en valeur, notamment
parce que de nombreuses choses peuvent être associées à des
narrations, et donc à des personnes, et parce qu’elles contiennent,
elles aussi, une part d’incertitude. L’autre tendance, que nous
écarterons aussi, consiste à traiter les choses comme des humains, et
notamment à les doter d’une agentivité ou d’une agence (agency) 3.
Nous maintiendrons, en effet, comme condition nécessaire la division
entre les humains et les choses. Si les choses étaient comme des
humains, il n’y aurait plus de raison de les doter d’un prix. Notre
ontologie suppose qu’il existe des êtres qui procèdent à des échanges,
les humains, et des êtres qui sont échangés, les choses, et qui, pour
être échangeables, même si elles peuvent se dégrader, doivent rester
les mêmes sous le rapport de leur détermination.
Cependant, la présentation des choses par leurs différences, que
cela soit de manière analytique ou narrative, introduit une tension
parmi les choses avec cette condition nécessaire à leur circulation, la
contrainte de détermination. Cette tension a des propriétés
partiellement communes avec la contradiction qui habite la
confection d’êtres humains nouveaux susceptibles de prendre place
dans un collectif déjà constitué, que nous avons analysée ailleurs 4.
Mais dans ce dernier cas, elle prend une forme plus drastique. En
effet le postulant, en l’occurrence le fœtus, doit —  première
contrainte  — être identifié comme appartenant à l’espèce humaine
(et non, par exemple, comme le rejeton d’un esprit surnaturel ou
comme un monstre) et être attribué à des classes d’appartenance (de
genre, de parenté, etc.), ce qui semble proche de la contrainte de
détermination repérée dans le cas des choses marchandes. Mais, pour
ce qui est des êtres humains, la seconde contrainte, la contrainte de
différenciation, est immédiatement posée à la limite, c’est-à-dire en
tant que contrainte de singularisation. Chaque être humain est par
principe un être singulier, ce que manifeste le fait qu’on le dote d’un
nom qui lui est propre 5. Cette singularité de principe doit être
rapprochée du fait que les êtres humains ne peuvent être dotés d’un
prix et faire l’objet d’un échange marchand dans la perspective d’un
profit, sauf dans le cas de l’esclavage qui tend, pour cette raison
même, à mettre en question leur pleine appartenance à l’humanité 6.
Dans chaque forme, un axe est privilégié, celui de l’analyse ou
celui de la narration, les deux fonctionnant comme un couple
d’opposés. La hiérarchie entre les choses qui ont une présentation
analytique se fait par le plus ou moins grand nombre de différences
entre les décompositions analytiques. On objectera qu’un certain
nombre de choses, que nous appelons standard, et qui sont des
copies, possèdent la même présentation analytique. Comment dès
lors s’organise la hiérarchie analytique  ? Il faut introduire ici une
nouvelle distinction, celle entre prototype et spécimen, et que nous
développerons plus loin. Les choses qui possèdent la même
présentation analytique sont des spécimens produits à partir d’une
présentation analytique originelle, celle du prototype. Pour des objets
standard, les différences sont donc supportées par les présentations
analytiques des prototypes.
Si une chose est saisie sous le rapport du temps — qui constituera
l’axe horizontal des graphiques des formes —, sa description contient
une incertitude irréductible : c’est une incertitude qui laisse espérer
que l’appréciation de la chose va grandir avec le temps, ce qui justifie
que son prix dans l’instant immédiat est moins élevé qu’il ne sera, ou
qu’elle diminuera avec le temps, ce qui justifie que son prix est plus
élevé qu’il ne sera lorsque la chose circulera à nouveau. Ces
orientations temporelles guident donc l’estimation de ce que nous
appellerons la puissance marchande des choses, et qui peut se
manifester dans le temps par une perte ou une prise de valeur. Cette
puissance, si elle concerne l’incertitude sur l’avenir d’une chose, est
cependant toujours mise en relation avec son passé. En effet, les
choses qui n’ont pas de passé voient leur puissance diminuer avec le
temps, alors que les choses dotées d’un passé ont des chances que
leur puissance augmente avec le temps.
L’attention aux deux modes de présentation différentielle des objets
(analyse vs. récit) et aux deux orientations temporelles qui guident
l’estimation de leur puissance marchande (perdre de la valeur vs.
prendre de la valeur) permet d’esquisser une combinatoire des
principales perspectives sous lesquelles il est possible d’identifier et de
différencier les objets marchands dans une société de commerce. Ces
perspectives sont associées à des formes de mise en valeur des choses
dont chacune obéit à une logique propre. Elles dessinent également
des espaces marchands qui, s’ils peuvent se recouvrir partiellement,
sont pourtant relativement distincts, en sorte qu’elles contribuent à
structurer le cosmos de la marchandise.
D’une part, ces structures organisent la concurrence en fonction
de règles de commensurabilité ou d’incommensurabilité entre
certains objets (il est raisonnable de comparer le prix de deux
voitures utilitaires neuves de taille similaire, mais il est aberrant de
rapprocher le prix d’une voiture utilitaire de celui d’une voiture de
collection, deux objets qui doivent, pour que justice leur soit rendue,
être considérés sous des perspectives différentes). Ces structures
permettent, d’autre part, d’ouvrir aussi largement que possible le
champ des choses susceptibles d’être transformées en marchandises,
en multipliant les rapports sous lesquels une chose peut être
envisagée dans ce qu’elle a de propre ou, si l’on peut dire, en en
respectant la dignité, tout en la dotant d’un prix. Un processus qui
serait sans limites s’il n’était subordonné au droit, lui-même adossé à
des normes morales et/ou sociales, qui prévaut à un certain moment
du temps et dans une certaine aire d’échanges et dont dépend le
tracé de la frontière toujours disputée et plus ou moins mouvante
séparant ce dont la marchandisation est admise et ce qui est (ou
devrait être) exclu du cosmos de la marchandise, comme, par
exemple, ce qui relève de l’intimité 7.
Ajoutons que cette structuration du cosmos de la marchandise, et
des dispositifs permettant d’en mettre en valeur les objets, est
favorable au commerce pour au moins deux raisons. D’une part, elle
permet de tirer de la vente de chaque chose le profit maximum. Ce
ne serait pas le cas si toutes les choses étaient considérées sous la
même perspective, ce qui aurait évidemment pour effet d’en dévaluer
un grand nombre. Considérée sous la même perspective qu’une
voiture utilitaire neuve, une voiture de collection se verrait reléguée
parmi les véhicules d’occasion de bas niveau et bons pour la casse.
Mais, à l’inverse, une voiture utilitaire neuve ne présenterait pas
grand intérêt et ne pourrait pas être proposée à un prix élevé, si on
l’estimait avec les yeux d’un collectionneur.
D’autre part, ce mode d’organisation structure aussi la
compétence des opérateurs. Il leur fournit des schèmes de perception
et d’évaluation, et des langages de description qui, bien que très
inégalement distribués, peuvent se prévaloir du sens commun dans
son instanciation commerciale, ce qui permet de limiter les
malentendus ou, au moins, de fournir aux acteurs engagés dans des
litiges, qui sont très nombreux dans un monde, celui du commerce,
reposant sur la compétition pour le profit, des arguments vers
lesquels ils peuvent converger pour tenter de mettre un terme aux
différends qui les opposent. Si les choses étaient mises en vente sans
que les acteurs puissent se repérer grâce à un nombre limité de
formes de mise en valeur, ils ne pourraient pas se coordonner, et le
prix des choses étant sans cesse remis en question et négociable, leur
circulation deviendrait limitée, voire impossible. Mais une seule
forme de mise en valeur ne permettrait pas d’espérer tirer le meilleur
profit possible de toute chose. Le fait que la puissance marchande
puisse être négative ou positive permet, en outre, de répartir les
choses selon qu’elles doivent disparaître ou être conservées. S’il n’y
avait qu’une seule puissance marchande, toutes les choses seraient
conduites à disparaître, ou toutes les choses devraient être conservées.
En croisant deux modalités de présentation d’une chose —  de
manière analytique ou narrative — avec deux modalités d’estimation
de sa puissance — destinée à décliner ou susceptible de s’épanouir —
nous dessinerons quatre perspectives sous lesquelles les choses
peuvent être envisagées et mises en valeur :

Présentation Présentation
analytique narrative
Puissance marchande Forme standard Forme tendance
négative
Puissance marchande Forme actif Forme collection
positive

Les objets placés sous une même perspective sont envisagés en


tant qu’ils possèdent un air de famille. Mais aussi en tant qu’ils
présentent des différences dont dépend l’ensemble des métaprix qui
peuvent leur être attribués. Les formes génèrent ainsi des arguments
qui sont associés à une chose pour défendre son métaprix par rapport
à celui d’autres choses pertinentes dans le même cadre. Ces formes
permettent de justifier les prix et favorisent la formation de prix qui
ont des chances d’être jugés raisonnables, mais elles peuvent tout
aussi bien donner assise à une critique des prix.
Mais ces formes jouent aussi un rôle inverse. Du fait de leur
pluralité, elles créent des espaces d’incommensurabilité qui
structurent le cosmos de la marchandise. Saisie sous une certaine
perspective, la valeur d’une chose est sans commune mesure avec la
valeur de choses pertinentes sous d’autres perspectives. La dispersion
de la valeur se répercute sur la distribution des prix. Les prix des
choses pertinentes sous différentes perspectives peuvent être
exprimés dans la même métrique monétaire sans être, pour autant,
confrontés et donner lieu à des comparaisons. Et de même, la
concurrence entre des objets qui seraient susceptibles d’être
déterminés comme appartenant au même genre, par exemple,
relativement à leur fonction, mais qui sont évalués par référence à
différentes formes de mise en valeur, est très atténuée, voire
inexistante, en sorte que des choses apparemment substituables
deviennent non substituables (une Twingo d’occasion n’est pas en
concurrence avec une Dauphine de collection  ; une tasse standard
achetée chez Monoprix n’est pas en concurrence avec une tasse
tendance achetée chez Colette, etc.). Pareillement, il va de soi, si les
partenaires de l’échange se coordonnent par référence à la forme
standard, qu’une voiture juste sortie d’usine puisse être présentée à
un prix supérieur à celui d’une voiture d’occasion, pouvant donner
lieu à un usage similaire, pour la seule raison qu’elle est neuve. Ou
encore, si leur coordination repose sur la forme collection, qu’une
œuvre d’art originale puisse être présentée à un prix supérieur à celui
d’une copie, même si la copie est parfaite, du seul fait qu’il s’agit de
l’original. Le fait d’être neuves ou d’être originales constitue donc,
avant tout examen plus approfondi, des différences de base dont les
choses sont dotées. Autrement dit, la mise en valeur vise à limiter les
effets de substitution et, par là, à limiter la concurrence. Ou encore à
spécifier les quelques objets avec lesquels l’objet soumis à l’échange
peut être mis en concurrence, en écartant un grand nombre d’autres
prétendants potentiels. La constitution de monopoles ou de quasi-
monopoles est l’horizon de ce processus, et, sans doute, le rêve qui
habite tous les opérateurs intervenant dans un espace de transaction.
C’est en effet dans ces situations que le pouvoir de l’offreur sur la
détermination du prix est le plus fort et, par conséquent, que sa plus-
value marchande a des chances d’être la plus élevée.
Il faut souligner que la différenciation des choses, qu’elle soit
exprimée par une présentation analytique ou narrative, est tirée par
la concurrence. L’exigence de différenciation répond aux attentes de
chaque offreur qui entend réaliser un profit en négociant la chose
qu’il propose au prix maximum. Il doit, par là, essayer d’entraver la
propension du demandeur à se tourner vers d’autres choses relevant
plus ou moins de la même détermination, et jugées par conséquent
plus ou moins similaires, surtout si elles sont proposées à un prix
inférieur. Or, dans les sociétés européennes actuelles (ce n’était pas
sans doute au même degré le cas autrefois et, sans remonter très loin,
durant les trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale),
les demandeurs potentiels possèdent déjà un grand nombre de
choses et, particulièrement, des objets standard incorporant une
dimension technique. Ils pourraient donc se contenter de ce qu’ils
ont sans s’engager dans de nouvelles transactions. Lorsqu’un objet
nouveau leur est présenté, cet objet a d’autant plus de chances de
susciter leur intérêt qu’est marquée la différence entre cet objet et
d’autres objets déjà existants de façon à ce que ces derniers puissent
être jugés obsolètes. Bien que cela puisse être juridiquement interdit,
l’obsolescence peut, comme on sait, être provoquée, ce qui est
aujourd’hui fréquent dans le cas des artefacts standard ayant une
forte composante technique, soit qu’ils soient fabriqués de manière à
ne fonctionner que durant une période de temps relativement
courte, soit qu’après une certaine durée leur compatibilité avec
d’autres objets de la même sphère technique devienne
problématique, comme on peut par exemple l’expérimenter dans le
cas des réseaux informatiques.
La façon principale dont l’offreur peut chercher à se prémunir
contre le risque de concurrence, et échanger ce qu’il détient avec
profit, consiste à faire valoir la ou les différence(s) entre, d’une part, la
chose qu’il possède et propose à la vente et, d’autre part, d’autres
choses offertes par d’autres offreurs ou déjà possédées par un nombre
important de demandeurs, qui, si on les considère toutes et de loin,
peuvent être jugées plus ou moins similaires.
Accroître la valeur différentielle de la chose revient à favoriser
certains rapprochements au détriment d’autres rapprochements qui
pourraient sembler raisonnables, ou, si l’on veut, à partitionner la
classe à laquelle la chose a été rattachée de façon à constituer des
sous-classes. Cette chose est bien une statuette chinoise, ou une
voiture, mais pas n’importe laquelle. La statuette chinoise est de la
plus haute antiquité  ; la voiture est particulièrement puissante et
rapide, etc. Ce processus est par construction sans limites. On peut
toujours chercher à introduire une nouvelle différence ou à modifier
le système des différences. Le processus de différenciation peut donc
se poursuivre jusqu’à ce que la classe à laquelle la chose est attribuée
ne contienne plus qu’une seule chose qui est cette chose elle-même
offerte à l’échange, par exemple un tableau de maître sans pareil 8.
Contrainte de détermination et contrainte de différenciation
entrent en tension. La première suppose de rattacher la chose à des
classes suffisamment larges et reconnues (comme le sont, par
exemple, les styles) pour que sa détermination ne pose pas problème.
Mais la seconde suppose de partitionner ces classes de façon à rendre
la chose incomparable, pour justifier son prix plus élevé par rapport à
d’autres choses de prix inférieur que le demandeur pourrait être
tenté de lui substituer.
L’un des effets de la structure des formes est de favoriser une
extension du cosmos de la marchandise qui peut incorporer à peu
près n’importe quoi, mais aussi de rendre justice à chaque chose,
puisqu’un objet déprécié dans une certaine perspective peut être
apprécié dans une autre, c’est-à-dire aussi de permettre de tirer de
l’échange de toute chose le profit maximum. Le déplacement de
choses d’une forme à une autre n’est pas seulement une possibilité
mais une condition d’existence des formes. Si les choses ne pouvaient
pas circuler entre les formes, celles-ci ne pourraient pas exister en
tant que telles, indépendamment les unes des autres.
La manière dont les objets seront mis en valeur — la façon dont
ils seront présentés et disposés dans un certain environnement  —,
leur mode de présentation et les arguments destinés à faire valoir ce
qu’ils ont de propre, etc., se révéleront profondément différents dans
chacune des quatre formes que nous avons identifiées. Néanmoins, le
dispositif d’ensemble est assez cohérent et robuste pour fonctionner
comme s’il allait de soi et pour permettre aux opérateurs de se
déplacer aisément entre des transactions relevant de différents
modes, parce que les expressions bien formées selon un mode de
mise en valeur sont logiquement connectées aux expressions bien
formées selon un autre mode de mise en valeur. Ces connexions sont
possibles parce que les syntaxes internes des quatre formes de mise en
valeur sont en isomorphie avec la syntaxe externe d’engendrement
des formes et, par là, également dans une relation d’isomorphisme les
unes aux autres. Une des caractéristiques de cette syntaxe est de
surmonter des distinctions qui jouent un grand rôle dans les
catégories comptables, telles que celles entre bien mobilier et bien
immobilier. On pourrait montrer ainsi que, selon la façon dont un
bien immobilier est déterminé, il peut être mis en valeur comme un
bien immobilier standard (la maison individuelle analysée par Pierre
Bourdieu 9), comme un bien immobilier de collection (les demeures
d’exception décrites par Marc Augé 10), comme un bien immobilier
tendance (comme dans le cas de la gentrification 11), ou comme un
bien immobilier actif (comme les appartements sur la Cinquième
Avenue à Manhattan, du 7e arrondissement à Paris, ou les quartiers de
Kensington et de Chelsea à Londres).
Chacune des syntaxes internes est, comme l’est la syntaxe externe,
structurée par l’intersection entre l’axe assurant la présentation
différentielle et l’axe d’estimation de la puissance. Mais, tandis que dans le
cas de la syntaxe externe, chaque axe peut prendre deux modalités,
les syntaxes internes à chacune des formes de mise en valeur ne
peuvent adopter qu’une modalité et une seule sur chacun des axes.
C’est à cette condition qu’elles peuvent à la fois se différencier (deux
syntaxes qui opteraient pour la même modalité sur les deux axes se
confondraient) et se motiver par référence les unes aux autres. Les
différentes syntaxes internes entretiennent par là des relations qui
sont indissociablement d’extranéité et de familiarité. Elles se rendent
mutuellement compréhensibles au sens où la spécificité de chacune
d’entre elles est immédiatement saisissable par référence et par
opposition aux autres. Chacune de ces syntaxes génère des catégories
permettant de qualifier les objets selon des modalités très spécifiques.
Mais les catégories propres à chaque syntaxe interne peuvent être
interprétées au moyen de règles transformationnelles implicites
comme des fonctions de catégories occupant une position similaire
dans chacune des autres syntaxes. Il s’ensuit que l’ensemble du
dispositif sur lequel repose la mise en valeur des objets peut être
envisagé comme un groupe de transformation, au sens donné à cette
notion par Claude Lévi-Strauss 12.
Une sémantique de ce type, «  toujours à mi-chemin entre des
percepts et des concepts » — comme l’écrit Claude Lévi-Strauss de la
« réflexion mythique 13 » —, peut s’appliquer à une matière composée
de choses distinctes, voire singulières, à la fois en la différenciant et
en l’homogénéisant puisque ce dont elle s’empare est saisi, d’un côté,
sous le rapport de sa diversité substantielle, c’est-à-dire de façon
discontinue, et, de l’autre, sous celui de son appartenance au cosmos
de la marchandise envisagée dans sa continuité. «  S’arrangeant avec
les “moyens du bord”  » —  comme l’écrit Lévi-Strauss  —, elle se
compose, se diversifie et se recompose en tirant parti de « toutes les
occasions » qui se présentent à elle « de renouveler ou d’enrichir le
stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de
destructions antérieures 14  ». Elle fournit par là des opérateurs
permettant de parcourir un champ très vaste et non limité a priori, en
sorte qu’elle peut s’étendre à des objets qu’elle n’avait pas jusque-là
reconnus, qu’ils soient proprement nouveaux ou qu’ils n’aient pas été
encore considérés sous le rapport de leur circulation marchande, un
peu à la façon dont une logique métaphorique fait circuler des
schèmes entre des domaines d’objectivité divers de façon à faire jaillir
ce quelque chose qui pourrait leur être commun ou encore comme
ces «  codes commerciaux qui —  écrit encore Lévi-Strauss  —,
condensant l’expérience passée de la profession, permettent de faire
économiquement face à toutes les situations nouvelles (à la condition,
toutefois, qu’elles appartiennent à la même classe que les
anciennes) 15 ». C’est la raison pour laquelle chacune des formes que
nous avons identifiées peut donner lieu à deux approches différentes.
On peut qualifier la première de restreinte et la seconde d’étendue.
On peut considérer chaque forme, dans son aspect restreint, à
partir de cas exemplaires qui en occupent le cœur, c’est-à-dire à partir
d’objets qui, de par leurs propriétés et leurs emplois, se prêtent à des
opérations de valorisation conduisant à déployer les principales
caractéristiques de la forme considérée. Ces objets exemplaires, à
propos desquels les composantes de chaque forme se trouvent
fortement corrélées, concentrent l’information pertinente sur
chacune des formes de mise en valeur 16. C’est ainsi qu’une analyse de
la forme standard dans ce qu’elle a de plus spécifique pourra prendre
appui sur la mise en valeur d’objets industriels comportant une forte
composante technique ; qu’une analyse de la forme tendance pourra
tirer un grand profit du cas des vêtements de mode ; que la vente aux
enchères d’objets d’art constituera un bon exemple de la forme actif
ou encore que les propriétés de la forme collection se révéleront de
façon particulièrement marquante en comparant des pratiques
d’accumulation qui ont en commun d’être systématiques et d’être
orientées par l’intérêt pour le passé, qu’elles concernent, par
exemple, des timbres, des montres, des tableaux, etc.
Mais, dans la mesure précisément où elles doivent faire face à « un
répertoire dont la composition est hétéroclite 17  » et qui tend à
s’infléchir quand se modifient les contours de la marchandise, les
formes de mise en valeur peuvent toujours — encore une fois un peu
sur le mode de la « pensée mythique » — être étendues, et « travailler
à coup d’analogies et de rapprochements  », comme dans le cas du
«  bricolage  » dont «  les créations se ramènent toujours à un
arrangement nouveau d’éléments dont la nature n’est pas modifiée
selon qu’ils figurent dans l’ensemble instrumental ou dans
l’agencement final 18 ». C’est la raison pour laquelle, dans la pratique
des échanges, et poussée, en quelque sorte, par la nécessité de
donner une valeur aux choses afin d’en justifier ou d’en critiquer le
prix, chaque forme peut s’étendre à des domaines dont les propriétés
s’éloignent de ceux des objets exemplaires qui peuvent sembler les
mieux à même de l’illustrer dans ce qu’elle a de spécifique 19. Cela en
ne rencontrant d’autres limites que celles qui lui sont imposées par
les mouvements concomitants des autres formes.
C’est ainsi, par exemple, que, dans une société industrielle où le
mode de production fordiste est devenu prédominant, la
standardisation a pu être étendue, non seulement jusqu’à atteindre
des domaines nouveaux, tels que l’abattage des animaux ou les
techniques de vente, mais aussi quasiment jusqu’à l’utilisation des
êtres humains, ce qui a constitué l’une des principales cibles des
critiques dont cette formation sociale a fait l’objet. La forme standard
en est ainsi venue à incarner un cosmos économique dans ce qu’il
pouvait avoir de plus spécifique et, avec lui, la société même où il était
devenu dominant. La forme collection peut, elle aussi, être étendue,
surtout dans les pays d’Europe de l’Ouest, où elle tend à se
développer en arraisonnant un nombre toujours croissant d’objets, de
domaines et même d’expériences, pourtant éloignés de son cœur
prototypique, comme, par exemple, l’immobilier dans les quartiers
centraux et anciens des métropoles, et, d’une manière plus générale,
les dispositifs touristiques et culturels. Cela au point que, de même
que l’on a pu voir dans le standard le paradigme d’un certain type de
société industrielle, même si tout était loin de s’y trouver standardisé,
de même peut-on sans doute voir dans la collection le paradigme
d’un autre type de société en formation, même si les collections, au
sens propre, n’y jouent pas un rôle économique central et même si les
sujets sociaux y sont loin d’être tous des collectionneurs acharnés.
Le capitalisme ne peut se réaliser pleinement que s’il existe une
structure telle que nous la repérons, qui permet donc d’arraisonner
une multiplicité de choses par extension. Mais cette dynamique a
pour effet de mettre constamment cette structure à l’épreuve, voire
probablement de la défaire ou de la faire muter. Nous l’exposerons
telle qu’elle a cours actuellement, la saisissant comme une
photographie de la société du commerce.

PRÉSENTATIONS DE LA CHOSE :
ANALYTIQUE ET NARRATIVE

Pour qu’une chose soit mise en vente, il faut qu’elle soit


déterminée et, pour qu’elle soit mise en valeur, il faut qu’elle soit
présentée. En effet, une chose ne dit pas, d’elle-même, ce qu’elle est,
et l’on ignore, le plus souvent, comment elle a été réalisée. La mise en
valeur prend appui, de surcroît, sur le fait que les êtres humains sont,
en général, excités et affectés par ce dont ils n’ont pas déjà fait
l’expérience, et qu’ils ne connaissent que par le truchement
d’informations rapportées qu’il leur est impossible ou difficile de
tester ou de vérifier.
La présentation d’une chose est faite, avant tout, par l’artisan
principal de la mise en valeur, c’est-à-dire le vendeur. La présentation
d’une chose peut se faire en amont, c’est-à-dire être élaborée par le
producteur d’une chose, s’il est distinct de celui qui la commercialise,
mais elle est alors dans ce cas le plus souvent directement reprise, et
cela d’autant plus si le producteur a déployé publiquement la
présentation de la chose très largement, par des campagnes de
publicité, qui associent une image, un slogan et la chose. Mais les
acheteurs peuvent aussi proposer une présentation d’une chose,
notamment s’ils se regroupent en associations de consommateurs qui
visent à tester et à comparer des produits en les confrontant aux
présentations qu’en font les vendeurs, ou en se regroupant pour
émettre des séries d’avis et des notations sur des sites internet. Il faut
en dire maintenant davantage sur ces deux présentations.
La présentation analytique consiste à prolonger la décomposition
des propriétés attribuées à l’objet jusqu’à les fixer sous une forme
minimale, aisément stockable, reproductible et transportable, qui
facilite la comparaison. Cette présentation est particulièrement
adaptée pour le commerce à distance dès lors que plusieurs choses
sont porteuses de la même présentation analytique.
Recourant à la transcription de propriétés qui peuvent être
traduites en termes numériques, comme on l’observe par excellence
dans le cas des objets techniques, mais susceptible aussi d’être mis en
œuvre en utilisant les mots du langage ordinaire, souvent utilisés alors
comme le seraient des slogans, ce procédé de présentation peut être
souvent assimilé à un travail de codification. D’une manière générale,
la présentation analytique décompose la chose en propriétés
pertinentes dont chacune est représentée par un signe et dont la
juxtaposition apporte une information prétendant à l’exhaustivité et
à l’objectivité, qui la rend connaissable à distance et sans le recours à
l’expérience directe. Elle est quasiment atemporelle, au sens où la
référence au temps est peu présente, sinon sous la forme de la date
de fabrication, la durée de vie prêtée à la chose, ou encore la période
de garantie, mais jamais par un enchaînement d’événements.
La seconde modalité de description que nous envisagerons
consiste à mettre en valeur la chose par le truchement d’une
narration. Tandis que la présentation analytique s’en tient à la chose
elle-même et entend la représenter dans sa pure choséité supposée
demeurer identique à elle-même quel que soit le contexte où elle se
trouve située, la narration permet d’associer la description de la chose
et l’évocation de situations dans lesquelles la chose est, ou a été,
plongée et celle de personnes qui sont, ou ont été, en relation avec
elle, qu’il s’agisse, par exemple, de personnes qui l’ont confectionnée
ou de personnes qui l’ont possédée ou qui, actuellement, la
possèdent. À la différence de la présentation analytique, au caractère
quasi atemporel, la narration incorpore une orientation
chronologique qui rend ce mode de représentation particulièrement
apte à la prise en charge du passé, c’est-à-dire non seulement du passé
de la chose elle-même, mais aussi de la prise en charge des situations,
des événements et des personnes avec lesquels la chose a pu être
autrefois en contact. Dès lors, celui qui acquiert une chose dotée
d’une telle présentation s’inscrit à son tour dans la narration qui lui
est associée : en entrant en possession de la chose, il peut introduire
le récit de sa vie dans celui de la chose 20.
La présentation narrative permet par là d’activer des fonctions
mémorielles auxquelles la présentation analytique ne donne pas
accès, et cela pour au moins deux raisons. D’une part, parce que les
narrations sont, pour les êtres humains, beaucoup plus faciles à
mémoriser que ne le sont les analyses, ce qui, selon les travaux
cognitivistes, est d’ailleurs l’un des traits qui différencient l’esprit des
personnes et l’architecture des ordinateurs 21. D’autre part, parce qu’il
appartient à la structure de la narration de rendre possible la
représentation du passé et l’enchâssement au sein d’une même
histoire de l’évocation du passé et de la référence à un présent qui le
remémore. On notera toutefois que, pour les mêmes raisons, le récit
est moins stable que ne l’est l’analyse. À la différence de la
présentation analytique qui, une fois établie, peut demeurer
inchangée, surtout si elle fait l’objet, comme c’est souvent le cas,
d’une garantie institutionnelle, la présentation narrative, même si elle
a donné lieu à une transcription écrite destinée à la fixer, et même si
elle prend appui sur l’autorité d’érudits, doit à sa vocation première,
qui est d’être transmise de personne à personne, une mobilité qui
ouvre la possibilité d’une pluralité d’interprétations générant des
variantes multiples, parfois contradictoires, dont certaines peuvent
nourrir l’intention de mettre en cause le récit originel sur lequel
repose la mise en valeur de ce dont il retrace l’histoire.
Une présentation narrative, dans la mesure où elle met l’accent
sur des événements, même brefs, a pour enjeu d’attacher le nom de
personnes, singulières ou collectives, à des choses. Ces personnes
peuvent être fameuses, et héroïques. Elles sont le plus souvent mortes,
mais elles peuvent être aussi vivantes. On dira que ces personnes ont
été réelles quand il existe différents types de formes d’attestation les
concernant qui peuvent être recoupées et qui font d’elles des
personnages historiques. Elles sont fictives quand elles n’ont qu’une
existence dans la mémoire orale ou dans une narration, ou encore
une série de narrations, s’il n’y a pas d’autre forme d’attestation. On
ne met pas en doute le fait que Napoléon soit un personnage
historique qui a réellement existé. Mais on met en doute l’existence
physique, historique, d’Œdipe. Enfin, certains personnages,
n’existant que dans des fictions, sont dès lors pleinement fictionnels,
telle Emma Bovary. Mais, d’une part, dans certains romans, les
personnages sont des décalques de personnes réelles, notamment de
l’auteur, comme par exemple dans les récits de Patrick Modiano,
d’autre part, certains personnages de fiction sont dotés par les
lecteurs d’une quasi-autonomie qui les fait s’échapper au seul
contrôle de leur auteur, tel Sherlock Holmes 22. Les narrations
mettent en scène ces personnes fameuses, historiques, mythiques ou
fictionnelles en les associant à des événements, à des espaces et,
souvent, à des objets, cela d’autant plus si ces narrations font l’objet
d’une forme filmique.
Toutefois, pour qu’une telle narration puisse être considérée
comme participant à la mise en valeur d’un lieu ou d’une chose, il
faut que lui soient associées deux références différentes reliées par
une trace. Tout d’abord, les personnes fameuses (les héros mis en
scène dans des événements), ou les personnes collectives (les
«  paysans français du XIXe  siècle  ») auxquelles il est fait référence
doivent être mises à distance, qu’elles soient mortes ou inaccessibles.
Ensuite, la référence à des choses, ou à des lieux, doit avoir un
caractère à la fois matériel et actuel. Enfin, il faut que l’on puisse
attester, et c’est là le rôle de la narration, l’existence d’une relation
physique (avoir touché, etc.) entre les héros disparus et les objets
matériels et actuels qui sont supposés en garder la trace. Ces
présentations narratives ont un rôle majeur dans la forme collection,
autant dans sa dimension restreinte que dans celle étendue à
l’économie de l’enrichissement. La relation entre des noms de héros
disparus et des choses ou des lieux, beaucoup utilisée par la publicité,
favorise à la fois l’identification au héros (ce qui est toujours le cas de
la littérature héroïque qui présente des modèles à suivre) et la
possibilité de la réaliser via des choses appropriables et échangeables,
ou via des lieux susceptibles d’être visités.

LE PROBLÈME DE LA MISE EN VALEUR


PAR L’IMAGE

Dans la distinction que l’on vient de proposer entre une


présentation analytique et une présentation narrative, l’accent a été
mis, au moins implicitement, sur le langage, et particulièrement sur le
texte. Ce dernier, utilisé pour la narration, peut aussi servir à la
présentation analytique bien que, dans ce cas, il soit fréquemment
associé à des données numériques. Mais quelle place faut-il faire aux
images qui accompagnent très souvent la présentation de l’objet ?
Le rôle prépondérant donné aux images, et particulièrement aux
images photographiques immobiles, par la publicité, dont l’essor a
suivi le développement de la presse magazine après la Seconde
Guerre mondiale, pourrait donner à croire que l’image
photographique serait le principal médium utilisé pour mettre en
valeur les choses. N’est-ce pas surtout au moyen d’images que les
publicités cherchent à rendre attrayants les objets mis sur le marché ?
Nous nous écarterons néanmoins de cette position qui confond, selon
nous, différentes opérations d’ordre sémiotique environnant
l’épreuve marchande, dont chacune prend appui sur une conception
différente des demandeurs et même sur des anthropologies
différentes, notamment au sens où soit elles ignorent la réflexivité des
acteurs (au profit de conceptions qui font appel à quelque chose qui
serait de l’ordre d’un «  inconscient  »), soit, au contraire, les dotent
d’une intentionnalité et de la capacité à l’orienter de façon réflexive
pour motiver l’action.
La publicité, surtout depuis que les publicitaires ont eu recours à
la psychologie des profondeurs —  un processus qui s’est développé
depuis les années 1950 environ  —, s’est polarisée sur une
anthropologie centrée sur le «  désir  ». Cette dernière se donne un
acteur habité par des « pulsions » que la publicité aura pour tâche de
stimuler de façon à «  créer des désirs  » auxquels l’acheteur
s’abandonnera impulsivement et de façon assez irréfléchie.
Pour exercer cette fonction de séduction, la photographie paraît
en effet être un bon médium parce qu’elle permet de placer un objet
quelconque dans un environnement qui a donné lieu à un travail de
représentation et de valorisation et dont l’image photographique
renvoie à une «  encyclopédie  », au sens de la sémiotique, composée
«  d’images modèles  » considérées comme déjà largement connues
des acheteurs potentiels. Dans une logique associationniste, les désirs
suscités par l’image modèle sont supposés se déplacer sur l’image de
la chose mise en vente. C’est le cas, par exemple, de bouteilles d’eau
gazeuse provenant d’une source située en Italie, commercialisées sous
un nom de marque, dont l’image photographique est associée à la
photographie stéréotypée d’une ville italienne, de façon à orienter le
désir vers l’eau vendue sous cette marque plutôt que sous n’importe
quelle autre.
On peut discuter, comme le font d’ailleurs les publicitaires eux-
mêmes, de l’efficacité marchande de tels rapprochements, mais il faut
remarquer qu’ils ne permettent pas de mettre en rapport la chose et
son prix qui, dans la plupart des images publicitaires, n’est pas
mentionné. On peut d’ailleurs penser qu’ils ont précisément pour
objectif de déplacer toute l’attention des acheteurs potentiels sur
l’image de la chose de façon à estomper non seulement la question
de sa teneur, mais surtout celle de son prix et, par là, d’écarter un
éventuel mouvement critique qui consisterait précisément à mettre
en tension la chose et son prix par rapport à d’autres choses + prix.
C’est en ce sens que ces stratégies de séduction s’écartent de la
logique de la mise en valeur. Elles ne proposent pas d’arguments
susceptibles d’intervenir dans des séquences de critique et de
justification. On peut d’ailleurs penser que la photographie et, plus
généralement, les images immobiles, dont la puissance évocatrice
élevée peut être mise à contribution pour exercer des fonctions
associationnistes, ont par contre, quand elles ne sont pas
accompagnées de textes, un pouvoir argumentatif faible. Cela, du fait
notamment de leur caractère instantané, de la pauvreté de leurs
articulations syntaxiques, et peut-être surtout de leur faible accès au
métalangage, qui est une propriété spécifique des langues naturelles,
permettant d’utiliser le même code pour faire référence à un objet du
monde et aux moyens symboliques qui le représentent. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle la presse magazine, en se
développant, a dû inventer une rhétorique spécifique dans laquelle
interviennent à la fois des images et des textes. On le voit par
exemple dans le cas des légendes, posées en regard des
photographies que les journalistes de magazine jugent indispensables
pour, disent-ils, « donner sens » aux images, c’est-à-dire orienter leur
interprétation. La fonction principale de la légende est en effet de
rendre manifeste une signification et une seule, ce que l’image
muette ne permet pas de faire. Car on ne peut commenter une image
au moyen d’une autre image sans recourir à un texte, en sorte que la
légende n’est pas autre chose qu’un mode d’emploi de l’image.
On ne doit pas conclure de ces remarques que le recours à des
images, le plus souvent enchâssées dans des textes, ne jouerait pas un
rôle important dans la mise en valeur des choses, ce qui serait
contrefactuel. Mais, dans chacune des formes de mise en valeur,
l’utilisation qui est faite des images se trouve assujettie au genre de
justification de la relation entre les choses et leur prix. C’est dire qu’à
des images qui, prises à leur valeur faciale, pourront paraître
similaires, seront attachées des significations différentes selon les
présentations dans lesquelles elles s’insèrent, qu’elles soient
analytiques ou narratives. C’est cet usage différentiel des images que
nous rappellerons rapidement maintenant.
La relation entre image et texte (ou données numériques)
s’aligne, dans la forme standard (présentation analytique), sur la
distinction entre extériorité et intériorité surtout quand les objets ont
une forte composante technique (par exemple un appareil photo ou
un ordinateur personnel). L’image reflète le design de la chose mais
elle ne dit rien sur sa potentialité, c’est-à-dire sur la question de savoir
ce dont cette chose est capable, par rapport à d’autres choses qui,
vues de l’extérieur, peuvent paraître similaires ou supérieures.
L’image importe donc surtout quand la différenciation des choses
met l’accent sur l’apparence. Mais les objets standard étant destinés à
être utilisés, leur allure, que restitue la photographie, ne suffit
généralement pas à en défendre le prix relativement à d’autres objets
dont les performances, livrées par des données textuelles ou
numériques, paraissent meilleures. On pourrait faire des remarques
similaires à propos des objets envisagés depuis la forme actif, qui
recourt elle aussi à une présentation analytique. Dans ce cas, l’image
de la chose importe moins encore dans la mesure où son prix peut
être justifié en tenant compte de son degré de liquidité et de la plus-
value que l’on peut espérer réaliser lors de sa revente. Toutefois la
photographie peut être utilisée à des fins d’expertise. Mais elle doit
alors faire elle-même l’objet d’une expertise pour en garantir
l’« objectivité ».
La relation entre images et textes pose des problèmes différents
lorsque la présentation est narrative. Les images, même immobiles,
peuvent jouer un rôle important dans l’établissement de récits si elles
sont accompagnées de textes. On doit distinguer ici les figures où la
mise en valeur des objets est prise en charge par la forme collection
ou par la forme tendance.
Dans le cas de la forme collection, les objets mis en valeur n’étant
pas destinés à l’usage, la pertinence de la distinction entre extériorité
et intériorité est relativement secondaire (bien qu’elle puisse encore
jouer lorsque les objets collectionnés sont d’ordre technique et ont
été, dans un passé plus ou moins lointain, pertinents par rapport à la
forme standard, par exemple lorsqu’il s’agit de montres, de stylos ou
de voitures anciennes dont le prix dépendra en partie de leur état de
fonctionnement). Très généralement, la mise en valeur des objets
reposera dans cette forme sur la manifestation de leur authenticité. Il
importe de défendre la force mémorielle des objets en apportant des
éléments permettant de faire la différence entre l’objet authentique,
au sens où il a été physiquement dans la proximité d’une personne
ou d’un événement situés dans le passé, et la reproduction, la copie
ou le faux. Une image de l’objet, et, particulièrement, une
photographie, peut y concourir. Mais la photographie offre par soi
seule peu de prises pour distinguer l’original d’une copie
parfaitement conforme, sans le concours d’un récit qui livre l’histoire
de l’objet — une tâche que la photographie peut difficilement assurer
parce qu’elle n’incorpore pas la temporalité. À l’inverse, un récit peut
asseoir des arguments sur des encyclopédies d’ordre historique. Sans le
recours à de telles encyclopédies, la photographie permet
difficilement de faire la différence entre un monument ancien mais
impeccablement restauré et un monument reconstitué à partir
d’images anciennes (comme le furent, par exemple, les quartiers
historiques de Varsovie systématiquement détruits par les nazis entre
1939 et 1945 et reconstruits à l’identique dans les années 1950 en
s’inspirant notamment des tableaux de Canaletto).
Il en va un peu différemment des objets dont la mise en valeur
dépend de la forme tendance parce que, dans ce cas, la valeur
attribuée aux objets, qui en justifie le prix, repose sur une mise en
scène de la proximité entre ces objets, ou des objets de même style,
non avec des personnalités ou des événements appartenant au passé,
mais avec des personnes célèbres —  par exemple des stars ou des
vedettes  — supposées présentes dans le même espace-temps que les
demandeurs, même si ces derniers ont peu de chances de les croiser.
Ces objets peuvent aussi être associés à des événements actuels ou
récents (par exemple la robe portée par telle actrice lors du rituel de
la « montée des marches » au festival de Cannes). L’effet narratif peut
alors prendre plus fortement appui sur la photographie en présentant
ces objets (ou des objets de même style) à proximité du corps des
célébrités qui les premières les ont eus en leur possession. Dans ce
cas, l’encyclopédie est fournie par les médias et peut être considérée
comme très généralement déjà connue, sinon par tous, au moins par
ceux dont les offreurs peuvent penser qu’ils seront, à leur tour,
intéressés par ces objets.
Toutefois, même dans ce cas de figure, le recours au texte est
nécessaire pour consolider la relation entre les choses et les
personnes, en documentant la façon dont telle ou telle personne s’est
saisie de tel ou tel objet, par exemple, en le recevant directement des
mains du «  créateur  » qui les a conçus à l’occasion d’une festivité
organisée par une marque pour le lancement d’un produit, ou
encore en renseignant les modalités selon lesquelles il convient d’user
de telle ou telle chose (à quelle occasion, en quels lieux, en
composition avec quelles autres choses, etc.). Dans la forme
tendance, l’organisation narrative de la mise en valeur doit sans doute
aujourd’hui beaucoup à la rhétorique des magazines illustrés qui,
avec la bande dessinée, ont constitué les principales innovations du
e
XX   siècle pour ce qui touche à la relation entre texte et image
immobile. Des innovations qui ont cherché à transposer dans l’espace
de la page les dispositifs narratifs au moyen desquels le cinéma est
parvenu à construire un langage original intégrant dans une même
temporalité chaîne parlée et image mobile.

DE LA REPRODUCTION DES CHOSES

Dans chacune des formes, la question de la reproduction des


choses est centrale, mais elle se pose en des termes différents, et fait
appel à une série de couples d’opposés.
Il faut, tout d’abord, envisager la possibilité qu’une chose puisse
être reproduite en étant présentée, notamment de manière
analytique, comme «  sans différence  » avec une autre. Cette
possibilité est celle incarnée par deux couples, l’un «  prototype vs.
spécimen », l’autre « original vs. copie ». Distinguer ces deux couples
est nécessaire en ce que nous considérerons qu’il est possible qu’une
chose soit à la fois un prototype et un spécimen, lorsqu’il s’agit d’une
«  pièce unique  » par exemple, tandis que l’on ne peut pas dire
qu’une chose puisse être à la fois un original et une copie. L’original
et la copie renvoient à la chose en l’attribuant à une personne,
singulière ou collective, ainsi qu’à une période et à un lieu précis de
sa production. Le couple « prototype vs. spécimen », même s’il peut
être associé à une personne en ce qui concerne le prototype, peut, en
règle générale, être détaché des personnes en tant qu’elles sont
nommées ou nommables, dans le processus de production. Ces
couples peuvent, bien sûr, se croiser : un tableau de Picasso peut être
à la fois un original, un prototype et un spécimen, au sens d’un
prototype dont il n’existerait qu’un seul spécimen.
Une chose peut, ensuite, être reproduite avec des variations. Ce
type de reproduction correspond au couple « modèle vs. imitation ».
Certains traits saillants sont présentés comme étant reproduits, tandis
que d’autres caractéristiques présentent de nettes différences entre le
modèle et l’imitation. Ce qui les unit est un certain style. Or ce style
peut être non pas associé seulement à des choses, mais à des
personnes auxquelles on attribue la création d’une chose. C’est ainsi
que l’on parle, par exemple, du style du Caravage, ou du style Chanel.
C’est à cette possibilité que se réfère le couple « vrai vs. faux ». Une
chose est dite « vraie » lorsque l’on considère que sa présentation la
lie à une personne qui l’a créée, touchée, ou produite, tandis qu’une
chose «  fausse  » correspond à une attribution incorrecte. On fait
passer tel tableau de Vermeer comme « vrai », comme s’il l’avait peint,
alors qu’il s’agit d’un «  faux  », c’est-à-dire qu’il a été peint par un
faussaire, vivant au XXe siècle, et sans pour autant qu’il s’agisse d’une
copie, car il ne fait que reproduire le style de Vermeer, c’est-à-dire un
ensemble de traits communs à d’autres tableaux attribués au peintre
et «  vrais  ». Le couple «  vrai vs. faux  » est équivalent à celui
« authentique vs. inauthentique ».
Les couples « original vs. copie » et « vrai vs. faux » sont souvent
confondus, particulièrement dans le domaine des choses de l’art,
mais c’est une erreur de les utiliser de manière équivalente. On peut
le comprendre en raisonnant à partir de deux cas qui n’entrent
d’ailleurs pas dans les formes que nous établissons : le film de cinéma
et les reliques. On ne dit pas d’un film qu’il est « faux », en revanche
il en existe de nombreuses copies, licites ou illicites. À l’opposé, on
considère qu’il existe de «  vraies  » et de «  fausses  » reliques, mais il
n’est jamais question d’un problème de «  copie  » de reliques. La
possibilité de fabriquer et de faire passer un faux film pour un vrai est
très faible : il faudrait inventer une fausse équipe, ce qui multiplie les
risques que la fausseté soit découverte par le nombre de biographies
impliquées à une époque où l’on garde un grand nombre de traces
des personnes. Lorsque l’on restaure une œuvre d’art, il est possible
qu’il y ait un changement d’attribution de l’auteur. Lorsque l’on
restaure un film, la question d’un changement d’attribution ne se
pose pas. La lutte contre les faux et les copies doit par conséquent
faire l’objet d’une distinction entre, d’une part, lutter contre la mise
en circulation de copies illicites, ce qui ne nécessite pas la
compétence d’historiens, de critiques, etc., mais de personnes et des
technologies capables de surveiller et de contrôler les flux de choses ;
d’autre part, lutter contre la mise en circulation de faux, ce qui, cette
fois, nécessite la compétence d’historiens, de critiques, d’experts, etc.
Le problème de l’œuvre d’art est qu’elle peut être à la fois une copie
et un faux. On part souvent de l’idée qu’une œuvre d’art est à la fois
une copie et un faux, mais les confondre est une erreur.
Pour qu’une chose soit «  vraie  », il est nécessaire qu’elle soit
régulièrement, souvent, voire idéalement de façon continue, soumise
à un dispositif de surveillance ou du moins d’attestation de sa
présence de façon à lui conférer une « identité narrative 23 ». Si on ne
peut pas raconter ce qu’une chose est devenue pendant un certain
laps de temps, on ouvre la possibilité à ce qu’elle soit une copie ou un
faux. Le problème du faux est celui de l’incohérence avec d’autres
éléments formant, eux, un ensemble cohérent. Le problème de la
copie est celui de l’apparition d’une différence dans la ressemblance
(et sans qu’il s’agisse de mimétisme). Sous un certain rapport, on ne
voit pas la différence, c’est le «  même  », tandis que sous un autre
rapport apparaît une différence : telle chose a été copiée, c’est-à-dire
est apparue après une autre et en étant créée par rapport à la
première. La copie, dans l’accusation de copie, est supposée arriver
après l’original. Le faux, dans l’accusation de faux, est supposé se
situer par rapport à un vrai, mais cela peut être, chronologiquement,
avant, pendant ou après la production de ce vrai. Si l’on « découvre »
une œuvre de jeunesse d’un peintre dont on ne connaîtrait que des
œuvres de la maturité, on peut se demander s’il s’agit d’un faux ou
d’une vraie œuvre, en référence à celles qui, ultérieures, sont déjà
traitées comme vraies.
Le statut de ces couples diffère selon les formes pour au moins
deux raisons. Tout d’abord, chacun des couples participe de manière
plus ou moins importante à la mise en valeur des choses dans chaque
forme. Le couple « prototype vs. spécimen » fonde la forme standard,
le couple « original vs. copie » crée de grandes différences de prix et
de métaprix dans la forme collection, celui «  vrai vs. faux  » dans la
forme actif, et le couple «  modèle vs. imitation  » est au cœur de
l’organisation des choses de la forme tendance. Ensuite, dans
chacune des formes se posera la question de savoir qui a le pouvoir
d’activer ces couples, s’ils sont activables.
Dans la forme standard, le couple « prototype vs. spécimen » ne se
comprend pas indépendamment de savoir qui a l’exclusivité de
reproduire des spécimens à partir d’un prototype. Les spécimens
d’un même prototype composent des séries comportant des éléments
qui sont a priori en nombre illimité. Il s’ensuit que, selon les cas, la
fonction différentielle pourra s’appliquer au prototype ou à chaque
spécimen. Dans le cas des objets standard produits en série et vendus
neufs, la fonction différentielle s’applique au prototype. Ce sont les
prototypes qui sont différenciés et chaque chose est différenciée
d’une autre chose par référence au prototype dont elle est un
spécimen.
Mais la distinction entre prototype et spécimen s’exprime aussi,
par exemple, dans le cas de la forme collection. Nous verrons, en
effet, que, dans les domaines où cette forme sert à la mise en valeur
des choses, une distinction sera posée entre, d’un côté, les choses qui,
même si elles ne sont plus actuellement produites, ont été fabriquées
dans le passé en un nombre plus ou moins élevé de spécimens et,
d’un autre côté, les choses dont il n’existe que peu de spécimens ou
même qui peuvent être considérées comme des spécimens uniques
dans leur genre, concentrant ainsi en quelque sorte dans un même
corps prototype et spécimen. Par ailleurs, la forme collection se
caractérise par un interdit de reproduction des choses. Elle doit, en
effet, maintenir un différentiel de prix entre l’original et la copie. Il
est très difficile de maintenir ce différentiel de prix si l’original et la
copie ont l’air d’être identiques. C’est pourquoi on évite de
reproduire l’original. Mais l’original peut être reproduit dès lors qu’il
garde un prix élevé lié à sa force mémorielle tandis que la copie, elle,
a un prix très faible, appelé à baisser et non pas à se maintenir ou à
augmenter dans le temps.
Dans le cas des objets qui, relevant particulièrement de la forme
standard, sont les spécimens de prototypes peu différenciés, c’est-à-
dire de prototypes dont les spécimens entrent facilement en
concurrence avec les spécimens d’autres prototypes, le travail de mise
en valeur n’est susceptible d’augmenter que faiblement le prix auquel
chaque spécimen peut être négocié. Dans les cas de ce genre, le profit
dépendra surtout du nombre de spécimens vendus, chacun d’entre
eux n’étant susceptible de n’offrir qu’une faible marge. La
concurrence entre offreurs (producteurs et/ou vendeurs) se fera
alors surtout par les prix et par la distribution. Toutefois des circuits
de distribution ciblant des clients dont le consentement à payer est
différent peuvent permettre d’augmenter le profit si le produit est
légèrement différencié, notamment par son emballage. Chacun
cherchera à abaisser le prix de son produit par rapport aux prix de
produits concurrents et à le distribuer le plus largement possible de
façon à ce qu’un demandeur, plutôt indifférent aux différences entre
prototypes, puisse toujours en trouver un spécimen disponible. La
façon la plus facile d’augmenter les profits consistera donc, dans ce
cas, d’une part, à accroître le nombre de spécimens vendus
(économies d’échelle) et, d’autre part, à diminuer les coûts de
fabrication, particulièrement en faisant pression sur les coûts variables
et surtout sur les salaires (par exemple en externalisant la fabrication
dans un pays à bas salaires). Dans l’optique du profit, la plus-value
travail prendra une grande importance par rapport à la plus-value
marchande.
À l’inverse, lorsque l’accent est mis sur la différenciation des
prototypes et aussi, comme on le voit très généralement dans le cas
des produits de luxe, sur leur ancrage dans le passé, la recherche du
profit tendra à prendre moins appui sur la plus-value travail et
davantage sur la plus-value marchande. En effet, dans ces différents
cas, l’élévation du prix de la chose n’est bornée que par les seuils
d’acceptabilité tolérés par différents segments de demandeurs
potentiels. Et c’est par référence à ces seuils que des marges plus ou
moins élevées peuvent être dégagées.

MANQUES, TOTALITÉS ET RARETÉ

Le manque introduit une force susceptible d’inciter un demandeur


à acquérir une chose nouvelle, alors qu’il dispose déjà d’autres choses
qui, vues à une échelle plus large, c’est-à-dire à une échelle où
certaines différences ne sont plus apparentes, peuvent paraître
similaires et relever d’une même détermination. Cependant, ce que
nous désignons par manque est une notion qui n’est pas ici conçue
comme psychologique et ne se rapporte pas à une intériorité du sujet.
Au contraire, la force qui découle du manque est objective, au sens
où elle est générée par les choses elles-mêmes. C’est le système dans
lequel les choses prennent sens qui produit un manque. Le
«  manque  » se substitue donc d’une part au «  désir  » (et sa longue
suite, pulsion, envie, etc.), d’autre part à l’utilité. En effet, ce n’est pas
parce qu’elle serait utile que telle chose manque, mais c’est par
rapport à une dimension systémique des objets les uns avec les autres,
c’est-à-dire par rapport à une totalité. Avec le manque, on déplace
donc la force qui suscite la nécessité impérative d’acquérir une chose
de la libido du sujet vers le système des choses lui-même.
Toutefois, cette totalité peut être déployée de deux manières. On
peut la concevoir comme un ensemble complet de choses ou comme une
chose complète. Ensemble complet et chose complète sont, en général,
des totalités idéelles, destinées à n’être jamais réalisées ou très
exceptionnellement. Ces totalités se distribuent différemment en
fonction des présentations analytiques ou narratives, et donc selon les
formes de mise en valeur. Les ensembles complets organisent les
manques des formes collection et tendance, qui s’appuient sur une
présentation narrative, tandis que les choses complètes organisent les
manques des formes standard et actif, qui font appel à une
présentation analytique.
Développons plus particulièrement les formes collection et
standard pour expliquer ces distinctions.
Dans la forme collection, n’importe quelle chose peut être mise
en valeur par référence à une narration du passé. On suppose que
c’est uniquement la force mémorielle des choses (leur rapport avec
des personnes ou des événements) qui assure leur plus ou moins
grande rareté. Mais, en fait, c’est le dispositif même de la collection
qui engendre de la rareté relative, en rapport avec l’ensemble
complet des différences pertinentes. Certaines différences étant
absentes dans une accumulation en vue de constituer la collection
complète, il faut donc combler le manque pour tendre vers cette
dernière. Ce manque existe pour tous ceux qui admettent le même
système de différences, c’est-à-dire qui font ou adhèrent au même
genre de collection. Ces différences peuvent être présentes sur un
grand nombre (une collection de timbres) ou un petit nombre
d’objets (une collection d’œufs de Fabergé). Mais tous les
collectionneurs ont une raison impérative de vouloir toutes les
différences pertinentes, ce qui crée d’une part une compétition entre
les collectionneurs, d’autre part une rareté des choses qui portent les
différences présentes sur peu d’entre elles. La rareté augmente au fur
et à mesure que le nombre de collectionneurs en compétition
augmente.
Un tel dispositif associé à la forme collection engendre des
manques objectifs au sein d’une totalité et, par conséquent, de la
rareté relative. Il a donc, aussi, un effet sur le prix et les métaprix. Il
est distinct de la présentation analytique de la chose elle-même. On
peut justifier que ces lunettes valent très cher parce qu’elles étaient
utilisées par Sigmund Freud, ce qui est différent de justifier leur prix
en avançant l’argument qu’elles seraient rares, c’est-à-dire qu’un
grand nombre de collectionneurs en ont besoin pour combler un
manque (dans une collection de lunettes de psychanalystes, par
exemple).
Nous sommes donc bien en présence de deux genres de
dispositifs : l’un permet de justifier le prix d’un objet en fonction de
sa valeur propre (les lunettes de Freud) ; l’autre engendre une rareté
relative du fait du caractère systématique de la collection, en tant
qu’elle est fondée sur un système de différences pertinentes, rareté
qui agit aussi sur le prix de manière externe, c’est-à-dire sans justifier
d’une valeur de la chose qui lui serait intrinsèque. Le collectionneur a
une raison impérative d’acquérir telle chose qu’il ne possède pas
encore simplement parce que celle-ci manque pour compléter
l’ensemble.
Soit maintenant la possibilité d’un manque qui n’est pas inséré au
sein d’un ensemble, mais qui est supporté par une chose, ou plus
exactement plusieurs choses déterminées de la même manière. Dans
la forme standard, chaque chose s’inscrit sous une même
détermination de choses, caractérisées par une fonctionnalité large :
un appareil photo sert à faire des photos. Si on invente une nouvelle
fonctionnalité — un appareil qui peut à la fois téléphoner et prendre
des photos, tel qu’un smartphone  —, on crée une nouvelle
détermination d’une chose, événement cependant assez peu courant.
Dans la forme standard, chaque chose est décrite et mise en valeur de
façon analytique par rapport à d’autres choses. Un magazine
d’association de consommateurs peut ainsi présenter, sous forme de
notations, un classement de dix appareils photo numériques
commercialisés de manière concurrente.
Dans la forme standard, le manque n’est pas produit par une
chose par rapport à plusieurs autres déterminées sous un même
genre dans le même instant, car cela reviendrait à faire une collection
d’appareils photo numériques par exemple. Mais il s’inscrit dans une
temporalité : il est produit par l’évolution des prototypes dans le sens
d’un progrès. Cette idée évolutionniste se voit particulièrement bien
dans le cas des objets techniques. Elle est dérivée de la conception
habituelle de la science et de la technique dont on postule qu’elles
sont orientées vers un progrès constant.
Il y a donc aussi, dans cette forme, un système de différences qui,
nouvelles, apparaissent comme des améliorations, des progressions.
Quand elles apparaissent concrètement, elles créent des manques par
rapport aux choses existantes, c’est-à-dire qu’elles suscitent des
raisons impératives d’acquérir la chose nouvelle. Tout l’enjeu, une
fois qu’une nouvelle détermination d’une chose a été installée, est de
créer un nouveau manque, selon cette logique évolutionniste. Un cas
célèbre est celui de l’iPhone, dont une nouvelle version, plus
perfectionnée, est commercialisée par l’entreprise Apple chaque
année, le surplus de perfectionnement de la version inédite étant
présenté comme un manque par rapport aux versions antérieures
qui, du même coup, deviennent obsolètes. Dans cette perspective, la
chose complète serait celle qui incorporerait toutes les évolutions
possibles, ou, pour le dire encore autrement, serait au terme de
l’évolution. De la même manière qu’un collectionneur n’a plus de
raison d’acheter une nouvelle chose si sa collection est complète, sauf
à créer des doublons, quelqu’un qui achèterait une chose complète
n’aurait plus de raison d’en acheter une nouvelle (sauf à en avoir une
de rechange).
Les différences apportées par l’évolution d’une chose relèvent
principalement d’une présentation analytique, et offrent donc en
général ou bien l’amélioration d’une qualité déjà nommée (plus
léger, plus rapide, plus durable, etc.), ou bien l’adjonction d’une
nouvelle qualité. Il appartient à la forme standard de proposer des
choses qui incorporent la possibilité de leur propre dépassement par
des choses nouvelles améliorées, allant dans le sens du progrès. Il
peut arriver que ces améliorations soient incluses ou anticipées mais
incorporées au fur et à mesure, afin de «  programmer
l’obsolescence  ». Dès lors, la chose est dépassée non pas au sens où
elle ne serait plus à la mode comme dans la forme tendance, mais où
elle est dépassée par une chose meilleure qu’elle. Cela oriente les
acheteurs vers un certain nombre de choses au détriment d’autres, et
crée une rareté relative qui génère une compétition.
Dans les deux autres formes, les manques s’organisent encore
différemment. Dans la forme tendance, la mode offre un système de
différences qui crée des manques de manière temporelle, comme
dans la forme standard, mais de manière cyclique, et non pas de
manière évolutionniste. Ce n’est pas le progrès constant, mais
l’éternel retour, doté chaque fois d’une variation. Ce manque est
présenté de manière narrative, c’est-à-dire qu’il est associé à un
événement ou à une personne. Dans cette perspective, la totalité est
un ensemble qui englobe tout le cycle. Si une personne possède
toutes les variétés possibles de vestes, celles actuellement à la mode
mais aussi celles démodées, dans la mesure où la mode est cyclique
elle pourra toujours être à la mode, piochant dans sa garde-robe telle
veste en fonction de la mode. Comme dans la forme standard, la
totalité est liée à une suspension du temps.
Dans la forme actif, le manque est supporté par la chose, et non
pas par un ensemble. Mais il est produit par le fait que plusieurs
personnes veulent la même chose, et donc que, par mimétisme, un
acheteur est en manque d’une chose recherchée par d’autres. La
chose complète serait alors celle recherchée par chacun en tant que
tous la recherchent, afin de la vendre avec un profit.
Les dispositifs de création des manques, et par conséquent de
création de rareté, sont essentiels à la réalisation du profit et à la
formation d’une plus-value marchande.

INSTITUTIONS ET FORMES DE MISE EN VALEUR


Les formes de mise en valeur que nous allons décrire sont
soutenues institutionnellement. Rappelons qu’au sens où nous les
entendons 24 les institutions se distinguent des personnes dites
ordinaires par le fait qu’à la différence de ces dernières elles ne
possèdent pas de corps, mais c’est aussi cette propriété qui les
autorise à poser depuis une position de surplomb des définitions
valables pour tous. En effet, les personnes ordinaires, parce qu’elles
ont un corps, sont toujours situées et par là ne peuvent prendre sur le
monde qu’un point de vue partiel et/ou intéressé. C’est la raison
pour laquelle elles délèguent aux institutions la tâche sémantique,
comme l’a bien vu John Searle 25, consistant à façonner les formats sur
lesquels repose l’ordre social ou, dans un autre langage, à opérer ce
que la sociologie appelle depuis quarante ans la construction de la
réalité : elles disent ce qu’il en est de ce qui « est ». Mais, envers de la
médaille, précisément parce qu’elles n’ont pas de corps, les
institutions ne peuvent s’exprimer que par l’intermédiaire de porte-
parole qui sont toujours susceptibles de parler non, comme ils le
prétendent, au nom de l’institution, mais en leur nom propre et dans
leur propre intérêt.
Cette architecture rend compte d’une réduction de l’incertitude
conduisant à une stabilité de la réalité. Or le travail de construction
de la réalité suppose toujours une sélection entre différentes
interprétations de ce qui arrive dans le monde. Le soupçon qui se
manifeste à l’égard des porte-parole prend appui sur l’expérience que
les acteurs ont du monde, compris comme étant « tout ce qui arrive »,
à partir de laquelle ils peuvent soumettre à la critique les tableaux de
la réalité qui sont offerts par les institutions. En effet, le monde étant
intrinsèquement contradictoire, sa mise en cohérence par les
institutions peut toujours être rejetée comme n’étant qu’une
interprétation parmi d’autres. C’est précisément ce que font les
opérations qui caractérisent la critique.
Trois composantes de la réalité sont particulièrement essentielles :
le langage, les prix et les choses. La réalité étant le plus souvent
orientée vers la permanence, il s’agit pour les institutions de
produire, tout d’abord, des qualifications, des normes et des récits,
que cela soit par la statistique, le droit, l’éducation et la recherche
universitaire. Mais la construction de la réalité se fait aussi par les
institutions à travers un certain nombre de choses qui sont
sélectionnées pour être conservées, dans la forme collection. On peut
signaler à cet égard, l’accroissement du nombre de musées dans le
monde, notamment dans les pays dits «  émergents  ». Au moins
652  musées nouveaux dans le monde entre 1995 et 2013, dont  139
aux États-Unis, 68 au Japon, 67 en Allemagne, 50 en Espagne, 43 en
France, et  35 en Chine 26. Soulignons que les 23  architectes dont les
projets ont été le plus retenus ont construit à eux seuls 176 musées.
Quant aux prix, ils sont, comme chacun en fait l’expérience
quotidienne, un élément constitutif central de la réalité. Mais ils ne
sont pas pris directement en charge par les institutions, sauf pour les
prix administrés. Cependant, c’est précisément parce qu’ils n’ont pas
un caractère institutionnel, et qu’ils sont considérés comme étant le
résultat de mécanismes aveugles, ceux que décrit « l’économie », que
les prix sont « innocents ». On peut juger qu’ils sont tels parce qu’ils
ne sont causés par personne en particulier, puisque la «  libre  »
concurrence est supposée seule responsable de leur « libre » fixation.
Si les prix sont «  innocents  », cela permet de faire reposer sur eux
l’établissement de la frontière entre les choses pour les riches et celles
pour ceux qui ne le sont pas, frontière que l’État ne peut pas lui-
même institutionnaliser, ne serait-ce que de manière statistique,
puisqu’il a pour vocation officielle le bien commun.
Une des contradictions de la science économique tient peut-être
précisément à la tension entre les choses et leur prix. Les choses font
en effet l’objet de nombreux processus de qualification qui, pour un
certain nombre d’entre eux, ont une base juridique, et qui, en
fonction de chaînages plus ou moins longs, prennent appui sur des
institutions et même sur des institutions d’État. Ces qualifications se
structurent à la façon d’une sémantique. Mais les prix sont laissés
libres, en sorte qu’ils ont —  si on veut  — un caractère strictement
pragmatique, puisqu’ils dépendent des circonstances de la
transaction. Cela, même s’ils sont exprimés dans un cadre, celui de la
monnaie, qui, quant à lui, fait bien l’objet d’une attention et d’un
soutien institutionnels. Mais ce cadre ne fournit qu’une métrique
générale, et n’intervient pas, ou rarement, sur la structure des prix
relatifs, sinon en situation de crise. C’est seulement dans des
situations extrêmes —  hyperinflation, présence simultanée de
plusieurs monnaies concurrentes  — que revient la nécessité de
stabiliser à nouveau la métrique et sans doute de s’occuper des prix
relatifs. En effet, en cas de déformation trop importante de la
structure des prix, l’État (ou un autre type d’entité politique, comme
l’Union européenne) peut intervenir, via sa politique monétaire
d’une manière générale pour ce qui concerne l’inflation, ou via une
catégorie particulière de prix, par exemple par une taxation, ou,
comme dans le cas de l’immobilier, afin, par exemple, de contenir la
hausse des prix des loyers dans des quartiers où les immeubles sont,
de plus en plus, ou bien tournés vers l’activité touristique
(restauration, hôtellerie), ou bien vers la vente de produits de luxe,
ou bien sont achetés et vendus comme des actifs, mais ne sont plus,
ou de moins en moins, destinés au logement permanent des habitants
de la ville (comme à Barcelone, à Venise, ou encore, dans une
moindre mesure selon les quartiers, à Paris).
Chacune des formes de mise en valeur, standard, collection, actif
et tendance, prend appui sur des institutions.
Pour le bon fonctionnement de la forme standard, l’institution
garantit la standardisation des normes et la protection juridique des
prototypes ainsi que des grandes marques  : cela permet que le
propriétaire des droits sur un prototype puisse se réserver l’exclusivité
de sa reproduction en spécimens, et que les spécimens puissent être
commercialisés à condition de respecter des normes assurant leur
compatibilité avec d’autres objets (mais excluant par là d’autres types
de choses, non conformes aux normes, de fonctionnement, de
sécurité, etc.).
Pour être insérée au sein de la forme collection, une chose doit
être mise en valeur en rapport avec une narration du passé, ce qui lui
donne une force mémorielle. Ce sont des institutions, notamment
muséales et universitaires, qui garantissent cette force mémorielle,
par la présentation narrative et en dotant certaines choses d’une
immortalité, c’est-à-dire en les sélectionnant pour être conservées
dans des collections inaliénables. Si les musées peuvent sembler offrir
« un espace de résistance à la commercialisation croissante de l’art »,
comme le défend Chantal Mouffe 27, c’est précisément lorsqu’ils
présentent les œuvres d’art dans un contexte qui les distingue des
«  produits commerciaux  » qu’ils contribuent à asseoir d’autant plus
leur place dans l’économie de l’enrichissement.
Considérées en tant qu’actifs, les choses sont achetées (échangées
contre une somme de monnaie) mais uniquement dans le but d’être
revendues, c’est-à-dire retransformées à nouveau en monnaie.
L’institution, dans ce cas, garantit la stabilité de la monnaie, ce qui
permet d’acheter dans la perspective de revendre plus cher certaines
choses dont le prix s’accroît fortement sur fond de stabilité de la
monnaie et des autres prix.
Lorsque les choses se trouvent mises en valeur dans la logique de
la forme tendance, elles ne sont pas, même si elles sont utilisées,
considérées prioritairement par référence à l’usage auquel elles sont
destinées, mais surtout en tant que signes, c’est-à-dire en tant que
marqueurs de la position occupée dans la trame des relations sociales,
dans un mouvement constamment renouvelé de ressemblance et de
dissemblance. Cette forme ayant un caractère cyclique, elle a besoin
de puiser dans le passé pour entretenir le cycle, et de se décaler par
rapport à ce qui est reconnu par l’institution  : ce qui est
institutionnalisé est déjà démodé.

STRUCTURALISME ET CAPITALISME

Les phénomènes sur lesquels portent nos analyses peuvent donner


lieu à deux approches, qui l’une et l’autre font intervenir la référence
à des structures, bien que ces dernières soient envisagées de façon
très différente dans l’un et l’autre cas.
Une première approche se donne des structures au sens où elle
prend pour objet des configurations de contraintes dont l’interaction
produit un champ de forces. Considérées d’un point de vue
dynamique, les relations entre ces contraintes s’enchaînent de façon
causale et prennent la forme de processus plus ou moins irréversibles.
On peut qualifier cette approche de systémique.
Une seconde approche se donne également des structures. Mais
ces dernières, tout en ayant un caractère collectif ou, si l’on préfère,
partagé, ne révèlent leur agentivité qu’incorporées aux compétences
que les acteurs mettent en œuvre quand ils doivent agir. On peut, si
l’on veut, les qualifier, en ce sens, de cognitives. Mais cela à condition
toutefois de ne pas envisager l’action dans une optique behavioriste
(de type stimulus-réponse) mais en tant qu’elle dépend non
seulement des interactions entre acteurs, mais aussi du rapport que
chaque acteur entretient avec lui-même et avec ses actions, c’est-à-dire
en tant qu’elle fait intervenir des boucles de réflexivité. Cette seconde
approche est souvent qualifiée de microsociologique, puisqu’elle se
tient au plus près des acteurs, ou encore de «  pragmatique  »,
puisqu’elle prend en compte les conditions de l’action et les
processus de réflexivité qui l’accompagnent. Ces deux approches
nous ayant guidé dans notre travail, nous chercherons à en préciser
l’articulation.

La concurrence d’un point de vue systémique

Dans le cas qui nous occupe, celui de la marchandise, définie par


la rencontre, dans l’échange, entre une chose et un prix, ces deux
approches ont en commun de mettre l’accent sur la recherche
d’avantages et sur la concurrence pour la formation et la captation
d’un profit, bien que les manifestations et les effets de la concurrence
y soient envisagés sous deux rapports différents  : d’un côté, en tant
qu’ils relèvent de mécanismes systémiques  ; de l’autre, en tant qu’ils
font intervenir la réflexivité des acteurs.
Parmi les différents traits généralement associés au capitalisme,
celui qui joue le rôle principal dans le tableau que nous avons
esquissé est la concurrence pour le profit. C’est en effet sur le jeu de
cette concurrence que prennent appui les déplacements du
capitalisme ou, pour reprendre un terme braudélien, sa dynamique.
Nous avons ainsi tiré parti des analyses causales qui visent à expliquer
ces déplacements par la baisse du taux de profit dans une certaine
sphère d’opérations et la recherche de nouvelles sphères promettant
un taux de profit supérieur. Ces analyses, qui se réclament souvent
d’une perspective marxiste (ou parfois webérienne), peuvent aussi
être rapprochées de la conception de Luhmann dans la mesure où
celui-ci définit la structure comme «  une limitation des relations
permises dans un système », qui peut acquérir un « guidage interne »
rendant possible « une autoproduction 28 ». Ces analyses ont, en effet,
un caractère systémique au sens où elles conçoivent le capitalisme
comme un processus global autoentretenu, orienté vers
l’accumulation illimitée du capital, dont le mouvement dépend de la
relation causale entre des forces qui se conjuguent ou s’opposent de
façon à ce point contraignante que sa description peut être menée
sans descendre au niveau des acteurs et surtout sans faire intervenir
leur réflexivité. D’où l’insistance mise sur la nécessité qui régit le
système et s’impose à tous.
Personne n’échappe à ces rapports de force décrits, à juste titre,
comme asymétriques, même pas les détenteurs de capitaux qui en
tirent profit. Car ces derniers, adoptant parfois à leur propre égard
une posture objectiviste, surtout quand ils décrivent des actions
passées, considéreront souvent qu’ils ont agi, eux aussi, sous
contrainte de nécessité, de façon à assurer la survie de leur entreprise,
de leur portefeuille, de leurs biens familiaux, voire de l’État-nation,
etc., c’est-à-dire à les perpétuer dans leur être, et qu’ils n’ont fait, en
quelque sorte, qu’accomplir la « volonté » du capital dont ils ont été
des serviteurs plus ou moins heureux mais toujours fidèles. Une
description systémique de ce type est valable sous certaines
conditions. Elle éclaire une réalité considérée de façon surplombante
et sur la longue durée, en tant qu’elle est façonnée et transformée
sous l’effet de processus dont les étapes s’enchaînent de façon
causale. Utile à un niveau macrohistorique, elle se révèle toutefois
insuffisante si on change d’échelle et que, se rapprochant des acteurs,
on doit rendre compte de la façon dont ils contribuent par leurs
activités et, plus précisément par leurs échanges, à impulser ces
processus. Il devient alors difficile de mettre entre parenthèses leur
réflexivité et la façon dont elle intervient dans le cours de chaque
échange.

Capitalisme et marchés

La distinction que l’on vient d’évoquer est à la fois


épistémologique et ontologique. Ces deux approches ne dévoilent pas
la même réalité. Il est donc raisonnable de s’interroger sur les
relations entre les deux réalités que chacune de ces approches met en
lumière. Une façon de le faire est de projeter, par une expérience de
pensée, chaque approche sur l’autre. Déplacée à l’échelle d’une
macro-analyse, l’approche qui se donne des individus réflexifs revient
à peu près à se donner un univers régi par les décisions d’un petit
nombre d’acteurs investis d’une puissance hors du commun, ce qui
est difficilement crédible, au moins dans la plupart des conjonctures
historiques.
À l’inverse, déplacée à l’échelle d’une micro-analyse, la
perspective qui inspire les descriptions surplombantes portant sur la
longue durée et mettant l’accent sur la nécessité engendrée par un
jeu de contraintes dans un contexte de concurrence ne demeure
efficiente qu’appliquée à des situations, au demeurant assez rares, où
soit un offreur unique, soit un petit nombre d’offreurs (qui se sont
coordonnés explicitement ou sur le mode du complot) détiennent le
monopole d’accès à des biens nécessaires à un grand nombre de
demandeurs qui les convoitent pour satisfaire des besoins impérieux
et où, par conséquent, les rapports de force sont à la fois manifestes et
imparables.
Cette expérience de pensée conduit à mettre l’accent sur le
rapport entre deux façons de concevoir la sphère des échanges. La
première invoque le capitalisme  ; la seconde, le libéralisme, en
mettant l’accent sur le fonctionnement des marchés. Ces deux
régimes peuvent être identifiés l’un à l’autre, comme le fait souvent
aujourd’hui la vulgate critique du néolibéralisme ou, au contraire,
être distingués, comme le fit Fernand Braudel. Ce dernier, constatant
la généralité et la banalité du marché, voyait dans l’exploitation de
différentiels permettant d’instaurer un rapport de force et, par là, de
peser sur le fonctionnement d’un marché l’un des traits majeurs du
capitalisme. Dans cet esprit, on peut voir —  toujours en suivant
Braudel  — dans la «  transparence  » de marchés «  autorégulateurs  »
une sorte d’idéal moral pesant sur le capitalisme à la façon, si l’on
veut, d’un surmoi libéral. Nous avons cherché à combiner ces deux
positions, en montrant que si l’analyse du capitalisme contemporain
doit tenir compte des contraintes systémiques et des rapports de force
elle ne peut pourtant ignorer certaines des caractéristiques centrales
de l’échange en contexte libéral.
On peut les résumer de la façon suivante. Premièrement, les
offreurs, mais aussi, à leur façon, les demandeurs, sont, à des degrés
divers selon les situations, en concurrence les uns avec les autres, dans
la perspective d’un avantage et d’un gain. Aucun d’entre eux n’est
tenu de limiter ses espérances de profit en fonction d’attachements
d’un autre ordre, même si, envisagé d’un point de vue moral, cet
« individualisme possessif » peut être réprouvé au nom de la fidélité à
diverses sphères s’appartenance (telles que la patrie, la famille, la
classe sociale, ou même l’humanité). Deuxièmement, les offreurs ont
toujours la liberté de vendre ou de ne pas vendre les biens qu’ils
détiennent et, de même, les demandeurs ont toujours la liberté
d’acquérir ou de ne pas acquérir les biens mis en vente. Cela même si
les asymétries de moyens financiers et de pouvoir confèrent à cette
liberté un caractère plus ou moins « formel » (le « renard libre dans
le poulailler libre »).
C’est cette situation qui fait du prix le principal outil de
coordination dans l’échange. Les offreurs, désireux de ne vendre qu’à
un certain prix, voudrons acquérir un avantage face à la concurrence,
en mettant l’accent sur les différences dont les choses qu’ils
proposent sont porteuses. Ce faisant, ils chercheront —  comme
Chamberlin a été le premier à en tirer les conséquences  — à
échapper à la concurrence en occupant une position de quasi-
monopole, ne serait-ce que temporairement. Quant aux demandeurs,
dotés de moyens de paiement inégaux et désireux de n’acheter qu’à
un certain prix, ils ont la possibilité de se détourner de la
marchandise proposée. Ils peuvent ne pas acheter en considérant
qu’ils ont déjà le nécessaire. Ou ils peuvent contester la pertinence
des différences mises en avant par différents offreurs dont chacun
cherche à l’emporter dans la concurrence qui l’oppose aux autres (ils
peuvent, par exemple, acheter non du neuf mais de l’occasion en
considérant que cela fera tout aussi bien l’affaire).
Dans le cours pratique des échanges, ces décisions portent
rarement sur des choses jugées pour elles-mêmes, mais concernent
généralement des choses en tant qu’elles sont associées à un prix,
c’est-à-dire précisément en tant qu’il s’agit de marchandises. Dans
l’optique de la marchandise, les choses ne sont pas dissociables de
leur prix. Ce sont (presque) toujours des choses  +  prix qui circulent
par le truchement de l’échange. On remarquera toutefois que de
telles situations d’échange n’ont pas nécessairement un caractère
impératif puisque l’offreur peut ne pas offrir (au-dessous d’un certain
prix), et le demandeur ne pas acquérir (au-dessus d’un certain prix).
Bien que ces situations soient généralement asymétriques, si l’on
considère les inégalités de moyens et de pouvoir, elles ne provoquent
une obligation absolue que dans les cas où l’offreur a le monopole de
biens de première nécessité.

Le rôle de la réflexivité

C’est ici qu’intervient la réflexivité. Car l’offreur doit convaincre


le demandeur que ce qu’il offre est valable à un certain prix de façon
à lever les réticences du demandeur qui a, quant à lui, la liberté de
critiquer le prix auquel la chose lui est proposée. La mise en œuvre
de cette capacité réflexive prend appui sur la comparaison entre
différentes choses + prix. Les offreurs et les demandeurs étant les uns et
les autres des personnes réflexives et, généralement, ce qu’on appelle
«  raisonnables  », et non simplement les agents d’un système qui
agiraient aveuglément ou sous la contrainte, ils doivent se doter
d’arguments permettant de justifier ou de critiquer la relation entre
une chose et un prix, ce qu’ils ne peuvent faire qu’en associant à la
chose un discours susceptible de dire en quoi la chose est valable (à
un certain prix) par comparaison à d’autres choses (associées à
d’autres prix). Or ces arguments et les discours qui les incorporent
doivent, pour avoir une certaine efficacité, être intelligibles à la fois
pour les demandeurs confrontés aux exigences des offreurs et pour
les offreurs face aux réticences des demandeurs.
Ce que nous avons appelé les formes de mise en valeur n’exercent
un effet sur l’organisation de la marchandise qu’en tant qu’elles
interviennent sur la composition des discours sur les choses,
considérées en tant que marchandises, c’est-à-dire associées à un prix.
Mais c’est précisément parce qu’elles opèrent non sur les choses elles-
mêmes mais sur le discours tenu à propos des choses qu’elles sont
structurées. Et c’est par là qu’elles contribuent à guider en retour la
structuration de la marchandise. Un univers de choses considérées
indépendamment de tout discours peut fort bien être décrit — dans
une logique que l’on qualifiera pour dire vite de positiviste — comme
un ensemble qui ne serait régi que par des constantes, des fonctions
ou des interactions stochastiques, voire être envisagé comme
amorphe et chaotique (au même titre d’ailleurs que le sont les
éléments du monde lui-même tant qu’ils ne sont pas repris dans le
cadre d’une réalité construite par l’intervention d’un usage réglé du
langage, dont le droit constitue un exemple paradigmatique). Par
contre, un discours sur les choses doit, au même titre que n’importe
quelle autre expression, se plier aux modes d’agencement qui, dans
un certain cadre cognitif, permettent seuls de générer un effet de
signification. Cela, par un jeu de répétitions et de différences, de
rapprochements et d’oppositions permettant de saisir une chose
comme on comprend un terme ou un nom, c’est-à-dire en se
montrant «  sensible à l’ensemble des oppositions sémantiques qui
délimitent négativement son contenu et fixent différentiellement le
champ de ses emplois possibles 29  ». Au même titre que les mots,
considérés en tant que signes dont la valeur — au sens saussurien —
se définit par la place qu’ils occupent dans la langue, c’est toujours
différentiellement, par rapport à d’autres choses, que les choses sont
identifiées et, par là, qu’elles peuvent devenir marchandises en étant
associées à des prix dont on justifiera ou critiquera la pertinence par
référence aux prix d’autres marchandises.

La structure des formes de mise en valeur

C’est aussi la raison pour laquelle le discours de mise en valeur se


présente lui-même comme différencié et se trouve distribué entre une
pluralité de formes qui, sur la base de similarités structurales,
présentent les unes par rapport aux autres des différences réglées, ce
qui permet aux offreurs et aux demandeurs de converger ou de
diverger, en activant leur imagination, sur la question de savoir ce que
la chose soumise à échange a de particulier qui en justifierait le prix.
Pour fonctionner, le champ des discours de mise en valeur doit être à
la fois pluralisé et unifié et reposer sur des catégories dont la
structure se maintient bien qu’elle fasse l’objet de transformations
réglées. S’il n’existait qu’un seul discours de mise en valeur servant
pour toute chose (par exemple, une exclamation du type «  c’est
super », ou « c’est meilleur »), ce que sous-entend d’ailleurs la façon
dont est souvent utilisée, dans le langage de la science économique, le
terme de «  qualité  », la comparaison entre les choses ne disposerait
pas de points d’appui suffisants pour critiquer ou justifier le prix de
chaque chose. Tout serait comparable avec tout ce qui tendrait à
ramener le cosmos de la marchandise vers un état amorphe et
chaotique.
Mais, d’un autre côté, si les différentes formes de mise en valeur
étaient constituées de catégories sans rapport aucun les unes avec les
autres, le cosmos de la marchandise tendrait à se dissocier et à éclater
en une multiplicité d’isolats entre lesquels aucun rapprochement ne
serait possible, ce qui mettrait en question l’unité de l’outil de mesure
utilisé pour comparer les choses en tant que marchandises, c’est-à-
dire le dispositif des prix. Chacun de ces isolats devrait alors être doté
d’un outil de mesure spécifique, une possibilité un peu semblable à
celle de la dispersion de la langue entre une série illimitée de
langages privés qu’évoque Wittgenstein. C’est la raison pour laquelle
la distribution du discours sur les choses au sein d’un groupe de
transformation constitue, dans le cas qui nous occupe, une figure
optimale.
Il faudrait se garder toutefois de considérer ces différentes façons
de mettre les choses en valeur comme de purs modèles formels
semblables à ceux que conçoivent les économètres. Comme c’est
toujours le cas des discours qui se saisissent des éléments du monde et
qui, du fait même qu’ils s’en saisissent, les engagent dans la réalité
—  en tant que totalisation sélective mais par là même organisée et
prévisible, susceptible d’être substituée au monde, qui est insaisissable
en totalité et par là imprévisible  —, les formes de mise en valeur
travaillent sur du concret. Elles opèrent à partir d’éléments
disparates, qui peuvent être arrachés à des façons périmées
d’envisager les choses, dont la prégnance mémorielle ne s’est
pourtant pas complètement évaporée, mais elles opèrent surtout en
se saisissant de ce que les usages font des choses.
Il peut s’agir des usages du commerce, inventés localement et au
coup par coup par des commerçants habiles, ou des usages mis en
œuvre par les personnes dites ordinaires. Car si le fait de changer de
propriétaire ne modifie que le statut légal d’une chose, le fait de
tomber entre de nouvelles mains, quand elles s’en saisissent pour
développer des pratiques, peut aller jusqu’à en modifier le caractère
— ce que Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien appelait les
« arts de faire » qu’il associait, en reprenant l’analogie développée par
Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, au bricolage 30. Les formes
de mise en valeur se nourrissent de ces éléments disparates, mais en
les pliant à des contraintes structurelles qui sélectionnent l’aspect
sous lequel ces choses doivent être considérées pour être rapprochées
d’autres choses afin d’être correctement appréciées. L’aspect
privilégié, qui se dégage en fonction du contexte dans lequel la chose
est plongée (comme dans la célèbre image wittgensteinienne du
lapin/canard), ne modifie pas seulement la façon dont la chose se
donne à être vue et appréciée mais aussi la façon dont ceux qui
entrent en contact avec elle sont supposés réagir à sa présence. C’est
dire que les discours sur les choses doivent être envisagés aussi
comme des discours adressés aux personnes, ce qui à la fois les
oriente vers les formes de vie qui conviennent avec ces choses, étant
donné la façon dont elles sont mises en valeur, et coordonne les
attentes qu’elles peuvent avoir à leur égard 31. Les formes de mise en
valeur peuvent donc être envisagées à la fois d’un point de vue
structural, quand on s’intéresse à la façon dont leurs différences
doivent s’articuler pour être intelligibles, et du point de vue d’une
pragmatique, et même, plus précisément, d’une «  pragmatique
normative 32  », quand on met l’accent sur la manière dont elles
s’insèrent dans des situations où le problème est de réduire
l’incertitude sur le prix en rendant explicite une référence à la valeur.
III

Les structures de la marchandise
Chapitre V
LA FORME STANDARD

LE MODÈLE DE LA FORME STANDARD

L’invention de la forme standard est l’une des principales


innovations sur lesquelles a reposé le développement de la société
industrielle depuis le XIXe siècle. La caractéristique de cette forme de
mise en valeur est d’être étroitement cohérente avec un mode de
fabrication des objets, tandis que dans le cas des autres formes, la
mise en valeur peut s’appliquer à des objets d’origines diverses, dont
certains sont produits de manière standard. Ce mode de fabrication
repose sur la reproduction d’un prototype en un nombre a priori
illimité de spécimens. Mais cette standardisation n’a pas seulement
pour effet de soutenir la production en favorisant les économies
d’échelle et les gains de productivité. Elle fixe les propriétés
pertinentes du prototype dans sa présentation analytique, laquelle est,
en général, déposée sous la forme d’un brevet assurant à celui qui en
est détenteur le monopole de sa reproduction. Cette forme permet
aussi de rendre publiquement descriptibles les différences pertinentes
entre tel produit et tel autre dont l’apparence et/ou les
fonctionnalités sont partiellement similaires, ce qui permet de
justifier le prix demandé et, en fournissant des instruments de
commensuration 1, de le critiquer. En effet, dans les économies
reposant sur l’usage de standards, qui sont souvent associés à des
marques et à des modèles, le consommateur est censé pouvoir avoir
accès à toute l’information qui lui est nécessaire pour opérer des
choix réfléchis et, notamment, pour mettre en relation les qualités de
la chose et son prix.
Cette façon de réduire l’incertitude du consommateur ne joue à
plein que si la comparaison porte sur des produits neufs, dont les
propriétés peuvent être suspectées d’être des défauts si elles
présentent des écarts par rapport à leur description canonique. Les
choses dont la mise en valeur repose sur la forme standard sont
toujours destinées à l’usage. Or l’usage soumettant les objets à des
transformations aléatoires qui peuvent échapper à un examen même
assez approfondi, la transaction est alors confrontée à une asymétrie
d’information entre le vendeur et l’acquéreur éventuel. Cette asymétrie
accroît l’incertitude de ce dernier, comme la démonstration en a été
faite dans un article célèbre, publié au début des années 1970, à
propos du marché des voitures d’occasion 2. Cet accroissement du
niveau d’incertitude accompagne donc la carrière du produit
standard 3. Descriptible et garanti à sa sortie d’usine, il est toujours
destiné à devenir, à plus ou moins long terme, un déchet, c’est-à-dire
une chose que personne ne peut plus utiliser, ou dont personne ne
veut plus, et dont on cherchera à se débarrasser en l’abandonnant, en
la détruisant, ou en en recyclant les éléments pour les réinsérer dans
un cycle productif. C’est la raison pour laquelle on peut dire que la
forme standard exploite le présent.
On peut schématiser le dispositif de mise en valeur associé à la
forme standard en distribuant les objets selon deux axes. L’axe
vertical, que l’on peut appeler l’axe différentiel de la présentation
analytique, oppose, à sa base, des objets propres à satisfaire des besoins
génériques et souvent destinés à un usage très courant, dont les
prototypes sont peu différenciés, en sorte que la concurrence entre
les produits dépendra surtout du réseau de distribution et du prix. Il
s’agit souvent d’objets dont la conception technologique est
relativement ancienne. On peut prendre pour exemple des stylos-bille
dont la marque et le modèle importent finalement assez peu à
l’utilisateur qui s’en saisit lorsqu’il doit satisfaire un besoin urgent
—  par exemple, noter une adresse ou un numéro de téléphone. Au
sommet de l’axe de la présentation analytique, on trouve, au
contraire, des objets très différenciés, reposant souvent sur une
technologie plus récente et dont le caractère innovant est un
argument important de concurrence. On peut prendre pour exemple
des outils informatiques comme des ordinateurs ou encore des
téléphones mobiles.
4
SCHÉMA STRUCTUREL DE LA FORME STANDARD

L’axe horizontal, celui de la puissance marchande, distribue les


choses en fonction de leur rapport au temps. Il concerne la durée
pendant laquelle le produit est censé pouvoir donner satisfaction à
son utilisateur, avant de devenir un déchet. On parlera souvent, dans
ce cas, de la qualité du produit. Toutefois, l’obsolescence d’un produit
peut être programmée, de façon à contraindre l’utilisateur à le
remplacer avant sa déchéance, ce qui est souvent le cas, par exemple,
dans le domaine de l’informatique. À l’extrémité gauche de cet axe,
on trouvera des produits destinés à un usage de courte durée, comme
c’est le cas par excellence des produits dits « jetables » (par exemple
des rasoirs) et, à l’extrémité droite, des produits supposés durables,
comme, par exemple, des montres de prix que l’acheteur est censé
pouvoir porter durant toute sa vie et même transmettre à ses
descendants.
Dire d’une chose standard qu’elle a une durée courte signifie
qu’elle a une faible puissance marchande, tandis qu’une forte
puissance marchande nécessite qu’une chose ait une durée longue.
Comme on l’a dit, la grande originalité des prix des choses standard
est que leur prix le plus élevé est celui dit « neuf », et qu’ensuite il ne
cesse de décroître, quand bien même la chose d’occasion ne
présenterait, dans son caractère matériel et sa fonctionnalité, aucune
différence avec une chose neuve, sinon qu’elle n’est pas présentée
comme neuve, comme c’est le cas, par exemple, pour un produit
« reconditionné » que, peu de temps après l’avoir acheté, parfois en
ne l’ayant que simplement déballé, un client a retourné au vendeur,
lequel souhaite le remettre en vente. On peut prendre aussi, comme
exemple, le cas d’un réfrigérateur de couleur blanche immaculé, sur
lequel la moindre éraflure est visible  ; or, un réfrigérateur éraflé,
même si ses performances techniques sont parfaitement
opérationnelles, ne peut plus être vendu que soldé, à un prix
inférieur à celui du neuf. Si un produit est «  durable  », cela a pour
conséquence qu’il peut circuler pendant longtemps et à plusieurs
reprises, et donc que la puissance marchande se déploie sous la forme
d’un grand circuit des occasions. En revanche, dotés d’une faible
puissance marchande, les objets ne circulent le plus souvent qu’une
fois, au moment de leur vente comme produits neufs, finissant
ensuite rapidement comme déchets.
En tenant compte des deux axes, on peut, en outre, dessiner une
diagonale qui distingue les objets en termes de « gammes », comme le
fait souvent le marketing. Aux objets bas de gamme, c’est-à-dire, à la
fois, peu différenciés et peu durables (par exemple, une brosse à
dents), s’opposent ainsi les objets haut de gamme, à la fois très
différenciés et très durables (par exemple, une voiture de marque
Mercedes).

FORME STANDARD
ET PRODUCTION INDUSTRIELLE

Le monde dans lequel la forme standard se déploie est centré sur


l’utilité. Seuls des objets —  généralement des artefacts incorporant
un certain niveau de technicité  — qui, lors de leur conception, de
leur fabrication et peut-être plus nettement encore de leur mise en
vente et de leur acquisition, sont explicitement destinés à remplir une
fonction prédéfinie peuvent être mis en valeur en recourant à des
arguments auxquels la forme standard confère pertinence et
cohérence. Cela a sans doute été d’abord le cas d’objets destinés à
l’armée et commandés par des États, particulièrement des armes et
des uniformes, et aussi des biens de production, outils et machines,
utilisés par l’industrie. Mais nous nous intéresserons surtout ici à des
objets destinés à des particuliers pour des usages quotidiens dans le
cours ordinaire de la vie.
Ces objets sont prédéfinis par référence aux fonctions qu’ils
doivent remplir, et prennent donc appui sur une nomenclature des
fonctions, même si ces dernières peuvent être très spécifiques ou, au
contraire, assez ouvertes (comme c’est le cas des outils informatiques)
et même si les usages que feront différents utilisateurs d’un même
objet peuvent varier considérablement. Cette prédétermination par la
fonction fournit un langage de description et des critères
d’appréciation qui peuvent aisément permettre la communication
entre offreur et demandeur. Elle est, néanmoins, insuffisante quand il
s’agit d’explorer plus avant les capacités de l’objet mis en vente, c’est-
à-dire d’estimer avant l’achat les performances qu’il réalisera
effectivement quand il devra accomplir les tâches requises, et la durée
pendant laquelle son utilisation se révélera satisfaisante.
Cette relation instrumentale aux objets a souvent été considérée
comme une spécificité de la société industrielle et a été, à ce titre,
l’un des pivots des nombreuses critiques qui, depuis le XIXe siècle, ont
mis en cause la modernité désenchantée en lui opposant le monde
enchanté de la tradition. Elle ne suffit pourtant pas à caractériser la
forme standard dans ce qu’elle a de plus original. D’une part, le
critère de l’utilité n’a pas attendu — on s’en doute — l’apparition des
objets standard pour servir à porter un jugement sur les choses.
D’autre part, les liens de causalité qui unissent le développement de
la forme standard et la révolution industrielle sont loin d’être
mécaniques et linéaires.
Sans avoir la prétention de brosser à grands traits un tableau
synthétique des révolutions industrielles et de leurs étapes, dont
l’histoire est aujourd’hui si largement documentée, si diverse et
parfois si contradictoire qu’elle décourage tout effort de synthèse 5, on
remarquera que, au moins jusqu’au dernier tiers du XIXe  siècle
environ, ce qu’on appelle la première révolution industrielle
concerne surtout les secteurs de l’énergie, des transports, des moyens
de production, et la fabrication de certains produits semi-finis,
comme les cotonnades, le bois de charpente ou la farine, sans
modifier en profondeur l’univers des choses qui s’échangent dans le
cours des relations ordinaires. Il serait donc, comme l’écrit Patrick
Verley, «  tout à fait anachronique d’évoquer la standardisation à
propos de la production industrielle de la première moitié du
e 6
XIX   siècle   ». Les choses qui servent aux usages quotidiens sont
encore pour nombre d’entre elles, particulièrement dans les
communautés paysannes où la monnaie est rare, confectionnées dans
un cadre domestique ou dans les très petits ateliers ruraux de la
proto-industrialisation. Dans la première moitié du XIXe  siècle, avec
l’urbanisation, la formation d’un prolétariat et le développement des
classes moyennes, la part des choses qui sont achetées et non
confectionnées à domicile tend certes à s’accroître. Elle est stimulée,
en bas de la hiérarchie sociale, par le travail des femmes en
entreprises et par la durée de la journée de travail qui les détournent
des tâches ménagères, et, dans les échelons plus élevés, par la
diffusion d’un nouveau type de rapport, « industrieux », à la culture
matérielle 7, qui va de pair avec un rôle croissant des femmes dans
l’économie domestique 8.
Mais ces objets sont pour la plupart fabriqués en ayant recours à
des procédés et à des formes d’organisation qui sont dans le
prolongement de ceux qu’ont connus les générations antérieures, et
cela même quand ils tirent parti du développement du machinisme,
soit indirectement, au sens où ils transforment des produits semi-finis
venus de l’industrie, soit directement quand une partie de l’énergie
utilisée n’est pas d’origine humaine ou animale mais est fournie par
des machines installées à proximité des ateliers. Encore faut-il noter
que les établissements de ce type sont relativement rares au cours de
la première révolution industrielle dont le développement repose sur
l’utilisation de machines à vapeur qui sont coûteuses, encombrantes,
et qui fournissent une énergie centralisée et peu flexible, sa
transmission vers les différents outils utilisés par les ouvriers
nécessitant des systèmes complexes d’axes et de poulies. Et, même
dans les ateliers qui ont recours à la vapeur, la part des tâches, et,
particulièrement, des tâches de finition, accomplies manuellement
par des ouvriers spécialisés, demeure importante.
C’est seulement avec la seconde révolution industrielle, à la fin du
e e
XIX  siècle et dans le premier tiers du XX  siècle, que l’usage croissant
de moteurs électriques a favorisé la diffusion du machinisme à des
échelles plus petites et le développement d’outils dont le
fonctionnement est autonome 9. C’est également durant cette période
que sont mises au point des méthodes de fabrication permettant
l’interchangeabilité des différentes pièces que comporte un objet
standard et, par conséquent, sa réparation, une pièce qui s’est révélée
défaillante pouvant être remplacée par une pièce neuve. Cette
possibilité, qui pose des problèmes techniques, organisationnels et
commerciaux complexes et qui ne se met en place que
progressivement au sein des dispositifs de production au cours du
dernier tiers du XIXe siècle — les premiers exemples en étant donnés,
aux États-Unis, par les machines à coudre et les bicyclettes  —, est
souvent considérée comme l’un des traits majeurs ayant permis le
développement de la forme standard 10.
On peut donc en conclure que, pendant une longue période
marquée pourtant par le développement de l’industrie, les objets
donnant lieu à une circulation marchande, dont le nombre s’accroît,
surtout à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, en relation, dans
11
les campagnes, avec l’essor du colportage , et tout au long du
e
XIX  siècle, conservent un caractère que l’on peut qualifier, pour dire
vite, de traditionnel. Ils ne diffèrent pas, pour l’essentiel, des objets
fournis par l’artisanat ou par de petits ateliers locaux. C’est le cas, par
exemple, des vêtements, fabriqués par des tailleurs ou des
couturières, travaillant à domicile et à façon, mais aussi de toutes
sortes d’instruments à usage ménager, sans parler des produits
alimentaires élaborés qui donnent toujours lieu, pour la plupart, à
une confection domestique. Un des traits de ce mode de production
non industriel qui accompagne le développement des échanges
marchands au cours de la révolution industrielle est de ne pas durcir
une opposition qui est devenue, en revanche, centrale quand la
forme standard a pris son essor, entre les objets neufs, achetés de
première main, et les objets achetés de seconde main : « Une grande
partie des boutiques ne vend pas des produits manufacturés neufs
mais de l’occasion 12.  » S’inspirant des écrits de Louis-Sébastien
Mercier, Laurence Fontaine montre la diversité de ce commerce,
surtout féminin, dans le Paris du XVIIIe siècle 13. Ainsi, par exemple, à
Paris en 1725, à côté de 3  500 tailleurs et couturières (qui
fabriquaient des vêtements neufs ou rafistolaient de vieux vêtements),
existaient 700  marchands de vêtements d’occasion et autant de
marchandes de lingerie féminine d’occasion, auxquels on peut
ajouter 6 000 à 7 000 femmes trafiquant des biens de seconde main 14.
D’où, toujours dans le cas des vêtements, l’importance de la friperie,
qui demeure longtemps, au moins dans les classes populaires
urbaines, la source principale d’acquisition de vêtements usagés,
transformés et échangés jusqu’à ce qu’ils soient à ce point usés qu’ils
en deviennent inutilisables. La multiplication des boutiques, dont le
succès repose sur le fait qu’elles vendent à crédit, se trouve ainsi
associée à une «  économie de récupération  » plutôt qu’à une
« économie de consommation 15 ». Cette réutilisation des objets, dont
la descente aux enfers parcourt les différentes strates de la hiérarchie
sociale, tranche nettement avec le destin qu’ils connaîtront quand se
développera une production de masse reposant largement sur la
forme standard dont un des traits est de conférer, souvent à assez
court terme, à des objets encore utilisables le statut de déchet.
L’accumulation des déchets est, par là, devenue l’un des aspects les
plus critiques et les plus critiqués de la production de masse.

PROTOTYPES ET SPÉCIMENS

C’est dire qu’il faut se garder d’imputer à la révolution


industrielle et au machinisme une transformation radicale qui aurait
eu pour effet de substituer brutalement à des objets artisanaux,
admirés pour leur fantaisie et leur diversité, des objets manufacturés
décriés pour leur disgracieuse uniformité. Un thème qui a nourri la
critique artiste du capitalisme, souvent confondue avec celle de la
société industrielle dans son ensemble, quand elle dramatise
l’opposition entre des choses fabriquées de façon dite
«  traditionnelle  » qui seraient toutes différentes, et que l’on qualifie
«  d’authentiques  », comme sont supposés l’avoir été ceux qui les
auraient confectionnées de leurs mains, et des choses fabriquées à
l’ère du machinisme et échangées dans des magasins contre de
l’argent, ce qui aurait eu pour effet non seulement d’aliéner les
travailleurs qui les ont fabriquées, et les boutiquiers qui en font
commerce, mais aussi ceux qui les convoitent, les achètent et les
utilisent. Car on peut tout aussi bien admettre que des objets dits
artisanaux, par exemple des sabots, pouvaient être très semblables les
uns aux autres, au moins dans une certaine aire — ce que n’ignorent
pas les ethnologues qui, aujourd’hui, les recueillent pieusement —, et
que des objets dits industriels peuvent être recherchés pour leur
diversité — ce que savent les collectionneurs qui les collectent et les
rapprochent afin, précisément, de mettre l’accent sur leurs
différences.
On oublie, par ailleurs, qu’une uniformisation des choses a été
produite par l’institution chrétienne. C’est ainsi que la sculpture
funéraire de la période romaine s’inspirait, comme le montre
Panofsky dans son étude sur la sculpture funéraire, d’une diversité
quasi illimitée d’expériences et de discours, puisant dans la religion
officielle, la tradition littéraire et figurative de la mythologie des
cultes initiatiques et diverses philosophies, si bien que les variétés de
sépultures étaient innombrables, l’enterrement de cadavres
coexistant d’ailleurs avec l’incinération. Or la religion chrétienne a
donné une unité de direction sinon «  au confus désir d’immortalité
de l’homme  » (selon l’expression de Panofsky), du moins aux
discours à ce sujet et, par ricochet, aux sépultures, devenues simples
et d’une cohérence absolue par «  la force unificatrice du
christianisme 16  ». Le même mouvement d’uniformisation s’est
retrouvé en Allemagne aux  XVe et XVIe  siècles lorsqu’il a été question
de fixer l’identification de l’image religieuse, et notamment celle du
Christ. À partir du XVe  siècle, relève David Freedberg, les images
destinées à la méditation, devenues bon marché et faciles à obtenir,
sont accessibles pour une grande partie de la population. Or, dans le
même temps, « elles font l’objet d’une uniformisation inimaginable ».
Tous méditent 17 sur des images reproduites à l’identique, c’est-à-dire
sur lesquelles le Christ, répondant à des critères uniformisés, est
reconnaissable. «  Les anciennes difficultés de l’identification, et le
besoin urgent qu’elle suscite, écrit Freedberg, s’apaisent dès lors ; les
uns et les autres méditent sur des images dont l’identité est
assurée 18. »
L’illusion rétrospective de l’uniformisation des choses par la
révolution industrielle, qui concentre la détestation de la fabrique, de
la machine et de l’argent —  opposés à l’échoppe de l’artisan, à la
dextérité de la main, et à la noblesse du don  —, dissimule une
disjonction dans l’ordre des choses qui deviendra surtout
prépondérante dans le premier tiers du XXe siècle, quand des produits
qualifiés de standard tendront à envahir la sphère des échanges
quotidiens 19.
Le développement de la forme standard a bien introduit dans
l’univers des objets une innovation sans précédent, mais elle est loin
de tout devoir à la machine, même si son déploiement a été tributaire
de celui du machinisme, et à l’argent, même si sa formation a été
stimulée par la recherche du profit. S’ancrant non seulement dans
des changements technologiques, mais aussi d’ordre organisationnel
et juridique, qui accompagnent une transformation des rapports de
classe, la forme standard ne se signale pas tant par l’uniformisation et
la sériation que par une redistribution des choses en fonction d’une
différence qui, sans être absolument nouvelle, n’avait jamais été à ce
degré tranchée. Cette différence s’articule autour d’un point nodal
qui concerne la relation entre les choses et les personnes et qui, à ce
titre, peut être dit ontologique. Jusqu’à ce qu’apparaisse la forme
standard, l’ontologie des êtres reposait pour l’essentiel sur une
séparation —  héritée de la métaphysique d’Aristote, largement
reprise par les scholastiques — entre les êtres dits naturels, « dont la
génération provient de la nature  » et les «  réalisations  », c’est-à-dire
les êtres qui « proviennent de l’art » en lesquels se lient une matière,
qui n’est pas générée mais « préexiste », et une forme qui « est dans
l’esprit de l’artiste ». Ainsi, l’objet réalisé n’est pas « dit être ce dont il
provient » (la sphère d’airain n’est pas dite airain mais d’airain). Mais
la forme elle-même préexiste en tant qu’essence, en sorte que « ce qui
est engendré, c’est le composé de matière et de forme, lequel reçoit
son nom de la forme », composé qui doit son existence à l’activité de
l’artiste 20. En prenant appui sur la distinction entre matière et forme,
chacun des êtres dont la venue au monde résultait d’une activité
humaine —  les artefacts  — pouvait par conséquent être envisagé
comme un agencement dont la quiddité («  ce qu’il est dit être par
soi 21 ») était engendrée par l’action sur des matières préexistantes de
corps habités par l’intention de leur conférer une forme. Il s’ensuit
qu’en tout objet artefactuel on pouvait voir, au moins implicitement,
le résultat d’une sorte de fusion entre choses et personnes, au sens où
chaque artefact était censé conserver dans sa substance même la trace
des intentions de celui ou de ceux qui l’avaient confectionné, mais
aussi celle des intentions de celui ou de ceux qui avaient désiré les
posséder et en avaient passé commande 22.
La forme standard n’abolit pas cette conception, qui a transité du
mythe de la chôra (réélaboré dans le Timée de Platon) jusqu’aux
métaphysiques ordinaires par le biais d’une réinterprétation
chrétienne de philosophèmes grecs auxquels l’éducation scolaire
classique a donné une large diffusion 23, mais elle en modifie la
distribution. L’innovation qu’introduit cette façon d’engendrer des
choses et aussi de les mettre en valeur repose en effet sur la
distinction entre, d’un côté, la création d’un prototype, qui peut être
un objet complètement réalisé ou n’exister que sous une forme
virtuelle, et, de l’autre, la fabrication d’objets reproduisant ce
prototype en un nombre a priori illimité de spécimens. Seuls ces
derniers sont mis en vente et entrent dans le cosmos de la
marchandise. Or, dans ce nouvel agencement, le prototype concentre
en lui la trace de toutes les intentions humaines qui ont présidé à la
conception de l’objet, dont la description est stabilisée sous la forme
d’un brevet qui en fixe les propriétés pertinentes —  selon des
modalités qui évoquent la codification  —, c’est-à-dire par un acte
juridique qui assure celui qui en est détenteur du monopole de la
production des spécimens reproduisant le prototype et donc du
monopole des profits que leur vente peut procurer. Mais les
spécimens, qui font seuls l’objet d’une appropriation par des clients,
dont chacun peut considérer l’objet qu’il a acquis et qu’il utilisera
comme s’il s’agissait d’une chose singulière, puisqu’elle est désormais
sienne, ne portent pourtant plus, en tant que particuliers, la trace
d’intentions humaines qui demeurent concentrées dans le seul étant
auquel le spécimen fait référence et qui n’est autre que le prototype.
C’est par ce dispositif agençant un prototype et des spécimens que se
comprend la rupture qu’introduit la forme standard par rapport à
l’uniformisation de choses qu’avait pu produire une institution telle
que l’Église, mais sans pour autant que cette uniformisation, par
exemple des tombes ou des images du Christ, prenne appui sur un
prototype.
On peut dire par là que la forme standard introduit parmi les
choses des êtres aux propriétés inédites au sens où, tout en étant le
produit de l’activité humaine, ils ont pour spécificité d’être des objets
en soi —  simplement des choses et rien d’autre  — puisque leur part
d’humanité est tout entière concentrée dans le prototype. Il faut
attendre le moment de leur appropriation pour que ces objets aient
des chances de retrouver, si on peut dire, figure humaine, en
devenant la chose de quelqu’un, qui les investit d’un désir et les
infléchit par le seul fait d’en faire usage, c’est-à-dire de les soumettre
à un traitement qui, pris dans les circonstances diverses de la vie, a
toujours quelque chose de spécifique. Mais, par exemple, s’ils ne
parviennent pas à être vendus, même en parfait état, et encombrent
les stocks, ils figureront parmi ces rebuts négociés à bas prix et voués
aux soldes. Dans ce régime, les objets ne se lient aux êtres humains
que par le truchement de la propriété qui, seule, peut conférer à
chacun des spécimens une identité propre.
C’est sans doute la raison pour laquelle les magasins, dans lesquels
les spécimens sont présentés pour être vendus, évitent généralement
de montrer en même temps et côte à côte, en grand nombre,
différents spécimens d’un même objet, surtout s’il s’agit de choses
coûteuses et affectivement investies (par excellence des produits haut
de gamme ou de luxe) et aussi la raison pour laquelle les usines où
ces choses sont fabriquées et où elles s’offrent à la vue dans leur
multitude sérielle (comme dans la chaîne de montage) ne sont
généralement pas ouvertes au public des acheteurs potentiels ou sont
même pudiquement voilées comme pour, en quelques sorte, les
effacer de la conscience collective dans ses déterminations
consuméristes. Mais, d’un autre côté, c’est aussi de leur inexistence
en tant que particuliers et de leur parfaite conformité au prototype
que dépend la confiance que des consommateurs potentiels peuvent
mettre dans les spécimens en déplaçant sur eux la confiance qu’ils
peuvent avoir dans le prototype et dans la firme où il a été conçu.
C’est la raison pour laquelle la mise en valeur des choses dans le
cadre de la forme standard introduit un écart maximum entre les
objets neufs et les choses usagées. Seul un objet neuf peut en effet
revendiquer sa parfaite conformité au prototype de référence, et par
là déployer sa choséité à l’état pur, puisque c’est seulement par le
truchement de l’appropriation et de l’usage qu’une intentionnalité
humaine peut s’y investir à nouveau.

LA PROLIFÉRATION DES CHOSES SANS PERSONNE

On peut voir dans cette transformation de la relation entre choses


et personnes qui, avec le développement de la forme standard,
déplace l’identité des choses sur le prototype et sur lui seul une sorte
de projection sur les choses elles-mêmes de l’asymétrie radicale entre
travail intellectuel et travail manuel dans laquelle Marx a reconnu
l’un des traits les plus spécifiques du capitalisme. Tandis que les traces
du travail intellectuel qui a été nécessaire pour le produire sont
révélées et célébrées sur le corps même du prototype, au point d’en
faire parfois un objet de vénération pieusement conservé, ce qui est
en analogie structurale avec le culte de l’origine (et permet, par là,
des passages de la forme standard vers la forme collection), le
spécimen n’est apprécié qu’en tant qu’il est supposé n’être que la
reproduction parfaite du prototype, c’est-à-dire non en tant qu’il se
présenterait tel qu’en lui-même, mais seulement en tant qu’il
représente —  au sens d’un mandataire  — les propriétés
prototypiques qui personnifient son modèle. Cela au point que le fait
d’avoir relevé la moindre différence entre le prototype et l’un de ses
spécimens, ce qui est la tâche du contrôle de qualité, est identifié
comme étant un défaut du spécimen que son absence de conformité
altère et dépouille de toute valeur marchande.
La possibilité qu’un objet (le spécimen) en répète un autre (le
prototype), c’est-à-dire la possibilité d’une génération et d’une
multiplication sans différenciation, ce qui constitue un tour de force
jamais réalisé avant l’apparition de la forme standard, ni dans l’ordre
de la nature ni dans celui de la culture, est bien ce qu’a permis le
machinisme. Mais seulement dans la mesure où il a été solidaire d’un
changement radical de l’organisation du travail et du droit qui, de la
manufacture à la fabrique, a transformé un procès de travail fondé
sur une combinaison d’ouvriers parcellaires, entre lesquels il aurait
été théoriquement possible de distribuer l’attribution des différents
composants de l’objet fini (ce que Marx appelle une division
«  subjective  » du travail), en un mode de production (que Marx
appelle «  objectif  ») dans lequel la fabrication des spécimens qui
sortent de la fabrique n’est assignée qu’au dispositif de production
lui-même 24.
Cette reproduction est attribuée à l’action d’un travail strictement
mécanique qui est censé ne rien transposer sur le corps de la chose
des propriétés particulières de l’agent qui l’a mis en œuvre, qu’il
s’agisse, peu importe alors, d’une machine ou d’une personne
humaine, puisque cet agent n’a accompli la tâche que l’on attend de
lui que s’il a suivi à la lettre les instructions et les protocoles prescrits.
Tandis que le travail qui a permis la confection du prototype se donne
à voir sur le mode de la création, le travail de reproduction est
envisagé selon des modalités qui sont de l’ordre du faire/faire et qui,
à ce titre, évoquent, à des degrés divers, l’asservissement. Cette façon
de concevoir la division du travail, sans doute née au sein de
dispositifs militaires, depuis la discipline du combat jusqu’à
l’organisation des arsenaux, atteint son point culminant et devient le
mode ordinaire de fabrication des objets les plus usuels, quand la
forme standard est dans son plein développement, avec l’invention
puis la mise en œuvre progressive des méthodes tayloriennes dont
l’un des objectifs principaux fut d’affranchir l’entreprise capitaliste
du pouvoir que les ouvriers de métier étaient susceptibles d’exercer
sur la production 25. L’organisation taylorienne ne se caractérise, en
effet, pas prioritairement par l’importance qu’elle accorde à la
machine, mais par le fait de confier les inévitables interventions
humaines à des personnes aisément et rapidement remplaçables
puisque chacune d’elles n’a plus à accomplir qu’une tâche
parcellaire, peu spécifique et n’exigeant que des compétences
génériques.
C’est d’ailleurs précisément parce qu’elle a été accusée de traiter
les ouvriers comme s’il s’agissait de machines et de mécaniser les êtres
humains que la forme standard, quand elle a pris son extension
maximum, incarnée par excellence dans l’entreprise d’automobile
créée par Henry Ford, a fait l’objet d’intenses critiques dans les
années 1920-1930. On en trouve un premier écho dans la littérature,
par exemple dans Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, roman
d’anticipation situé en l’an 632 d’une ère appelée Notre Ford, et publié
en 1932, ou encore chez l’écrivain socialiste Upton Sinclair, qui
publie en 1937 un roman satirique sur les usines Ford, The Flivver
King, mais aussi au cinéma, dans le film À nous la liberté, de René Clair
(1931) qui décrit l’organisation fordiste comme un régime carcéral,
ou encore dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin (1936) 26. C’est
à la même époque (1936) que Walter Benjamin écrit « L’œuvre d’art
à l’ère de sa reproductivité technique 27 » qui, mettant l’accent sur la
singularité de l’original et la menace que la reproduction fait peser
sur l’aura de l’œuvre, étend la crainte d’une possible extension de la
forme standard jusqu’à l’arraisonnement de ce qui, aux yeux des
philosophes de l’École de Francfort, notamment Adorno, constitue le
dernier rempart de la civilisation contre la barbarie machiniste, c’est-
à-dire le monde de l’art et de la culture 28.
Cette forme d’organisation de la production n’est pas seulement
capitaliste au sens où elle a stimulé le profit en permettant une
exploitation accrue de la force de travail et l’extraction d’une plus-
value. Elle l’est aussi dans la mesure où elle constitue la présentation
analytique en objet de propriété et accroît par là de façon illimitée
l’écart entre propriétaires et non-propriétaires. Étant fondée sur la
codification, la standardisation crée une asymétrie radicale entre les
propriétaires du code de la présentation analytique et ceux qui ne
font que le reproduire ou l’appliquer. La généralisation du brevet et
la diffusion des droits intellectuels, nés d’abord dans l’univers de la
communication et, particulièrement, dans l’économie du livre, avant
d’être étendus à la totalité des choses susceptibles de circuler sous
une forme marchande, que ces dernières soient matérielles ou
immatérielles, exerce un effet de dépossession, qui a souvent été
comparé, à juste titre, à celui des enclosures dans lequel on a pu voir,
suivant Marx, un préalable à l’accumulation capitaliste à grande
échelle. Avec l’extension de la propriété industrielle associée au
développement de la standardisation, les propriétaires des moyens de
production ne sont plus prioritairement ceux qui possèdent les
instruments et les équipements matériels nécessaires pour produire
des objets standard, mais aussi ou surtout ceux qui détiennent un
droit de propriété intellectuelle officialisé par un brevet, sur le code
incarné dans le prototype et/ou dans une représentation modélisée
du prototype à laquelle les perfectionnements et la codification du
dessin industriel, fondée sur une standardisation des symboles utilisés,
confèrent une autorité légale. C’est d’abord et surtout la possession
du brevet, qui ouvre au détenteur la possibilité de devenir
entrepreneur s’il parvient à convaincre des investisseurs et des
banques qu’il est profitable de lui faire crédit en lui donnant les
moyens de réaliser en séries a priori illimitées, et de commercialiser
les objets dont le brevet a fixé les propriétés, et qui désormais ne
peuvent plus légalement être fabriqués par d’autres.
L’asymétrie que le déploiement de la forme standard introduit
dans la relation aux artefacts ne se manifeste pas seulement dans le
champ de la production, mais aussi dans celui de la consommation et
de l’usage. Avec la diffusion des objets standard, l’acheteur perd le
pouvoir de prédéfinir les propriétés de l’objet qu’il envisage
d’acquérir et même de le préempter. Un pouvoir qui lui est d’ailleurs
explicitement contesté, quand la forme standard atteint son acmé, en
tant qu’il se révélerait trop souvent irrationnel, voire absurde,
« soumis aux “caprices de la mode” », comme l’écrit Henry Ford dans
ses mémoires 29 pour justifier l’option consistant à centrer l’entreprise
autour de la production d’un modèle unique, le plus rationnellement
conçu, en fonction d’un prix de vente jugé optimum (critique que
l’on pourrait dire d’inspiration «  veblenienne  » qui est, chez Ford,
explicitement dirigée contre les femmes accusées d’être les suppôts
de ce que nous appelons la forme tendance). Cela de façon à être en
mesure de résister aux désirs irrationnels des personnes individuelles
et de se donner les moyens —  comme dit Marx  — de produire la
consommation et les consommateurs (« la production crée, produit la
consommation 30  »). Dans le cadre de ce nouvel agencement, les
prototypes peuvent certes conserver quelque chose des intentions des
acheteurs potentiels. Mais ces intentions, recueillies par le
truchement d’enquêtes de marché, ce qui est l’une des tâches
principales du marketing, n’étant plus liées aux options et aux désirs
d’un individu particulier, sont reconstituées sur la base d’agrégations
statistiques qui les attribuent à une catégorie ou à un créneau
d’acheteurs potentiels 31.

LES TENSIONS INTERNES DE LA FORME STANDARD

La forme standard est ce qui a rendu possible la « production de


masse  », un terme forgé dans les années 1920-1930 qui a connu
d’emblée un énorme succès. Toutefois, si on suit les analyses de David
Hounshell, cette appellation est surtout adéquate pour décrire un
projet dont Henry Ford est devenu l’emblème, et tel qu’il se forma et
fut développé progressivement dans les années 1913-1925 environ. Ce
que Peter Drucker a qualifié de « révolution économique » accomplie
par Ford n’est pas réductible à l’invention de la chaîne de
production. Elle tient surtout dans le fait d’avoir montré qu’il était
possible pour la firme d’engranger les plus grands profits en
maximisant la production tout en diminuant les coûts de production,
32
c’est-à-dire en contournant la théorie du monopole . Toutefois, les
types de management et de marketing qui avaient permis le succès de
la Ford T rencontrèrent des écueils dès la seconde moitié des années
1920, quand les concurrents de Ford développèrent des voitures plus
sophistiquées et surtout mirent en place des techniques de
production permettant le renouvellement rapide des modèles et la
création presque continue de nouvelles différences. La forme
standard se heurte en effet à une contradiction qui est
schématiquement la suivante. La réduction des coûts et la baisse des
prix de vente exigent de forts investissements dans des équipements
de production. Mais, pour amortir ces investissements, la production
et la vente des spécimens correspondant à un même prototype
doivent être maintenues durant de longues périodes. Certes, dans la
forme standard, les séries sont par principe illimitées. Mais si les
objets proposés demeurent identiques au prototype qui a généré la
série, la demande tend à s’épuiser, surtout si les objets sont robustes,
comme l’était la Ford  T, et ne présentent pas de défaillances
techniques suffisantes pour exiger leur renouvellement. Or cet état
de choses tend à décourager l’engagement de nouveaux
investissements.
C’est la raison pour laquelle Ford abandonnera à contrecœur, en
1926, la production du modèle T, qu’il jugeait pourtant parfaitement
rationnel et ajusté aux besoins des masses, pour se lancer dans la
production en série de spécimens d’un autre prototype : le modèle A.
Ce renoncement, suscité pour des raisons financières, mettait fin aux
espoirs mis dans le développement illimité de la forme standard, en
tant que manifestation extrême de la rationalité technique. Il donnait
implicitement raison à la critique développée par Thorstein Veblen
qui ne cessait de dénoncer, depuis le début du siècle, la prééminence
des motifs commerciaux sur les exigences productives et le pouvoir
exercé par les financiers sur les inventeurs et les ingénieurs 33.
Il faut dire que l’épuisement rapide de la forme standard, qui ne
s’est maintenue dans sa version absolue que dans les pays
communistes (ce qui a sans doute contribué à leur ruine 34), a été
accéléré par une transformation des consommateurs, que la forme
standard elle-même avait rendue possible. Le développement de la
forme standard a d’abord accompagné et stimulé un changement du
rôle des objets dans l’expression des différences sociales. La
multiplication de ces purs objets que sont les objets standard
accompagne la levée ou l’atténuation des barrières statutaires qui
maintenaient un lien entre la position sociale et les biens achetés,
dans le cadre du développement du libéralisme qui légitime
l’acquisition d’un bien par toute personne disposant des moyens
financiers pour le faire. Ce régime de production s’ajuste ainsi avec la
façon dont la société libérale agence les rapports de classe et les
inégalités en les rapportant, pour une grande part, sur les inégalités
de ressources monétaires. C’est alors surtout sur la propriété
d’artefacts acquis à l’état neuf que se déplacent les manifestations de
la position sociale, ce qui tend à diminuer le poids d’autres signes
statutaires. Mais cet état de choses tend à susciter une concurrence
entre les personnes pour l’acquisition d’objets traités comme autant
de signes distinctifs, ce qui stimule à son tour la concurrence que se
font les choses dont chacune doit rendre manifestes les différences
qui l’identifient. Les différences sociales se manifestant surtout par le
fait de posséder des choses que d’autres ne possèdent pas, les
producteurs et les marchands sont incités à proposer des objets
toujours plus différenciés, ce qui suscite l’obsolescence des objets déjà
là et leur renouvellement avant qu’ils ne soient hors d’usage. C’est
d’ailleurs en tenant compte de cette limite de la forme standard que
l’on peut comprendre l’importance prise dans le capitalisme
contemporain par ce que nous avons appelé la forme tendance. Elle a
été d’abord sensible quand des producteurs ont entrepris, dans
l’entre-deux-guerres aux États-Unis, de standardiser la fabrication des
maisons individuelles et celle du mobilier. Mais ces tentatives se sont
soldées par des échecs, parce qu’elles portaient sur des choses dans
lesquelles les personnes désiraient engager ce qu’elles jugeaient
constituer leur intimité 35. Les acheteurs éventuels ont alors eu
tendance à se détourner, quand ils en avaient les moyens, de ces
produits dont le prix relatif était pourtant très avantageux, en faveur
de produits plus coûteux mais mieux à même de rendre manifeste, à
leurs yeux et aux yeux des autres, ce qu’ils pensaient être leurs
spécificités, c’est-à-dire leurs goûts, ignorant que ceux-ci étaient
socialement constitués, ce que les sociologues n’ont pas tardé à leur
enseigner, mais en vain.
La réponse des firmes face à cette situation a été de mettre de côté
les espoirs placés dans la standardisation absolue au profit de ce que
l’on a appelé la production de masse flexible. Celle-ci, sans
abandonner la standardisation, consistait à la moduler, et cela de
deux façons. Sur le plan de la production, en mettant en place des
dispositifs autorisant la variabilité des prototypes de façon à
engendrer des spécimens comportant des différences assez manifestes
pour satisfaire des attentes de distinction ostentatoire, sans avoir à
modifier complètement les outils de fabrication et les chaînes de
montage. Sur le plan de la commercialisation, en mettant à profit
l’enseignement des psychologues et des sociologues, de façon à
développer des techniques de marketing permettant de se saisir des
goûts supposés spontanés et imprévisibles des consommateurs et de
les orienter.
Mais les problèmes auxquels les processus visant à concilier
standardisation et différenciation étaient censés apporter une
réponse se sont vite révélés inépuisables. En témoigne leur retour en
force dans les années 1980 quand le capitalisme a dû faire face à une
situation marquée, d’un côté, par des surcapacités productives et, de
l’autre, par un épuisement de la demande solvable. Comme cela avait
été le cas cinquante ans auparavant, certaines des solutions proposées
ont consisté à promouvoir une radicalisation de la production de
masse flexible, dite la « spécialisation souple », et la revalorisation de
modes de fabrication faisant appel à des compétences diversifiées au
sein d’ateliers mobilisant des savoir-faire et des traditions enracinés
localement 36. On peut voir dans cette option, qui prenait appui sur
des études de cas situés surtout en Italie et en France, une
préfiguration du tournant économique marqué par le passage à une
économie de l’enrichissement.

L’INQUIÉTUDE CRÉÉE
PAR LA FORME STANDARD

Comme le suggèrent les analyses qui précèdent, le poids pris, dans


une formation sociale donnée, par une certaine forme de mise en
valeur des choses peut être tel que l’emprise de cette forme en vienne
à s’étendre jusqu’à imprégner des pratiques qui ne concernent pas
directement le commerce, et même jusqu’à infléchir les façons dont
cette formation se trouve représentée, tantôt pour la décrire, tantôt
pour en célébrer les bienfaits, ou tantôt, encore, pour la critiquer,
c’est-à-dire jusqu’aux idéologies les mieux partagées et qui peuvent
être dites, à ce titre, dominantes.
On le voit nettement dans le cas de la forme standard qui, parce
qu’elle concernait surtout des objets sortis d’usines, fut associée à un
genre particulier de société dite industrielle, qu’elle ait été célébrée
ou critiquée. En effet, cette dernière a été tantôt glorifiée en tant que
porteuse d’un progrès conçu comme une amélioration des conditions
matérielles de la vie quotidienne, et de liberté quand on l’associait au
développement de la démocratie 37, tantôt rejetée en tant que facteur
à la fois —  ce qui a priori peut paraître paradoxal  — de
différenciation, du fait d’une inégalité jugée croissante des
conditions, et d’uniformisation des manières d’être, d’exploitation et
d’aliénation 38. L’aliénation —  une notion dérivée de Hegel et
réinterprétée par Marx, qui fut reprise, avec des inflexions
différentes, et parfois implicitement, par de nombreux auteurs,
surtout en Allemagne durant l’entre-deux-guerres  — en est venue
ainsi à désigner ce que la condition de l’homme moderne avait de
spécifique. C’est-à-dire la perte de la possibilité « d’une possession ou
maîtrise de soi, ou d’une identité à soi […] du fait de la contrainte
extérieure 39  ». On se fera une idée de l’extension prise par ce
philosophème critique, devenu véritablement un lieu commun
susceptible, à ce titre, de migrations multiples entre la haute pensée
et les slogans politiques (et retour), en rappelant qu’il a pu trouver
une expression presque similaire chez des penseurs appartenant à
l’extrême gauche (souvent liés à l’École de Francfort) et dans la
pensée conservatrice, comme, par exemple, chez Spengler ou
Heidegger.
Cette thématique qui a profondément imprégné la philosophie
sociale et la sociologie durant la période au cours de laquelle s’est
affirmée la puissance de la forme standard, c’est-à-dire entre le
dernier tiers du XIXe  siècle et les années 1970 environ, a étendu aux
êtres humains eux-mêmes, et, particulièrement, à ceux d’entre eux
qui appartenaient aux classes populaires ou à la petite bourgeoisie,
l’effet répulsif qu’a exercé sur les élites (qui en étaient pourtant les
premières bénéficiaires) le déferlement d’objets industriels. La vie
quotidienne se trouvait envahie par des objets standard dont la
similitude, en tant que spécimen d’un même prototype, ou en tant
que prototypes conçus pour se distinguer par des détails secondaires
de prototypes concurrents et presque identiques, suscitait chez eux la
stupéfaction et le dégoût. Comme l’a montré Christian Borch 40, ces
sentiments se sont déplacés des choses sur les personnes. En
témoignent les usages du thème de la foule, initié par Gustave
Le  Bon 41 et Gabriel Tarde 42, qui mettaient l’accent sur la perte de
toute individualité et même de toute singularité des personnes
humaines quand elles se trouvaient à proximité les unes des autres au
sein de vastes rassemblements, et sur le rôle central des processus
d’imitation, chacune devenant une copie des autres à la façon dont
les choses étaient la reproduction d’un même type.
Ce thème fut relayé un peu plus tard par celui des masses, en tant
que foules désincarnées et dispersées, mais manipulées à distance par
la propagande politique 43 et par les médias 44, thème qui ne se
développe vraiment que pendant l’entre-deux-guerres quand les
pouvoirs totalitaires prétendent incarner dans une seule personne,
celle du leader, ou du guide, le pouvoir de tout un peuple et donnent
à voir ce dessaisissement en mettant en scène des défilés grandioses
au sein desquels une multitude d’êtres humains vêtus du même
uniforme et accomplissant en même temps les mêmes gestes
deviennent les analogons des objets standard produits également en
masse par la puissance industrielle développée sous l’égide de l’État.
Cette vision d’une société massifiée, comme expression typique de la
modernité, était — il faut encore une fois le souligner — partagée par
ceux qui la revendiquaient, et en faisaient la source du pouvoir
exorbitant dont ils s’étaient emparés, et par ceux qui entendaient s’y
opposer au nom des droits de la personne et de la créativité
individuelle. Or ces derniers, pour la plupart, ne dirigeaient pas
seulement leur vindicte contre la massification des êtres humains
mais l’orientaient aussi contre la massification des choses, opposant à
la prolifération des objets standard tous semblables, la diversité et
même la singularité de ce qui sortait des mains de l’artisan et plus
encore de l’artiste. Et cela, que leurs orientations idéologiques
conservatrices les poussent à la nostalgie envers l’ancien monde rural
ou que, marqués par le marxisme, ils interprètent la massification en
termes d’aliénation. Tout ce qui semblait échapper à la
standardisation pouvait alors servir de point d’appui pour concevoir
la possibilité d’un monde libéré non seulement du capitalisme, mais
plus largement de la domination des contraintes économiques.
Ces penseurs critiques, comme aveuglés par l’importance prise
par la forme standard, n’étaient pas suffisamment attentifs aux
processus économiques accompagnant la circulation de choses
—  particulièrement l’art et la culture  — qui pouvaient leur sembler
en retrait par rapport au cœur du capitalisme. N’envisageant la
progression de ce dernier que sous la forme d’une standardisation
généralisée, ils n’anticipaient pas les transformations du capitalisme
qui allaient permettre l’exploitation de domaines d’objectivité et
d’expériences dans lesquels ils voyaient encore des sortes de réserves
depuis lesquels pouvaient être envisagée une reconquête à la fois de
la société et de la subjectivité. Or un des aspects de ces
transformations a été l’extension donnée à des formes de mise en
valeur d’où la standardisation était absente ou dans lesquelles elle
n’occupait qu’une place périphérique, dont l’affermissement a
accompagné le développement de la marchandisation dans de
nouvelles directions.
Néanmoins, ces condamnations de la modernité technique ont
contribué à infléchir les représentations générales du monde social et
les modalités de sa critique. On peut voir, par exemple, dans le
développement de la critique de la société de consommation, de la
publicité, de la mode et des médias, qui se déploie dans les années
1960 et qui culmine dans la mise en cause de la société du spectacle
—  stade suprême de l’aliénation comme «  dégradation de l’être en
avoir » où « l’avoir se dégrade en paraître » — et du « simulacre 45  »,
une ébauche de description critique d’un monde social dans lequel la
forme tendance, sans être pour autant radicalement nouvelle ni avoir
la prééminence sur d’autres sources de profit, en était venue à jouer
un rôle au moins beaucoup plus important que cela n’avait été le cas
dans le passé. Des remarques du même genre pourraient sans doute
être faites à propos des nombreuses descriptions critiques qui, surtout
à partir de la seconde moitié des années 1990, ont pris pour objet le
passage d’une société de consommation à une société de commerce,
en ciblant la domination de l’argent et du marché dans un monde
supposé entièrement sous l’emprise du néolibéralisme et de la
finance. Cette critique a pu se nourrir du déploiement de ce que
nous avons appelé la forme actif, particulièrement dans le cas de la
vente des œuvres d’art. La publicité médiatique donnée aux
transformations ayant affecté la circulation des œuvres d’art,
anciennes ou surtout contemporaines, et des objets d’antiquité, avec
le développement des palmarès et des ventes aux enchères au plan
international, a fourni de nombreux exemples concrets qui ont pu
être invoqués pour soutenir l’idée selon laquelle la société
contemporaine était presque totalement dominée par le pouvoir de
l’argent et la recherche du profit.
Chapitre VI
STANDARDISATION ET DIFFÉRENCIATION

L’HISTORICITÉ DES FORMES DE MISE EN VALEUR

En tant que formes sociales, les différentes façons de mettre en


valeur les objets marchands ont sans nul doute une dimension
historique. Il est toutefois difficile, et peut-être vain, de prétendre en
fixer l’origine ou même d’en établir la généalogie. Chacune d’entre
elles se présente en effet comme un ensemble structuré et
relativement cohérent tout en étant composée d’éléments plus ou
moins disparates, résidus de constructions antérieures et dont chacun
a sa propre histoire, comparable en cela — comme le langage dans la
fameuse métaphore wittgensteinienne — à une ville ancienne avec ses
voies et ses demeures de différentes époques et de différents styles.
On pourrait ainsi considérer que la production en grand nombre
d’objets plus ou moins semblables, notamment destinés aux armées,
n’a pas attendu l’apparition de la forme standard, ou que cette
dernière naîtrait avec l’apparition du livre imprimé. Toutefois,
comme le relève Roger Chartier, la standardisation ne peut pas être
attribuée entièrement à l’imprimerie, car le texte imprimé est, au
moins jusqu’au XVIIIe  siècle, «  ouvert à la mobilité 1  », au sens où les
rééditions d’une même œuvre introduisent de nombreuses
différences entre elles, notamment parce que des corrections sont
apportées en cours de tirage, etc. Par ailleurs, les manuscrits
d’auteurs, en France, sont extrêmement rares avant 1750, car le
manuscrit de l’auteur, une fois copié, étant considéré comme dénué
de prix, est détruit, et la vente et l’achat de manuscrits autographes,
ainsi que les collections de signatures autographes ne se développent
qu’à la fin du XVIIIe siècle.
On peut s’interroger aussi, en suivant de nombreux débats
contemporains, sur la question de savoir quand apparaissent des
collections et sur les similitudes et les différences entre les anciens
«  cabinets de curiosités  » et les collections modernes 2. On peut se
demander encore, à propos de la forme tendance, si l’intérêt porté
aux objets en tant qu’indices d’appartenance et que signes de
distinction est un trait universel ou bien s’il faut le faire remonter aux
principautés de l’Italie du XVe  siècle, à la société de cour en France
au  XVIIe, ou à l’apparition, au XVIIIe  siècle anglais d’un nouveau
rapport à la consommation, au luxe et à ce que les historiens ont
appelé le populuxe, qui deviennent alors des thèmes très répandus de
débats et d’essais soit enthousiastes, soit critiques. On pourrait faire
des remarques similaires à propos de la forme actif. Sans doute
pourrait-on trouver, à des époques plus ou moins reculées, des
exemples d’objets «  précieux  » circulant rapidement dans un but
spéculatif, comme dans le cas célèbre des oignons de tulipe dans la
Hollande du XVIIe siècle 3, ou, à l’inverse, écartés de l’échange et mis
4
en réserve au titre de trésors .
À la position qui, obsédée par la recherche des antécédents, en
vient à reculer indéfiniment le point originel, et qui, se perdant dans
les détails, aboutit souvent au constat relativiste, donc historiquement
désabusé, selon lequel il n’y aurait jamais rien de nouveau sous le
soleil, nous en opposerons une autre — que l’on peut qualifier, pour
dire vite, de structurelle. Elle s’efforce de repérer les lieux et les
moments où des choses et des pratiques déjà là voient leur sens se
modifier profondément parce qu’elles entrent dans des
configurations nouvelles sous l’effet de changements qui peuvent
n’affecter d’abord qu’une faible partie de leur environnement et
paraître marginaux.
Dans le cas qui nous occupe ici, des modifications qui peuvent
sembler très lentes et presque continues si on s’attache aux choses en
tant que choses prennent un caractère historiquement beaucoup plus
marqué si on considère les choses en tant que marchandises. Ou,
pour le dire autrement, toutes les choses étaient là, susceptibles de
circuler et de changer de mains, en étant payées, d’être utilisées,
conservées, transmises ou délaissées, mais sans être pour autant des
marchandises au sens que nous donnons à ce terme, parce que le
cosmos de la marchandise n’était pas constitué en tant que tel. La
marchandise, constituée en tant que telle, nécessite des structures
permettant de traiter des objets très divers comme équivalents
lorsqu’ils sont échangés en étant dotés d’un prix. Pour que des choses
puissent, lors de tels échanges, se réaliser en tant que marchandises, il
faut qu’elles puissent être rapportées à un mode d’être des choses
ayant un caractère de généralité. Or l’une des particularités centrales
de ce mode d’être est de réaménager la relation entre homogénéité
et hétérogénéité, c’est-à-dire entre le fait que toutes les choses
puissent être réduites à un prix, et maintien de leur diversité mise en
valeur par des formes. Autrement dit, il permet d’envisager les choses
les plus diverses d’un côté en les identifiant dans ce qu’elles ont
précisément de spécifique et de différent, et de l’autre, en les
maniant comme si elles étaient susceptibles d’un même traitement.
En tant que choses, elles sont réparties entre des catégories qui
tiennent compte de leur diversité et qui en organisent la pluralité.
Mais, en tant que marchandises, elles font l’objet de dispositions qui
les traitent comme si elles étaient du même ordre 5.
Un indicateur de la nécessité de diversifier des produits qui
risquent de perdre leurs différences en étant plongés dans le cosmos
de la marchandise est l’importance accrue donnée à la marque à la
fin du XIXe  siècle, qui a été prolongée par l’essor du marketing 6. La
marque devient un moteur surtout à partir de l’entre-deux-guerres.
La publicité qui se centre sur les marques met en scène leur image et
leur confère une diffusion qui se veut universelle. Les marques,
familières et connues de tous, deviennent alors un élément important
de la réalité sociale. Ce dispositif ne vise pas seulement à stimuler les
ventes. Il joue aussi un rôle central dans la transformation des
rapports de force entre fabricants et commerçants et, par là, dans les
changements du capitalisme qui accompagnent la montée en
puissance de la forme standard. «  Durant toute l’époque moderne
—  écrit Patrick Verley  — les marchands tirent plus de profit de la
commercialisation des produits que les fabricants de leur travail. Les
premiers tendent à contrôler les seconds 7.  » Ce rapport de force se
maintient d’abord et même s’accroît quand apparaissent, dans le
dernier tiers du XIXe  siècle, des produits standard d’utilisation
courante (comme des produits alimentaires ou des produits de
toilette) qui parviennent au commerce de détail en transitant par des
grossistes, en sorte qu’il est pratiquement impossible d’en connaître
la provenance. La confiance que leur accordent les acheteurs dépend
essentiellement de celle qu’ils ont à l’égard du détaillant, seule
personne humaine à laquelle le produit peut être rapporté et qui est
susceptible de lui servir de référence. Le dispositif de la marque a
pour objectif de permettre «  aux fabricants de s’émanciper des
commerçants  » en assurant une façon d’identifier les objets qui soit
relativement indépendante par rapport à l’identité des personnes qui
les mettent en vente. Il vise à reporter la confiance du client sur le
fabricant, resté jusque-là dans l’ombre, de façon à fidéliser celui-ci
quels que soient les sites où le produit est mis en vente et à exercer
des effets de monopole en décourageant les substitutions que peuvent
proposer les commerçants désireux d’orienter les acheteurs vers
d’autres produits supposés similaires, dont ils disposent en magasin et
dont ils veulent se débarrasser 8.
Les marques et les publicités qui les font connaître doivent à cet
effet à la fois déployer et contrecarrer les propriétés de la forme
standard. D’un côté, elles doivent conforter l’être-là des objets,
précisément dans ce qu’ils ont d’impersonnel. Elles doivent assurer
les consommateurs potentiels du fait que les produits qu’ils peuvent
convoiter seront toujours disponibles, toujours présents, et aussi tous
également conformes à leur prototype, c’est-à-dire à la présentation
analytique qui le définit, s’ils sont achetés neufs, ce qui vise à réduire
l’incertitude du consommateur et à le détourner d’acquérir moins
cher des objets d’occasion. Et aussi lui donner l’assurance d’une
garantie qui peut se prolonger au-delà du moment de l’achat, et celle
d’un suivi, s’il arrivait à la chose achetée de dysfonctionner. Mais,
d’un autre côté, la marque doit également répondre à des exigences
relativement contradictoires. Elle doit, particulièrement si l’objet est
coûteux, donner le sentiment que, tout en étant toujours disponible,
même sur une toquade, du jour au lendemain, toujours là, il demeure
aussi toujours rare, ce qui se fait en mettant en valeur les qualités
exceptionnelles de l’objet par opposition à celles d’autres choses
apparemment similaires mais banales. Elle doit surtout le ré-
humaniser, et cela en orientant l’attention dans trois directions
différentes. Premièrement, vers le fabricant (ou le fondateur de la
fabrique) qui donne fréquemment son nom à la marque (Gillette,
Renault, Guerlain, etc.). Cela s’est fait souvent, surtout à l’époque où
la forme standard se déploie et est encore fragile, en associant chaque
spécimen du produit à une image supposée être celle du patron de la
fabrique d’où ce produit est censé provenir, et parfois à une
signature, qui est la trace graphique d’une personne. Deuxièmement,
vers le consommateur potentiel en associant le produit à une image
typifiée du genre de personnes pour lesquelles il est fait — un enfant,
une ménagère, un cadre, un jeune, etc. (un procédé qui est poussé à
la limite dans la forme tendance où la photographie de personnes
réelles et célèbres est substituée à celle de personnes génériques).
Troisièmement, vers le produit lui-même, surtout quand, prétendant
à une diffusion mondiale, il ne peut plus être identifié par référence à
une personne localisée, en l’associant à une symbolique, qui prend
modèle sur les blasons, et est chargée de le représenter et de fournir
des repères stables, comme ce fut le cas, parmi les plus anciens, du
Bibendum de Michelin (1898) ou des chevrons de Citroën (1922) qui
fut l’un des premiers constructeurs automobiles à avoir
systématiquement entrepris de construire une image de marque.
Ces moyens sont surtout censés réduire l’incertitude du
consommateur distant en favorisant son adhésion aux informations,
que la publicité ne fournit que très imparfaitement sous une forme
imagée et/ou discursive, mais qui sont supposées être publiques,
concernant la présentation analytique du produit, de façon à en
justifier le prix. Ces informations sont largement contrôlées par le
producteur. Pour se faire une opinion sur le produit proposé à la
vente et le comparer à d’autres produits supposés répondre à des
usages similaires, l’acheteur potentiel doit donc faire confiance au
producteur et/ou à des personnes de connaissance ayant une
expérience préalable de l’objet. Cela jusqu’à la constitution
d’associations de consommateurs qui, ayant émergé dès la fin du
e e 9
XIX   siècle et le début du XX   siècle , se sont développées,
conjointement aux instituts de consommation, à partir des années
1970, stimulés notamment par le travail critique du juriste Ralph
Nader 10. Ces institutions de consommation soumettent différents
objets aux fonctions jugées similaires, commercialisés sous des noms
de marques concurrents, à des tests dont les résultats sont rendus
publics. On remarquera que ces évaluations, qui visent à fournir aux
consommateurs une information moins intéressée que celle diffusée
sous les noms de marques, se plient elles-mêmes à un formalisme
standard au sens où elles reposent sur un travail de codification qui, à
partir d’une grille jugée applicable à différents prototypes,
décompose les spécimens mis à l’épreuve en un ensemble de
propriétés pertinentes.

DU NÉGOCE DES CHOSES
À LA CIRCULATION DES MARCHANDISES

Pour envisager les choses en tant que marchandises, aucun


exemple n’est sans doute plus parlant que ces nouveaux dispositifs
commerciaux, les grands magasins, dont l’apparition, au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle, fut préfigurée par la multiplication des
11
«  passages  » qu’ont illustrés les analyses de Walter Benjamin . Dans
les grands magasins, comme dans les foires et expositions
internationales qui se multiplient à la fin du siècle, les choses sont
réparties entre différents départements qui présentent chacun une
pluralité d’objets, de prix inégal, dont le rapprochement en un même
lieu permet de mettre en avant à la fois les similitudes et les
différences, ce qui enclenche des effets de substituabilité. Mais,
quelles que soient leur substance, leur forme, leur fonction, et les
raisons invoquées pour les rendre attrayantes, ces choses diverses,
distribuées entre différents rayons dont chacun est dirigé par un
vendeur spécialisé (le «  chef de rayon  ») capable d’orienter les
acheteurs potentiels et de répondre à leurs questions, font toutes
l’objet d’un traitement commercial similaire, en amont, au niveau de
la relation avec les fournisseurs, des assurances et de la gestion des
stocks et, en aval, à celui du service après-vente, des garanties et
surtout de la comptabilité, puisque les entrées et les sorties
s’inscrivent dans des formes comptables largement unifiées.
À cela s’ajoute un fait primordial qui concerne la relation au
temps, à l’espace, et aux personnes. Dans le dispositif du grand
magasin, toutes les choses exposées figurent dans le même présent et
aussi dans le même espace quelle que soit leur origine, notamment
géographique. Mais surtout, elles sont détachées des personnes qui
les ont confectionnées et acheminées, en sorte que l’acheteur ne peut
leur conférer une identité personnelle qu’en les associant à la
personne du vendeur et, à la rigueur, à la personnalité dont le grand
magasin est parvenu à se doter, en tant que personne juridique et
collective, notamment par le truchement de la publicité. Et cela
même si le développement progressif des marques, surtout dans la
première moitié du XXe  siècle, tend à redonner aux objets une sorte
d’identité substantielle supposée identique quel que soit le lieu de
leur marchandisation.
Cette homogénéisation de la relation marchande à des objets
hétérogènes constitue un processus historique de première
importance qui rompt avec les économies qui, à des degrés et à des
titres divers, peuvent être qualifiées de précapitalistes. Il suffit, pour
s’en convaincre, de lire des descriptions de ce que furent les formes
les plus fréquentes de l’échange dans la société française du
e
XVIII   siècle, c’est-à-dire moins de cent ans avant que, avec la
révolution du commerce, ne s’amorce une transformation radicale
qui fait apparaître, sous des choses multiples, leur unicité en tant que
marchandises. En se référant aux analyses de Jean-Yves Grenier, ainsi
qu’à l’important commentaire que leur a consacré Alain Guerreau 12,
on peut résumer de la façon suivante l’état de choses qui prévaut vers
le milieu du XVIIIe siècle.
Les objets en circulation sont relativement peu nombreux, une
grande partie de l’économie reposant sur l’autoproduction et sur une
rente qui demeure souvent versée en nature. La fabrication et la
vente d’objets constituent un mode secondaire d’enrichissement dont
les bénéfices sont reconvertis en rentes foncières, en sorte que «  les
revenus tirés du contrôle de la terre ont une position strictement
dominante  ». La monnaie est loin d’être unifiée, ce qui fait dire à
Alain Guerreau «  qu’il n’existe aucun équivalent général sous
l’Ancien Régime » où il y a « autant de rapports monétaires, donc de
fixations de la valeur de la monnaie, que de formes d’échanges 13  »
notamment du fait du plurimétalisme. Les objets en circulation sont
«  entièrement déterminés par une structure d’identification et de
personnalisation spécifique, entraînant tendanciellement une très
faible substituabilité  » si bien que «  les ajustements sont partiels,
ponctuels et incertains 14  », et que «  les biens produits pour
l’échange » sont fortement individualisés 15.
Le troc demeure important en sorte que l’échange monétaire
16
n’est pas dominant . Pour certains biens, comme les biens de luxe ou
les objets d’art, le don, en échange de statut et de prestige, l’octroi,
en échange de privilèges, et même parfois l’extorsion, voire le vol,
demeurent des moyens de circulation non négligeables 17. Les objets
étant déterminés par référence à des personnes et par rapport à un
lieu, ils circulent facilement localement mais de plus en plus
difficilement et à des coûts de transaction élevés quand la distance
augmente. Dans cet état de choses, les « variables spatiales » jouent un
rôle de premier plan (ce dont témoigne l’intérêt que leur portent les
premiers économistes du XVIIIe siècle, qui associent les différentiels de
prix à des différentiels spatiaux, intérêt qui disparaît de la pensée
économique du XIXe siècle). L’espace de circulation marchande n’est
pas un « espace cartésien », mais « un ensemble de points munis de
propriétés différentielles et reliés par des distances 18  », où «  chaque
centre de production possède une relative autonomie par rapport à la
conjoncture générale  ». Ces points saillants sont écartés les uns des
autres par la difficulté des transports, le mauvais état des voies de
circulation ainsi que par la multiplicité et la diversité des péages.
Étant donné que les profits sont liés à l’exploitation de différentiels
spatiaux, l’«  intérêt à l’homogénéisation » et à la «  fluidification des
échanges » est faible 19.
Comme le montre Jean-Yves Grenier, la détermination du profit
dépend pour une large part de « rapports de force » qui sont liés « au
contrôle de l’échange et non du processus productif  » (ce que
Fernand Braudel appelle la plus-value marchande pour la distinguer
de la plus-value tirée de l’exploitation du travail). Or ces rapports de
force soit s’expriment sous la forme de règlements légitimés par
l’institution royale 20, soit dépendent des avances qui précèdent la
circulation et la rendent possible. Mais le crédit conserve un caractère
personnel prenant lui-même appui sur les institutions, en sorte que
«  la domination économique n’est pas réalisable sans un pouvoir
social plus large ». Ce qui fait dire à Jean-Yves Grenier que l’on peut,
dans une situation de ce type où « l’objectivation des relations sociales
est incomplète », constater l’importance du « capital » sans que l’on
puisse pour autant parler de «  capitalisme  », parce que «  la relation
s’investit dans un cadre plus vaste qui crée en sous-ordre les
conditions d’un rapport économique  », en sorte que «  rien dès lors
ne permet d’unifier les formes de domination économique qui
échappent ainsi au concept de rapport social de production 21 ».
Si l’on suit ces analyses, il existait bien, dans les économies
d’Ancien Régime une multitude d’objets (quoique en nombre
beaucoup moins élevé que cent ans plus tard) qui passaient de main
en main. Mais ces choses qui circulaient, comme le faisaient aussi les
personnes (dont la démographie historique a retracé, contre
l’illusion rétrospective du village immobile, les déplacements
fréquents 22), n’étaient cependant pas assimilables à de la
marchandise, parce qu’elles n’étaient pas toutes assignables à une
même sorte de mainmise, ce qui restreignait la possibilité d’une saisie
globale faisant appel à un même mode de totalisation. La
détermination des choses étant largement subordonnée à celle des
personnes, elle suivait les divisions « fondamentales de l’organisation
sociale concrète 23 », c’est-à-dire avant tout les rapports de pouvoir et
de dépendance personnelle.
L’apparition des formes de mise en valeur se comprend donc par
contraste avec la manière dont les choses circulaient sous l’Ancien
Régime. Tout d’abord, d’une part, compte tenu du fait que la
monnaie n’était pas unifiée et ne pouvait donc servir de métrique
commune pour les prix, d’autre part, étant donné l’importance du
troc, nous pouvons faire l’hypothèse selon laquelle le prix occupait
une place moins centrale que celle que lui a donnée la forme
standard, fondée, elle, sur le prix « neuf » et c’est pourquoi ces prix
constituent, pour un historien qui souhaite les répertorier, «  un
fouillis littéralement indescriptible 24  ». Par conséquent, le
mouvement consistant à se détourner d’une chose pour une autre en
fonction de son prix, qui permet une forme de critique par les prix,
était peu pertinent, ou était inopérant. De plus, ces choses pouvaient
être produites en étant plus ou moins copiées les unes par rapport
aux autres, sans que se pose la question de l’exclusivité ou d’une
interdiction de la reproduction. En effet, c’est seulement à partir de
la mise en place du brevet, et plus généralement d’un droit de la
propriété intellectuelle, que les monopoles de reproduction d’objets
manufacturés sont effectifs.
Les choses ne se présentent pas comme prédéterminées par le
prix que l’offreur veut en tirer ou encore comme prédéfinies par la
mise en scène d’une valeur qui, tout en étant destinée à en justifier le
prix, ne connaît, in fine, d’autre expression que monétaire. Avec le
développement de la forme marchandise, la distribution des choses
entre des situations types et des usages ajustés aux contraintes
pratiques, c’est-à-dire aux circonstances de l’action, n’est pas abolie.
Mais elle ne commande plus la circulation de choses qui, en tant que
marchandises, se déterminent plutôt par référence au profit exprimé
en termes monétaires et comptables, qui devient, explicitement ou
implicitement, le telos de l’échange.
Toutefois, cette homogénéisation ne peut aller jusqu’à
l’uniformisation —  comme ont pu le penser, pour le condamner,
certains analystes de la forme standard au temps de son plein
développement — dans la mesure où la logique du capitalisme, qui a
pour fin de tirer du commerce de chaque chose le plus grand profit
possible, exige à cet effet que soient diversifiés les moyens mis en
œuvre pour en poser la valeur. Bien que dotées de prix exprimés dans
une métrique commune et unifiées du fait de leur polarisation par
l’argent et le profit, les choses n’en sont pas moins redistribuées, mais
sous un autre rapport, qui est celui de la valeur qu’on leur attribue.
Les prix, en eux-mêmes, sont des signifiants dépourvus de signifiés,
en sorte que, même hiérarchisés, ils ne suffisent jamais à donner un
sens à la circulation. Or, précisément, parce qu’ils sont flottants — un
même prix pouvant qualifier les choses les plus diverses  —, ces
signifiants sont confrontés à la critique qui réclame que soient
informées les choses auxquelles ils se rapportent et, par là, que soient
justifiés les prix qu’on leur attribue. Ce sont ces dispositifs de
rapprochement entre des choses traitées comme similaires sous le
rapport de la façon dont un prix leur échoit que nous avons appelés
des formes de mise en valeur.

L’EFFET DE LA STANDARDISATION
SUR LA CONSTITUTION DES FORMES
DE MISE EN VALEUR

L’histoire de la réflexion économique des Lumières, en un temps


où l’économie n’en était pas encore venue à dénier sa dimension
politique pour se redéfinir sur le modèle des sciences positives, a
largement mis l’accent sur les changements idéologiques qui,
notamment à la suite de Mandeville, ont légitimé l’intérêt
individuel 25, et sur les changements de l’ordre juridique qui, avec la
Révolution française, ont tiré parti de thématiques libérales 26 pour
abolir les entraves à la circulation des personnes et des biens afin, à la
fois, de détacher les choses des personnes et de libérer les échanges.
Mais la réorientation du point de vue porté sur les choses n’aurait pas
suffi à modifier profondément les structures du commerce et à
favoriser le déploiement de la marchandise sans une transformation
des choses elles-mêmes. Cette dernière est liée à l’invention et à la
diffusion, dont on a vu qu’elle ne connaît son plein essor qu’à partir
e
du dernier tiers du XIX  siècle, de la forme standard. En permettant la
production d’un nombre a priori illimité de spécimens reproduisant
un même prototype, la forme standard n’a pas pour seul effet de
multiplier dans des proportions considérables le nombre des objets
proposés à l’échange et d’en diminuer le prix. Elle tend à détacher
les choses des personnes et, en se jouant des contraintes liées à
l’espace, à rendre possible l’accès, n’importe où, de n’importe qui à
n’importe quoi, à condition d’y mettre le prix. À l’anonymat des
choses répond l’anonymat des acheteurs de ces choses, qui
n’interviennent désormais dans l’espace marchand qu’au titre de
consommateurs.
C’est précisément cette anonymisation généralisée, d’ailleurs
souvent plus souhaitée et invoquée que réelle, qui constituera le trait
principal de la société de marché. Elle a été, comme on sait, l’un des
points centraux autour desquels n’ont cessé de tourner, d’une part, la
critique des rapports marchands et, de l’autre, le prophétisme du
marché. Du côté de la critique, l’anonymat des relations marchandes
associé à une critique de la standardisation, sans que les deux thèmes
soient nettement distingués tant le développement du capitalisme est
alors identifié à celui de la forme standard, a été au cœur des
arguments anticapitalistes développés, surtout en Allemagne pendant
l’entre-deux-guerres par des philosophes plus ou moins proches de
l’École de Francfort, qui ont dénoncé une extension de la
standardisation se déplaçant des choses vers les êtres humains eux-
mêmes, dont le résultat a été une réification des relations sociales et
des personnes 27.
D’un autre côté, on peut placer des philosophies politiques qui,
mettant l’accent sur le rôle libérateur du marché, l’associent à la
démocratie 28. Et bien sûr, surtout, l’économie qui, ayant accédé au
statut de science, se redéploie largement, avec les néoclassiques dans
la seconde moitié du XIXe  siècle, autour de la production et de la
circulation d’objets qui relèvent de la forme standard. Cela, en ne
tenant plus compte ni de la spatialité, ni des relations personnelles
unissant les choses à ceux qui les ont confectionnées et à ceux qui les
acquièrent. Mais l’effet principal d’une re-centration de l’économie
sur la forme standard est de lui permettre de se reconstruire autour
de la relation entre deux instances. Soit, d’un côté, des personnes
humaines équipées de désirs et, de l’autre, des choses équipées de
prix. Toutefois cette relation ne peut fonctionner, à la façon d’un
mécanisme impersonnel et autoentretenu, que si les désirs sont
définis comme relativement malléables, susceptibles de se modifier et
de s’ajuster aux circonstances, et les choses comme substituables, la
préférence pour une chose d’un certain prix pouvant se reporter sur
une autre chose, similaire mais de moindre prix. Or la substituabilité,
qui joue dans ce modèle un rôle central, suppose, d’une part, que soit
constitué le cosmos unifié de la marchandise  ; d’autre part, qu’elle
puisse prendre appui sur une classification générale des biens de
façon à en soutenir la comparaison  ; enfin, que les choses soient
garanties conformes à leur modèle, à condition de n’être
commercialisées qu’à l’état neuf. Toutes propriétés que seule la forme
standard permet d’assurer.
On peut donc faire l’hypothèse que le développement de la forme
standard a eu pour effet non seulement de favoriser la formation
d’un cosmos autonome de la marchandise, mais aussi de lui conférer
un mode spécifique de structuration. Toutefois ce dernier a fait
l’objet d’une complexification croissante à mesure que le
développement du capitalisme, à la recherche de nouvelles sources
de profit, a suscité une extension de la forme marchandise de façon à
rendre possible l’arraisonnement d’entités —  des choses, mais aussi
des expériences, voire des personnes  — demeurées en marge de la
forme standard. Dans la période au cours de laquelle s’opère la
montée en puissance de la forme standard, la structure de la
marchandise repose principalement sur la distinction entre les objets
standard et les autres. La référence à cette pluralité floue de choses
non standard sert de point d’appui à la critique de la standardisation,
et, la standardisation étant associée au capitalisme, à une forme de
critique du capitalisme (que l’on a qualifiée ailleurs, à la suite de
César Graña 29, de critique artiste pour la distinguer de la critique
sociale).
La pluralité des choses non standard en vient ainsi à constituer
une sorte de dehors du capitalisme, mais, la propriété principale de ces
choses étant définie de façon privative — elles ne sont ce qu’elles sont
que du fait qu’elles ne sont pas standard —, ce dehors peut demeurer
relativement vague et faiblement structuré. Y appartiennent au
premier chef les objets d’art ou de culture, mais aussi toutes les
choses qui sont liées à l’expérience personnelle, dans ce qu’elle peut
avoir d’intime, c’est-à-dire, dans cette logique, de non
marchandisable, comme le sont, par exemple, l’expérience du voyage
ou encore celle du luxe, et plus généralement celle de l’esprit 30,
rapportée au mode d’existence du dandy, qui est précisément défini
par le fait qu’il se soustrait, à ses risques et périls, à l’attrait des choses
standard qui s’empare des foules, et à la standardisation de ses
expériences sous l’effet d’un arraisonnement de tout par le capital.
Dans cet esprit, le rejet de la standardisation trouve son point
culminant — particulièrement dans l’œuvre de Georges Bataille 31 —
dans la sacralisation de l’excès qui s’exprime, indissociablement, par
la gratuité et par la dépense, mais la dépense en pure perte, comme
dans le potlach, et dont la matrice est la sexualité. C’est la possibilité
de cet arraisonnement de tout et surtout de l’art et de la culture, par
le capitalisme, qui est mis en scène de façon particulièrement
dramatique par les principaux auteurs de l’École de Francfort. Mais
cet arraisonnement ne peut être conçu dans l’entre-deux-guerres
qu’en l’espèce d’une extension illimitée de la standardisation.
Dans cette logique, il est possible d’associer la formation des trois
autres formes dont nous avons tracé les contours (les formes
tendance, collection et actif) à une extension progressive du
capitalisme vers ce qui, à l’époque où il se nourrissait surtout des
profits obtenus par la production et la commercialisation d’objets
standard, en constituait le dehors. La particularité de cette extension
a été de se plier à une double contrainte. Soit, d’un côté, celle
d’intégrer ces objets au cosmos de la marchandise, dont la notion
même s’était formée au contact de la forme standard, en en
maintenant l’homogénéité. Et, de l’autre, de tenir compte du
caractère hétérogène des choses nouvelles susceptibles d’être
pleinement insérées dans ce cosmos, c’est-à-dire de devenir source
d’un profit monétaire satisfaisant aux exigences des formes
comptables existantes. C’est cette façon d’articuler l’homogène et
l’hétérogène qui donne sa consistance aux structures de la
marchandise telles qu’elles se déploient aujourd’hui. Elles reposent
en effet sur des oppositions primaires qui se re-dupliquent au sein
d’une pluralité limitée de formes, au prix de transformations
permettant de les plier à la diversité des objets rencontrés, à
condition que ces objets puissent être distribués entre les quatre
formes que génère ce groupe de transformation.

ÉCONOMIE MATÉRIELLE,
ÉCONOMIE IMMATÉRIELLE

Les quatre formes que nous avons dégagées n’épuisent


certainement pas tous les moyens qui, potentiellement, pourraient
être mis au service de la valorisation des choses. Mais, en l’état actuel
des structures de la marchandise, il paraît difficile de mettre en valeur
quelque chose sans faire appel à l’une ou l’autre de ces formes, et
cela même si ce dont il est question est relativement éloigné des
objets paradigmatiques qui occupent le cœur de chaque forme et en
facilitent l’exemplification. On peut pourtant supposer que
l’expansion de la marchandisation, conjuguée avec les changements
techniques importants qui affectent actuellement l’univers de la
marchandise et qui en redessinent les contours, particulièrement en
estompant la limite entre composants matériels et immatériels,
rendra de plus en plus difficile le fait de valoriser toutes choses en les
subsumant sous l’une ou l’autre de ces formes.
Dans les dernières décennies, des modalités de création de
richesse qui paraissent échapper aux formes de mise en valeur sur
lesquelles portent nos analyses ont pris une ampleur sans précédent.
Outre à l’économie de la finance, qui a largement contribué à créer
les disponibilités numéraires dont s’est nourrie l’économie de
l’enrichissement, on peut penser aux profits que génèrent des biens
souvent qualifiés d’immatériels, non seulement au sens où ils auraient
une dimension « symbolique », ce qui est le cas de toute chose quand
elle devient objet d’échange, mais au sens où ils seraient considérés
indépendamment de leur assise physique, et qui renvoient plus
précisément au développement conjoint d’Internet et de la
numérisation 32, changements qu’on l’a appelés «  capitalisme
immatériel » ou « capitalisme cognitif 33 ». Ces approches tendent en
général à sous-estimer l’importance toujours croissante de la
circulation des choses matérielles, quand bien même leur commerce
passe désormais largement par des sites internet qui s’inscrivent
cependant dans la lignée des catalogues de vente par
correspondance, et qui proposent désormais d’organiser aussi la
vente et l’achat entre particuliers.
Pour illustrer l’importance économique de ces biens, on prend,
en effet, souvent pour exemple les profits que tirent les détenteurs de
droits de propriété sur des contenus, quels que soient les supports sur
lesquels ces contenus sont fixés. L’apparition et la croissance
vertigineuse d’internet ont certes considérablement augmenté ces
chances de gain. On se rappellera toutefois que les questions
juridiques et économiques qu’elles soulèvent sont loin d’être
entièrement nouvelles. Elles se posent, notamment dans le cas du
livre à partir du XVIIIe  siècle, depuis que le droit de propriété
intellectuelle sur le contenu (le texte d’un auteur) est distingué du
droit de propriété sur le support matériel (le livre de papier) qui en
permet l’inscription, la conservation et la diffusion. La question du
«  piratage  », c’est-à-dire de l’exploitation illégale d’un contenu
protégé par un droit de propriété intellectuelle n’a pas attendu la
mise en réseau et la numérisation pour être posée, et, comme le
remarque Robert Darnton à propos des livres, «  le piratage était si
répandu au début de l’époque moderne en Europe que les meilleures
ventes ne pouvaient connaître de grands succès de librairie comme
c’est le cas aujourd’hui 34 ».
Toutefois le développement d’internet et de la numérisation ont
profondément complexifié ces problèmes, notamment parce que les
personnes et les firmes qui disposent d’un droit de propriété sur des
logiciels et des sites, dont l’accès peut être libre ou non, gratuit ou
payant, peuvent mettre à profit des dispositifs pour contrôler et
enregistrer les adresses et les comportements des personnes très
nombreuses qui fréquentent ces sites, ce qui leur donne la possibilité
de vendre les adresses de ces internautes, des renseignements sur leur
mode de comportement, ou encore des espaces publicitaires dont
l’impact peut être à la fois très large et finement ciblé. Il faut noter
cependant, en ce qui concerne la publicité, d’une part, que des
fonctions similaires ont été longtemps assurées par les organes de
presse, et en ont dans une large mesure soutenu le financement
jusqu’à ce que ces derniers soient, précisément, concurrencés par
internet. Et, d’autre part, qu’au terme de « vente », dans ce cas, assez
impropre, il serait préférable de substituer celui de «  location  »
puisque les espaces publicitaires concédés pour une période, limitée
par contrat, à un client, demeurent la propriété de ceux qui
détiennent les droits de propriété sur le support, que ce dernier soit
matérialisé par du papier ou, sur un écran, par des algorithmes
informatiques.
Ces remarques ne visent pas à minorer le rôle joué par l’économie
numérique et du réseau dans les changements économiques qui, sur
un plan mondial, ont marqué les dernières décennies, mais à
suggérer que son étude supposerait de poser dans leur cas à
nouveaux frais la question des formes de mise en valeur que nous
avons développée dans ce livre en prenant appui sur le commerce des
choses. Il ne s’agirait alors ni de chercher à insérer le contenu
numérique, en tant que bien économique, au sein des quatre formes
que nous avons dégagées, ni à en créer une cinquième qui lui serait
exclusivement consacrée, ce qui désarticulerait l’approche
structurelle de la marchandise. Il conviendrait de développer un
travail spécifique, parallèle à celui que nous avons mené à propos du
commerce des choses, qui prendrait en compte l’évolution des droits
de propriété intellectuelle et les conséquences économiques de leur
importance croissante.
Ajoutons qu’il est difficile d’estimer les effets que la croissance
d’une économie reposant sur le commerce de biens « immatériels »,
par opposition à une économie reposant sur le commerce des choses,
pourrait avoir sur la façon dont les choses seraient mises en valeur et
peut-être, plus généralement, sur les formes mêmes de la richesse, si
la logique économique de l’accès devenait prépondérante par
rapport à celle de la possession dite pleine et entière. Plusieurs
possibilités pourraient alors être envisagées. Soit, par exemple, la
redistribution des biens entre différents univers dont chacun serait
défini par un type particulier de mainmise, comme on le voit déjà
avec l’accroissement du rôle joué par la location ou le paiement à
l’accès sans changement de propriété. Soit encore, l’émergence de
nouvelles constantes structurelles, ce qui susciterait l’extinction du
groupe de transformation que nous avons analysé et son
hypothétique remplacement par d’autres formations. Car, comme le
relevait Claude Lévi-Strauss, «  chaque état antérieur d’une structure
est lui-même une structure 35  ». Les formes de mise en valeur qui
donnent une assise au commerce, notamment en favorisant
l’émergence de métaprix susceptibles de jouer le rôle de points
focaux vers lesquels peuvent converger les critiques et les justifications
des offreurs et des demandeurs, sont —  comme tout notre travail
entend l’illustrer — des formations historiques. Elles n’ont pas par là
vocation à demeurer immuables.
Chapitre VII
LA FORME COLLECTION

LA MODERNITÉ DE LA FORME COLLECTION

Ce que nous avons dit sur la dimension historique des formes de


mise en valeur vaut au premier chef pour ce qui est de la forme
collection. L’histoire des collections est un domaine aujourd’hui bien
documenté grâce au travail de nombreux historiens, spécialistes
d’histoire de l’art, anthropologues, ou se rattachant encore à d’autres
disciplines des sciences sociales, voire à la philosophie ou à la
psychanalyse, qui ont entrepris de le faire 1. On peut s’interroger ainsi
sur la question de la relation entre, d’un côté, les trésors accumulés
par des princes ou des ordres religieux au Moyen Âge, dans lesquels
les reliques occupaient une place importante, de l’autre, les cabinets
de curiosités, très nombreux aux  XVIe et XVIIe  siècles, où étaient
rassemblées des choses disparates choisies pour leur étrangeté, et,
enfin, l’apparition au premier tiers du XIXe siècle de ce que l’on peut
appeler les collections systématiques. Cela, soit pour chercher à établir
une continuité entre ces différentes modalités d’accumulation, soit,
au contraire, pour en marquer la discontinuité, souvent en s’inspirant
des analyses de Michel Foucault et de la disjonction qu’il établit entre
une épistémé fondée sur une théorie des signatures et une épistémé
fondée sur une théorie de la représentation 2.
Pour le dire vite, une collection systématique a une dimension
sérielle. Elle réunit des choses rapprochées sous un certain rapport, et
distribuées selon des différences reconnues comme pertinentes qui sont
organisées en système. Par exemple, des poteries, réalisées dans un
certain lieu à une certaine époque, mais différenciées en fonction de
leur taille, de leur couleur, de leur forme, des figures dont elles sont
ornées, etc. Dans le cas des collections systématiques, le principe de
rapprochement est donc généralement une propriété spécifique,
souvent d’origine fonctionnelle, mise en situation de surplomb
subsumant une organisation de propriétés secondaires. Il n’est pas
impossible que cette forme ait émergé d’abord dans le domaine des
sciences naturelles, notamment pour classer et présenter des
minéraux et des restes organiques animaux ou végétaux 3, cela avant
d’être appliquée à d’autres genres d’ensembles composés d’artefacts
produits de main d’homme, qu’il s’agisse d’objets utilitaires,
folkloriques ou ethnologiques 4, ou d’œuvres d’art.
Toutefois, l’histoire des collections nous intéressera surtout dans
sa relation avec le processus de formation de la marchandise et avec
l’évolution de la société de commerce. Un premier indice retiendra
notre attention. Il s’agit de l’intérêt nouveau porté au XIXe siècle à la
formation de la collection systématique dont on trouve de
nombreuses traces, notamment dans la littérature 5. L’une des
premières œuvres consacrées aux collections et aux collectionneurs
— et sans doute la plus célèbre et la plus pénétrante d’entre elles —
est le roman d’Honoré de Balzac : Le Cousin Pons, publié en feuilleton
en 1847 6. Mais on pourrait citer d’autres exemples témoignant du
même intérêt et, particulièrement, le premier roman d’Anatole
France, Le Crime de Sylvestre Bonnard.
S’agissant de comprendre l’intérêt nouveau porté aux collections
dans la seconde moitié du XIXe  siècle, nous proposerons l’hypothèse
suivante. Elle s’articule à la relation ambiguë que le développement
d’une pratique de la collection et la nature des objets collectionnés
ont entretenu avec la formation d’un cosmos de la marchandise et,
par là, avec le développement du capitalisme. D’un côté, la pratique
de la collection a été perçue comme une sorte de métaphore du
capitalisme. De l’autre, elle en a été considérée comme en étant en
quelque sorte l’envers. Analysons les deux faces de cette ambiguïté.
Envisageons d’abord ce qui rapproche la collection du
capitalisme. C’est en premier lieu le caractère systématique de cette
activité qui, vue de l’extérieur, semble tournée vers une accumulation
recherchée en tant que telle, vers une accumulation pour
l’accumulation — puisque les objets accumulés ne sont pas destinés à
être utilisés  —, poursuivie sans limites et de façon quasi
obsessionnelle. C’est aussi, en second lieu, le caractère des objets
accumulés et la façon dont ils circulent. Les choses recherchées par
les collectionneurs ont été d’abord des objets précieux possédés, sous
l’Ancien Régime, par des personnes de qualité —  appartenant
généralement au premier ou au second ordre  —, souvent réalisés à
leur intention et sur commande, par des artistes ou des artisans
renommés. Étant donné le caractère personnalisé de leur confection
et de leur destination, ces objets ne se confondaient pas avec les
produits plus ordinaires figurant sur les places de marché, y compris
ceux destinés à une clientèle bourgeoise ou même petite-bourgeoise,
auxquels les historiens font souvent référence en utilisant le terme de
« populuxe ». Or, à la suite des grands bouleversements politiques et
sociaux qui ont accompagné la Révolution française et les guerres de
l’Empire, nombre de ces choses, jusque-là confinées dans des espaces
réservés — par exemple des châteaux ou des lieux de culte —, se sont
trouvées, en quelque sorte, jetées sur le pavé et «  sans maître  »,
comme le dit le droit, à savoir des biens qui appartiennent à tous et à
personne. Certains d’entre eux, acquis à la suite de pillages, ont
perdu leur identité et sont quasiment devenus des déchets. Quand ils
refont surface, entre les mains de trafiquants ou de « brocanteurs  »,
ils se trouvent proposés à l’échange, et peuvent circuler et être acquis
par toute personne susceptible d’en percevoir la «  valeur  » et d’y
mettre le prix.
L’épisode de l’éventail, dans Le Cousin Pons de Balzac, premier
grand récit marquant l’entrée du thème de la collection et du
personnage du collectionneur dans la littérature française, est, sous
ce rapport, particulièrement significatif. Le brocanteur de la rue de
Lappe chez qui Pons déniche l’éventail qu’il décide d’offrir à sa
cousine la présidente de Marville a trouvé cette chose à Dreux où un
château, Aulnay, a été « dépecé » pendant la Révolution française. Or,
Madame de Pompadour a séjourné dans ce château. Pons pense que
cet éventail était le sien et il croit pouvoir attribuer l’image qui s’y
trouve au pinceau de Watteau. Balzac fait également allusion, dans un
passage précédent, aux «  Auvergnats  » et à la «  Bande-Noire  », du
nom des spéculateurs accusés sous la Révolution d’acheter des biens
nationaux pour les dépecer et les revendre («  … les Auvergnats, ces
satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les
merveilles de la France-Pompadour  »). C’est durant la période qui
suit la Révolution et les guerres de l’Empire que naît l’intérêt pour la
brocante (et que se forge le néologisme de bric-à-brac) et aussi que
s’enrichissent les grandes collections d’art, privées ou publiques,
notamment à la suite du pillage des trésors allemands, étudié par
Bénédicte Savoy 7, ou des trésors italiens dont Francis Haskell a
montré qu’il avait contribué à nourrir les collections de riches
acquéreurs français et anglais 8. Il en a été de même après la
révolution soviétique de 1917. Gorki avait ainsi été chargé par Lénine
de créer une commission d’expertise pour trier « les objets de grande
valeur artistique et matérielle  » abandonnés dans les maisons et
appartements des émigrés et qui étaient « pillés » par la domesticité 9.
Des choses, jusque-là confinées, se trouvent alors «  sorties 10  », pour
employer le terme souvent utilisé par les brocanteurs et qui présente
l’avantage de suspendre la différence entre ce qui est vendu, trouvé
ou volé. Et sans doute pourrait-on montrer que le développement des
collections suit très généralement des périodes de changement
politique et souvent de révolutions ou de guerre qui ont pour effet de
jeter à la rue, et de réduire au statut de déchet, des milliers d’objets
jusque-là précieusement conservés dans des lieux fermés, tels que
demeures, châteaux, couvents, églises, etc.
Mais l’étonnement suscité par la relation nouvelle aux objets qui
se met en place avec le développement de la pratique de la collection
augmente encore quand les objets systématiquement recherchés,
parfois avec une grande opiniâtreté, se trouvent être des plus
ordinaires, leur valeur se déterminant uniquement par référence au
caractère systématique et totalisant de l’accumulation dans laquelle ils
viennent combler des manques. On le voit particulièrement bien dans
Le Crime de Sylvestre Bonnard, le premier roman d’Anatole France,
publié en 1881 11, soit un peu plus de trois décennies après Le Cousin
Pons. Sylvestre Bonnard est un érudit, membre de l’Institut, plutôt
désargenté, qui collectionne les manuscrits et qui part en Sicile à la
recherche d’un manuscrit rare de La Légende dorée. En Sicile, il
rencontre une jeune femme française mariée à un Russe, le prince
Dimitri Trépof, immensément riche, séducteur, et grand
collectionneur. La jeune femme lui explique pourquoi ils errent ainsi
dans des chemins perdus.
Nous allons à Mello, c’est un horrible village à six lieues de Girgenti, et vous ne
devinerez jamais pourquoi nous y allons. N’essayez pas. Nous allons chercher une
boîte d’allumettes. Il a essayé de toutes les collections, les colliers de chiens, les
boutons d’uniforme, les timbres-poste. Mais il n’y a plus que les boîtes d’allumettes
qui l’intéressent…, les petites boîtes en carton avec des chromos. Nous avons déjà
réuni cinq mille deux cent quatorze types différents. Il y en a qui nous ont donné
une peine affreuse à trouver.

L’épouse de Trépof montre à Sylvestre Bonnard son butin :

C’est laid, fit-elle, mais c’est rare. Ces boîtes sont introuvables. Il faut les acheter
sur place. À sept heures du matin Dimitri était à la fabrique. Vous voyez que nous
12
n’avons pas perdu notre temps .
 
J’éprouvais (dois-je le dire ?) — dit Sylvestre Bonnard le narrateur — quelque
pitié sympathique pour ces opiniâtres collectionneurs. Sans doute j’eusse préféré
voir monsieur et madame Trépof recueillir en Sicile des marbres antiques, des vases
peints ou des médailles. J’eusse aimé les voir occupés des ruines d’Agrigente et des
traditions poétiques de l’Éryx. Mais enfin ils faisaient une collection, ils étaient de la
confrérie, et pouvais-je les railler sans me railler un peu moi-même ?

Mais, métaphore du capitalisme, la pratique de la collection en est


aussi, et c’est ce qui fait précisément son ambiguïté, considérée
comme l’envers, dans la mesure où, pratique d’accumulation qui
mime le capitalisme, elle n’a pas, à la différence de ce dernier, pour
objectif l’enrichissement monétaire. Le cousin Pons est pauvre et les
questions d’argent lui sont étrangères. Il en va de même de Sylvestre
Bonnard qui est parfaitement désintéressé. Quant au richissime
prince Trépof, il dépense sa fortune dans le seul but d’accumuler des
choses démunies non seulement de valeur marchande mais aussi de
la moindre valeur esthétique, entièrement habité par un projet de
totalisation qu’il ne parvient jamais à mener à terme. De même que le
cousin Pons se privait de tout pour arracher les objets qui font son
admiration à leur statut de marchandise, de même, le prince Trépof a
le pouvoir de transformer un objet marchand des plus triviaux — une
boîte d’allumettes  — en une chose dont la quête mérite tous les
sacrifices. Toutefois, c’est précisément dans la mesure où leurs
entreprises ne visent qu’une totalisation (par opposition au gain
marchand) qu’elles ont le pouvoir de conférer une valeur à n’importe
quoi, qu’il s’agisse d’objets autrefois précieux, mais oubliés et devenus
de quasi-déchets, ou des marchandises les plus humbles — comme le
sont les boîtes d’allumettes —, cela à la façon dont le capitalisme crée
de la richesse en tirant parti d’une multitude de ressources disparates.
Un des exemples les plus typiques de collection systématique, né
dans la seconde moitié du XXe  siècle, a été la collection de timbres,
qui s’est très vite répandue à une large échelle. Ce type de collection
présentait l’intérêt d’offrir, à l’intérieur d’une forme immuable, une
grande diversité de réalisations, certaines de prix élevé, d’autres — les
plus nombreuses — réalisées à un faible coût. Un autre intérêt de la
collection de timbres est qu’elle a été très vite orientée vers les enfants
et les adolescents, les parents et les instances éducatives y voyant un
instrument d’éducation notamment historique et géographique. Or,
comme l’a montré Steven Gelber 13, la pratique de la collection de
timbres a pris de l’extension quand il est apparu que le timbre de
collection était un objet susceptible d’être acheté et vendu. Cette
pratique a pu devenir alors aussi un instrument d’éducation
marchande, permettant d’autant mieux de familiariser les jeunes
originaires de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie avec certains
aspects du cosmos capitaliste qu’elle apparaissait comme ludique et
désintéressée. Le déclin de la pratique de la collection de timbres
chez les jeunes tient probablement au fait que son rôle éducatif s’est
révélé moins nécessaire depuis que, du fait de son extension,
l’accoutumance au capitalisme est devenue coextensive de
l’apprentissage de la vie dans une société de commerce (outre le fait
que le message électronique s’est largement substitué au courrier
postal à partir des années 2000).
Mais, si le rôle des collections de timbres a décliné, les pratiques
de collection ont pris, au cours des dernières décennies, une
importance sans précédent. D’abord quantitativement. D’après les
travaux, surtout anglo-saxons, consacrés à la sociologie des collections
et des collectionneurs, environ une personne sur quatre, dans les
sociétés occidentales contemporaines, déclarerait faire ou avoir fait
une collection 14. Ces collections sont évidemment de dimensions très
inégales et concernent des objets très divers dont la valeur marchande
unitaire peut aller de quelques euros — pour ce qui est par exemple
des collections de cartes postales, de fanions de clubs de sport ou de
sous-bocks de bière  —, à plusieurs millions d’euros, dans le cas de
certaines collections d’œuvres d’art anciennes ou contemporaines. En
outre, les communautés qui se sont formées autour de l’échange
d’objets définis par leur type ou par leur genre ont très probablement
vu leur nombre et leur niveau d’activité augmenter, comme en
témoigne le développement d’une presse spécialisée, de clubs et
surtout, depuis les années 2000, de sites internet qui favorisent les
échanges, notamment par des ventes aux enchères, comme le site
eBay. Pour ne prendre qu’un exemple, il existe en français un site
entièrement voué à l’échange et à la discussion entre collectionneurs
de montres fabriquées en URSS entre les années 1940 et 1960.
Le caractère inédit de la forme collection, telle qu’elle est ici
caractérisée, apparaît d’autant mieux en la rapprochant de la manière
dont les reliques ont été mises en valeur, notamment au sein des
Églises catholique et orthodoxes. On a souvent défendu l’idée d’une
continuité entre la « collection » de reliques et celle d’œuvres d’art 15,
en avançant le fait que les unes et les autres seraient des choses dont
la valeur proviendrait de leur association à des êtres hors du commun,
le commerce des premières étant toutefois « illicite », tandis que celui
des seconds est licite 16. Ce rapprochement, qui donne l’impression
que la mise en valeur de la forme collection s’est mise en place depuis
plusieurs siècles, est toutefois erroné au sens où il ignore les
spécificités des reliques. Certes, elles sont dotées d’une force
mémorielle associée à une personne singulière. Mais les reliques
n’ont de valeur qu’au sein d’une institution, et leur valeur se mesure
par la vénération dont elles font l’objet. Le code de droit canonique
(canon 1190) qui interdit le commerce des reliques le précise
clairement  : ce sont plus particulièrement les reliques «  honorées
d’une grande vénération populaire » qui ne peuvent pas être aliénées
ni transférées sans la permission du Siège apostolique. Dès lors que
des reliques sont en vente sur des sites internet de vente aux
enchères, comme cela est fréquent, leur prix est d’ailleurs peu élevé.
Mais l’on comprend mieux la différence entre les reliques et les
œuvres d’art si l’on prend en compte le fait que les reliques sont
divisibles par l’institution religieuse, et que chaque morceau est
d’égale valeur. C’est pourquoi le corps d’un même saint peut être
disséminé dans de nombreux endroits. C’est ainsi que le corps de
saint Vincent de Paul serait disséminé en quatre-vingt-dix-sept
reliques réparties dans cinquante églises à Paris 17. Mais aucun musée,
public ou privé, ne prendrait l’initiative de diviser lui-même des
reliques qu’il aurait dans ses collections, car il considérerait qu’une
telle division leur ferait perdre leur valeur, de la même manière que si
l’on divisait une toile de Léonard de Vinci en quatre-vingt-dix-sept
morceaux, chacun d’entre eux ne vaudrait plus grand-chose et, en
tout cas, ne vaudrait pas autant que la toile complète. Cette différence
entre les reliques et les œuvres d’art de collection s’éclaire si l’on
prend en compte le fait qu’un reste humain destiné à être exposé
temporairement ou de manière permanente dans un lieu de culte est
issu du corps d’une personne «  originelle  », et qu’il doit, pour être
exposé et conservé, être transformé par une ou plusieurs personnes.
Plongés dans une institution religieuse (catholique ou orthodoxe), les
restes humains sont associés au nom propre de la personne originelle,
mais le nom propre de la personne, ou, plus souvent, des personnes
transformatrices, peut être anonyme. Peu importe de savoir qui a
ouvert le cadavre du saint ou de la sainte, qui a déterré ou recueilli les
ossements, même si les noms de certaines de ces personnes peuvent
être connus, et sont consignés lors d’enquêtes menées au sein de
l’institution religieuse pour « authentifier » ces restes : l’essentiel est
le nom de la sainte ou du saint associé aux reliques et qui fait l’objet
de la vénération. Fonctionnant exactement à l’inverse de ce régime
religieux, le régime artistique accorde une grande importance au
nom propre de la personne transformatrice et peu d’importance à
celui de la personne originaire lorsqu’une œuvre comporte des
éléments issus du corps humain, tels que des cheveux, du sang, de
l’urine, etc., comme cela s’est particulièrement pratiqué dans l’art des
années 1970. On objectera que, parfois, la première ne diffère pas de
la seconde. Mais c’est le nom propre de la personne transformatrice,
le nom-signature de l’artiste, qui rend possible la présence de ces
éléments corporels issus de la personne originaire, même quand il ne
s’agit que d’une seule et même personne 18.

LE DISPOSITIF DE LA COLLECTION SYSTÉMATIQUE

Nous développerons plus loin l’idée selon laquelle la collection,


et, particulièrement, la collection systématique en tant que dispositif
d’accumulation, a pu servir de matrice à l’élaboration progressive
d’une forme spécifique de mise en valeur des choses qui joue un rôle
central dans une économie de l’enrichissement. Cette forme, en
s’établissant, a contribué à déplacer les modalités de création de
richesse quand, avec la délocalisation de la production d’objets
standard vers des pays à bas salaires, la dynamique du capitalisme s’est
orientée beaucoup plus fortement vers l’exploitation du passé. Or
l’extension de la marchandisation vers des choses qui, étant déjà là,
n’ont pas à être produites supposait la mise en place d’argumentaires
et d’épreuves très différents de ceux sur lesquels repose la production
standard. Mais, avant d’analyser l’extension de la forme collection, à
l’œuvre aujourd’hui dans un nombre croissant et divers de situations
marchandes, nous devons dire quelques mots du dispositif de la
collection. C’est à partir de ce dispositif de mise en valeur que se sont
formés les arguments et les épreuves qui font la spécificité de la forme
collection et qui peuvent entretenir avec les collections empiriques, et
même avec leur dispositif, des relations tantôt de quasi-littéralité,
tantôt plus éloignées, voire métaphoriques.
Nous présenterons maintenant, sous une forme schématique, les
principaux traits pertinents du dispositif de la collection.
Une collection est une accumulation d’entités qui, pour être
collectionnables, doivent posséder un corps. Ainsi, par exemple, les
livres —  choses matérielles contenant des énoncés et des idées  —
peuvent, en tant que choses, être collectionnés par des bibliophiles.
Mais non en fonction des idées qu’ils contiennent. Une bibliothèque,
utilisée au titre de ressource intellectuelle (par exemple, la
bibliothèque d’un chercheur ou d’un écrivain, et qui plus est si les
livres numériques qui la composent sont contenus dans un support
informatique), n’est pas une collection. En outre, ces choses doivent
(de préférence) être déplaçables de façon à pouvoir être rapprochées
dans un même lieu de façon à en mettre en relief les différences.
Contenir des choses et les disposer est une condition nécessaire
pour qu’il y ait collection. Le fait d’être dotées d’une matérialité et
d’être engagées dans le monde des corps confère aux choses des

À
propriétés indispensables pour figurer dans ce genre de dispositif. À
la différence des idées, véhiculées par le langage — écrit ou oral —,
ou encore à la différence d’autres œuvres —  telles que les
performances des arts vivants, qui appartiennent au registre de
l’événement (happening) —, les choses possèdent une unicité
matérielle durable rendant aisément possibles leur appropriation par
une personne individuelle ou collective, leur détermination en tant
qu’unités séparées, leur appareillement, leur stockage, leur transport,
et leur échange. Lorsqu’il s’agit de choses anciennes, dont la
production est interrompue et qui ne sont plus protégées par des
brevets, elles peuvent facilement être appréciées pour elles-mêmes
sans considération des droits éventuels de leurs inventeurs.
Les choses qui se trouvent, à un moment déterminé du temps,
insérées dans une collection tombent sous le régime juridique de la
propriété, soit privée (individuelle ou encore collective quand la
collection est possédée par une fondation ou une firme), soit
publique (quand elle appartient à l’État ou encore à une commune
ou à une collectivité territoriale). Il n’existe pas de collection qui soit
«  sans maître  ». Mais ces choses ne réclament pas le soutien de
fictions juridiques différentes de celles sur lesquelles repose la
propriété en général, exigeant une élaboration plus complexe,
comme on le voit, par exemple, dans le cas de la propriété
intellectuelle. Cela même si certaines choses peuvent, comme c’est le
cas des œuvres d’art 19, relever de différents régimes de propriété
— ordinaire, patrimoniale ou intellectuelle.
Les objets de collection s’échangent et circulent. Cette circulation
suscite la formation de communautés de collectionneurs qui sont
aussi des groupes d’échange. Un collectionneur est rarement le seul à
accumuler un certain genre de choses, et surtout ne pratique jamais
cette activité de façon isolée, hormis certains cas pathologiques ou
quand la réalisation d’une collection est accomplie par un artiste en
vue de mettre en représentation ce genre d’activité. Mais on peut dire
que ce qu’il réalise est de l’ordre d’une métacollection et non d’une
collection à proprement parler.
Il existe certes des acteurs qui accumulent des objets et les
disposent éventuellement les uns par rapport aux autres, cela de
façon solitaire. Mais il s’agit le plus souvent de travaux réalisés par des
personnes qualifiées de déviantes, ou de démentes. Avec le
développement de l’intérêt pour l’art brut, nombre de ces
accumulations ont été récupérées et exposées 20, et certaines ont
acquis une grande célébrité comme le fameux Palais idéal du Facteur
Cheval. C’est sans doute via cet intérêt pour l’art brut que plusieurs
artistes, surtout dans les années 1970, se sont emparés du thème de la
collection, comme activité solipsiste 21. En France, un moment
important du mouvement qui a conduit de nombreux artistes à
s’intéresser au dispositif de la collection a été marqué par l’exposition
organisée à Paris en 1974 par le Musée des arts décoratifs, «  Ils
collectionnent…  » 22. Dans cette exposition étaient présentées,
notamment, des collections de toupies, de masques à gaz, de sifflets,
de lunettes, de briquets, de couteaux, de pierres, de sables, de stylos,
de pipes, d’outils, de capsules de bouteilles, d’ex-voto, d’interrupteurs
et de prises de courant, de fèves des Rois, etc., le catalogue recensant
au total soixante-dix-neuf genres de collections différents, soit ce que
l’on peut appeler une collection de collections.
Parce qu’elles s’échangent, les choses de collection sont des biens
économiques auxquels, quand elles changent de mains, échoit un
prix. Lorsqu’un objet de collection est la propriété de l’État, il peut
être inaliénable (comme c’est le cas en France). Il lui est néanmoins
attribué un métaprix qui est son prix d’assurance (estimé lors de
l’entrée d’un objet dans une collection, ou de son prêt pour une
exposition). Un objet de collection qui serait sans prix est une entité
inexistante. Mais les choses de collection peuvent aussi être transmises
par héritage, ou faire l’objet d’un don ou d’une dation (c’est-à-dire
d’un don à un organisme d’État en échange d’une exonération
fiscale lors d’une transmission). Les collections publiques, composées
de choses acquises par achat, par donation ou par dation (et parfois
par extorsion ou par confiscation), n’ont cessé de s’enrichir en
intégrant, soit des choses venues de collections personnelles, soit des
collections personnelles déjà constituées dans leur totalité. Mais, une
fois gardées par des institutions publiques, les choses acquises, si elles
ne peuvent être remises en vente, peuvent pourtant se trouver
reléguées dans des réserves, mises de côté, voire oubliées, comme le
seraient des déchets au fond d’une cave, qu’elles figurent ou non
dans des inventaires, souvent inachevés.
Soustraites à l’échange, ces collections publiques n’en conservent
pas moins un rôle économique dont l’effet s’exerce sur l’ensemble du
champ du collectionnable. Pour saisir la dimension économique du
dispositif de la collection, il faut donc surmonter la distinction entre
le privé et le public. Il faut considérer ensemble les entreprises
d’accumulation individuelles (souvent décrites, ou décriées, dans les
termes du caprice, de la marotte ou de la manie) et les grandes
institutions étatiques de constitution et de conservation d’un
patrimoine qualifié de national, voire de mondial.
Du côté des coûts, la forme collection n’invoque pas
prioritairement le temps de travail et les coûts de production pour
justifier le prix des objets contrairement à ce qui se passe dans une
économie industrielle. Mais elle doit néanmoins intégrer d’autres
coûts, qui sont loin d’être négligeables et qui sont les coûts de
conservation, c’est-à-dire non seulement les coûts de stockage et
d’entretien des objets mais aussi ceux afférents à leur assurance et à
leur restauration.
N’importe quelle chose peut être insérée dans une collection à
condition qu’on puisse la référer à un principe de totalisation. Rien
de ce qui a une forme (que cette dernière soit attribuée à la
«  nature  » ou soit le résultat d’une intervention humaine) et qui
présente des variantes par rapport à d’autres formes susceptibles
d’être considérées dans une optique sérielle n’est donc, a priori, non
collectionnable. Toutefois, le vaste domaine du collectionnable, pris
dans son ensemble, est composé de champs comportant des choses
dont la valeur est jugée très inégale, comme en témoignent les prix
sans commune mesure auxquels elles sont négociées. Soit, d’un côté,
des séries de choses peu anciennes, assez facilement accessibles et
relativement peu coûteuses, même si elles sont collectionnées depuis
un certain temps et par un grand nombre de personnes et, de l’autre,
des séries de choses difficilement accessibles et très coûteuses. Les
amateurs de collections, bien qu’ils reconnaissent facilement que
toutes les collections ont quelque chose en commun, et que tous les
collectionneurs sont faits d’une même étoffe, quels que soient leurs
objets de prédilection, s’entendent pour distinguer les «  belles
choses » ou les choses « exceptionnelles » et les choses « ordinaires »
ou « banales », voire « triviales ». Ils ont tendance ainsi à justifier les
prix très inégaux que les choses atteignent dans les échanges, par des
qualités qui seraient intrinsèques aux choses mêmes et qui, par
conséquent, ne dépendraient pas de l’activité des collectionneurs (un
peu comme les opérateurs sur les marchés financiers quand ils
évoquent la «  valeur fondamentale  » des actions, qui leur serait
inhérente, pour l’opposer au prix que ces mêmes actions peuvent
atteindre dans des phases spéculatives).
OBJETS DE COLLECTION

Sont susceptibles d’être objets de collection aussi bien des « objets


de valeur  », des «  belles choses  », ou «  des œuvres marquantes  »,
acquis à un prix élevé, que —  et le cas n’est pas rare  — des choses
passées inaperçues ou tombées dans l’oubli, voire des déchets, c’est-à-
dire des choses dont la caractéristique principale est, précisément,
d’avoir un prix faible ou nul 23. Elles peuvent avoir été acquises à bas
prix ou même avoir été «  trouvées  », c’est-à-dire prélevées dans
l’environnement, sans qu’un sou ait été dépensé, voire avoir été
volées. Néanmoins, si l’on admet que les choses déjà valorisées, qui
font l’objet d’un échange monétaire, l’ont été souvent du fait même
de leur insertion dans des collections antérieures, ce qui est avéré
lorsque leur parcours a laissé des traces matérielles ou mémorielles,
on peut postuler qu’il n’est pas de chose collectionnée ou
collectionnable qui, à un stade plus ou moins lointain de son
existence, n’ait existé sous la modalité du déchet, avant d’être
remarquées, recueillies, répertoriées et prises en charge. On le voit,
par excellence, dans le cas des collections archéologiques,
préhistoriques ou paléontologiques, composées de choses qui ont été
extraites des sols dans lesquels elles reposaient. Toutefois, cette
propriété peut sans doute être étendue à la plupart, sinon à la totalité
des objets de collection, en sorte qu’il ne serait pas exagéré de dire
que les collections sont le résultat de fouilles.
Les choses qui font l’objet de collections sont déjà là. Elles
proviennent donc du passé, mais ce dernier peut être lointain ou
proche (comme dans le cas de l’art contemporain). Beaucoup de ces
choses n’ont donc pas été produites pour la collection en sorte que le
genre d’économie dans laquelle elles s’insèrent est une économie où
la production ne joue pas un rôle déterminant dans la mise en valeur,
à la différence de la forme standard. Il est rare de se les procurer en
en passant commande auprès d’un fournisseur. Cette assertion de
validité très générale peut, dans certains cas, être mitigée, certaines
choses (par exemple des voitures de grand luxe) faisant l’objet d’une
production en série courte destinée, de fait, à des collectionneurs.
Les choses de collection sont soustraites à l’usage. Cela vaut aussi
bien pour les choses prélevées dans des environnements dits
« naturels » (comme des cailloux), ou pour des artefacts qui résultent
d’une activité humaine (comme des pots ou des boutons). Aucune de
ces choses n’est acquise afin de remplir des fonctions pratiques
correspondant à des besoins (à la différence de pierres acquises pour
construire une maison ou de souliers achetés pour marcher). Ni
même pour satisfaire des fonctions ostentatoires, dans une logique de
distinction sociale (par exemple des bottines d’une certaine marque
et d’un certain prix). Autrement dit, l’intérêt porté aux choses
collectionnées n’est pas dicté par des considérations prenant appui
sur des externalités, qu’elles soient d’ordre matériel (des chaussures
robustes pour marcher sous la pluie) ou d’ordre social (des
chaussures qui en «  jettent  »). On peut, bien sûr, si l’on souhaite
demeurer dans un cadre néoclassique, dire que ces choses ont bien
une utilité. Mais cette utilité se rapporte uniquement à la place
qu’elles sont susceptibles d’occuper dans telle ou telle collection.
Les objets rapprochés dans une collection ne donnant pas lieu à
usage, ils suscitent deux genres d’intérêts qui sont généralement
étroitement liés. Un intérêt d’un premier genre est suscité par ce que
la chose, considérée dans ce qu’elle a de singulier, est susceptible
d’évoquer. Un intérêt d’un second genre se concentre sur la tension
entre répétition et différences que le rapprochement met en évidence.
C’est-à-dire, d’un côté, entre ce qu’une pluralité de choses ont en
commun et, de l’autre, entre ce qui les distingue les unes des autres.
La «  beauté  » des choses, souvent évoquée par les collectionneurs
pour justifier ce qu’ils appellent leur « passion » — une propriété qui
n’appartient pas aux choses en tant que telles mais qui se rapporte
aux sentiments qu’elles suscitent  —, se forme à l’intersection entre
ces deux genres d’intérêts.
Examinons d’abord l’intérêt du premier genre, qui peut d’ailleurs
concerner aussi bien des objets rassemblés dans des «  cabinets de
curiosités  » que dans ce que nous avons appelé des collections
systématiques. Provenant du passé, les objets recueillis et conservés font
mémoire de personnes, d’événements ou d’états de choses auxquels
on pense qu’ils ont été autrefois associés. Ils sont par là comparables à
ce que l’on appelle des «  souvenirs  » pour désigner non des états
mentaux, mais des choses susceptibles de susciter des états mentaux
de l’ordre de l’évocation ou de la remémoration. C’est le cas, par
exemple, du porte-plume ayant appartenu à Marcel Proust, d’un pavé
arraché rue Soufflot lors de la «  nuit des barricades  » au cours du
mois de mai 1968, ou encore de « la montre que portait mon grand-
père  » et qui lui a été retirée sur son lit de mort. Ces choses sont
chargées d’une force mémorielle dont le gradient est fonction de
l’importance accordée par des collectifs plus ou moins larges à ce
dont elles font mémoire 24.
L’intérêt du second genre, mis particulièrement en évidence dans
le cas des collections systématiques, est ce par quoi une collection se
distingue d’un tas. Une collection se présente, généralement, sous la
forme d’une accumulation de choses, dont le rapprochement se
justifie par référence à une propriété qui est dite appartenir à
chacune des choses rassemblées. Ce que ces choses ont en commun
est, le plus souvent, de l’ordre du visible. Il peut être manifeste pour
un œil non exercé, qui percevra entre les choses comme un air de
famille (par exemple, entre des pots, des montres, des clés) en tenant
compte de ce à quoi ces choses ont servi quand elles étaient encore
en usage, ou se dévoiler aux yeux exercés de celui qui est instruit de
l’histoire de ces choses (dans le cas, par exemple, de choses
provenant d’un même lieu, d’une même époque, etc.). La collection
systématique repose donc sur une répétition préméditée. Cette
propriété supposée commune aux choses rassemblées permet de dire
ce dont la collection est collection : son état de choses. En l’absence de
ce « quelque chose » que les choses sont supposées avoir en commun,
l’accumulation se dissoudrait dans le tas, c’est-à-dire dans une
proximité que rien ne justifie et qui est le fruit de la contingence, du
hasard, de l’action délétère du temps. L’être-en-tas est le mode d’être
des déchets. C’est en étant soustraite, par une main humaine, à la
proximité contingente des autres choses figurant dans un tas pour
être placée dans la contiguïté de choses avec lesquelles elle partage
quelque chose qu’une chose accède au champ du collectionnable.
Mais la figure de la répétition est insuffisante pour caractériser le
dispositif de la collection. Des choses usinées, selon certains
standards, de façon à être le plus semblable possible à un prototype
(par exemple des boulons sortis d’un même moule), et rassemblées
au même endroit, ne constituent pas une collection. On se trouve, là
encore, en présence d’un tas, mais d’un tas de boulons de même
type. Il existe donc deux genres de tas. Soit, d’une part, les tas
rapprochant des choses hétérogènes, entre lesquelles des différences
sont perceptibles et innombrables et, de l’autre, les tas rapprochant
des choses supposées similaires (même si un examen attentif, fait, par
exemple, en utilisant un microscope, permettrait de déceler entre
elles des différences). La collection se tient entre ces deux espèces
opposées de tas : le tas où tout est différent (le fatras) ; le tas où tout
est similaire (le stock de spécimens d’un même prototype).
La distinction entre accumulation et collection peut encore être
précisée de la façon suivante. Les accumulations sont, par principe,

À
illimitées ou ouvertes. À des choses accumulées on peut, sans fin,
ajouter d’autres choses auxquelles on reconnaît un genre de
similitude. Mais l’ajout par similitude peut susciter une accumulation
de choses de plus en plus divergentes, parce que la ressemblance est
disséminée de proche en proche, par exemple en fonction de l’ordre
dans lequel l’intérêt se porte sur une chose, puis sur une autre
(comme dans ces jeux d’enfants qui procèdent par associations de
sons, du type « marabout… bout de ficelle… selle de cheval, etc. »).
Dans ce genre d’accumulations, c’est chaque fois en tenant compte
de propriétés qui peuvent être relativement différentes que s’établira
le rapprochement entre les choses élues. Mais plus le jeu des
glissements d’une propriété vers une autre se donnera libre cours,
plus l’accumulation dans son ensemble se rapprochera du tas
(comme dans ces étals de brocanteurs où figure un peu tout et
n’importe quoi).
Les objets figurant dans une même collection doivent présenter
les uns par rapport aux autres des différences systématiques. Pour que
l’on se trouve en présence d’une collection, il faut donc que les
choses, rapprochées selon une certaine similitude ou ayant un certain
air de famille, présentent entre elles des différences susceptibles de
les distinguer, mais aussi que ces différences n’aient pas une ampleur
telle qu’elles en viennent à écraser les similitudes entre les choses
rassemblées. La bonne forme vers laquelle tend la collection est donc
celle d’une accumulation de petites différences entre des choses qui,
considérées, en quelque sorte, de plus loin, peuvent être aussi
envisagées dans leurs similitudes. Cette forme est instable. Si les
différences entre les choses sont trop importantes, la collection
régresse vers la forme tas du premier genre (le fatras). Mais si elles
sont trop indiscernables, la collection tend à se rapprocher de la
forme tas du second genre (le stock). On peut le comprendre par
analogie avec la cartographie qui, selon l’échelle adoptée, représente
les contours d’une île sous la forme d’une ligne continue ou
hachurée.
Les différences entre les choses qui figurent dans une même
collection doivent pouvoir être organisées sous la forme d’un système
de différences pertinentes. La forme collection dessine ainsi un
certain cadre ontologique au sein duquel une pluralité d’entités, a
priori indéfinie, est ordonnée par leur relation à un principe directeur
qui, en se réalisant dans leur rapprochement, estompe leur relation
aux autres choses du monde, d’ailleurs, généralement, éloignées de
l’environnement physique où on les place. Elles se trouvent donc
détachées d’un reste et mises en perspective dans leurs relations les
unes aux autres. Du même coup, leurs différences par rapport à ce
reste tendent à s’estomper, tandis que les différences qui néanmoins
les séparent doivent être rendues explicites et faire l’objet d’une
description. Or cette description ne peut prendre en charge toutes les
différences entre les choses rassemblées, qui sont toujours
hétérogènes et excédentaires. Le travail d’interprétation consiste
donc à faire la part entre plusieurs genres de différences. Certaines
d’entre elles ne sont pas relevées. D’autres sont mises sur le compte
de la contingence et traitées comme des défauts accidentels, ayant un
caractère individuel. D’autres, enfin, sont jugées pertinentes et
affectées d’un certain gradient de fermeté et de stabilité. Elles
peuvent être notifiées par un terme, de façon à ce que la présence de
la différence ainsi spécifiée puisse être ré-identifiée sur un nombre, a
priori indéfini, de choses susceptibles d’en être les supports.
La relation entre, d’un côté, ce que nous avons appelé le principe
directeur (ce qui spécifie quel genre de choses est accumulé dans la
collection) et, de l’autre, les différences jugées pertinentes sous un
certain principe directeur peut se révéler variable. Ce que nous avons
appelé le principe directeur n’est jamais qu’une différence parmi
d’autres, placée, pour un temps, dans une position permettant
d’assurer la clôture du collectionnable. Ainsi, pour ne prendre qu’un
exemple très simple, la poste aérienne peut être le principe directeur
d’une certaine collection de timbres dans laquelle les différences
entre pays seront traitées comme des différences pertinentes. Mais si
l’on prend comme principe directeur tel ou tel pays, c’est alors la
différence entre poste par voie terrestre et poste aérienne qui
deviendra pertinente. Enfin, les différents genres de différences que
l’on vient d’établir n’ont rien de fixe. Un trait passé jusque-là
inaperçu peut devenir une différence pertinente. Des différences
jugées pertinentes peuvent cesser d’être prises en compte ou être
assimilées à des défauts, etc. C’est dire que les conventions selon
lesquelles s’organise un certain champ du collectionnable, et leur
pérennité, dépendent avant tout des actions des opérateurs, de
l’ancienneté de ce champ, des rapports de force qui s’y manifestent,
de la présence ou non d’institutions spécifiques et surtout, sans
doute, du nombre des échanges et de leur niveau en termes de prix.
Conventions et échanges sont dans une relation circulaire. Le rôle
principal de ces conventions est de faciliter la formation d’accords
concernant l’appréciation des choses dans les circonstances de
l’échange. Mais, en même temps, ces conventions se forment et se
durcissent au gré des échanges effectivement réalisés.
Quand se sont mis en place des patterns organisant un certain
champ du collectionnable (ce qui n’est pas toujours le cas, surtout si
le champ en question est émergent), les accumulations d’objets
auxquelles procèdent les opérateurs se règlent sur une représentation
plus ou moins partagée de la totalité qui serait celle de la collection
une fois achevée. Il convient donc de distinguer les totalisations
objectales, celles auxquelles procèdent les différents accumulateurs, de
la totalité idéelle, qui, même si elle n’est sans doute jamais
complètement réalisée par personne, en vient à constituer le point de
fuite en direction duquel les différentes accumulations cherchent à
s’orienter. C’est par le truchement des interactions au sein d’une
communauté, qu’elle soit durablement établie ou encore en
formation, que se met en place le système des principes de
rapprochement et des différences pertinentes susceptibles de réguler
par référence à des conventions partagées des entreprises dispersées
dont chacune est éprouvée, à juste titre, comme personnelle, et
même comme singulière. En effet, la constitution d’un champ de
choses collectionnables, au sein duquel se développe une pluralité de
collections systématiques, suppose que les accumulations
individuelles, qui doivent certes beaucoup au hasard des rencontres, à
la diversité des goûts, voire aux fantaisies propres à chaque
collectionneur, se régulent néanmoins par référence à une collection
idéelle. Une collection idéelle comprend donc la série complète des
objets soumis à un même principe de rassemblement, distingués les
uns des autres par le fait qu’ils sont porteurs de différences jugées
pertinentes, selon des modalités qui sont elles-mêmes d’ordre
conventionnel.
Dans un format de ce type, une accumulation donnant lieu à une
collection réglée par référence à une totalité idéelle ne contient pas
seulement des choses (si c’était le cas, elle se distinguerait
difficilement d’un tas). Une collection proprement dite comprend
trois genres d’entités. Il s’agit d’abord nécessairement de choses. Mais
il s’agit aussi, deuxièmement, de différences, et l’on peut même aller
jusqu’à dire qu’une collection est avant tout une collection de
différences, même si ces différences ne sont présentables et,
notamment, ne se livrent au regard qu’en tant qu’elles se trouvent
déposées sur des choses. Envisagées sous cette optique, les choses
importent moins pour elles-mêmes qu’en fonction des différences
dont elles sont le support. C’est ainsi que deux choses, caractérisées
par le fait qu’elles sont les supports des mêmes différences
pertinentes, constituent, dans la logique de la collection, des doublons,
en sorte que l’une de ces choses, jugée alors en excès, peut être sortie
de la collection et, issue fréquente, être échangée contre une chose
manquante, c’est-à-dire contre une chose présentant des différences
qui ne figurent pas encore dans telle collection, en tant que
totalisation objectale. Ajoutons que si différentes choses porteuses de
différences pertinentes peuvent se trouver diversement appréciées et
s’échanger à des prix très inégaux, les différences constitutives d’un
certain champ du collectionnable ont toutes un même poids.
Une collection, en tant que totalisation objectale, comprend aussi
un troisième genre d’entité, que l’on peut désigner par le terme de
manque. Il s’agit de différences, pertinentes dans le système de la
collection idéelle mais dont les choses qui les portent ne figurent pas,
ou pas encore, dans telle ou telle collection en tant que totalité
objectale 25. Chacun des collectionneurs qui opère dans un certain
champ du collectionnable, s’orientant par référence à une même
totalité idéelle, cherchera à combler ses manques, c’est-à-dire à
s’approprier des choses nouvelles sur lesquelles sont déposées
certaines différences pertinentes qui ne sont pas présentes sur les
choses qu’il possède déjà. Dire que toute collection est composée à la
fois de choses porteuses de différences et de manques signifie que des
choses qui font défaut sont toujours présentes, au sein des collections,
mais, précisément, au titre de manques. Il s’ensuit que l’activité des
collectionneurs est, au premier chef, guidée par le souci de combler
ces manques. C’est parce qu’ils sont habités par ce souci que les
collectionneurs s’engagent dans l’échange.
Pour le collectionneur, ces manques peuvent être assez précis, au
sens où sont déjà identifiées les choses sur lesquelles ils figurent,
même s’il est difficile de les atteindre et de les incorporer à la
collection en cours. Mais ils peuvent aussi avoir une présence
représentationnelle relativement incertaine. Leur existence peut,
parfois, n’être que postulée (comme lorsque l’on parle, en
paléontologie, de «  chaînon manquant  »). Ils sont alors à la fois
suffisamment hypothétiques pour que les choses sur lesquelles ils sont
susceptibles d’être figurés puissent faire l’objet de recherches,
souvent longues et incertaines, et pressentis avec une assurance
suffisante pour orienter les recherches dans certaines directions
plutôt que d’autres. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la
dynamique même de la collection, guidée par les contours de la
totalité idéelle en formation que chaque totalisation objectale
contribue à préciser, qui oriente la recherche.
Chaque collectionneur doit donc, pour poursuivre son
accumulation, conjuguer deux états d’esprit bien différents. D’un
côté, il doit se mettre en quête de choses nouvelles dans la disposition
d’esprit sans préjugés ou «  ouverte  » de quelqu’un qui est prêt à
accueillir et à acquérir (quand il «  tombe dessus  ») quelque chose
dont la pertinence aurait pu lui échapper, comme elle avait échappé à
d’autres, parce qu’elle n’avait pas été, jusque-là, répertoriée par
référence à la totalité idéelle. Mais, d’un autre côté, il doit orienter
ses choix, en priorité, vers les choses susceptibles de combler des
manques au sein de la collection qu’il a entreprise, ce qui suppose
qu’il se guide par référence aux contours d’une totalité idéelle qu’il
contribue ainsi à tracer. Lorsqu’ils parlent de ce qui les meut, les
collectionneurs confondent généralement ces deux orientations en
les saisissant dans un même idiome qui est celui du « désir », entendu
comme une sorte de pulsion qui s’emparerait d’eux et les guiderait,
de façon quasi involontaire, vers des objets qu’il leur faudrait acquérir
«  à tout prix  ». Or cette sorte de subjectivisation du mouvement qui
les anime laisse de côté le fait qu’ils sont surtout attirés par des
manques, c’est-à-dire par des entités qui, tout en étant absentes, ont
néanmoins un mode d’être objectif, puisque les objets auxquels elles
correspondent figurent dans le pattern de la collection idéelle. Ce
n’est donc pas dans leur subjectivité, c’est-à-dire dans une intériorité,
que leur « désir » s’enracine, mais dans la disposition des états de choses
auxquels ils sont confrontés.
Les champs du collectionnable peuvent être labiles, surtout s’ils
sont récents et portent sur des objets très accessibles et peu coûteux,
ou, au contraire, être stabilisés et instrumentés, soutenus par des
catalogues, des experts, des associations, etc. Mais ils sont rarement
strictement institutionnalisés au sens, notamment, où leurs contours
et leurs fonctionnements feraient l’objet de stipulations juridiques ou
seraient placés sous le contrôle de l’État. Les institutions peuvent
avoir à charge de statuer sur l’authenticité des choses, c’est-à-dire sur
leur attribution, de façon à distinguer les originaux des copies ou des
faux. Mais il ne leur appartient pas de dire ce qu’il en est et,
indissociablement, ce qu’il devrait en être, de la façon dont est
organisée telle ou telle collection. Ou, pour le dire autrement, un
certain champ du collectionnable et le système des principes
directeurs, et des différences sur lequel il repose, ne sont pas codifiés,
c’est-à-dire adossés à des instructions écrites et à des définitions
prétendant à une autorité juridique. Leur acceptabilité —  comme
dans le cas des dialectes, par opposition aux langues nationales
stabilisées sous l’autorité de grammairiens — dépend donc surtout de
la reconnaissance tacite que leur accordent ceux qui participent aux
échanges. Et de leur capacité à maintenir des terrains d’entente
malgré les légers déplacements, de proche en proche (surtout
spatiaux dans le cas des dialectes et temporels dans celui des
collections), qui ne cessent de modifier leurs interactions.

PRIX ET VALEUR DES CHOSES DE COLLECTION

Envisageons maintenant, de manière tout aussi schématique, les


mécanismes de l’échange et leurs effets sur la formation des prix et
sur la détermination des collections en tant que richesses.
Dans un certain champ du collectionnable, caractérisé par
l’existence de conventions plus ou moins partagées supportant les
totalités idéelles, les différents opérateurs entrent rapidement en
concurrence. Leurs préférences convergent vers certaines choses plutôt
que d’autres, ce qui tend à limiter l’extension indéfinie des choses
recherchées. Pour arriver à leur fin, c’est-à-dire pour remplir des
manques qui ne deviennent objectifs que si la totalisation en cours est
confrontée —  ne serait-ce que de façon imaginaire  — à une
totalisation idéelle, les collectionneurs auront tendance à se focaliser
sur des choses qui sont porteuses des différences pertinentes. À
défaut de parvenir à se les procurer, ils peuvent, évidemment, opter
pour des choses plus éloignées du cœur de leur collection, mais au
risque de voir cette dernière régresser vers la simple accumulation. Il
faut noter que cette réorientation des intérêts d’une pluralité de
collectionneurs en direction de certaines choses plutôt que d’autres
n’est pas nécessairement le résultat d’un changement des goûts ou
des « passions » individuelles ni même d’un effet de « mode ». Elle est
suscitée par la logique même de la collection qui pousse à remplir
certains manques.
La formation d’un champ du collectionnable peut susciter une
élévation rapide, et parfois considérable, du prix auquel se négocient
les choses qui sont le support de différences pertinentes dans ce
champ. Cette augmentation du prix des choses de collection est tirée,
premièrement, par la présentation narrative de la chose (la force
mémorielle), deuxièmement par le fait d’être ou non reproduite, et
troisièmement par les différences dont chaque chose est porteuse au
sein d’une totalité idéelle.
Des choses hors production et hors d’usage, ayant le statut de
quasi-déchets, peuvent, à nouveau, trouver des acquéreurs si ces
derniers identifient en elles la présence de différences susceptibles de
combler certains de leurs manques. Ainsi, tel stylo-bille obsolète, dont
la fabrication a été abandonnée de longue date, peu efficace comparé
à des modèles plus récents, et oublié au fond d’un tiroir, peut faire
l’objet d’un regain d’intérêt, et acquérir un certain prix, si se
développent des collections de stylos-bille. On peut découvrir alors
qu’il est porteur de différences pertinentes dans le cadre
conventionnel qui régit ces collections. Notons que ce changement
de prix n’est lié en rien aux propriétés substantielles de la chose. C’est
bien toujours la même chose. Le passage de l’état de déchet à celui
de chose appréciée dépend donc uniquement de la possibilité
qu’offre la collection de rapprocher des choses différentes, mais sous
un même principe directeur, servant de fond sur lequel ces
différences peuvent devenir saillantes. On peut dire, en ce sens, que
le dispositif de la collection réalise, par lui-même, une création de
valeur qui ne doit rien aux choses mêmes mais qui opère, en quelque
sorte, ex nihilo. Cette transmutation n’a rien d’un mystérieux miracle
et ne dépend pas non plus du charme suranné attribué aux vieilles
choses. Elle ne doit donc ni être mise sur le compte d’une sorte de
«  magie  », ni sur celui d’une recherche de la «  distinction  ». Elle
résulte des manques que le dispositif de la collection fait surgir.
Toutefois, dans un même champ du collectionnable, cette
élévation du prix est différentielle. En effet, si une collection doit
rapprocher toutes les différences pertinentes sous un certain principe
directeur, et si ces différences ont toutes la même portée, les objets
qui en sont le support ne sont pas tous également accessibles. Il
s’ensuit que certains manques (en différences) peuvent être
beaucoup plus difficiles à combler que d’autres parce que les objets
qui les supportent sont peu accessibles ou déjà appropriés. Ce sont
particulièrement les objets de ce genre dont le prix s’élèvera.
Par ailleurs, le prix de chaque chose est relationnel  : le prix de
toute chose de collection lorsqu’il est public est un métaprix qui sert
d’étalon pour toutes les choses d’une même totalité. C’est pourquoi
quand une œuvre d’un artiste ou un objet enrichi par des historiens
ou des anthropologues entre dans une collection publique d’un
grand établissement, c’est la totalité des œuvres du même artiste ou
des objets de la même catégorie dont le prix s’élève, tiré par le
caractère immortel de la pièce entrée au musée. De la même
manière, un collectionneur ou un galeriste, pour maintenir ou
augmenter le prix des œuvres qu’il possède, a intérêt à s’assurer du
prix élevé d’une œuvre appartenant à l’une des totalités
particulièrement bien présentes dans son stock, en l’achetant, par
exemple, à un prix élevé sur le second marché. Mais c’est aussi la
raison pour laquelle beaucoup d’œuvres, notamment lorsqu’elles sont
vendues par un intermédiaire comme un courtier, ont des prix qui ne
sont connus que de ce dernier et de l’acheteur, et ne sont pas publics,
ce qui permet d’éviter de déprécier les autres œuvres d’une même
totalité.
Cette élévation du prix des choses recherchées mais difficilement
accessibles tient au fait que, dans la logique de la collection, la
solution moins onéreuse qui consisterait à combler des manques en
fabriquant ou en commandant à des artisans des copies de choses
porteuses des différences pertinentes n’est pas admise. En outre, si la
copie d’une chose de collection est réalisée, comme cela arrive par
exemple dans les musées où l’on expose des copies d’œuvres afin de
préserver des originaux de la détérioration, le prix de la copie reste
très inférieur au prix de l’original qui se fixe par rapport aux autres
originaux d’une même totalité.
On notera que, comme l’ont montré les historiens qui ont
travaillé sur les ateliers d’art et sur le commerce de l’art, le rejet dont
la copie fait l’objet est un phénomène relativement récent 26, comme
en témoigne, par exemple, l’étude menée par Gérard Labrot sur le
marché de l’art napolitain aux  XVIIe et XVIIIe  siècles 27. On pourrait
faire des remarques similaires à propos de l’importance accordée à la
signature des toiles. « Pratique irrégulière, voire rare, pour la période
moderne  », la signature ne devient un indice majeur d’authenticité
que dans la première moitié du XIXe siècle. Ce changement « coïncide
— écrit Charlotte Guichard — avec le développement du marché de
l’art, qui bénéficie de la dispersion des collections aristocratiques liée
aux confiscations révolutionnaires 28  ». Le rejet de la copie, qui se
développe au XIXe  siècle, est concomitant de la mise en place de la
distinction entre un art destiné à remplir des fonctions sociales
diverses (édification religieuse, manifestation de l’autorité,
décoration des lieux publics ou des demeures privées, etc.) et un art
pur, ou « art pour l’art », dont les choses sont destinées, avant tout, à
prendre place dans des collections spécifiques, qu’il s’agisse de
collections privées ou de musées, sous la tutelle de l’État, dont le
concept apparaît à la même époque.
C’est la réorientation de l’art en direction des collections que l’on
peut dire systématiques (pour les distinguer aussi bien des usages
ordinaires que des cabinets de curiosités) qui a pour effet de mettre
la copie au ban, et d’établir une séparation tranchée entre l’original
et ses copies, séparation qui était jusque-là rendue des plus floues, par
l’existence d’un grand nombre de pièces au statut intermédiaire
(comme on le voit dans le cas de La Vierge aux rochers, de Léonard de
Vinci). À partir de la fin du XIXe  siècle, la fabrication de faux et de
copies, c’est-à-dire de reproductions ou d’adaptations qui se
présentent comme des vrais et des originaux, et vendus comme tels,
et la pénalisation des faussaires en viendront à constituer des
indicateurs particulièrement pertinents du succès artistique. Dans
certains cas (par exemple des meubles «  design  »), des choses
figurant dans des collections sont bien produites à nouveau. Mais
cette reproduction, qualifiée de «  réédition  », concerne un nombre
limité de choses dont la quantité est contrôlée (par opposition à la
production en série longue qui se poursuit tant qu’il existe une
demande) et les nouveaux spécimens mis en circulation ne
prétendent pas être confondus avec les pièces de l’édition originale,
et encore moins avec le prototype à partir duquel ont été fabriquées
celles-ci.
La dépréciation de la copie va de pair avec une valorisation de
l’authenticité qui, bien que largement surdéterminée, fait la part belle
à l’attribution, envisagée dans une logique de la causalité 29. Est
authentique ce dont on peut connaître l’origine et ce dont on peut
déterminer les causes, depuis le moment où cette chose s’est trouvée
jetée dans la réalité, soit qu’elle ait été confectionnée par un agent
(habituellement un individu auquel un nom est attribué), soit qu’elle
ait été découverte (comme dans le cas des choses dont s’occupent
l’archéologie ou la paléontologie). C’est-à-dire aussi, ce dont on peut
suivre ou retracer le cheminement jusqu’à nous. Mais le culte de
l’authentique et de l’originel, qui surgit dans l’histoire au tournant du
e e
XVIII   siècle et du XIX   siècle, avec une extension très large, ne nous
intéresse ici que par référence à son rôle déterminant dans la
formation des prix des objets de collection.
Outre le fait que les choses ont pu être façonnées dans une
matière dont le prix, lorsqu’il s’agit de métaux ou de pierres
précieuses, était déjà très élevé à l’époque où ces choses ont été faites
et s’est maintenu au cours du temps, les destinant à figurer dans des
trésors, c’est essentiellement du fait même de leur prise en charge par
le dispositif de la collection, et notamment par référence à la force
mémorielle, que le prix des choses accumulées augmente. Il convient,
par conséquent, de relativiser ou au moins de réajuster la distinction
entre «  belles choses  » et «  choses ordinaires  » qui joue un rôle
important dans le discours des collectionneurs et, surtout, des
marchands auprès desquels ils s’approvisionnent. Ce qui caractérise
les « belles choses » atteignant des prix élevés, c’est, pour une grande
part, d’avoir été thésaurisées puis collectionnées depuis longtemps, et
d’être dotées d’une grande force mémorielle, alors que les choses
« plus ordinaires » ne l’ont été que récemment. C’est donc au cours
de leur histoire, marquée par des passages successifs entre différents
trésors, différents cabinets de curiosités et différentes collections,
dont la mémoire s’est, en quelque sorte, déposée sur elles, qu’on
attribue aux choses les plus recherchées la valeur qui permet d’en
justifier le prix.
La forme collection permet de lier étroitement la référence à ce
que serait la «  valeur intrinsèque  » d’une chose, souvent présentée
dans ce qu’elle a de singulier et par là d’incommensurable à toute
autre, et sa «  valeur marchande  » (c’est-à-dire son métaprix)
concrétisée par un prix formé dans l’épreuve de l’échange. La
tension entre ces deux façons de juger —  l’évaluation et
l’appréciation  — se trouve en quelque sorte neutralisée. Certes, le
prix peut être traité comme plus ou moins lié aux circonstances de
l’échange (de l’ordre d’une pragmatique), tandis que la valeur se
trouverait attachée à la chose dans ce qu’elle a d’essentiel (de l’ordre,
si l’on veut, d’une sémantique). C’est la raison pour laquelle la valeur
de la chose peut toujours être évoquée pour en contester le prix.
Néanmoins, un domaine du collectionnable paraît plus ou moins
stabilisé quand des dispositifs maintiennent une relation acceptable
entre le prix (dévoilé dans l’échange) et la valeur (susceptible d’être
jugée « purement subjective »), ce qui tend à limiter les transactions
donnant lieu à des critiques. Les plus importants de ces dispositifs
sont ceux qui assurent la validité et l’autonomie des instances dont
dépend la définition de la valeur en les séparant nettement de celles
qui pèsent sur la formation des prix.
Les transactions entre collectionneurs d’œuvres d’art en
fournissent une bonne illustration. La valeur reconnue aux œuvres
prend appui sur de nombreux dispositifs d’évaluation qui ont une
assise institutionnelle et dépendent souvent, de façon plus ou moins
directe, du domaine public ou, surtout en Europe, des États, tels ceux
auxquels participent les conservateurs, les historiens et les critiques
qui, à des titres divers, sont associés aux musées ou aux universités 30.
Or les jugements portés par ces acteurs ne sont pas supposés tenir
compte de leur prix. Cette indifférence aux considérations dites
«  économiques  » est (ou a été longtemps) considérée comme une
condition de leur validité. Mais, d’un autre côté, l’autonomie des
instances de valorisation est aussi (ou a été longtemps) tenue pour
une des conditions assurant la justification du prix des œuvres, lors
des transactions entre artistes, marchands et collectionneurs. Pour
que le prix d’une œuvre soit justifié, il convient qu’il paraisse
miraculeusement ajusté à la valeur qui lui a été reconnue dans des
arènes où les jugements sont censés être portés en plaçant les prix
sous un voile d’ignorance. Mais pour que cette fiction soit crédible il
faut que les acteurs et les dispositifs qui assurent la valorisation
artistique soient différents de ceux qui prennent part aux
transactions 31. En effet, si ces deux groupes d’acteurs sont trop
proches ou se confondent, la mise en valeur de l’œuvre risque de se
voir dénoncée en tant que manœuvre visant à en soutenir ou à en
accroître le prix.
C’est peut-être une situation de ce genre que visent aujourd’hui
les protestations émanant d’artistes et surtout de critiques d’art, qui
mettent en cause le rôle croissant pris par les collectionneurs, non
seulement dans l’appréciation, mais aussi dans l’évaluation des
œuvres 32 au détriment des instances institutionnelles et des
critiques 33. Ils associent cette évolution à un ensemble de
changements marqués notamment par l’affaiblissement des dispositifs
de financement public, mais aussi à l’importance croissante prise par
les palmarès dans l’évaluation des œuvres et des artistes. La création
du Kunstkompass, au début des années 1970, donna d’abord lieu à des
réactions indignées (certains artistes mentionnés allant jusqu’à exiger
que leur nom soit retiré de la liste), avant que les palmarès ne se
multiplient 34 et ne se diversifient, jusqu’à devenir, comme c’est
maintenant le cas, des instruments incontournables d’évaluation et
d’appréciation des œuvres, et de sélection des artistes. Sans contester
le pouvoir que l’on attribue aujourd’hui aux collectionneurs, il faut
toutefois remarquer que, s’il est indéniable sur le plan financier, les
institutions et, particulièrement, les musées publics n’en conservent
pas moins un rôle important de consécration. En témoignent
notamment le fait que, au moins en France, la prétention de
collectionneurs privés à créer des grands musées prend rapidement le
tour d’affaires d’État, ou encore le fait qu’une part importante des
successions de collectionneurs fortunés se règle par la dation à l’État
d’œuvres consacrées prélevées sur leurs collections.
LES CHAMPS DU COLLECTIONNABLE

Le passage de l’état de déchet à celui de pièce recherchée doit


beaucoup à l’action de primo-collectionneurs qui détiennent aussi
une autorité artistique, qu’il s’agisse d’artistes reconnus, de mécènes
ou d’organisateurs d’expositions et de manifestations artistiques.
Cette autorité, acquise au cours d’épreuves antérieures dans les
mondes de l’art, confère à ces acteurs une force suffisante pour élever
rapidement le statut des choses qu’ils ont remarquées, sur lesquelles
se trouve transférée une part de la grandeur attachée à leur nom.
Collectant et conservant ce qui leur plaît (ou, quand il s’agit
d’artistes, ce qu’ils disent les inspirer), ils génèrent progressivement, à
partir du hasard des rencontres avec les choses et de leurs échanges
(qu’il s’agisse d’échanges de choses ou de propos sur les choses), les
conventions qui permettront à des goûts et à des désirs, considérés
d’abord comme l’expression d’une originalité individuelle, d’être
partagés par d’autres. Cela même si, en l’absence de conventions
préalablement établies, ces primo-collectionneurs sont plutôt, au
départ, des sortes d’accumulateurs qui ramassent les choses qui leur
conviennent et les mettent côte à côte sans que ces rapprochements
se plient à une organisation tant soit peu systématique. C’est alors la
référence à leur personne même qui tend à transformer ces
accumulations en collection. En effet, lorsqu’il s’agit d’artistes dont
l’activité créatrice a progressivement établi la célébrité, leur identité,
avec les traits qui s’y trouvent attachés, devient le principe constitutif
(le principe directeur) d’une collection baptisée de leur nom propre
(comme lorsque l’on parle de la «  collection Breton  »), dont le
déploiement objectal est censé révéler la profondeur de leur
personnalité.
Les exemples abondent. Ils tirent souvent parti de changements
externes, intellectuels, esthétiques et/ou politiques. Parmi les plus
connus, on peut mentionner la constitution de l’« art nègre », à Paris,
entre les années 1910 et 1920 environ  ; celui de l’art brut,
particulièrement en France et en Suisse, dans les années 1950  ; ou
encore, plus récemment, celui de la constitution en œuvres d’art des
traces laissées par des graffitistes de rue, qui débute à New York au
cours des années 1970. Dans chacun de ces cas, l’activité des primo-
collectionneurs, innovateurs individuels et artistes, suscite rapidement
l’intérêt de collectionneurs proprement dits et, par voie de
conséquence, de galeristes, suivis plus tard par des musées ou d’autres
institutions publiques. Ces collectionneurs de second rang, démunis
au départ de compétences spécifiques, tendent à apprécier les choses
en tenant compte surtout de la personnalité des artistes qui ont été
les premiers à les repérer. On dit ainsi que les premiers
collectionneurs systématiques d’« art primitif » appréciaient les choses
qu’ils acquéraient par référence aux artistes notables qui les avaient
d’abord possédées, et qui les avaient mises en valeur en projetant sur
elles une part de la valeur attachée à leurs œuvres personnelles (« cela
provient de la collection Vlaminck »).
Il faut remarquer toutefois que les processus de ce type ne se
limitent pas aux exemples célèbres que l’on vient de rappeler. Ils
accompagnent toujours la formation d’un nouveau champ du
collectionnable. Le cas des Stevengraphs, analysé par Michael
Thompson, en constitue un exemple classique 35. Il s’agit de figures
tissées au moyen de fils de soie de différentes couleurs dont la
confection mécanisée, à partir de métiers Jacquard, a été inventée par
un fabricant de Coventry, Thomas Steven, qui les a présentées pour la
première fois à l’exposition de la ville d’York en 1879. Fabriqués en
série, et peu coûteux à l’achat, ces genres de tableaux aux motifs très
divers (navires, images religieuses, représentation de Lady Godiva nue
sur son cheval blanc, etc.) constituent un exemple typique d’art
industriel venu enrichir les intérieurs de la petite bourgeoisie anglaise
entre la fin du XIXe  siècle et le premier tiers du XXe  siècle. Puis
l’intérêt des acheteurs déclinant, la production fut abandonnée et les
modèles, conservés à Coventry, furent détruits lors du bombardement
de l’usine en 1940. Les Stevengraphs passèrent alors progressivement
du statut de choses populaires et peu coûteuses, mais appréciées par
un vaste public, à celui de quasi-déchets, oubliés dans des greniers ou
disposés en vrac, parmi une multitude d’autres choses, sur les étals
des brocanteurs les plus modestes. Ils devinrent invisibles, et ne
valurent pratiquement plus rien, jusqu’à ce qu’ils deviennent, au
cours des années 1960, des objets de collection particulièrement
appréciés et recherchés. Leur prix monta rapidement en quelques
années, jusqu’à atteindre des niveaux très supérieurs à celui qui avait
été le leur lorsqu’ils étaient des objets marchands produits
industriellement.
Michael Thompson a cherché à reconstituer la façon dont s’était
opéré ce « retour à la vie » et à identifier les acteurs qui en avaient été
les artisans. Le retour à la vie est lié à la publication d’articles dans le
Collectors’ Magazine, puis à celle d’ouvrages mieux documentés et plus
systématiques écrits par des universitaires et des historiens d’art. Il
semble que la formation d’un groupe de connaisseurs et de
collectionneurs intéressés par les Stevengraphs ait été, au départ, le
fait d’individus séparés —  des «  excentriques  » dit Michael
Thompson —, qui, chacun à sa façon, et pour des raisons différentes,
en est venu à changer le regard qu’il portait sur ces choses alors
dépareillées et dépréciées. Puis ces individus seraient entrés en
contact, notamment par le biais de magazines spécialisés, de façon à
pouvoir échanger des choses de ce type et des informations à leur
sujet. Les Stevengraphs sont alors devenus des objets de collection
recherchés par un grand nombre de personnes. La reconstitution,
par les premiers connaisseurs, de ce qu’avaient dû être les séries
complètes sorties de l’usine de Coventry et l’identification de traces
figurant au dos de certains spécimens, considérés de ce fait comme
particulièrement rares, ont servi de base à la formation de
conventions susceptibles de guider les collectionneurs. Ces derniers
pouvaient désormais former le projet (non réalisable) d’achever une
collection exhaustive, se faire une idée du prix des différentes choses
appareillées sous ce nouveau principe directeur, identifier leurs
manques, et porter un jugement sur le prix auquel les choses leur
étaient proposées.
Les champs du collectionnable sont donc rarement stabilisés une
fois pour toutes. Et cela, notamment, parce que, étant en interaction,
chacun de ces champs subit à la fois la contrainte des principes
directeurs qui lui sont propres et celle des opérations de constitution,
de renforcement ou d’affaiblissement qui affectent d’autres champs
plus ou moins adjacents. Ces interactions sont réalisées par les
mouvements auxquels se livrent les collectionneurs pour initier leurs
accumulations objectales ou pour en poursuivre le cours.
Chacun des champs du collectionnable se trouve ainsi
constamment déformé —  bien qu’à des degrés divers selon son
niveau de rigidification  — sous l’effet d’une dynamique qui tient
surtout à la concurrence entre collectionneurs. Pour en esquisser un
modèle, il faut tenir compte du fait que les différents collectionneurs
ne disposent pas de moyens, notamment financiers, égaux, et surtout
qu’ils n’ont pas commencé en même temps à entreprendre une
collection. Certains sont déjà installés depuis plus ou moins
longtemps (ils peuvent avoir été des innovateurs, et avoir joué un rôle
dans la formation d’un nouveau champ du collectionnable), mais ils
poursuivent néanmoins leur entreprise, qui n’est pas considérée
comme achevée. D’autres sont de nouveaux arrivants. La situation des
collectionneurs de longue date et celle des nouveaux arrivants sont
profondément asymétriques.
Les opérateurs qui se sont installés les premiers dans un certain
champ du collectionnable ont l’avantage pour au moins deux raisons.
D’une part, ils ont contribué, au cours de leur activité, qui peut
s’étaler sur toute une vie, à l’établissement d’un nouveau système de
principes directeurs et de différences qui a eu tendance à se rigidifier
avec le temps. Ils ont donc pu exercer une action sur la détermination
des différences appelées à devenir, avec le temps, conventionnellement
admises, et, par là, sur les contours de la collection idéelle, que de
nouveaux collectionneurs devront prendre pour modèle 36. D’autre
part, ayant été les premiers à exploiter des gisements de choses
dispersées dans différents sites, dépareillées et souvent considérées,
jusque-là, comme des déchets, ils ont pu les acquérir à bas prix et
profiter de la mise en valeur qui a accompagné le rapprochement
entre ces choses, désormais appareillées au sein de collections
systématiques. Cette accessibilité, en début de période, des choses sur
lesquelles sont déposées des différences pertinentes leur a permis de
combler un grand nombre de manques et, par conséquent, de
développer rapidement des collections (qui sont, rappelons-le, des
collections de différences et pas seulement de choses). Au cours de ce
processus d’accumulation, ils ont mis la main sur de nombreux
doublons qu’ils ont pu échanger contre des choses portant des
différences, nécessaires dans la logique de la collection qu’ils ont
entreprise, mais non encore objectivées dans des choses présentes (ou
contre un équivalent monétaire permettant de les acquérir).
L’existence de manques difficiles à combler n’a pourtant pas cessé de
les solliciter, faisant obstacle à leur espoir de voir un jour coïncider
leur totalisation objectale et la totalité idéelle par rapport à laquelle
ils orientent leurs efforts et dont ils ont d’ailleurs souvent contribué à
forger la représentation.
Les nouveaux entrants dans un champ du collectionnable stabilisé
sont dans une situation bien différente. Les gisements externes ont
été en partie épuisés par les premiers arrivants et sont beaucoup plus
difficiles et coûteux à exploiter, notamment parce que les
intermédiaires (par exemple des brocanteurs ou des courtiers) ont
acquis une information, même rudimentaire, sur le prix des choses
qu’ils détiennent. Toutefois l’existence de nombreux doublons, remis
en circulation par des collectionneurs chevronnés, permet d’abord
aux nouveaux venus de combler ceux des manques qui concernent
des différences présentes sur un nombre relativement élevé de
choses. Mais, assez vite, ces nouveaux venus verront leur entreprise
entravée par la difficulté de mettre la main sur celles des choses
présentant des différences manquantes qui sont d’accès difficile. En
effet, ces choses, dont il existe peu de doublons, sont déjà détenues
par des collectionneurs expérimentés qui n’ont aucun intérêt à les
remettre en circulation, sachant qu’ils auront le plus grand mal à
retrouver d’autres choses présentant des valeurs différentielles
similaires. Une telle situation conduit assez vite au blocage d’un
champ du collectionnable, régi par un système établi de principes
directeurs et de différences. Pour les nouveaux venus, qui ont peu de
chances d’atteindre un niveau de totalisation susceptible de supporter
la concurrence avec celle des grands collectionneurs établis, plusieurs
stratégies se présentent s’ils veulent continuer à collectionner.
Une première possibilité (faible) consiste à se déplacer entre
différents champs du collectionnable. Quand leurs efforts
d’accumulation dans un champ se trouvent entravés par la difficulté
de mettre la main sur les choses qui leur manquent, devenues trop
coûteuses, les collectionneurs abandonnent la collection en cours et
entreprennent une nouvelle collection dans un autre champ (on peut
citer le cas d’un collectionneur expérimenté qui avait entrepris, au
cours de sa vie, vingt-cinq collections différentes dont chacune était
restée inachevée).
Une deuxième possibilité, généralement coûteuse et réservée à
des collectionneurs fortunés, peut consister à chercher à racheter des
collections déjà constituées et mortes (des trésors). Des opportunités
de ce genre se présentent surtout à l’occasion de transmissions. La
transmission d’une collection, ou sa dispersion, à la mort de celui qui
l’avait constituée, est, en nombre de cas, un des moments les plus
périlleux auxquels sont confrontées les choses au cours de leur vie
sociale. Détachées du projet et des attentions d’une personne
particulière, soucieuse d’agir pour leur bien, auquel cette personne a
lié son bien propre et parfois son identité, les choses ne sont plus
protégées que par le droit, qui se prête à des interprétations diverses.
Leur possession peut se trouver disputée entre plusieurs héritiers, ou
entre des personnes privées et les pouvoirs publics, ce qui fragilise
leur destin et offre, à de nouveaux entrants, des opportunités de
transactions intéressantes.
Une troisième possibilité retiendra particulièrement notre
attention. Elle consiste à tenter de déplacer légèrement le système des
principes directeurs et des différences à l’intérieur d’un certain
domaine, de façon à rouvrir des opportunités d’accès à des choses
collectionnables. Ni la pertinence des différences existantes sous un
certain principe directeur ni, par conséquent, la validité des grandes
collections existantes ne sont mises en cause. Dans les cas que l’on va
envisager maintenant, que l’on peut qualifier d’ordinaires parce
qu’ils sont internes aux champs du collectionnable et qu’ils
accompagnent l’activité quotidienne des collectionneurs, l’extension
d’un principe directeur et les différences prises en compte sont
modifiées progressivement. Cela, souvent de manière presque
imperceptible, par une combinaison de coups individuels réussis dont
les succès, à la vente ou à l’achat, constituent les principales épreuves
de validité.
Il faut noter toutefois que ces déplacements sous l’effet de forces
internes, à l’œuvre dans les champs du collectionnable, tirent
également parti de forces externes d’ordre esthétique et/ou
politique. Il est ainsi impossible de comprendre la mise en valeur de
l’« art primitif » en faisant abstraction, à la fois, du colonialisme et des
efforts déployés, notamment par des ethnologues, pour valoriser les
cultures que le colonialisme était en train de détruire 37. De même, la
naissance de l’art brut ne peut être dissociée des changements
intervenus à la même époque à la fois dans le domaine de l’art (avec
la diffusion du surréalisme) et dans celui de la psychiatrie 38. Il n’est
jusqu’à la vogue du «  rustique  », envahissant les demeures
bourgeoises dans les années 1960-1970, qui ne soit la conséquence du
déclin de la ruralité, et du parti qu’en tirent brocanteurs et
antiquaires. Dans ce cas encore, des groupes nouveaux et des classes
nouvelles, comparables à la «  bourgeoisie de parvenus  » dont parle
Balzac, se saisissent des choses qui peuplaient l’univers des déchus.
C’est ainsi toujours la destruction d’un certain monde qui engendre
le flot d’épaves et de déchets à partir desquels se constitueront les
collections au sein desquelles certains de ces déchets seront mis en
valeur.
On pourrait penser que le prix auquel sont négociées des choses
qui avaient été oubliées ou enfouies, puis qui renaissent à la vie parce
qu’elles en sont venues à susciter l’intérêt de nouveaux
collectionneurs, dépendrait principalement de leur rareté. Désormais
laissées à elles-mêmes et sans protection, ces choses auraient alors
subi les assauts du temps et se seraient trouvées détruites, enfouies,
pillées ou perdues, en sorte que, abondantes au temps où elles étaient
appréciées pour l’usage que l’on pouvait en faire, elles seraient
devenues peu nombreuses. Les survivantes — si l’on peut dire, pour
parler d’êtres inanimés  — seraient ainsi les témoins d’une sorte de
sélection naturelle. Il semble pourtant que ce soit loin d’être toujours
le cas, comme on l’a vu à propos des Stevengraphs étudiés par
Michael Thompson 39. Quand se constitue un nouvel ordre du
collectionnable, il est fréquent, au contraire, que les choses
collectionnées soient nombreuses et largement accessibles. C’est au
fur et à mesure que se multiplient les collectionneurs en concurrence
pour les mêmes choses (parce qu’ils doivent combler les mêmes
manques) que la rareté de ces choses, dont la reproduction est par
principe exclue, devient un des éléments principaux qui déterminent
leur prix. Jusqu’alors, ces choses étaient bien là, souvent en
surabondance, mais cantonnées dans des lieux de relégation, et
mêlées les unes aux autres, sans ordre aucun, c’est-à-dire en tas. Elles
n’étaient donc pas nécessairement cachées au sens où elles auraient
disparu du champ de la perception. Néanmoins, bien que visibles,
elles demeuraient non remarquées ou, si l’on veut, non reconnues,
comme si ceux qui les voyaient étaient incapables de les identifier et,
par là, de reconnaître ce qu’elles pouvaient avoir de spécifique et de
digne d’intérêt. Notre argument est que les choses ne sont pas
collectionnées parce qu’elles seraient rares, mais que leur rareté
provient du fait même qu’elles sont collectionnées. L’intérêt
économique de la collection, en tant que dispositif, serait ainsi
surtout de produire de la rareté, en prenant pour matière première les
choses les plus abondantes, c’est-à-dire les déchets.
Il est donc permis de considérer le dispositif de la collection
comme un dispositif de sélection. C’est précisément ce travail de
sélection entre ce qui est destiné à la destruction et ce qui est destiné
à la conservation qui est au cœur de l’activité, et de l’inquiétude, de
ceux qui ont pour tâche d’établir l’inventaire du patrimoine et qui,
confrontés à chacun des objets appartenant à l’univers illimité des
choses qui aspirent à la survie, doivent prendre la décision fatale
engageant leur destin 40. Dans le cas des collections, la sélection
repose sur les conventions qui stabilisent les systèmes des principes
directeurs et des différences pertinentes. Mais ces conventions, dont
on a vu qu’elles constituaient un enjeu de lutte entre collectionneurs
et, notamment, entre collectionneurs déjà installés et nouveaux
arrivants, sont relativement souples, parce qu’elles ont rarement un
caractère juridique, en sorte qu’il n’est pas impossible de chercher à
les déplacer, même très légèrement, de façon à rouvrir à la
concurrence un champ du collectionnable qui se referme sur lui-
même.

LA STRUCTURE DE LA FORME COLLECTION

On peut déployer l’espace de la forme collection en fonction de


l’intersection de deux axes, soit, d’une part, l’axe de la présentation
de la chose et, de l’autre, l’axe de sa puissance marchande.
Envisageons d’abord —  comme nous l’avons fait pour la forme
standard  — l’axe de la présentation et examinons la façon dont il
permet d’organiser et de hiérarchiser les choses pertinentes sous le
rapport de la forme collection. Il est orienté par la relation entre
deux états possibles des choses, envisagées en tant que prototypes ou en
tant que spécimens façonnés par référence à un certain prototype déjà
établi. On peut situer, à la base de cet axe, les collections qui
rassemblent des choses considérées comme des spécimens de
prototypes déterminés. C’est le cas, par excellence, des nombreuses
collections dans lesquelles se trouvent réunis des objets, façonnés de
façon artisanale ou produits industriellement, qui, relevant d’abord
du mode de mise en valeur propre à la forme standard, ont été
réappropriés dans la logique de la forme collection, souvent après
avoir connu, plus ou moins longtemps, une phase de déchéance. Il
s’agit, par exemple, de ces accumulations d’objets triviaux qui
composent la majorité des collections ordinaires dont nous avons
rappelé plus haut l’existence : des objets tels que boîtes d’allumettes,
pipes, bouteilles vides de bière ou de whisky  ; ou encore des
Stevengraphs, dont Michael Thompson a retracé le parcours. Ayant
été vendus à un prix relativement bas à l’origine, puis ayant perdu
toute valeur marchande, ceux de ces artefacts, devenus objets de
collection, sur lesquels il était encore possible de mettre la main ont
vu alors leur prix croître rapidement dans des proportions parfois
considérables.

É
SCHÉMA STRUCTUREL DE LA FORME COLLECTION

En s’élevant le long de cet axe de la présentation, on trouve des


collections dans lesquelles figurent également des spécimens
correspondant à des prototypes, mais qui rassemblent des choses dont
la fabrication a été réalisée en séries plus courtes, comme c’est le cas
des objets mis en circulation par l’industrie du luxe, tels que, par
exemple, montres haut de gamme ou voitures anciennes d’exception.
On peut citer en exemple la collection de montres que le plasticien
Arman, multicollectionneur (il avait dénommé l’une des expositions
de ses œuvres « accumulation de collections »), met en vente en 1992.
«  Elle comportait des pièces aussi rares qu’une Patek Phillippe avec
calendriers et phases de la lune, en or, de 1955, et des modèles rares
des premières montres électriques ou électromécaniques des années
1950 de marque Hamilton, Elgin, Illinois, etc. Il avait également,
parmi les quelque trois cents pièces, des Rolex des années 1930-1940
et, vedettes de l’ensemble, deux montres ayant appartenu à Andy
Warhol : une Kingsley en platine rose avec index serti de diamants, et
une Vacheron Constantin en or des années 1950 41  », ce qui atteste
que les pièces de cette collection pouvaient être mises en valeur, pour
certaines, plutôt en fonction de leur valeur différentielle à l’intérieur
de séries et, pour d’autres, plutôt en fonction de leur force
mémorielle.
Enfin, en se déplaçant vers le sommet de cet axe différentiel,
figurent des collections composées d’objets à propos desquels l’écart
entre prototypes et spécimens tend à s’atténuer, voire à s’abolir. C’est
par excellence le cas des œuvres d’art très célèbres, qu’il s’agisse
d’œuvres anciennes (par exemple, La Vierge aux rochers de Léonard de
Vinci) ou d’œuvres modernes ou contemporaines (par exemple « La
chambre turque » de Balthus ou le Monochrome bleu d’Yves Klein). On
peut reprendre à leur propos l’analyse développée par Claude Lévi-
Strauss dans La Pensée sauvage, quand, dans le chapitre consacré à
«  L’individu comme espèce  », il cherche à réduire la distance
séparant la logique des noms propres de celle des entités
catégorielles 42. Il envisage alors la possibilité d’espèces qui n’auraient
qu’un seul spécimen (comme c’est le cas, par exemple, du phénix).
Et de même, on peut traiter ces pièces dites souvent «  uniques  » ou
«  singulières  » comme des prototypes, mais des prototypes dont il
n’existerait qu’un seul spécimen.
Examinons maintenant le second axe, celui qui incorpore la
dimension de la puissance marchande. Nous avons vu que, dans le cadre
de la forme standard, cet axe indexait la durée d’utilisation que l’on
peut attendre de choses destinées à l’usage, avec, à un pôle, les objets
jetables et, à l’autre, les objets de qualité supérieure, supposés être
utilisables tout au long d’une vie, voire transmis à des descendants. Il
ne peut évidemment en être de même dans le cas de la forme
collection puisque cette dernière met en valeur des choses dont l’une
des propriétés est, précisément, d’échapper à l’épreuve de l’usage ou,
en d’autres termes, d’être hors l’usage. On vient de voir, d’autre part,
en prenant l’exemple des œuvres d’art, objets occupant une position
centrale dans l’ordre du collectionnable, que ces choses étaient
dotées, une fois sélectionnées, d’une immortalité fictive, et se
trouvaient ainsi, en quelque sorte, soustraites à l’emprise du temps. Et
pourtant la question du temps refait surface, mais d’une autre façon.
À côté de leur pouvoir différentiel, pris en charge par le premier
axe, une seconde propriété joue, en effet, un rôle important dans la
mise en valeur des choses concernées par la forme collection, qui est
le degré auquel elles sont susceptibles de produire des effets de
mémoire ou, si l’on veut, leur force mémorielle. Cette force mémorielle,
conférée à des choses qui peuvent, prises à leur valeur faciale, être
d’importance relativement négligeable, tient au fait d’avoir été à un
moment ou à un autre de leur carrière, au contact physique de
personnes ou d’événements qui importent. Cette propriété —  la
proximité physique  — explique deux traits pertinents des choses de
collection, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Le premier
est que leur mise en valeur dépend largement du récit qui les
accompagne. Tandis que les objets industriels se rendent descriptibles
par le truchement d’une combinaison de standards, c’est-à-dire par
une forme de codification, les objets de collection se rendent, quant à
eux, descriptibles par le truchement de récits qui rappellent,
notamment, les conditions dans lesquelles ils sont apparus et les
personnes qui les ont créés ou auxquelles ils ont appartenu. La
narrativité fait partie de leur manière d’être au monde 43.
À la question de la mémoire est lié un second trait, d’importance
majeure dans l’économie des choses prises en charge par la forme
collection, qui est l’exigence d’authenticité. Il faut entendre par là la
garantie, elle-même prise en charge, le plus souvent, par un récit, que
c’est bien cette chose-là en présence de laquelle on se trouve placé
qui, considérée dans sa pure matérialité, a été physiquement au
contact de lieux, de personnes ou d’événements désormais enfouis
dans le passé mais toujours présents dans la mémoire des hommes. Et
c’est la raison pour laquelle aucune reproduction —  s’agirait-il d’une
copie parfaitement exécutée — ne peut remplacer la chose originelle
au sein d’une collection ni, bien évidemment, atteindre un prix
équivalent lorsqu’elle se trouve soumise à l’épreuve de l’échange. Ce
sont donc les processus d’attribution, et non les propriétés
intrinsèques de la chose, qui jouent un rôle fondamental dans la
formation du prix des objets qui nous intéressent ici 44.
Mais cette force mémorielle conférée aux choses dépend elle-
même du caractère, plus ou moins individuel ou plus ou moins
collectif, des personnes, des lieux, des événements que ces choses
évoquent. Il faut donc entendre par « force mémorielle » non pas une
propriété immanente, mais une qualité attribuée socialement à une
chose et repérable par des indices permettant de mesurer sa
notoriété, laquelle peut varier dans le temps en fonction de la
manière dont l’Histoire est écrite 45. On peut ainsi identifier, à un pôle
de l’axe temporel, des choses dont la force mémorielle est faible car
ce qu’elles évoquent n’a d’importance que pour un nombre limité de
personnes, voire une seule. C’est à cette force mémorielle limitée que
l’on fait référence lorsque, parlant d’un objet, on lui attribue la
qualité de «  souvenir  », ayant un caractère plus ou moins
«  personnel  ». On veut dire par là qu’il revêt certes une grande
«  valeur  » pour celui qui le possède, ou, par exemple, pour les
membres d’un groupe familial dont il évoque un membre disparu,
mais sans prétendre avoir le moindre prix pour d’autres (par exemple
la montre de marque Lip que portait mon grand-père). À l’inverse, au
pôle opposé du même axe, figurent des objets dotés d’une grande
force mémorielle, parce qu’on leur attribue d’avoir été dans la
proximité physique de personnes, de lieux ou d’événements qui sont
restés présents dans la mémoire d’un grand nombre de gens, voire de
peuples entiers (par exemple, la montre Lip de modèle T18 que le
général de Gaulle aurait offerte à Winston Churchill 46). C’est par
excellence le cas des collections réunissant des choses dont le
principe de rapprochement n’est pas rapporté à une fonction ou à
une époque, mais à une personne mémorable 47.
Les mêmes remarques valent bien sûr pour les objets qui
postulent, sans grand succès, au statut d’œuvre d’art ou pour ceux à
propos desquels il ne viendrait au contraire à personne l’idée de leur
contester ce statut, qu’on les apprécie ou non sur un plan qu’on dirait
«  esthétique  ». Ainsi, telle toile, ignorée du plus grand nombre ou
considérée comme une « croûte », peut avoir un grand prix aux yeux
de la mère de celui qui l’a un jour créée, dans l’espoir vain de se faire
reconnaître en tant qu’artiste. Et, à l’inverse, telle autre toile, que l’on
attribue à un artiste célèbre dont nombre d’œuvres figurent dans des
musées, et qui est censée être sortie de ses propres mains, se verra
dotée d’une force mémorielle considérable du seul fait de cette
attribution. Mais que des experts chagrins, prétendant qu’on la doit
non au maître, mais à un apprenti travaillant dans son atelier ou, pire,
à un copiste, parviennent à se faire entendre, et alors cette force
mémorielle diminuera dans des proportions plus ou moins
importantes, entraînant avec elle une chute vertigineuse du prix
auquel cette toile peut se négocier. Et pourtant il s’agit bien de la
même chose, au moins si on la considère en fonction de ses qualités
matérielles, en faisant abstraction de ses dimensions narratives 48.
Chapitre VIII
COLLECTION ET ENRICHISSEMENT

L’UTILITÉ DE L’INUTILE

Il serait, à l’évidence, tout à fait excessif de penser que le


développement d’une économie de l’enrichissement reposerait sur
l’augmentation du nombre, de l’activité et de la richesse des
collectionneurs, au sens propre du terme. Et c’est la raison pour
laquelle la relation, que nous avons posée, entre, d’un côté, le
dispositif formel de la collection et, de l’autre, ce que nous avons appelé
la forme collection comme modalité de mise en valeur, se déplace selon
les cas d’espèce sur un axe qui va de l’application littérale à la
synecdoque. Toutefois, le déplacement du capitalisme vers de
nouveaux domaines d’activité, à mesure que tendaient à s’épuiser les
chances de profit offertes par la production de masse, au moins en
Europe de l’Ouest, c’est-à-dire dans les pays où le capitalisme était né,
aurait été difficile sans le recours à de nouvelles formes de mise en
valeur. Leur rôle est à double face.
Ces formes doivent, en effet, d’un côté, fournir une base
structurale favorisant la marchandisation à grande échelle de choses
caractérisées par leur «  singularité  » et par leur «  rareté  », deux
qualifications qui tenaient précisément au fait qu’elles avaient été
identifiées précisément par opposition aux objets standard. Or ces
choses dites « exceptionnelles » — dont la « rareté » était considérée,
par exemple par Ricardo, comme «  naturelle et absolue  » parce
qu’elles n’étaient pas reproductibles  —, tenues autrefois non
seulement comme relativement marginales mais surtout comme
faisant exception à des « lois économiques » établies par référence à
la production industrielle, devaient bien, en se transformant en
gisements dont l’exploitation pouvait créer de la richesse, trouver un
langage dans lequel les apprécier. C’est-à-dire être associées à des
dispositifs susceptibles d’en établir le prix et surtout de le rendre
justifiable en tablant sur des arguments qui en révéleraient la valeur.
Mais, d’un autre côté, ces formes spécifiques de mise en valeur ont
aussi à charge de rendre les prix des objets extraits de tels gisements
intelligibles par rapport aux prix de choses relevant d’autres formes, au
premier chef, celui des objets standard, mais aussi des objets tendance,
et des objets appréciés en tant qu’actifs.
Même si, comme on vient de le souligner, une économie de
l’enrichissement est loin de s’adresser uniquement à des
«  collectionneurs  », la forme collection est un opérateur cognitif
permettant d’apprécier la valeur des choses jugées
«  exceptionnelles  », en les envisageant sous un point de vue
comparable à celui sous lequel les considérerait un
«  collectionneur  », c’est-à-dire un accumulateur fervent de choses
hors d’usage appréciées d’un côté parce qu’elles ont été léguées par
le passé et, de l’autre, parce qu’elles sont susceptibles d’être
organisées sur un mode sériel, articulant leurs similarités et leurs
différences.
La pratique d’une collection a été généralement considérée
comme de l’ordre du passe-temps ou du hobby et, par conséquent,
comme une activité marginale, ou même parasitaire, venant se greffer
sur d’autres modalités d’accès à la richesse, qu’elle provienne de
l’héritage, du travail, ou d’opérations financières. C’est d’ailleurs
précisément parce qu’elles se présentaient comme des hobbies, c’est-à-
dire comme des activités superfétatoires, que les activités de collection
ont pu occuper la place originale qui est toujours la leur dans l’ordre
économique. La pratique d’une collection, quels que soient le temps
et l’argent qu’on y consacre, s’inscrit en effet dans une structure
cognitive qui a accompagné le développement du capitalisme et qui
repose sur une série d’oppositions entretenant entre elles des
relations d’homologie. Il s’agit, de l’opposition entre le travail et le
loisir (ou le non-travail)  ; entre le nécessaire et le surplus  ; entre
l’action orientée vers les affaires (le business) et l’action orientée vers
le désintéressement, c’est-à-dire, dans ce cas, vers le plaisir, la passion,
la dépense qui, dans ce contexte, ont une orientation à la fois
esthétique et sexuelle (la « manie » du collectionneur systématique a
été considérée, dès la première moitié du XIXe  siècle, comme un
substitut de l’activité sexuelle 1).
Ces oppositions se sont greffées sur une distinction, jouant un rôle
central dans la bourgeoisie du XIXe siècle et de la première moitié du
e
XX  siècle, qui oppose les manières d’être et les pratiques en fonction
du genre. Avec, du côté masculin, les affaires, l’argent, le travail, la
science, le sport et les activités d’extérieur, et, du côté féminin, le
goût, le roman, les pratiques d’intérieur et la religion. Les activités
relevant du vaste domaine de la «  culture  » ou des «  arts  » étant
susceptibles de basculer du côté du pôle masculin ou du pôle féminin
selon les modalités de la pratique (professionnelle, institutionnelle et
lucrative du côté masculin ; gratuite ou associée à la pure dépense, au
goût, du côté féminin) 2. Steven Gelber a montré ainsi comment la
collection de timbres a pu être considérée d’abord, lors de son
apparition vers les années 1850-1860, comme une pratique féminine,
l’accent étant mis sur l’aspect décoratif des vignettes, jusqu’à ce que la
formation d’un marché organisé lui confère le caractère, qui sera le
sien jusqu’au milieu du XXe siècle, d’une pratique éducative destinée
surtout à stimuler chez les garçons les dispositions accumulatives et
marchandes 3.
L’un des traits qui a conféré une saillance à la forme de
la collection systématique lors de son développement au XIXe siècle, et
qui, pour une grande part, en a fait l’attrait dans l’univers bourgeois,
a été de servir de support à des pratiques qui échappaient aux
distinctions que l’on vient d’évoquer. Dans cette zone d’importance
marginale la tension entre ce qui était censé relever du « beau » et du
gratuit et ce qui était censé relever de «  l’utile  » et de «  l’intérêt  »
pouvait être suspendue (cela souvent en invoquant l’otium antique 4).
Des récits mettant en scène des collectionneurs apparaissent en assez
grand nombre dans la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle,
cela avant que les grands collectionneurs ne fassent l’objet de
nombreuses biographies ou ne publient eux-mêmes leur
autobiographie. Or ces récits fictionnels mêlent, de façon absolument
indissociable, les anecdotes qui renvoient au registre de la passion et à
celui du commerce. Ils mettent en scène des histoires qui sont à la
fois des histoires d’amour avec des choses, mues par un désir à l’écart
du calcul, et des histoires d’argent, présentées souvent —  comme
c’est le cas notamment chez Balzac  — dans ce qu’elles ont de
particulièrement sordide, engageant des sentiments souvent associés à
la finance, dans ses représentations critiques, tels que l’âpreté,
l’avarice, et surtout la tromperie. Ainsi, le cousin Pons —  pour
reprendre une des premières et des plus fameuses illustrations du
caractère du collectionneur  — n’est vraiment satisfait que s’il est
parvenu à acquérir les «  belles  » choses qu’il convoite au-dessous de
ce qu’il pense être leur « véritable » prix, c’est-à-dire, soit au-dessous
du prix que d’autres moins avertis seraient disposés à en donner, soit
au-dessous du prix auquel la chose pourra se négocier dans l’avenir.
Cette satisfaction peut être décrite par Balzac, indissociablement,
comme esthétique et comme marchande, parce qu’elle repose, dans
un registre comme dans l’autre, sur la capacité de l’acheteur à
reconnaître la valeur de petites différences qui échappent aux yeux
d’autrui et, particulièrement, lors de la transaction, aux yeux du
vendeur, c’est-à-dire, si l’on veut, sur des asymétries d’information. Ces
asymétries stimulent un désir dont l’assouvissement repose sur des
écarts différentiels. Le contentement d’avoir payé la chose en dessous
de son prix conforte et objective la fierté du connaisseur qui sait
identifier des petites différences, et aussi la distinction sociale de celui
qui s’éprouve comme supérieur aux néophytes. Tout se passe alors
comme si, pour ce connaisseur qu’est Pons, les choses n’étaient plus
payées —  comme ce serait le cas de n’importe quel objet standard
acquis sur catalogue  — mais se donnaient en quelque sorte à lui et à
lui seul.
L’articulation entre le dispositif de la collection et le
développement de modes de consommation dépendant d’une
économie de l’enrichissement était pertinente sous un autre rapport
qui est la relation à l’inutile. Comme l’a remarqué Russell Belk 5, le
développement des collections ne devient un phénomène saillant que
dans les sociétés caractérisées par une surabondance de richesses. Or
l’accroissement des richesses a été l’un des obstacles auxquels s’est
trouvée confrontée l’expansion du capitalisme dont la justification
prenait appui sur la thématique du besoin et se réclamait à la fois de la
nécessité, de l’utilité et de la rareté des choses requises par la
poursuite de la vie et, particulièrement — en termes marxistes —, par
l’entretien de la force de travail. Mais ce capitalisme, qui a été celui
des décennies qui ont suivi, en Europe, la Seconde Guerre mondiale,
dans des pays où la guerre avait engendré la pénurie, a été
rapidement limité par la distribution inégale des ressources
monétaires nécessaires pour acquérir les biens de consommation
produits en masse, c’est-à-dire par la difficulté d’étendre la demande
solvable, ce qui a suscité de plus en plus le recours au crédit 6.
Une grande partie des consommateurs potentiels accédaient
difficilement à la possession des biens mis en vente, tandis que ceux
qui, à l’inverse, disposaient des moyens de s’offrir les choses sorties
des usines étaient déjà servis, ce qui, cette situation ayant tendance à
se perpétuer, voire à s’accentuer, suscitait une surcapacité productive.
Pourquoi acheter une seconde voiture —  une voiture d’un modèle
plus récent quand celle qu’on possède déjà satisfait aux besoins de
transport  —, un nouveau réfrigérateur, une nouvelle télévision ? Ou
encore une nouvelle montre, un exemple particulièrement
intéressant si l’on se souvient que l’invention des montres à quartz, au
cours des années 1970, avait rendu cet instrument particulièrement
fiable et particulièrement peu coûteux, cela avant même que
l’électronique n’insère une horloge dans les téléphones mobiles, ce
qui, ces machines connaissant très vite une immense diffusion,
rendait le port d’une montre moins utile. Or, après une crise intense
mais passagère ayant touché surtout la Suisse, qui disposait d’un
quasi-monopole de la fabrication des montres, c’est précisément à
partir d’une relance de l’industrie horlogère que s’est redéployée
dans ce pays une économie du luxe particulièrement active et
profitable.
Relativement aux problèmes épineux que posait l’épuisement
d’une forme de capitalisme justifié en ayant recours à la
problématique du besoin et, par conséquent, de la nécessité et de
l’utilité, la généralisation du dispositif de la collection offre une
ressource susceptible de relancer l’accumulation consumériste en la
faisant reposer sur une autre thématique qui, loin de se rapporter à
l’utilité, met au contraire l’accent sur la valeur d’une accumulation de
l’inutile, c’est-à-dire d’une accumulation pour l’accumulation.
On peut évoquer ici les intuitions de Georges Bataille quand, dans
La Part maudite 7, il renverse la problématique de la rareté, au cœur de
la pensée économique au moins depuis Malthus, pour voir dans la
surabondance l’un des principaux défis auxquels les sociétés sont
confrontées 8. En se dégageant des formulations qui font dériver
l’excès du côté de la transgression, on peut chercher à remettre au
travail cette problématique pour repérer l’une des voies suivies par les
agents du capitalisme pour sortir de la crise des années 1960-1970
et  stimuler la formation du profit. Elle a notamment consisté à
relancer le processus d’accumulation en le déplaçant vers des sphères
d’activités économiques en grande partie affranchies d’une exigence
de justification prenant appui sur l’utilité, comme c’est le cas de
l’économie de l’enrichissement. Il faut noter toutefois — toujours en
suivant Georges Bataille  — que dans chaque formation sociale se
développe une façon spécifique de susciter la surabondance et de la
consumer, soit, par exemple, par la guerre, par la destruction
compétitive ou encore par la magnificence ostentatoire, comme ce fut
le cas dans l’Italie du XVe  siècle, où —  comme l’a montré Malcolm
Bull — la représentation, indexée sur une réinterprétation de thèmes
mythologiques, du corps magnifié, à la fois dénudé pour en dévoiler
la splendeur et environné de parures somptueuses, était devenue
l’expression symbolique d’une puissance mondaine,
indissociablement politique, militaire et pécuniaire, que l’iconologie
misérabiliste d’inspiration chrétienne peinait à figurer 9.
Mais, dans l’Europe démocratique, méritocratique et friande de
considérations éthiques, qui a suivi la fin de la guerre froide, aucune
de ces formes de consumation n’était légitimement disponible pour
parer à la menace d’une insuffisance consumériste. Dans cette
conjoncture, l’intérêt de la forme collection était de fournir un
modèle d’accumulation pour l’accumulation susceptible de concilier
l’extravagance d’une dépense en pure perte et les principaux traits
associés à l’ethos capitaliste —  tel qu’il a été thématisé par Max
Weber  —, soit, la méticulosité, une sorte de retenue allant jusqu’à
l’avarice la plus sordide, l’aptitude au calcul et le déploiement d’une
activité fiévreuse à la fois désintéressée et susceptible de basculer vers
la recherche du profit. Cela particulièrement quand les choses
accumulées étaient détachées du dispositif de la collection pour être
transposées dans la forme actif. Le dispositif de la collection permet, en
effet, au même titre que les opérations financières quand elles
s’éloignent de l’investissement stricto sensu, d’engendrer de la rareté à
partir de tout ou, ce qui revient au même, de rien —  y compris de
déchets —, puisque, en prenant appui sur la construction de formes
sérielles de totalisation, il crée des manques qui réclament
impérativement d’être comblés. Envisagée sous ce rapport, la forme
collection possède donc une propriété spécifique qui représente un
avantage indéniable au regard de l’univers capitaliste et qui n’est
autre que sa capacité à générer de la richesse sans le recours massif au
travail humain et, par conséquent, sans le souci d’avoir à gérer des
masses ouvrières, parfois sujettes à des «  révoltes  », et des dispositifs
techniques, dont l’entretien est coûteux et les pannes fréquentes. Et
cela, qui plus est, sans même nécessairement devoir prendre appui
sur des justifications invoquant la thématique du besoin.
La forme collection a pu ainsi, sans heurter de plein fouet les
sensibilités égalitaires, encadrer des dépenses somptuaires, mises sur
le compte d’un passe-temps sublimé par l’attrait de la beauté, voire
d’une sorte d’évergétisme bénéfique à tous. Cela comme si la
possibilité même d’une accumulation pour l’accumulation
n’entretenait aucun rapport avec le dénuement de la multitude de
ceux qui en étaient exclus et dans laquelle le capitalisme mondialisé
pouvait pourtant, en même temps, découvrir la source la plus sûre de
profits futurs fondés sur la « démocratisation du commerce », c’est-à-
dire sur son extension jusqu’en « bas de la pyramide » dans des pays
et des classes jusque-là largement tenus à l’écart de la sphère
consumériste 10. Ou encore comme si la rareté pouvait être elle aussi
«  produite  », à la façon dont le capitalisme industriel produit les
objets de consommation, et par là découplée de « l’expérience de la
nécessité  », dans laquelle Sartre pensait reconnaître la «  structure
originelle » au fondement de « l’aventure humaine 11 ».

LA COLLECTION SAISIE PAR LE MARKETING

Le dispositif de la collection ne s’applique pas directement à tous


les objets dont l’échange et la circulation créent de la richesse dans le
cadre d’une économie de l’enrichissement. Particulièrement évident
si on envisage, par exemple, le commerce des œuvres d’art et des
antiquités, il peut paraître moins adéquat, au premier abord, pour des
domaines comme le luxe et le tourisme, voire les processus de
patrimonialisation qui portent sur des choses enracinées et non
transportables, ou même cet ensemble large et vague qu’on appelle
«  la culture  » et qui, en partie déposée dans des choses dotées d’un
corps, se déploie aussi sous la forme de textes, de mots, de schèmes et
d’« idées ». Il est néanmoins permis de penser que, dans les contrées,
ou les pays, où le capitalisme s’est en partie déplacé d’une économie
productive vers une économie de l’enrichissement, le dispositif de la
collection a fourni un répertoire de schèmes susceptibles d’être
réaménagés pour dessiner les contours d’une forme étendue de mise
en valeur des choses.
Comment ces activités en apparence disjointes, le luxe, le
tourisme, la patrimonialisation et la culture, s’articulent-elles, et
pourquoi la forme collection est-elle centrale  ? Il faut partir des
touristes, et plus particulièrement des touristes les plus fortunés, qui
sont les plus recherchés et dont nous avons souligné la place
croissante qui est la leur dans l’économie des pays occidentaux,
notamment en France  : pour les faire se déplacer et les attirer dans
un tel endroit plutôt que dans tel autre, on peut patrimonialiser cet
endroit ; et c’est par le recours à la culture, et plus particulièrement
aux récits, que leur attention sera retenue. Mais, une fois qu’on les a
déplacés, une fois qu’on leur a raconté une histoire, il faut encore
vendre des choses aux touristes. Or ces choses ne peuvent pas être des
objets standard qu’ils pourraient tout aussi bien acheter chez eux. Il
faut donc que ces objets s’appuient sur la forme collection, et entrent
alors dans la catégorie des objets de luxe, ou tendant vers le luxe. La
forme collection n’étant pas orientée vers l’usage, elle permet de
justifier l’accumulation de choses qui sous le rapport de leur
utilisation seraient vues comme quasiment similaires et donc
substituables. Elle constitue par là, quand elle est étendue, un puissant
moteur d’achat et, par conséquent, de profit. Ceux qui tirent le plus
grand bénéfice de cet enchaînement sont déjà les plus riches, qui
peuvent être aussi des touristes mais dans d’autres pays.
Nous chercherons donc à dégager ce que la forme collection doit,
dans une approche étendue, aux traits qui caractérisent le dispositif de
la collection, mais aussi à montrer comment, au fur et à mesure que
s’élaborait son répertoire, ces traits se sont trouvés sélectionnés et
redéployés, certains prenant une place centrale, d’autres étant
minorés et associés à des propriétés empruntées à d’autres
formations, cela de façon à couvrir un ensemble beaucoup plus large
de situations. Nous partirons de l’hypothèse selon laquelle cette
forme joue un rôle de premier plan dans la mise en valeur de ces
choses d’exception, destinées à un public fortuné. Selon cette
hypothèse, la forme collection prendrait une saillance de plus en plus
grande et étendrait maintenant son aire d’influence au détriment de
la forme standard.

Le marketing comme savoir de mise en valeur


de la marchandise
De même que la lecture des ouvrages de management constitue un des moyens
les plus éclairants de saisir les changements apportés au contrôle et à l’exploitation du
travail humain, les ouvrages de marketing sont une source d’information précieuse sur
la manière dont le capitalisme tire méthodiquement parti des différents modes de mise
en valeur de la marchandise. Ces deux savoirs, celui du management et celui du
marketing, sont complémentaires sous le rapport de l’extraction du profit, le premier
parce qu’il est centré sur la plus-value travail, et le second sur la plus-value marchande.
Les éléments caractérisant la forme collection dans une économie de
l’enrichissement sont plus particulièrement au cœur de manuels de marketing
consacrés à l’art, au luxe et au tourisme publiés en France entre 2005 et 2015, comme
en témoigne une sélection de citations extraites des ouvrages suivants :
 
M1  : BRIOT, Eugénie et LASSUS, Christel de (dir.), Marketing du luxe. Stratégies
innovantes et nouvelles pratiques, Cormelles-le-Royal, EMS, 2014.
M2 : CHEVALIER, Michel et MAZZALOVO, Gérald, Management et marketing du luxe,
Paris, Dunod, 2e édition, 2011.
M3  : FROCHOT, Isabelle et LEGOHÉREL, Patrick, Marketing du tourisme, Paris,
Dunod, 3e édition, 2014.
M4 : MAHÉ DE BOISLANDELLE, Henri, Marché de l’art et gestion de patrimoine, Paris,
Economica, 2005.
M5 : MEYRONIN, Benoît, Le Marketing territorial, Paris, Vuibert, 2009.
M6 : NIELSEN, Karen, Le Mécénat mode d’emploi, Paris, Economica, 2007.
M7 : PETR, Christine et al., Marketing de l’art et de la culture, Paris, Dunod, 2009.
Le rapprochement entre des processus associés à une économie
de l’enrichissement et le dispositif de la collection paraît assez
cohérent dans le cas des objets d’antiquité, des œuvres d’art sorties
des ateliers des maîtres d’autrefois, voire des montres ou des voitures
de marques prestigieuses, relativement moins anciennes, mais dont la
production s’est trouvée interrompue. Mais, dans le cas d’autres
secteurs qui jouent un rôle important dans une économie de
l’enrichissement, les traits empruntés au dispositif de la collection
doivent être infléchis ou réajustés pour permettre leur mise en valeur.
Les lieux, d’une manière générale, en tant qu’ils sont l’objet d’un
commerce, peuvent être mis en valeur de la même manière que les
choses, mais avec cette contrainte qu’ils ne peuvent pas être déplacés.
Le cas exemplaire d’un lieu mis en valeur selon la forme standard est
celui de la maison individuelle fabriquée en série. Dans la forme
collection, les lieux tels que monuments, quartiers, villes, villages ou
sites ruraux, voire des régions entières, sont notamment mis en valeur
par des processus de patrimonialisation. Dans ce cas, des choses
venues du passé et souvent en voie de déchéance sont bien, au même
titre que les objets de collection, sélectionnées, réhabilitées et
associées à une présentation narrative, c’est-à-dire à des récits
historiques destinés à en orienter l’interprétation et à en rehausser la
valeur. Une des conséquences en est qu’au rapprochement physique
qui caractérise les collections objectales doit se substituer un
rapprochement à distance.
La présentation narrative
«  Le récit de la marque ou du produit se fonde souvent sur une histoire réelle de
l’un ou de l’autre, mais rien n’empêche, comme dans le cas de Bell & Ross, fondé en
1991, de suggérer une histoire fictive de la marque, qui pèse certes pas rien sur les
coûts de création de l’entreprise, mais qui est largement porteuse de la réussite à venir
de ses produits » (M1, p. 131).
« Le storytelling est une méthode de communication basée sur le récit et qui a pour
vocation d’unifier les différents éléments de la sphère expérientielle […]. L’objectif est de
travailler des histoires qui vont avoir un fort pouvoir d’évocation et qui vont venir éliciter
des émotions fortes auprès des consommateurs […]. Lorsque l’on raconte l’histoire,
l’auteur va susciter des émotions qui vont rendre le consommateur plus réceptif au
message. L’histoire va focaliser l’attention du consommateur, et la narration va
augmenter l’implication du consommateur avec le discours. […] Le narrateur utilisera
des anecdotes, des histoires drôles et divertissantes, des détails inédits, et intégrera
des éléments historiques (y compris des légendes qui sont très prisées par les
touristes). L’intensité des émotions élicitées permettra de venir nourrir la mémorabilité
de l’expérience » (M3, p. 113).
« Le concept des visites fantômes est de proposer une expérience unique de visite
guidée d’un centre-ville qui tranche nettement avec les visites guidées traditionnelles.
Ces visites ont généralement lieu de nuit ou en fin de journée, pour bénéficier de la
pénombre qui crée une ambiance très particulière. L’objectif est de proposer une ville
avec un angle très différent en utilisant le storytelling qui s’intéressera particulièrement
aux légendes des lieux, mystères locaux et histoires de fantômes. La visite inclut des
informations plus “classiques” sur l’histoire et la culture de la ville et qui sont des faits
historiquement véridiques » (M3, p. 115).
«  Travailler sur le sens des lieux c’est intégrer des composantes identitaires,
relationnelles et historiques. L’enjeu, ici, est bien de parvenir à construire ou à
reconstruire des récits qui confèrent un sens à un territoire donné » (M5, p. 16).

Envisagée sous le rapport qui nous intéresse ici, la notion de


culture peut être interprétée dans une logique ouvrant des passages
vers la forme collection. C’est le cas lorsque des bâtiments ou des
ruines sont déclarés «  monuments historiques  », attractions «  créées
par l’homme » qui sont des déterminants dans le choix des touristes
plus forts que celles qui reposent sur des «  ressources naturelles
(plages, parc naturel, etc.) 12 ». Mais le terme de « culture » peut être
aussi entendu dans un sens dérivé de celui qui lui a été donné par
l’ethnologie et les études folkloriques. Dans cette logique, des objets
ordinaires — tels que de la toile, du savon, des couteaux — peuvent
être collectés, mis en valeur et muséifiés, à l’instar des sacs en
plastique, exposés au musée de design et d’arts appliqués
contemporains (MUDAC) de Lausanne en 2013 13.
Le sujet du luxe pose d’autres problèmes. Notons d’abord que
l’existence du luxe n’a rien, comme on sait, de vraiment nouveau. Le
luxe, et la fabrication d’objets de luxe destinés aux plus fortunés, a
été un fait marquant dans différentes formations historiques, à la fois
en tant que fait économique et comme objet de débats moraux
opposant parfois la volonté d’illustrer les bienfaits du luxe (comme ce
fut le cas de Voltaire) à la banale indignation, souvent d’inspiration
chrétienne, et cela particulièrement durant les périodes et dans les
lieux marqués par des pratiques allant dans le sens de la formation du
capitalisme, comme ce fut le cas des cités du nord de l’Italie pendant
la Renaissance 14 ou encore des métropoles d’Europe de l’Ouest
comme Paris et Londres au XVIIIe siècle 15.
Le terme de «  luxe  » n’a pas toujours été revendiqué par les
entreprises qui lui sont pourtant associées dans les années 2000. On
peut mettre en lumière cette variation à partir de la Lettre mensuelle du
Comité Colbert. En 1976, les entreprises se présentent comme relevant
du «  métier d’art, de mode et de création  ». Dans la décennie
suivante, le « luxe » apparaît comme une « idée neuve 16 ». En effet, il
était considéré comme «  obsolète  » dans les années 1970, comme
l’explique ce commentaire à propos d’un sondage publié dans la
même Lettre :
« Au cours des derniers mois, avez-vous acheté des produits de luxe ? Oui 42 %. »
« Au cours des derniers mois, avez-vous acheté des parfums, des bijoux, etc. ? Oui
87 %. »
Commentaire :
«  Les Français ne se reconnaissent pas dans le mot “luxe” (dont personne n’a
trouvé de substitut satisfaisant), probablement chargé de connotations obsolètes et
même négatives. On sait, d’ailleurs, qu’il n’est plus jamais utilisé dans le langage de la
communication. Il y avait les “trains de luxe” ; qui parlerait, pour Concorde, d’“avion de
luxe” ? Ce que recouvre le mot est, par contre, plébiscité : 87 %. »

Mais un changement qui est à la fois générationnel et qui


correspond à l’amorce de la modification du rapport entre le travail
et le patrimoine, comme le montre Thomas Piketty, transforme le
sens donné au mot « luxe » : désormais « le luxe est un phénomène
jeune, totalement intégré dans le mode de pensée des nouvelles
générations ».
Comme l’explique encore le même sondage :

« Toutes les réponses aux questions ayant été précisées selon les tranches d’âge,
on remarque, d’une manière générale, que plus les sondés sont jeunes, mieux ils
analysent et “vivent le luxe”. L’exemple suivant est très révélateur :
En achetant un produit de luxe, vous avez pensé “j’ai fait une folie”  : moins de
24 ans : 14 % / plus de 65 ans : 31 %.
“Je me suis fait plaisir” : moins de 24 ans : 53 % / plus de 65 ans : 16 %.
Les gens les plus âgés ressentent encore une certaine culpabilisation  ; les plus
jeunes n’ont —  à l’évidence  — aucun complexe vis-à-vis du luxe qui rentre dans le
cadre des achats d’impulsion. »

Avec la formation d’une économie de l’enrichissement, la


justification du luxe et celle du prix des objets de luxe ont pris un
tour nouveau qui doit beaucoup à la façon dont elles ont bénéficié
d’arguments et de rapports sociaux associés au dispositif de la
collection. La thématique de la collection a pénétré le luxe d’une
part via les liens nouveaux (que nous avons évoqué dans le premier
chapitre), à la fois personnels, organisationnels et financiers qui se
sont tissés, surtout au cours des deux dernières décennies, entre les
firmes de luxe et le monde de l’art contemporain. Ces firmes se
dotent aussi d’une image arty par exemple, en achetant des œuvres et
en organisant des expositions, ou encore, plus directement, en
demandant à des artistes connus d’associer leur nom à des modèles
qu’ils sont supposés avoir inspirés ou conçus, ou encore de décorer
les lieux où ces modèles seront présentés pour la vente. Elles peuvent
ainsi estomper la banalisation d’objets reproduits en nombre
d’exemplaires —  serait-il limité  —, en y apposant la signature d’un
artiste, considéré non pas en tant qu’il aurait fait l’œuvre d’art de ses
mains, mais en tant qu’il édicte un certain nombre de règles de
production de l’œuvre rendant possible sa détermination 17.
La nouvelle représentation de leurs activités que les entreprises du
luxe ont ainsi cherché à établir, et qui doit beaucoup à la mise en
scène de ces liens avec l’art, a tiré parti de l’extension donnée à la
qualification de «  créateur  ». Elle a consisté, pour une large part, à
traiter les objets qu’elles mettaient en circulation comme s’il s’agissait
de choses dignes de figurer dans des collections et destinées à des
acheteurs ayant l’ethos de collectionneurs. Cette orientation peut
sembler d’autant plus paradoxale que, au cours de la même période,
l’univers du luxe a eu de plus en plus recours à des dispositifs
industriels. Alors que la fabrication «  à la main  » d’objets destinés à
un client unique, ou sortis en très petites séries, en occupait le centre,
elle est aujourd’hui réservée à des pièces de très grand prix 18. Les
ateliers de type artisanal toujours en activité sont surtout consacrés à
la création de prototypes et/ou servent de vitrines aux grandes firmes
de «  l’industrie du luxe  » dont les lignes de produits sont
discrètement fabriquées et gérées de façon industrielle (et souvent
—  on l’a vu  — délocalisées) 19, pour répondre à une demande
croissante, surtout à l’exportation.
Néanmoins ces firmes s’efforcent de maintenir ou de construire
une identité, associée à un nom propre (la « marque ») destinée à les
inscrire dans la durée, et susceptible de soutenir leur prétention à
l’exceptionnalité. Alors que le caractère exceptionnel des objets de
luxe était le plus souvent, dans un passé encore proche, justifié
essentiellement par leur caractère novateur, il est, de plus en plus
fréquemment, justifié par la référence à la tradition, ou, pour être
plus exact, par la construction de compromis subtils entre tradition et
novation, c’est-à-dire entre des traits tirés du passé et des traits
projetés dans le futur. Cette alchimie doit beaucoup à l’insistance
mise sur la notoriété immémoriale de certaines marques, sur le lien
que leur histoire est supposée entretenir avec celle de personnalités
historiques, de pays, de régions et, surtout de familles, dont les
membres se sont consacrés « de père en fils » à la fois à entretenir un
savoir-faire traditionnel et à soutenir la novation, le terme devant être
compris dans son acception esthétique. C’est, par exemple, la raison
pour laquelle les grandes firmes mondialisées du luxe sont en
concurrence pour le rachat de marques anciennes, en déclin ou
même déficitaires, dont le passé et l’ancestralité font tout le prix et
soutiennent les investissements destinés à les renflouer.
Les contraintes de la forme collection pour
les objets de luxe
« Une marque de luxe a des racines nationales » (M1, p. 82).
« La plupart du temps, les entreprises du luxe ne possèdent qu’une ou deux usines
réalisant des prototypes et quelques gammes de produits. Le reste est soigneusement
contrôlé, mais réalisé par des sous-traitants » (M2, p. 44).
« Dans le monde du luxe, il est presque impossible de visiter les usines. […] Il est
très difficile de visiter des usines automatisées, lorsqu’elles existent, car ce n’est pas ce
que les marques veulent que les clients retiennent » (M2, p. 6).

L’un des procédés permettant d’intégrer des éléments venus du


dispositif de la collection à l’industrie du luxe a été la fabrication en
série limitée d’une partie des choses mises en circulation, ce qui
tranche avec les canons de la forme standard dont les séries sont, par
principe, illimitées, et se poursuivent tant qu’il existe une demande
(sauf, on l’a vu, en cas d’obsolescence provoquée). Ces choses
fabriquées en séries limitées doivent, en nombre de cas, faire l’objet
de commandes qui ne peuvent être satisfaites qu’après une ou
plusieurs années d’attente. Enfin, dans le cas des séries limitées, la
fabrication de l’objet conforme au prototype originel au-delà des
limites de la première série est présentée comme une reproduction ou
une «  réédition  » (terme fréquent par exemple pour les meubles
design). Mais tandis que les objets de la série originelle voient leur
prix augmenter avec le temps, comme c’est généralement le cas des
objets de collection, les objets réédités, même s’ils sont strictement
similaires aux originaux, perdront généralement, en vieillissant, une
partie de leur valeur, au même titre que n’importe quel produit
standard.
En outre, ces firmes du luxe ont eu abondamment recours à la
technique de marketing dite du storytelling 20 pour soutenir les
stratégies commerciales visant à singulariser les produits, les modèles
et les marques, en les associant à des personnages historiques, à des
personnes célèbres, par exemple des comédiens, et à des artistes
plasticiens contemporains de renom. L’histoire qui est racontée peut
aussi être celle de la famille des propriétaires de la marque dont la
pérennité est censée garantir l’ancestralité des choses fabriquées et
commercialisées (par exemple celle de la famille de bottiers italiens,
Ferragamo) ou celle du «  créateur  » qui a imprimé son style à la
marque (par exemple celle d’Yves Saint Laurent, devenu une icône
du goût, célébrée par la littérature, le cinéma et la fiction
télévisuelle). Or cette façon de mettre en valeur les choses, en les
parant d’une histoire propre et en associant cette histoire à celle de
personnes humaines qui les ont soit façonnées, soit possédées, c’est-à-
dire, dans un cas comme dans l’autre, physiquement touchées
— puisqu’elles ont, en quelque sorte, vécu avec elles —, joue un rôle
central dans le dispositif de la collection.
L’une des spécificités les plus importantes de la forme collection
est le mépris pour la reproduction. L’économie de l’enrichissement
emprunte ainsi au dispositif de la collection cette préférence pour
l’authentique, même dans le cas du luxe qui ne répugne pourtant pas à
produire industriellement et en série une partie (et parfois la plus
grande part) des choses mises en vente (d’où l’importance de
recourir alors à l’attachement de cette chose standard au nom d’une
personne singulière qui aurait déposé sa trace, même si celle-ci n’est
pas fermement établie).
«  Le client du luxe n’est ni un concept ni une catégorie, c’est un être humain qui
rêve et achète du luxe pour un nombre incalculable de raisons plus ou moins avouées
et toutes mélangées  : statut, récompense, séduction, plaisir, bonheur, amusement,
liberté, relations avec les autres, accès à la création, au bon goût, surprise, confort,
désir d’être et d’acheter unique, différent, et aspiration à un suprême bien-être  » (M2,
p. VII).
«  Même si les produits sont fabriqués dans des quantités industrielles, comme
dans le cas d’un parfum, ils [les clients] veulent croire que l’objet est directement issu de
l’atelier du créateur » (M2, p. 6).
« Un article de luxe a toujours été soumis à un processus de recherche esthétique
approfondi et raffiné. […] Il s’agit presque d’une œuvre d’art » (M2, p. 5).

Si l’on se tourne maintenant du côté des acheteurs de choses


d’exception, on doit reconnaître qu’en les abordant comme s’il
s’agissait de « collectionneurs » réels ou potentiels les firmes de luxe
mettent l’accent sur une disposition dont ils sont prêts à
s’enorgueillir, ne serait-ce que dans la mesure où elle justifie
l’accumulation de choses coûteuses et inutiles. En effet, les objets de
luxe, même s’ils peuvent se présenter comme destinés à l’usage, ne
sont pas prioritairement acquis pour servir et satisfaire un besoin.
Leurs acquéreurs possèdent déjà, en général, nombre d’objets
fonctionnellement similaires (plusieurs voitures haut de gamme, un
grand nombre de sacs de haute maroquinerie, etc.). Le fait de se
mettre en scène, face aux autres, environné d’objets coûteux peut,
bien évidemment, être apprécié. Et ces effets de distinction, que la
sociologie et l’économie ont, depuis Thorstein Veblen 21, invoqués
pour trouver des motifs aux dépenses consacrées à la consommation
ostentatoire de produits de luxe —  et pour la dénoncer  —, jouent
certainement un rôle important. Néanmoins il semble qu’en nombre
de cas ces choses coûteuses sont stockées, sans être exposées aux yeux
des autres, et même souvent, pour ce qui est des grands
collectionneurs, à leurs propres yeux, tant leur nombre est grand.
Elles sont donc surtout accumulées afin d’être conservées, et placées
dans des relations de proximité avec d’autres objets de même genre,
dans une logique proche de celle de la collection.

DE L’USAGE DE LA FORME COLLECTION


PAR DES ENTREPRISES DE LUXE

L’étude de deux grands groupes, LVMH et Kering 22, dont les


propriétaires et dirigeants principaux sont implantés en France (ou
fiscalement en Belgique pour LVMH), aux chiffres d’affaires élevés
(29 milliards d’euros pour LVMH et 9,7 milliards d’euros pour Kering
en 2013) et à la croissance forte, permettra de déployer la manière
dont la forme collection est au centre d’une réorientation du
capitalisme. Celle-ci se lit dans le temps de manière manifeste en
suivant les changements d’activités de la société Kering depuis les
années 1960. LVMH et Kering ont pour particularité de se donner
pour objectif de capter la fortune des plus fortunés, que cela soit dans
les régions les plus riches (Europe, États-Unis, Japon) comme dans
celles où la conjugaison d’une forte croissance et d’une grande
inégalité de revenus et de patrimoine garantit la présence de fortunés
(Chine, Inde, Mexique, Brésil, notamment). Pour pouvoir capter
cette richesse, ces sociétés s’appuient sur le commerce de produits de
luxe, avec des marges élevées, et dotés d’une marque «  enracinée  »
dans le passé d’un pays au mode de vie érigé comme un patrimoine
(Italie, France, Suisse plus particulièrement, mais aussi Chine). Ces
produits, qui sont donnés à voir dans nombre de magazines, sont ou
bien des produits standard mais dotés d’un «  effet collector  »
(vêtements et accessoires de mode), ou bien des produits susceptibles
d’être collectionnés (vin, joaillerie et horlogerie), certains produits
standard pouvant même basculer parmi les produits de collection
(maroquinerie), et pouvant s’hybrider ou s’associer avec l’art
contemporain.

Du négoce de bois aux produits de luxe :


la transformation du groupe Pinault en Kering

Les groupes LVMH et Kering partagent le fait de regrouper des


marques associées à des produits de luxe. Toutefois le regroupement
s’est historiquement produit différemment. Le groupe LVMH résulte
du rapprochement en 1987 de la société de malles Louis Vuitton et de
celle de champagne Moët-Hennessy, elle-même résultant du
rapprochement en 1971 de deux sociétés de champagne, Moët et
Chandon avec Hennessy.
L’histoire du groupe Kering permet de mettre en lumière les
déplacements des capitaux, et donc du capitalisme depuis la seconde
partie du XXe siècle en France, et au-delà dans les régions du monde
les plus riches.
En 1963, François Pinault crée un groupe éponyme, spécialisé
dans le négoce de bois, puis dans sa distribution et sa transformation.
Il s’agit alors d’un groupe consacré à la commercialisation d’une
matière première destinée à la production d’objets standard. À partir
des années 1990, le groupe étend ses activités dans la distribution  :
matériels électroniques (en 1990, acquisition de Cfao), mobilier pour
le grand public (en 1991, prise de contrôle de Conforama), produits
standard en général (en 1992, prise de contrôle d’Au Printemps SA,
détenant notamment 54 % de la société de vente par correspondance
La Redoute), « produits culturels » (en 1994, prise de contrôle de la
Fnac). Le groupe change alors, en 1994, de nom, devenant Pinault-
Printemps-Redoute (PPR) pour acter sa transformation en société de
distribution de produits standard, présents dans quasiment tous les
aspects de la vie quotidienne des classes moyennes, des objets
d’ameublement aux vêtements, en passant par le matériel
informatique et électronique ainsi que les livres, les disques et autres
biens culturels. Le groupe complète en effet son périmètre par une
société de distribution de fournitures et de mobilier de bureau (en
1998, prise de contrôle de Guilbert), de produits de micro-
informatique (en 2000, acquisition de Surcouf).
Toutefois, dans les années 2000, le groupe PPR est confronté à
plusieurs mutations. D’une part, la numérisation dématérialise la
plupart des biens culturels, au premier rang desquels ceux
concernant la musique et la vidéo, pour ce qui concerne son activité
relevant de ce secteur (Fnac), d’autre part, le développement
d’internet accroît considérablement la concurrence dans la vente à
distance de produits standard. Or, par ailleurs, les inégalités de
revenus et de patrimoine s’accroissent, et il devient particulièrement
intéressant de s’adresser plus spécifiquement à ceux d’entre eux qui
sont les plus fortunés.
En 1999, le groupe PPR entre donc dans le secteur des produits
de luxe en acquérant 42  % de la marque italienne Gucci, puis les
marques Yves Saint Laurent et Sergio Rossi. La société de vêtements
de luxe Gucci acquiert elle-même la société de joaillerie Boucheron
l’année suivante, puis, en 2001, les sociétés Bottega Veneta et
Balenciaga. Montant progressivement dans le capital de Gucci, PPR
en acquiert finalement 99,4  % en 2004, après une offre publique
d’achat.
Dans le même temps, à partir de 2002 et jusqu’en 2013, le groupe
se désengage progressivement de toutes les sociétés de distribution de
produits standard qu’il avait acquises les décennies précédentes, les
cédant les unes après les autres : Guilbert (2002-2003), Pinault Bois et
Matériaux —  le cœur originel des années 1960  — (2003), France
Printemps (2006-2007), Conforama (2008-2011), Surcouf (2009),
Fnac (partiellement à partir de 2010), Cfao (2009-2012), La Redoute
(2014).
Dans la même décennie, le groupe a poursuivi l’acquisition de
marques de luxe, ainsi que de sport (Puma). Pendant la seule année
2013, le groupe a acquis majoritairement deux marques de joaillerie,
l’une chinoise (Qeelin), l’autre italienne (Pornellato), une marque
de designer de luxe (Christopher Kane), une tannerie (France
Croco). Pour rendre visible sa nouvelle transformation, le groupe
change alors à nouveau de nom : délaissant PPR (auquel s’était réduit
en 2005 le «  Pinault-Printemps-Redoute  »), il devient Kering,
quasiment entièrement spécialisé dans les produits de luxe et,
minoritairement, de sport.

Capter la fortune des plus fortunés

Pourquoi, au début du XXIe siècle, un groupe s’est-il entièrement


transformé en une décennie, changeant complètement d’activités et
jusqu’au nom, délaissant la distribution de produits standard pour se
centrer sur la production et le commerce de produits de luxe  ? La
raison en est qu’il est géré par des détenteurs de capitaux qui
partagent le même constat que les économistes du monde
académique : les inégalités de revenus et de patrimoine s’accroissent
dans un grand nombre d’États. Mais alors que certains économistes
proposent de réduire ces inégalités, les détenteurs de capitaux se
proposent, eux, d’en tirer profit, c’est-à-dire de proposer des produits
et des services permettant de capter les capitaux des plus fortunés, ce
qui leur permet dans le même temps de ne pas leur donner de prises
directes. Le problème du déplacement des capitaux est qu’il peut en
effet permettre de détenir des droits sur ceux qui proposent des
formes pour les attirer. C’est notamment le cas des actions d’une
société. Mais dans le cas des produits de luxe, et des objets de la
forme collection en général, le nouvel acquéreur détient l’objet de
luxe ou de collection, sans pour autant influer à son échelle
personnelle sur le devenir de celui qui le produit et le commercialise,
et sans non plus pouvoir réutiliser librement la marque de l’objet
acquis, qui est protégée par le droit de propriété intellectuelle.
Comme l’explique une analyse de marché sur les marques de luxe
dans le monde pour la période 2013-2018 réalisée par Xerfi Global
(2013) 23, la recherche de consommateurs fortunés nécessite, pour les
groupes de luxe, de raisonner en fonction de l’inégalité de revenus et
de la richesse par tête :

Les pays émergents cachent une classe importante et montante de


consommateurs fortunés.
Les revenus par tête et les inégalités de revenus peuvent être utilisés pour
mesurer le potentiel de marché des consommateurs de produits de luxe. Le revenu
par tête est plus élevé et plus également distribué dans les pays développés, faisant
d’eux des marchés importants pour les biens de luxe personnel.
Cependant des pays en développement comme le Mexique, le Brésil, la Russie,
l’Indonésie et la Chine sont caractérisés par un revenu par tête plus bas mais avec
de fortes inégalités. Si l’on considère les importantes populations de ces pays, de
grandes inégalités impliquent par conséquent un nombre significatif de
consommateurs fortunés. Les revenus croissants de ces pays illustrent pourquoi ils
sont devenus la cible des industries du luxe (p. 34).

TABLEAU EXTRAIT DE L’ANALYSE DE MARCHÉ (P. 34) DE XERFI GLOBAL :

Très haut Norvège, Pays-Bas, États-Unis


Suède, France
Danemark,
Allemagne
Haut Japon Canada,
Royaume-
Uni, Italie,
te

a
p

Espagne
Médium République Pologne Russie, Mexique,
tchèque Turquie Brésil
Bas Inde Chine,
Indonésie
Égalitaire Presque Presque Inégalitaire
égalitaire inégalitaire
 
Distribution des revenus

Le rapport annuel de Kering souligne, lui aussi, parmi les facteurs


de croissance du marché du luxe, «  la progression du nombre de
particuliers fortunés au sein de la population mondiale 24  », d’une
part dans les «  pays développés  », où ils vivent en majorité, d’autre
part dans les «  pays à forte croissance  ». Le nombre de clients
fortunés est évalué à 12 millions dans le monde en 2012, représentant
au total 46 200 milliards de dollars, et il devrait croître de 6,5 % par
an pour atteindre 55 800 milliards de dollars 25.
Dès lors, les produits de luxe se vendent le plus là où se trouvent
ces plus fortunés. L’Europe est la première région en termes de
chiffre d’affaires dans le secteur du luxe, évalué à 74  milliards
d’euros, soit 34  % du chiffre d’affaires mondial en 2013 (les quatre
pays aux chiffres d’affaires les plus importants étant l’Italie avec
16  milliards d’euros, la France 15  milliards, le Royaume-Uni
12 milliards et l’Allemagne 10 milliards). Les États-Unis représentent
à eux seuls 62,5  milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le Japon
(17 milliards), la Chine (15 milliards), la Corée du Sud (8 milliards),
et Hong Kong (7 milliards) sont les États d’Asie aux chiffres d’affaires
les plus élevés 26.
Chez Kering, le chiffre d’affaires 2013 de la branche Luxe qui
s’élève à 6,4 milliards d’euros est donc logiquement réalisé pour 33 %
en Europe de l’Ouest, 41 % en Asie-Pacifique (dont 10 % pour le seul
Japon), et 19  % pour l’Amérique du Nord. Chez LVMH, le chiffre
d’affaires de la branche « montres et joaillerie » (TAG Heuer, Hublot,
Zenith, Bulgari, Montres Dior, De Beers et Fred) qui s’élève en 2013 à
2,7 milliards d’euros se répartit pour 34 % en Europe, 40 % en Asie
(dont 13 % pour le seul Japon), et 12 % pour les États-Unis.

Valeur et prix des marques des produits de luxe

Les produits de luxe peuvent capter une part de la fortune des


fortunés de manière plus importante que les produits standard parce
que le taux de marge fixé lors de l’échange commercial peut être
particulièrement élevé. Chez LVMH, en 2013, le taux de marge
opérationnelle pour la mode et la maroquinerie s’élève à 32  % (un
résultat opérationnel de 3,1  milliards d’euros pour des ventes
s’élevant à 9,8 milliards d’euros), et celui pour les vins et spiritueux à
33  % (un résultat opérationnel de 1,3  milliard d’euros pour des
ventes s’élevant à 4,2  milliards d’euros). Ce taux est toutefois
beaucoup plus faible, en comparaison, pour l’horlogerie et la
joaillerie, ne s’élevant « qu’à » 13 % (375 millions d’euros de résultat
opérationnel pour des ventes d’un montant de 2,7 milliards d’euros).
La même année, chez Kering, Gucci a réalisé 1,1 milliard d’euros de
résultat opérationnel sur un chiffre d’affaires de 3,5 milliards d’euros.
Au cœur du modèle de ce type d’entreprise repose la notion
centrale de «  marque  », ce qui explique l’importance que revêt sa
protection via le droit de la propriété intellectuelle et la lutte contre
la contrefaçon.
Mais quel est le prix d’une marque  ? Compte tenu des taux de
marge élevés, une marque n’est évidemment pas réductible aux coûts
de production, ni ne peut s’appréhender par le seul travail des
employés d’une entreprise. Kering et LVMH recourent à différents
modes de calcul pour évaluer les marques dans leurs actifs. Chez
Kering, la valeur de Gucci, la marque la plus importante du groupe,
est calculée sur les revenus futurs des redevances perçues dans
l’hypothèse où la marque serait exploitée sous forme de licence par
un tiers 27, méthode dite des royalties employée aussi par LVMH. Ce
dernier groupe utilise, en outre, une méthode fondée sur des
transactions comparables, « méthode utilisant les multiples de chiffre
d’affaires et de résultat retenus lors de transactions récentes portant
sur des marques similaires ou sur la base des multiples boursiers
applicables aux activités concernées 28  ». Cependant LVMH emploie
encore deux autres méthodes  : celle du différentiel de marge,
applicable lorsqu’il est possible de mesurer la différence de revenus
générée par une marque  ; et celle du coût de reconstitution d’une
marque équivalente, notamment en termes de frais de publicité et de
promotion.
Ces différents modes de calcul d’une marque 29 permettent tout
d’abord de déployer pleinement combien la valeur est une
justification du prix. Ensuite, ils sont autant de facettes qui
caractérisent ce qu’est une marque  : c’est à la fois une chose dotée
d’un prix comparable à d’autres choses similaires qui se vendent et
s’achètent, un nom qui a une réputation et pour lequel des dépenses
importantes (de publicité) sont consenties afin de maintenir, voire
d’accroître, cette réputation, un nom protégé par la propriété
intellectuelle et donc qui peut être exploité en rapportant des
royalties, enfin un nom qui permet de générer une marge par rapport
aux coûts de production et à d’autres noms. Par comparaison, les
« terres à vignes » que possèdent LVMH sont comptabilisées, elles, par
leur seule valeur de marché, c’est-à-dire en se référant à des
transactions récentes dans la même région.
Une grande différence entre les produits standard et les marques
de luxe est que les produits standard peuvent être élaborés à
l’intérieur d’une grande entreprise, au sein d’un département de
recherche-développement par exemple, tandis qu’une marque de
luxe est en général lancée par une personne en son nom propre et
qu’elle est ensuite achetée, puis développée par une grande
entreprise. Les entreprises de luxe sont conduites, pour s’agrandir,
par de nouvelles marques, à les rechercher hors d’elles-mêmes, c’est-
à-dire déjà existantes, pour les acquérir. Une fois acquises, ces
marques sont à la fois préservées dans leur positionnement
«  artistique  » et réorientées dans leur économie. Kering applique
ainsi un mode de gestion qu’il appelle « freedom whithin a framework »,
la «  liberté encadrée  », c’est-à-dire encadrée financièrement 30, pour
des marques, comme l’explique le rapport annuel, «  recelant un
potentiel véritable et significatif d’amélioration des performances
financières, que Kering pourra révéler et exploiter dans le temps 31 ».
Une marque de luxe comporte en général un nom propre,
souvent celui du fondateur (comme Yves Saint Laurent chez Kering,
ou Marc Jacobs chez LVMH), associé d’une part à un territoire, qu’il
soit très localisé comme pour les vins (Ruinart, Hennessy, Moët et
Chandon, Krug, Dom Pérignon en Champagne, ou encore Château
d’Yquem chez LVMH), ou qu’il corresponde à une région plus vaste,
voire à un pays (la France, la Suisse, l’Italie), d’autre part à une date
de création. Nom propre, territoire, histoire  : ces trois qualités
croisées ensemble sont au cœur de l’économie de l’enrichissement, et
peuvent s’inscrire ou sont compatibles par ailleurs dans une politique
patrimoniale menée par les pouvoirs publics, soit à l’échelle locale,
soit à l’échelle nationale.
En dehors de Château d’Yquem, la plupart des marques les plus
anciennes sont datées du  XVIIe et du XVIIIe  siècle pour l’horlogerie
(chez Kering  : Jeanrichard en 1681, Girard-Perregaux en 1791 en
Suisse), du XIXe siècle pour la joaillerie (chez Kering : Boucheron en
1858 en France) et la maroquinerie (chez LVMH : Louis Vuitton en
1854), et pour la mode du XXe  siècle (chez Kering  : Balenciaga en
1919, Yves Saint Laurent en 1961), voire du XXIe siècle (chez Kering :
Stella McCartney en 2001). Les narrations associées à ces marques les
ancrent dans un territoire, voire dans un « savoir-faire » localisé. Ainsi
la marque « Bottega Veneta » (Kering), fondée en 1966, est présentée
comme originaire de Vénétie, et «  à l’origine spécialisée dans les
produits de maroquinerie, rendus célèbres par la fameuse technique
de l’intrecciato », méthode inventée par des artisans pour renforcer le
cuir souple. Comme l’explique son rapport annuel, Kering
« recherche des marques qui se distinguent par un capital identitaire
d’exception  : des valeurs bien enracinées et une part d’héritage
revendiquée 32 ».
Mais l’ancrage dans le passé ne suffit pas  : il est nécessaire qu’il
soit actualisé. Les produits de l’économie de l’enrichissement ne sont
en effet réussis que s’ils composent une alliance du « contemporain »
et de la «  tradition  », c’est-à-dire si est formulé un récit ancrant le
présent dans le passé, ou comme si ces produits allaient s’ancrer de
manière certaine dans le passé pour les marques les plus récentes.
S’ils n’étaient qu’associés au présent, les objets seraient couplés à
l’idée de jetable, c’est-à-dire démodables, s’ils n’étaient que situés
dans le passé, ils seraient déjà des déchets ou « vieillots », c’est-à-dire
démodés. C’est l’alliance par un récit du présent et du passé qui
permet d’accéder à «  l’immortalité  ». Gucci est ainsi présentée
comme « la combinaison de la tradition, de la modernité, du savoir-
faire artisanal et de l’innovation 33  ». On peut encore citer la
collection « Pom Pom » du bijoutier milanais Pomellato pour laquelle
« chaque bague est créée à partir de pierres uniques, qu’il s’agisse de
leur rareté, de leur taille ou de leur forme, pour devenir un bijou
sophistiqué et contemporain, dont la valeur réside dans le mariage
entre tradition et anticonformisme 34 ».

Produits standard avec « effet collector » et produits de collection

Les différents produits de luxe des groupes LVMH et Kering sont


donnés à voir, regroupés tant dans les publicités que dans les articles
des rédactions, dans de nombreux journaux : vins et spiritueux, mode
et maroquinerie, parfums et cosmétiques, montres et joaillerie.
On peut distinguer toutefois ces produits en deux ensembles.
D’un côté, nombre de produits sont toujours des produits fabriqués
de manière standard, et ont pour caractéristique, comme pour les
produits standard, de se déprécier une fois mis en vente. C’est
notamment le cas de la mode et, dans une moindre mesure, de la
maroquinerie. Mais ces produits se distinguent de ceux de la forme
standard ordinaire en ce qu’ils sont dotés de ce que nous appellerons
un «  effet collector  ». C’est-à-dire que les vêtements de mode sont
certes destinés à devenir rapidement démodés — s’inscrivant dans un
cycle propre à la forme tendance  —, mais leur présentation se fait
sous la forme de collection, terme employé directement lorsqu’il
s’agit de désigner les semaines dites de la mode (fashion week) où sont
mises en scène telle collection automne-hiver, puis telle collection
printemps-été.
D’un autre côté, les vins, les bijoux et les montres fonctionnent
directement comme des objets de collection. Leur valeur peut en
effet s’accroître avec le temps après leur mise en vente initiale, ils sont
recherchés par les collectionneurs, et revendus comme objets de
collection sur le second marché. La marque de joaillerie Boucheron
présente d’ailleurs ses collections 2014 lors de la Biennale des
Antiquaires à Paris, c’est-à-dire en faisant se côtoyer des nouveautés
avec des objets anciens et préparant ainsi leur devenir d’objets
collectionnables 35.
Il est significatif que ces objets puissent faire l’objet d’association,
voire d’hybridation, avec l’art contemporain. Ainsi la marque de
champagne Dom Pérignon a fait appel en 2013 à l’artiste Jeff Koons
qui a réalisé une sculpture «  Balloon Venus pour Dom Pérignon  »
pour le lancement du Dom Pérignon Rosé 2013. Une marque de
champagne du groupe LVMH, Ruinart, est «  associée aux foires
internationales  » d’art contemporain, et a fait appel à l’artiste Piet
Hein Eek qui a créé une œuvre en hommage à l’héritage de la maison
et imaginé deux collections en édition limitée. Est-il nécessaire de
rappeler, enfin, que les deux fondateurs et encore propriétaires de
ces groupes, Bernard Arnault pour LVMH et François Pinault pour
Kering, sont les deux plus grands collectionneurs d’art contemporain
en France ?
L’un des cas les plus aboutis de l’usage de la forme collection par
l’industrie du luxe est celui de la marque vitrine de LVMH  : Louis
Vuitton. La société est, à l’origine, celle d’un fabricant de bagages,
d’une assez grande banalité, et qui se distinguent par l’emploi d’un
monogramme, inventé en 1896, soit après la mort du fondateur de la
marque. L’opération par laquelle ces objets usuels, fabriqués en série,
sont devenus des objets de luxe, et collectionnables, a été
particulièrement bien mise en scène lors d’une exposition au Grand
Palais, à Paris, en 2015-2016. En effet, cette exposition présentait les
malles comme des objets de collection, associés à une narration, qui
évoquait «  l’œuvre de Louis Vuitton  », le malletier devenant
«  créateur  » («  il renouvelle toiles et motifs, tant pour se distinguer
que pour se protéger des contrefacteurs  »), et la liant à des artistes
stars de l’art contemporain (Damien Hirst, Richard Prince, Takashi
Murakami), à des écrivains (« La Maison Louis Vuitton a accompagné
le voyage d’écrivains notoires ou d’amateurs anonymes pour qui
écrire est une nécessité 36  »), à des musiciens («  Qu’il s’agisse d’un
violon, d’une guitare ou de baguettes de chef d’orchestre, les étuis de
protection sont conçus chez le malletier comme des écrins de velours
et de bienveillance  ») et à des stars de cinéma (exposant, par
exemple, un «  sac Deauville en toile Monogram ayant appartenu à
Elizabeth Taylor » ou une « malle armoire modèle Wardrobe en toile
Monogram qui aurait appartenu à Katharine Hepburn »). Le principe
de la collection valorisant des choses qui, autrement, auraient été des
plus ordinaires, et sans grande valeur, était d’abord mis en œuvre par
Gaston-Louis Vuitton («  Indépendamment des malles anciennes, je
collectionne également tout ce qui a rapport au métier de malletier,
en particulier les vieux outils, tels que marteaux, tenailles, rabots, […]
les vieux papiers, c’est-à-dire factures, papiers à lettres, cartes-
adresse  »)  ; il était décliné aussi en la présentation d’«  étiquettes
d’hôtel de la collection personnelle de Gaston-Louis Vuitton  ». Le
croisement avec une autre dimension de l’économie de
l’enrichissement, le tourisme, se faisait d’autant plus aisément que les
touristes se déplacent avec des bagages, mais le terme lui-même avait
cédé sa place à celui, plus noble, du « voyage », en « automobile », en
train, en bateau, ou en avion.

FORME COLLECTION ET ART CONTEMPORAIN

Le rôle que joue la forme collection dans l’insertion de l’art


contemporain au sein d’une économie de l’enrichissement doit aussi
être clarifié. Le lien entre art contemporain et collection peut
sembler aller de soi, étant donné notamment que le négoce d’œuvres
d’art contemporain joue aujourd’hui un rôle très important dans les
activités commerciales tirées par des pratiques des collectionneurs.
Cela surtout quand, comme c’est souvent le cas, ces derniers
acquièrent des œuvres moins pour en parer les lieux où ils habitent,
ce qui serait encore, d’une certaine façon, en faire usage, que dans
une visée d’accumulation qui, reposant sur le dispositif de la
collection, vise à combler des manques dans une totalité sérielle.
Cette visée d’acquisition peut sembler secondaire dans la mesure où
ces collectionneurs, particulièrement les plus fortunés, fréquentent
des artistes, au point de se considérer parfois comme les
coproducteurs de leurs œuvres 37. Ainsi le grand collectionneur
François Pinault est décrit comme un familier des artistes et de leurs
galeristes, de New York à Paris en passant par Bâle, et qui
s’enorgueillirait de leur consacrer une grande part de sa vie : « Pour
aimer les artistes il faut du temps 38.  » Mais cette proximité des
collectionneurs avec les artistes ne doit pas faire oublier qu’ils ne
seraient pas qualifiables de collectionneurs s’ils ne devenaient pas
propriétaires de pièces.
En outre, la question n’est pas celle des motivations affichées par
les collectionneurs rendues publiques dans des médias et des
ouvrages qui les célèbrent, mais celle des changements d’état qui
affectent les choses signées par les artistes quand ce qu’ils ont fait a
été reconnu par des collectionneurs, ce qui les constitue en tant
qu’œuvre. Ce processus permet de résoudre une contradiction
apparente entre l’art contemporain et la forme collection. Elle est la
suivante. On a vu que la forme collection était orientée vers
l’appréciation de choses arrachées au passé. Or rien ne semble plus
actuel que l’art contemporain, non seulement parce qu’il est façonné
dans le présent, mais aussi dans la mesure où il se prévaut d’être
tourné vers le futur. Cette contradiction apparente peut toutefois être
surmontée si l’on tient compte des formes et des étapes de ce que
l’on peut appeler la mise en art. C’est-à-dire du processus par lequel
des choses accèdent au rang d’œuvre, soit que les personnes les ayant
façonnées postulent au statut d’artiste, soit que ce statut leur soit
octroyé par d’autres, en quelque sorte de l’extérieur et, parfois, sans
qu’elles l’aient elles-mêmes revendiqué, comme on a pu le voir, par
exemple, dans le cas de l’art dit « nègre » ou dans celui de l’art brut
et, plus généralement, en examinant les parcours étudiés depuis peu
sous le terme d’«  artification 39  ». On ne peut en effet conférer à un
artefact quelconque le label d’œuvre d’art qu’une fois qu’il est
parvenu à pénétrer la sphère de circulation où s’échangent les biens
de ce genre, en sorte que l’indicateur le plus patent qu’une chose
puisse être transmuée en œuvre n’est autre que son intégration dans
des collections. Cette remarque vaut particulièrement pour l’art
moderne ou contemporain qui, à la différence des objets façonnés à
des âges antérieurs, s’est trouvé de plus en plus souvent dépourvu de
fonctions externes, et est devenu, pour l’essentiel, un art pour
collectionneurs.
Or il faut bien remarquer que le processus par lequel des objets
quelconques accèdent au statut d’œuvre est extrêmement sélectif.
C’est dire, en passant, que peu d’activités produisent autant de déchets
que les activités artistiques. Que l’on pense seulement à la masse des
toiles qui n’ont jamais trouvé d’acquéreur et qui ne sont guère plus
que des trucs pourrissant dans des caves ou encore aux monuments
publics qui ne sont pas classés comme monuments historiques — tels,
par exemple, les milliers de monuments aux morts de la guerre de
1914-1918, dont les autorités responsables du patrimoine national
hésitent, elles-mêmes, à assurer la coûteuse survie. On peut faire des
remarques similaires à propos des musées, instances officielles
d’habilitation et de conservation, au sein desquels la part des œuvres
dormant dans des réserves et qui n’ont jamais été montrées ni même
parfois cataloguées l’emporte de beaucoup sur celle des œuvres
exposées aux yeux du public. Cela même si le fait d’avoir fait l’objet
de soins pour éviter leur destruction leur offre toujours une modeste
chance de réhabilitation.
Si l’on prend en compte ce processus de sélection drastique, on
peut considérer que l’un des signes principaux témoignant de l’accès
d’un artefact au statut d’œuvre concerne son mode d’existence
temporel. En effet, sélectionner un artefact parmi la masse de ses
semblables destinés à la déchéance (ce qui est, on l’a vu, le destin
normal des choses dans la forme standard), pour lui conférer le statut
d’œuvre d’art, signifie qu’il est demandé à ceux qui, désormais, le
contempleront de l’estimer à l’instant comme seraient censés le faire
des spectateurs futurs. C’est-à-dire d’opérer un mouvement rétroactif
en se situant à leur égard, dans le présent, depuis une position
supposée à venir et, par conséquent, de les traiter, même s’ils
viennent d’être créés, comme s’ils appartenaient déjà au passé ou,
plutôt, comme s’ils étaient, en quelque sorte par essence, soustraits à
la corruption du temps. Or ce mouvement, qui consiste à envisager
les choses sous le regard de leur possibilité d’accès à une sorte
d’immortalité 40, constitue un des traits spécifiques de la forme
collection.
Les interactions entre les efforts des artistes pour échapper à
l’oubli (qui est le destin normal du présent) et les stratégies de
sélection des collectionneurs suscitent des effets de concurrence,
d’un côté, entre artistes pour exister dans la durée en captant
l’attention de collectionneurs et, de l’autre, entre collectionneurs,
soit pour combler des manques, soit pour déplacer les contours du
collectionnable en s’attachant et en promouvant des artistes encore
non consacrés et dont les œuvres sont par conséquent abordables.
Ces processus ont occupé —  et occupent toujours  — une grande
place dans les déplacements collectifs qui affectent les jugements de
goût et dont les effets s’exercent, à la fois, sur l’orientation des
marchés et sur les processus d’innovation esthétique 41. On a souvent
associé l’innovation esthétique au rôle joué par une «  norme
d’originalité  », caractéristique de l’art moderne ou de «  l’art pour
l’art  », dont la montée en puissance aurait accompagné, surtout à
partir de la seconde moitié du XIXe  siècle, les rébellions des avant-
gardes contre les effets conformistes des dispositifs de contrôle
académiques 42. À la suite des travaux de Pierre Bourdieu 43, mais aussi
de Raymonde Moulin 44, on a pu voir dans l’émergence de cette
«  norme d’originalité  » le résultat de la formation de champs
spécifiques et « relativement autonomes » au sein desquels artistes et
«  créateurs  » sont en concurrence pour la reconnaissance. Sans
mettre en cause ce type d’interprétation structurale, qui met l’accent
sur les stratégies de distinction des créateurs eux-mêmes, on peut se
demander néanmoins si elle ne conduit pas à sous-estimer le rôle des
sélectionneurs, c’est-à-dire, dans le cas des artistes, celui des
collectionneurs en interaction avec des marchands et des critiques.
Ce que l’on a appelé «  l’art pour l’art  » est avant tout un art pour
collectionneurs. Loin d’être, comme on l’a prétendu, démuni de toute
fonctionnalité externe (ou « sociale »), « l’art pour l’art » aurait donc
bien lui aussi une orientation fonctionnelle (et sociale), mais cette
dernière lui serait imprimée par les contraintes auxquelles les
collectionneurs doivent faire face pour compléter ou étendre leurs
collections.
Or ces derniers, surtout s’il s’agit de nouveaux arrivants, peuvent
rencontrer — comme on l’a suggéré plus haut — des difficultés pour
mettre la main sur les pièces, devenues rares et chères, qui leur
permettraient de combler les manques de leurs collections. Ils
peuvent chercher alors à modifier les contours du collectionnable et à
en déplacer les critères de pertinence, ce qui les conduit à se tourner
vers des artistes nouveaux dont les œuvres sont abondantes, peu
coûteuses et donc facilement accessibles (qu’il s’agisse d’ailleurs de
petits maîtres anciens jusque-là oubliés ou dédaignés 45 ou de jeunes
artistes encore inconnus). Cela, au prix d’un travail, mené en
association avec des critiques d’art et des curateurs, visant à mettre en
valeur ces nouveaux venus. Leurs différences spécifiques seront
insérées dans une narration et assorties d’un nom, souvent en
rapprochant différents «  créateurs  » de façon à produire des effets
d’«  Écoles  ». Lorsque ces opérations réussissent, les intérêts d’un
nombre croissant de collectionneurs tendront alors à s’orienter vers
les œuvres qui ont été « reconnues » par les personnes et les instances
qui jouent un rôle de médiation entre les mondes de l’art et ceux de
la collection, qu’elles soient privées ou publiques.
Autrement dit, les différences multiples entre les œuvres de
différents artistes qui, bien qu’ils aient tendance, à une même
époque, à s’imiter les uns les autres, tiennent néanmoins au simple
fait qu’il s’agit de personnes différentes se trouvent sélectionnées par
les instances de médiation un peu à la façon —  si on nous permet
cette métaphore  — dont, chez Darwin, les différences individuelles
sont sélectionnées par le milieu d’où ceux chez qui elles se présentent
tirent leurs subsistances. On peut voir actuellement ce processus à
l’œuvre dans des pays dits « émergents » — tels que Chine, Inde ou
Brésil, par exemple  — où de nouveaux collectionneurs, en partie
pour des motifs nationalistes, mettent en valeur des œuvres réalisées
autrefois par des artistes en provenance de leur pays, bien qu’ils aient
résidé souvent en Europe ou aux États-Unis, mais qui étaient restées
jusque-là relativement ignorées ou sous-estimées. L’introduction de
ces œuvres dans de nouvelles collections tend non seulement à en
élever la cote, mais aussi à modifier les contours de cette vaste
collection imaginaire qu’on appelle l’histoire de l’art, en lui
conférant une dimension globale 46. Ces processus ont pour effet
d’augmenter le prix auquel les choses réputées d’art s’échangent
parce qu’ils sont tirés par l’accroissement constant du nombre des
collectionneurs et de celui des musées qui doivent, pour se fournir,
solliciter la «  création  », c’est-à-dire sélectionner dans
l’environnement de nouvelles différences, quand les œuvres
porteuses de différences déjà canonisées sont devenues trop chères
ou sont rendues indisponibles par leur insertion dans des collections
publiques.
Les stratégies de déplacement des contours du collectionnable
peuvent se révéler toutefois longues et difficiles à mener à bien. Elles
exigent de la part de ceux qui les entreprennent, pour avoir des
chances d’être à plus ou moins long terme couronnées de succès,
qu’ils puissent se prévaloir d’une certaine influence sur l’ensemble
des opérateurs agissant au sein d’un même domaine, ce qui suppose
l’accumulation préalable de compétences spécifiques et surtout d’un
renom. Or ce dernier dépend souvent de l’occupation d’une position
d’autorité telle, par exemple dans le domaine des arts, celle de
critique influent, de conservateur d’un musée important, de
commissaire d’exposition très reconnu, ou de grand collectionneur
réputé, indissociablement, pour la sûreté de son goût et pour son sens
des affaires. Dans le cas des collectionneurs, leur capacité à lier leur
activité personnelle à celle d’institutions privées, comme des
fondations, et surtout publiques, comme le sont les musées 47, joue un
rôle très important dans l’accumulation d’une force leur permettant
de déplacer les contours du collectionnable.

É
LA CONTRADICTION DE L’ÉCONOMIE
DE L’ENRICHISSEMENT

Si l’on considère le cas exemplaire de la France, l’économie de


l’enrichissement y est la plus développée (première destination
mondiale pour le tourisme, fort secteur culturel avec le système de
l’intermittence, de nombreux artistes, les deux géants mondiaux du
luxe LVMH et Kering, dont les actionnaires principaux sont aussi
deux des plus grands collectionneurs d’art contemporain dans le
monde), et elle n’est pourtant pas reconnue comme telle. On peut
s’interroger sur la raison pour laquelle cette économie de
l’enrichissement, appuyée sur la forme collection, bien qu’elle soit un
objet effectivement implanté dans la trame de la réalité, n’est pas
pour autant construite en tant que telle et, particulièrement,
pourquoi elle n’est pas prise en compte par les institutions de l’État.
Tout se passe comme si ce que nous appelons la forme collection
étendue à l’économie de l’enrichissement n’avait pas donné lieu pour
l’instant à la même entreprise de généralisation que la forme
standard étendue à l’économie industrielle, ni sur un plan descriptif,
ni sur un mode critique. Ainsi, le développement du tourisme n’est
l’objet, en France, que d’un nombre relativement réduit d’études au
regard de son importance, et les approches critiques du tourisme se
concentrent toujours sur le tourisme de masse, conçu comme une
sorte de voyage standardisé donc avili, alors que la quête de profits
dans le tourisme se concentre de plus en plus sur celui d’exception
qui se propose d’exploiter les expériences authentiques que vivent
des amateurs cultivés au contact de sites patrimoniaux valorisés pour
ce qu’ils ont d’ancestraux et d’unique. Plus généralement, la relation
entre l’exploitation marchande du passé et le développement
d’idéologies qui mettent l’accent sur la culture (le terme étant pris à
la fois dans son acception élitiste et au sens que lui a donné
l’anthropologie sociale), sur la tradition et sur l’autochtonie, est loin
d’avoir donné lieu pour le moment à des tableaux d’ensemble. Le
monde de l’art et de la culture peut pour cette raison être toujours
traité comme s’il s’agissait d’un dehors du capitalisme, d’une réserve,
certes assiégée mais résistante, cela sans tenir compte ni des profits
importants qu’il génère, ni des nouvelles formes d’exploitation
auxquelles sont confrontés ceux, de plus en plus nombreux, qui
travaillent dans ces domaines. Du côté de la littérature économique,
le luxe, le tourisme, la culture, la patrimonialisation sont
appréhendés selon des modalités diverses. Or, comme nous l’avons
montré, ces différentes activités sont loin d’être indépendantes les
unes des autres.
Le rapprochement entre ces activités n’est pourtant pas
officiellement reconnu, ni par les institutions économiques, ni par les
institutions statistiques d’État en France, ce qui ne facilite pas sa mise
au jour et son étude statistique. Cette économie de l’enrichissement
se trouve sous ce rapport un peu comme l’était l’économie
industrielle avant les innovations statistiques des années 1930 jusqu’à
la réforme de la comptabilité nationale, et de l’appareil statistique.
Elle n’a pas non plus la visibilité de l’économie numérique présentée
souvent comme un tournant radical qui, à l’inverse, tend à faire
oublier que cette économie numérique porte en partie sur des choses
et pour laquelle l’accent mis sur les discontinuités relègue dans
l’ombre les continuités grâce auxquelles elle s’est aussi développée.
On pourrait penser qu’il ne s’agit là que d’un retard des
institutions par rapport à un changement qui affecte la réalité sociale,
et que ce retard sera rattrapé dans un proche avenir. On peut se
demander néanmoins si cette hypothèse charitable est la bonne, et si
l’aveuglement des institutions politiques, économiques et statistiques
n’a pas une cause plus profonde.
Car, si l’on examine le problème de plus près, il apparaît que les
institutions ont un double jeu vis-à-vis de cette économie : d’un côté,
elles ne la reconnaissent pas comme une totalité cohérente, et
maintiennent séparées les relations qu’elles entretiennent avec les
diverses activités sur lesquelles cette économie repose. D’un autre
côté, nous l’avons dit, elles gouvernent de facto, par le truchement du
langage utilisé, par la gestion des prix et par la façon dont elles
considèrent les choses mêmes, l’organisation de ces activités, en tant
qu’elles ont toutes une dimension marchande. Mais le commerce
associé à ces différentes activités recourt à des formes différentes de
mise en valeur qui non seulement sont différentes, mais paraissent
même s’opposer les unes aux autres.
Il ne suffit donc pas d’expliquer l’absence de reconnaissance de
l’économie de l’enrichissement par un retard des cadres sémantiques,
juridiques et statistiques sur lesquels repose la description du monde
économique et social, cela comme si ayant été forgés à partir de
l’économie industrielle, ils n’auraient pas encore été adaptés à ce
changement économique, qui aurait échappé à l’attention des
administrations étatiques et, notamment, à celle des comptables
nationaux.
Si des romanciers ont pu mettre en scène les changements de
type 48. Il n’existe pas —  nous l’avons déjà relevé  — de dispositifs
catégoriels, ou de cadre comptable qui permettent de déterminer
avec une relative précision ni l’importance économique que revêt la
nébuleuse dont nous cherchons à esquisser les contours, ni le nombre
des personnes dont l’activité principale s’y rattache. Cela, notamment
parce qu’elle rapproche des secteurs (comme l’art et le tourisme),
des activités (comme la direction des musées et la fabrication des sacs
en crocodile), des statuts (comme ceux de précaire, de salarié stable,
de fonctionnaire et de rentiers) et des professions qui, dans les
nomenclatures statistiques, se trouvent dispersés entre des ensembles
construits selon d’autres logiques d’assemblage, plus en accord avec
les anciennes classifications du monde industriel.
On manque par conséquent de séries statistiques susceptibles de
soutenir les totalisations qui permettraient de mettre en relief les
processus spécifiques qui sont au cœur de cette évolution vers une
économie de l’enrichissement et d’en suivre le cours. C’est la raison
pour laquelle, dans la littérature économique courante, la
présentation de cette réorientation économique en direction des
riches est distribuée entre des domaines différents, appréhendés
selon des formes comptables diverses et reposant souvent sur des
définitions et des catégories hétérogènes.
Mais, compte tenu de l’importance prise par ces différentes
activités, même maintenues séparées, et du fait que l’État a, sinon
initié, du moins constamment accompagné ces transformations
depuis les années 1980, quoique toujours en maintenant ces activités
séparées, on peut mettre sur le compte d’un effet d’institution le fait
que restent disjointes des activités qui sont pourtant étroitement liées
les unes aux autres. Non seulement aucune qualification ne cherche à
faire le rapport entre elles et à les unir, mais, bien au contraire, les
institutions s’emploient à maintenir séparées sinon ces activités, au
moins la représentation qu’elles en donnent.
Pourquoi  ? C’est, tout d’abord, parce qu’il y a une frontière que
les institutions ne peuvent pas ne pas reconnaître. C’est la frontière
entre les biens de culture, dont la destination est d’élever l’esprit de
tous —  la culture selon Malraux, objet de démocratisation  —, et les
biens marchands, surtout s’ils sont destinés aux riches. Associer
explicitement, dans une logique institutionnelle, d’un côté, l’art,
souvent idéalisé et traité comme s’il n’était réellement accompli qu’à
la condition d’être tourné vers «  l’art pour l’art  », et, de l’autre, la
vente de parfums ou la multiplication des hôtels de charme a quelque
chose de socialement intolérable  : ce serait accepter la
« marchandisation » de tout et s’exposer, par là, à devenir la cible de
la critique morale de la marchandisation.
Mais ce n’est pas la seule raison. Un tel rapprochement, s’il
prenait une forme officielle, mettrait en péril l’ensemble de
l’économie de l’enrichissement. En effet, les liens entre le tourisme,
la culture et le luxe doivent rester officieux pour que chacun de ces
secteurs conserve sa dynamique. Et cela, en dépit du fait qu’aucun
d’entre eux ne connaîtrait une dynamique aussi forte sans les
bénéfices que lui apportent effectivement les relations qu’il entretient
avec les deux autres.
L’absence de reconnaissance de l’économie de l’enrichissement
profite donc aux formes de capitalisme qui s’y engagent. D’un côté,
elles ne produisent que pour les riches, mais peuvent prétendre
produire pour tous, à la seule condition, évidemment, que tous
deviennent riches, mais à terme. Quant à la différence entre la haute
culture, supposée être non marchandisable, et les choses ordinaires,
qui sont marchandisées, elle joue dans ce dispositif un rôle essentiel
puisque les choses relevant de la haute culture ne peuvent être
vendues à un prix élevé qu’en étant mises en valeur par référence à
leur dimension non marchande. Cette dernière est en quelque sorte
attestée en les rapprochant des œuvres qui sont conservées dans des
musées, ce qui leur confère une promesse d’éternité, susceptible
d’être reportée, de façon quasi métaphorique, sur tous les biens qui
sont parvenus à être qualifiés par référence aux arts. Enfin, les
responsables des institutions d’État, comme, par exemple, les
directions du Budget qui ont la charge d’encadrer et de stimuler les
activités relevant d’une économie de l’enrichissement, mettent
l’accent sur la difficulté de séparer, parmi l’ensemble des «  biens de
consommation », ceux qui relèveraient du domaine du luxe de ceux
qui seraient ordinaires. Or, le fait qu’une telle division ne soit pas
institutionnalisée permet aux entreprises du luxe, regroupées en
France au sein du Comité Colbert, de décider par elles-mêmes de ce
qui relève, ou non, du luxe.
L’économie de l’enrichissement comporte donc en son cœur une
contradiction. Des traits importants d’une économie de
l’enrichissement visent non à résoudre cette contradiction, mais à la
rendre sinon acceptable, au moins habituelle, comme si elle allait de
soi, de façon à ce qu’on puisse apprendre à vivre avec. Cette
contradiction s’illustre particulièrement dans l’usage de la marque
« France », qui a déjà été évoquée. La manière dont elle est mise en
place et gérée témoigne de sa participation à l’économie de
l’enrichissement, conjuguant des intérêts politiques —  la volonté de
tenir un discours sur les «  valeurs  » d’une communauté  — et des
intérêts économiques  : ceux de grands groupes de luxe qui sont,
depuis l’étranger, l’image même de la France. Comme l’explique un
haut fonctionnaire du ministère de l’Économie et des Finances,
«  l’image de la France, c’est Vuitton, Chanel, etc. Il y a une
polarisation autour des grandes marques car elles portent l’image de
la France. Elles ont créé le concept d’art de vivre à la française autant
qu’elles en bénéficient 49  ». Mais ce que montre cet «  art de vivre  »,
comme n’importe qui feuilletant les magazines d’Air France ou les
suppléments des grands journaux français peut en faire le constat,
c’est d’abord une culture  : c’est pourquoi l’on trouve associés, mais
dans des rubriques distinctes, des publicités pour des montres de luxe,
des articles racontant la vie d’artistes contemporains, et des conseils
pour réussir son séjour à Paris.
La contradiction au cœur de l’économie de l’enrichissement n’est
pas celle entre une homogénéisation qui serait inhérente à la logique
capitaliste et une hétérogénéité des objets culturels, soit entre « une
valorisation de l’unique, de l’authentique, du particulier, de
l’original, et de toutes les dimensions de la vie sociale  » et
«  l’homogénéité présupposée par la production de marchandises  »,
comme le soutient David Harvey dans une étude sur le vin et la ville
de Barcelone 50. Le problème n’est pas, en effet, que le capitalisme
serait confronté à deux dilemmes, d’un côté, «  approcher de la
commercialisation pure au point de perdre les marques de distinction
qui sous-tendent les rentes de monopole », de l’autre, « construire des
marques de distinction si singulières qu’elles sont difficiles à
exploiter 51  ». David Harvey ne conçoit le capitalisme que sous sa
forme standard, et ce qui manque ici à son analyse est précisément la
forme collection. Or dès lors qu’on considère l’existence de plusieurs
formes de mise en valeur, dont l’une d’entre elles tire parti de
l’exploitation des différences du passé des choses, les contradictions
posées par Harvey se dissolvent d’elles-mêmes.
Chapitre IX
LA FORME TENDANCE

TENDANCE, SIGNE ET DISTINCTION

Nous présenterons maintenant deux formes, la forme tendance et


la forme actif, qui achèvent le groupe de transformation dont nous
avons suggéré qu’il permettait à la fois d’unifier et de diversifier les
structures de la marchandise. En effet, la forme tendance concerne,
au même titre que la forme collection, des choses dont la mise en
valeur recourt à la narrativité, mais qui sont destinées à se déprécier
très rapidement, en sorte que leur mode d’existence temporel est
symétrique et inverse de celui que l’on a observé dans le cas de la
forme collection. Quant à la forme actif, elle repose, comme la forme
standard, sur un mode de mise en valeur de type analytique, mais
envisage les objets non en tant qu’ils seraient destinés à se déprécier
avec le temps mais, au contraire, en tablant sur la possibilité d’un
accroissement de leur puissance marchande.
Les différentes formes de mise en valeur devant se recouvrir en
partie de façon à ouvrir des chemins permettant de passer d’une
forme à une autre, la forme tendance peut tendre, d’un côté, vers la
forme standard, puisque la destinée de la plupart des objets tendance
est, s’ils parviennent à plaire, d’être assez rapidement pris en charge
par la production de masse, ce qui suscite d’ailleurs leur dépréciation.
Mais elle peut aussi, d’un autre côté, tendre vers la forme collection
dans la mesure où ces objets tirent leur valeur de différences dont
l’apparition est mise sur le compte de l’intervention de « créateurs ».
C’est d’ailleurs cet aspect des objets tendance qui les prédispose à
devenir, au bout d’un certain temps, des objets de collection. On
verra que ce double aspect est lié à la duplicité de la forme tendance
qui doit jouer à la fois sur la recherche de la distinction et sur des
processus d’imitation.
La forme tendance repose sur l’exploitation marchande des
hiérarchies sociales. C’est-à-dire, au premier chef, des hiérarchies de
fortune et/ou de classe, mais aussi d’autres hiérarchies qui prennent
appui sur d’autres types de différentiels tels que la célébrité, l’âge ou
encore la beauté physique, voire le genre ou l’origine ethnique.
Souvent et surtout associée à la mode vestimentaire, elle peut
néanmoins mettre en valeur n’importe quelle chose, notamment par
le truchement du design.
Une attention tournée vers la tendance tend à apparaître dans
toute formation sociale où trois conditions se trouvent réunies. La
première est que les choses en circulation soient nombreuses,
diversifiées et sujettes à des changements rapides et fréquents,
certaines choses apparaissant sur les étals des marchands, tandis que
d’autres disparaissent. La deuxième est que ces choses soient très
inégalement distribuées entre des acteurs, des groupes ou des classes
occupant des positions hiérarchiquement différentes sous un rapport
ou sous un autre. Mais il faut également qu’il existe, dans ces
formations sociales, un certain degré de liberté et de fluidité  : les
moins privilégiés sous un certain rapport doivent avoir l’opportunité
d’acquérir des choses qui évoquent les objets que possèdent ceux qui
leurs sont supérieurs sous ce même rapport. Ce processus n’est
possible que lorsque l’attribution de choses, par exemple de
vêtements, n’est pas statutaire au sens où elle ne repose pas sur des
codes plus ou moins juridiques (comme c’est le cas pour les
uniformes ou les décorations). La troisième condition est, enfin, qu’il
existe une relation entre le rythme de renouvellement des choses et la
position hiérarchique. Cette relation s’établit dans un va-et-vient entre
choses et personnes, soit que les personnes privilégiées sous un
certain rapport s’avèrent les premières à se saisir de choses dont
l’apparition est récente, soit que des choses apparaissent parce que
des personnes privilégiées sous le rapport considéré sont à leur
recherche.
Dans un dispositif de ce type, ce sont les hiérarchies sociales qui
engendrent des manques. Les « vieux » sont en manque de ne pas être
plus «  jeunes  »  ; les «  moches  », de ne pas être «  beaux  »  ; les
« péquenots », de ne pas être « célèbres » ; les « pauvres », de ne pas
être « riches » ; les « quelconques », de ne pas être « chics », etc. ; en
manque puisque d’autres le sont. Il s’ensuit que le rapport aux choses
est médiatisé par le rapport aux personnes. En effet, l’acquisition de
choses nouvelles vient combler des manques qui ne sont ni justifiés
par le besoin —  comme dans la forme standard  —, ni tirés par une
exigence de totalisation — comme dans la forme collection —, mais
qui ne se révèlent qu’aux yeux de personnes confrontées à des
collectifs hiérarchiquement structurés. Les choses elles-mêmes,
lorsqu’on les envisage sous cette perspective, ne sont pas
prioritairement appréciées pour leur utilité, même si elles donnent
bien lieu à une utilisation, mais en tant que signes, c’est-à-dire en tant
que marqueurs de la position occupée dans la trame des relations
sociales. La totalité au sein de laquelle les manques apparaissent est
donc, elle aussi, d’ordre sémiotique. Elle est composée par l’ensemble
des signaux qui sont susceptibles d’être saisis comme étant les indices
d’états sociaux ou plutôt par la relation entre ces indices, que l’on
peut dire indirects, et les marques ou symboles renvoyant à des
qualifications officielles. Tandis que les marques officielles sont
difficiles ou impossibles à modifier, ces systèmes indiciaires, si l’on
peut dire en libre accès, sont constamment travaillés, de manière
cyclique, par un double mouvement de mimétisme et de distinction.
La forme tendance ne fait pas que se caler sur des hiérarchies
sociales préexistantes, établies une fois pour toutes et reposant sur
une assise institutionnelle (ou même juridique), objectivée par des
titres, ou encore des canons (comme on parle de canons de beauté),
ni même sur des hiérarchies de fortunes incontestables. Elle ne
reconnaît que les signes par lesquels ces hiérarchies s’expriment. Or
ces signes étant sujets à variations en fonction des contextes dans
lesquels ils se manifestent, la forme tendance ne les identifie que dans
des contextes favorables à l’expression de la tendance. C’est dire que
la tendance impose les signes qui, à un moment donné du temps,
sont vraiment tendance parce qu’ils sont associés aux acteurs dont la
présence est révélée sur les scènes dédiées aux manifestations de la
tendance.
Les traits que l’on peut rapporter à la forme tendance, ou à ses
prémisses, ont particulièrement intéressé sociologues et historiens 1
car, en leur prêtant attention, ils pouvaient accorder aux choses une
place distincte de celle qui leur est généralement octroyée quand
elles sont considérées du point de vue de l’économie ou de l’histoire
des techniques, et leur donner sens en les traduisant dans l’idiome
qui leur était le plus familier, celui des groupes et des hiérarchies. On
trouve ainsi dans l’article que Pierre Bourdieu a consacré, avec Yvette
Delsaut, à la haute couture une analyse éclairante des effets de mode
qui jouent un rôle déterminant dans la forme tendance 2. Au tournant
des années 1960-1970, nombre de chercheurs avaient trouvé dans le
structuralisme une ressource permettant de décrire des phénomènes
sociaux en leur appliquant des méthodes venues de la linguistique, ce
qui les amenait à concevoir la circulation des choses par homologie
avec celle des signes 3, comme on le voit, notamment, chez Roland
Barthes 4 et Jean Baudrillard 5. La forme tendance repose moins sur
une sémantique que sur une sémiologie empirique et pratique, et
c’est la raison pour laquelle elle a tant fasciné les sémiologues. Elle a
l’allure d’une bande de Möbius. Est tendance un acteur qui est
porteur des signes de la tendance, mais, en même temps, sont
tendance les signes portés par les acteurs tendance, ou par les acteurs
dont dépend la tendance 6. En considérant que les acteurs
convoitaient et s’appropriaient les choses uniquement ou surtout
pour leurs significations différentielles, c’est-à-dire en fonction de ce
que pouvait exprimer leur écart à d’autres choses, dans la perspective
d’une sémiologie saussurienne, ce type d’approche s’est révélé
compatible avec une perspective critique qui, prenant dans sa ligne
de mire la société de consommation et/ou la société de classes,
tendait à interpréter le rapport à la différence dans la logique d’une
quête incessante de la distinction suscitée par des effets de
domination.
En mettant l’accent sur la dimension « symbolique » des biens, la
qualification de «  symbolique  » étant souvent implicitement chargée
d’une opposition avec la «  matière  », cette critique, qui avait un
ancrage marxiste, pouvait facilement être réinterprétée dans les
termes de critiques très différentes, de coloration plutôt morale. Ces
dernières prenaient appui soit, comme chez Thorstein Veblen, sur
une célébration progressiste, voire socialiste, de l’ordre industriel, soit
sur une forme d’antichrématistique d’inspiration catholique,
opposant «  l’utile  », nécessaire aux «  nécessiteux  », à «  l’inutile  »,
marqué du signe de la dissipation et du gaspillage, soit même sur une
critique, se réclamant vaguement tantôt d’Adorno, tantôt de
Heidegger, mettant l’accent sur «  l’authenticité  » ancrée dans
l’autonomie du sujet, par opposition à l’inauthenticité du «  désir
mimétique » qui, mû par le « désir du désir de l’autre », plongerait les
personnes aliénées dans l’anonymat du « on ».
Envisagée de cette façon, c’est-à-dire sous sa forme la plus
générale et quasiment transhistorique, la forme tendance pourrait
être rabattue sur le vaste domaine des effets de mode qui, dans une
société déterminée, conduisent les acteurs à se conformer au «  goût
du jour » ou au « bon ton », et à rechercher ce qui est « en vogue »,
«  à la page  », ou du «  dernier cri  », ceux qui prétendent à la
«  reconnaissance sociale  » imitant ceux qui sont censés l’avoir
obtenue. Ces effets ont été particulièrement perçus et aussi décriés ou
ridiculisés dans les lieux et dans les périodes où l’ordre social paraît
suffisamment mouvant pour que des acteurs essaient d’en infléchir
les contours en modifiant leur façon d’être, de vivre et de se montrer
aux autres, c’est-à-dire, particulièrement, quand le déplacement des
flux monétaires semble mettre en cause les appartenances statutaires.
C’est le cas lorsqu’un groupe jusque-là subalterne cherche à se
hausser au niveau du groupe dominant, comme en témoigne, par
exemple, l’abondante littérature qui, particulièrement, aux  XVIIe et
e
XVIII  siècles a pris pour cible, soit les efforts des bourgeois pour imiter
les nobles, soit la fièvre indissociablement imitative et distinctive qui
se développait dans ces microsociétés qu’étaient les sociétés de cour,
entre des personnes confinées et de rang différent, qui toutes
tentaient de modifier leur position en captant la faveur du prince.
Toutefois, la forme tendance ne peut pas être associée seulement
aux processus mimétiques et distinctifs qui se développent au sein des
élites. Nous ne parlerons de forme tendance proprement dite que
lorsque la propension à suivre «  la tendance  », qui a un caractère
quasi anthropologique, s’articule au capitalisme, c’est-à-dire lorsque
des acteurs se dotent d’instruments spécifiques pour la canaliser en
vue du profit. Ces instruments permettent notamment de déplacer la
force accumulée par des personnes en raison de leur célébrité sur des
marchandises pour en augmenter le prix et d’inciter des demandeurs
potentiels à l’acquitter, ce qui est l’une des tâches du marketing qui,
d’après Peter Drucker, a pour vocation de « créer le client ».
Ce mouvement, qui accompagne l’essor du capitalisme, s’amorce
à partir de la seconde moitié du XVIIIe  siècle qui voit se transformer,
d’un côté, les dynamiques de différenciation sociale et, de l’autre, la
fabrication et la circulation des marchandises dont la dimension
sémiotique est de plus en plus souvent explicitement prise en compte
par ceux qui en font commerce et par ceux qui les acquièrent. La
constitution de la forme tendance, à la fin du XVIIIe  siècle et au
e
XIX  siècle, que viendra systématiser et amplifier le développement du
marketing, a pu ainsi être associée à un double mouvement de
diversification et d’unification des dispositifs de fabrication et de
commercialisation. On assiste, d’un côté, à la formation d’une
économie du «  luxe  » qui ne se confond pas avec la confection de
produits très coûteux destinés à une petite élite, mais qui concerne la
prolifération de choses dont le prix est décroché de leur utilité stricto
sensu. L’accroissement de la consommation, surtout en contexte
urbain, s’accompagne d’une diversification des techniques de
fabrication et des chaînes de valeur qui tendent à séparer de plus en
plus nettement les biens d’exception et les biens, en partie similaires,
auxquels accèdent des couches urbaines en voie d’ascension sociale 7.
Ces derniers, fabriqués en séries plus longues, sont souvent des
imitations des premiers. Tandis que les objets d’abord destinés à une
élite sont fréquemment importés (comme l’est la porcelaine
chinoise), ou dérivés de matières premières importées, les biens
destinés à un public plus étendu s’en inspirent en les interprétant de
façon à pouvoir les fabriquer dans le pays où ils seront vendus,
souvent avec des matériaux de substitution d’origine locale 8. Mais
cette diversification des dispositifs de fabrication des objets va aussi de
pair avec des processus d’unification d’ordre sémiotique, qui se
manifestent par la migration des valeurs différentielles associées aux
choses depuis l’économie des biens de luxe vers celle des biens plus
courants. Surtout s’ils sont produits de façon industrielle et que leur
commercialisation repose sur des réseaux de vente assez étendus
— ce qui est de plus en plus souvent le cas —, les biens de luxe sont
en quelque sorte aspirés vers ce que Cissie Fairchilds appelle le
populuxe 9 pour désigner les biens destinés à la petite et moyenne
bourgeoisie urbaine du XVIIIe siècle (vaisselle, bonneterie, etc.) et qui,
fabriqués en grand nombre par des artisans qui se copient les uns les
autres, sont relativement uniformes sans que leur fabrication mette
encore en œuvre des techniques de standardisation à proprement
parler.
Plus précisément, la formation de cycles de la marchandise qui
pivotent sur la relation à la tendance tend à dévoiler le caractère
transitoire des différences introduites d’abord par l’intermédiaire du
commerce du luxe et qui peuvent être dénoncées comme
« artificielles » ou « arbitraires ». Le fait de mettre l’accent sur le cycle
dans son entier tend surtout à banaliser les produits de luxe qui se
trouvent alors exposés au risque d’être mis sur le même plan que des
produits plus ordinaires porteurs des mêmes différences, en tant que
les uns et les autres ne constituent que deux moments d’un même
cycle.
La dimension la plus pertinente de la forme tendance est donc,
sous ce rapport, de prendre en charge et d’anticiper le cycle de vie
non seulement des produits, en tant qu’entités matérielles, mais
surtout des différences dont ils sont les supports. En effet, considérée
sous l’angle de la forme tendance, la production ne concerne pas
seulement la confection des choses. Elle concerne aussi ou surtout la
création et la gestion de différences susceptibles d’être déposées sur
des choses diverses et dont le déplacement, qui suit un rythme
variable, va de choses produites en petites quantités et vendues à des
prix élevés à des personnes fortunées, vers des choses produites en
série et vendues de moins en moins cher. Au temps t1, les objets sur
lesquels de nouvelles différences sont introduites sont coûteux
précisément parce qu’ils portent l’exclusivité de ces différences,
même si leur coût est également souvent justifié par une qualité
supérieure du support (ce qui pointe vers la forme standard). Au
temps t2, t3, tn… les différences introduites au temps t1 se déplacent
sur des objets moins coûteux, proposés à un large public, tandis que
de nouvelles différences font leur apparition, ce qui marque la
formation d’un nouveau cycle. Ces processus temporels suscitent une
rotation rapide de marchandises dont l’obsolescence n’est pas le
résultat d’une usure matérielle, mais celle d’une usure sémiotique.

LA STRUCTURE DE LA FORME TENDANCE

Comme nous l’avons fait pour la forme standard et pour la forme


collection, nous chercherons à déployer la forme tendance dans un
espace dessiné à l’intersection de deux axes. Soit, premièrement, un
axe de présentation différentielle, qui exprime la modalité selon
laquelle les choses sont mises en valeur de façon à être différenciées
de choses apparemment similaires afin de les rendre plus
difficilement substituables ; et, deuxièmement, un axe de la puissance
marchande qui se rapporte à la façon dont a des chances d’évoluer,
quand le temps passe, le prix de la chose justifié par la valeur qu’on
lui reconnaît. Nous commencerons par l’axe de la puissance
marchande qui joue, dans cette forme, un rôle central.
Le présent est, dans la forme tendance, la dimension temporelle
fondamentale. Un objet peut être dit tendance quand il s’inscrit dans
la réalité du moment. Mais ce présent est pris dans un flux temporel
constant orienté du passé vers le futur, en sorte que temps passé et
temps futur se trouvent également inscrits, en filigrane, dans le
présent, sous la forme d’une rémanence ou d’une trace dans le cas du
passé, et sous celle d’une anticipation ou d’une prémonition dans
celui du futur. On peut donc opposer, à la gauche de l’axe horizontal,
les objets qui tout en étant là, dans le présent, sont, en quelque sorte,
tirés vers le passé, et déjà dépassés, aux objets, situés à la droite de
l’axe, dont la présence est happée par un futur dont ils annoncent la
venue. Ce sont, par excellence, ces derniers qui peuvent être qualifiés
d’objets tendance.

É
SCHÉMA STRUCTUREL DE LA FORME TENDANCE

La présentation narrative prend en charge la différenciation. Les


choses étant mises en valeur par référence à des personnes, l’accent
est mis sur une (ou plusieurs) différence(s) spécifique(s) dont la
chose est porteuse, qui la rapproche(nt) d’autres choses actuellement
possédées ou convoitées par des personnes qui sont elles-mêmes
attractives, c’est-à-dire par des personnes auxquelles ceux à qui ces
choses sont proposées voudraient ressembler. C’est en connaissant ce
que sont les personnes qui apprécient la chose que l’on connaît la
chose. À la différence de ce que l’on a observé dans le cas de la forme
collection, la narrativité est orientée, non vers le passé, mais vers le
présent. Les personnes dont la proximité enrichit la chose proposée
sont bien vivantes. On pourrait les croiser dans la rue ou même les
connaître personnellement si elles n’appartenaient pas à un autre
monde, celui des stars par exemple 10. C’est la raison pour laquelle la
référence aux personnes dont la force sociale se reporte sur les choses
passe non seulement par un récit, mais aussi par la photographie ou
par le film qui, en les rendant visibles, captées parfois jusque dans
leur «  quotidien  », accroît, en quelque sorte, la réalité de leur
présence (cachée) parmi nous. C’est parce qu’elles sont associées à
des personnes qui, tout en étant plongées dans des groupes dont elles
concentrent et manifestent la force, sont néanmoins des êtres
singuliers que les différences peuvent être multipliées presque
indéfiniment et être, en quelque sorte, singularisées. Dans le cas de la
forme tendance, c’est donc toujours la dernière différence qui fait
toute la différence (porter la même montre, c’est-à-dire la montre de
même marque et de même modèle, que telle star américaine dans
l’avion qui la conduit au festival de Cannes, etc.). «  Être à la mode,
c’est être à la dernière mode  », remarquait déjà Bourdieu 11. Il est
ainsi probable que les changements d’orientation qui s’imposent
parmi les publicitaires vers le milieu des années 1980 sont liés à
l’importance croissante d’annonces, prenant surtout appui sur la
photographie ou le film, portant sur des choses dont la mise en valeur
fait appel à la forme tendance. Tandis que les annonces publicitaires
orientées vers la mise en valeur d’objets standard prétendaient
«  informer le consommateur en lui présentant les qualités du
produit  », le nouveau style publicitaire, qui fait appel à des
photographes ou à des cinéastes de renom, entreprend de substituer
« le spectacle » à « l’information » en éveillant « l’imaginaire », dans
une «  logique de la séduction  », en mettant en scène des
« célébrités », en créant des « atmosphères » et en jouant du « second
degré 12 ». Le renforcement des différences, qui font la spécificité de
la chose célébrée, est ainsi déplacé de l’objet lui-même vers les
personnes et les contextes supposés être en affinité avec le bien dont
la publicité entend promouvoir la vente. Des différences
apparemment secondaires ou infimes prennent ainsi un relief
considérable.
Mais ces petites différences, qui suffisent à rendre un objet
insubstituable à tout autre, sont aussi les dernières différences parce
qu’elles ont une dimension temporelle, ne serait-ce que dans la
mesure où les personnes d’élection sont supposées être entourées de
choses modèles surgies de l’imagination de «  créateurs  » ou de
designers, dont elles seraient les premières à bénéficier. C’est le
croisement entre la façon dont la forme tendance met en valeur les
objets, par une narration et une imagerie qui convoque des êtres
humains, et sa dimension temporelle, qui rend compte de l’une de
ses spécificités qui est de prendre appui à la fois sur le mimétisme
—  être semblable à cette personne élective et, en même temps, à
toutes les personnes ordinaires, si on peut dire, qui, voulant aussi lui
ressembler, sont vraiment «  à la page  » — et la distinction —  se
détacher de la grande masse de ceux qui, n’étant pas à même de
suivre la tendance, paraissent définitivement largués. La tension entre
mimétisme et distinction est prise en charge, dans le cas de la forme
tendance, par l’importance qu’y joue la notion de style. En effet, la
référence au style autorise un ensemble vaste d’interprétations et de
variations pouvant s’étendre jusqu’à la customisation, qui constitue,
dans le cas de la forme tendance, la façon de répondre à la demande
d’authenticité prêtée aux acheteurs. En customisant les choses dont
ils s’entourent, les consommateurs sont censés pouvoir à la fois être
dans la tendance, ou même l’anticiper, tout en combinant de façon
originale les objets tendance qu’ils acquièrent de façon à rendre
manifeste ce qu’ils ont de spécifique, et à donner une « image d’eux-
mêmes » en tant qu’ils sont singuliers et par là authentiques, comme
on le voit particulièrement dans le cas de la mode vestimentaire. C’est
la raison pour laquelle le marketing des objets tendance a mis l’accent
sur la plasticité des objets mis en vente qui peuvent être présentés
comme des « plateformes de prosommateur » (prosumer platform), de
façon à faire comme si le consommateur était lui-même un
« créateur » et non le consommateur passif de « produits finis 13 ».
L’axe différentiel de la forme tendance oppose les objets en
fonction du degré auquel leurs propriétés se déterminent par
référence à la tendance, c’est-à-dire en fonction du degré auquel une
dernière différence peut être mise en valeur, à un moment donné,
pour en justifier le prix en les distinguant d’objets similaires sous
d’autres rapports mais desquels cette dernière différence est absente.
À l’extrémité supérieure de l’axe, on trouve donc des objets dont la
qualification met l’accent sur le fait qu’ils sont bien tendance. Et, à la
base de l’axe, des objets qui sont soustraits à la tendance, soit par
ignorance, soit pour s’en démarquer.
Le croisement des deux axes permet de distinguer quatre espaces.
Soit, A (partie supérieure droite du schéma), un espace où se situent
des objets tendance qualifiés de modèles et qui regardent vers le futur.
Ils existent généralement en un nombre réduit d’exemplaires, voire
sous la forme de prototypes, mis en vente à un prix élevé. La
conception et la fabrication de ces objets modèles est prise en charge
par des firmes employant des designers, des concepteurs, des
spécialistes de la mode, etc., agissant souvent sur les conseils
d’agences de tendances ou de «  bureaux de styles  ». Ces agences
fournissent régulièrement à leurs clients, qui appartiennent surtout
aux domaines de la mode, des textiles et des cosmétiques, des
«  cahiers de tendances  » qui sont des «  guides d’anticipations
créatives » pour une période à venir de quelques mois à deux ans 14, et
qui sont présentés dans des salons, lesquels jouent dans ce domaine
un rôle moteur de diffusion de la tendance 15. Ces agences, qui
emploient des stylistes, des coloristes, des photographes et aussi des
sémiologues, voire des sociologues, contribuent à assurer la
coordination entre des fabrications réalisées par des firmes
différentes. Leurs interventions aident à définir les contours de ce
que l’on peut considérer comme étant caractéristique de la tendance
en train de se former, ou de son « esprit », ce qui nourrira à son tour
les descriptions, à la fois langagières et photographiques, offertes à un
large public par les journalistes spécialisés dans le goût, la mode, le
design et le style de vie.
Les objets, généralement coûteux et rares, figurant dans la zone A
du plan se distinguent des objets situés dans sa zone  B (partie
supérieure gauche du schéma) qui, tout en se déterminant également
par référence à la tendance, sont déjà plus largement distribués. Leur
mise en valeur met l’accent sur des différences introduites au temps
précédent et dont la pertinence est supposée être déjà connue par un
nombre plus ou moins élevé de personnes susceptibles de les
acquérir. On peut prendre pour exemple les sacs en cuir tressé
proposés par le maroquinier Bottega Veneta qui sont le symbole de la
renaissance de cette firme (possédée par le groupe Kering). Mais le
style de ces sacs, qui doivent d’abord leur prestige à une bonne
gestion de la visibilité que leur confèrent de nombreux clients
appartenant à la jet-set, est rapidement imité par des concurrents
moins sélects, ce qui en diminue le caractère exclusif et, par
conséquent, la valeur 16. Les objets figurant dans la zone  B du plan
sont généralement proposés à un prix inférieur à celui des objets
figurant dans la zone  A, dont ils peuvent être tenus pour des
imitations, jugées souvent imparfaites. Ils présentent bien la
différence qui fait —  ou a fait  — tendance mais, d’une part, ils lui
donnent une visibilité trop évidente et quasi ostentatoire et, d’autre
part, cette différence est incorporée dans une chose qui, envisagée
sous d’autres rapports, n’a pas les qualités des objets sur lesquels la
dernière différence a d’abord été rendue manifeste. Par exemple, la
forme peut être similaire mais la matière différente. C’est le cas, par
exemple, d’un blouson noir de type perfecto, qui a été adapté par
une marque réputée et façonné en cuir d’agneau (au lieu du cuir de
taureau ou de vachette dont étaient faits les anciens blousons de
bikers), et qui s’est trouvé par la suite reproduit en matière plastique.
De tels objets peuvent être dévalués en étant qualifiés de simili (un
terme devenu un concept dans le travail de Pierre Bourdieu 17) et être
jugés vulgaires du fait notamment de leur grande diffusion à bas prix.
Tout en se voulant actuels, ils ne sont pas loin d’être dépassés.
Dans les zones  C et  D du schéma, on trouve des objets soustraits
aux exigences de la tendance, mais selon des modalités très
différentes dans les deux cas. Dans la zone C figurent des choses qui,
considérées sous le rapport de la tendance, peuvent être jugées
vraiment dépassées ou « ringardes ». La mise en valeur de ces choses
pourra prendre appui sur de nombreux arguments (par exemple sur
leur caractère robuste ou confortable dans le cas de pantalons de
velours côtelé à revers), mais en ignorant la question de savoir si elles
sont ou non tendance, une question non pertinente dans ce contexte
d’échange. Dans la zone D (orientée vers le futur) figurent des choses
qui, sans être tendance, se déterminent néanmoins, à la différence de
ce que l’on observe dans la zone  C (orientée vers le passé), par
référence à la tendance, mais cette fois pour s’y soustraire, la
contester ou la dépasser. On peut dire de ces objets qu’ils se veulent
contre-tendance. C’est dans cette zone que l’on peut situer des
choses, n’existant souvent qu’en un seul exemplaire, mises en valeur
en tant qu’elles seraient absolument originales, à nulles autres
pareilles, dont l’existence témoignerait de la spontanéité créative de
ceux qui les ont conçues, façonnées ou choisies en n’obéissant qu’à
leur propre fantaisie —  qu’il s’agisse d’artistes, de créateurs ou de
dandys. Ces derniers vont d’ailleurs souvent chercher leurs idées en
se penchant sur des choses désuètes ou passées de mode (des choses
figurant dans la zone  C du plan), soit qu’ils les adoptent et les
modifient en les customisant pour y déposer des marqueurs
personnels, soit qu’ils s’en inspirent pour créer de nouveaux objets
qui tout à la fois « leur ressemblent » et font, comme on dit, « un clin
d’œil  » vers ces choses d’autrefois devenues désuètes. C’est souvent
des objets de ce genre qui, le temps ayant passé, viendront prendre
place dans des collections.
Mais ces objets, dont la visibilité est assurée par leur présence près
de la personne de ceux qui les ont faits leurs, présence qui, lorsque
ces derniers sont des gens connus, est souvent relayée par les médias
attentifs au goût et au style de vie, peuvent à leur tour servir de
modèle aux concepteurs, designers, journalistes et surtout aux
experts des agences de tendances qui s’en inspirent pour orienter et
coordonner l’activité des firmes spécialisées dans la fabrication et la
commercialisation d’objets tendance (zone  A du plan). L’activité de
«  veille  » des agences de tendances profite de la «  dérive  » de
« tendanceurs » qui « suivent l’actualité, voyagent beaucoup, traînent
dans les rues, les musées et les cafés, bref, un peu partout pour
“stalker” l’air du temps 18 » mais aussi d’entretiens avec des « créateurs
de mode  », avec des personnalités de «  l’art contemporain  » et des
«  milieux d’avant-garde 19  ». Au cours de ce transfert, des objets
singuliers et contre-tendance sont réinterprétés par des spécialistes de
la mode, du design et du marketing dont le travail consiste à créer des
prototypes susceptibles de conserver la composante d’authenticité qui
dérive de la relation entre l’objet originel et une personne singulière,
tout en étant adaptés aux contraintes d’une production plus ou
moins industrialisée (et souvent externalisée) allant de la série courte
à la grande série 20. C’est un mouvement similaire qui conduit à
alimenter la recherche de nouvelles tendances en puisant dans les
réserves d’objets vintage, c’est-à-dire en se tournant vers le passé et,
par là, en forgeant un compromis avec la forme collection. L’objet
tendance, parce qu’il est nouveau, se dote alors d’une histoire. Il faut
préciser que l’attraction qu’exercent les objets vintage sur la forme
tendance est double du fait du tropisme de cette forme pour la
jeunesse. La référence au vintage ancre à la fois la chose dans le passé
et dans le futur parce que, pour des raisons qui ne sont pas seulement
économiques, les jeunes, urbains et branchés, s’entourent d’objets
trouvés dans des vide-greniers, des brocantes ou des boutiques de
fripe, ce qui est la forme actuelle de l’intérêt que manifestaient André
Breton et les surréalistes pour les marchés aux puces, intérêt qui
prolonge la passion pour le «  bric-à-brac  » des romantiques (à
laquelle Nerval fait référence à la fin de Sylvie 21).
Cette esquisse d’analyse suggère que le mouvement général qui
anime la forme tendance peut être exprimé non par une diagonale
allant des objets peu différenciés et jetables aux objets très
différenciés et robustes — comme dans le cas de la forme standard —
mais par un cercle symbolisant la façon dont la dimension
temporelle, centrale dans cette forme, structure les flux de choses
différenciées et les transferts de tendances qui traversent les
différentes zones du plan. Si l’on part de la zone A située en haut et à
droite du plan (les nouveaux objets tendance) on voit ainsi les
transferts s’opérer vers la zone B située en haut et à gauche (les objets
toujours tendance mais grand public ou vulgaires) puis s’enfoncer,
avec le temps, dans les enfers de la zone C (les objets ringards), dans
lesquels artistes, créateurs ou dandys pourront aller puiser des
éléments pour nourrir leur inspiration et choisir des objets qu’ils
customiseront ou inventer des choses à leur convenance et à leur
ressemblance (zone D) ; autant d’objets singuliers qui pourront à leur
tour être investis par les spécialistes tendance de la zone  A et leur
servir de modèle, en introduisant au moins une différence nouvelle,
pour créer des prototypes susceptibles à la fois d’incarner l’esprit
tendance du moment, dans ce qu’il a de particulier, et d’être
fabriqués et commercialisés en série.

LES CONTRAINTES ÉCONOMIQUES
DE LA FORME TENDANCE

Dans la forme tendance, les coûts de production de la chose (plus


ou moins répercutés dans le prix) sont, avant tout, des coûts de
production du métaprix de la chose, c’est-à-dire les coûts intervenant
en différents points de la chaîne de valeur qui vont permettre de
forger des arguments pour justifier les prix les plus élevés possible (les
prix d’acceptabilité) et leur diversification en fonction des publics
visés. Ces coûts incluent le marketing, la recherche et l’identification
des tendances actuellement marquantes, ainsi que les coûts de
détermination et de stimulation de tendances émergentes non encore
identifiées par des concurrents. Ces coûts sont des coûts de publicité
et, plus largement encore, de relations publiques  : organisation
d’événements, de salons, de fêtes, et peut-être surtout des coûts afin
d’orienter, voire de contrôler, les médias, notamment par l’achat
d’espaces publicitaires, comme cela est souvent le cas pour la presse
consacrée à la mode et à la décoration, et dont les auteurs des pages
rédactionnelles veillent en général à ne pas froisser les annonceurs
des pages publicitaires. Mais il s’agit aussi de frais engagés pour
prévoir, et façonner les « tendances de demain ». Ils peuvent servir à
payer des « créateurs » et des artistes, ainsi que les services d’agences
de tendances dont on pense qu’ils sauront prévoir le futur des
tendances parce qu’ils les font.
Il est donc fréquent que, dans le métaprix proposé d’un produit
tendance, les coûts de fabrication matérielle de la chose soient très
faibles au regard des coûts de marketing, de publicité, de relations
publiques et de mise en place et d’entretien des réseaux de
distribution. Par exemple, les fabricants d’objets tendance relevant de
la « culture de l’apparence » (vêtements, bijoux, mais aussi montres,
voire voitures) les offrent souvent, en début de cycle, à des
« vedettes » ou à des « stars », de façon à ce que ces dernières soient
vues et surtout photographiées dans une contiguïté physique avec ces
objets.
Il faut noter en outre que, dans le cadre de la forme tendance,
l’écart de prix qui sépare la chose tendance d’autres choses plus ou
moins équivalentes sous le rapport de la fonctionnalité et de l’usage
fait partie des différences attachées à la chose qui interviennent dans
sa mise en valeur. Le prix devient un argument pour justifier le prix,
ce qui tend à annuler la distinction entre valeur et prix. Dans cette
forme, le prix n’est donc pas le résultat ex post d’une appréciation du
produit tenant compte de ses coûts de production plus la marge de
profit espérée, mais constitue, par soi, une des qualités intrinsèques
du produit. La capacité qu’a une chose de s’ajuster à des manques (et
de les susciter) croît en fonction du prix de cette chose, ce qui est une
conséquence du mimétisme, observable aussi —  comme l’a montré
André Orléan  — dans le cas des produits financiers quand leur
circulation prend un tour strictement spéculatif 22. Dans ces différents
cas de figure, la demande ne tend pas à diminuer quand le prix
augmente et à augmenter quand le prix baisse. Elle tend au contraire
à augmenter quand le prix augmente, puisque le prix de la chose fait
partie de ses qualités qui stimulent la demande.
Mais ce processus est éminemment temporaire. La distinction
entre le neuf —  qui consacre le fait de n’avoir pas encore été
utilisé  — et l’occasion, centrale dans la forme standard, a pour
équivalent, dans la forme tendance, celle entre le nouveau — au sens
où la chose vient d’apparaître — et le soldé. Le prix auquel les choses
soldées sont mises en vente est affiché accompagné d’un autre prix
qui est celui de ces mêmes choses quelques mois auparavant, quand
elles étaient au fait de la tendance, et qui, n’étant là que pour
marquer la différence avec le prix soldé, se trouve dès lors être un
métaprix.
Lorsque ont lieu les soldes, la boutique de vêtements de semi-luxe
cesse de se présenter, pendant quelques semaines, comme «  un
univers de service personnalisé et de décor précieux  » pour se
transformer en « un univers d’entrepôt et de libre-service », en même
temps que se modifie le «  niveau social  » d’une grande partie de la
clientèle 23. La multiplication des soldes, y compris dans le cas d’objets
se présentant comme relevant du «  luxe  » (vêtements, cosmétiques,
accessoires de mode, arts de la table, linge de maison, etc.), va de pair
avec la diffusion des techniques de discount, systématisées par le
marketing, qui sont, dans ces créneaux, apparues aux États-Unis vers
le milieu des années 1970. Les grandes marques comme Ralph
Lauren ont multiplié les magasins d’usine (outlets) (146, en 2007)
dont le nombre devient plus important que celui des boutiques (105).
Ce canal de distribution représentant jusqu’à 30  % des ventes dans

É
l’industrie du luxe, est en rapide progression aux États-Unis, en
Europe mais aussi à Taïwan et au Japon. Toutefois, le risque pour les
marques qui tirent parti de la forme tendance, surtout quand elles se
rattachent à l’univers du luxe, est, si elles cherchent à étendre leur
aire de distribution pour bénéficier à la fois de marges importantes
sur chaque unité vendue et d’un accroissement du nombre d’unités,
de se trouver ramenées dans le champ de la production standard et
de voir diminuer les profits qu’elles tirent de leurs différences. Ce fut
par exemple le cas quand, dans les années 1970, des marques de
haute couture, comme Dior et surtout Pierre Cardin, ou en Italie,
Valentino, utilisèrent le procédé des « licences » pour se lancer dans
la distribution de «  produits dérivés  », portant leur sigle, produits
parfois proches de leur «  cœur de métier  » (comme des bas ou des
parfums) et parfois fort éloignés (comme des lunettes ou des
briquets), ce qui eut pour effet d’éroder leur prétention à
l’exceptionnalité 24.
L’objet tendance a rarement l’identité et la stabilité, reposant sur
une assise juridique, qui caractérisent le prototype dans la forme
standard, et les différences qui font sa spécificité (les dernières
différences) doivent pouvoir être réappropriées, et/ou réinterprétées,
quand bien même elles seraient protégées par des brevets ou des
dépôts de modèles, par des confectionneurs qui les déposent sur des
objets meilleur marché fabriqués en grande série. La tendance est de
l’ordre du style qui, comme on le voit dans les domaines de la création
artistique ou littéraire, peut être adopté par tous ceux qui sont en
mesure d’en percevoir l’intérêt et la nouveauté et de s’en inspirer
pour engendrer des variantes en nombre, a priori, illimité, sans
tomber pour autant sous l’accusation de «  plagiat  ». Ainsi, par
exemple dans le cas de la mode, un « style gothique » sera caractérisé
par « un faisceau d’influences diverses » comprenant « un assemblage
de matières (le velours, la dentelle), de couleur (le noir), de motifs
(le tartan d’origine écossaise) et des références culturelles à d’autres
mouvements tels que le punk ou la new wave 25 ». C’est d’ailleurs parce
que les styles peuvent être facilement imités que la durée de vie active
des tendances est de courte durée, ces dernières devant sans cesse
être modifiées par les concepteurs de tendances afin de prendre de
court les efforts déployés par des concurrents pour s’en saisir, en les
adaptant aux moyens de production dont ils disposent et surtout au
prix auquel ils entendent les proposer en fonction du seuil
d’acceptabilité des publics visés. Aussi, chacun des styles portés par
une tendance doit-il devenir plus ou moins démodé avant même qu’il
ne soit réapproprié par des marques dont le profit dépend du
nombre d’exemplaires vendus et qui, de ce fait, entendent le rendre
accessible à la masse des demandeurs potentiels.
Les grandes marques qui tablent sur la tendance profitent
toujours, au moins en début de processus, d’une rente de différence.
Mais cette dernière tend à s’estomper quand la production s’accroît
(zone B du schéma) et que le style qui fait la tendance est repris par
de petites entreprises disposant d’une grande flexibilité favorisant des
adaptations rapides, comme ce fut le cas, pour la mode, dans le
quartier du Sentier à Paris dans les années 1980, selon des modalités
reprises aujourd’hui sous une forme industrielle par des circuits de
distribution globaux dépendant de grandes firmes comme Zara, H &
M ou Benetton, nées dans les districts novateurs de la troisième
Italie 26. Mais les marques sont aussi, dans le même temps, confrontées
à l’apparition de nouvelles différences pertinentes déposées sur des
choses existant sous forme de modèle ou réalisées en très petite série
par des créateurs de tendances (zone A du schéma).
Du fait de la rapidité des cycles de distribution, la forme tendance
génère, plus encore que ce n’est le cas de la forme standard, une
quantité énorme de déchets. On pourrait même dire qu’elle marche
aux déchets, puisqu’il appartient à sa logique de rendre démodées
(«  importables  » dans le cas des vêtements) des choses qui, sous le
rapport de la fonctionnalité et de l’usage, pourraient parfaitement, et
pour longtemps encore, donner satisfaction à leurs utilisateurs. C’est
la raison pour laquelle la forme tendance a pu devenir le symbole du
gaspillage dont la «  société de consommation  » est accusée d’être
responsable, et la principale ligne de mire des critiques qui lui sont
adressées.
Dans le cadre d’une économie où la forme tendance joue un rôle
important, le travail incorporé à la chose se décompose en deux
fractions très différentes. Premièrement, un travail de confection qui
peut être dans une large mesure externalisé dans les pays à bas
salaires, selon des procédures proches de la fabrication industrielle
d’objets standard, ou même, comme on le voit dans le cas des
vêtements fabriqués dans les pays disposant d’une main-d’œuvre
travaillant dans des fabriques gérées de manière quasi esclavagistes
(comme c’est le cas du Bangladesh 27) d’une façon qui évoque la
proto-industrialisation des sociétés occidentales 28. Deuxièmement, un
travail de détermination des différences qui feront la tendance puis
d’exploitation de ces différences, c’est-à-dire de production des
manques que ces choses viendront combler. C’est la raison pour
laquelle, dans les pays où sont basées les firmes qui occupent le centre
de ces économies, le travail dit «  immatériel  » peut jouer un rôle
prépondérant, entretenant la croyance, largement illusoire, selon
laquelle ces sociétés seraient devenues « postindustrielles ».
Les travailleurs de la tendance doivent, en effet, avoir des
caractéristiques qui les prédisposent à mener à bien le genre de
tâches pour lesquelles ils sont payés. Ils doivent, pour la plupart
d’entre eux, avoir reçu une formation universitaire à la fois dans le
domaine de la gestion et du commerce et dans celui de la littérature,
du goût ou des arts. Mais ils doivent également disposer d’atouts d’un
autre ordre qui, étant corporels ou incorporés, peuvent difficilement
être qualifiés d’«  immatériels  », car les corps humains ne sont pas
moins dépendants de l’ordre de la matière que ne le sont les choses,
telles que la jeunesse, la beauté 29 ou les bonnes manières. C’est une
des raisons pour lesquelles ils sont souvent issus de l’ancienne
bourgeoisie entrepreneuriale ou des «  capacités  », voire de la
noblesse. Ils doivent surtout vivre dans des lieux et des milieux où de
nouvelles tendances ont des chances d’émerger. C’est, par exemple,
la raison pour laquelle les personnes hautement qualifiées employées
par les grandes firmes vivent plutôt dans les ensembles confortables
qui jouxtent les quartiers d’affaires quand ils sont spécialisés dans la
gestion, la finance ou l’informatique, mais plutôt dans les quartiers en
voie de gentrification, particulièrement, à Paris, dans les quartiers du
nord ou de l’est de la métropole, quand leurs tâches professionnelles
sont plutôt orientées vers des questions de goût, de mode, de design,
ou de communication 30. Ces « tendanceurs » doivent en effet évoluer
dans un environnement où ils peuvent sentir la tendance pour ensuite
s’en saisir et la mettre en forme de façon compatible avec les
possibilités organisationnelles et financières des firmes qui les
emploient. C’est aussi la raison pour laquelle ces dernières cherchent
à renouveler leurs collaborateurs en puisant continuellement parmi
les plus jeunes, supposés porter en eux la tendance de demain.
Si l’on se tourne maintenant du côté des profits, on observe des
cycles de profits qui accompagnent les migrations souvent très rapides
des différences qui font tendance. Dans la zone  A du schéma, la
marge bénéficiaire peut être très importante. Mais elle est aussi
tributaire d’aléas qui peuvent être eux-mêmes de grande ampleur. Il
peut s’agir premièrement d’une incertitude radicale (comme c’est
aussi le cas dans les mondes de l’édition 31 ou du cinéma) quant à la
réussite potentielle des nouvelles différences introduites qui peuvent
ne pas être adoptées et ne pas faire tendance. La gestion de cette
incertitude dépend elle-même, pour une part, de la qualité de
l’estimation qui est faite du cycle de la tendance. Une nouvelle
différence peut ne pas être une aubaine parce qu’elle est introduite
trop vite, alors que la productivité des différences antérieures n’est
pas encore épuisée, ou trop tard, quand d’autres différences
proposées par des concurrents ont déjà pris le dessus.
Mais il peut s’agir aussi d’une estimation incorrecte des
disponibilités de revenus des riches du monde entier et des usages
qu’ils sont disposés à faire de leur argent. C’est ainsi, par exemple,
que la campagne anticorruption menée par les autorités chinoises en
2013-2014 a pu faire chuter d’environ 30  % la vente en Chine des
parfums et des spiritueux vendus sous la marque « France ». Dans le
cas des industries du luxe vendant des produits dont la mise en valeur
repose, pour une part importante, sur la forme tendance, la nécessité
de faire face à cette incertitude est une des raisons, d’une part, de la
concentration et de la financiarisation croissantes de ces filières et,
d’autre part, de leur enracinement familial. D’un côté, les marques
doivent être adossées à des groupes disposant de ressources
financières puissantes pour soutenir les coûts des stratégies
d’obsolescence provoquée, pour faire face aux échecs que rencontre
le lancement de nouveaux produits et pour tâcher de contrôler les
réseaux de distribution malgré les pertes possibles 32. D’un autre côté,
l’exigence de flexibilité, tirée par la nécessité de prendre des
décisions stratégiques rapides, favorise une forme d’intégration
familiale qui garantit la cohésion et la constance d’une autorité se
présentant comme collégiale 33. Ces structures familiales sont aussi
une des raisons pour lesquelles l’industrie du luxe s’est
particulièrement développée en Europe car elles permettent une
solidarité capable de supporter des pertes plusieurs exercices de suite
avant de réaliser des bénéfices importants, à la différence
d’actionnaires exigeant un profit immédiat et constant.
Plus généralement, une économie dépendant surtout de la forme
tendance a un caractère parasitaire par rapport aux économies
directement industrielles, fondées sur l’exploitation du travail ouvrier.
Sa prospérité dépend d’une multiplicité de facteurs globaux qu’elle
peut difficilement contrôler et même estimer. La relation à
l’incertitude est, dans ce type d’économie, à la fois au principe de
profits qui peuvent être considérables, quand une opportunité
tendancielle a été saisie avant qu’elle ne le soit par des concurrents, et
de pertes importantes, quand la possibilité d’exploiter rapidement
une nouvelle tendance a été mal estimée.
Enfin, la nécessité de produire un flux constant de marchandises
différenciées, et d’introduire sans cesse de nouvelles différences à
succès, en intervenant dans un champ très tendu de concurrence
pour l’affirmation et la marchandisation de la dernière différence
appréciable, met les firmes dont la prospérité et même la survie
reposent sur la forme tendance dans une tension permanente. Elles
sont condamnées à être le plus flexible possible, pour faire face aux
incertitudes dont dépend le profit. Cette tension ne concerne pas
seulement les investisseurs. Elle est pour une grande part répercutée
sur ceux qui assurent le travail de création ou d’exploitation des
tendances dans les pays où le cœur des firmes tendance est implanté.
Ces collaborateurs indispensables sont largement condamnés à
occuper des emplois passagers et précaires, quand ils ne sont pas free-
lance ou auto-entrepreneurs, la masse salariale constituant, dans ce
type d’économie, la principale variable d’ajustement permettant aux
firmes de faire face aux aléas dont dépendent à la fois leurs succès et
leurs échecs.

DE LA FORME TENDANCE À LA FORME COLLECTION

Les propriétés économiques de la forme tendance que nous


venons d’évoquer rapidement, particulièrement manifestes dans le
cas de l’économie du luxe, permettent, au moins pour une large part,
de comprendre les raisons qui ont suscité l’importance accrue
accordée à la forme collection. Pour le dire vite, le recours à la forme
collection a permis d’atténuer certaines des contradictions qui pèsent
sur la forme tendance. C’est-à-dire, d’une part, de stabiliser une
économie fondée sur la mise en valeur de la dernière différence et
par là constamment menacée par le caractère cyclique des bénéfices
qu’elle permet d’engranger, d’autre part, d’accroître la dignité, ou la
grandeur, d’activités souvent condamnées pour leur futilité et, avec la
montée d’une sensibilité respectueuse de l’intégrité
environnementale, en raison de l’océan de déchets qu’elles génèrent.
Comme nous l’avons vu à propos des liens importants entre la forme
collection et l’économie du luxe, les choses les plus labiles et les plus
transitoires, comme le sont les colifichets qui font la mode, purent se
trouver associées à des objets valorisés pour leur caractère ancestral et
leur grandeur patrimoniale. Les premières, mises en quelque sorte
sur le même plan que les seconds, se sont vues ainsi lestées d’un poids
d’immortalité, dont l’ampleur dignifiait les firmes d’où elles étaient
issues, qui pouvaient se prévaloir à leur tour d’une sorte d’ancestralité
dans l’univers mouvant des marques, auquel les déplacements de plus
en plus rapides du capital conféraient pourtant un caractère
éminemment chaotique. Quant aux déchets, le fait que certains
d’entre eux, même s’ils ne constituent qu’une part infime de la
marchandise mise au rancart, puissent être réhabilités et
collectionnés, voire exposés dans des musées, tend à accréditer l’idée
que les firmes du luxe travailleraient pour l’éternité, et qu’elles
viendraient grossir le « patrimoine national ».
Ce qu’on appelle le luxe, dans son expression moderne, c’est-à-
dire depuis que le développement de la production industrielle a
contraint le luxe à se redéfinir par référence à la forme standard et en
opposition avec elle (un peu à la façon dont l’apparition de la
photographie a suscité une redéfinition de la peinture), est en effet
pris dans une contradiction. D’un côté, il doit maintenir un ancrage
dans la tradition, c’est-à-dire dans ce que l’on pourrait désigner par
cet oxymore, un passé intemporel, pour se distinguer de la
production industrielle courante. Mais, de l’autre, il ne peut
échapper à la logique de la forme tendance qui se caractérise, au
contraire, par une temporalité marquée par des cycles de plus en plus
courts à mesure que la puissance de l’industrie et l’étendue des
réseaux de distribution permettent une rotation croissante de la
production et des produits.
Le luxe et les contraintes de la forme tendance,
du point de vue du marketing
«  La marque devra définir son “luxe” propre, c’est-à-dire sa manière d’être
compétitive comme marque de luxe, en précisant à la fois la norme dont elle entend
s’écarter et les différentiels sur lesquels cet écart va s’appuyer » (M2, p. 29).
«  […] une des conditions d’existence de la marque est la différenciation de son
identité. Cela implique que cette marque existe en relation à d’autres marques dont elle
se différencie » (M2, p. 233).
« Dans l’industrie du luxe, il faut donc toujours rester en phase avec les tendances
artistiques et esthétiques de la société » (M2, p. 59).
«  Une marque de luxe s’en sortira mieux si elle crée la mode plutôt qu’elle ne la
suit » (M1, p. 85).
« […] la difficulté, c’est que les produits de grande consommation améliorent au fur
et à mesure la qualité de leurs packagings. Les produits de luxe doivent maintenir la
distance et s’améliorer sans cesse » (M2, p. 58).
« D’une part, le luxe opère, entre autres, comme distinction sociale : il est le signe
d’une pratique réservée aux happy few —  et donc, qui se soustrait à la masse. En
même temps, le luxe contemporain est porté par les marques, et celles-ci restent liées à
des logiques de volume de production et de distribution produits. Comment, dès lors,
produire de la distinction en série  ? Tel est le dilemme qui se pose aux marques de
luxe » (M2, p. 10).
« Il est très facile aussi de passer d’une situation de rentabilité à de lourdes pertes,
dès que les ventes baissent et que les produits ne sont plus adaptés aux
consommateurs ou, pour quelque raison que ce soit, plus à la mode » (M2, p. 49).

Le luxe se trouve ainsi pris entre deux exigences contradictoires


qui le ramènent soit vers la forme standard, soit vers la forme
tendance, alors qu’il entend s’ancrer dans la forme collection. C’est-à-
dire, d’une part, une exigence de qualité, le terme étant pris, comme
dans la forme standard, au sens de robustesse et de longévité des
produits, où il qualifie le «  haut de gamme  ». Et, d’autre part, une
exigence de renouvellement incessant des différences dont les choses
sont porteuses, de façon, en mettant toujours l’accent sur la dernière
différence, à impulser le cycle de la marchandise qui aura
nécessairement pour effet de rendre démodées au temps  t2 les
différences introduites au temps  t1. Or les problèmes que pose la
gestion de cette contradiction n’ont cessé d’augmenter quand
l’extension de la demande de produits de luxe a été stimulée par
l’unification de marchés tirés par l’accroissement du nombre des
riches au niveau mondial. Pour y faire face, l’économie du luxe a dû
se tourner, de plus en plus nettement, vers le populuxe, ce qui l’a
conduit à recourir à son tour massivement à une production
industrielle, externalisée elle aussi vers les pays à bas salaires à
l’exception des prototypes, se rapprochant ainsi dangereusement de
la production de masse.
C’est en réponse à cette contradiction, et pour tenter de
l’atténuer, que l’industrie du luxe s’est largement appuyée sur la
forme collection et, en premier lieu, sur des activités liées aux arts
plastiques. La référence à ces derniers, parce qu’ils occupent le centre
de la forme collection et en sont l’expression la plus marquante ou, si
l’on veut, le signe, permettait à son tour, en quelque sorte par
contagion, de réinterpréter une multiplicité d’autres activités, dont
l’industrie du luxe tire parti — par exemple le design ou la décoration
des boutiques  —, comme s’il s’agissait là aussi d’activités artistiques,
donc créatrices, susceptibles non seulement de produire les nouvelles
différences propres à alimenter le cycle de la marchandise, mais aussi
de les inscrire dans le champ des choses dignes d’être collectionnées,
c’est-à-dire vouées à demeurer éternelles et destinées, à terme, à être
muséifiées. C’est, au moins pour une grande part, l’impulsion donnée
à la forme collection par l’industrie du luxe qui en a stimulé la
diffusion et, avec elle, l’extension des domaines du collectionnable.
Mais cette opération n’aurait pas pu être réalisée avec une telle
ampleur et aussi rapidement si elle n’avait pas profité de la crise
économique qui touchait les médias. En utilisant une part des profits
exceptionnels qu’elle engrangeait, l’industrie du luxe a entrepris de
soutenir les médias, c’est-à-dire de les parasiter, en étendant jusqu’aux
plus ancestraux et «  sérieux  » d’entre eux des manœuvres
expérimentées d’abord dans le domaine de la presse féminine et de
la presse dite « professionnelle ». Ces manœuvres ont eu pour résultat
non seulement de rendre la publicité pour les biens de luxe
indispensable à la survie des entreprises de presse, mais aussi d’en
tirer les contenus vers ce point d’indistinction où le champ
proprement rédactionnel et les espaces dévolus à la publicité se
trouvent confondus, comme on le voit à l’évidence dans ces
suppléments consacrés à « l’art de vivre » — dont nous avons déjà eu
l’occasion de parler  — sans lesquels les principaux médias ne
pourraient subsister. Ces déplacements qui conféraient une sorte
d’autorité publique au domaine du luxe, si longtemps décrié au nom
d’une morale condamnant la richesse ostentatoire, n’auraient pas été
possibles si, entre l’industrie du luxe et d’autres instances —  au
premier chef les médias mais aussi, par exemple, les musées et plus
généralement les services étatiques ou locaux de soutien à la
création  —, ne s’étaient multipliés de nouveaux dispositifs en partie
privé, comme les fondations et les agences, et en partie publics,
comme les centres d’art, auxquels il faut ajouter de nombreuses
associations dont le financement est à la fois d’origine publique et
privée. Ainsi s’est formé ce qu’on appelle un « milieu » au sein duquel
se mêlent des personnes aux professions, aux statuts et aux rôles
différents mais dont l’interaction concourt à faire lien entre les
marques et la culture, c’est-à-dire à soutenir la culture avec l’argent
des marques et à renforcer le pouvoir des marques en les faisant
bénéficier du prestige de la culture.
Chapitre X
LA FORME ACTIF

CARACTÉRISTIQUES DE LA FORME ACTIF

Considérées en tant qu’actifs, les choses sont achetées (échangées


contre une somme de monnaie) mais uniquement dans le but d’être
revendues, c’est-à-dire transformées à nouveau en monnaie. Cette
revente est souvent présentée comme spéculative lorsqu’elle est faite à
court terme, mais elle peut s’inscrire dans un temps plus long. Dans
ce dernier cas, la chose est cependant aussi traitée comme un actif
dans la mesure où elle est surtout considérée par référence à son
métaprix et que sa conservation vise à protéger ou à maintenir une
richesse patrimoniale. On le voit particulièrement bien dans les
situations où des conseillers patrimoniaux mettent «  l’intérêt de la
famille  » considérée dans sa durée au-dessus des velléités de leurs
clients et se donnent comme rôle de « protéger les riches contre eux-
mêmes 1 ».
La forme actif renvoie les choses aux limites de la marchandise,
puisque la marchandise naît de la rencontre entre des objectifs
marchands et des objectifs non marchands. Ce genre de processus,
qui prend un tour particulièrement spectaculaire lorsque les actifs
massivement négociés sont des titres de propriété n’existant que sous
la forme d’écritures, peut aussi concerner des choses considérées
dans leur matérialité.
« La forme immédiate de la circulation des marchandises est M-A-
M, transformation de la marchandise en argent et retransformation
de l’argent en marchandise, vendre pour acheter 2  », écrit Marx. Or,
dans la forme actif, le rapport à l’argent est inversé, au plus près de la
transformation qui, pour Marx, est typique du capitalisme : A-M-A ou,
idéalement, d’un point de vue capitaliste, A-M-A’. On dira qu’il y a A-
M-A quand on parle de placement, c’est-à-dire qu’il y a une exigence
de revente à plus ou moins long terme, mais que l’exigence de profit
n’est pas prioritaire. Dans ce cas, le métaprix prévu est du même
montant que le prix. Au contraire, l’exigence de profit devient la plus
importante dans la forme A-M-A’ : on attend de la revente (à plus ou
moins long terme) plus d’argent que n’en a coûté l’achat de la
marchandise, et nous parlerons alors d’investissement. Mais, qu’il
s’agisse de placement ou d’investissement, c’est dire que dans la
forme actif la chose est une chose devenue argent, traitée comme une
quasi-monnaie, ou comme une monnaie de substitution et sert à
stocker une richesse qui peut être au plus proche de celui qui en est
le propriétaire et qu’il peut même, souvent, emporter avec lui. C’est
pourquoi, même si on a parfois pu souligner que les placements en
art ne retenaient que faiblement l’intérêt des banques 3, il faut
néanmoins rappeler qu’on peut payer avec la chose au lieu de payer
avec de la monnaie, comme c’est le cas, fréquemment, pour régler à
l’État des frais d’héritage dans la classe patrimoniale, qui se traduisent
par des dations d’œuvres d’art aux collections publiques.
Une chose dans sa forme actif n’a de valeur  que dans le rapport
entre un prix et un métaprix en tant qu’il est un prix futur possible :
sa valeur c’est son métaprix prévu. Le mettre en valeur, c’est lui
attacher un métaprix qui, a minima, se maintiendra. Plus le métaprix
prévu s’élève, plus le prix s’élève. On ne dit jamais d’un objet,
considéré en tant qu’actif, qu’il a été acheté trop cher ou pas assez
cher en prenant appui sur sa valeur. On peut le dire seulement en
prenant appui sur la connaissance de son métaprix à d’autres
occasions, qu’il s’agisse d’un métaprix passé de la chose, ou du
métaprix d’une chose proche et comparable. On peut dire qu’il est
au-dessus de son métaprix ou au-dessous de son métaprix.
Il faut souligner, ici, que la chose, en tant qu’actif, n’est pas
productrice de revenus. Sa rentabilité ne s’analyse qu’au moment de
la revente en prenant en compte les plus-values ou les moins-values
réalisées (c’est-à-dire dans la différence entre le prix et le métaprix
passé). Il s’agit là d’une différence importante avec les actifs que sont
les placements financiers, dont la rentabilité se mesure à période
régulière, annuellement le plus souvent. Depuis une célèbre étude de
Baumol, qui avait soutenu, en 1986, que les œuvres d’art avaient un
rendement faible, et notamment plus faible que celui des placements
financiers, à partir d’une analyse de 640  transactions de peintures
entre 1652 et 1961 4, de nombreux travaux ont été réalisés sur la
rentabilité des choses de collection comme actif, au-delà des
impressionnistes français qui ont beaucoup attiré l’attention, allant de
l’art contemporain italien 5 aux bouteilles de vin 6, en passant par l’art
aborigène australien 7. Ces travaux s’appuient, généralement, sur les
ventes aux enchères, notamment des grandes maisons de vente
Christie’s et Sotheby’s 8, parce que les prix sont rendus publics et
facilement accessibles, à la différence de ceux négociés dans le secret
ou discrètement auprès de galeristes et de courtiers.
Le développement de la forme actif est cependant étroitement lié
à l’essor des ventes aux enchères, et à la transformation de celles-ci en
rapport avec la forme standard en tant que cette dernière s’appuie
sur la distinction entre le neuf et l’occasion. Ainsi, en France, une loi
du 25 juin 1841 a prévu qu’en matière de ventes mobilières seules les
marchandises d’occasion peuvent faire l’objet d’une vente aux
enchères au détail, afin de protéger les commerçants détaillants et de
leur réserver l’exclusivité des marchandises neuves. Outre que les
ventes aux enchères ont permis d’établir, surtout à partir de la
seconde moitié du XXe siècle, des prix records de manière encore plus
spectaculaire qu’auparavant en matière d’œuvres d’art 9, elles ont
connu plus généralement une extension considérable avec la création
de sites internet. Or cette extension a maintenu la division entre neuf
et occasion, puisque, pour les biens meubles, ceux-ci, pour être
vendus aux enchères sur des sites internet, « doivent être d’occasion,
c’est-à-dire qu’ils doivent être entrés à titre gratuit ou onéreux en la
possession d’une personne pour son usage propre à un stade
quelconque de la production ou de la distribution  » et, s’ils sont
neufs, « doivent être issus directement de la production du vendeur si
celui-ci n’est ni artisan ni commerçant 10  ». Toutefois, ce n’est pas
parce qu’un objet est vendu aux enchères qu’il relève de la forme
actif.
Les objets d’art comme actifs
«  Considéré comme un actif, un objet d’art fournit, en effet, à son propriétaire un
gain (un produit financier s’il y a liquidation) que l’on peut mesurer par une plus-value
réalisée dans le temps » (M4, p. 151).
Pouvoir d’achat  : «  De façon générale il est admis que l’achat d’œuvres d’art et
d’antiquité constitue un moyen de préserver un pouvoir d’achat. La revente de ces
objets, aujourd’hui facilitée, en constitue un gage » (M4, p. 81).
Plus-value  : «  La possession d’œuvres d’art ou d’antiquité ne génère pas de
revenus réguliers comme les placements financiers, mais seulement une plus-value ou
une moins-value au moment de la revente » (M4, p. 143).
Prix  : «  Le prix d’une œuvre d’art dépend de ses propriétés physiques  : taille,
matières employées, date de création, pedigree et, naturellement, du nom du créateur…
Cependant, la même œuvre aura différents prix selon la date et le lieu de la vente  »
(p.  90)  ; «  La grande question est de savoir comment le prix est déterminé. Dans le
domaine de l’art et des antiquités, le prix est souvent le résultat d’une négociation et
rarement l’application d’une tarification stable » (M4, p. 246).
Rentabilité : « […] la rentabilité des objets d’art, notamment des peintures ou des
estampes d’artistes connus, est certes établie, mais rarement de façon spectaculaire.
[…] Le placement en objets d’art se révèle ainsi rentable s’il porte sur des objets ou des
artistes reconnus et clairement identifiés, ce qui est le commun dénominateur des
études relatées » (M4, p. 143).
Temps  : «  Certaines catégories d’objets échappent ainsi au processus de
dévalorisation lié au vieillissement. Par exemple, certains produits comme les vins et
alcools peuvent se bonifier avec le temps et gagner tant en valeur d’usage que
d’échange, donc de prix. Ce sont enfin et surtout les objets dits d’antiquité qui sont
concernés » (M4, p. 65).
Tendance (retournement de —)  : «  Les modes et les goûts sont, en effet, très
fluctuants, aucun artiste n’est à l’abri d’un retournement de tendance, y compris les plus
grands » (p. 152).

La forme marchandise dans laquelle on stocke de l’argent doit


être une forme de maintien du pouvoir d’achat de l’argent plus
robuste que si on laissait l’argent sous forme seulement monétaire. La
métamorphose de la monnaie doit donc se porter sur des objets qui
ont plus de chances de conserver leur pouvoir d’achat, quand on les
revendra à terme, que la monnaie n’a de chances de conserver son
pouvoir d’achat si on la laisse dormir.
Il existe, dans la forme actif, deux genres de totalités, selon que
l’on se place dans la logique du placement, ou dans celle de
l’investissement. Dans le cas du placement, la totalité est constituée
par l’ensemble des biens, c’est-à-dire par toutes les entités qui, si elles
sont achetées, peuvent stocker de l’argent. Dans le cas de
l’investissement, la totalité est constituée par l’ensemble des biens qui
peuvent rapporter plus d’argent que l’argent nécessaire pour les
acquérir. Métaphoriquement, les biens de ce genre constituent un
portefeuille. Dès lors, les manques se créent à l’intérieur d’un
portefeuille idéel. Dans les deux cas, les choses doivent être
facilement revendables et, par conséquent, restituer sous une forme
monétaire l’argent qui a été nécessaire pour les acquérir.
La forme actif peut être envisagée à partir de trois interrogations.
Premièrement, est-ce que la durabilité du bien qui sert à stocker de la
monnaie est bien établie (et notamment mieux que celle de la
monnaie) ? Cette première question a deux faces : l’une concerne la
durabilité de l’objet où l’argent est investi (c’est une chose) et le coût
de maintenance, l’autre la question de savoir si son appréciation sera
stable. Deuxièmement, est-ce que la chose pourra être revendue
quand on le voudra et où on le voudra, c’est-à-dire quelle est sa
liquidité  ? Une question subordonnée est de savoir si la chose est
transportable soit sous la forme d’un titre de propriété, soit sous une
forme matérielle. Troisièmement, est-ce que la chose, si elle est
revendue, fera rentrer plus d’argent (ou moins) qu’il n’a fallu en
sortir pour l’acquérir (profit ou perte), c’est-à-dire est-ce que le
métaprix futur d’une chose sera plus élevé que son prix ?
Soumises au filtre de ces trois questions, les choses qui peuvent
servir de complément dans un panier de biens ou dans un
portefeuille et remplir des manques sont donc en nombre assez
réduit. Elles doivent être garanties par une institution  ; liquides
(transaction n’importe quand n’importe où) ; connues mais pas trop
visibles au point que leur déplacement soit empêché  ; mobiles et
déplaçables, via la vente du titre de propriété mais de préférence la
chose elle-même ; durables, c’est-à-dire que leur coût de maintenance
ne soit pas trop élevé ; et leur prix doit pouvoir s’élever avec le temps.
De nombreuses choses, et même la plupart des choses, ne peuvent
pas être prises en charge par la forme actif, ou, plus exactement, la
forme actif entre en tension avec d’autres formes que nous avons
envisagées. Une chose plongée dans la forme standard ou dans la
forme tendance ne peut basculer directement dans la forme actif. En
effet, dans le cas de la forme standard, une chose possède son prix le
plus élevé lorsqu’elle est neuve, et il ne cesse de décroître ensuite,
lorsque la chose est revendue d’occasion. La forme tendance pourrait
s’articuler avec la forme actif en ce qu’elle est cyclique et donc peut
permettre d’espérer un prix plus élevé. Mais elle introduit une telle
incertitude, par ce même caractère cyclique, que le métaprix futur
pourrait être tout aussi bien plus bas, si la tendance a changé. C’est
pourquoi la forme actif s’articule de manière privilégiée avec les
choses de la forme collection, dont le prix peut, d’une part, s’élever
au cours du temps et s’appuie, d’autre part, sur des institutions qui les
garantissent, mais selon la logique propre de la collection, ce qui n’est
pas sans créer une tension avec la forme actif. Cette articulation est
souvent déniée et, comme le remarquait déjà Raymonde Moulin, « le
calcul économique est absent de l’idéologie spontanément déclarée
des collectionneurs  » qui, interrogés sur le fait que leurs achats
seraient aussi des actifs, oscillent entre le «  refus outragé  » et le
« propos cynique 11 ». À ce déni s’ajoutent les critiques qui mettent en
avant la faible liquidité des choses de collection, l’opacité de
l’information, les coûts de transaction élevés, et les opportunités
limitées d’arbitrage en cas de conflits, autant de facteurs qui
expliqueraient que les fonds d’investissement en art ne se soient pas
développés 12.
Pour être des actifs, les choses doivent durer, ce qui exclut nombre
d’œuvres fragiles, composées de matériaux à la durée de vie
incertaine, voire délibérément choisis par un artiste pour leur
caractère éphémère. En outre, cela nécessite des conditions de
conservation particulière, comme par exemple pour les bouteilles de
vin de grande qualité. En outre, la durabilité des choses en tant
qu’actifs doit surmonter aussi le cadre de la vente et doit être
appréhendée en tant que les choses seront amenées à circuler de
nouveau. Or, dans le cas des ventes aux enchères, la maison de vente
est un facteur déterminant du prix des choses 13, le fait d’être vendu
dans un établissement célèbre comme Sotheby’s ou Christie’s
augmentant le prix des choses ou même permettant aux choses d’être
vendues, alors qu’elles pourraient rester invendues dans un autre
cadre de transaction, y compris en étant proposées sur un site de
vente aux enchères sur internet, sauf à un prix très inférieur de ceux
réalisés lors des ventes dans ces maisons prestigieuses. L’impact des
maisons de vente sur le prix est particulièrement saillant lorsque la
forme collection, dont les responsables de ces maisons connaissent
bien l’importance, est mobilisée pour permettre aux choses vendues
de s’apprécier les unes par rapport aux autres si elles sont vendues
ensemble, comme si la totalité idéelle était dispersée, dans une mise
en scène qui met en avant la narration permettant de la valoriser.
Cela s’illustre lorsque, par exemple, le mobilier, les éléments de
décoration et des arts de la table d’un paquebot célèbre (le France),
d’un hôtel de luxe renommé (le Crillon, le Plaza Athénée) ou d’un
restaurant prestigieux (La  Tour d’Argent) sont dispersés lors d’une
vente aux enchères, attirant des acheteurs qui associent chacune des
choses vendues à l’histoire de ces endroits et qui sont supposés porter
la trace des célébrités qui s’y sont rendues. C’est ainsi que la vente aux
enchères par Artcurial de 3  500 pièces issues de l’hôtel parisien
Crillon a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 6 millions d’euros en
2013, alors que les estimations n’en prévoyait que 2 millions d’euros.
Mais les rideaux d’un palace renommé, quelles que soient les stars
qu’ils ont protégées de la lumière, n’en restent pas moins des rideaux,
et leur prix ne peut être élevé que s’ils sont présentés comme le
manque d’une totalité qui comprend les assiettes, les chaises, les
tables, etc., de ce palace  ; dépouillés de la force mémorielle de la
totalité dans laquelle ils étaient insérés, ils n’intéresseront pas la
même maison de vente, et ne pourront être vendus qu’au prix
d’autres rideaux d’occasion dans un autre cadre transactionnel.

DE LA LIQUIDITÉ DES CHOSES COMME ACTIFS

Envisageons maintenant les choses de la forme actif sous le


rapport de leur présentation analytique. Quand les choses sont
envisagées en tant qu’actifs, leurs différences ne sont pas pertinentes
sous le rapport de l’usage ni sous celui de leur position dans des
ensembles sériels, ce qui neutralise un grand nombre de leurs
propriétés, qu’elles soient substantielles ou narratives. Demeurent
pertinentes les différences relatives au degré auquel les choses
peuvent être aisément converties en monnaie, c’est-à-dire celles, si
l’on veut, dont dépend leur liquidité, terme qui renvoie ici à la
possibilité pour celui qui les détient d’en tirer le revenu espéré quel
que soit le lieu ou le moment où s’opère la transaction. Cette
propriété peut être elle-même fonction de différents facteurs que
celui qui manie des choses en tant qu’actifs doit être à même
d’apprécier.
Nous en envisagerons cinq. Une première dimension est la
transportabilité de la chose, c’est-à-dire soit de la chose elle-même, dans
sa matérialité, soit du titre de propriété sur la chose. Une deuxième
est le degré auquel les transactions portant sur des actifs peuvent être
discrètes, de façon notamment à échapper à l’impôt ou, au contraire,
sont difficiles à soustraire aux dispositifs de contrôle étatiques ou
interétatiques. Les choses de la forme collection peuvent, en outre,
être considérées comme des «  trésors nationaux  » et faire l’objet
d’une interdiction de sortie du territoire, voire, lors de leur vente,
d’un droit de préemption de la part de l’État qui souhaite les faire
entrer dans des collections publiques, les soustrayant alors pour
«  toujours  » à la revente. Un troisième facteur concerne l’existence
d’instruments valides sur une aire géographique plus ou moins large,
permettant de déterminer des choses et de les associer à un prix de
référence, ce qui, lorsque ces outils existent et qu’ils sont fiables,
permet d’espérer que la chose ainsi déterminée pourra être négociée
à un prix similaire en différents lieux 14. Dans cette perspective,
l’implantation de mêmes maisons de vente aux enchères et de
galeries dans les différentes métropoles du monde accroît la stabilité
des prix.
Les choses doivent pouvoir, quatrième facteur, se vendre
rapidement et trouver facilement un acquéreur. Or la vente des
choses de collection, lorsqu’elles sont des actifs, c’est-à-dire que leur
prix est élevé, reste, en général, saisonnière, tandis que l’organisation
de ventes aux enchères et le recours aux marchands spécialisés en
garantissant la nature nécessitent du temps, et que les coûts de
transaction peuvent être élevés. C’est ainsi que pour l’art aborigène
en Australie, suivant la saisonnalité propre à l’hémisphère de cet État,
les prix sont plus élevés dans les ventes aux enchères de mai à juillet,
tandis qu’ils sont plus faibles de décembre à février 15. La liquidité des
choses de collection en tant qu’actifs n’a été accrue que de manière
relative par internet, en ce que s’y échangent davantage les choses de
collection à des prix peu élevés et issues d’une fabrication standard
(comme les timbres-poste), tandis que celles à des prix élevés et
fabriquées en exemplaires très limités, voire en un exemplaire
unique, n’y sont pas mises en vente (comme un dessin de Hans
Bellmer). Cela, d’une part, car se pose alors la question de la garantie
de l’authenticité des choses mises en vente et, d’autre part, car si pour
une pièce issue d’une production standardisée, mais devenue de
collection, comme un meuble ou une montre, la standardisation offre
en tant que telle à l’acquéreur une garantie des propriétés de la
chose, dont il a déjà peut-être pu voir un exemplaire, un acheteur
potentiel d’une œuvre d’art qui est unique peut davantage souhaiter
l’apprécier en étant mis en présence de la chose elle-même. Enfin, le
groupe des acquéreurs potentiels de choses de collection en tant
qu’actifs s’accroît parce que la classe patrimoniale s’enrichit et
s’étend. Si les inégalités se réduisaient, cela réduirait d’autant la
liquidité de ce type de choses.
On peut prendre pour exemple d’objets de collection aisément
transformables en actifs avec une grande liquidité le cas de la
philatélie. Les timbres ont constitué —  on l’a vu  — des objets
privilégiés de collection, mais ils ont pu aussi être facilement utilisés
en tant qu’actifs. Il s’agit de choses de petite taille, faciles à
transporter et à dissimuler, qui ont été très vite enregistrées dans des
catalogues sur lesquels figurent à la fois une description de l’objet et sa
cote. Cette dernière tient compte du prix obtenu pour des biens
considérés comme similaires lors de différentes transactions
antérieures, et ce prix fictif joue le rôle de régulateur lors de
nouvelles transactions. Il est établi et fixé par des «  experts  »,
détenteurs d’une autorité institutionnelle qui leur est déléguée par
les nombreuses associations philatéliques répandues à travers le
monde et réunies en fédérations. Un même type de timbre, par
exemple un Penny Black — le premier timbre de l’Histoire —, dont
le prix est généralement élevé, a ainsi des chances d’être négocié à
des prix comparables sur différents marchés, avec des variations qui
dépendront des circonstances de la transaction et de l’état de la
vignette 16. C’est, par exemple, la raison pour laquelle, durant l’entre-
deux-guerres, les autorités politiques de la Russie soviétique tentèrent
de limiter la philatélie, de crainte que les timbres ne soient utilisés,
notamment dans les relations commerciales extérieures, comme des
quasi-monnaies susceptibles de concurrencer le rouble 17.
Au cas des timbres, on peut opposer celui des objets de brocantes,
également recherchés par des collectionneurs, dont le prix peut
varier fortement selon la situation où ils se trouvent appréciés. Un
brocanteur, mettant en cause le rôle des «  experts  » dans son
domaine, écrit ainsi dans ses Mémoires :

Pour savoir, il faut d’abord voir. Mais cela ne suffit pas pour lancer un prix  :
même si je tiens un vase de Daum, une statuette en ivoire ou un violon, son prix, à
mes yeux, dépend de plusieurs critères. Est-ce le prix auquel je l’achèterais à la
chine ? Le prix auquel je l’achèterais en salle des ventes ? Ou encore, le prix auquel
je le vendrais ? Et dans ce cas, où ? Sur le trottoir des puces de Vanves, au marché
Biron à Saint-Ouen, au Village suisse, au Louvre des Antiquaires, au Carré Rive
18
Gauche  ?

Ces remarques valent, plus généralement, pour tous les objets


quand ils sont traités en tant qu’actifs. L’absence d’inscriptions
formelles empêche ces ressources de générer des biens susceptibles
de voir leur prix se stabiliser quel que soit le contexte de la
transaction. Leur échange doit beaucoup en chaque cas aux relations
personnelles qui entourent la transaction et à l’information que
chacun de ceux qui y prennent part possède, non seulement sur les
choses négociées, mais aussi sur les autres acteurs qui interviennent
dans la transaction, comme cela a pu être montré à propos de
« l’économie de bazar 19 ».
On pourrait faire des remarques similaires à propos des peintures
sur toile, ainsi que des manuscrits et des livres anciens. Ces objets
présentent l’avantage d’être assez facilement et assez discrètement
transportables, permettant aussi à leur possesseur d’échapper à
l’impôt 20, ce qui est plus difficile dans le cas d’un actif immobilier, par
exemple un appartement dans le centre de Londres ou de Paris, qui
ne peut pas être déplacé et qui, en général, entre dans l’assiette de
l’impôt.
Le négoce des choses en tant qu’actifs peut cependant ne porter
que sur le titre de propriété, c’est-à-dire sur une écriture dont le
commerce est enregistré par des instances étatiques, ce qui peut
exiger, pour que la transaction demeure discrète, des montages
financiers complexes, tels que le recours à des sociétés offshore,
tandis que les œuvres peuvent, elles, rester immobiles en étant
stockées dans des entrepôts situés dans des ports francs.
La possibilité de négocier une toile à des prix similaires en
différentes circonstances sera très inégale selon le niveau de
«  reconnaissance  » atteint par son auteur. Tandis que le prix d’une
toile d’un artiste peu connu ou apprécié seulement par un nombre
limité d’amateurs sera incertain, le prix des œuvres attribuées à des
artistes célèbres, figurant sur des catalogues valides, sera relativement
stabilisé. L’un des rôles que jouent les grandes maisons d’enchères,
dont les prix sont rendus publics (mais non l’identité des acheteurs),
est précisément de fixer le prix des toiles et de leur conférer le
caractère d’actifs liquides, ce qui permet de leur faire jouer
quasiment le rôle de substituts monétaires.
LA PUISSANCE MARCHANDE DES ACTIFS

Examinons maintenant les choses sous le rapport de leur


puissance marchande. Lorsque les choses sont traitées comme des
actifs, c’est par rapport à cet axe que se définit leur capitalisation, c’est-
à-dire la valeur actualisée du flux futur de profits qu’on est susceptible
d’en attendre. La capitalisation vise à estimer le prix actuel du bien,
ou, autrement dit, la somme qu’un opérateur serait prêt à payer
maintenant pour s’assurer la propriété du bien dans l’espérance d’un
profit futur, au lieu d’investir cette somme dans une autre opération
engageant la relation à d’autres biens. Cette opération conduit à
comparer le prix d’achat de la chose à son métaprix, c’est-à-dire
l’estimation de ce qu’elle peut rapporter ou coûter dans le futur. Elle
suppose la construction d’une relation spécifique entre le futur et le
présent. L’actif est estimé en fonction des revenus futurs qu’il peut
générer, ce qui suppose de fixer le terme auquel ces revenus seront
perçus. Mais cette estimation ne peut permettre de fixer la hauteur
du bien, en tant que capital actuel, que si elle est balancée par un
taux d’actualisation qui intègre le coût du temps —  généralement
indexé sur le taux d’intérêt en vigueur — et le coût du risque en tant
qu’estimation des chances que les revenus soient effectivement
disponibles à un certain terme. Ce dernier dépend lui-même d’une
estimation du rapport entre les bénéfices que l’on peut attendre
d’une opération risquée et le coût auquel on évalue les efforts qu’il
faudrait mettre en œuvre pour en réduire le risque. L’axe de la
puissance marchande, dans la forme actif, n’est donc ni orienté vers
un horizon où les choses sont destinées à devenir des déchets
— comme dans la forme standard —, ni vers leur préservation afin de
les rendre immortelles —  comme dans la forme collection  —, mais
vers un présent dont la teneur, définie en termes de capitaux, se
détermine par référence à des futurs plus ou moins éloignés 21.
On pourra donc opposer sur cet axe de la puissance marchande,
d’un côté, des actifs prometteurs de profits futurs dont l’actualisation
prendra en compte un prix du risque modéré, à condition qu’ils
soient négociés à court terme, par exemple parce que leur circulation
bénéficiera d’effets mimétiques favorisant la spéculation —  comme
cela peut être le cas pour des actifs financiers 22 mais aussi pour des
œuvres d’art. La préférence pour des gains immédiats, c’est-à-dire
pour le présent, l’emportera sur la confiance dans le futur. Et, d’un
autre côté, des actifs dont on peut espérer qu’ils engendreront des
profits futurs dans le long terme, c’est-à-dire des revenus dont le
niveau compensera l’élévation du prix du temps et surtout celui du
risque.
Dans le premier cas, le rythme auquel les actifs changeront de
mains sera rapide, chacun cherchant à les soumettre à l’épreuve de
l’échange dans l’espoir d’un profit immédiat tant que la tendance est
à la hausse, c’est-à-dire tant que l’on peut s’attendre à ce que de
nombreux opérateurs seront prêts à les acquérir pour les mêmes
motifs. Et aussi à s’en débarrasser au plus vite quand, la tendance
s’inversant, on peut s’attendre à ce que les autres s’efforcent aussi de
les liquider, comme on le voit par excellence dans le cas des crises
financières où les effets de spéculation mimétique sont les plus
patents 23. Mais sans doute pourrait-on trouver nombre de processus
du même genre qui se sont développés à l’occasion d’emballements
mimétiques portant sur des choses diverses recherchées par des
collectionneurs, comme lorsque, à la fin des années 1980 et au début
des années 1990, les investisseurs japonais ont acheté à des prix de
plus en plus élevés des peintures des impressionnistes français, qu’ils
prisaient particulièrement 24.
Dans le second cas, le rythme auquel les actifs changeront de
mains sera plus lent, bien que la tendance à les conserver puisse obéir
à des motifs divers. Il peut s’agir, notamment, soit d’un investissement
—  quand la conservation prend appui sur l’espoir d’un profit qui
s’accroîtra avec le temps —, soit d’un placement destiné à mettre en
réserve une masse monétaire pour la soustraire à une destruction de
richesse. Cette dernière option peut prendre appui sur le
rapprochement entre les risques inégaux afférents à différents genres
d’actifs. C’est le cas, par exemple, quand des sommes gagnées dans le
commerce d’actifs très volatils sont mises en réserve et, en quelque
sorte, stockées, en étant engagées dans des actifs dont on ne peut
attendre qu’un revenu modéré, mais dont la capacité à résister à
l’épreuve du temps semble particulièrement grande, à condition que
leur niveau de liquidité paraisse suffisant. Cette possibilité — qui suit
la tendance actuelle, dans les banques, à suspendre la distinction
entre épargne et placement 25  — est sans doute largement exploitée
par des collectionneurs d’œuvres d’art coûteuses. Prenant appui sur
la solidité des œuvres qu’ils collectionnent, dont la valeur est
soutenue — on l’a vu — par les autorités institutionnelles en charge
de l’immortalisation des choses, ils peuvent, indissociablement, les
chérir pour ce qu’elles ont de précieux, quand ils les considèrent
dans la logique de la forme collection, et les traiter comme des biens
particulièrement robustes susceptibles, à ce titre, de jouer quasiment
le rôle d’une monnaie de réserve quand ils les envisagent par
référence à la forme actif.
Dans cette perspective, les choses s’apprécient en tant que les
acheteurs estiment qu’il existera toujours, à l’avenir, d’autres
acheteurs qui les apprécieront autant. C’est pourquoi  le nom des
auteurs des œuvres d’art est le facteur le plus important pour leur
prix, non pas seulement pour l’art européen et nord-américain, mais
y compris par exemple pour l’art aborigène australien 26, car ces noms
d’auteurs sont autant de garanties sur l’avenir dès lors que le récit de
leurs existences est pris en charge par ceux qui écrivent l’Histoire et,
au-delà, par des institutions qui possèdent d’autres œuvres de ces
mêmes auteurs. Si plusieurs chercheurs ont soutenu que les œuvres
d’art sont moins rentables que des placements financiers, elles n’en
apparaissent pas moins assurément plus durables dans une logique de
constitution d’un patrimoine destiné à être conservé au sein d’une
même famille, et, au-delà, d’une même classe patrimoniale à long
terme. En effet, l’histoire du capitalisme est aussi celle de firmes, qui,
géantes et omniprésentes à l’échelle mondiale à telle époque, avec
une forte capitalisation, ont disparu en quelques années, ignorées ou
réduites à l’état de souvenir au début du siècle suivant.
En revanche, les choses de collection se conservent pendant
plusieurs siècles, ce qui explique pourquoi la forme actif a pu se
développer si solidement. Mais la constance du prix, dans le cas des
œuvres dont le prix est le plus élevé, n’est pas due, contrairement à ce
que certains économistes laissent à penser, à une « qualité » qui serait
incorporée dans l’œuvre et qui s’imposerait à travers les siècles, ce
qui, si c’était vrai, ferait du prix le meilleur indicateur de la grandeur
des œuvres, et justifierait le rôle imparti aux palmarès dans le
jugement esthétique et dans l’utilisation des œuvres comme actifs.
Elle repose sur le fait que si les prix de certaines œuvres se
maintiennent c’est d’abord parce qu’elles sont des actifs, et que ceux
qui les possèdent, les achètent, les vendent et les transmettent, ont un
intérêt à les maintenir à de tels niveaux.
On comprend mieux dès lors pourquoi la sélection des artistes les
plus célébrés dans l’histoire et qui perdurent fortement dans le
temps 27 répond pleinement à la mise en valeur de la forme actif, alors
qu’entre-temps le statut des œuvres de ces artistes s’est modifié,
passant de celui de trésors à celui de quasi-monnaie. Lorsque l’on
établit une liste de peintures ayant atteint un prix record dans une
vente aux enchères entre 1701 et 2014 28, il apparaît que les œuvres les
plus chères du XVIIIe siècle, vendues alors à Amsterdam, à Rotterdam
et à Londres sont celles d’artistes qui restent à des prix élevés deux
siècles plus tard (Gérard Dou, Antoine Van Dyck), le cas le plus
remarquable étant celui de Rembrandt, dont des œuvres ont été
achetées à des prix records régulièrement pendant trois siècles (en
1798 à Londres par le banquier anglais Sir Francis Baring, en 1811 à
Londres par le prince George  IV, en 1913 à Paris par l’homme
d’affaires américain Benjamin Altman, en 1961 à New York par le
Metropolitan Museum). De nouvelles fortunes contribuent à
maintenir ou à établir à des prix élevés des choses de collection en
tant qu’actifs, qu’il s’agisse d’œuvres anciennes, ou d’autres plus
récentes qui viennent s’inscrire à leur tour dans un cercle étroit  :
celles d’Américains au début du XXe siècle (Henry C. Frick achetant à
un prix record un Frans Hals en 1910, Benjamin Altman un
Rembrandt et un Mantegna en 1912-1913), de Japonais dans les
années 1980-1990 (Yasuo Goto achetant à un prix record un
Van Gogh en 1987, Tomonori Tsurumaki un Picasso en 1989, Ryoei
Saito un Van Gogh en 1990), ou encore de Brésiliens dans les années
2010 (Lily Safra achetant à un prix record un Giacometti en 2010).
Les analyses ont longtemps considéré que les œuvres d’art et les
objets anciens traités comme actif étaient utilisés comme des moyens
de thésaurisation destinés à conserver le capital et non à l’accroître 29,
tandis que les investissements dans l’art contemporain étaient plus
risqués, et avaient un caractère plus spéculatif, formant une bulle
prête à éclater en même temps que surviendrait une crise
économique. On peut se demander toutefois si les transformations du
marché de l’art liées à ce qu’on appelle la globalisation, marquée par
une unification et une transmission rapide de l’information, n’ont pas
modifié ce partage, les œuvres d’art contemporain les plus chères
étant traitées désormais aussi comme des réserves de capital. Cette
transformation permettrait peut-être de comprendre la résistance
croissante du marché de l’art aux crises économiques. Alors que le
krach de 1929 avait eu un effet considérable pendant presque une
décennie sur le marché de l’art contemporain parisien obligeant la
majorité des galeries à fermer 30, les conséquences de la crise de 2008
ont été peu durables, notamment en ce qui concerne les artistes dont
les œuvres ont les prix les plus élevés. Dès 2010, l’indice des prix en
art contemporain a repris sa croissance, jusqu’à battre de nouveaux
records de vente aux enchères à partir de 2014 (tirés notamment par
les ventes d’œuvres de Jean-Michel Basquiat, Jeff Koons, Christopher
Wool, Zeng Fanzhi, Martin Kippenberger et Peter Doig) 31.
La mise aux enchères de quelques pièces d’exception atteignant
des prix élevés, régulièrement négociées au sein d’un petit nombre
de grands collectionneurs, contribue à soutenir la capitalisation de
ces actifs en abaissant le niveau d’incertitude quant à leur valeur
réelle, c’est-à-dire actuelle, objectivée dans un prix 32. La dépense
élevée, qui peut sembler parfois exorbitante, consentie par certains
opérateurs, et qu’il serait tentant d’interpréter dans la logique
sacrificielle du potlach 33, joue en fait un rôle économique plus
prosaïque, au sens où elle contribue à soutenir la valeur de
l’ensemble des actifs du même genre, considérés en tant que
capitaux. Elle permet ainsi d’écarter l’éventualité d’une destruction
de richesse collective qui menace toujours les accumulations de
choses, seraient-elles les plus nobles et les plus immortelles. Tout se
passe en effet comme si, lors de ces ventes, chacun des intervenants
agissait en même temps sous deux rapports différents. Soit, d’une
part, en tant qu’individu doté d’intérêts propres en concurrence avec
d’autres individus désirant le même objet, dans une logique de
compétition. Et, d’autre part, en tant qu’il appartient à un collectif,
de petite taille mais d’extension mondiale, dont les membres se
connaissent à peu près tous et entretiennent souvent des relations
personnelles. Il est formé par l’ensemble des grands collectionneurs
très fortunés qui ont également intérêt à ce que la valeur des choses
de collection qu’ils possèdent soit maintenue et attestée par les prix
auxquels ils s’échangent, ce qui les incite à développer des formes
spécifiques de coopération, dont la compétition pour faire monter les
enchères est l’une des manifestations 34.

É
SCHÉMA STRUCTUREL DE LA FORME ACTIF
IV

À qui profite le passé
Chapitre XI
LE PROFIT DANS LA SOCIÉTÉ DU COMMERCE

CONCURRENCE ET DIFFÉRENCIATION

La valeur s’articule au profit. Si on admet en effet, comme nous


l’avons proposé, que la référence à la valeur s’impose surtout par
rapport à l’échange et quand il s’agit de critiquer le prix d’une chose
ou de le justifier face à la critique, on voit que critique et justification
concernent surtout la détermination de la marge, c’est-à-dire la
relation entre un prix et d’autres prix possibles (des métaprix),
marge qui peut être plutôt favorable au demandeur, si elle est faible,
ou à l’offreur, si elle est importante. La spécificité du capitalisme est
de mettre en concurrence différents centres de profit dont chacun
entend vendre au prix optimal, de façon à tirer de cette vente le
profit maximal, les biens qui sont en sa possession et qu’il a obtenus à
un certain coût, soit qu’il les aient créés, soit qu’il les aient achetés.
On conviendra donc facilement que les dispositifs susceptibles de
défendre la valeur des biens mis en vente occupent dans ce cadre une
place importante.
Dans la même logique, on peut mettre en rapport la pluralité des
formes de mise en valeur et la dynamique du capitalisme. La
constitution de différentes formes qui s’agencent à la façon d’un
groupe de transformation accompagne la dynamique du capitalisme,
dont la logique est de poursuivre l’accumulation illimitée de capital
en se déplaçant sur différents terrains. Ces déplacements ont pour
effet d’étendre et d’homogénéiser le cosmos de la marchandise, mais
cela tout en respectant, autant que faire se peut, la diversité
substantielle des choses marchandisées, de façon à s’ajuster à
différents genres de manques susceptibles d’en justifier l’acquisition,
ou d’ailleurs aussi à les créer. La marchandise se trouve ainsi
distribuée entre différentes sphères auxquelles correspondent les
différentes formes de mise en valeur des choses. Si une même
exigence de profit guide ces transformations, il n’en reste pas moins
que la formation d’un profit qui, face à la concurrence, doit toujours
chercher à être le plus élevé possible (le profit maximal) suppose que
soient suivis des chemins de profit différents tenant compte de la
particularité de chaque genre de marchandise et des formes qui
permettent de les mettre en valeur.
Ce sont sans doute, on l’a vu, les limites atteintes par les profits
pouvant être tirés de la production de masse, au moins dans les pays
d’Europe occidentale, qui ont stimulé le déplacement du capitalisme
vers de nouveaux domaines restés à la marge tant que la
standardisation a semblé être la voie royale du profit. Pour esquisser
l’analyse de ces façons différentes de générer un profit, il faut donc
partir de la forme standard. Sous le rapport du profit, la particularité
de la standardisation est de tabler sur la production en série. Les
objets sont produits par le centre de profit qui les mettra en vente.
Cette production se fait à un coût élevé. Elle suppose de lourds
investissements en capital fixe et la mobilisation d’un grand nombre
de travailleurs qu’il faut payer. C’est la raison pour laquelle la
croissance d’un capitalisme fondé sur la standardisation est allée de
pair avec un développement considérable du salariat. Les spécimens
sont fabriqués dans la perspective du plus grand nombre possible à
partir d’un prototype dont la conception a été très coûteuse.
Mais, pour que les ventes se multiplient, le prix auquel est vendu
chaque spécimen doit être conçu de façon à pouvoir satisfaire la
demande solvable la plus étendue possible. Ce système incite à
réduire au maximum la marge unitaire obtenue par la vente de
chaque spécimen, de façon à capter toute la demande solvable, en
tablant sur un profit généré par la vente du nombre le plus élevé
possible de spécimens (et, au niveau de la production, sur des
économies d’échelle), sauf à être parvenu à créer une différence qui
instaure une situation de monopole ou de quasi-monopole. Dans la
même logique, la relation de concurrence entre centres de profit
prend facilement la forme d’une guerre des prix, chacun cherchant à
abaisser ses prix pour attirer la demande potentielle. Un problème
central est posé par les salaires versés aux très nombreux travailleurs
qu’exige la production. Les maintenir à un niveau bas limite les coûts
de production. Mais cela tend aussi à entraver l’extension de la
demande solvable qui doit être recherchée pour vendre le plus grand
nombre possible de spécimens. C’est, comme l’ont montré les travaux
de l’école de la régulation, la recherche d’un équilibre entre ces deux
exigences qui a été l’une des orientations du mode de production dit
fordiste. Enfin, l’organisation du travail et la disciplinarisation des
travailleurs jouent dans ce dispositif un rôle central. Des travailleurs
« indisciplinés » ou « révoltés » par des salaires trop bas augmentent
les coûts de production et font même peser un risque sur la qualité
des produits. Mais des travailleurs dont le salaire insuffisant limite la
demande font peser sur le système la menace d’une surcapacité
productive.
Le risque de saturation de la demande solvable n’est pas
seulement occasionné par la faiblesse du pouvoir d’achat des
acheteurs potentiels, mais aussi par les nombreux spécimens déjà en
circulation, et achetables d’occasion, sans parler des objets déjà
possédés. De là découlent l’importance accordée, dans la forme
standard, au fait que les objets soient neufs, et la différence
considérable de prix entre les objets neufs et les objets d’occasion. Il
faut inciter les demandeurs potentiels à préférer le neuf, malgré cette
différence de prix. Pour capter la demande solvable, les centres de
profit en concurrence doivent mettre en valeur la robustesse des
produits qu’ils proposent. Mais il n’est pas nécessaire de remplacer
souvent des produits robustes. Comme le montrent ces exemples,
l’expansion du profit tiré de la production et de la vente d’objets
standard exige non seulement de créer de nouveaux modèles pour
l’emporter sur des concurrents, mais aussi de concevoir sans cesse de
nouveaux prototypes porteurs de nouvelles différences pour rendre
obsolètes les spécimens déjà en circulation, c’est-à-dire pour les
disqualifier et par là les déprécier. Peu sensible au commencement de
l’âge de la standardisation, quand des produits standard proposaient
de remplir des fonctions qui étaient jusqu’alors assurées par des
moyens traditionnels, cette contrainte est vite devenue importante
quand le monde s’est trouvé peuplé d’une quantité innombrable de
spécimens standard déjà là. Un processus qui a stimulé la recherche
de nouveaux « marchés », lesquels se sont heurtés alors aux limites de
la demande solvable dans les pays où on cherchait à les implanter.
C’est dire que, comme l’a défendu Schumpeter, la création de
nouveaux objets est toujours aussi, dans ce système de production et
de vente, destructrice. Elle doit tabler, en début de période, quand
l’usage d’objets standard vient supplanter des moyens de faire
coutumiers, sur la destruction de modes de vie, disqualifiés, en tant
qu’ils seraient archaïques, au nom d’un impératif de progrès
technique, puis, quand la standardisation est devenue le moyen
principal de production des objets courants, sur la destruction des
spécimens déjà là, transformés en déchets, mise sur le compte d’un
perfectionnement continu, c’est-à-dire sur la mise en valeur de
différences supposées toujours nouvelles.
Ce sont les limites qui s’imposent au profit dans le cas de la
standardisation qu’il faut prendre en compte pour interpréter les
déplacements du capitalisme. C’est-à-dire, d’un côté, le déplacement
des sites de production des objets standard dans des pays à bas
salaires, de façon à diminuer les coûts de production et à soutenir les
marges de vente et, de l’autre, l’extension de la marchandisation à
d’autres domaines demeurés jusque-là hors de l’aire principale de
profit capitaliste. C’est cette extension du cosmos de la marchandise
qui vient nourrir le développement d’une économie de
l’enrichissement. Cette dernière présente trois spécificités qui
peuvent s’articuler différemment selon que la chose dont on attend
un profit est mise en valeur en tablant sur l’une ou l’autre des trois
autres formes que nous avons dégagées. La première est de faire une
part moindre à la production et une part plus importante à la
commercialisation dans la formation du profit. La deuxième est de
tabler sur l’accroissement de la marge dégagée par la vente de chaque
unité plutôt que sur la vente d’un grand nombre d’unités dont
chacune apporterait une faible marge. La troisième est de moins
chercher à capter l’argent des pauvres, ce qui a été un stimulant de la
standardisation et, à l’inverse, de se tourner en priorité vers l’argent
des riches, dans une dépense qui est toujours susceptible d’être
transformée en accroissement de richesse.
Pour décrire les chemins de profit suivis dans le cas de la forme
standard ou prenant plutôt appui sur d’autres formes, on peut partir
de la distinction entre deux façons de faire une plus-value associées à
deux analyses critiques du capitalisme, celle de Marx, qui met l’accent
sur l’extorsion d’une plus-value travail, et celle de Braudel qui met
plutôt l’accent sur la captation d’une plus-value marchande.

PLUS-VALUE TRAVAIL ET PROFIT

Les analyses qui, depuis le XIXe  siècle, ont défendu l’idée d’une
coupure historique marquée par le développement de ce qu’elles ont
appelé «  le capitalisme  » caractérisé par l’accumulation illimitée
—  non par la guerre ou par la rapine mais par «  des moyens
formellement pacifiques  », comme dit Max Weber  — de capital qui,
en circulant, se concentre entre les mains d’un nombre limité de
personnes, soit individuelles, soit collectives comme le sont, par
exemple, les sociétés par action, ont cherché, en priorité, à expliquer
la possibilité du profit. Ces analyses ont en commun d’avoir jugé
insuffisantes les explications par la division du travail, la
rationalisation de la production et du commerce et la nécessité de
rémunérer le capital dans une économie concurrentielle faisant
intervenir des agents autonomes en interaction dont chacun
chercherait à maximiser ses intérêts par le truchement des échanges.
Elles ont considéré, en effet, que ces processus ne permettaient pas
de comprendre comment le capital pouvait s’accumuler au sein de
centres de profit et entre les mains des personnes qui les dirigent et les
possèdent. En effet, la multiplicité des échanges, dont chacun est
commandé par la rencontre entre une offre et une demande, et qui
ont un caractère complémentaire du fait de la division du travail,
devrait avoir pour conséquence de neutraliser à terme, dans une aire
donnée, les avantages momentanément acquis par chacun des
partenaires en interaction 1. Ces analyses ont donc toutes une
dimension critique au sens où elles mettent l’accent sur les asymétries,
de nature juridique, dues à la propriété du capital et à sa transmission
par des lignées, que cette transmission ait une base familiale et repose
sur l’héritage, ou que, prenant une forme organisationnelle, politique
ou réticulaire, elle oriente les capitaux vers les centres de profit où ils
s’accumulent sans être redistribués.
De nombreuses interprétations ont été proposées pour expliquer
le profit, notamment en mettant l’accent sur l’innovation et sur les
qualités de l’entrepreneur (Schumpeter) 2, sur des effets de
monopole visant à limiter la concurrence (Chamberlin) 3, sur l’action
en situations d’incertitude comportant des facteurs non
problématisables (Knight) 4 ou encore sur l’accès à des positions de
pouvoir d’où la concurrence peut être paralysée (Veblen) 5. Mais,
dans le champ des interprétations du profit, nous retiendrons
particulièrement deux analyses qui ont pour particularité, pour ce qui
est de la première, de mettre l’accent sur la valeur et, pour ce qui est
de la seconde, sur les prix. L’une et l’autre cherchent à comprendre
comment l’échange d’une marchandise peut générer un profit,
inscrit en termes comptables dans le bilan d’un centre de profit, c’est-à-
dire objectivé par la marge, qui peut être positive, négative ou neutre,
séparant l’équivalent en monnaie de cette marchandise entre deux
bilans.
Pour schématiser la première explication, nous prendrons appui
sur Salaires, prix et profits, un texte de Marx qui, étant destiné à un
large public, la résume en termes simples et lapidaires. Elle a pour
particularité de se centrer sur le travail humain qui doit être dépensé
pour qu’une marchandise acquière une forme sous laquelle elle
puisse être échangeable et met l’accent sur la possibilité d’une plus-
value générée par l’exploitation d’un travail non payé (un surtravail),
c’est-à-dire sur une plus-value travail. La seconde se concentre sur
l’opération même de l’échange. Elle met l’accent sur la différence
entre le prix auquel une marchandise a été payée et le prix auquel
elle est vendue. Mais, pour que cette différence ne se neutralise pas
au cours d’échanges successifs entre des entités interdépendantes, il
faut supposer que le lieu et le moment du premier échange —  au
cours duquel la marchandise est achetée  — ne soient pas en
interaction directe avec le lieu et le moment du second échange — au
cours duquel la marchandise est vendue — ou, autrement dit, que la
marchandise fasse l’objet d’un déplacement. Chez Braudel, ce
déplacement est essentiellement géographique (le commerce au
loin), mais nous chercherons à montrer que l’on peut étendre le
terme en envisageant d’autres formes de déplacement ayant
également pour effet d’accroître le prix de la marchandise déplacée.
Dans les conférences qu’il prononce en 1865 au cours de deux
séances du Conseil général de l’Association générale des travailleurs
(Ire  Internationale) publiées sous le titre Salaires, prix et profits, Karl
Marx entend réfuter les théories économiques selon lesquelles «  la
valeur du travail ou de toute autre marchandise est, en dernière
analyse, déterminée par l’offre et la demande  » qui —  selon lui  —
«  ne règlent pas autre chose que les fluctuations momentanées des
prix du marché. Elles vous expliqueront — ajoute-t-il — pourquoi le
prix du marché pour une marchandise s’élève au-dessus ou descend
au-dessous de sa valeur, mais elles ne peuvent jamais expliquer cette
valeur elle-même  ». Retournant un argument de la théorie
économique classique, Marx considère qu’« au moment où l’offre et
la demande s’équilibrent et par conséquent cessent d’agir, le prix du
marché pour une marchandise coïncide avec sa valeur réelle, avec le
prix fondamental autour duquel oscille son prix sur le marché  ». Il
s’ensuit que «  lorsque nous recherchons la nature de cette valeur,
nous n’avons pas à nous préoccuper des effets passagers de l’offre et
de la demande sur le prix du marché. Cela est vrai pour les salaires
comme pour le prix de toutes les autres marchandises 6 ». On connaît
la réponse que Marx propose pour élucider le mystère de la « valeur
réelle  ». Elle repose sur la détermination de la «  substance sociale
commune  » à toutes les marchandises qui est une «  quantité
déterminée de travail  » considéré en tant que «  travail social […]
cristallisé en elles 7 », ce qui lui permet de dire que « en lui-même, le
prix n’est autre chose que l’expression monétaire de la valeur 8 ».
Il revient à Marx d’avoir le premier saisi et même anticipé la
formation de la marchandise en tant que modalité ontologique
spécifique des choses quand elles ne sont pas seulement échangées
par le truchement d’un équivalent monétaire, mais qu’elles tirent
leur raison d’être de leur capacité à transformer, par l’échange, une
certaine quantité de monnaie en une quantité supérieure, c’est-à-dire
quand elles ne sont plus envisagées comme des finalités mais
seulement comme des intermédiaires dans le procès d’accumulation
du capital. Ce changement est modélisé chez Marx sous l’opposition
entre deux formes de circulation. Rappelons que dans la circulation
simple, le vendeur livre une marchandise pour obtenir un équivalent
sous forme d’argent afin d’acheter une marchandise de valeur
équivalente (M-A-M). En économie capitaliste, le capitaliste donne de
l’argent pour obtenir des marchandises dans l’unique but de les
revendre pour les transformer en argent (A-M-A) de façon à obtenir,
à la fin de l’opération, plus d’argent qu’il n’en avait mis en circulation
(A-M-A’).
Mais, en partant directement de l’analyse du travail humain avant
de considérer les choses en tant que telles, Marx ne s’affranchit pas
de la dépendance à une représentation substantielle de la valeur, qu’il
fait découler du différentiel entre valeur d’usage et valeur d’échange
et qui culmine dans la critique du fétichisme. Marx décrit avec
précision la façon dont, dans les sociétés précapitalistes, des choses
hétérogènes se trouvent dispersées entre des modes d’être différents.
Mais il rapporte immédiatement cette dispersion au caractère
hétérogène des travaux humains tels qu’ils sont distribués entre les
personnes, notamment dans le cadre de l’unité domestique, en sorte
que les objets, produits de ces travaux, se trouvent socialisés avant
même qu’ils en viennent à apparaître et à circuler par l’échange.
Cette approche par le travail a deux effets. Le premier est de
soutenir une critique qui peut, dans certaines formulations, être
interprétée comme si elle prenait pour cible le fait même de la mise
en équivalence des choses (et, dans le cas du travail, des personnes)
par leur expression monétaire, ce qui aurait pour effet d’abolir leur
identité et leur singularité. La généalogie de cette critique remonte
loin et figure, par exemple, dans nombre de paraboles évangéliques
qui mettent en cause l’équivalence monétaire (comme « les ouvriers
de la dernière heure ») et même d’ailleurs toute forme d’équivalence
(comme « le fils prodigue »).
Le second effet est de chercher un fondement substantiel à
l’équivalence qui conduit à faire du travail, en l’espèce du travail
social abstrait, l’origine de la valeur de chaque chose et qui se
manifeste, mais de façon transfigurée et aliénante, dans l’échange. Il
s’ensuit le remplacement des liens communautaires réels par une
communauté illusoire qui ne se réalise que par la médiation de
l’argent. Mais une telle critique, qui place la référence à la valeur en
amont des choses et de l’échange, au lieu de la situer en aval où elle
joue un rôle de justification du prix, manque l’une des contradictions
fondamentales en régime capitaliste qui est, d’un côté, de reposer sur
une pluralité hétérogène de transactions circonstancielles, et par là
non totalisables, et, de l’autre, de ne pouvoir se passer d’une
référence à la valeur, quelle qu’en soit la définition, comme pour
donner sens à la multitude des transactions sur lesquelles repose la
formation du profit 9.
La façon dont Marx analyse le profit, qui a inspiré de nombreux
travaux orientés vers la recherche d’un équivalent travail susceptible
d’être rendu manifeste par le truchement d’une métrique spécifique,
s’est heurtée, comme on sait, à de nombreuses difficultés 10, que Marx
avait d’ailleurs en partie devancées, par exemple en posant que «  la
quantité de travail nécessaire à la production des marchandises […]
varie constamment avec la modification de la force productive du
travail employé 11 ». De ce fait, l’existence d’une plus-value travail a eu
le statut ambigu d’une hypothèse à la fois probable et éclairante (on
ne comprendrait pas, par exemple, sans y faire appel, l’importance
des délocalisations de la production vers des pays à bas salaires) et
difficile à illustrer sous une forme numérique et comptable 12.
Néanmoins on peut mettre sur le compte d’une polarisation autour
d’une conception étroite de la plus-value travail les limites qui ont
entravé l’analyse des changements du capitalisme au cours des années
1960-1970 13.

PLUS-VALUE MARCHANDE ET PROFIT

Nous empruntons la conception de la plus-value marchande 14 à


Fernand Braudel. C’est, pour ce dernier, la possibilité de générer
cette plus-value marchande qui caractérise le capitalisme plus encore
que l’extraction d’une plus-value travail au sens de Marx qui est, dans
son optique, un trait du « mode de production industriel » (« dont je
ne crois pas, pour ma part —  écrit Braudel  —, qu’il soit la
particularité essentielle et indispensable de tout capitalisme 15  »). Ce
n’est pas dire pour autant que Fernand Braudel associe le
développement du capitalisme à celui de « l’économie de marché ». Il
entend, au contraire, marquer la différence entre, d’une part,
l’économie de marché qui — selon lui — est présente dans à peu près
toutes les sociétés historiques et, d’autre part, le capitalisme qui opère
dans ce qu’il appelle «  la zone du contre-marché  » où règnent «  la
débrouille et le droit du plus fort 16  », et dans laquelle la réalisation
des « profits exceptionnels » est tirée en priorité par le commerce du
luxe auquel, à la suite de Werner Sombart, il accorde une importance
cruciale dans la formation du capitalisme, parce que les biens de luxe
sont ceux dont on peut le plus aisément «  changer le prix à
l’arrivée 17  ». Dans le cas du «  commerce au loin  », souvent pris en
exemple par Braudel, ce qu’il appelle les «  surprofits  » s’obtiennent
en jouant «  sur les prix de deux marchés éloignés l’un de l’autre et
dont l’offre et la demande, ignorantes l’une de l’autre, ne se
rejoignent que par le truchement d’un intermédiaire 18  ». Mais le
rapprochement souvent fait par Braudel entre «  distance  »
(géographique) et «  information  » suggère que les effets de
déplacement sont loin d’être seulement géographiques. Ceux qui ont
« le privilège de l’information […] peuvent tourner constamment et
le plus naturellement du monde, sans mauvaise conscience, les règles
de l’économie de marché  », notamment en «  éliminant la
concurrence  » de façon à bénéficier de quasi-monopoles qui
permettent de « diriger les prix 19 ».
Les analyses dont nous venons de rappeler les grandes lignes,
publiées par Braudel à la fin des années 1970, ont été depuis plus ou
moins mises sous le boisseau, sinon par les historiens qui ont
poursuivi l’analyse des réseaux marchands, envisagés dans une
perspective braudélienne 20, au moins par un grand nombre de
travaux sur le fonctionnement du capitalisme, qui mettent l’accent
sur la primauté quasiment absolue accordée à la notion de marché,
au sens de l’économie néoclassique. Cela, d’ailleurs, y compris parfois
de façon rétroactive, comme l’illustre avec perspicacité Guido
Guerzoni quand il passe en revue 21 les nombreuses études qui
prétendent décrire le fonctionnement d’un « marché de l’art » dans
l’Italie des  XVe et XVIe  siècles, là où une approche au plus près des
choses fait apparaître des modes complexes et très divers de
circulation —  don, vol, transmission, clientélisme, prêt, etc.  —
d’œuvres qui passent de main en main dans un contexte économique
dominé par les cours princières et par le luxe, qui est loin d’être
purement marchand. Nous pensons au contraire que ces thèses de
Braudel sont pertinentes pour une analyse critique du capitalisme.
Lorsqu’un objet marchand est déplacé, à chaque étape de son
trajet, il est considéré depuis un « point de vue » différent en fonction
de la place qu’il occupe dans l’ensemble des choses usuelles, dont
dépend sa valeur différentielle (le terme de valeur étant pris ici au
sens où Saussure l’applique à la relation entre signes 22), en sorte que
« le sens » donné de cette chose est posé relativement à celui d’autres
choses, et que, de même, son prix, lorsqu’elle fait l’objet d’une
transaction, peut être dit relatif, puisqu’il est jugé par référence à
celui des autres choses donnant lieu localement à échanges. Ce genre
de commerce suppose la confrontation de points de vue
profondément asymétriques. Le premier est local ou, si l’on veut,
indigène. Le second est global ou, si l’on veut, allogène. Tandis que,
considérée d’un point de vue indigène, la chose se détermine par
référence à l’ensemble où elle est plongée et où elle trouve son prix,
en sorte que deux positions distantes ne comprennent jamais les
«  mêmes  » choses, la particularité du point de vue allogène (ou
global) est de se doter de la possibilité de suivre le trajet d’une chose
entre différentes positions, où son prix se déterminera de façon
différente, en considérant qu’il s’agit bien de la « même » chose, ou,
si l’on veut, de prendre un point de vue surplombant sur l’ensemble
d’un parcours commercial.
Le commerçant le plus efficace est sous ce rapport celui qui
maîtrise une pluralité de points de vue, et qui peut être qualifié par là
de plurivalent. C’est la capacité à jouer sur le différentiel de points de
vue qui fait la force du commerce au loin et peut-être, plus
généralement, du déplacement comme composante du capitalisme,
dont on peut penser qu’il a eu, et a toujours, pour propriété de
reposer sur des acteurs qui tirent avantage de la connaissance de
différentes formes de mise en valeur de la marchandise. En effet, à
chaque étape de son trajet, la marchandise s’échange bien à son prix
local, en sorte qu’il serait vain de condamner le marchand de
malhonnêteté. Mais la profonde asymétrie qui s’établit entre les
acteurs dont le point de vue est indigène (ou local) et ceux dont le
point de vue est allogène (ou global) engendre un différentiel qui
tend à accumuler l’essentiel des profits entre les mains de ceux dont
le point de vue est le plus large ou, si l’on veut, surplombant.
Toutefois, parler de «  point de vue  » surplombant est une
approximation insuffisante si on ne pose pas la question des
dispositifs et des outils sur lesquels il repose. Ces dispositifs et ces
outils ont été, à l’époque moderne, ceux qui ont favorisé les
expéditions commerciales lointaines. Ils se sont développés, comme
on sait, dans une large mesure à l’initiative des centres de pouvoir
politique, c’est-à-dire des États ou des villes-États, seuls à même de
mettre au service des entreprises hasardeuses dont dépendait la
réussite du commerce au loin des moyens très divers, surtout
militaires et liés aux techniques de navigation, mais aussi intellectuels,
de l’ordre de la géographie, de la cartographie et peut-être surtout de
l’histoire et de l’intérêt pour la connaissance linguistique et
ethnographique des peuples indigènes dispersés de par le monde.
Mais c’est surtout du développement des instruments de
communication, notamment la correspondance commerciale 23, et des
réseaux financiers, en particulier la lettre de change, qu’a dépendu la
possibilité d’un point de vue surplombant.
La particularité de la finance est non seulement de rendre
possible le détachement par rapport aux propriétés substantielles de la
marchandise, en lui substituant des sommes inscrites dans des livres
de comptes, mais aussi de cumuler les gains susceptibles d’être
réalisés à terme par une succession d’opérations. Cela même si ces
dernières sont fondées sur la disparité entre les prix relatifs locaux de
marchandises, dont les qualités et la valeur marchande, déterminées
différemment à chaque étape du trajet, ne sont comparables et
cumulables qu’à la condition de disposer d’instruments financiers.
Ces derniers permettent de lier des acteurs qui, bien que situés eux-
mêmes dans des espaces différents, qu’ils soient ou non
géographiques, peuvent prendre sur l’ensemble du procès de la
marchandise un point de vue surplombant parce qu’ils reconnaissent
la validité d’instruments de compte garantis par des centres de profit
en position dominante. On peut trouver à l’époque moderne un des
exemples les plus troublants et les mieux étudiés de ce type de
circulation commerciale dans les entreprises du commerce
triangulaire qui chargeaient au départ de France des vaisseaux,
spécialement fabriqués à cet effet, d’ustensiles, destinés aux royaumes
de la côte ouest de l’Afrique se livrant à la capture d’esclaves. Ces
derniers, embarqués sur les vaisseaux (avec environ 25  % de pertes
humaines durant le trajet) étaient revendus aux planteurs américains
et les navires revenaient chargés de denrées de luxe, commercialisées
en Europe à un prix élevé, telles que café ou cacao. Ce commerce ne
donnait qu’un bénéfice d’environ 6 % parce qu’il exigeait de lourds
investissements, notamment pour construire ou aménager les
vaisseaux 24, et devait faire face à des risques importants.
C’est donc bien, dans ces cas de figure, sur la dissymétrie entre des
points de vue indigènes, reposant sur des instruments locaux, et des
points de vue allogènes, reposant sur des instruments globaux, et, au
premier chef, sur des instruments financiers, que repose la possibilité
d’échanges de choses hétérogènes (comme elles le sont toutes) qui
loin de répartir à peu près également les richesses en bouclant des
cycles, pouvant s’étendre sur plusieurs générations, comme les
échanges de dons dans les sociétés dites traditionnelles, tendent au
contraire à accumuler les avantages tirés de la circulation des
marchandises dans des centres de profit.
On peut se demander, en outre, si les effets de ces déplacements,
difficilement contestables dans le cas de l’obtention de la plus-value
marchande, n’interviennent pas également dans celui des bénéfices
tirés de l’exploitation du travail humain (plus-value travail). On peut
prendre pour exemple les délocalisations dans les pays à bas salaires.
En effet, ces délocalisations, pour pallier la baisse des profits
industriels en Europe et aux États-Unis, déplacent la production dans
des pays où le prix relatif du travail humain est le plus bas possible.
Mais si, dans certaines circonstances (par exemple la confection au
Bangladesh ou le montage d’outils informatiques à Guadalajara au
Mexique 25), ces déplacements reviennent à substituer au salariat un
régime d’emploi quasi esclavagiste, ce n’est pas nécessairement le cas.
Les ouvriers utilisés localement par les firmes occidentales peuvent se
juger correctement payés à l’aune du prix relatif du travail dans leur
pays. C’est le différentiel entre le prix du travail localement pratiqué
en Europe occidentale et le prix du travail localement pratiqué dans
les pays à bas salaires qui est source de profit puisque les
marchandises produites sont destinées à revenir en Europe pour y
être commercialisées. Or ces opérations ne seraient pas réalisables ou
ne dégageraient pas de profits équivalents en l’absence d’instruments
financiers dérégulés qui permettent une circulation de capitaux
susceptibles d’être rapidement déplacés pour être engagés là où les
investissements sont les plus profitables.

DÉPLACER DES MARCHANDISES
OU DÉPLACER DES ACHETEURS

Suivant Braudel, on a fait dépendre la maximisation de la plus-


value marchande d’un déplacement de la marchandise. Prenons
d’abord des exemples de déplacements géographiques. Ils sont
évidents dans les cas où des produits de luxe associés à un label ou à
une marque connus pour leur enracinement national ou régional
sont exportés vers des pays plus ou moins lointains où des
demandeurs les acquièrent pour le prestige du pays d’origine. Dans le
cas des produits de luxe, le profit peut être d’autant plus élevé que les
industries combinent la plus-value travail et la plus-value marchande.
Comme toute industrie, l’industrie du luxe, qu’elle concerne les
parfums et les cosmétiques, l’habillement ou encore l’horlogerie,
produit et commercialise des objets fabriqués selon des procédés et
des normes d’allure industrielle et cela, de plus en plus souvent, en
délocalisant une partie de la production. Les unités, qui reproduisent
un prototype, sont fabriquées en un nombre de plus en plus élevé
d’exemplaires de façon à satisfaire une demande croissante sur un
plan mondial. Mais chaque unité bénéficiant d’opérations
intervenant au sommet de la chaîne de valeur, c’est-à-dire le design, le
marketing, la publicité et la distribution, qui ne sont pas
délocalisées 26, et profitant surtout d’un travail de mise en valeur qui
met l’accent sur leur caractère traditionnel et sur leur domiciliation
dans des pays très appréciés pour leur «  art de vivre  » et pour leur
autorité en matière de «  goûts  », comme la France ou l’Italie, peut
être vendue avec une marge commerciale beaucoup plus élevée que
celle des produits standard dont la fabrication et la commercialisation
sont pourtant loin d’être radicalement différentes, même si la
standardisation croissante des produits de luxe est estompée, voire
dissimulée.
La brocante, qui joue un rôle important dans
l’approvisionnement des collectionneurs d’objets anciens ou vintage,
est également un exemple de négoce où le prix des objets vendus
dépend pour une large part de leur déplacement. On peut suivre sur
ce point l’ouvrage dans lequel un marchand de meubles et d’objets
anciens, Hubert Duez 27, s’emploie à dévoiler les ficelles de son
activité 28. Première remarque, étant en position d’intermédiaire qui
prélève une plus-value marchande en déplaçant des objets déjà là, le
brocanteur ne fait pas de différence entre les contraintes qui
s’imposent à lui quand il s’agit d’acheter ou de vendre. Dans un cas
comme dans l’autre, il faut déplacer les objets de façon à acheter là
où l’objet est le moins cher pour le revendre là où il est le plus cher. Il
ne faut, par exemple, jamais acheter un objet dans son lieu d’origine :
« Ce n’est pas à Marseille qu’il faut acheter une soupière de la “Veuve
Perrin” (fabrique de faïence de Marseille du XVIIIe siècle) mais à Brest
[…]. En un mot, c’est dans son lieu d’origine qu’un objet est le plus
cher. […] Plus vous vous éloignez du lieu d’origine de vos objets
favoris, plus vous multiplierez vos chances de trouver la coupure 29. »
C’est la raison pour laquelle les choses n’ont pas un prix qui leur
serait inhérent et indépendant du lieu où elles sont négociées.
Le but du marchand est de trouver la « coupure », c’est-à-dire la
chose qui pourra être revendue à un prix très supérieur à son prix
d’achat. Il faut pour cela éviter les boutiques et les salons où «  la
marchandise est déjà triée  » et être présent «  au moment du
déballage là où atterrissent directement et sans sélection les débarras
des maisons, des appartements, des caves, des greniers  ». Car, «  la
“coupure” c’est l’oubli (un objet en argent dans une caisse de métal
argenté) ou l’erreur (une faïence XVIIIe au prix du  XIXe) 30  ». Pour
trouver la «  coupure  », il faut avoir une compétence permettant
d’identifier les objets, dont le vendeur ne sait pas ce qu’ils sont : c’est
le cas d’un « vieux marchand » qui présente un jour à Hubert Duez
un « objet bizarre, un “schmilblick”, espèce de U renversé de 30 cm2,
rivé sur un socle  ». L’auteur, qui a reconnu dans cette chose «  une
presse d’orfèvre XVIIe  », en demande le prix  au marchand qui est
incapable de le lui donner. Trouver « la coupure », c’est être capable
de reconnaître, dans «  une caisse de farfouille  », l’objet porteur de
différences pertinentes immédiatement transformables en différences
de prix : « C’est en chinant les dessins que l’on a le plus de chance de
faire une bonne affaire, un “coup” que nous appelons “une
différence”. Ils ont le vent en poupe mais leur cote est encore très
raisonnable 31. » Ce qui suppose de « porter la plus grande attention
aux petits détails 32 ».
Considéré non en tant qu’acheteur mais en tant qu’offreur, face à
un demandeur potentiel, le brocanteur doit développer une politique
des prix dont l’auteur livre aussi quelques éléments. Marchander,
mais surtout pour « faire plaisir au client » : en conséquence, « nous
affichons des prix supérieurs. Ainsi, tout le monde est content  :
l’acheteur a eu un rabais et le marchand a vendu à son prix ». Mais la
baisse ne doit pas être trop importante (supérieure à 30  %), ce qui
dénoterait un « manque de sérieux du premier prix affiché » qui est
33
la marque du «  marchand improvisé   ». Se garder d’émettre un
«  jugement esthétique  » sur la chose mise en vente pour se
concentrer sur son prix : « Nul n’émet un avis esthétique sur quoi que
ce soit car tout se vend. Un objet détesté par les uns enchantera les
autres 34. » Laisser à l’acheteur l’initiative de proposer un prix : « Si on
vous demande le prix répondre “faites-moi une offre”  », pour
montrer qu’on est «  prêt à un effort important  ». Prendre les
décisions de vente (et d’achat) très rapidement, «  pas question de
dire, je vais réfléchir 35 ». Si l’on a « un bon truc » que l’on ne parvient
pas à vendre, en «  augmenter le prix  » et alors «  à notre grande
surprise, ça part 36 ».
Activité centrale dans l’économie de l’enrichissement, le tourisme
tire profit, lui aussi, du déplacement géographique. Mais, dans ce cas,
le prix des choses ou, ce qui revient à peu près au même, d’accès à ces
choses, dépendant de leur enracinement dans un site, c’est le
déplacement des demandeurs dans le site d’accueil qui génère un
profit en les amenant à réaliser sur place des dépenses d’entretien, de
loisir ou de luxe de niveau équivalent ou supérieur à celui des
dépenses qu’ils auraient engagées dans leur pays d’origine. Le
tourisme, si on l’envisage sous le rapport de la marchandisation, pose
des problèmes spécifiques parce que, dans ce cas, l’accès à la
marchandise se fait par le truchement de sa distribution dans un pays,
une région ou un site, où sont implantées des constructions, comme
des hôtels ou des monuments, mais qui sont aussi peuplés
d’habitants. C’est par conséquent de l’activité et même de la manière
d’être de ces habitants et, notamment, de leur plus ou moins bonne
volonté face à l’accueil des visiteurs venus dépenser leur argent là où
ils vivent, que dépend la qualité de la marchandise mise en vente.
C’est sans doute la raison pour laquelle le développement du
tourisme n’est jamais seulement le fait d’entreprises capitalistes mais
engage toujours aussi l’intervention de l’État, particulièrement dans
le cas du tourisme culturel, par opposition au tourisme de masse qui
peut être confiné dans des arènes bornées (comme le sont les clubs

É
de vacances). Car il revient à l’État non seulement de prendre la
«  mesure du danger 37  » et de garantir la sécurité des touristes, mais
aussi de contrôler la qualité de l’accueil qu’ils reçoivent de la part des
habitants, comme, par exemple, leur honnêteté dans la délivrance
d’un certain nombre de prestations (restaurants, hôtels, taxis,
commerces, etc.), leur disponibilité et leur courtoisie. Il n’y a pas, de
ce fait, d’entreprise plus naturellement collective que le tourisme
dont la réussite dépend de la coordination tacite d’un très grand
nombre d’intervenants qui doivent avoir tous intériorisé l’intérêt que
présente, pour chacun de ceux qui ont quelque chose à vendre, pris
séparément, mais, tout aussi bien, pour la collectivité dans son
ensemble, la qualité de l’accueil. C’est, en effet, de cette qualité totale
que dépend la réputation d’un lieu touristique, faite par ceux qui
l’ont déjà visité et qui, de retour chez eux, sont autant de
prescripteurs susceptibles d’attirer de nouveaux visiteurs.
On peut mettre en série les délocalisations qui déplacent les
travailleurs, les ventes au loin de produits de luxe qui déplacent des
marchandises, et le tourisme qui déplace des acheteurs comme étant
trois procédés permettant d’échapper à la saturation de la demande
solvable, en ayant recours à des déplacements spatiaux. Si les produits
enrichis sont achetés sur place par les touristes, c’est parce que leur
enrichissement repose sur l’ensemble de l’environnement dans
lequel ils se trouvent plongés et associés par leur récit à l’histoire de
cet environnement. Cet effet est renforcé par le fait que l’achat de
choses à des prix hors du commun fait partie de l’expérience hors du
commun du séjour touristique. C’est la raison pour laquelle les
entreprises du luxe en Europe réalisent une part très élevée de leur
chiffre d’affaires avec des acheteurs non européens. Toutefois, ces
entreprises doivent aussi se déployer, en contrôlant leur réseau de
distribution autant que possible, dans d’autres pays, car, en cas de
baisse des flux touristiques dans un pays pour cause d’insécurité, elles
doivent pouvoir capter ces mêmes acheteurs mais ailleurs.
On comprend mieux la critique adressée au touriste depuis une
position morale qui le condamne en tant qu’il serait l’opposé du
« voyageur ». En effet, tandis que le voyageur est censé aller au-devant
de l’inconnu, qu’il s’agisse de lieux ou surtout de personnes, dans
une logique marquée par l’éthique du désintéressement et du risque,
et dont un idéal s’incarne dans la figure de l’ethnologue sur le
terrain, le touriste est accusé de n’aller voir que des choses déjà
connues, de ne prendre aucun risque, et d’avoir l’intention d’acheter
sur place des choses dont l’authenticité est supposée être maintenue
par leur appartenance à une «  contrée  » et à une «  culture  ». Mais
cette mise en regard oublie un tiers, le commerçant au loin qui, lui
aussi, se déplace, mais uniquement pour réaliser un profit en faisant
circuler des marchandises entre deux collectifs qui ont des façons
différentes d’apprécier la valeur de choses, dont il entend se réserver
le monopole de la circulation. C’est par opposition à ce commerçant
intéressé qu’a été constituée au XIXe  siècle l’image du voyageur loué
pour son désintéressement. La figure du touriste annule cette
opposition entre commerçant au loin et voyageur, parce qu’une des
particularités de la condition de touriste est d’occuper une position
instable entre la sphère du désintéressement et celle de
l’intéressement, entre lesquelles celui-ci ne cesse de basculer.

DÉPLACEMENTS ENTRE FORMES


DE MISE EN VALEUR

Toutefois, les déplacements géographiques sont loin d’être seuls


en cause. On peut en effet, dans un grand nombre de cas, interpréter
la façon dont des objets circulent, au cours de leur «  vie
économique  », en donnant lieu à différentes formes de mise en
valeur, comme autant de déplacements. C’est le cas, par exemple,
quand un objet, d’abord produit et échangé en tant qu’objet
standard, se trouve revalorisé par référence à la forme collection
après une période durant laquelle il a eu le statut de déchet. Ou
encore quand un objet, d’abord valorisé dans la logique de la forme
tendance, se voit ramené au cours de sa diffusion vers la forme
standard ou est, au contraire, réapprécié dans la forme collection.
Quant aux objets mis en valeur par référence à la forme actif, ils
peuvent avoir d’abord été pertinents par référence aux trois autres
formes, comme c’est le cas quand une voiture, produit standard par
excellence, devient la possession d’une star, ce qui permet de la
valoriser par référence à la forme tendance avant de devenir un objet
de collection susceptible ensuite d’être acquis dans l’intention de
faire un placement ou de la revendre rapidement pour en tirer un
bénéfice.
Sous le rapport du profit, l’une des fonctionnalités des formes de
mise en valeur est de rendre possible un déplacement des choses
entre ces formes, de façon à permettre la vente avec une marge élevée
de choses qui, identifiées par référence à une autre forme, auraient
été invendables ou liquidées à un prix très bas. C’est le cas lorsqu’un
objet standard proche du déchet et dédaigné même par des acheteurs
qui achètent d’occasion parvient à être transféré dans une aire de
vente où il peut être mis en valeur par référence à la forme collection,
comme on le voit à propos de ces meubles bon marché vieux de
quelques décennies, dont le prix s’accroît considérablement quand ils
trouvent place dans des boutiques vintage ou encore à propos des
« vieilles caisses » transmuées en voitures de collection. La possibilité
offerte à des objets, qui, au vu de leur dimension standard, devraient
nécessairement voir leur prix diminuer à mesure qu’ils prennent de
l’âge, de migrer vers d’autres formes de mise en valeur et,
particulièrement, vers la forme collection ou vers la forme actif
permet d’espérer en tirer un profit renouvelé une fois épuisée leur
valeur d’utilité. Un processus similaire accompagne la mise en valeur
depuis la forme tendance de vêtements ou d’autres objets produits
industriellement dans des pays à bas salaires et de façon quasi
standard, dont les prix de vente, une fois déplacés vers les pays riches,
sont sans commune mesure avec leurs coûts de production, ce qui
dégage une marge très importante.
On peut faire des remarques similaires à propos d’autres
déplacements. Par exemple, du déplacement d’un objet de collection
dans la forme actif, où ses propriétés substantielles et ses différences
pertinentes sont largement perdues de vue (un tableau ou un meuble
signé traité comme un actif est aussi bien à sa place dans le coffre
d’une banque que dans un appartement), mais où, par contre, son
prix devient un attribut marquant, puisque la possibilité de le
revendre avec une marge élevée dépend de demandeurs qui,
l’achetant en vue de le revendre à leur tour avec profit, sont attirés
par des objets chers dont ils pensent que le prix peut encore monter.
De même, des objets tendance, devenus ringards, peuvent voir leur
prix s’élever en passant dans la forme collection, voire dans la forme
actif, s’ils ont été entre les mains de célébrités. Ces déplacements
entre les formes de mise en valeur permettent, quand ils sont réussis,
qu’une chose échappe à son inéluctable devenir-déchet, qu’elle
devienne obsolète dans la forme standard, déclassée dans la forme
collection, démodée dans la forme tendance, dépréciée dans la forme
actif.
Entre les différentes formes de mise en valeur, à peu près tous les
déplacements sont possibles, mais à une condition qui concerne le
retour vers la forme standard d’objets d’abord mis en valeur dans
l’une ou l’autre des trois autres formes. Cette condition est qu’un
objet quelconque pertinent dans une autre forme ne puisse être
déplacé vers la forme standard que s’il y occupe la place d’un
prototype. Cette possibilité reste rare en ce qui concerne un passage
depuis la forme collection. En effet, l’interdit de reproduction
empêche, en général, qu’un objet de collection devienne un objet
standard, mais cette possibilité existe malgré tout, par exemple,
lorsqu’un musée commercialise, sous forme de produits «  dérivés  »,
des reproductions standard dites «  à l’identique  » de chefs-d’œuvre
exposés. En revanche, plus fréquemment, la forme tendance, par son
caractère cyclique, peut faire revenir dans la forme standard des
objets démodés, auquel un designer ajouterait une légère différence,
ce qui leur permet de servir de prototypes à une nouvelle génération
de spécimens.
En outre, on peut tirer de la commercialisation d’un même
produit un profit généré à la fois par des marges unitaires
importantes (comme dans la forme collection) et par la vente d’un
grand nombre de spécimens (comme dans la forme standard), en
jouant sur la diversité des lieux de vente. C’est le cas de la haute
parfumerie. Prenons l’exemple de tel célèbre parfumeur parisien.
Dans le magasin principal de la maison mère, chacun des flacons
correspondant à un certain parfum caractérisé par un nom qui lui est
propre est disposé à la façon dont seraient présentées des pièces
uniques, exposées dans un environnement précieux décoré dans un
style XIXe siècle, de manière à évoquer la distinction aristocratique, ou
agrémenté d’œuvres d’art contemporaines pour satisfaire une
clientèle plus jeune et plus moderne. Les stocks sont entassés dans
l’arrière-boutique, à l’abri des regards, et les vendeurs vont y chercher
le spécimen une fois la transaction terminée. Des vendeuses, en
nombre important, prennent le temps de guider les acheteurs, et leur
donnent à sentir différentes essences pulvérisées sur de petits
triangles de buvard qu’ils peuvent porter à leur nez, etc. Enfin, les
acheteurs réguliers peuvent être préalablement connus du personnel
du magasin.
C’est une situation toute différente à laquelle est confronté
l’acheteur du même parfum dans un duty free shop d’aéroport. Dans
un site de ce type, qui se présente comme un shopping mall, des
vendeuses ou vendeurs peu nombreux sont confrontés à des
acheteurs, venus d’un peu partout et pressés, dont certains ne
fréquenteront ce lieu qu’une seule fois, ce qui donne à la transaction
un caractère rapide et anonyme. Tandis que dans le magasin chic
l’acte d’achat est en quelque sorte valorisé pour lui-même, ce que le
marketing appelle expérientiel (il doit laisser un souvenir agréable),
dans le duty free shop il est motivé par l’espoir d’acquérir moins cher ce
qui vaudrait plus cher ailleurs. Du même coup, le caractère standard
du produit acheté, estompé dans le magasin chic, notamment grâce à
un «  packaging mythique  » qui évoque «  la série limitée 38  »,
transparaît dans l’aéroport.

LA MISE À PROFIT DES RICHES


ET LE CAPITALISME

Le fait de chercher à réaliser un profit non par la vente en masse


de spécimens dont chaque unité ne permet de dégager qu’une faible
marge, comme c’est le cas pour les objets standard, mais, au
contraire, par une maximisation de la marge obtenue de la vente de
chaque unité vendue, même si elles sont en petit nombre, tend à
destiner en priorité aux riches les objets qui donnent lieu à une mise
en valeur dans les formes tendance, collection et surtout actif. En
effet, seuls les riches peuvent s’offrir des biens coûteux offrant une
marge de profit élevée. Le développement d’une économie de
l’enrichissement permet ainsi au capitalisme, d’une part, de ne plus
être au même degré tributaire d’une masse de travailleurs facilement
enclins à la protestation, ce qui est vu comme une
«  insubordination  », et, d’autre part, de tirer parti de l’argent des
riches (par opposition aux pauvres) et/ou, ce qui n’est pas tout à fait
la même chose, de tirer parti de l’argent qui circule dans les pays
riches (par opposition aux pays pauvres), les dépenses pouvant être
aussi le fait d’États ou de collectivités publiques et non de personnes
privées.
Toutefois, ces dépenses réalisées par les riches prennent des
significations différentes de celles qui ont été les leurs dans les siècles
passés. Elles ne visent pas à marquer la prodigalité des grands en
direction de ceux qui dépendent d’eux, de manière à échapper à
l’accusation «  infamante  » d’avarice et à rendre manifeste leur
magnificence, comme le faisaient les princes italiens du XVIe siècle 39.
Ni même à acquérir ces objets qui permettaient aux bourgeois
d’exprimer leur goût et leur distinction et de marquer leur écart avec
les classes inférieures. Elles sont certes motivées par la recherche
d’objets d’exception et par la jouissance que procure l’accès à des
lieux exclusifs et confortables. Mais elles peuvent être également
financièrement rentables et c’est en cela qu’elles s’inscrivent de façon
nouvelle dans l’univers capitaliste. En effet, les objets qui donnent
lieu à ces dépenses et qui ne sont accessibles qu’aux riches — hôtels
ou produits de luxe, appartements d’exception, objets d’art ou
d’antiquité, etc. — sont aussi de plus en plus intensément des objets
d’investissement pour des centres de profit qui en attendent un
retour.
Ce retour sur investissement ne parvient pas directement à chaque
acteur qui a engagé pour son compte personnel des dépenses de
luxe. Mais il enrichit dans son ensemble la classe de ceux qui ont des
intérêts dans les centres de profit qui sont au cœur d’une économie
de l’enrichissement, elle-même intégrée dans des circuits
économiques et financiers de large ampleur. Les dépenses
individuelles des riches enrichissent ainsi collectivement les classes
dominantes. L’extension du capitalisme à de nouveaux objets destinés
aux riches leur permet de participer individuellement par leurs
dépenses à la prospérité du capital, c’est-à-dire à leur enrichissement
en tant que collectif, ce qui, malgré la concurrence qui les oppose
quand ils sont en affaire, contribue à les rendre solidaires. Tous ont
intérêt à ce que soit maintenue la valeur marchande de biens dont ils
profitent, d’un côté, en tant qu’usagers et, de l’autre, en tant que
possédants. Il n’est donc pas exagéré de dire que si l’exploitation des
pauvres, qui a été longtemps la marque du capitalisme, appauvrit les
pauvres, cette sorte « d’exploitation » ou de mise à profit des riches,
que permet le développement d’une économie de l’enrichissement,
tend à enrichir les riches. Ces riches tirent, bien sûr, toujours une
partie de leurs revenus de l’exploitation des pauvres, notamment, de
façon indirecte par l’intermédiaire des profits réalisés dans
l’économie financière, dans l’économie numérique et dans les
investissements directs à l’étranger tournés vers les entreprises
industrielles qui continuent à assurer la production standard. Mais
toutefois, ce type d’économie tend, au moins dans les pays d’Europe
de l’Ouest, à priver des pauvres de cette utilité sociale minimale que
leur procurait la possibilité d’être exploités, c’est-à-dire de figurer
parmi les sources potentielles d’enrichissement des riches. C’est sans
doute sur cette base que repose l’affirmation, à la fois vraie et fausse,
souvent répétée depuis trente ans, selon laquelle l’exploitation aurait
disparu, laissant la place à l’« exclusion ».
On peut donc dire que le développement d’une économie de
l’enrichissement dans les anciens pays industriels où les riches sont
toujours les plus nombreux, qui accompagne le déplacement de
l’industrie de masse dans des pays périphériques peuplés en majorité
de pauvres, exploite jusqu’à leurs dernières limites les possibilités
qu’offre le commerce des choses pour générer le profit dont se
nourrit le capitalisme. Cela en mettant en valeur des «  à-côtés  » ou
des « restes », par le truchement de la forme collection qui permet de
récupérer des déchets  ; en intensifiant le rythme des processus
d’obsolescence par le biais de l’extension donnée à la forme
tendance qui, à l’inverse, conduit à jeter parmi les déchets des choses
à peine usagées  ; ou encore en atténuant la différence entre les
choses matérielles et leur équivalent monétaire en mettant à profit la
circulation de choses traitées quasiment comme s’il s’agissait de
produits financiers, ce que permet la forme actif. Pour marquer la
spécificité d’une forme de capitalisme qui tire parti des quatre formes
de mise en valeur que nous avons dégagées, nous parlerons de
capitalisme intégral.
Un capitalisme intégral n’échappe pas à la caractérisation du
capitalisme qui met l’accent sur une exigence d’accumulation
illimitée, mais il poursuit l’accumulation en étendant le cosmos de la
marchandise, en exploitant de nouveaux gisements de richesses et en
articulant différentes façons de mettre en valeur les choses et de les
faire circuler, dans l’optique d’une maximisation du profit. C’est ce
régime du capitalisme que favorise —  selon nous  —, en association
avec le développement de l’économie financière et de l’économie
numérique, la croissance d’une économie de l’enrichissement. Cette
dernière s’articule avec un autre processus marquant depuis les
années 1990 sur un plan mondial. Il s’agit de l’expansion de la
production de masse et du genre de capitalisme associé en Europe à
la révolution industrielle dans des régions du monde qui étaient
demeurées jusque-là surtout rurales. On peut penser que le
développement de l’économie de l’enrichissement est largement
tributaire de cette expansion et des profits qu’elle génère, y compris
dans les pays en voie de désindustrialisation, notamment par le biais
des circuits financiers. En outre, dans les pays où l’économie de
l’enrichissement prend une grande importance, la vente d’objets
standard, entièrement ou partiellement fabriqués dans les pays où la
production de masse s’est déplacée, continue à jouer un rôle
économique important et même prépondérant.
Mais l’économie de l’enrichissement, dans ce qu’elle a de
spécifique, se nourrit de profits tirés du commerce de choses qui,
même lorsqu’elles sont fabriquées industriellement, donnent lieu à
une mise en valeur reposant surtout sur les trois autres formes que
nous avons identifiées. L’économie de l’enrichissement est associée
par là à des façons particulières d’exploiter localement une main-
d’œuvre très qualifiée sur laquelle reposent ces tâches de mise en
valeur. En ce sens, les profits qu’elle génère dépendent, en partie, de
l’extraction d’une plus-value travail. Néanmoins, la particularité de ce
type d’économie est surtout de tabler sur des dispositifs qui
permettent une extraction de la plus-value marchande sans doute
beaucoup plus importante que ce n’est actuellement le cas pour les
objets standard, confrontés à un niveau élevé de concurrence.
Rappelons encore que, tandis qu’une économie de masse s’est
tournée en priorité vers une exploitation des pauvres, soit en tant que
travailleurs, soit en tant que consommateurs, cette économie de
l’enrichissement est orientée vers la mise à profit des riches. Or,
comme le montrent les analyses de Fernard Braudel, c’est surtout sur
le commerce de biens «  rares  » ou de luxe destinés aux riches que
repose la possibilité de plus-values marchandes particulièrement
importantes.
Comme le suggèrent ces remarques, un capitalisme intégral n’est
pas un avatar que l’on pourrait qualifier de «  postmoderne  » du
capitalisme au sens où il ne reposerait plus sur des profits tirés de la
plus-value travail, ni même sur la fabrication et la circulation de
choses dotées d’une assise matérielle. Mais c’est une forme de
capitalisme dont le caractère flexible permet de tirer parti d’une
gamme beaucoup plus large que par le passé de choses dont la
diversité est non seulement maintenue mais mise en valeur, de façon
à exploiter les différences qui s’instaurent entre plusieurs états de la
marchandise. Cela tout en les intégrant dans un même champ de
forces, au sein duquel des flux financiers qui, étant strictement
comptables, sont indifférents aux spécificités substantielles des objets
et des dispositifs les alimentant créent une forme d’interdépendance,
voire une sorte de solidarité.
Toutefois, sur ce fonds de solidarité tacite, ont lieu des luttes pour
l’appropriation de bénéfices qui dépendent de la façon dont sont
exploitées les différences entre les choses dans les différentes formes
que nous avons dégagées. Elles doivent être rapportées à la question
de savoir qui a prise sur la détermination de ces différences et sur leur
mise en valeur, c’est-à-dire à la question du pouvoir qui, dans le cadre
du capitalisme, se manifeste particulièrement par la capacité d’un
opérateur à faire valoir certaines différences, dont il est maître, et par
là à dévaluer les différences dont ses concurrents escomptent un
profit. Dans les économies industrielles reposant sur la forme
standard, l’agent principal de la production, qu’il soit propriétaire
des moyens de production ou sous la dépendance d’actionnaires,
détient la maîtrise de la description des caractéristiques pertinentes
du produit, exprimées sous la forme de propriétés standard, qui
concernent à la fois le prototype et les spécimens qui le reproduisent,
et entend les maintenir et les protéger en recourant au droit,
notamment à la propriété intellectuelle. Dans le cas de la forme actif,
les détenteurs du pouvoir sur les différences pertinentes sont ceux
qui, propriétaires ou non, peuvent asseoir les différences
d’appréciation sur des estimations portant sur le futur, en particulier
sur les profits à venir, ce qui, lorsqu’ils disposent aussi d’un capital
conséquent, contribue à les faire advenir. Si l’on considère enfin
l’appréciation des objets pris en charge par la forme collection, on
observe que la maîtrise appartient également à celui qui acquiert le
pouvoir de définir les différences pertinentes entre les choses, d’où
dépendra l’estimation de leur valeur.
Une des différences importantes entre les économies industrielles
et les économies de l’enrichissement tient cependant au fait que,
dans le cas de ces dernières, les agents — personnes ou institutions —
qui composent les récits auxquels sont incorporées les descriptions
des différences dont dépend la valeur des choses, et qui en assurent la
validité, doivent être considérés comme relativement indépendants
de ceux qui peuvent profiter financièrement de leur appréciation et
de leur circulation, c’est-à-dire notamment de ceux qui en détiennent
la propriété, sauf si les choses considérées sont des biens publics.
Malgré cette clause de «  désintéressement  », les possédants
conservent un pouvoir important sur la valorisation des objets. Mais
ce pouvoir se manifeste de façon indirecte en fonction du degré
auquel les possédants ont prise sur ceux qui ont la responsabilité de
composer le récit des différences et donc la capacité de détourner à
leur profit un discours de vérité conforté par des institutions et,
généralement, au moins en France, par des instances dépendant de
l’État. Ce pouvoir indirect joue un rôle crucial quand les pièces
détenues sont capitalisées. On peut en effet penser que les dispositifs
associés à la forme collection confèrent à la détermination de la
valeur des objets une stabilité beaucoup plus grande que ce n’est le
cas pour les objets de l’industrie ou, plus encore, pour les actifs
financiers. La construction du récit du passé repose sur de larges
institutions et a souvent une assise nationale, en sorte que, une fois
établi, il s’avère plus robuste que celui qui parle du futur ou même
que celui qui table sur le présent.
Chapitre XII
L’ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT
EN PRATIQUES

L’économie de l’enrichissement et la forme collection ont été


présentées jusqu’ici dans leurs dimensions historiques et structurelles.
Toutefois, le développement de cette économie et l’extension de cette
forme de mise en valeur se sont intégrés aux changements locaux de
manière très variable. Ces changements ont pu toucher des bassins
d’enrichissement tant ruraux qu’urbains. L’accent a été mis le plus
souvent sur ces derniers, notamment à propos de Bilbao et de
Barcelone, parce que les transformations dans les villes étaient
incarnées par des bâtiments emblématiques tels que le musée
Guggenheim, ou rendues visibles par des événements exceptionnels
tels que les jeux Olympiques.
Nous voudrions montrer que de telles mutations peuvent se
produire aussi dans des bassins d’enrichissement ruraux et dans de
petites villes où, bien qu’elles prennent des formes moins connues,
elles n’en sont pas moins sinon davantage spectaculaires, bouleversant
radicalement les relations sociales, l’activité économique, et les usages
de l’espace. Cela permet de faire apparaître la façon dont les acteurs
se saisissent de ressources locales et produisent des récits, c’est-à-dire
la pratique de l’enrichissement. Nous nous fonderons principalement
sur un travail de terrain réalisé dans la région française de l’Aubrac,
plus particulièrement à Laguiole 1. Dans ce cas, la dynamique qui s’est
mise en place à partir des années 1980 fait appel aux différents traits
pertinents de l’économie de l’enrichissement que nous avons
dégagés  : la moindre importance d’ancienne forme de création de
richesse centrée sur l’élevage, l’essor du tourisme, la
patrimonialisation des sites, la cuisine de luxe, la confection de récits
du passé, en grande partie inventés, et l’instauration d’une
fabrication supposée être ancestrale et locale de couteaux, dont la
mise en valeur repose principalement sur la forme collection, et à un
moindre degré sur la forme tendance. Cette fabrication « artisanale »
d’objets qui, à partir du XIXe  siècle, ont été produits de manière
industrielle à Thiers se heurte au début du XXIe  siècle à la
concurrence d’objets de même nom et standard, produits désormais
de manière externalisée dans les pays à bas salaires (Chine, Pakistan).

UN VILLAGE ENRICHI :
LAGUIOLE, EN AUBRAC

Le village de Laguiole s’est profondément transformé des années


1960 aux années 2010. Comme le relève une grande enquête
Recherche coopérative sur programme (RCP) réalisée au début des
années 1960 par une équipe de chercheurs du CNRS dirigée par
Georges-Henri Rivière 2, le village est alors le centre principal et le
plus peuplé de l’Aubrac aveyronnais. Alors que les communes de
cette région ont une population qui, en 1962, ne s’élève pas au-delà
de 800  habitants et qui a très majoritairement l’élevage comme
activité professionnelle, Laguiole compte alors environ 1  200
habitants, dont seulement 46 % de la population active a une activité
agricole, tandis qu’environ 20  % travaille dans le commerce, la
banque, l’assurance, l’hôtellerie, environ 15 % dans les services privés
et publics, et 10  % dans l’industrie du bâtiment 3. L’élevage qui est
l’activité principale de la région est aussi celle de Laguiole, ainsi que
la fabrication du fromage. Des couteaux, il n’est aucunement
question malgré le fourmillement de détails de l’enquête du CNRS,
qui visait alors à mettre en collection cette région (en en rapportant
notamment un buron) pour le musée des arts et traditions
populaires, en l’associant à une recherche scientifique empirique 4.
Voici la problématique concernant la partie «  anthropologie
économique  » telle que la formulait Jean Cuisenier, participant à la
RCP, devenu par la suite directeur du musée des arts et traditions
populaires (ATP), à la suite de Georges-Henri Rivière :

«  Projet de recherches sur les implications économiques et sociales des


changements survenus dans l’élevage et les productions animales de l’Aubrac et sur
les perspectives d’avenir ouvertes au placement de leurs produits. »
«  Un projet de recherche coopérative a été engagé sur la région de l’Aubrac
[…]. La région de l’Aubrac présente en effet, du point de vue de l’anthropologie
économique, un intérêt tout particulier. Une grande partie des ressources de la
population provient d’un élevage pratiqué à l’aide de techniques et de méthodes
ancestrales. C’est donc tout un réseau de flux économiques très particuliers qu’il
convient de saisir  : flux entre villages de la zone d’estivage et villages avoisinants,
entre propriétaires et gens des “burons”, entre exploitations agricoles et familles
paysannes. […]
Mais l’économie d’élevage de la région de l’Aubrac est condamnée à disparaître
sous sa forme traditionnelle. Ses produits  : animaux de boucherie et fromages de
Laguiole, doivent s’adapter aux formes nouvelles de commercialisation et aux
contraintes nées de l’ouverture des frontières nationales sur un vaste Marché
Commun. […] Comment peut s’effectuer le passage d’une économie d’élevage
traditionnelle à une économie fortement industrialisée ? […]. »

Cinquante ans plus tard, l’activité du village, qui compte environ


1  300 habitants, est désormais principalement orientée vers les
visiteurs qui viennent tout au long de l’année et l’envahissent l’été.
Cependant, le tourisme s’est progressivement développé dans la
région, en partie parce que les Aveyronnais montés à Paris
redescendaient pendant leurs vacances dans la région, ce que relevait
dès les années 1960 l’un des chercheurs ayant participé à la RCP
Aubrac  : «  Alors qu’en 1910 encore, les émigrés de retour au pays
reprenaient vite les anciens usages, ceux qui retournent maintenant
en Aubrac sont, pour la plupart, des Parisiens en vacances qui
viennent se reposer et se distraire à l’époque où tout le monde
travaille au village 5. » Toutefois, jusque dans les années 1980, comme
l’explique le guide touristique local, écrit dans sa première version
par un prêtre, Calmels, puis mis à jour par l’abbé Ginisty, les éléments
attractifs mis en valeur sont principalement la forêt (« un des grands
attraits des touristes  »), l’église, un musée «  dû à l’initiative du
chanoine Gaidou  » qui «  permet de conserver et de montrer aux
visiteurs quelques-uns des objets les plus caractéristiques de la vie
d’autrefois  », le fromage, et les foires (du 8  août et du
23 septembre) 6.
Désormais le tourisme est une activité économique qui génère au
moins 3  000 emplois salariés en 2010 dans l’Aveyron. Le chiffre
d’affaires de l’activité touristique est passé de 163 millions d’euros en
1993 à 360 millions d’euros en 2011 7. Toutefois, avec ses 11 millions
de nuitées en 2011, l’Aveyron reste loin derrière un département
comme l’Hérault avec près de 40 millions de nuitées la même année.
Viennent en Aveyron pour 41  % des familles, 39  % des couples, et
seulement 5  % de touristes seuls. Les touristes appartiennent en
majorité aux classes moyennes  : 26  % de retraités, 23  % d’employés,
14  % de professions intermédiaires, 6  % d’ouvriers contre 20  % de
cadres et professions intellectuelles supérieures (la dépense moyenne
par jour et par personne est estimée à environ 32 euros). Ce sont des
touristes quasi entièrement français (9 sur 10).
Un restaurant réputé internationalement pour ses chefs, Michel
Bras et son fils Sébastien, attire cependant une clientèle fortunée.
Trois attractions, liées les unes aux autres, aimantent ces masses de
visiteurs dans les années 2000  : les couteaux, le paysage et
l’alimentation, auxquelles s’ajoutent, ponctuellement, des fêtes.

Laguiole, « il n’y a pas de chômage ici, tout le monde travaille », « il y a souvent
des ministres qui viennent  », parce qu’ici «  c’est un peu l’exemple  », affirme le
propriétaire d’un gîte. Il l’explique par un cumul de choses  : la fromagerie et la
viande de l’Aubrac «  de qualité  », les couteaux, le plateau de l’Aubrac («  c’est un
8
paysage particulier ») .

Or ces activités prennent la forme d’une patrimonialisation, c’est-


à-dire qu’elles existent comme si elles étaient là depuis toujours et
qu’il fallait les préserver pour longtemps, afin de garder une
«  identité  » qui tirerait sa force de son enracinement dans un
territoire. La patrimonialisation peut être définie en tant qu’une mise
en forme d’un élément, matériel ou matérialisable, comme enraciné
dans un espace (le «  terroir  ») où il y serait depuis son «  origine  »,
possédant une force mémorielle, et qu’il faudrait faire survivre. Pour
patrimonialiser, il faut donc combiner au moins trois types
d’opérations : montrer l’origine de l’élément, l’actualiser par le plus
contemporain pour le projeter dans le futur, fixer un nombre
minimal de facteurs permettant d’identifier des continuités qui
autorisent à dire qu’il s’agit du « même élément » à travers le temps.
Or la continuité la plus grande est assurée par les récits et les
toponymes : c’est par eux que peut s’opérer la patrimonialisation en
associant un espace, la durée et un élément, et c’est pourquoi les
noms d’espace (Aubrac, Laguiole, en l’occurrence) sont un enjeu
central de la patrimonialisation. Mais le problème des mots est qu’ils
circulent  et que, circulant, ils peuvent désigner tout autre chose,
menaçant du même coup « l’identité » des éléments. Cela conduit à
faire intervenir des institutions qui sont dotées, notamment par la
justice, de la force de contrôler la circulation des mots et de l’en
empêcher en la réservant à certaines personnes ou certains usages
(via par exemple la création d’une « appellation contrôlée », comme
l’AOC).

La transformation des habitats par la patrimonialisation

La patrimonialisation transforme les habitats de deux manières.


Tout d’abord, les habitats doivent modifier leur apparence pour se
doter d’un mélange de passé « ancestral » et de contemporain. Ce qui
est rejeté et qui cherche à être effacé, c’est la marque du passé
proche. On retire ainsi le crépi des murs pour faire apparaître les
pierres qui en étaient recouvertes afin de retrouver l’apparence
« d’antan », c’est-à-dire imaginée comme elle était au XIXe siècle. On
expose dans les demeures des témoignages de cette époque —  ainsi
une photographie en noir et blanc de l’école du début du XXe siècle
orne la salle principale du gîte principal de la ville. Ce dernier est une
ancienne école catholique tenue par des sœurs qui a été aménagé
pour recevoir des randonneurs principalement, ainsi qu’une librairie.
Des fermes aux alentours du village se sont reconverties en maisons
d’hôtes, comme la ferme du Moulhac. Mais tant la ferme du Moulhac
que le gîte ont intégré des éléments contemporains dans leur
décoration. Le gîte comme la ferme sont tenus par des habitants du
village dont les familles y sont établies depuis plusieurs générations et
avaient d’autres activités (dans le commerce de type quincaillerie-
mercerie pour le premier, dans l’agriculture et l’élevage pour le
second).
Toutefois les visiteurs qui viennent à Laguiole n’y restent guère en
général. Le gîte s’adresse à des randonneurs qui n’y dorment guère
plus d’une à deux nuits 9. La ferme du Moulhac vise une clientèle plus
aisée, celle qui vient pour goûter la cuisine des Bras père et fils 10, et
qui séjourne deux à trois nuits. Cependant les touristes les plus
fortunés peuvent dormir sur place  : le restaurant des Bras est
également un complexe hôtelier, au design contemporain, sur un
promontoire qui domine le village.

Les nouvelles « fêtes traditionnelles » du village

La transformation de l’habitat, tant dans son apparence que dans


ses fonctions (école et ferme en logements pour touristes),
s’accompagne d’une mutation des activités collectives. À Laguiole
avaient lieu plusieurs fois par an des foires —  d’où l’appellation de
place du Foirail pour la place principale —, mais elles ont disparu. En
1965, douze foires y étaient ainsi organisées, ce qui explique
l’implantation hôtelière bien avant même cette époque 11.
En revanche, des fêtes peintes aux couleurs de «  l’ancestralité  »
ont été instaurées. C’est notamment le cas de la fête des bœufs gras,
célébrée au moment de Pâques sur la place dite du « nouveau foirail »
et dont la première édition ne date que de l’an 2000. Mais elle
valorise une race de vache, elle aussi, «  ancestrale  »  : l’Aubrac.
Environ deux cents bœufs de races Aubrac, Fleur d’Aubrac
(croisement Aubrac et Charolais) et des animaux bio de race Aubrac
sont exposés, et participent à un concours au terme duquel des
gagnants sont désignés, des éleveurs et des bouchers y font des
affaires, et des repas à base de bœuf sont organisés.

La patrimonialisation de l’alimentation
L’alimentation et la gastronomie sont donc, elles aussi, un rouage
essentiel de la patrimonialisation. Outre les bœufs de race Aubrac,
d’autres aliments sont mis en valeur comme des «  produits du
terroir  »  : une brioche à la fleur d’oranger nommée «  fouace  », du
miel, des confitures, des cèpes séchés, et surtout du fromage. Lui
aussi éponyme, le Laguiole est protégé par l’appellation d’origine
contrôlée depuis 1961. Il est utilisé pour cuisiner « l’aligot », un plat à
base de pommes de terre et de fromage fondu.
Alors que la cuisine des restaurants du centre-ville est centrée
principalement sur des plats à base de bœuf, d’aligot et de fromage,
elle prend une forme plus sophistiquée, et plus coûteuse, dans le
restaurant de la famille Bras, dont la réputation est fondée par
d’excellentes notations attribuées par les grands guides
gastronomiques et où une table se réserve plusieurs semaines, voire
plusieurs mois, à l’avance. Cependant on retrouve, là encore, dans la
cuisine de Bras un mélange de valorisation du plus contemporain et
du «  terroir  », alliant des produits locaux à des méthodes que l’on
pourrait qualifier d’avant-garde dans le champ de la cuisine. Cette
alliance se retrouve dans le restaurant ouvert par Bras dans le musée
d’art contemporain accueillant les œuvres du peintre Pierre Soulages,
à Rodez, musée qui, inauguré en 2014, a reçu la première année
250 000 visiteurs (de mai 2014 à mai 2015).
La carte des plats de la brasserie Bras au musée Soulages est
composée de phrases de présentation des plats qui exploitent le passé
local :

« La fouace est un gâteau traditionnel d’origine typiquement aveyronnaise. Sa


recette respecte au plus près la tradition aveyronnaise donnant une pâte cuite
serrée mais tendre. Elle est parfumée à la fleur d’oranger. »
« Les tripous servis autrefois avant la messe, au retour d’une partie de chasse…
Chaque région de l’Aveyron s’identifie par une composition particulière. »
« La charcuterie conservée dans le sel, séchée, fumée ou fraîche a du caractère
en Aveyron… »
«  Le bourriol à base de seigle, de froment, de pomme de terre, mouillés de
petit-lait, jadis il remplaçait le pain. »

La carte des vins répartit ceux-ci en deux catégories :

«  De chez nous  » (Estaing, Côtes de Millau, Marcillac, etc.) et «  D’à côté  »


(Gaillac, Jurançon, Languedoc, Corbières, etc.).

Un paysage à contempler

Ce sur quoi insiste la famille Bras, ce ne sont pas seulement les


produits servant à la cuisine mais le paysage de l’Aubrac en tant
qu’« ancrage » (« Ici sur le plateau de l’Aubrac, on vit au rythme de la
nature. Car, pour pouvoir toujours proposer une carte locale, la
nature est au cœur de chaque instant du quotidien  », explique la
brochure de présentation du restaurant). Le bâtiment, dessiné par les
architectes Éric Raffy et Philippe Villeroux, bâti en 1992, est doté de
grandes baies vitrées qui donnent à voir le panorama.
Ce paysage, «  à contempler  », est valorisé par ailleurs par la
randonnée, Laguiole étant situé sur l’un des chemins menant à Saint-
Jacques-de-Compostelle. Tracer de nouveaux sentiers de randonnée,
afin de développer davantage le «  tourisme vert  », rencontre
cependant un obstacle  : les terres sont très majoritairement privées,
ce qui nécessite d’obtenir l’autorisation de leur propriétaire lorsque
l’on crée un passage pour les traverser.
La logique de patrimonialisation du paysage conduit à le
consacrer dans la forme d’un parc naturel régional, projet porté par
une association dédiée depuis 2002 12.
Le site de l’association justifie le projet de Parc naturel régional de
l’Aubrac, en liant « patrimoine » et « territoire », « vulnérabilité » et
« préservation », ainsi que « valorisation » (nous soulignons) :
Région rurale de moyenne montagne, l’Aubrac possède un patrimoine encore
bien préservé. Son économie rurale, ses paysages, ses savoir-faire, son
environnement et son patrimoine culturel reconnus n’en demeurent pas moins
vulnérables et menacés.
Pour préserver et valoriser les richesses de ce territoire d’exception, les collectivités,
l’État et les socio-professionnels ont entrepris de créer un Parc naturel régional.

La création d’un parc naturel régional, comme la «  protection  »


des appellations, fait apparaître que la patrimonialisation est produite
par une imbrication d’actions privées et publiques locales dans un
processus engageant l’État. Elle n’est pas constituée sur le mode d’un
«  problème public  » au sens où personne ne la critique, ne s’en
indigne ou s’en scandalise. Les dissensions naissent à propos de la
manière dont les coûts et les bénéfices se répartissent. Cette
patrimonialisation repose sur une «  identité  » collective locale
attachée à un «  territoire  » —  les habitants de Laguiole, et au-delà
ceux de l’Aubrac  — avec un parler dont les tournures autrefois
méprisées sont érigées en fiertés (ainsi les habitants insistent sur la
manière de prononcer «  Laguiole  »  : layol et non pas laguiol). La
reconnaissance de cette communauté s’établit par un entre-soi, fondé
notamment sur le nom propre porté, et la présence sur le territoire
d’ascendants familiaux (« il est sorti d’ici »).
Dans les années 1960, d’après la RCP, «  le chiffre d’affaires de
l’artisanat en Aubrac n’atteint pas 10  % du chiffre d’affaires de
l’agriculture  », et, à Laguiole même, «  l’artisanat n’existe plus […]
que comme survivance  », les seules activités qui continuent étant
« liées à la construction et à l’entretien des bâtiments » (extraction de
matériaux, gros œuvre, électricité, couverture) 13. Lors d’une réunion
de travail à Paris en 1965, l’un des chercheurs estime qu’« en Aubrac,
il y a peu d’artisanat », tandis qu’un autre fait le constat qu’à Born il
n’y a «  pas d’artisan, tout le monde bricole 14  ». À Laguiole, les
notables locaux sont alors le notaire et le prêtre, et le jour de la Fête-
Dieu, c’est tout un village qui s’agenouille dans la rue en priant à voix
haute 15. Or, alors qu’il n’y a plus de prêtre dans les années 2010,
l’économie de l’enrichissement a fait émerger une nouvelle
hiérarchie sociale, avec, à son sommet, des entrepreneurs privés, qui
entretiennent avec le passé à la fois un rapport d’exploitation
d’enrichissement personnel et de défense au nom de la collectivité,
qui peut les conduire à s’engager aussi dans la vie publique. C’est
ainsi que «  la maison de l’Aubrac  », où est exposé notamment un
buron, comme dans le musée des arts et traditions populaires disparu,
et près de laquelle se trouvent les bureaux du projet de parc régional,
est financée, dans les années 2010, par quatre de ces entrepreneurs :
la coopérative du fromage de Laguiole, le cuisinier gastronomique
Bras, le coutelier de la Forge de Laguiole et un distilleur.

DES COUTEAUX MIS EN VALEUR
PAR LA FORME COLLECTION

Au cœur de la patrimonialisation dans laquelle s’est engagé le


village de Laguiole, gît un trésor : le couteau éponyme.
Au début du XXIe siècle, on appelle couramment « Laguiole », en
France et au-delà, un couteau d’une certaine forme, pliable, avec un
manche en plastique, en bois, ou en corne, dont les extrémités sont
métalliques, celle faisant tenir la lame étant ornée du motif d’une
abeille.
Or les couteaux dits «  Laguiole  » que l’on peut trouver le plus
fréquemment dans le commerce en France et dans le monde ne sont
pas ceux produits au village de Laguiole. Dans ce dernier, on ne
fabrique en effet qu’une assez faible quantité de couteaux, d’une
manière présentée comme étant artisanale et vendus à prix
relativement élevé. Un grand nombre de couteaux Laguiole,
accessibles à un prix peu élevé, sont fabriqués de manière
standardisée dans des usines situées en Chine et au Pakistan.
Pourquoi les couteaux Laguiole sont-ils fabriqués de façon
standardisée loin du village dont ils portent le nom  ? Pourquoi les
habitants de ce village réalisent-ils, de manière limitée, des couteaux
de manière «  artisanale  », souvent légèrement différents les uns des
autres, alors qu’il existe un marché, y compris en France, pour vendre
en plus grand nombre des couteaux peu chers, qui ont l’air d’être
tous semblables ?
On ne peut pas, pour répondre à cette question, recourir à
l’explication selon laquelle le village aurait «  raté  » la voie de
l’industrialisation et n’aurait pas su convertir ses entreprises en les
adaptant à l’échelle mondiale pour exporter des couteaux fabriqués
de manière standardisée, ou que les entreprises locales auraient
délocalisé leur production en Chine et au Pakistan parce que le coût
de la main-d’œuvre aurait été trop élevé en France. On ne peut pas y
recourir car on ne fabriquait quasiment plus de couteaux à Laguiole
des années 1920 jusqu’aux années 1980. Si l’on a fabriqué des
couteaux à Laguiole au XIXe  siècle, leur production s’est arrêtée
progressivement après la Première Guerre mondiale. Quelques
commerces y ont certes continué à vendre ce genre de couteaux, mais
ceux-ci étaient fabriqués dans le grand centre industriel de la
coutellerie en France, à Thiers.
Or dans les années 1980, tandis que ferment les dernières usines
de coutellerie à Thiers, pour céder la place à des ateliers d’artisans de
moins d’une dizaine de personnes, des membres du conseil
municipal de Laguiole souhaitent y lancer la production artisanale de
couteaux. Quatre jeunes reçoivent une formation à la coutellerie,
comme l’explique l’un d’entre eux : « On ne savait pas où on allait,
on ne savait pas ce qu’on allait faire, on nous a juste dit : on veut bien
vous donner un petit coup de main mais demain il faudra créer une
entreprise en sortant. Et on l’a fait 16. » Quelques années plus tard est
créée au village l’entreprise «  La Forge de Laguiole  ». Au début des
années 2010, le village est envahi l’été par une foule de touristes qui
viennent acheter un couteau à l’un de la vingtaine de points de
vente : on y vend partout des couteaux fabriqués localement.

La fabrication « artisanale » d’un couteau à Laguiole

Un couteau fabriqué à Laguiole est composé d’une lame, d’un


manche, et de mitres. Trois sortes de lames sont utilisées  : carbone,
acier inox, et damas. La lame carbone, qui était très utilisée au
e e
XIX   siècle et un peu moins en ce début de XXI   siècle, a comme
«  inconvénient  » de s’oxyder et de se noircir au contact d’une
substance acide (comme il s’en trouve dans des fruits ou certaines
légumes comme la tomate). La lame en acier inox est la plus utilisée
au début du XXIe  siècle. Le damas, lui, est composé de plusieurs
feuilles d’acier pliées et martelées ensemble comme une pâte
feuilletée, et se caractérisent par leur dureté et un grand tranchant.
Les matériaux les plus courants employés pour le manche sont la
corne et le bois, mais on peut rencontrer aussi d’autres matériaux tels
du plastique, ou de l’ivoire. Les mitres, en laiton ou en acier massif,
sont deux parties qui enserrent le manche et protègent le couteau des
chocs lorsqu’il est plié.
La fabrication d’un couteau nécessite plusieurs étapes  :
préparation des pièces, assemblage, réglage, polissage. Les couteliers
disent fabriquer un couteau «  standard  » («  le modèle le plus
simple », par exemple un 12 cm en bas de corne en deux pièces) en
trois quarts d’heure à une heure environ. Toutefois la fabrication
d’un couteau plus sophistiqué, notamment ceux dits d’emblée de
« collection », peut nécessiter plusieurs heures.
Ce qui pourrait s’apparenter à de la «  standardisation  » est plus
apparent dans les entreprises les plus grandes. Alors que la société
Honoré Durand, qui emploie seize couteliers, dit produire environ
20 000 pièces par an, celle de la Forge de Laguiole annonce fabriquer
environ 120  000 pièces par an. Le contrôle qualité, propre à la
fabrication des objets standard et qui permet de réduire les
différences entre les objets, joue alors un rôle décisif, mais dans une
tension permanente avec ce qui est présenté comme une activité
artisanale :

Dans l’une des coutelleries les plus importantes de Laguiole, une fois polis, les
couteaux arrivent au contrôle qualité, soit la dernière étape avant la mise en vente.
«  On fait un contrôle qualité visuel  », explique un guide aux visiteurs. «  On va
rechercher le moindre petit défaut, on va le trouver. On a un taux de retours en
atelier qui se situe entre 20 à 25 %, c’est beaucoup. Mais rappelez-vous que ce sont
des couteaux réalisés par des hommes et des femmes, avec des matières naturelles
donc on a la double possibilité d’erreurs ou de défaut  : à la fois l’humain, et la
matière qui est naturelle. Donc on a forcément plus de défauts sur des bois, sur des
cornes que sur des matériaux synthétiques. Quand les couteaux sont contrôlés,
quand on a repéré les défauts, on va renvoyer les couteaux vers les ateliers
d’origine. Ça va être soit des polisseurs si c’est juste un problème de polissage. Ou
alors ça va être une plaquette à changer parce qu’une corne est fendue et qu’il faut
la changer, alors on la renvoie vers l’atelier, le coutelier va casser le couteau, dévisser
les deux lames, changer les deux côtes, et on remet le couteau en forme, on le
17
renvoie chez le polisseur, et normalement pour un deuxième contrôle qualité . »

«  Coutelier  » est l’un des métiers d’art reconnus par un décret


depuis 2003. Il est conçu par opposition à la fabrication industrielle,
comme en témoigne cet éditorial de la revue Excalibur, consacrée aux
couteaux :

En France, mais aussi ailleurs en Europe, l’avènement de l’ère industrielle a


porté un rude coup aux métiers de l’artisanat. Ce fut même un coup fatal pour bon
nombre d’entre eux. Par bonheur, aujourd’hui, l’artisanat, qui est porteur de savoir-
faire et de traditions bien souvent séculaires, renaît de ses cendres et redevient
même une composante économique majeure de notre société en employant près de
3 millions de personnes. La coutellerie artisanale, elle aussi, revient de loin car elle
avait bien failli disparaître complètement. […] Depuis, l’intérêt pour la coutellerie,
18
notamment pour la coutellerie haut de gamme, ne s’est jamais démenti .

Or la fabrication artisanale se caractérise par la responsabilité


individuelle de la production, et c’est ce qui la distingue
fondamentalement de la standardisation. Chaque coutelier fabrique
un couteau « de A à Z » :

«  Il n’y a pas de série, chacun réalise son couteau de A jusqu’à Z, chacun est
responsable de son travail », explique un guide dans une coutellerie. « On travaille
pour soi, on ne travaille pas pour les autres. On parle toujours de coutellerie de A
19
jusqu’à Z. Chaque coutelier commence son couteau et le termine . »

La standardisation est présentée comme employant des ouvriers


qui fabriquent, en série, les mêmes pièces, et en ayant recours à des
robots, tandis que l’artisan réaliserait personnellement, depuis son
établi, la fabrication d’un même objet en ne recourant qu’à sa main
(«  Chez nous, c’est que le montage il ne va pas être fait par des
machines ou par des robots. Ça va être monté à la main », affirme un
guide dans une autre coutellerie).
Si plusieurs couteliers sont employés par une entreprise et ne sont
pas à leur propre compte, on peut malgré tout considérer que chacun
d’entre eux est incité à être un « commerçant de lui-même », c’est-à-
dire à valoriser son «  savoir-faire  ». En effet, dans l’organisation du
travail, un lien est établi entre l’objet produit et une unique personne
l’ayant produit. En ce sens, il s’agit d’un lien calqué sur le modèle de
l’œuvre d’art conçue comme étant réalisée par la main de l’artiste,
c’est-à-dire une conception de l’œuvre d’art antérieure à celle qui
s’est développée d’abord de manière embryonnaire depuis les années
1960 et de plus en plus fortement depuis les années 1990, où l’œuvre
d’art est conçue au contraire comme pouvant être exécutée par un
autre que l’artiste mais selon des règles fixées par ce dernier et avec sa
signature 20 — conception qui s’est généralisée dans le marché de l’art
contemporain mais contestée par les défenseurs conservateurs en
matière d’art qui continuent à se référer à la première conception.
L’entreprise artisanale est donc organisée selon la logique de «  la
main de l’auteur  », ce qui permet alors à certaines pièces d’être
présentées explicitement comme des œuvres d’art, objets de
collection, tirant du même coup toutes les autres dans cette direction.

Un couteau collectionnable

Pour comprendre le changement social dans lequel sont plongés


les couteaux fabriqués à Laguiole, il faut rappeler ses fonctions
d’usage dans le «  passé originel  », c’est-à-dire au XIXe  siècle. Il est
d’abord utilisé par des paysans qui vivent d’élevage et d’agriculture.
Plusieurs habitants de Laguiole étant montés à Paris, comme un
grand nombre d’Aveyronnais (les « bougnats »), pour travailler dans
la restauration (le bistrot et le café parisiens), le couteau a été enrichi
d’un tire-bouchon afin de déboucher les bouteilles, autre fonction
d’usage.
Or ce qui est valorisé désormais, dans le couteau fabriqué au
début du XXIe siècle, est qu’il est durable : il est « garanti à vie », selon
l’expression employée par les couteliers. Ceux-ci s’engagent, en
général, à réparer un couteau originaire de Laguiole. Toutefois, la
fabrication ayant déjà évolué depuis vingt ans, la Forge de Laguiole
admet que les pièces de rechange pour les couteaux fabriqués les
premières années de l’existence de l’entreprise n’existent plus.
Le couteau est durable parce qu’il est composé de matériaux de
«  qualité  », et parce qu’il est fabriqué à la main. Les pièces les plus
valorisées ne sont pas celles dont la valeur d’usage serait maximale,
mais celles qui sont destinées à la collection. Ces couteaux de
collection sont réalisés souvent par des couteliers ayant reçu le titre
de « meilleur ouvrier de France » ou y concourant. Ainsi la Forge de
Laguiole emploie deux «  meilleurs ouvriers de France  » qui,
travaillant l’un en face de l’autre, sur des établis à part à l’entrée de
l’entreprise, fabriquent des pièces uniques. Un autre coutelier,
« Benoît l’artisan » revendique, lui, avoir été finaliste au concours de
meilleur ouvrier de France en 2011. Le coutelier Jean-Michel Cayron,
meilleur ouvrier de France, est, lui, employé par l’entreprise Honoré
Durand, comme l’explique le guide qui la fait visiter :

« Et maintenant pour vous montrer la qualité du travail fait chez nous, c’est une
œuvre faite par Jean-Michel Cayron, alors là vous avez 250  heures de travail. Le
manche est en ivoire, il est estimé à 13 000 euros. Il a fait cette lame quand il avait
23  ans. Et c’est grâce à ce genre de travail qu’il a été nommé deux fois meilleur
ouvrier de France, la première fois en 2007, la seconde fois en 2011. »

La performance n’est plus la réduction du temps de production,


comme pour un ouvrier plongé dans un univers industriel de
production, et l’augmentation du nombre d’objets produits en série,
mais au contraire un allongement extraordinaire de ce temps de
production, passé de 45 minutes à 250 heures pour un objet unique,
réalisé par un créateur.
Toutefois la logique de la deuxième définition de l’œuvre d’art,
exécutée selon des règles fixées par un artiste et signée par lui sans
qu’il l’ait lui-même réalisée de ses mains, peut se retrouver dès lors
qu’une entreprise engage un designer, prenant ici appui sur la forme
tendance. La Forge de Laguiole a ainsi fait appel à plusieurs designers
réputés, tels que Philippe Starck, Matali Crasset, Christian Ghion,
Andrée Putman, Ora-ïto. Ils « interprètent » le Laguiole, parfois très
librement, si bien que la forme donnée a peu de rapport avec la
forme la plus courante du couteau dit «  Laguiole  », comme le
couteau à gâteau dessiné par Matali Crasset pour le pâtissier Pierre
Hermé.
Les couteaux «  les plus simples  » bénéficient de cette proximité
avec les plus «  sophistiqués  », et les plus coûteux. Pour leur donner
un caractère unique, ils sont souvent personnalisés : les entreprises de
coutellerie, y compris la plus grande, la Forge de Laguiole, proposent
de graver le nom ou les initiales du destinataire sur la lame, lui
conférant une différence visible irréductible.
Les couteaux de Laguiole s’inscrivent dans un mouvement plus
large de collection de couteaux et d’armes blanches. Certains
couteaux n’ont même aucune valeur d’usage  : «  Pour certains, le
couteau est le support de prédilection pour une œuvre artistique.
L’Américain Fred Carter, par exemple, tout comme son compatriote
Gary Blanchard, font des couteaux qu’ils sculptent et gravent. L’objet
a l’apparence parfaite d’un couteau, mais la lame n’est ni trempée, ni
affûtée : c’est un objet d’art destiné à être exposé 21. »
Dans les années 2010, la collection de couteaux est probablement
moins dynamique et moins prestigieuse que celles de produits de
luxe, tels que la maroquinerie Hermès et les montres. C’est pourquoi,
comme l’explique un article de la revue Excalibur, le couteau «  n’est
pas vraiment le meilleur créneau si l’on pense à une valeur refuge »,
c’est-à-dire à un actif, mais « il faut plutôt considérer la loi de l’offre
et de la demande dans la mesure où un passionné accepte toujours de
surenchérir pour obtenir la pièce qu’il convoite depuis longtemps 22 ».
C’est toutefois la même logique de la collection qui est partagée avec
d’autres types de collectionneurs :

Être collectionneur, c’est obligatoirement avoir le nez creux, afin de flairer une
bonne opportunité, lors de la mise sur le marché d’un modèle. S’il [le couteau] a
été fabriqué en très petite quantité et qu’il ait connu un grand succès, son prix,
23
« sous le manteau », pourra grimper vers de véritables sommets .
Les sommets en question sont certes éloignés de ceux de l’art
contemporain. Cependant, à des prix qui peuvent s’élever au-dessus
de 10  000 euros comme le couteau cité de Jean-Michel Cayron, ou
ceux des meilleurs couteliers américains, dont les prix peuvent
s’élever entre 10  000  et 20  000 dollars 24, ils sont loin au-dessus des
couteaux standard industriellement produits, vendus quelques euros,
et destinés à être jetés.

La muséification comme moyen de mise en commerce

Comme pour les œuvres d’art, qui ont besoin pour être
qualifiables comme telles d’un dispositif de qualification (souvent un
cartel et les murs d’une galerie ou d’un musée), les objets tels que les
couteaux fabriqués à Laguiole, pour pouvoir être commercialisés
comme des objets collectionnables et non pas standard, doivent être
présentés dans un dispositif équivalent à celui de la galerie et du
musée lorsqu’ils sont mis en vente.
Cette mise en scène tend moins vers la galerie d’art
contemporain, qui ne donne à voir en général que l’œuvre sans
l’artiste, sauf dans le cas de performances où il se met en scène, que
vers le musée, et plus particulièrement le musée d’ethnologie
folklorique. Les entreprises privées de coutellerie à Laguiole, des plus
petites aux plus grandes, se donnent à voir aux visiteurs comme des
musées vivants où ce qui est montré n’est pas seulement l’objet à
vendre mais l’activité de celui qui l’a réalisé, s’inscrivant par là dans le
«  tourisme de savoir-faire  ». Dès lors, le corps de l’artisan n’est plus
celui d’un ouvrier que la bourgeoisie discipline pour en exploiter la
force de travail au sein d’une usine-caserne, mais l’incarnation à
admirer d’un supposé savoir-faire « ancestral », intégré à part entière
dans un espace quasi muséal.
Certaines entreprises, comme la Forge de Laguiole, Honoré
Durand, Benoît l’artisan, proposent des visites guidées de l’atelier, à
des horaires précis, comme on proposerait de visiter un château, et
elles attirent un grand nombre de personnes. On estime qu’en 2012
la coutellerie Honoré Durand a reçu 175 000 visiteurs, et la Forge de
Laguiole 85  000 visiteurs 25 (par comparaison, la coopérative Jeune
Montagne qui fait visiter sa production de fromage a reçu 134  500
visiteurs). Chez Benoît l’artisan, la visite se fait en trois temps  : un
employé commence par un historique du couteau Laguiole et une
présentation de la société, puis un coutelier explique dans l’atelier
comment réaliser un couteau, enfin le premier employé emmène le
groupe dans l’espace de vente. À la Forge de Laguiole, en plus des
visites guidées, des panneaux expliquent aux visiteurs les diverses
activités des employés en train de travailler, tandis que dans le hall
d’entrée les couteaux en vente sont disposés sous des vitrines, comme
des objets d’art, leur prix indiqué par une petite étiquette discrète, un
cartel plus grand précisant le nom du designer du couteau (comme
un artiste), lorsqu’ils ont été dessinés par un designer. La société
Honoré Durand a mené l’entreprise de muséification le plus loin en
aménageant, à côté de l’espace de vente et de l’atelier de
démonstration, un « musée » annoncé comme tel, exposant des outils
et des couteaux de Laguiole du XIXe  siècle et du début du XXe  siècle
principalement. Les visites guidées sont l’occasion d’attacher des
récits aux objets.
À la fin du XIXe siècle, un ouvrage rédigé par Camille Pagé expose
en six tomes ce qu’il en est de la coutellerie «  depuis l’origine  »
jusqu’à cette époque —  et principalement à cette époque. Or, si de
nombreuses pages sont consacrées à la coutellerie de Chatellerault,
où est imprimé cet ouvrage, et à celle de Thiers, seulement quelques
lignes font état de la coutellerie à Laguiole. Il y est mentionné que les
ateliers de Pagès, Calmels, Mas et Glaize, qui occupent environ trente
ouvriers, fabriquent des couteaux «  solides  » mais qui «  laissent à
désirer sous le rapport du fini ». Par comparaison, le nombre estimé
d’ouvriers travaillant dans la coutellerie dans le canton de Thiers et
celui de Saint-Rémy est estimé entre 15  000  et 18  000 26, travaillant
pour  600 à  700  fabricants. D’après le maire de Laguiole, cité par
Pagé :

Un couteau très en vogue dans ce pays, est appelé capujadou ; la lame est très
épaisse et il ne se ferme pas ; c’est une espèce de poignard qui ressemble un peu au
couteau corse. Comme à l’ancien couteau à gaine, il lui faut un étui pour le mettre
27
dans la poche .

De fait, l’illustration figurant le couteau de Laguiole est celle d’un


couteau droit, sans tire-bouchon ni trocart, qui n’est pas pliable, qui
ne comporte pas d’abeille, bref, qui ne ressemble en rien à la forme
du «  Laguiole  » telle qu’elle est la plus répandue au début du
e
XXI  siècle.
Si l’enquête RCP Aubrac n’accorde pas de place à la fabrication de
couteaux à Laguiole dans les années 1960, mais souligne l’importance
de l’élevage «  bien connu  » de truites et du fromage, estimé
cependant «  sans grand avenir  » car il n’est pas «  moderne 28  », ce
n’est pas parce que les chercheurs n’auraient pas vu une activité
présente sous leurs yeux, mais c’est que cette activité («  un seul
coutelier  », est-il mentionné), comme les autres métiers artisanaux
tels que « scieurs, menuisiers, sabotiers et meuniers », parmi lesquels
elle figure sans distinction, n’existe plus que comme «  survivance  »,
voire a disparu. Dans les années 1970, les couteaux qui étaient vendus
dans quelques rares points de vente à Laguiole étaient achetés à des
fabricants de Thiers, comme l’explique un commerçant à la retraite :

Dans les années 1970, il n’y avait plus que C qui vendait des couteaux. La
majorité des couteaux qu’il vendait étaient faits à Thiers. Il s’était entouré d’un
certain mystère en faisant penser à sa clientèle qu’il fabriquait pratiquement tous
ses couteaux et qu’il était un peu le garant du savoir-faire du couteau de Laguiole.
J’ai connu les dames P, deux veuves. De mon jeune âge, je ne me rappelle pas avoir
vu de couteaux fabriqués dans leur boutique. Au départ la coutellerie G, c’était un
bistrot où il vendait des couteaux en arrière-boutique. Dans l’arrière-boutique, il y
avait un atelier de coutelier. Il vendait aussi des articles de pêche et de chasse dans
le bistrot. G achetait ses couteaux à un artisan de Thiers qui avait une entreprise
avec deux ou trois monteurs. G avait fait même des cartes de visite où on voyait une
coutellerie derrière. Il disait qu’il avait repris la coutellerie P, et il affiche l’année de
29
création, mais c’est de la poudre aux yeux .

e
Les récits proposés par les coutelleries au début du XXI   siècle
e
débutent avec l’origine du couteau, située au début du XIX  siècle. Un
guide dans une coutellerie fait ainsi résulter la naissance de la forme
du Laguiole du croisement d’un couteau espagnol et d’un couteau
local plus ancien :

Le couteau de Laguiole, c’est un couteau qui a à peu près deux cents ans mais
qui est à l’origine espagnol. Pourquoi  ? Parce que de ce temps-là, en Auvergne, y
avait pas beaucoup de travail dans la région, et les jeunes partaient en Espagne se
faire embaucher. C’est un jeune de la région qui a voulu s’acheter un couteau
typique espagnol, une navaja. La navaja c’est un couteau comme celui-ci [il montre
un couteau]. Il l’a acheté, il l’a ramené à Laguiole, il l’a montré un petit peu à tout le
monde. On lui a dit qu’il avait un bon couteau mais que son couteau n’était pas très
commode, parce que le manche était tout tordu et on l’avait pas dans la main. Alors
les gens de Laguiole, ce qu’ils ont fait, ils ont pris ce couteau, ils l’ont démonté, ils
l’ont modifié en s’inspirant d’un couteau qu’était déjà typique à la région, le
Laguiole antique, et en mariant la forme de ces deux couteaux-là, c’est ce qui a
30
donné la forme du couteau Laguiole .

Le récit peut mettre en scène l’image idéalisée du berger du


e
XIX   siècle en terre catholique, associant un autre produit du
« terroir », le fromage, lorsqu’il s’agit d’interpréter le signe de la croix
présent sur certains couteaux :

«  Sur un flanc du couteau  », explique un guide dans une coutellerie, «  vous


avez dessiné un signe de croix. Et cette croix, elle s’appelle la croix du berger parce
que le berger quand il travaille dans les champs, il sortait son Laguiole, il le plantait
dans un morceau de pain, dans un morceau de fromage, et il faisait sa prière avant
31
de commencer . »

Mais ces récits peuvent diverger d’un coutelier à un autre. Ainsi


lorsqu’il s’agit d’interpréter la provenance d’une abeille sur les
couteaux, l’un fera appel à Napoléon  Ier, un autre se référera à la
nature environnante (au paysage).

Un guide dans une coutellerie assure  : «  Un couteau Laguiole, ça a plusieurs


symboles, et le symbole qui est le plus connu de tous, bien sûr, c’est l’abeille. La
er
légende prétend que ça serait l’empereur Napoléon  I en personne qui aurait
donné l’autorisation aux habitants de Laguiole de mettre cette abeille sur leurs
couteaux, et ça aurait été pour les remercier de se battre vaillamment dans ses
armées. »
Mais un vendeur dans une autre coutellerie, interrogé par un visiteur sur la
raison pour laquelle l’habitude a été prise de dessiner une abeille, répond que c’est
le symbole « du cycle de la vie » par la pollinisation, c’est en référence à « la flore
sur l’Aubrac  ». Plus tard, un des visiteurs vient trouver le vendeur et lui dire qu’il
avait entendu dire que l’abeille était liée au miel et à l’usage du couteau pour le
32
miel .

Le problème de l’origine des matériaux

La transmission du savoir-faire de la fabrication des couteaux à


Laguiole, qui n’existait plus avant les années 1980, repose sur une
fiction, comme si ce savoir-faire était tiré du territoire lui-même, et
nécessite de faire appel à un récit pour assurer une continuité avec le
passé. Cependant les fabricants de couteaux sont confrontés à une
autre discontinuité : celle touchant à l’origine des matériaux utilisés.
Cette dernière est, d’une manière plus générale, un critère
déterminant pour établir des distinctions en matière de protection de
la propriété intellectuelle. Dès 1973, ce problème s’est posé à la
« porcelaine de Limoges » : la matière première n’étant plus d’origine
locale, le Conseil d’État a jugé qu’elle ne pouvait plus bénéficier de
l’Appellation d’origine (AO) 33. Cette problématique est celle du
«  bateau de Thésée 34  »  : comment le bateau de Thésée peut-il être
toujours qualifié comme étant le même bateau si toutes les pièces le
constituant ont été changées  ? Comment un couteau de Laguiole
peut-il être toujours le même si, entre le passé originel et le présent,
les matériaux utilisés ne sont plus les mêmes ?
Le fait est qu’à Laguiole beaucoup de matériaux, voire parfois la
quasi-totalité, ne sont pas d’origine locale. Nombre de couteaux, de
forme simple, sont fabriqués, notamment, avec un manche (qu’on
appelle « côte ») en bois de genévrier, une variété qui ne pousse pas
dans l’Aubrac et qu’il est donc nécessaire de faire venir de l’Hérault
notamment. Il s’agit d’ailleurs d’un bois qui n’était pas employé pour
les manches de couteau au XIXe siècle, Camille Pagé ne mentionnant
que le cormier, le noyer, le buis, le poirier, l’ébène et des «  bois des
îles ».
Nous examinerons maintenant deux matériaux emblématiques et
pour lesquels le problème de l’origine se pose de manière aiguë : la
corne et l’acier.
La matière la plus connue du manche des couteaux de Laguiole
est la corne. C’est une matière qui, comme l’os, est utilisée dès le
e
XIX  siècle. À cette époque, toutefois, d’après Camille Pagé, « il n’y a
pas de substance qui puisse entrer en comparaison avec l’ivoire pour
la blancheur, la solidité et la facilité avec laquelle elle se prête aux
travaux les plus délicats 35 ». La corne est, elle, utilisée principalement
36
à Thiers et à Nogent pour la fabrication de « couteaux fermants  ».
Une corne est composée de deux parties : une partie supérieure,
pleine, qu’on appelle «  la pointe  », très minoritaire, et la partie
inférieure, creuse, qu’on appelle le «  bas  », très majoritaire. Les
couteaux de meilleure qualité sont fabriqués avec la pointe, dans
laquelle il est possible de tailler directement. Le bas de corne étant
beaucoup trop fin, il est inutilisable en tant que tel pour fabriquer des
manches. Il peut cependant être retravaillé, en étant coupé, chauffé,
pressé, mais il est aussi de moins bonne qualité. Au contact de l’eau,
la pointe de corne se ternit et s’écaille, et le bas de corne peut en
outre se déformer, ce qui a conduit à dire que ce couteau « garanti à
vie  », pour pouvoir durer, s’essuie mais ne se lave pas. La Forge de
Laguiole a arrêté de faire des couteaux en bas de corne parce que, à
cause du travail sur la matière, celle-ci comportait des défauts qui
conduisaient le contrôle qualité à faire refaire le couteau plusieurs
fois, si bien que le bas de corne devenait plus coûteux que la pointe.
Or les cornes utilisées à Laguiole sont, au début du XXIe  siècle,
principalement des cornes de zébu importées d’Afrique. Mais cette
importation, qui a l’air de résulter de la mondialisation récente, est
en réalité ancienne. En effet, d’après Camille Pagé, au XIXe siècle, « ce
sont les Indes anglaises et l’Amérique du Sud qui approvisionnent la
France des cornes [de bœuf] dont son industrie a besoin 37  ». La
corne de bœuf est alors la plus utilisée, devant la corne de buffle (qui
vient d’Asie — Calcutta, Siam, Singapour, Coromandel), de bélier et
de cerf.
La corne de vache de l’Aubrac qui, d’après les récits qu’en font les
couteliers, était utilisée dans le passé pour fabriquer des couteaux
serait désormais trop petite pour faire des grands manches, car la
manière d’élever ces vaches s’est elle-même transformée, comme
l’explique le guide d’une coutellerie :

Tout le monde avait arrêté de travailler avec des cornes de vache Aubrac. Parce
qu’autrefois ce n’était pas des vaches qu’ils utilisaient, c’est des cornes de bœufs
plus épaisses, souvent des bœufs assez vieux, qui avaient des cornes épaisses et très
dures. Aujourd’hui c’est des vaches qui se vendent à trois ans, quatre ans. Quand on
a un terroir, c’est triste d’aller chercher des cornes en Afrique alors qu’on les a à
portée de main et qu’on ne peut pas s’en servir. En fait, ça ne servait qu’à faire des
engrais pour les fleurs. Les chutes de cornes, c’est broyé et vous retrouvez ça ensuite
38
dans les engrais pour les géraniums .
Dans un mouvement caractéristique ici de la forme tendance, la
Forge de Laguiole, qui cherchait à résoudre ce problème, a donc
annoncé comme une «  nouveauté  » de l’automne 2013 («  c’est une
grande première, à tel point qu’on va présenter ça comme la
nouveauté de la rentrée au salon Maison et Objet de Paris ») le fait de
fabriquer des couteaux en corne de vache d’Aubrac « à l’ancienne »
et d’être la seule société à pouvoir le faire. Ce couteau en corne de
vache est ainsi présenté par la Forge de Laguiole :

La vache de Laguiole, l’Aubrac, a aussi son couteau. Né au cœur du célèbre


plateau de l’Aubrac et fidèle à une tradition multi-centenaire, ce couteau, pour la
première fois, a un manche en corne de vache race Aubrac. Célébrant le retour à
ses origines, la lame «  brut de forge  » souligne l’importance du savoir-faire
territorial et rappelle les racines du couteau de Laguiole. Une abeille stylisée,
magnifiée par un ressort lisse, fait l’éloge de la tradition et de la modernité. Un
lacet en cuir de vache Aubrac, délicatement enroulé autour de la bélière
traditionnelle, est un clin d’œil de plus à cette vache au regard « doux et joyeux ».
Ce couteau est bien plus qu’un objet, c’est un hymne au village de Laguiole et à son
territoire de l’Aubrac.

Le problème de la provenance de l’acier est double. Tout d’abord,


se pose la question de l’origine même du matériau, ensuite celle de
savoir où il a été forgé. Souvent l’acier utilisé est d’origine suédoise,
de marque Sandvik (12C27 ou 14C28N). Pour dénouer la tension
introduite entre cet élément étranger et la revendication locale, ceux
qui y ont recours le justifient en mettant en avant qu’il s’agit du
« meilleur acier inox au monde » parce qu’« on l’utilise aussi à Thiers,
en France, dans le monde  ». À la Forge de Laguiole, on estime au
contraire que l’acier 12C27 de Sandvik est un acier « qu’on retrouve
couramment en coutellerie  » parce qu’il n’est «  pas très cher  » et
«  produit en grosse quantité en Suède  ». La Forge de Laguiole
explique avoir fait le choix d’un autre acier, le T12, fourni par un
fabricant français, à Grenoble, «  qui correspondait bien à la
philosophie de l’entreprise », c’est-à-dire : « On s’éloigne au fur et à
mesure qu’on ne trouve pas une solution dans le périmètre voisin. »
Mais le problème se complique au sens où, en plus de ne pas
provenir de Laguiole, l’acier n’y est pas non plus forgé, sauf,
notamment, pour la Forge de Laguiole. Les lames restent, le plus
souvent, forgées à Thiers. On peut donc attribuer à la plupart des
couteaux fabriqués à Laguiole une autre main que celle des couteliers
du village et qui a réalisé cette partie essentielle dans un couteau
qu’est la lame.

Distinguer les couteaux de Laguiole de ceux d’ailleurs

Parmi les diverses activités relevant de la production des couteaux,


l’une des plus importantes consiste à faire connaître auprès des
visiteurs, et donc des acheteurs potentiels, les différences entre les
couteaux fabriqués à Laguiole et ceux fabriqués ailleurs. L’enjeu,
pour les couteliers de Laguiole est de se distinguer d’une part des
couteaux fabriqués dans la région et à Thiers, concurrents directs
dans la forme collection, d’autre part — et principalement — de ceux
fabriqués en Chine et au Pakistan, concurrents de la forme standard.
Plusieurs commerces vendent des Laguiole dans les communes
plus ou moins proches de Laguiole. À quelques kilomètres, à
Espalion, le commerce Lacaze qui vend pour moitié des couteaux,
pour l’autre moitié du matériel de pêche, propose ainsi des couteaux
de forme Laguiole, fabriqués à Thiers, et sur lesquels il fait graver
«  Lacaze  », ou «  Lacaze. Espalion  ». Un peu plus loin, à Rodez, on
peut trouver un magasin qui vend des couteaux dont le vendeur
prévient qu’ils ne sont pas « vrais ». Alors que sur la lame du couteau,
il est gravé «  LAGUIOLE®L’ÉCLAIR », une petite étiquette transparente et
destinée à être retirée précise  : «  made in P.R.C.  » (République
populaire de Chine).
La question de la distinction entre un « vrai » Laguiole, c’est-à-dire
fabriqué « artisanalement » à Laguiole, et un « faux », le plus « faux »
d’entre tous étant considéré comme le standard fabriqué en Chine ou
au Pakistan, est mise en avant par de nombreux couteliers  de
Laguiole et constitue donc aussi un sujet de conversation pour les
visiteurs désireux de lever l’incertitude sur ce qu’ils achètent. Un
reportage télévisé sur une chaîne très regardée ayant montré une
commerçante qui vendait pour des couteaux fabriqués sur place des
couteaux en vérité fabriqués en Chine, ce même commerce affiche
désormais une grande pancarte affirmant : « Notre magasin ne vend
aucun couteau Laguiole fabriqué en Chine ou au Pakistan. » Dans la
forge de Laguiole, une vidéo dans l’usine et à destination des visiteurs
est entièrement consacrée au problème des couteaux fabriqués au
Pakistan et en Chine.
Les couteaux fabriqués de manière standard sont présentés
comme des objets à la durée d’existence courte, jetables, destinés à
finir rapidement comme des déchets (comme le dit un vendeur dans
une coutellerie : « Ces couteaux sont de mauvaise qualité, vous vous
en servez une seule fois dans l’année  ») et non pas à être gardés
«  pour la vie  », voire à être transmis. La différence peut s’incarner
dans le prix de vente  : le prix d’un couteau standard peut être
d’environ 10 euros, tandis que le prix d’un couteau « le plus simple »
à la Forge de Laguiole est d’environ 100 euros, soit dix fois plus cher.
Toutefois certains couteaux fabriqués en Chine ou au Pakistan sont
parfois vendus plus chers, 40 à  60  euros, voire davantage, rendant
alors inopérante la distinction par le prix.
Les critères permettant de distinguer un couteau standard d’un
couteau artisanal et collectionnable s’établissent donc aussi à partir
de la qualité des matériaux et de la réalisation. Le manche n’est pas
en bois ou en corne, mais en plastique, la lame n’est pas en acier mais
en fer, les mitres n’en sont pas, entres autres différences, comme
l’explique un guide dans une coutellerie :

« Alors ces soi-disant magnifiques Laguiole, j’en ai quelques-uns là. Ils ont une
abeille, il y a marqué dessus Laguiole, et dans le cas de ce modèle le manche est en
plastique, [il frappe le manche du couteau contre une table], la lame c’est du fer-blanc,
c’est une lame de mauvaise qualité, les mitres, tout à l’heure je vous disais qu’elles
étaient massives, qu’elles servaient à protéger le couteau, là c’est simplement de
petites feuilles de laiton qui sont collées. Donc au premier choc, d’un côté vous
aurez le couteau, de l’autre côté vous aurez la mitre. Ce sont des couteaux de très
39
mauvaise qualité . »

Toutefois, certains modèles sont fabriqués au Pakistan ou en


Chine avec des matériaux aussi utilisés à Laguiole, et les distinctions
se font plus subtiles (l’acier de la lame est de « mauvaise qualité », le
ressort «  va se détendre  », etc.). C’est pourquoi, comme pour les
œuvres d’art, les fabricants de Laguiole ont recours pour leurs
couteaux à des «  certificats de garantie  », délivrés au moment de la
vente. Toutefois, des vendeurs de couteaux fabriqués loin de Laguiole
établissent eux aussi des « certificats de garantie », ce qui nécessite de
trouver de nouvelles différences, cette fois-ci à partir du parler local :

«  Alors comment faire pour ne pas acheter de faux Laguiole en sachant que
c’est vendu partout en France et même chez certains commerçants à Laguiole  ?  »
s’interroge un guide dans une coutellerie. «  Chaque fois que vous achetez un
couteau Laguiole, il faudra demander un certificat de garantie. Chez nous tous les
couteaux sont vendus avec un certificat, il y a notre adresse, notre numéro de
téléphone et ça va vous servir de garantie. Mais après la copie du couteau Laguiole,
maintenant on a la copie du certificat. Pour que ce certificat soit valable, il faut qu’il
soit daté à la date d’achat, et il faut qu’il vous décrive parfaitement le couteau que
vous avez acheté, par sa taille, par la matière du manche et par le type d’acier. Il ne
faut pas que ça soit un certificat générique. Je vais vous montrer un vrai faux
certificat : déjà vous remarquerez qu’il y a un petit drapeau bleu-blanc-rouge un peu
partout. Ils sont là sûrement pour faire croire à une fabrication française et je peux
vous certifier qu’on est très loin de la fabrication française. “Nous attestons que
vous venez d’acquérir un véritable Laguiole bougna”. Alors il n’y a pas plus du
terroir que bougnat, parce qu’à l’époque c’est des gens du pays qui montaient à
Paris, sauf qu’un bougnat s’écrit avec un “t”. Si vous achetez ce fameux “Laguiole
bougna”, vous êtes très loin de Laguiole et vous êtes directement au Pakistan. Et un
indice qui aurait pu vous prouver que tout ceci c’était de l’arnaque c’est l’adresse
40
indiquée : cette adresse est une boîte aux lettres . »

Cette concurrence entre forme standard et forme collection d’une


même chose provient du fait que les couteliers de Laguiole n’ont pas
protégé juridiquement le nom de leur village ni leur couteau en tant
que modèle. Dès lors, comme le dit le guide de la Forge de Laguiole,
« il n’y a pas de faux » et « on se retrouve avec des vrais Laguiole de
Laguiole, et des Laguiole d’ailleurs, mais tous les Laguiole sont des
Laguiole  ». Toutefois, le rapport à la fabrication standard contient
une part d’ambivalence. Il est possible en effet que cette forme
standard qui a permis la diffusion en grandes séries de la forme du
couteau et du nom du village ait créé aussi sa célébrité internationale.
Mais, maintenant que la notoriété est acquise, et que la valeur du
nom du village et celle de la forme du couteau se sont appréciées
fortement, les habitants veulent désormais s’en réserver l’exclusivité.

« UN NOM, UNE MARQUE, UN VILLAGE »

Un des facteurs clés constitutifs des mouvements de


patrimonialisation, et de croisement de l’identité collective et du
capitalisme, ce que Jean et John Comaroff appellent l’ethno-
entreprise ou « ethnicity, Inc. 41 », est la propriété intellectuelle. Cette
dernière s’applique notamment aux noms et aux formes qui sont au
cœur de la patrimonialisation. Dans le cas qui nous occupe, ni le nom
de Laguiole ni la forme du couteau n’ont été protégés jusqu’aux
années 1990. La situation a alors changé pendant cette décennie,
mais les habitants du village n’en furent pas les initiateurs, ni les
bénéficiaires.

Comment des habitants ont perdu la faculté de disposer librement


du nom de leur village

Implanté à Saint-Maur-des-Fossés, un entrepreneur spécialisé dans


la céramique souhaitait fabriquer divers objets en céramique de haute
technologie, notamment des prothèses de hanche, des stylos et des
couteaux avec une lame en céramique 42. Un oncle lui ayant offert un
couteau « Laguiole » au début des années 1990, il a découvert que le
nom de Laguiole n’était pas protégé. Il a décidé alors de déposer ce
nom auprès de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI)
pour plus d’une trentaine de classes de produits en août 1993. Il fait
fabriquer, principalement en Chine, des produits standard tels que
des stylos, des lunettes, des outils de jardinage, des casseroles, etc. La
référence au couteau «  Laguiole  », qu’il fait fabriquer aussi, est
toutefois explicite car le logo de la marque est une abeille stylisée. Il
expose d’ailleurs ainsi sa stratégie  : «  Un nom, une marque, un
village ». Mais, pour lui, une production destinée au grand public ne
peut se faire qu’en faisant produire les objets à l’étranger
(«  l’industrie en France, c’est fini  »), et la production artisanale est
destinée à rester « un marché de niche ».
En réaction, la commune de Laguiole a engagé un premier
procès, qu’elle a perdu en 1999. Toutefois, le juge a décidé que le
nom de Laguiole appliqué aux couteaux était un terme générique,
puisque nombre d’entre eux sont fabriqués ailleurs qu’au village de
Laguiole, notamment à Thiers, et donc qu’il ne pouvait pas
appartenir non plus à l’entrepreneur de Saint-Maur-des-Fossés. Celui-
ci restait cependant propriétaire du nom comme marque pour les
autres produits (Laguiole Licences).
En 2010, la commune a engagé un nouveau procès contre
l’entrepreneur de Saint-Maur-des-Fossés, mettant en avant le fait que
la marque se référant à un village français induit en erreur les
consommateurs sur la provenance des produits, qui seraient fabriqués
à l’étranger. Toutefois, en septembre  2012, les juges du tribunal de
Grande Instance de Paris ont considéré que la notoriété du village
n’était pas suffisamment établie auprès de l’ensemble des Français,
dont un sondage, commandé par la commune elle-même, montre
qu’une majorité ne l’identifie pas avec précision. La commune a donc
été condamnée à verser des dommages et intérêts à l’entrepreneur du
Val-de-Marne. Quelques jours après le jugement du tribunal, le
conseil municipal de Laguiole a annoncé déboulonner le panneau
d’entrée du village, geste qui a été largement médiatisé.
Au village, le procès engagé par la municipalité divise d’autant
plus qu’il a été perdu. Or certains estiment que la somme payée pour
le procès pourrait être investie dans des activités collectives (vie
associative, construction d’une piscine municipale) ou dans
l’entretien et la patrimonialisation («  J’aimerais que le maire refasse
le goudron de la rue, parce qu’il y a des trous partout  »). Les
couteliers qui soutiennent l’action du maire déplorent, eux, de devoir
payer des royalties à l’entrepreneur de Saint-Maur-des-Fossés et
surtout mettent en avant que les produits de ce dernier sont
précisément des standards fabriqués en série en Chine contre lesquels
ils ont développé toute leur activité « artisanale » (« Il [l’entrepreneur
de Saint-Maur-des-Fossés] réalise des profits en faisant fabriquer en
Chine des barbecues, des stylos, des montres, des serviettes, des
torchons, des baskets, etc. On n’a rien contre les Chinois mais le
Laguiole chinois on considère que ce n’est pas trop nous », se plaint
un vendeur dans une coutellerie).
Les couteliers de Laguiole ont cependant eux aussi recours à la
protection que leur offre la propriété intellectuelle en déposant des
marques, des logos, et modèles relatifs à leurs produits. Une des
boutiques de coutellerie sur la place principale de Laguiole a pris
pour emblème le taureau, à l’image de la sculpture qui domine cette
place, et fait graver, sur la lame des couteaux, un petit taureau.
« Honoré Durand » et « La Forge de Laguiole » sont déposés en tant
que marques. Benoît l’artisan est propriétaire de deux logos, «  La
Maison du Laguiole » et « Benoît l’artisan ». Il a aussi créé en 2007 un
modèle, le «  Tribal  », «  un Laguiole mais avec des formes plus
modernes  », et «  contrairement au Laguiole qu’on connaît, c’est un
modèle déposé, c’est une exclusivité que vous ne pouvez trouver que
chez nous », explique un vendeur.
La défense d’un intérêt présenté comme le bien commun —  le
nom Laguiole  —, avec un procès au coût élevé pour la collectivité,
mais pour le bénéfice avant tout d’entrepreneurs privés — les sociétés
des couteliers  — a créé une tension au sein du village. Comme le
dépôt d’autres marques et modèles ne suffit pas, et puisque la voie du
procès s’avère être un échec, les habitants de Laguiole ont décidé de
faire appel au pouvoir politique, c’est-à-dire à sa capacité de modifier
la loi. Ce faisant, un autre front s’est alors ouvert, avec un autre
territoire, celui de la commune de Thiers.

Une Indication géographique pour « valoriser les richesses


des territoires »

Les habitants de Laguiole se sont tournés vers la solution juridique


de niveau législatif pour tenter de défendre ce qu’ils considèrent
comme un intérêt collectif public, et qui est aussi, dans les faits, le
cumul d’intérêts particuliers privés visant directement à s’assurer le
monopole de l’accumulation du capital résultant de l’exploitation du
nom « Laguiole ». Cette défense s’est traduite par la volonté de créer
un dispositif d’Indication géographique pour les produits industriels
et artisanaux non alimentaires, c’est-à-dire «  autres qu’agricoles,
forestiers, alimentaires ou de la mer  ». «  Va y avoir une loi  »,
expliquait, avant que celle-ci ne soit votée, un coutelier, mais «  ça
devrait être fait depuis longtemps 43  ». «  Le souci aujourd’hui des
Laguiolais, c’est la protection du terroir laguiolais  », témoigne un
autre. «  Ça fait cinq ans qu’on travaille sur la mise au point d’une
Indication géographique protégée à destination des produits
manufacturés utilisant le nom de lieux ou de terroir 44. »
Attentif à ce problème local particulier, le gouvernement a décidé
de le résoudre d’une manière générale par un projet de loi relatif à la
consommation présenté en 2013 et voté en 2014 (articles  23 et  24).
D’après le rapport d’impact publié à cette occasion, l’administration
considère que «  l’absence de protection du nom de ces produits
contribue à l’essor de produits similaires fabriqués principalement à
l’étranger, ce qui crée une concurrence déloyale pour les entreprises
concernées lorsqu’elles s’efforcent de maintenir la production et
donc les emplois dans la zone historique de production et de garantir
des savoir-faire de tradition dans l’élaboration de ces produits  ».
Outre les couteaux de Laguiole, l’administration française estime à
environ une centaine le nombre de produits industriels et artisanaux
non alimentaires comportant une origine spatiale dans leur
dénomination, tels que les dentelles de Calais, la tapisserie
d’Aubusson, la porcelaine de Limoges, celle du Berry, la faïence de
Moustiers, le granit de Bretagne, les mouchoirs de Cholet, et la
vannerie de Vallabrègues.
Comme le relève le rapport d’impact, les Indications
géographiques sont reconnues à l’échelle internationale comme un
type de propriété intellectuelle au même titre que les marques
commerciales. D’après l’article  22 de l’accord international sur les
Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au
commerce (accord ADPIC), on entend par Indications
géographiques «  des indications qui servent à identifier un produit
comme étant originaire du territoire d’un Membre [de l’Union
européenne], ou d’une région ou localité de ce territoire, dans les cas
où une qualité, réputation ou autre caractéristique déterminée du
produit peut être attribuée essentiellement à cette origine
géographique  ». Toutefois, il existe deux types de protections
distinctes à l’échelle européenne, déjà applicables aux produits
alimentaires  : l’une qui implique un rapport fort à l’espace, les
Appellations d’origine (AO  ; par exemple le vin de «  Bordeaux  »),
l’autre un rapport plus faible, les Indications géographiques (IG ; par
exemple les «  huîtres Marennes Oléron  »), ces protections faisant
appel par ailleurs à un cahier des charges qui spécifie un certain
nombre de qualités requises. Dans la mesure où, comme pour les
couteaux fabriqués à Laguiole, les matériaux utilisés pour les produits
industriels et artisanaux non alimentaires ne sont pas extraits,
souvent, de la région même où ils sont assemblés, l’AOP ne peut
suffire à les protéger, ce qu’en revanche l’Indication géographique
peut faire.
La loi sur la consommation 45 modifie donc le code de la propriété
intellectuelle en y créant une Indication géographique rédigée de la
manière suivante (nous soulignons) :

Art. L.  721-2. —  Constitue une indication géographique la dénomination d’une


zone géographique ou d’un lieu déterminé servant à désigner un produit, autre
qu’agricole, forestier, alimentaire ou de la mer, qui en est originaire et qui possède
une qualité déterminée, une réputation ou d’autres caractéristiques qui peuvent être
attribuées essentiellement à cette origine géographique. Les conditions de production ou
de transformation de ce produit, telles que la découpe, l’extraction ou la
fabrication, respectent un cahier des charges homologué par décision prise en
application de l’article L. 411-4.
Art. L. 721-3. — La demande d’homologation ou de modification du cahier des
charges est déposée auprès de l’Institut national de la propriété industrielle par un
organisme de défense et de gestion, défini à l’article L.  721-4, représentant les
opérateurs concernés.

L’Indication géographique lie ensemble un « produit » et le nom


d’un espace («  zone géographique  » ou «  lieu  ») par un rapport
d’«  origine  » («  originaire  »), celui-ci devant être supporté par une
«  caractéristique attribuable  », qui peut être sa «  réputation  ». C’est
dire ici le rôle clé de la force mémorielle : la « réputation », en effet,
n’est rien d’autre qu’un des aspects de la force mémorielle attribuable
à une chose ou à un type de choses. Toutefois, pour pouvoir être
protégée dans sa forme collection, cette chose doit aussi
correspondre à une certaine forme, introduisant par là une
contrainte propre aux produits standard, en répondant à un cahier
des charges, déposé auprès de l’institution chargée du contrôle de la
propriété intellectuelle en France, l’INPI.
Le problème est que le mot «  originaire  » ne dit pas comment
s’établit le rapport d’origine à un espace, et a soulevé des inquiétudes
de la part des couteliers de Thiers, relayées par leurs élus au
Parlement. Malgré l’éloignement géographique entre les deux
communes, l’«  origine  » du Laguiole peut-elle être étendue jusqu’à
Thiers qui fabrique de nombreux couteaux de forme Laguiole, dont
certains sont vendus à Laguiole même  ? Cette inquiétude est
exprimée notamment par le député André Chassaigne :

Le sens de l’adjectif «  originaire  » est ambigu. S’agit-il de la première


fabrication originelle — mais comment prouver qu’elle a bien eu lieu à tel endroit ?
Est-ce une référence au premier enregistrement à l’INPI ? Dans la mesure où la fin
de la phrase apporte des précisions suffisantes, je propose de supprimer la mention
de ce terme. […] La dentelle de Calais, «  originaire  » de Calais, est également
produite dans le bassin de Caudry : bien que n’étant pas jointes, ces deux zones de
production se sont regroupées pour déposer un seul label d’origine géographique.
De même, les linges et tissus basques sont «  originaires  » du Pays basque, mais ils
sont aussi fabriqués dans le Béarn : par Lartigue à Oloron en particulier, par Ona
46
Tiss à Saint-Palais et par Tissage Moutet à Orthez .

Dans cet enjeu sur l’«  origine  », l’écriture du récit historique,


c’est-à-dire le contrôle de la force mémorielle, est déterminante. Un
autre élu, le sénateur Alain Néri, porte-parole lui aussi des couteliers
de Thiers, défend, lors de la discussion publique au Sénat, l’idée
selon laquelle «  la zone de production constituant le territoire de
l’Indication géographique doit être définie en tenant compte de
l’histoire et du savoir-faire historique de certains artisans  », car
«  l’histoire démontre qu’à l’évidence les premiers couteaux de
Laguiole ont été fabriqués grâce au savoir-faire thiernois 47  ». Et il
précise, faisant ressortir combien la force mémorielle constitue en
elle-même un facteur de valorisation (nous soulignons)  : «  La
définition de l’Indication géographique doit donc bien tenir compte
de ces héritages, de ce passé et de ces traditions : car sans passé et sans
traditions, il n’y a plus de valeur ajoutée à ces productions, qui font la
richesse de la France ! »
Ces demandes de précision ont toutefois été rejetées par le
gouvernement, celui-ci estimant qu’elles seront réglées par le cahier
des charges. Or, du côté de Laguiole, la volonté est bien celle de
priver Thiers de la possibilité de bénéficier de l’Indication
géographique, comme l’explique un vendeur dans une coutellerie :

Les gens de la coutellerie de Thiers qui font du Laguiole depuis longtemps


nous disent  : «  Ne nous oubliez pas, on est là, on aimerait bien faire partie de
l’Indication géographique Laguiole. » On leur dit : « Laguiole c’est Laguiole, Thiers
c’est Thiers. » C’est vrai qu’on l’a fait tout seul, sans les thiernois. On a absolument
rien contre la population de Thiers, c’est des voisins avec lesquels on cohabite
depuis longtemps, simplement ce sont deux terroirs qui sont différents. L’enjeu est
de mettre au point un label garantissant aux gens que le produit vient bien de
l’endroit auquel on pense. Si demain on étendait l’Indication géographique
Laguiole à Thiers, les gens ne comprendraient pas pourquoi. Si les gens veulent
une Indication géographique Laguiole, c’est pour être sûr que leur Laguiole vient
bien de Laguiole. Rien que par rapport à ça, on ne devrait pas le partager. Libre aux
48
thiernois de mettre au point un label Indication géographique Thiers .

Mais, par ailleurs, les défenseurs de la production des produits


alimentaires sont, eux, soucieux de l’affaiblissement du lien avec le
territoire créé par l’Indication géographique et souhaitent un critère
plus strict, comme le propose la députée Brigitte Allain :

L’Indication géographique doit pouvoir certifier que les matières premières


composant principalement le produit bénéficiant de cette protection proviennent
bien de la zone géographique en cause. […] Cet amendement traduit les
inquiétudes qui se sont fait jour en ce qui concerne les indications géographiques
protégeant les produits alimentaires, dont la qualité risque de pâtir d’une définition
49
insuffisamment stricte .

Le gouvernement et le rapporteur, renvoyant aussi au cahier des


charges, considèrent qu’avec une telle contrainte «  il n’y aurait plus
beaucoup de candidats à l’Indication géographique, et le dispositif
perdrait beaucoup de son intérêt ».
Dans une brochure destinée à promouvoir les Indications
géographiques pour les produits manufacturés et les ressources
naturelles et publiée en juin  2015, la secrétaire d’État chargée du
Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Économie
sociale et solidaire vante ainsi le nouveau dispositif de mise en valeur
de l’économie de l’enrichissement, usant nombre de termes qui en
dessinent l’architecture discursive (nous soulignons) :

Et si nous regardions nos territoires comme des écrins qui regorgent de trésors ?
Et si nous mettions à la lumière ces ressources qui contribuent à forger l’âme de notre
pays ? Il nous faut valoriser les richesses de nos territoires et leur donner toute la place
qu’elles méritent.
La loi Consommation du 17  mars 2014 prévoit la possibilité de créer, de faire
reconnaître et de protéger, par l’Institut national de la propriété industrielle
(INPI), des Indications géographiques (IG) pour des produits manufacturés et les
ressources naturelles.
La France est un pays précurseur en Europe : les produits manufacturés et les
ressources naturelles ne bénéficiaient à ce jour que de protections très limitées.
Les Indications géographiques reconnaîtront en les valorisant : les produits, les
terroirs, les territoires, les savoir-faire et les professionnels. L’attractivité, qui en
découle, participe du développement économique, territorial, culturel, touristique
et social du territoire.
[…]
L’art de vivre à la française n’est pas une coquille vide, ni un bel idéal théorique.
Cet art de vivre est une réalité vécue, au quotidien. Cet art de vivre est l’addition de
toutes ces ressources, de tous ces savoir-faire, et il forge notre identité. Né de nos
exigences, de celles de nos ancêtres, qui ont forgé ses histoires et ses géographies, cet art
de vivre se conjuguera au futur si nous avons l’exigence de le reconnaître, de le
protéger, de le transmettre, de le partager et de l’incarner constamment par nos
choix, nos actions, nos politiques.

L’économie de l’enrichissement se fait dans des bassins


d’enrichissement, les plus à même de valoriser un patrimoine et des
ressources toujours inégalement distribuées dans l’espace. Par le biais
des protections juridiques garantissant la propriété intellectuelle,
l’État (et la communauté européenne ainsi que les institutions
internationales en tant qu’elles consolident les politiques des États en
la matière) favorise le capitalisme dans ces bassins d’enrichissement
via le contrôle des noms propres et des formes. Pour cela, il s’appuie
sur la force mémorielle, en tant qu’elle est composée d’un mélange
d’écriture de l’Histoire et de réputation.
Certes, un État peut être conçu et est conçu comme une marque
(la marque «  France  », d’où «  fabriqué en France  »). Mais cette
dernière doit s’appuyer sur des bassins à une petite échelle. Saluant la
création de l’Indication géographique pour les produits
manufacturés lors d’une discussion publique, un sénateur, Stéphane
Mazars, s’est d’ailleurs exclamé à l’adresse du gouvernement : « Votre
dispositif, madame la ministre, c’est plus que le made in France, c’est le
made in “territoires de France” 50. »

É
Alors que, dans le processus industriel, l’État a pu favoriser par
l’octroi de monopoles à l’échelle nationale l’émergence et la
protection de capitalismes nationaux (par exemple, les chemins de
fer, l’énergie, l’eau, les télécommunications, etc.), il favorise, dans le
processus de l’économie de l’enrichissement, le développement de
capitalismes à petite échelle, un capitalisme local, par l’octroi de
mesures tout aussi protectionnistes et l’établissement de monopoles
— interdire la possibilité de disposer autrement que localement pour
une exploitation commerciale le nom « Laguiole ».
FORME STANDARD
FORME COLLECTION
Chapitre XIII
LES CONTOURS DE LA SOCIÉTÉ
DE L’ENRICHISSEMENT

L’AGENCEMENT DES CHOSES
ET DES PERSONNES

L’émergence de nouvelles sources de création de richesses est l’un


des principaux facteurs communément invoqués pour interpréter les
changements dans la composition d’une formation sociale. D’une
part, différents genres de ressources, sur lesquels repose
l’accumulation du capital, doivent, pour être mis en valeur, être
exploités par différents genres de personnels. D’autre part, le
déplacement des gisements de richesses et des modalités de
l’enrichissement modifie l’orientation des revenus et la distribution
de la propriété qui est une dimension majeure de la société, parce
qu’une société est une composition de choses et de personnes.
Or la propriété est le principal dispositif qui règle cette
composition, parce qu’elle fixe la distribution des choses entre les
personnes et, inversement, comme l’avait remarqué Marx, celle des
personnes entre les choses. Car les personnes sont sous la
dépendance des choses qu’elles possèdent autant que les choses
appartiennent aux personnes. Ces dernières ont certes, à l’égard des
choses, des attentes qui sont d’ailleurs loin d’être seulement
instrumentales. Mais elles doivent en retour, ne serait-ce que pour
voir ces attentes satisfaites, se vouer à la cause des choses qu’elles
possèdent et qui, privées de soin, et laissées en quelque sorte à elles-
mêmes, se dégradent inévitablement. Quelle qu’en soit la teneur et
qu’ils soient matériels ou immatériels, les biens sur lesquels repose la
fortune des personnes, s’ils ne sont pas assistés, c’est-à-dire aussi s’ils
ne donnent pas lieu à des dépenses, se transforment insensiblement en
charge ou en déchet. Les formes de mise en valeur s’articulent avec
ces processus dans l’horizon du profit  : soit que la déchéance des
choses soit accélérée de façon à rendre nécessaire leur
renouvellement comme dans la forme standard ou dans la forme
tendance, soit que l’accent soit mis sur leur conservation comme dans
la forme collection ou dans la forme actif.
Qu’elle soit déplacée ou stabilisée, la richesse doit toujours être
entretenue, c’est-à-dire se tenir prête pour l’échange, en sorte qu’un
bien qui ne « travaille » pas — comme aurait dit Schumpeter — peut
bien être doté, sur le papier, d’un métaprix. Mais ce patrimoine en
tant que capital demeure imaginaire tant qu’il n’est pas soumis à
l’épreuve de la circulation qui a seule le pouvoir de le rendre réel en
faisant qu’un prix lui échoit.
C’est aussi la raison pour laquelle les structures de parenté jouent
un rôle central dans l’organisation de la vie sociale, et dans les
sociétés libérales contemporaines, aussi bien que dans les anciennes
sociétés à statuts. C’est en effet sur cette base que les choses, ou la
plupart d’entre elles, se transmettent entre les générations. Or une
chose dont le propriétaire est mort ne peut rester longtemps «  sans
maître  » —  comme dit le droit  — sans se détruire 1. L’existence des
choses impose aux humains de choisir s’ils doivent les abandonner,
les échanger ou les transmettre, et la possibilité de ce choix constitue
sans doute l’une des obligations sur lesquelles repose la primauté des
relations de parenté qu’aucun système politique, fût-il communiste,
n’est parvenu à abolir. Mais cette possibilité prend des formes
différentes en fonction de la relation entre la durée de vie des choses
et la durée de vie des personnes.
L’un des changements les plus radicaux introduits par la
production de masse de choses standard a été de peupler le monde
de choses conçues pour avoir une durée de vie très inférieure à celle
des personnes, comme c’est le cas de la plupart des artefacts
techniques. Or, durant la même période, l’espérance de vie des
humains s’est allongée, en sorte que, dans le cas des produits
standard, la question de leur transmission d’une génération à une
autre est devenue secondaire. À l’inverse, les choses du genre de
celles qui occupent le centre d’une économie de l’enrichissement
n’ont pas de mort annoncée, et peuvent donc, en principe, circuler
sans fin, mais cela à la condition de trouver des êtres humains pour
s’occuper d’elles, c’est-à-dire pour les protéger contre les atteintes du
temps qui les menacent au même titre que tous les êtres, qu’ils soient
animés ou inanimés et qu’il s’agisse ou non d’artefacts. Ces biens ne
servent les intérêts de ceux qui les possèdent que si ces derniers se
montrent, en contrepartie, responsables de leur bon état, de leur
entretien et, si l’on peut dire, de leur qualité de vie (ce que
reconnaissait l’ancien droit quand il parlait d’une conduite « en bon
père de famille  », expression issue du droit romain très récemment
supprimée du droit français). C’est en effet seulement à cette
condition qu’une chose peut conserver la possibilité de circuler et
d’être appréciée, c’est-à-dire son métaprix, et d’être un bien
patrimonial susceptible de fournir une rente, de servir de réserve
monétaire, ou d’être échangé contre une somme d’argent qui peut
être réinvestie dans une autre affaire, c’est-à-dire de se transmuer en
capital. Dans l’économie de l’enrichissement, à chaque moment du
temps, le champ des possibles qui s’ouvre aux personnes est lesté du
poids des propriétés dont elles ont, d’une façon ou d’une autre,
hérité, et qu’elles peuvent, ou non, remettre au travail, en sorte que le
présent est toujours commandé par le passé.

QUI PEUT TIRER PARTI


D’UNE ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT ?

S’agissant d’analyser la façon dont le développement d’une


économie de l’enrichissement a pu modifier la composition de la
société, il faut, premièrement, identifier quels sont les biens dont la
possession permet d’investir dans cette économie et, deuxièmement,
analyser la distribution de ces biens. Sachant qu’une économie de
l’enrichissement repose surtout sur l’exploitation du passé, nous
dirons que les biens qui peuvent s’y révéler rentables sont des biens
qui, d’une façon ou d’une autre, non seulement proviennent du
passé, ce qui est le cas de la propriété en général, mais qui indexent la
dimension du passé. Il s’agit de biens qui la dénotent ou la connotent
de façon plus ou moins explicite, soit en l’incorporant, sur un mode
sémantique (un objet d’antiquité n’est tel que par référence au
passé), soit en étant chargés d’une force mémorielle dans certains
contextes d’énonciation (comme un parfum, dont la production est
industrielle, mais dont le nom et la marque évoquent un passé
légendaire).
Comment ces biens sont-ils distribués  ? La réponse qui vient
immédiatement à l’esprit est que ces biens sont entre les mains de
ceux à qui appartiennent des objets anciens, dont ils peuvent tirer
profit en les vendant (plus-value) ou, s’il s’agit de biens immobiliers,
en les louant (rente), c’est-à-dire de détenteurs d’un patrimoine. Mais
cette réponse est insuffisante parce que l’ancienneté n’est pas, ou pas
seulement, une qualité physique, mais obéit aussi à un mode de
détermination d’ordre narratif. Un objet ancien n’est pas seulement
vieux, il est associé à une histoire et c’est en grande partie par
référence à cette histoire que son prix est justifié. Or ces histoires
doivent être composées et être entretenues afin que leur mémoire
soit conservée. Les faiseurs d’histoires jouent donc par là un rôle
considérable dans la mise en valeur des biens dont la dimension
mémorielle justifie le prix, qu’il s’agisse d’historiens, de critiques et
d’historiens d’art et de littérature, d’anthropologues (pour les objets
dits ethnologiques), ou encore de romanciers dont les récits ont
contribué à nimber d’un halo prestigieux certains lieux, et à en
accroître de façon considérable la fréquentation notamment
touristique. On peut donc penser que les acteurs qui produisent le
passé bénéficient ou pourraient bénéficier des opportunités offertes
par le développement d’une économie de l’enrichissement, même
s’ils ne sont pas eux-mêmes possesseurs de biens ancrés dans le passé
et n’en font pas commerce. Il en va de même de tous ceux qui ont la
responsabilité de restaurer, de conserver ou de montrer des objets
passés, tels que les conservateurs de musée ou les différents corps de
métiers qui restaurent des objets ou des bâtiments prestigieux. On
peut encore envisager que les artistes plasticiens contribuent à la
confection du passé, ou aspirent à le faire, dans la mesure où leurs
œuvres, s’ils parviennent à les faire reconnaître, prendront place
parmi les choses qui, supposées immortelles, sont déjà dans le temps
présent, considérés depuis un point imaginairement projeté dans le
futur et, par là, nimbées de l’aura d’un passé.
De quel ordre est le bien que détiennent les acteurs du genre de
ceux que nous venons d’énumérer —  bien qui, étant ancré dans le
passé, les placerait au cœur d’une économie de l’enrichissement  —
quand ils ne sont pas eux-mêmes propriétaires d’objets mémoriels
mais qu’ils font partie du personnel chargé de l’invention et de
l’entretien de la mémoire des choses ? Le seul fait de participer à la
conservation du patrimoine est un critère insuffisant car c’est aussi le
cas du personnel, important en nombre, qui assure la maintenance
matérielle des objets et des lieux d’exception et qui joue, dans une
économie de l’enrichissement, un rôle assez comparable à celui des
serviteurs dans les économies préindustrielles, puisqu’il est mis au
service des choses sans que lui soit donné le pouvoir de les
transformer en les dotant d’une histoire. Ce bien est évidemment la
culture qui est entièrement déterminée par référence à l’histoire
puisqu’elle est composée de noms propres, d’énoncés, de schèmes de
pensée et d’objets qui, à la suite d’une série de sélections, se sont
trouvés incarnés dans des œuvres jugées dignes d’être conservées
dans des bibliothèques, des monuments ou des musées. Cet héritage,
que transmettent la famille et l’école, peut, à chaque génération, être
réinvesti dans des opérations culturelles nouvelles et générer un
profit. C’est par conséquent à juste titre que l’on parle — à la suite de
Pierre Bourdieu — de capital culturel. Il a certes un mode d’existence
qui est à la fois individuel, puisque chacun des individus dans lequel il
est déposé peut en tirer parti à titre personnel, et collectif, dans la
mesure où son entretien, sa transmission et sa mise en œuvre
dépendent du concours d’un grand nombre d’acteurs et de la façon
dont ils se coordonnent. Mais cela ni plus ni moins que les autres
formes de capital et, notamment, le capital industriel dont les
appropriations privatives doivent, pour se révéler rentables, être
plongées dans un tissu productif composé pour une large part
d’infrastructures dont la propriété n’est pas privée mais, le plus
souvent, étatique.
On peut donc raisonnablement penser qu’une économie de
l’enrichissement profite à différents genres d’acteurs qui peuvent, à
des titres divers, tirer profit du passé, et d’abord à ceux qui
détiennent un patrimoine susceptible de donner lieu à un commerce,
ce qui le transmue en capital, qu’il s’agisse d’un patrimoine incorporé
dans des choses, ou d’un patrimoine incorporé dans des personnes.
Au sein de ces deux ensembles, les acteurs peuvent être
grossièrement hiérarchisés en fonction de l’importance de leur
patrimoine mesurée, dans le premier cas, par une estimation du
métaprix de leurs avoirs, par exemple pour des raisons fiscales ou lors
de transmissions, et, dans le second, notamment par leur niveau de
diplôme, par la profession qu’ils exercent et par leur niveau de
salaire. Ces deux possibilités ne sont pas, bien sûr, exclusives l’une de
l’autre. Il est toutefois probable que s’il est peu fréquent que les
collectionneurs et les marchands d’art, d’antiquités ou même de
biens immobiliers de grand prix soient totalement démunis de capital
culturel incorporé, il est par contre très fréquent que les détenteurs
de cette espèce de capital, même de niveau élevé, ne possèdent pas
d’objets patrimoniaux de grand prix. On peut en déduire une
prééminence du patrimoine incorporé dans les choses sur le
patrimoine incorporé dans les personnes, ceux qui bénéficient de
cette seconde espèce de patrimoine étant condamnés, pour la mettre
en valeur, c’est-à-dire pour la transformer en capital, à se mettre au
service de ceux qui détiennent un patrimoine incorporé dans des
choses ou, pour le moins, de ceux qui en contrôlent l’accès.

LAISSÉS-POUR-COMPTE ET SERVITEURS
On peut chercher à préciser quels sont les individus ou les
groupes qui ont très peu de chances de tirer profit du développement
d’une économie de l’enrichissement, sinon en tant que serviteurs. Il
s’agit non seulement des acteurs qui, à titre personnel, ne possèdent
pas ou peu de patrimoine, qu’il soit incorporé dans des choses ou
dans des personnes, mais aussi, plus radicalement, de tous ceux qui
appartiennent à des groupes dont l’ancrage dans le passé n’a pas fait
l’objet d’un travail collectif de mise en valeur, ni même de mise en
forme, en sorte que sa mémorisation, qui est au mieux strictement
familiale ou communautaire, non seulement n’apporte aucun profit
externe mais peut même constituer un stigmate.
Parmi ces laissés-pour-compte, se trouvent les personnes et les
groupes qui, il y a peu, vivaient du travail ouvrier dans des centres
industriels aujourd’hui en déclin et qui logeaient dans les
agglomérations environnantes. Soit ces centres et ces agglomérations
ont été laissés en friche, soit ils ont été «  réhabilités  ». Mais leurs
anciens occupants n’ont pas, pour la plupart, profité des opérations
récentes de reclassement de sites de production et de quartiers d’exil
qui ont accompagné la (re)mise en valeur du patrimoine industriel.
En effet, ces opérations de réhabilitation ont concerné uniquement le
bâti et l’infrastructure matérielle, dont les dispositions et la
destination ont été profondément modifiées, ce qui a eu pour
conséquence d’en exclure leurs anciennes populations qui,
désormais, n’avaient plus leur place dans le paysage. Ces processus de
gentrification 2 —  aujourd’hui largement étudiés  — ont eu pour
caractère principal d’associer au respect des choses, dont l’ancrage
dans le passé était mis en valeur, le mépris pour les personnes, que
leur ancrage dans le présent livrait désormais à la déchéance. Mais
encore fallait-il que ces choses soient suffisamment anciennes pour
attirer à nouveau l’attention, ce qui était loin d’être toujours le cas.
Ex-ouvriers d’usines qui ferment et résidents d’habitats en barres ou
de pavillons en parpaings ont donc eu le même sort que les lieux dits
« sans âme » où ils avaient échoué : l’abandon.
La possibilité de réinterpréter la mémoire locale dans les cadres
patrimoniaux mis en place surtout à partir des années 1980 et, par là,
de tirer profit du passé a été très inégale pour différents groupes de
travailleurs en fonction de l’intérêt qu’ils représentaient aux yeux des
acteurs externes sur lesquels reposait la mise en œuvre des politiques
de patrimonialisation et de leur capacité à exploiter cet intérêt. Ainsi,
les paysans qui étaient restés au «  pays  », soit une petite fraction de
l’ancienne paysannerie, ont pu profiter des dispositifs de
patrimonialisation à la fois pour donner une allure traditionnelle à
leurs produits —  par exemple, des fromages locaux, comme à
Laguiole — et pour amorcer une reconversion vers le tourisme vert 3.
C’est le cas surtout de ceux qui vivent dans les régions de moyenne
montagne, où les effets de l’industrialisation de l’agriculture ont été
moins importants qu’en plaine, et qui avaient suscité, depuis plusieurs
décennies, l’intérêt des folkloristes puis des ethnologues. Les
membres de ces populations ont pu acquérir, au contact des
ethnologues, la capacité à se considérer eux-mêmes, et à se mettre en
scène, à la façon dont ils sont vus de l’extérieur. Ils pouvaient donner,
en quelque sorte, la preuve de leur ancestralité, en s’entourant
d’objets portant la marque d’une tradition, d’ailleurs souvent
réinventée, et en se fondant dans leur environnement. Le paysan est
censé faire corps avec le paysage.
À l’inverse, d’autres acteurs subalternes, issus pour la plupart, eux
aussi, de cultures dites traditionnelles, n’ont pas eu les mêmes
opportunités parce que, ayant été transplantés, leur ancestralité ne
coïncidait pas avec celle des objets présents dans leur environnement.
Leur mémoire, en l’absence de mémorial, se confondait avec leur
histoire personnelle et avec celle de leur famille, en sorte que, même
livrée à un tiers, sous la forme d’une histoire — racontée, dans ce cas,
plutôt à un sociologue qu’à un ethnologue  —, elle avait peu de
chances de coïncider avec un quelconque « lieu de mémoire » et, par
là, de concourir à la réussite d’un effort de patrimonialisation. C’est
le cas, par excellence, des populations immigrées venues de l’autre
rive de la Méditerranée, dont l’un des stigmates majeurs est d’être
traitées comme si elles étaient sans passé, quelle que soit l’ancienneté
de leur présence sur le territoire national, et cela malgré les efforts
déployés par des romanciers « issus — comme on dit maintenant —
de l’immigration » pour les inscrire dans une histoire. Il en va ainsi,
par exemple, des «  anciens mineurs maghrébins  » d’un carreau de
mine à Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais —  dont parle Michel
Rautenberg  —, qui, objets d’une «  action culturelle  » menée à
l’initiative d’une « scène nationale », n’ont jamais accédé au statut de
sujets de cette entreprise de «  patrimonialisation par la culture et
l’art 4 ». Un autre exemple de ce cas de figure est présent dans l’étude,
déjà citée, que Stéphane Gerson a consacrée aux tentatives,
infructueuses, menées par différents acteurs de Salon-de-Provence,
ville dortoir de la zone industrielle de Fos-sur-Mer, pour assurer la
patrimonialisation de cette cité touchée par le déclin industriel, en
prenant appui sur la figure ancestrale de Nostradamus 5. Parmi les
nombreuses initiatives, généralement tournées vers la célébration de
la « culture provençale », qui ont accompagné cet effort collectif, une
association d’étudiants d’origine algérienne (« Nejma ») eut l’idée de
se saisir de Nostradamus en tant que «  personnage cosmopolite  »
«  ouvert à d’autres cultures  » de façon à mettre en valeur une
«  “biculture” mêlant les origines maghrébines de ses membres et le
patrimoine local  ». Ils montèrent, en 1984, «  un souk arabe et un
marché d’esclaves du XVIe  siècle dans le Village Renaissance  ». Mais
cette tentative originale fut sans lendemain.
Les luttes pour le passé ont, au moins depuis le XIXe siècle, joué un
rôle important dans les luttes de classes. En témoignent, par exemple,
les efforts menés par les syndicats et les partis contestataires se
réclamant du peuple — au premier chef le Parti communiste français,
surtout des années 1930 aux années 1970  — pour se doter d’une
tradition, avec ses lieux de pèlerinage, ses monuments, ses héros et
son folklore. La référence à ces «  traditions  » soutenait le
« répertoire » (pour reprendre l’expression utilisée par Charles Tilly)
des actions menées par les ouvriers lors des grèves et des conflits
sociaux. La référence au passé joue un rôle au moins aussi important,
bien que différent, quand les revendications émanant de groupes
subalternes se traduisent non dans l’idiome des classes sociales mais
dans le langage de l’ethnicité. Elles prennent alors la forme non
seulement de demandes portant sur les conditions de travail et sur le
niveau de vie, mais aussi, ou surtout, de demandes de
reconnaissance 6.
Or ces demandes de reconnaissance sont aujourd’hui souvent
portées par des activités qui, de différentes façons, se rattachent aux
mondes des arts, comme c’est le cas quand des objets dits
traditionnels, souvent arrachés à la sphère du religieux, sont
décontextualisés, mis en valeur pour leur aspect décoratif et
introduits dans les circuits d’échange ou lorsque des pratiques qui
prétendent, à la fois, exprimer la condition subalterne dans ce qu’elle
a de spécifique et être esthétiquement innovantes — comme ce fut le
cas du hip-hop à partir des années 1980 — font l’objet d’un processus
d’artification 7. Ces déplacements des revendications sociales vers des
expressivités identitaires sont un indicateur, parmi de nombreux
autres, de la façon dont le développement d’une économie de
l’enrichissement tend à modifier les manifestations de l’appartenance
et de la conflictualité sociale, et cela en allant jusqu’à toucher ceux
qui en sont a priori les plus exclus.
Ajoutons qu’une partie de ces laissés-pour-compte —  qui sont
dépouillés d’un passé valorisable  — peut néanmoins recevoir un
salaire dans une économie de l’enrichissement, soit que cette
dernière s’implante dans un ancien bassin industriel (comme le
Louvre-Lens), soit que ces laissés-pour-compte se déplacent vers les
zones où elle se développe, mais pour y occuper les emplois les plus
instables et les plus subalternes. Souvent temporaires ou saisonniers,
ces emplois sont stimulés par l’expansion du tourisme mais aussi des
activités culturelles, y compris quand elles dépendent de l’État ou des
collectivités territoriales. Au plus bas se trouvent les activités de
nettoyage (les «  opérateurs de surface  ») ou celles d’«  agents
d’entretien  » et, à un niveau un peu plus élevé, des activités de
gardiennage (dont les gardiens de musée forment la partie
supérieure), et des activités administratives ou d’accueil et
d’animation, souvent réservées à des étudiants. L’économie de
l’enrichissement est bien associée par là à la formation de quelque
chose comme un « prolétariat », mais dont les contours sont loin de
coïncider avec ceux du prolétariat industriel. Dispersé et transitoire, il
est pratiquement démuni d’organisations. Ses membres, en partie
jugés par référence à des qualités personnelles —  comme la
disponibilité, l’amabilité, la gentillesse, l’honnêteté — qui évoquent la
domesticité d’antan, mais aussi la jeunesse et la beauté physique,
n’ont pas accès au «  répertoire d’action  » mis en place par des
décennies de luttes ouvrières 8. Leur mobilisation constitue une tâche
difficile et presque un défi pour les nouvelles organisations syndicales
qui cherchent à s’y implanter en invoquant surtout la lutte contre la
précarité, mais peinent à trouver des formes d’action spécifiques qui
leur donneraient des prises pour défendre ce personnel
juridiquement peu protégé et dont les employeurs ont à leur
disposition une vaste « armée de réserve 9 ».

LE RETOUR DES « RENTIERS »

Le terme de possédant, qui appartenait depuis deux siècles au


vocabulaire de la critique sociale, qu’elle soit d’inspiration socialiste
ou liée à la droite révolutionnaire 10 (comme par exemple chez
Bernanos), a longtemps été utilisé pour désigner un vaste ensemble
allant de la grande bourgeoisie industrielle à une petite bourgeoisie
de rentiers. Il prenait place dans des contextes critiques au sein
desquels l’accent était mis à la fois sur l’héritage et, par conséquent,
sur la famille, comme mode principal d’accès à la richesse, et sur des
ethos marqués par l’argent, le calcul, la rapacité et l’avarice, dont les
figures du patron d’usine locale ou celle, inférieure, du boutiquier
ont longtemps été les incarnations littéraires. Or, dans les années
1970-1980, ce terme tend à s’effacer des taxinomies ordinaires, ou à
être utilisé du fait précisément de son tour un peu vieillot, comme ce
fut le cas au Parti communiste dans ses années de déclin. Il laisse la
place à d’autres modes de classification, proposés d’abord par la
sociologie savante, qui mettent l’accent moins sur la possession de
choses matérielles « transmises de père en fils », c’est-à-dire inscrites
dans un ordre patrimonial, que sur la transmission de valeurs
immatérielles et incorporées — telles que des langages, des cultures,
des relations ou, surtout, des compétences scolairement
sanctionnées — donnant accès aux positions sociales privilégiées.
À l’ancienne bourgeoisie possédante, on opposera ainsi le groupe
des « cadres » qui donne lieu, durant ces années, à un intense travail
de représentation médiatique, prolongé du côté du roman, du
cinéma ou dans les sciences sociales. On assiste de même au
remplacement de l’ancienne petite bourgeoisie des boutiquiers,
autrefois dénoncée pour sa mesquinerie et son étroitesse, par les
« nouvelles classes moyennes », qui font une entrée fracassante dans
la sociologie de la fin des années 1970 et du début des années 1980.
Elles ne sont plus caractérisées par un ethos de la retenue et de
l’épargne mais, au contraire, par l’importance de leur consommation,
notamment d’outils culturels (comme des chaînes hi-fi ou des
appareils photo achetés à la Fnac) et aussi pour leurs pratiques
culturelles prenant souvent des formes associatives 11.
Ce changement était lié à la salarisation d’une grande partie de la
bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui, amorcée dans l’entre-
deux-guerres lors de la dévaluation puis de la crise des années 1930,
deviendra massive dans les décennies d’après guerre 12. Il est associé
par la plupart des analystes de cette période à la modernisation, c’est-à-
dire à la suprématie de la société industrielle, dans laquelle l’accès à
l’aisance ou à la richesse, et par là à la consommation, sanctionne les
compétences mises en œuvre dans un travail salarié au sein de
grandes entreprises productives 13. La production des objets standard
qui sortent de ces entreprises repose sur un personnel composé non
seulement d’ouvriers et d’employés, mais aussi de contremaîtres,
d’ingénieurs et de cadres. Dans ce contexte, l’accent est moins mis
sur la possession d’un patrimoine — par exemple celle d’une grande
maison reçue en héritage dans un environnement provincial ou
rural  — que sur des revenus auxquels les personnes accèdent en
fonction de leurs compétences sanctionnées par des diplômes ou,
comme on commence alors à le dire, d’un « capital humain » investi
sur le marché du travail salarié 14.
La question des inégalités sociales et de leurs causes tendait à  se
déplacer sur le même terrain, soit qu’elles aient été considérées
comme la sanction de dons ou de compétences inégales (les
« inégalités justes »), soit, du côté de la pensée critique, qu’elles aient
été mises sur le compte de la transmission familiale et scolaire du
«  capital culturel  ». C’est surtout au cours des dernières décennies
que l’étude des inégalités sociales ne s’est plus centrée seulement sur
les écarts de salaires (ou les risques de chômage) mais a tenu compte
aussi des différences de revenus liées à la possession d’un patrimoine.
Interpellées notamment par l’accroissement du prix du logement
surtout à Paris et dans les grandes villes, ces études ont souligné les
différences de revenus, surtout aux âges jeunes, entre les ménages
locataires ou astreints à payer les traites d’un logement acheté à crédit
et ceux qui disposent d’un appartement transmis par héritage. C’est
le cas de la synthèse présentée par l’Insee sur les revenus d’activité et
le patrimoine en 2014 15 qui intègre dans ses estimations la possession
du logement dans lequel les « ménages » (au sens de l’Insee) résident
et la hausse des prix de l’immobilier au cours des années 2000 16. La
prise en compte de ce qui peut être estimé comme étant la valeur
locative des logements possédés fait «  changer de tranche de niveau
de vie » 37 % des personnes, pour une tranche inférieure dans le cas
des locataires et supérieure dans celui des propriétaires qui sont
beaucoup plus nombreux quand on se déplace vers le haut de la
distribution des revenus, surtout après 50  ans. La possession d’un
logement, surtout quand il est reçu en héritage et non acheté à
crédit, constitue un atout important pour permettre d’évoluer dans le
monde de l’enrichissement où les conditions d’emploi s’écartent
souvent du salariat dans ses formes stables et sont caractérisées par un
jeu entre une pluralité de formats d’activité allant de l’indépendance
et de l’auto-entreprenariat à la participation à des associations ou à
l’engagement dans des projets temporaires.
Mais l’écart de niveau de vie qui tient aux conditions de logement
et au fait d’être propriétaire ou locataire n’est qu’un indicateur parmi
d’autres du rôle, sans doute à nouveau très important, que le
développement d’une économie de l’enrichissement fait jouer au
patrimoine dans la formation des revenus. En effet, dans les
métropoles et dans les zones et les régions dont l’économie est
surtout résidentielle et, plus nettement encore, à proximité des sites
patrimonialisés et touristiques qui attirent de nombreux visiteurs, les
biens immobiliers et les terrains constructibles, qui ont pu longtemps
être considérés par leurs possesseurs comme un patrimoine
d’agrément dont l’entretien représentait un coût prélevé sur les
revenus salariaux, se sont révélés être des sources importantes de
revenus, soit sous forme de rentes quand ils sont loués, soit en
dégageant une plus-value quand ils sont mis en vente. Ce processus
d’enrichissement, qui bénéficie de l’expansion considérable du
tourisme, a été stimulé par la création de sites internet et de
dispositifs juridiques qui permettent de louer pour de courtes
périodes à des visiteurs de passage des biens mobiliers d’appoint et
même le logement principal. Comme le disaient en 2016 les
publicités pour un site de location de logements entre particuliers
(AirBnB)  : «  Ma chambre d’amis paie ma moto vintage  : compléter
votre revenu en louant votre logement à Paris. »
Ces nouvelles opportunités ont favorisé, au-delà du dernier
centile, la formation d’une large strate de petits et moyens rentiers qui,
sans constituer une catégorie explicite, c’est-à-dire officiellement
reconnue par l’État et inscrite dans les nomenclatures administratives,
n’en manifeste pas moins une solidarité de fait dans la défense de ses
intérêts spécifiques qui la porte à privilégier le territoire, conçu non
en tant qu’espace de production, mais en tant que lieu de vie et de
villégiature, susceptible d’être mis en valeur en prenant appui sur des
processus d’enrichissement. Que l’on pense, par exemple, aux
immeubles « classés » situés dans les centres historiques des villes, aux
« authentiques » maisons de pêcheurs ou de vignerons dans les « plus
beaux villages de France  » ou aux anciens «  terroirs  », avec leurs
aliments de qualité et leurs grands crus, aux demeures ancestrales
dont des investissements aux retours assurés permettent la
transformation en « Relais & châteaux 17 ».
Ceux qui composent cette strate de rentiers tirent profit, à des
degrés divers selon l’importance et la nature de leur patrimoine, des
nouvelles opportunités économiques principalement foncières et
immobilières, offertes par des bâtiments, des sites, des territoires
transmués en « lieux de mémoire ». Ces derniers attirent des visiteurs
fortunés à la recherche d’asiles cosy et nostalgiques, dans lesquels le
passé, qui doit sa puissance d’apaisement au fait que plus rien ne peut
plus s’y produire, se trouve en quelque sorte réinscrit dans un présent
qui, en tant que simple présentification d’un passé, est mis hors
tension, à l’écart du danger et surtout des conflits. Mais ces
environnements ne conservent leur valeur qu’à la condition d’être
protégés, non seulement des risques naturels, sans parler de la
guerre, mais aussi de cette sorte de risque permanent qu’a toujours
constitué la présence des pauvres. La classe patrimoniale, dont le
développement d’une économie de l’enrichissement a favorisé la
réémergence, est tentée d’entretenir par là le conservatisme, le
régionalisme et le nationalisme, qui sont les dispositions politiques les
mieux en accord avec les intérêts des choses dont ils ont la charge
d’assurer la survie et dont ils tirent profit.
Le développement d’une économie de l’enrichissement a
contribué, dans une proportion qu’il est certes difficile de mesurer
avec précision, à la reconstitution d’une «  classe patrimoniale  »
fondée sur la rente que les travaux de Thomas Piketty ont mise en
lumière. Analysant l’évolution du rapport capital/revenu au cours du
e
XX   siècle, Thomas Piketty a montré comment ce rapport, très élevé
jusqu’en 1914 (la valeur du capital se situant autour de six à sept
années de revenu national), s’est effondré à la suite de la Première
Guerre mondiale, des crises de l’entre-deux guerres et de la Seconde
Guerre mondiale, période durant laquelle il a été divisé par trois,
avant de remonter fortement au cours des dernières décennies et,
surtout, depuis 1990, en sorte qu’il a «  pratiquement retrouvé au
début des années 2010 son niveau d’avant la Première Guerre
mondiale  ». Cette hypothèse est confortée si l’on tient compte de la
nature des biens qui composent ce capital. Il a aujourd’hui pour
composante principale non plus les terres agricoles (dont la valeur
s’est effondrée), comme c’était encore le cas au début du XXe siècle,
mais l’immobilier, c’est-à-dire, plus précisément, un capital privé qui,
en France, constitue plus de 95 % du patrimoine national 18.
À ce que Thomas Piketty appelle le « capitalisme sans capitalistes »
qui a caractérisé la France des années 1950, durant lesquelles «  la
puissance publique détient en France entre 25  % et 30  % du
patrimoine national  » et dont l’économie est tirée par la croissance,
s’est ainsi substituée «  une société en quasi-stagnation  » où «  les
patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance
démesurée 19  ». On assiste «  à un grand retour du capital privé dans
les pays riches depuis les années 1970, ou plutôt à l’émergence d’un
nouveau capitalisme patrimonial  » qui s’accompagne d’un
accroissement des inégalités 20. Ce capital privé comprend, outre
l’immobilier qui y occupe la première place, des actifs financiers et
aussi des « biens de valeur » tels que bijoux ou œuvres d’art, surtout
détenus comme «  réserve de valeur  » (estimé entre 5  % et 10  % du

À
revenu national) 21. À côté d’une classe patrimoniale composée de très
riches (le dernier centile, c’est-à-dire, en France, environ
500  000  personnes), se développe ainsi une importante «  classe
moyenne patrimoniale » dont l’émergence constitue — selon Thomas
Piketty  — une «  innovation historique majeure mais fragile 22  » des
dernières décennies. Elle contribue à la formation d’une «  société
d’héritiers  caractérisée à la fois par une très forte concentration
patrimoniale et une grande pérennité dans le temps et à travers les
générations de ces patrimoines élevés 23  ». En témoigne l’élévation
depuis les années 1980 du flux successoral (valeur totale des
successions et donations transmises au cours d’une année, exprimée
en pourcentage du revenu national) qui était tombé à son niveau le
plus bas autour de 1950 24. L’héritage «  a donc déjà pratiquement
retrouvé l’importance qui était la sienne pour les générations du
e 25
XIX  siècle  ».
Les conclusions auxquelles arrive Thomas Piketty sont confirmées
26
par les évolutions des dernières années . Les enquêtes utilisées par
l’Insee 27 montrent que les inégalités continuent à augmenter depuis
2010, du fait de la hausse de la pauvreté parmi les chômeurs et les
salariés déjà pauvres et surtout du «  dynamisme  des très hauts
revenus 28 » qui est tiré « pour près des deux tiers » par la « croissance
des revenus du patrimoine 29  ». Ces derniers représentent 30  % de
l’ensemble de leurs revenus contre 22 % sept ans auparavant. Or « le
patrimoine des ménages est très concentré au sein de la population :
fin 2009, près de 20 % du patrimoine net était détenu par le pourcent
de ménages les plus fortunés ». Si la presque totalité des « très hauts
revenus  » bénéficie de revenus de valeurs mobilières (entre 95  % et
99  %), les «  revenus fonciers  » sont également très importants,
puisque 70  % des très hauts revenus déclarent également un revenu
foncier contre moins de 15  % de «  la grande majorité  » des
personnes 30. La part des revenus du patrimoine dans l’ensemble des
revenus du ménage passe de 3 % pour les revenus inférieurs à 30 %
pour les revenus les plus élevés. Enfin, l’analyse de la relation entre le
niveau de patrimoine et l’épargne montre que, si le taux d’épargne
augmente généralement avec le niveau de patrimoine, les détenteurs
d’un patrimoine immobilier de coût élevé ont tendance à
désépargner parce que le patrimoine qu’ils possèdent constitue par
soi une épargne 31.
On remarquera toutefois que les indicateurs disponibles ne
permettent pas de creuser la différence entre patrimoine et capital,
c’est-à-dire précisément de distinguer les acteurs pour lesquels la
possession d’un patrimoine joue le rôle d’une épargne de sécurité
et/ou d’une ressource dont la location, permanente ou temporaire,
permet de tirer une rente, ce qui n’est possible, dans la plupart des
cas, que lorsque le patrimoine est immobilier, des acteurs qui se
donnent les moyens de faire travailler leurs avoirs patrimoniaux, en
multipliant les transactions de façon à dégager des plus-values, c’est-à-
dire de les transformer en capitaux. Cette dernière possibilité ouvre
des opportunités qui concernent aussi le patrimoine mobilier puisque
des opérations de ce genre peuvent être menées en achetant et en
vendant des objets de valeur.
Chapitre XIV
LES CRÉATEURS DANS LA SOCIÉTÉ
DE L’ENRICHISSEMENT

LA CONDITION ÉCONOMIQUE
DES TRAVAILLEURS DE LA CULTURE

Les personnes qui disposent d’un capital culturel jouent un rôle


central dans une économie de l’enrichissement et l’augmentation de
leur nombre depuis les années 1960-1970 et, surtout, dans les années
1980-2000 a certainement constitué l’un des facteurs qui ont
concouru à la croissance de ce type d’économie. Cela vaut surtout
pour les diplômés littéraires ou pour les anciens élèves d’écoles d’art
qui ont pu trouver dans ce type d’économie des débouchés qui leur
étaient fermés dans les entreprises et qui ont pu se mettre au service
de la mise en valeur des choses d’exception. Ils ont donc a priori
bénéficié du développement d’une économie de l’enrichissement.
Toutefois, la façon dont un profit peut être tiré de la possession
d’un capital culturel littéraire ou artistique, auquel peuvent être
associées des compétences commerciales, quand il est engagé dans le
champ de l’économie de l’enrichissement, s’écarte, à des degrés
divers selon les situations individuelles, des modalités d’emploi salarié
qui ont longtemps prévalu dans le cadre des entreprises tournées vers
la production ou la commercialisation d’objets standard, même
quand ces dernières ont été réorganisées de façon à se plier à un
fonctionnement par projet (reengineering). Le développement d’une
économie de l’enrichissement a constitué par là un élément
important de ce qui a été décrit comme la «  crise de la société
salariale 1 ».
On peut en prendre un premier aperçu en se basant sur un
tableau synthétique portant sur l’insertion des diplômés de
différentes filières, tableau qui a été construit par Cyprien Tasset 2 à
partir d’une exploitation de l’enquête «  génération  » réalisée par le
Cereq en 2007 qui présente la situation professionnelle de diplômés
sortis de l’enseignement supérieur en 2004 3. Ce tableau synthétique
présente, pour un certain nombre de filières, des données portant sur
le taux de chômage, le taux d’emplois à durée indéterminée, de
temps partiels, de statuts cadres, de professions intermédiaires, et le
salaire médian. D’autres informations portent sur la part de père
cadre (au sens de l’Insee). Ce tableau permet notamment d’opposer
les jeunes sortis de l’enseignement supérieur trois ans auparavant qui
possèdent un diplôme délivré par une école d’ingénieurs ou un
doctorat, dont on peut penser qu’ils sont surtout employés dans des
entreprises orientées vers la production industrielle ou la finance,
mais aussi vers le secteur public, aux jeunes sortis d’écoles d’art (de
niveau bac  +4) ou ayant fait des études littéraires (de niveau «  M2
recherche ») dont on peut penser qu’ils sont plus nombreux à s’être
dirigés vers l’économie de l’enrichissement.
Trois ans après la fin de leurs études, les premiers ont accédé pour
87 % (école d’ingénieurs) et 92 % (doctorat) d’entre eux au statut de
cadre, ils ont le revenu médian le plus élevé (2 150 et 2 170 euros), ils
sont très rarement au chômage (4 %, 6 %) et, pour la grande majorité
d’entre eux, ils bénéficient d’un contrat à durée indéterminée. La
situation des anciens élèves d’écoles d’art et des titulaires d’un
«  master  2 recherche en lettres, art ou sciences humaines  » est
différente. Trois ans après leurs études, 17  % (école d’art) et 13  %
(M2) d’entre eux sont au chômage. Ils ne bénéficient d’un CDI que
dans 60 % des cas, ont beaucoup moins souvent le statut de cadre et
sont, pour à peu près la moitié d’entre eux, classés dans «  les
professions intermédiaires  » au sens de l’Insee. Enfin leur salaire
médian est de 1 400 et 1 450 euros. Les membres des deux ensembles
que nous venons de dessiner ont fréquemment un père cadre, mais
plus souvent dans le premier ensemble (autour de 50 %) que dans le
second (37 %). Ces données suggèrent l’existence, à côté des filières
classiques d’accès à des positions supérieures dans les entreprises ou
dans la fonction publique, d’autres parcours scolaires et sociaux plus
hasardeux mais plus ouverts à la mobilité sociale, donnant accès à des
activités plus souvent en relation avec le champ de l’économie de
l’enrichissement.
Ces indications sont confirmées par les résultats des travaux
menés par le ministère de la Culture et de la Communication pour
présenter les « revenus et les niveaux de vie des professionnels de la
culture  » à partir de l’enquête «  Revenus fiscaux et sociaux  » de
l’Insee pour la période 2005-2012 4. En l’absence d’autres sources
statistiques, les données recueillies par le ministère de la Culture et de
la Communication constituent le seul cadre unifié permettant de
prendre un aperçu des conditions d’existence de personnes qui
travaillent pour l’économie de l’enrichissement. En effet, ce
ministère, dont l’utilité et par conséquent l’existence sont parfois
mises en cause, est sans doute l’instance qui a le plus intérêt à donner
une consistance aux acteurs disparates dont l’activité touche à des
domaines plus ou moins sous sa tutelle et par là à les considérer
comme s’il s’agissait d’un groupe social. Ce mode de totalisation est
loin de couvrir l’ensemble des acteurs qui travaillent pour une
économie de l’enrichissement et il concentre l’attention sur les plus
établis d’entre eux au détriment de ceux dont l’activité est
épisodique, instable ou précaire, ou encore de ceux qui exercent une
activité principale, par exemple celle d’enseignant, qui entraîne leur
rattachement à d’autres pôles administratifs et statistiques. Les
professionnels de la culture (au sens du ministère) sont rassemblés
sous les appellations suivantes : arts visuels et métiers d’art, spectacle,
journalistes, cadres de l’édition, auteurs littéraires et traducteurs,
architectes, archivistes et documentalistes, professeurs d’art (hors
Éducation nationale). Bien que son champ soit restrictif et qu’elle
laisse de côté ceux — sans doute les plus nombreux — dont l’activité
dépend de l’économie de l’enrichissement sans être pour autant
facilement repérable à partir d’une nomenclature des métiers
reconnus par l’administration — et qui plus est déjà datée 5 —, cette
étude permet un premier aperçu des traits qui caractérisent les
formes d’emploi dans le domaine qui nous intéresse. On peut
résumer ces traits spécifiques de la façon suivante.
Comparés aux autres actifs, les professionnels de la culture sont
caractérisés par un haut niveau de diplôme (au moins bac  +3), par
une origine sociale élevée (plus de la moitié d’entre eux ont eu un
père cadre), par la résidence en Île-de-France (dans des proportions
allant du tiers à plus de la moitié selon les professions). Ils vivent pour
les deux tiers d’entre eux en couple avec un ou une « cadre », dont
les revenus s’ajoutent aux leurs, et sont pour plus de la moitié
propriétaires de leur logement. De ce fait, le «  revenu du ménage  »
s’écarte, à des degrés variables selon les situations, du revenu
individuel d’activité, en fonction de la « composition du ménage » et
de la possession ou non d’un « patrimoine transmis ». Ce dernier, qui
comprend surtout le logement de résidence, peut aussi être la source
de dividendes, de plus-values financières et de loyers perçus. Ces
revenus du patrimoine se situent, chez les professionnels de la
culture, à un niveau nettement supérieur à celui constaté dans
l’ensemble des ménages d’actifs.
Ces professionnels de la culture perçoivent des salaires annuels
moyens «  globalement équivalents à ceux de l’ensemble des actifs  »,
mais leurs revenus d’activité sont inférieurs de 26 % à ceux des autres
actifs ayant des caractéristiques identiques. Cet écart est partiellement
comblé, pour un quart d’entre eux, par des revenus de
remplacement, comme le chômage ou même la retraite. Ces revenus
de remplacement sont particulièrement importants dans les
professions du spectacle (de  30  % à  60  %) du fait du dispositif de
l’intermittence, mais également non négligeables (autour de 10  %)
parmi les journalistes, les «  cadres  » de l’édition et les professeurs
d’art. Il s’ensuit que, dans ce milieu, «  les revenus de l’activité
professionnelle ne constituent qu’une part, plus ou moins
importante, des moyens dont dispose un individu pour vivre  : la
composition du ménage, l’héritage familial, les revenus d’origine
sociale, financière ou foncière peuvent constituer d’autres sources de
revenus qui viennent compléter le revenu d’activité  ». Ces revenus
complémentaires sont supérieurs de 13  % en moyenne à ceux de
l’ensemble des actifs. Malgré ces apports multiples, le «  niveau de
vie  » des professionnels de la culture reste inférieur de 12  % par
rapport à celui des actifs exerçant une profession «  de niveau
comparable  » mais située en dehors du champ de la culture. Outre
cette infériorité, les revenus des travailleurs de la culture sont
caractérisés par la diversité de leurs sources. On peut faire la même
remarque si on passe des revenus de remplacement aux revenus
d’activité proprement dits. Ces derniers proviennent souvent à la fois
d’un emploi principal et d’emplois complémentaires qui peuvent être
extérieurs au champ de la culture.
La même diversité se retrouve dans le cas du statut des emplois
occupés. Les membres des professions culturelles perçoivent pour
leur plus grand nombre des salaires (pour 80 %), mais la proportion
d’indépendants est également importante, surtout dans les arts
visuels, les métiers d’art, et parmi les auteurs et traducteurs. Quant
aux salaires, ils se distribuent entre deux pôles. Le premier comprend
les travailleurs qui occupent une position établie dans une entreprise
culturelle, comme c’est le cas pour les éditeurs, pour les cadres
artistiques de programmation ou de production dans des entreprises
de spectacle, pour les directeurs artistiques, les producteurs ou
encore les ingénieurs du son. Leurs salaires sont en moyenne les plus
élevés et leur situation se rapproche de celle des « cadres » des autres
secteurs. À l’autre pôle, se situent les personnes qui cumulent des
salaires de différentes sources, délivrés souvent sous forme de
«  piges  », en fonction de la pluralité de leurs emplois
complémentaires. Enfin, revenus d’indépendants et salaires peuvent
se cumuler, ce qui est le cas de plus de 10  % des professionnels des
arts visuels et des auteurs littéraires. Les travailleurs de la culture se
distribuent donc entre un pôle d’emplois relativement stables,
organisé autour d’entreprises au sens classique du terme ou autour
d’organismes publics, et un pôle d’emplois dispersés, dont le mode
de fonctionnement prend souvent une forme associative. Les
associations, qui, d’un côté, sont habilitées à recevoir des subventions
et, de l’autre, distribuent des salaires partiels et passagers concentrés
sur des projets spécifiques, peuvent jouer le rôle de relais entre les
agences de financement (surtout des collectivités territoriales) et une
multiplicité de personnes —  comédiens ou artistes par exemple  —
dont l’activité se disperse au gré des engagements, des
« programmes » ou des « résidences » temporaires 6.
Aux confins, se trouvent des situations très précaires, largement
dépendantes des revenus de remplacement et même des minima
sociaux (qui jouent un rôle central pour 7 % des professionnels de la
culture), dont les plus fragiles échappent sans doute au champ de
l’enquête ministérielle. Cela notamment du fait que ceux qui sont
dans de telles situations, s’ils ont bien à voir avec la «  culture  », ne
sont pas à proprement parler des «  professionnels  ». La thèse de
Cyprien Tasset comprend de nombreux entretiens qui permettent
d’en esquisser le profil 7. Écartés des métropoles où le prix de la vie
quotidienne et surtout des loyers ne leur permettait pas de subsister
et démunis de patrimoine ou de soutien familial, ils se sont coupés
des réseaux de relations qui, dans ce milieu, sont indispensables pour
se tenir au courant de ce qui se passe et s’insérer dans des projets.
Bénéficiaires de minima sociaux sans lesquels ils ne pourraient vivre,
ils se trouvent le plus souvent dispersés entre différentes activités
temporaires sans qu’il soit possible de leur attribuer un métier précis.
Néanmoins, ils continuent à faire quelque chose —  peindre, écrire,
jouer, etc. —, à nourrir le projet, formé dans l’adolescence, de mener
une vie orientée vers la culture, et à chercher à rester au plus près
d’une image romantique de l’artiste loin de celle des artistes qui ont
dû apprendre, pour survivre, à organiser leur activité de façon à
prélever une part de l’argent qui circule entre entreprises privées,
organismes sous tutelle étatique (tels que musées, centres culturels ou
Frac), collectivités territoriales et fondations.
Cette distribution asymétrique des situations d’emploi va de pair
avec une dispersion des revenus particulièrement élevée (de plus de
47 000 euros de revenus annuels d’activité à moins de 3 000 euros) et
surtout des « niveaux de vie » si on tient compte aussi des profits tirés
de la possession d’un patrimoine, pour les mieux lotis, et des revenus
apportés par le conjoint, pour ceux qui ne disposent pas de biens
propres. Ces derniers jouent un rôle particulièrement important
quand le «  professionnel de la culture  » n’a pas une origine sociale
élevée et ne dispose pas de patrimoine. L’écart entre le revenu
apporté par le conjoint et le revenu d’activité personnelle «  est
particulièrement fort dans les ménages des professionnels des arts
visuels, des auteurs littéraires et traducteurs et des professeurs d’art,
où le revenu du conjoint est vraisemblablement un soutien, parfois
indispensable, à la poursuite de l’activité artistique ».
L’un des intérêts des données rassemblées par le ministère de la
Culture et de la Communication est de rompre avec la représentation
à la fois misérabiliste et sublime de la vie d’artiste héritée du
e
XIX   siècle en montrant que les personnes qui exercent des activités
culturelles sont bien, pour la plupart, des « professionnels » — si l’on
peut dire  —, comme les autres. Leur niveau de vie est un peu
inférieur à celui qui serait le leur s’ils exerçaient une profession
classée au «  niveau cadres  » supérieurs ou moyens, dans la fonction
publique ou dans une entreprise et, pour ceux qui ont une origine
sociale bourgeoise, la possession d’un patrimoine et/ou un(e)
conjoint(e) «  cadre  » apporte des ressources permettant de
compenser la faiblesse relative du revenu d’activité.
Il faut aussi nuancer deux autres thèses souvent défendues. La
première, qui concentre son attention sur la dispersion des revenus et
surtout sur les rares professionnels de la culture qui tirent de très
hauts revenus d’une réussite exceptionnelle, consiste à penser que
tous ceux qui s’engagent dans cette voie seraient prêts à consentir de
grands sacrifices et à prendre de grands risques dans l’espoir
d’appartenir, un jour, au petit nombre des élus 8. Mais c’est ignorer
que si les réussites exceptionnelles sont en effet exceptionnelles, ceux
qui n’y accèdent pas, et qui sont, en quelque sorte par construction, la
grande majorité, parviennent néanmoins à atteindre un niveau de vie
qui n’est pas très différent de celui qui aurait été le leur s’ils avaient
optés pour des carrières classiques.
La seconde thèse est d’associer la montée du précariat et la montée
de la misère. Les situations précaires, au sens où ces acteurs sont
toujours plongés dans une incertitude sur l’avenir de leurs activités
professionnelles, augmentent d’autant plus la misère de ceux qui, au
départ, sont, du fait de leurs origines sociale et scolaire, déjà pauvres.
Toutefois ces derniers sont une minorité, au moins dans le champ des
enquêtes sur les activités culturelles. La diversification des situations
d’emploi et la pluriactivité ont certes accompagné le développement
des activités culturelles et peut-être, plus généralement, celui d’une
économie de l’enrichissement au cours des dernières décennies. Elle
a profondément modifié la façon dont ceux qui interviennent dans
ces secteurs gagnent leur vie, suscitant par là un changement dans la
manière dont ils dépensent ce qu’ils gagnent, dont ils occupent leur
temps, et par là, plus généralement, de tout leur style de vie.
Ces derniers doivent, en effet, pour atteindre un niveau de vie
qu’ils jugent acceptable, par référence à celui de leurs parents et à
celui de leurs proches, se doter de compétences alliant à la fois la
connaissance de l’administration (pour obtenir des financements) et
de l’entreprise (pour gérer ces financements). Ces compétences sont
donc indissociablement relationnelles et marchandes, et elles
engagent des activités occupant un temps important qui n’est pas
dédié à l’activité de création proprement dite. Ces activités sont
indispensables pour se tenir informés des nouveaux courants et des
nouveaux projets, pour négocier des contrats, pour maîtriser le
fonctionnement des dispositifs de financement, pour se faire
connaître (notamment via les réseaux sociaux) et pour se mettre en
valeur, dans une situation de forte concurrence, auprès des instances
et des personnes très diverses — puisqu’il peut s’agir d’autres artistes
participant, par exemple, à des commissions de sélection de projets,
de cadres d’entreprise, de cadres administratifs de collectivités
territoriales, de responsables politiques ou d’élus, de directeurs de
fondations ou de centres culturels, etc.  — dont dépendent les
engagements et les rentrées monétaires. L’acquisition de ces
compétences, qui se fait en partie dans les écoles et en partie à
l’épreuve de la pratique quotidienne, est une des conditions de
l’accès au statut informel de créateur qui, dans une économie de
l’enrichissement, tend à occuper une place comparable à celle
qu’avait autrefois pris le statut formel de cadre quand l’économie
industrielle était dominante. Ce sont les modalités de cette mise en
valeur de soi que nous examinerons maintenant.

LE COMMERCE DE SOI
EN TANT QUE CRÉATEUR

Nous avons vu plus haut comment la critique de la production de


masse d’objets standard avait été envahie, dès les années 1930, par
une inquiétude déplacée des choses sur les personnes. Cette pensée
critique était habitée par la crainte que l’uniformisation des choses de
forme standard et la primauté accordée aux objets fonctionnels n’en
viennent à détruire l’« aura » des beaux objets dont la « valeur » — au
sens esthétique  — ne serait plus distinguée, et que l’uniformisation
des personnes mises au service de la standardisation ne suscite un
déclin des « valeurs » — le terme étant pris cette fois au sens moral.
Mais, plutôt que de voir seulement dans cette thématique un avatar
de la pensée antimoderne, susceptible de prendre tantôt des accents
émancipateurs ou tantôt élitistes, on peut lui concéder le fait d’être
porteuse d’une intuition qui est loin d’être sans fondement. Elle
concerne la relation en miroir qui s’instaure entre la façon dont sont
engendrées les richesses et la façon dont sont appréciées les
personnes qui créent ces richesses ou en profitent ; ou encore entre
les dispositifs servant à justifier les différences de prix entre les choses
et les « valeurs » qui sont invoquées pour justifier les inégalités entre
personnes. Tout se passe comme si, au sein d’un même régime de
création de richesses, les choses et les personnes pouvaient faire
l’objet de modes d’appréciation qui sont loin d’être étrangers les uns
aux autres.
Il est indéniable que, à l’ère de la production de masse, la
standardisation des choses est allée de pair avec une organisation du
travail et, surtout dans le cadre de l’État providence, avec des
dispositifs administratifs de traitement social qui tendaient à
standardiser les personnes ou, si l’on veut, à ne les appréhender
qu’en tant qu’elles étaient susceptibles de donner lieu à une
codification. Dans l’organisation du travail en entreprise la
standardisation des personnes a été stimulée par des dispositifs
hiérarchiques, comme ceux séparant les bureaux d’études des
chaînes de production, et par un traitement inégalitaire des
personnes en fonction premièrement du degré auquel elles étaient
porteuses d’une différence utile dans un certain cadre
organisationnel et, deuxièmement, d’une estimation de leur capacité
à maintenir leur niveau de performance dans la durée. Tandis que les
personnes dont le salaire était bas étaient mises au travail à la chaîne,
conçu précisément pour les rendre aisément remplaçables, les
personnes dont le salaire était plus élevé, par exemple les ingénieurs,
devaient, d’une part, être affectées à des postes comportant une
certaine autonomie et, d’autre part, garantir une fiabilité sur le long
terme. Dans ce que Randall Collins a appelé une credential society 9, ces
indices de créances ont été de plus en plus souvent indexés sur la
possession d’un diplôme délivré par des institutions jugées dignes de
confiance, souvent parce qu’elles étaient garanties par l’État.
Quant aux dispositifs administratifs de traitement social, leur mise
en œuvre a reposé également sur une codification étroite des
personnes. Dans les systèmes adoptés par les États providence, des
grilles, intégrées en France aux conventions collectives, ont permis
aux syndicats de contrôler l’ajustement, au sein des entreprises, entre
postes de travail, codés en fonction du niveau de compétence exigé,
diplômes, traités comme des indicateurs codés de compétences
incorporées, et statut — comme par exemple celui de cadre. D’autres
modes de codification ont encadré la prise en charge de ceux qui ne
pouvaient pas travailler, qu’ils soient chômeurs, malades ou
handicapés. Le fonctionnement de ce mode de traitement des
personnes reposait sur un grand nombre de dispositifs
organisationnels, administratifs et statistiques, centralisés et
interconnectés, c’est-à-dire sur une vaste bureaucratie 10.
Si l’on se borne au cas des «  professionnels de la culture  »
(assimilés par les nomenclatures administratives à des « cadres ») et,
plus généralement, à celui des travailleurs de l’enrichissement, il n’est
pas difficile de voir que l’environnement dans lequel ces derniers
déploient leur activité est très différent de celui dans lequel était
inséré, il y a quarante ou cinquante ans, un cadre d’entreprise.
Énumérons quelques indicateurs. Ils travaillent souvent chez eux, ce
qui veut dire aussi qu’ils occupent le double rôle de travailleur et de
contrôleur de l’intensité et de la régularité de leur propre travail.
Leur temps de travail n’est pas contenu dans des créneaux fixes et ils
peuvent l’aménager comme ils l’entendent, si bien que ce temps de
travail peut aller jusqu’à se confondre avec le temps de la vie même.
D’une part, cette surimposition du temps du travail sur le temps de la
vie rend caduque la distinction entre le paiement des heures de
travail et l’achat de la personne du travailleur, sur laquelle reposait,
depuis le XIXe  siècle, la condition salariale. D’autre part, elle peut
parfois donner l’illusion d’un «  refus du travail 11  », parce que ce
dernier n’est pas réalisé dans des lieux dédiés ni dans des durées
limitées, alors qu’il s’est étendu à l’ensemble des lieux et à la totalité
du temps d’existence.
Pour un grand nombre d’entre eux, ces travailleurs
n’appartiennent pas à une entreprise mais dépendent d’une pluralité
d’employeurs, ou bien ils peuvent être en même temps salariés et
indépendants. Leur carrière n’est pas linéaire. Elle n’est pas indexée
sur leur ancienneté et leurs positionnements personnels doivent sans
arrêt s’ajuster aux mouvements qui affectent les environnements
professionnels dont ils dépendent. Ils sont évalués souvent en
fonction de leur réputation qui, bien que susceptible de s’accroître,
peut sans cesse être remise en question. Pratiquant plusieurs activités,
ils peuvent se consacrer davantage à l’une ou à l’autre, selon les
périodes, les faisant ainsi alterner. Ils sont donc soumis constamment
à une double incertitude, sur l’avenir de leur réputation et sur leur
activité future, c’est-à-dire sur leur survie même en tant que
détenteurs d’une compétence dont l’exercice doit être rétribué.
Enfin, si les modes de codification d’origine administrative
continuent à avoir, en ce qui les concerne, une certaine pertinence,
ils ne s’appliquent plus à eux d’une façon bureaucratiquement
implacable, parce qu’ils ont appris à les utiliser à la manière d’une
ressource dont les apports sont modulables, comme on le voit, par
exemple, dans le cas du régime de l’intermittence.
Cette énumération donne l’impression de se rapporter à un
monde chaotique si on la considère depuis un ordre social soumis à la
contrainte de l’organisation industrielle placée, au moins
implicitement, en position de norme. Or il existe autant de façons
d’agencer des ordres qu’il est de manières de créer des richesses.
Différents genres de choses, pour servir à la création de richesses,
exigent différents genres de personnes — ou, plutôt, différents types
de personnels  — dotées de qualités différentes et liées les unes aux
autres par des modes spécifiques de coordination. Ainsi, pour ne
prendre qu’un exemple, le travail en usine, quel que soit le niveau de
responsabilité, réclame des personnes physiquement solides et
psychologiquement stables, de façon à être reconnues comme fiables,
mais il est indifférent à ce que nous appellerons leur «  potentiel de
présence  ». Ce dernier, qui s’appuie à la fois sur la capacité à se
rendre intéressant (par son histoire, son allure, etc.) et à rendre
manifeste son attention à l’autre, joue, en revanche, un rôle central
dans une économie de l’enrichissement. Les mouvements associés à
l’affaiblissement des exigences industrielles et à l’accentuation de
celles qui dérivent d’une économie de l’enrichissement peuvent être
très apparents quand ils se marquent par le déclin d’une profession
ou d’un statut social. Mais ils peuvent aussi affecter insensiblement
des personnes dont le métier semble pérenne bien que la manière
d’être et de vivre de ceux qui l’exercent se soit profondément
modifiée. On le voit, par exemple, dans le cas des paysans qui,
transformés par des mesures administratives retraduites en termes de
contraintes marchandes, en agriculteurs à l’âge de l’agriculture
intensive des années 1960-1970, ont été de plus en plus souvent
incités, à partir des années 1990, par les mêmes instances, à se
préoccuper de l’entretien du paysage, c’est-à-dire à se transmuer en
paysagistes, tout en aménageant leur habitat pour le mettre au service
du tourisme vert, comme nous l’avons montré à propos de l’Aubrac.
Ils peuvent ne pas avoir changé de lieu de vie et même, à peine, de
mode de vie, tout en s’étant mis de façon nouvelle au service de la
terre telle que la met en valeur une économie de l’enrichissement.
Dans une économie de l’enrichissement, des investissements
spécifiques sont nécessaires pour mettre en valeur des objets venus du
passé, mais ils sont unitairement moins élevés et surtout moins
concentrés que des investissements productifs. Ils reposent sur de
petites unités, organisées en réseau, et sur un tissu humain composé
d’une myriade de découvreurs et de créateurs potentiels, dont les
compétences sont multiples et dont les performances sont loin d’être
toujours prévisibles. Ces investissements ne constituent toutefois
qu’une petite partie de l’investissement global, qui est délégué à des
instances collectives de rang plus élevé, surtout l’État, mais aussi les
collectivités territoriales, notamment sous la forme d’investissements
éducatifs. Quant au mode préférentiel de coordination, il prend
moins la forme d’une organisation que celle d’un réseau ou même
d’un environnement ou d’un milieu formé d’une multitude d’êtres
—  choses ou personnes  — des plus divers, entre lesquelles
interviennent des interactions, souvent mises sur le compte du
hasard, dont le jeu opère une sélection qui se présente elle-même
comme « naturelle ».
Il existe pourtant, dans ces univers, des façons spécifiques pour les
personnes de se mettre en valeur qui ne sont pas sans analogie avec
les formes sur lesquelles repose la mise en valeur des choses dont ces
personnes assurent la valorisation et la circulation. On le voit au
mieux dans le cas de ceux qu’on appelle, dans le monde de
l’enrichissement, les créateurs, une figure qui en occupe le centre, et
qui peut s’appliquer à un nombre très grand d’états, allant du
plasticien au cuisinier, du designer au coiffeur, du photographe de
publicité ou de mode au concepteur de vêtements, de bijoux ou de
parfums. Contrairement à ce que suggère le terme par lequel on les
désigne, les créateurs n’ont pas pour tâche de faire surgir des objets
jusque-là parfaitement inconnus, ce qui se produit rarement et
donnerait d’ailleurs peu de chances à ces objets d’être accueillis. Ils
s’adossent à une culture, c’est-à-dire à une tradition, et sont donc
tournés vers le passé. Mais ils entretiennent cette tradition («  ils la
réinterprètent  »), en y introduisant de légers déplacements, et
souvent en réactivant des formes passées et plus ou moins désuètes,
de façon à créer des effets de surprise tout en stimulant la
reconnaissance. Le jeu des différences et des répétitions, sur lequel
repose la forme collection, est donc aussi au cœur de leur activité. Or
cette façon de mettre en valeur les choses trouve un écho dans la
manière dont les créateurs assurent leur propre mise en valeur et le
commerce d’eux-mêmes.
Le créateur, pour réussir, ou ne pas être éliminé, doit —  comme
on dit — se faire un nom, c’est-à-dire justifier ses exigences de gains
monétaires en mettant en valeur son nom propre qui joue comme une
marque, et qui peut être déposé juridiquement comme telle. Pour
mettre en valeur un nom, il convient de lui attacher durablement la
mémoire de deux genres de descriptions performatives qui, l’un et
l’autre, se détachent sur un fond de continuité. Ces descriptions
visent, d’une part, à pointer la survenance de différences qui sont
censées infléchir le cours de la tradition dans laquelle elles
s’inscrivent. Leur rôle est, d’autre part, de mettre en récit une histoire
personnelle, composée elle aussi sur un format traditionnel, de façon
à ancrer les différences sélectionnées dans une continuité
biographique, celle du créateur identifié par son nom et par les projets
auxquels il a participé. Sans cette articulation, d’une part, avec la
tradition, qui fait saillir la nouveauté par rapport à un passé toujours
susceptible d’être présenté à nouveau et, d’autre part, avec l’histoire
d’une personne à laquelle elle est attribuée, la différenciation aurait
un caractère stochastique et se confondrait avec le flux événementiel
de la vie, ou, si l’on veut, avec le monde. Elle serait sinon insensible, au
moins dépourvue de force mémorielle et, par voie de conséquence,
de valeur monétaire.
C’est dire que le créateur a besoin de faire-valoir et, plus
précisément, de biographes. Il joue d’ailleurs, de nos jours, un rôle
croissant dans la mise en scène de sa propre vie, sur laquelle il livre
des informations, par exemple sous forme d’entretiens, dont des
interprètes pourront se saisir ou encore, plus modestement, en
récapitulant ses activités, ses qualités et les traits «  originaux  » de sa
personne dans des curriculums, des «  dossiers  » ou des «  books  »,
qu’il fera abondamment circuler. Enfin, en faisant un large usage des
réseaux sociaux. Le créateur doit être capable non seulement
d’inscrire des différences dans des choses, mais aussi de générer un
discours sur ces différences, ce qui suppose que le fond traditionnel
sur lequel elles se détachent lui soit familier, et de produire un récit
de sa vie lui permettant d’asseoir sa revendication d’une patente sur
ces différences. En effet, les droits de propriété intellectuelle ne
peuvent s’appliquer qu’aux œuvres —  qu’il s’agisse de choses ou de
textes  — mais ils ne peuvent pas concerner ce qu’on appelle les
« idées ». Or les différences qu’introduit le créateur prennent souvent
la forme d’idées, associées —  comme on dit dans le jargon  — à des
«  coups  », ce qui, si ces idées parviennent à plaire et circulent, les
rend aisément appropriables par de nombreux concurrents vis-à-vis
desquels le créateur doit maintenir visibles ses différences 12. Dans
l’espèce d’étalage auquel donne lieu la personne du créateur, les
différences associées à son nom doivent être présentées et ordonnées
de façon à se conformer au modèle classique de la biographie des
personnages marquants du passé. Chacune des nouvelles différences
affichée doit, d’un côté, marquer un écart par rapport à celles qui
l’ont précédée, de façon à réactiver l’effet de surprise et à susciter
l’interprétation. Et, de l’autre, présenter une similitude avec les
différences déjà associées au nom du créateur en question, c’est-à-dire
être de l’ordre de la répétition, de façon à conférer à la vie de ce
dernier l’unité d’un style, ce qui augmente la force mémorielle de
son nom. Mais pour que des différences soient, d’une part, attachées
durablement à un nom, et, d’autre part, jugées pertinentes, la
médiation d’un sélectionneur joue un rôle déterminant. Ce dernier est
en effet en position de gate keeper. Il commande l’accès à un
financement ou l’accès à une ressource dont dépend la réputation,
comme peuvent l’être un éditeur, ou un curateur. Or les plus
puissants de ces sélectionneurs sont eux-mêmes souvent aussi des
créateurs, c’est-à-dire des concurrents.

LA CONTRAINTE D’AUTO-EXPLOITATION

Le créateur, dont nous venons d’esquisser un portrait


schématique, est plongé dans un environnement qui est à la fois un
monde commun et un espace de concurrence. En effet, les principales
ressources dont il peut tirer profit sont dispersées dans l’espace
d’activité et de vie, sous des formes à la fois matérielles — comme le
sont les cafés, les salles de spectacle, les galeries, les boutiques ou les
musées, qui sont autant de lieux d’exposition et de rencontre  — et
immatérielles — comme le sont les affects, les tendances ou les idées.
Mais les ressources les plus profitables sont des personnes, qu’il faut
connaître parce qu’elles sont connues, et qu’il est désirable et utile
d’approcher physiquement, au premier rang desquelles les
sélectionneurs. En témoignent, notamment, les entretiens réalisés par
Cyprien Tasset auprès de personnes se reconnaissant dans
l’expression d’« intellectuels précaires ». Pour ces dernières, même en
période de dèche, les dépenses auxquelles elles renoncent le plus
difficilement sont celles qui concernent le logement dans des lieux
concentrant les créateurs, l’accès à des restaurants, à des cafés et à des
espaces culturels dont la fréquentation est la condition de leur
maintien dans le milieu et donne accès à l’information sur les projets
qui sont dans l’air 13. Mais ce monde commun est aussi un espace de
sélection, donc de concurrence, dans la mesure où la mise en valeur
que chacun des créateurs fait de lui-même s’oriente par référence à
ce qu’il sait des autres et de la façon dont ils se mettent eux-mêmes en
valeur, selon le mode de relations qui s’instaure dans les
« champs intellectuels » explorés par Pierre Bourdieu.
Dans un espace de ce type, chacun tend à s’auto-exploiter
puisqu’il est à lui-même l’entreprise dont dépend sa survie. On trouve
ici la réalisation du genre de société que Foucault voyait se profiler
dans les théories du libéralisme allemand ou de l’ordolibéralisme
lorsqu’il dit :

Il faut que la vie de l’individu s’inscrive non pas comme vie individuelle à
l’intérieur d’un cadre de grande entreprise qui serait la firme, ou, à la limite, l’État,
mais [qu’elle] puisse s’inscrire dans le cadre d’une multiplicité d’entreprises
diverses emboîtées et enchevêtrées, d’entreprises qui sont pour l’individu en
quelque sorte à portée de main, assez limitées dans leur taille pour que l’action de
l’individu, ses décisions, ses choix puissent y avoir des effets significatifs et
perceptibles, assez nombreuses aussi pour [qu’il] ne soit pas dépendant d’une
seule, et il faut que la vie même de l’individu — avec par exemple son rapport à sa
propriété privée, son rapport à sa famille, à son ménage, son rapport à ses
assurances, son rapport à sa retraite —, fasse de lui comme une sorte d’entreprise
14
permanente et d’entreprise multiple .

Toutefois, le genre d’exploitation propre à ce monde prend aussi


une forme générationnelle puisque les créateurs qui sont parvenus à
se faire un nom cherchent à se protéger de la concurrence des
nouveaux arrivants tout en se plaçant dans des positions d’où ils
peuvent les mettre sous leur dépendance et capter leurs apports,
c’est-à-dire bénéficier de leur force de proposition, voire de
contestation, et de travail. C’est la raison pour laquelle les créateurs
doivent, pour pérenniser leur réussite, soit accéder à des positions de
pouvoir dans des organisations —  par exemple dans les équipes de
direction de lieux d’exposition ou de spectacle —, qu’elles dépendent
du public — comme les musées — ou du privé — comme c’est le cas
des fondations  —, soit accumuler un patrimoine susceptible d’être
transformé en capital, c’est-à-dire engagé dans des sociétés
commerciales tournées vers l’économie de l’enrichissement, telles
que des entreprises de mode, des agences de tendance, des officines
de conseil aux collectionneurs, des galeries, des maisons de
production de spectacles, ou encore l’audiovisuel. Mais l’accès à ce
genre de position tend à rendre alors les créateurs immobiles, ce qui
produit une tension avec la mobilité qui est attendue d’eux et qui est
nécessaire pour défendre leur positionnement dans le monde des
créateurs.
Pour la plupart, ces organisations, qu’elles soient publiques ou
privées, ne pourraient en effet prospérer ou même, simplement, se
maintenir, si elles n’avaient pas accès à une main-d’œuvre abondante
et peu onéreuse, composée de jeunes diplômés qui postulent au
statut de créateurs. Pour ces derniers, des occupations, même
temporaires et intermittentes, constituent à la fois une source de
revenus leur permettant de survivre et un moyen de se rapprocher
des instances dont dépend leur sélection, c’est-à-dire la promotion de
leur nom, que la participation à des projets, ne serait-ce qu’en tant
que «  petites mains  », est susceptible d’assurer. L’un des avantages
d’une main-d’œuvre de ce type est de limiter les investissements en
capital fixe, puisque ceux qui la composent n’étant pas intégrés au
personnel stable, limité à un noyau administratif, des organisations
qui les emploient s’activent à l’extérieur, en sorte que la plupart des
frais qu’engage leur travail —  en énergie, en espaces de travail, en
outils, par exemple des ordinateurs — sont à leur charge. Or ce mode
d’organisation est prépondérant dans le champ d’une économie de
l’enrichissement. Même dans le cas des «  industries culturelles  » au
sens très limitatif du ministère de la Culture et de la Communication
(édition, production et distribution audiovisuelles, agences de presse
et publicité), les entreprises individuelles sont particulièrement
nombreuses (53  % des entreprises n’ont pas de salariés). Quant aux
entreprises concentrées (4 % des entreprises de plus de vingt salariés,
qui réalisent 84  % du chiffre d’affaires global), elles font largement
appel à des pigistes et à la sous-traitance 15.
Alors que ces jeunes diplômés pourraient légitimement se juger
exploités, ils ont des difficultés à se doter de dispositifs collectifs visant
à limiter le niveau de leur exploitation, en renforçant leur pouvoir de
négociation et de pression, et cela pour plusieurs raisons 16. La
première tient à leur dispersion spatiale et temporelle. Loin de
l’espace physique d’une entreprise, ils peuvent certes émettre des
critiques, et les coordonner notamment via des réseaux sociaux sur
internet, mais ils butent sur le passage à l’action qui nécessite alors de
coordonner des corps. La seconde tient au fait que chacun vit sa
condition comme temporaire et espère en sortir pour accéder au
statut de créateur reconnu, en sorte qu’il tend à percevoir les autres,
orientés vers le même but, moins en tant que compagnons
d’infortune qu’en tant que concurrents. Enfin, au-delà de la
dénonciation d’entités abstraites telles que le «  néolibéralisme  », le
«  néomanagement  » ou le «  capitalisme financier  », ces acteurs ne
discernent pas clairement quelles sont les instances ou les personnes
responsables de leur exploitation et, par conséquent, non seulement
auprès de qui faire valoir des revendications mais surtout contre qui
ils pourraient bien se révolter.
Dans leur cas, une distinction qui a joué un rôle historique
central, parce qu’elle a servi de support à la critique du capitalisme,
ne parvient pas à s’imposer. Il s’agit de l’opposition entre, d’un côté,
des travailleurs, ne possédant que leur force de travail et, de l’autre,
des propriétaires des moyens de production, qui s’est progressivement
imposée vers le milieu du XIXe  siècle quand le modèle de la grande
entreprise l’a emporté sur celui de l’artisanat, et que des
organisations de travailleurs d’un type nouveau, les syndicats, dont la
structure s’inspirait des formes associées aux dispositifs politiques des
démocraties, en sont venues à supplanter les anciennes organisations
de métiers 17. En prenant appui sur cette opposition, il était possible
de donner corps à l’idée d’exploitation comprise comme une
répartition inégale et injuste des fruits du travail productif — mesuré
en argent  — entre différents groupes contribuant à la production,
c’est-à-dire à la fabrication industrielle de choses dont la
commercialisation nourrissait le profit engrangé par les propriétaires
des entreprises. Or, dans le cas des organisations culturelles qui
occupent le centre d’une économie de l’enrichissement, il est très
difficile de donner consistance à cette opposition parce que les
« exploiteurs » ont des caractéristiques qui, souvent, ne diffèrent pas
radicalement de celles des « exploités » — si ce n’est par leur réussite
et, généralement, par leur niveau de vie —, et qu’ils se réclament des
mêmes «  valeurs  ». En outre, s’ils sont souvent propriétaires d’un
patrimoine, composé d’objets ou de demeures d’exception, ils ne
sont pas, dans la plupart des cas, les propriétaires des organisations
où ils opèrent, ni même leurs directeurs ou leurs managers, ces
organisations n’étant pas structurées hiérarchiquement à la façon
dont le sont les entreprises de production industrielle. Pour ces
différentes raisons, les «  patrons  » auprès de qui des revendications
pourraient être portées, ne sont pas faciles à identifier. C’est
finalement dans les cas assez rares où leur situation dépend d’un
statut organisé par l’État que les exploités du monde de
l’enrichissement ont le plus de chances de s’unir pour se défendre en
interpellant ses représentants sur leur rôle, particulièrement au
niveau du gouvernement, comme on le voit dans le cas des
intermittents du spectacle 18. En effet, l’existence d’un statut commun
tend à fournir une prise pour une action collective réunissant des
personnes qui, par ailleurs, se considèrent comme différentes sous un
rapport professionnel et sont, souvent, objectivement en
concurrence. En outre, l’existence de responsables politiques ou
administratifs clairement identifiés leur donne un «  interlocuteur  »
qui, dans un grand nombre d’autres cas, fait défaut.
Les modes spécifiques d’exploitation propres à cet univers se
révèlent étroitement associés à des processus de sélection dont les
effets se manifestent tout au long de la vie. À l’issue de ces processus
se trouvent deux positions limites, qui marquent l’échec ou la réussite
de la sélection. La première est celle du perdant. Ceux qui ne sont pas
parvenus à mettre en valeur leur nom, et dont les gains sont restés
faibles ou déclinent, sont contraints, surtout s’ils ne disposent pas de
patrimoine, de quitter les centres coûteux où se développent de
nouveaux projets. Ils peuvent alors être éliminés du domaine de
l’économie de l’enrichissement (par exemple, quand ils y
parviennent, en se dirigeant vers des positions de cadres
intermédiaires dans la fonction publique nationale ou territoriale),
ou se rabattre sur des espaces ruraux peu productifs mais
touristiquement attrayants dont le déclin a été freiné par l’arrivée de
néoruraux et par celle d’artistes chassés des métropoles dont la
présence peut contribuer à animer l’activité locale et à développer le
tourisme vert 19. La seconde position est, à l’opposé, celle du
survivant 20 qui est parvenu à mettre en valeur son nom, c’est-à-dire à
lui attacher la mémoire des différences dont on lui attribue la
paternité et à les inscrire dans un récit cohérent qui se confond avec
l’histoire de sa vie, ce qui suppose aussi qu’il ait su résister à la
concurrence des nouveaux entrants.

LES CIRCONSTANCES DE CRISTALLISATION
DES CLASSES SOCIALES

Dans les pages qui précèdent, cherchant à repérer les


changements que le développement d’une économie de
l’enrichissement pouvait exercer sur la société, nous avons esquissé
l’image de personnages —  celui du laissé-pour-compte, du serviteur, du
rentier et du créateur  —, suivant en cela les sociologues ou les
philosophes sociaux quand ils cherchent à éclaircir les nébuleuses qui
leur semblent constituer la base de groupes émergents destinés à
jouer, dans un avenir plus ou moins proche, un rôle central dans la
vie économique et sociale. Ils ont été nombreux, depuis vingt ans, à
forger des termes pour désigner ceux qui leur semblaient incarner le
changement d’orientation économique des sociétés occidentales,
termes dont Richard Barbrook a fait un inventaire minutieux et
21
ironique , comme, par exemple, celui de «  knowledge workers  » de
«  cognitarians  », de «  swarm capitalist  » ou encore de «  hacker  »,
emprunté au monde de l’informatique, mais auquel il a été donné
une extension susceptible de capter la spécificité et la nouveauté des
relations de propriété à « l’âge de l’information virtuelle 22 ».
C’est une démarche de même type qu’emprunte Richard Florida
quand il propose —  dans un ouvrage qui a suscité un grand intérêt

É
aux États-Unis puis en Europe depuis le début du XXIe siècle — l’idée
selon laquelle la particularité des sociétés occidentales
contemporaines, envisagées sous le rapport de leur structure sociale
et de leur distribution spatiale, résiderait dans le développement
d’une « classe créative » ancrée dans le cœur des grandes métropoles
dont elle alimenterait le dynamisme 23. Selon cette conception,
appartiendraient à la classe créative tous ceux qui jouent un rôle
moteur dans les processus «  d’innovation  » et cela, d’une part, que
leurs compétences spécifiques soient d’ordre scientifique ou
technique (chercheurs, ingénieurs, médecins, etc.) ou relèvent plutôt
du monde des arts et de la culture, pris dans un sens large, et, d’autre
part, qu’ils soient salariés de grandes firmes tournées vers la
production industrielle ou travailleurs individuels opérant en free-
lance (que Richard Florida qualifie, en empruntant le terme à César
Graña 24, de «  bohemians  »). Selon Richard Florida cette «  nouvelle
classe  » comprendrait environ 30  % de la force de travail aux États-
Unis.
Cette conception repose sur plusieurs a priori qui ne cadrent pas
avec notre approche 25. Le premier est de ne pas tenir compte de la
spécificité des objets sur lesquels porte l’activité de ces acteurs et, par
conséquent, de ne pas permettre d’étudier la différenciation entre
des économies industrielles et ce que nous avons appelé des
économies de l’enrichissement. Le second est de faire comme si cette
«  classe créative  » constituait une totalité homogène qui viendrait
seulement s’ajouter à l’empilement des divisions déjà présentes dans
les sociétés industrielles. Or on peut penser que les transformations
associées au développement des économies de l’enrichissement ont
un effet structural sur l’ensemble des divisions sociales. La position
défendue par Florida est aussi contestable en ce que, d’une part, les
« créateurs » se distribuent entre des situations très inégales 26, d’autre
part, qu’ils sont loin d’être nécessairement des «  innovateurs  », au
moins si on prend cette qualification au sens que lui ont donné
l’histoire et la sociologie des sciences et des techniques qui l’associent
au modernisme.
D’autres problèmes concernent l’utilisation même du terme de
«  classe  » qui, comme on sait, peut prendre des sens très différents
selon qu’il est utilisé, dans une optique marxiste, par référence à la
lutte des classes, ou selon qu’il a une orientation surtout descriptive,
comme cela est le cas des échelles anglo-saxonnes construites sur la
notion de hiérarchies de «  prestige 27  » ou celui des catégories
socioprofessionnelles de l’Insee. Dans ce dernier cas, une pluralité de
métiers ont été regroupés autour de points focaux ou de métiers types
avec lesquels ils présentent des traits communs, en fonction d’un
système de critères dans lesquels la distinction entre salariés et
patrons, travail manuel et travail intellectuel, travail d’exécution et
travail de direction, supposant un niveau plus ou moins élevé
d’autonomie et de responsabilité en fonction de durées et de types de
formation, joue un rôle prépondérant. Ce qui fait toutefois la
spécificité des catégories socioprofessionnelles, et ce qui a été à
l’origine de leur pouvoir descriptif, est que ces catégories ont pris
appui sur des formes conventionnelles qui s’étaient mises en place
entre 1936 et 1946, c’est-à-dire sur les conventions collectives de
branche, et sur les accords Parodi, pour le secteur des entreprises, ou
encore sur le Statut général de la fonction publique pour les
administrations. Les catégories statistiques visant à représenter le
monde du travail et les formes de représentation politique qui lui
avaient été imprimées à l’articulation de l’action syndicale et de l’État
étaient donc en adéquation parce qu’elles prenaient appui sur les
mêmes opérations de qualification 28. Or c’est précisément cet ordre
des classes, indissociable d’un ordre politique, celui de l’État
providence, et d’une organisation industrielle de la production, qui
s’est trouvé partiellement démantelé, d’abord par le reengineering des
entreprises dans les années 1990 et le développement de la sous-
traitance, puis par la désindustrialisation, enfin par l’accroissement
du nombre des emplois précaires et la montée en puissance de
l’économie de l’enrichissement.
Par rapport à l’objet de notre étude, ce n’est donc que dans un
sens très vague que l’on peut mettre à contribution l’idiome des
classes sociales. Il existe certes probablement des communautés
partielles d’intérêts et des affinités également partielles de styles de
vie au sein des différents ensembles que nous avons cherché à
identifier en partant d’exemples types de laissés-pour-compte, de
serviteurs, de possédants et de créateurs. Mais, ces ensembles n’étant
objectivés ni par le droit ni par des conventions administratives et
statistiques, ils conservent un caractère virtuel. Pour les voir se réaliser,
c’est-à-dire prendre la forme de classes sociales, il faudrait pouvoir les
observer plongés dans des événements et plus précisément dans des
conflits au cours desquels les personnes seraient contraintes de se
déterminer par rapport aux enjeux auxquels elles sont confrontées 29.
Des événements de ce type constituent en effet des épreuves
historiques qui obligent les personnes à se rassembler pour accroître
leur force dans les rapports de force, c’est-à-dire à se replier sur leurs
loyautés dominantes.

TROUBLE DANS LA CRITIQUE

L’étude du développement de l’économie de l’enrichissement et


l’analyse des formes de mise en valeur sur lesquelles elle repose
permettent, selon nous, de mieux comprendre certaines des
difficultés auxquelles s’est heurtée, particulièrement dans les pays
d’Europe de l’Ouest, la critique du capitalisme au début du
e
XXI   siècle. La critique du capitalisme, intense dans les années 1965-
1975, s’était trouvée quasiment réduite au silence dans les années
1985-1995, sous l’effet de deux mouvements historiques de vaste
envergure qui, quoique relativement indépendants, ont été
concomitants. Soit, d’une part, l’implosion d’une partie des pays dits
du socialisme réel qui, dans les pays occidentaux, a décrédibilisé les
partis et les syndicats d’inspiration communiste dont le rôle critique
avait été central au cours des décennies d’après guerre, tandis que
l’autre partie de ces pays, au premier rang desquels la Chine,
procédait à une évolution plus ou moins contrôlée vers le capitalisme.
Et, d’autre part, la capacité du capitalisme à surmonter la crise qu’il
avait connue dans les années 1970, en prenant appui, notamment,
d’un côté, sur la réorganisation des entreprises et sur l’externalisation
d’une grande partie de la production industrielle dans des pays à bas
salaires, souvent dans ces mêmes pays passés de la propriété collective
à la propriété privée, ce qui a désarçonné et démantelé la classe
ouvrière et, de l’autre, sur une dérégulation des activités financières
favorisant leur essor sur un plan mondial.
Après une période de désarroi, la critique du capitalisme a connu
un nouvel essor, dès le début du XXIe siècle, qui a pris surtout la forme
d’une critique du néolibéralisme. Cette critique a mis l’accent
premièrement sur les effets imputés à la puissance des marchés
financiers  ; deuxièmement sur les difficultés des États-nations
confrontés à la dette et au pouvoir des instances internationales de
régulation des marchés ; troisièmement sur des modes de domination
par le travail tirant parti des effets de sidération exercés par le
chômage de masse ; quatrièmement sur l’exploitation des ressources
dites «  naturelles  » au détriment, notamment, des peuples
«  autochtones  »  ; enfin sur la généralisation d’une morale
« individualiste », tournée vers la recherche du bien-être et l’attention
au sentiment 30. À celle-ci ont été imputés le déclin des solidarités et
même la dissolution des collectifs parce qu’elle a été accusée de
promouvoir la responsabilisation individuelle et la concurrence entre
tous et à tous les niveaux, de donner la prééminence aux instruments
comptables dans l’évaluation des choses et des personnes et d’ignorer
les grands idéaux partagés en commun, que ces derniers soient
tournés vers l’avenir ou ancrés dans la tradition. Ces prophéties ont
d’ailleurs été démenties à partir des années 2000 d’un côté par la
montée en puissance du nationalisme ainsi que des mobilisations et
des conflits menés au nom d’une religion, et de l’autre par la
prééminence de l’inquiétude écologique.
Si, dans ce tableau, le déclin de la puissance industrielle a été
largement commenté et considéré comme un processus dont à la fois
les responsables et leurs opposants n’ont jamais abandonné l’idée
qu’il serait réversible, le développement d’une économie de
l’enrichissement n’a pas été pleinement pris en compte. Soit il a été
ignoré, soit il a été traité, avec mépris, comme s’il ne touchait que des
à-côtés futiles de la vie sociale et ne constituait pas un mouvement de
grande importance, destiné à s’intensifier, et par là à produire des
changements économiques et sociaux profonds, se répercutant sur la
politique. Pourtant, l’essor de l’économie de l’enrichissement, sans
jamais être reconnu en tant que tel, a semé le trouble dans la critique.
Ce trouble est manifeste si on se tourne vers la façon dont les
travailleurs de l’enrichissement ont été considérés. D’un côté, on a pu
voir en eux la personnification des méfaits du néolibéralisme dans la
mesure où ils étaient soumis à des conditions de travail et de vie
marquées par la précarité. Mais, d’un autre côté, ils ont pu être
considérés, par d’autres auteurs et parfois par les mêmes dans
d’autres contextes, comme représentant une sorte d’incarnation de la
modernité décadente à cause de tout ce qui, dans leur mode de vie et
dans leur mode d’être, évoquait le libéralisme honni, du fait à la fois
des arrangements, imposés par la nécessité, auxquels ils devaient se
plier pour vivre ou survivre, du cadre spatial étendu et souvent
international par rapport auquel ils concevaient leurs activités et de
leur orientation en faveur d’un accroissement des libertés sociétales.
Qualifiés de «  bobos  » ou de «  hipsters  », ils pouvaient alors
représenter l’antithèse du prolétariat industriel, auquel était donné le
statut de «  vrai peuple  », ce qui pouvait contribuer à orienter la
critique vers une exigence de ré-industrialisation dans le cadre
national, confinant, dans certaines versions, au nationalisme. Du
point de vue des décideurs politiques, la culture continue
généralement à être traitée comme une distraction du Prince, loin de
ces affaires « sérieuses » que sont la production industrielle standard
et la finance, et cela d’autant plus si elles sont associées dans la
guerre. C’est d’ailleurs ce même schéma qu’a pu reprendre la
critique lorsqu’elle a constitué la créativité artistique comme étant le
dehors du capitalisme d’où une résistance pouvait être menée contre
l’aliénation illimitée par le Capital. Un tel schème, développé surtout
entre les années 1930 et 1950, entre aujourd’hui en tension avec
l’impossibilité de fermer les yeux sur le rôle que jouent les activités
artistiques et culturelles notamment dans les domaines du luxe et du
tourisme qui apportent une contribution non négligeable à la
prospérité du capitalisme.
En mettant à juste titre l’accent sur le rôle joué par la montée en
puissance du capitalisme financier dans la croissance des inégalités,
ces analyses critiques ont négligé les liens qu’entretient la finance
avec le développement d’une économie de l’enrichissement. En effet,
cette économie réserve aux plus riches la propriété et la jouissance de
biens d’exception, ce qui leur permet de vivre dans des sortes d’isolats
séparés du commun, dont ils ont dès lors peu de raisons de se
préoccuper puisque la dégradation des conditions de vie du plus
grand nombre ne les concerne que de façon très indirecte. En outre,
elle contribue à les enrichir ou leur permet au moins de maintenir le
niveau de leur richesse. C’est, d’un côté, en bénéficiant des profits
apportés par l’économie du luxe dans laquelle ils investissent et, de
l’autre, en stockant des richesses, qu’elles soient héritées ou acquises,
notamment dans la finance, en les plaçant dans des biens immobiliers
ou dans des biens de collection gérés comme s’il s’agissait d’actifs,
que les plus fortunés préservent une richesse qui risquerait toujours
de s’évaporer si elle n’était pas engagée dans des biens matériels dont
le prix et la liquidité sont gagés sur des ressources qui ne dépendent
pas de leur activité propre mais proviennent d’un travail collectif et
qui, à ce titre, relèvent du commun. Car le métaprix élevé dont ces
biens peuvent se prévaloir dépend dans une large mesure des récits
qui leur sont attachés et dont la validité s’établit toujours par
référence à un régime de véridiction qui se réclame de la culture et
de l’histoire. Or, ces récits, dont l’efficience tient à leur pouvoir
d’arraisonner le passé, sont forgés par une multitude d’acteurs, au
premier rang desquels les historiens qui ont développé la thématique
des «  lieux de mémoire  », et sont garantis par des institutions,
relevant par définition du collectif, qui sont loin de bénéficier des
profits que procurent leur marchandisation. Pourtant ce passé, dont
la mise en valeur soutient l’économie de l’enrichissement, constitue
par excellence un bien commun. Le passé n’appartient à personne.
Conclusion
ACTION ET STRUCTURES

ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT
ET CRITIQUE DU CAPITALISME

Pour suggérer la façon dont une critique du capitalisme pourrait


tirer parti de la situation créée par le développement d’une économie
de l’enrichissement, nous mettrons l’accent sur trois thèmes. Le
premier concerne la relation entre le capitalisme et l’État  ; le
deuxième a trait aux formes d’exploitation qui se mettent en place
dans le cadre d’une économie de l’enrichissement ; le troisième porte
sur le rôle de la marchandisation dans les déplacements du
capitalisme.
Dans ses expressions actuelles, la critique du capitalisme a pris en
ligne de mire des entités privées, individus richissimes, firmes
internationales et marchés, opérant sur un plan global, plutôt que les
États dont l’importance a été estompée, voire qui ont été présentés
comme les principales victimes du capitalisme. Le développement du
capitalisme financier globalisé et l’endettement des États ont même
donné à penser que ces derniers étaient devenus impuissants et
pauvres. Au thème de la « richesse des nations » — qui était au centre
de l’économie quand elle se voulait encore politique — s’est substitué
celui de la richesse accumulée par des entités, individus propriétaires
de capitaux ou firmes, traitées comme si elles s’étaient autonomisées
par rapport aux nations dont les capacités productives auraient été
expatriées par la puissance des marchés financiers. Cette position
conduit à amoindrir l’importance de l’État-nation comme centre de
profit au bénéfice des entités privées qui seraient les principaux
acteurs de la dynamique du capitalisme. On peut penser néanmoins
que les États-nations constituent toujours des cadres au sein desquels
se concentrent les richesses. Même en restant sur le plan de la
puissance industrielle, un indice aurait dû nuancer la croyance dans
une perte de maîtrise de la part des États qui est le fait, hautement
significatif, que les industries directement liées à la puissance de
l’État, comme le sont, en France ou aux États-Unis, l’aéronautique,
les industries de l’armement et le nucléaire (civil et militaire), n’ont
pas été externalisées et sont présentées comme des «  fleurons  »
nationaux.
Le tableau que nous venons de tracer de l’économie de
l’enrichissement et de son développement en Europe et
particulièrement en France éclaire, selon nous, le rôle que joue
toujours l’État dans la formation et l’accumulation des richesses.
L’exploitation des gisements accumulés dans le passé, qui profitent au
premier chef à ceux qui les détiennent et en font commerce, ne peut
se réaliser, en effet, sans bénéficier de l’action publique dans un cadre
étatique. Cela vaut d’autant plus quand ce qui fait l’objet du
commerce porte la marque nationale et est mis en valeur par des
récits qui, de près ou de loin, se rattachent au passé national. Face à la
baisse du profit des entreprises industrielles, deux stratégies ont été
mises en œuvre conjointement. La première a consisté à délocaliser la
fabrication des produits standard, ce qui, d’ailleurs, n’aurait pas été
possible sans le concours des États ; la seconde à exploiter ce qui ne
pouvait pas être délocalisé ou ce dont le prix dépendait de
l’enracinement local, en mettant en valeur ces biens par le
truchement de récits prenant appui sur la fiction nationale. Dans
cette perspective, l’économie de l’enrichissement a pu faire se
rencontrer les intérêts des propriétaires de capitaux les mieux à
même de faire prospérer ce genre de biens et d’en tirer bénéfice et
ceux de l’État quand il a dû faire face d’une part à une concurrence
interétatique accrue, d’autre part à la nécessité d’occuper les plus
diplômés et de contenir une main-d’œuvre au chômage.
S’agissant des formes d’exploitation, nous mettrons l’accent sur la
question de l’identification du temps de travail. Dans une économie
organisée autour du capitalisme industriel, où les investissements en
capital fixe sont importants et difficilement compressibles, le profit
dépend de la relation entre le nombre de spécimens vendus et les
coûts de production dont la diminution repose surtout sur
l’exploitation de la force de travail (la plus-value travail). Dans des
économies de ce type, la critique de l’exploitation peut prendre appui
sur la relation entre le salaire et le nombre d’heures ouvrées. Or, dans
une économie de l’enrichissement, qui tire parti surtout de la plus-
value marchande, l’écart entre les coûts de production et le prix des
choses mises en vente est très élevé, en sorte que le profit dépend
surtout de la marge qui peut être prélevée sur chaque unité vendue
(en fonction d’une estimation du prix d’acceptabilité). L’exploitation
de la force de travail n’a pas pour autant disparu mais elle ne peut
plus être appréhendée par la prise en compte de la relation entre le
prix du travail et sa durée comme c’est le cas dans une économie
industrielle. Le salariat, dans la forme encadrée par des conventions
collectives mise en place après de longues luttes, qui a été la sienne
dans les décennies d’après guerre, n’est plus la forme centrale dans
laquelle opèrent les travailleurs de l’enrichissement. Il tend à être
remplacé par un autre régime dans lequel le temps de travail, qui
n’est plus stabilisé par des horaires préétablis et négociés, en vient à se
confondre avec le temps de la vie, parce que chacun des travailleurs
de l’enrichissement est contraint à devenir son propre exploiteur en
tant que commerçant de soi-même, c’est-à-dire qu’il est à la fois le
marchand et la marchandise. Dans ce régime, l’extension indéfinie
du temps de travail individuel se trouve découplée des gains obtenus
par chaque travailleur et de la distribution des richesses entre tous
ceux qui participent à leur création. Il n’existe pas de cadre
permettant de mettre en rapport le nombre d’heures travaillées et
l’enrichissement global. Il s’ensuit que l’économie de
l’enrichissement enrichit d’abord les plus riches sans que ceux qu’elle
n’enrichit pas, voire qu’elle appauvrit, et qui pourraient, à juste titre,
se dire exploités, disposent de levier pour mettre en lumière et
critiquer la condition qui est la leur.
Cet état de choses ne peut se perpétuer que dans la mesure où,
l’économie de l’enrichissement n’étant pas reconnue en tant que
sphère économique spécifique fonctionnant selon un régime
différent de celui des économies industrielles, il n’existe pas de
système comptable, comparable, si l’on veut, à celui qui fut mis en
place avec la création de la comptabilité nationale, permettant de
cumuler les richesses créées dans les différents secteurs qui la
composent, de la représenter et de contrôler la façon dont cette
richesse est distribuée entre les différents acteurs qui ont contribué à
la produire. Chaque acteur individuel est donc envisagé comme un
centre de profit autonome, dont la réussite ou l’échec sont attribués
uniquement à sa personnalité et à ses performances, traitées comme
si elles étaient indépendantes de processus plus larges
d’accumulation, ce qui estompe à la fois ce que chaque acteur doit à
son insertion dans un environnement, qui peut être plus ou moins
porteur, et ce que ses activités apportent à l’enrichissement de cet
environnement. Dans la situation actuelle, il peut sembler utopique
de défendre la validité de dispositifs collectifs de redistribution des
revenus. Par exemple de proposer que les comédiens ou artistes
œuvrant dans une localité dont l’attractivité est accrue par leur
présence, bénéficient non seulement d’honoraires en paiement
d’activités précises définies contractuellement, mais aussi de la
redistribution d’une partie des revenus globaux que l’économie de
l’enrichissement apporte à cette même localité et, notamment, de
ceux que procurent le tourisme.
Toutefois cette redistribution d’une fraction des profits globaux
pris en compte dans la négociation des accords salariaux, qui a été
l’une des bases de la croissance d’après guerre, d’ailleurs remise en
question après le grand retournement de la fin des années 1970, est
plus difficilement conciliable avec une économie de l’enrichissement
que ce ne fut le cas pour l’économie industrielle. En effet, à la
différence de ce qui se passe dans une économie industrielle où les
travailleurs peuvent être rétribués en fonction de leurs heures de
travail et des compétences certifiées qu’ils possèdent, reconnues par
des conventions collectives, la redistribution des richesses créées par
une économie de l’enrichissement ne peut prendre appui sur la
durée du travail puisque cette dernière est — on l’a dit — illimitée, et
que la réputation semble une rétribution suffisante dont il semble
déplacé de demander la transformation en monnaie. Le caractère
proprement collectif de la création de richesse dans le cadre d’une
économie de l’enrichissement suppose donc de recourir à d’autres
genres de dispositifs. On peut les concevoir à l’image de ceux qui,
dans des lieux et dans des conditions historiques diverses, furent mis
en place pour gérer des ressources communes en évitant que
s’instaure entre tous ceux qui bénéficient de leur exploitation une
concurrence sauvage conduisant non seulement à détruire les
collectifs de vie et de travail, mais aussi à détruire ces ressources elles-
mêmes. En effet, ce que l’on désigne du terme de culture, quelle que
soit la façon dont ce terme est défini, constitue par excellence une
ressource commune dont la préservation suppose qu’elle soit
considérée comme un bien commun 1. Toute autre forme de gestion
revient à ignorer la plus grande partie de la chaîne de valeur, c’est-à-
dire, concrètement, à ne pas la rémunérer, ce qui conduit à enrichir
ceux qui sont déjà les mieux lotis et, par là, à accroître les inégalités.
Troisièmement, la critique qui n’a souvent pour perspective qu’un
passé nostalgique, celui de la société industrielle et des grandes luttes
ouvrières, gagnerait sans doute à mieux tirer les conséquences des
déplacements du capitalisme. La marchandisation de nouveaux biens
et de nouveaux domaines, à mesure que le taux de profit diminue
dans des domaines plus anciennement marchandisés et déjà
exploités, impulse le mouvement même du capitalisme, dont les
capacités de déplacement constituent peut-être, avec la propriété
privée, l’un des traits principaux, sans doute plus caractéristique que
la référence au salariat. Lorsqu’elle a été prise en compte, cette
capacité de déplacement du capitalisme a pu être interprétée à tort
comme rendant impossible sa mise à bas, toute critique étant
immédiatement récupérée, ce qui en ferait une « illusion complice 2 ».
Une telle interprétation repose sur une vision archaïque du
capitalisme, qui n’aurait pas muté depuis le XIXe  siècle, et sur une
fixation quasi esthétique sur la figure de l’ouvrier. Les déplacements
du capitalisme prennent sens par rapport à la recherche du profit,
c’est-à-dire du différentiel entre un prix et un métaprix, ce qui
engage la valeur, en tant que justification du prix, et par conséquent
des formes de mise en valeur. C’est au sein de ces formes de mise en
valeur que des arguments critiques peuvent être utilisés pour faire
varier les prix, et donc le profit. Lorsque la critique des prix pratiqués
dans un certain domaine donnant lieu à une certaine forme de mise
en valeur prend de l’ampleur et diminue par là les chances de profit,
le capitalisme doit alors se déplacer pour entreprendre de
marchandiser des domaines qui ne l’étaient pas jusque-là.
À chaque moment de l’histoire, le capitalisme travaille, en effet
—  comme on le dit des plaques tectoniques  —, aux frontières du
marchandisable et du non-marchandisable, frontières qui sont
soutenues par des normes sociales et morales et qui sont souvent
transcrites dans le droit. C’est sans doute la raison pour laquelle la
lutte contre la marchandisation a toujours constitué l’un des aspects
centraux de la critique du capitalisme. Cette lutte a souvent été
développée avec des inflexions morales et, plus précisément,
humanistes, fondées sur la distinction entre les personnes humaines
—  soustraites au cosmos de la marchandise  — et les choses
—  marchandises par destination  —, en sorte que certains êtres non
humains que l’on a voulu protéger contre la marchandisation,
comme des animaux domestiques ou des œuvres d’art, n’ont pu l’être
qu’en étant assimilés à des quasi-personnes. Dans d’autres cas, c’est la
séparation de la société civile, domaine par excellence du commerce,
et de l’État, qui a servi de soutien à l’établissement de la frontière
séparant le marchandisable du non-marchandisable. Mais, quelle que
soit la différence sur laquelle repose cette distinction, le commerce
des choses situées au plus près des limites du marchandisable a
toujours bénéficié d’une sorte de plus-value, comme si le fait d’être
en quelque sorte arrachées au domaine non marchand en accroissait
le prix. C’est cette plus-value que réalisent ceux qui se livrent au
commerce illégal de choses non marchandisables, et que l’on peut
appeler la plus-value défendue. Ceux qui profitent le plus du
développement de l’économie de l’enrichissement ont, de leur côté,
intérêt à maintenir la séparation entre les choses ordinaires, dont le
commerce est supposé n’obéir qu’aux «  lois de l’économie  », et les
choses d’exception qui, tout en donnant lieu à un commerce, sont
présentées comme si elles échappaient en quelque sorte par essence
au cosmos de la marchandise, ce qui leur confère un surcroît de
valeur qui en soutient le prix.
Dans la mesure où la dynamique du capitalisme repose sur des
déplacements entraînant une extension de la marchandisation, elle
ne tend pas seulement à uniformiser le monde vécu, ce dont on l’a
souvent accusée, en tenant compte surtout de l’expansion de
l’économie industrielle tenue pour responsable de la perte de la
particularité locale dans la perspective d’une unification globale. Elle
tire aussi parti de l’exploitation de différences, à condition que ces
différences soient réparties de façon asymétrique. Avec le
développement de l’économie de l’enrichissement, le capitalisme a
tiré le meilleur parti possible des différentes formes de mise en valeur
que nous avons analysées. C’est notamment par ce biais que le
capitalisme est parvenu à accroître la marchandisation de nouveaux
objets en en tirant un profit maximum, aussi bien en faisant baisser le
prix de certains objets (formes standard et tendance) qu’en
augmentant le prix d’autres objets lorsqu’ils sont remis en circulation
(formes collection et actif). Toutefois, bien que la marchandisation
des choses se soit accrue, et ait pour cela dû recourir à quatre formes
de mises en valeur, elle n’en recouvre pas pour autant, loin de là,
toutes les choses qui composent le monde, dont une grande part reste
non marchandisée.
À côté de la dynamique du capitalisme qui conduit à une
marchandisation sans limites de la réalité, il en existe une autre qui,
prenant appui sur la pratique commune, tire du monde des choses
dont le caractère indéterminé, parfois indéterminable, entrave la
marchandisation, ou encore se saisit d’objets marchands mais pour
les transformer dans une logique de bricolage qui les soustrait à la
circulation du commerce. C’est contre la dissémination de ces
pratiques de bricolage stimulées par la critique que vient se heurter le
capitalisme sans réussir à les reprendre dans une logique de
marchandisation. Par « bricolage », il faut entendre ici non seulement
une activité par laquelle un amateur se substitue à un professionnel,
mais, en suivant Lévi-Strauss, toutes les pratiques qui s’emparent de
choses ou d’idées et les recombinent sans contrainte de propriété
intellectuelle et au gré du flux de la vie. Un univers dans lequel les
acteurs seraient amenés à payer des ayants-droit chaque fois qu’ils
touchent à un objet ou prononcent une parole, auxquels seraient
toujours attribués des originaux juridiquement protégés, serait un
univers qui ne serait vivable que pour les possesseurs de ces droits, et
donc serait invivable.
La question de savoir à quel degré le développement de
l’économie de l’enrichissement, particulièrement dans les pays
d’Europe de l’Ouest, peut se maintenir, comme si elle était
immunisée au point que la critique n’ait pas de prise concrète sur
elle, ne prend sens qu’en le rapportant aux autres changements qui
affectent le capitalisme à un niveau global. Ces changements ont en
commun de reposer pour une large part sur de nouvelles formes
d’exploitation du différentiel entre le local et le global, c’est-à-dire
entre l’immobile et le mobile, qu’il s’agisse des êtres humains, des
marchandises, de l’information et des capitaux. L’économie de
l’enrichissement tire profit du déplacement de marchandises dont la
mise en valeur dépend de récits qui mettent l’accent sur leur
enracinement local et surtout du déplacement des acteurs les plus
fortunés qu’a permis le développement du tourisme. L’économie
industrielle est restée florissante en misant sur le déplacement des
sites de production dans les pays à bas salaires, qui a été lui-même
rendu possible par les opportunités de profit offertes, d’un côté, par
les déplacements des capitaux ayant accompagné les changements du
cadre juridique dont dépendent les activités financières, de l’autre,
par la circulation des informations qui a connu un essor sans
précédent grâce à internet, enfin par le développement des
transports, de marchandises comme des personnes, couplé à un
abaissement de leur coût. En se conjuguant, ces transformations, et
les déplacements qui les ont accompagnées, ont eu pour résultat un
accroissement considérable des inégalités à l’intérieur des États et
entre les États. À tel point que cet accroissement des inégalités
inquiète jusqu’aux premiers bénéficiaires de l’économie de
l’enrichissement, comme en témoigne cette remarque prêtée à
Johann Rupert, le président du groupe Richemont, lors du
11th Business of Luxury Summit, à Monaco en 2015 : « Si 0,1 % des 0,1 %
les plus riches raflent tout, même si ce sont nos clients, c’est injuste et
ce n’est pas tenable sur la durée. Ils seront des cibles. Ils seront haïs,
méprisés… Ils ne voudront plus faire étalage de leur argent 3. »
Une condition nécessaire à l’existence et au développement de
ces déplacements est que leur sécurité soit garantie. L’avenir du
capitalisme dépend donc du niveau de sécurité, pris en charge par
des États en compétition qui, suscitant de leur part un niveau de
contrôle très élevé, partout, y compris dans les démocraties, menacent
particulièrement les manifestations critiques visant à mettre en
lumière les inégalités de plus en plus grandes et à dévoiler leur
caractère inacceptable. Si l’on admet que le capitalisme repose sur la
conjonction entre, d’un côté, des formes de propriété dont la
légitimité et la défense sont assurées par le droit et la police des États
et, de l’autre, sur l’exploitation de différentiels générés par des
déplacements, le capitalisme entre en crise quand les régimes gérant
les relations entre formes de propriété et formes de mobilité sont
profondément déstabilisés. Une telle crise devrait offrir des
opportunités pour relancer une critique du capitalisme, qui ne
viserait pas à empêcher des déplacements dans une politique de
fermeture des frontières, ce qui ramènerait vers le local, le national et
l’identitaire, mais qui aurait pour perspective de réduire les
différentiels permettant d’extraire un profit des déplacements.

DU STRUCTURALISME PRAGMATIQUE

La critique dépend de la compétence d’acteurs pris entre, d’un


côté, des déterminations globales dont ils n’ont pas la maîtrise et qui,
en l’absence de discours surplombants, ne peut que leur échapper et,
de l’autre, les exigences pratiques de leur vie quotidienne. C’est pour
articuler ces deux dimensions de l’action, que nous avons cherché à
concilier le recours à deux types d’approches souvent traitées comme
antagonistes, d’une part, l’approche systémique qui envisage de
mettre en lumière des processus de large ampleur et, d’autre part,
l’approche pragmatique, qui vise à éclairer l’action des personnes en
analysant les structures cognitives qui soutiennent leurs échanges.
Le problème de l’échelle systémique est que, prenant en quelque
sorte de la hauteur, elle en vient à perdre de vue non seulement les
acteurs, mais aussi les dispositifs qui motivent leurs actions et leur
donnent sens. Cependant elle permet de dégager les asymétries et les
rapports de force qui mettent en mouvement le capital et de décrire
ce mouvement, en apparence chaotique, d’une façon qui lui confère
une orientation, notamment spatiale, et un sens historique.
Le problème de l’échelle pragmatique est que, se rapprochant de
la pratique, des motifs qui inspirent les acteurs, de leurs interactions
et des épreuves auxquelles ils soumettent les choses, elle en vient à
perdre de vue des contraintes environnant leur champ d’action que
ces acteurs tendent eux-mêmes à ne pas concevoir clairement, et à
mettre entre parenthèses ou à interpréter de façon erronée en les
personnifiant, parce qu’elles ne leur paraissent pas à leur portée et
qu’il ne leur semble pas possible d’agir directement sur elles.
Pourtant, les faits sociaux que ces deux approches permettent de
dégager sont loin d’être étrangers les uns aux autres, comme nous
avons essayé de le montrer à partir d’une analyse des structures de la
marchandise. Ce sont bien les déplacements géographiques et
historiques du capital, notamment en fonction des variations du taux
de profit, qui entraînent le mouvement conduisant à la
marchandisation de choses considérées jusque-là comme secondaires
sous le rapport du profit et, par là, à l’extension du cosmos de la
marchandise. Mais, d’un autre côté, ce mouvement de
marchandisation demeurerait incompréhensible, ou serait enrobé de
mystère, en l’absence d’une analyse de la façon dont des choses
demeurées jusque-là à l’écart du capitalisme sont intégrées au cosmos
de la marchandise, ce qui suppose qu’elles soient prises en charge par
les structures cognitives dont dépendent la possibilité de les apprécier
et celle d’une coordination entre des acteurs dont chacun recherche
l’avantage ou le profit, mais qui doivent pourtant se mettre d’accord
sur un prix pour que l’échange ait lieu.
Ajoutons que ces deux types d’approches ne font pas que se
compléter. Elles s’éclairent l’une l’autre d’un jour nouveau.
L’approche systémique permet d’envisager les changements qui
affectent la valorisation des choses et leur distribution entre
différentes formes de mise en valeur, non plus en les mettant sur le
compte de changements de goûts, dépendant d’une multitude de
variables externes dites «  sociales  », mais comme des fonctions
occupant une place centrale dans les déplacements du capitalisme à
une échelle globale. D’un autre côté, la mise en lumière du rôle du
discours, qu’il prenne une forme analytique ou narrative, dans la mise
en valeur des choses, dégagée par l’approche pragmatique, permet de
déplacer l’axe des rapports de force et des structures de domination
sur lequel l’analyse systémique met l’accent. Elle montre en effet que,
au cœur du pouvoir, se trouve le pouvoir de développer un discours
sur les choses et de les mettre ainsi en valeur de façon à en exiger le
prix le plus élevé possible. Et aussi le pouvoir d’inscrire ce discours et
les profits qu’il génère dans la trame de la réalité. Or, ce pouvoir est
distribué de façon particulièrement asymétrique. Il est largement
entre les mains des acteurs —  personnes individuelles ou personnes
collectives  — auxquels profitent les mouvements du capital. Lutter
contre ces discours, qui imprègnent la réalité quotidienne,
notamment par l’ironie, ce puissant levier critique, constitue par là
un premier pas pour entamer le pouvoir du capital et peut-être en
limiter l’extension. Un moyen à la portée de chacun.
L’expression de structuralisme pragmatique paraîtra à beaucoup être
une sorte d’oxymore. Pour en défendre la validité, il faut clarifier la
relation entre structure et expérience, c’est-à-dire la relation entre
structure et histoire, puisque l’expérience surgit toujours de la
confrontation avec des événements, quelle que soit l’échelle à
laquelle ces événements sont identifiés. L’apparente incompatibilité
entre une approche structurale et une approche pragmatique,
souvent traitée comme irréductible, tient pour une grande part à la
rémanence d’un héritage théorique qui a conduit à concevoir la
structure comme un préalable et même comme une condition de
toute expérience, ce qui revient à la placer en position
transcendantale par rapport à l’expérience, et cela même dans les
versions où, sous l’effet des sciences sociales naissantes, la structure a
été ancrée dans une entité collective, comme c’est le cas lorsqu’il est
fait référence à quelque chose comme des traditions ou des
« cultures ».
Or, comme nous l’enseigne l’empirisme radical qui inspire le
pragmatisme, cette priorité de la structure sur l’expérience n’a rien
de nécessaire, ni même sans doute de probable. Si cela était le cas,
l’expérience ne ferait jamais que réactiver un ordre qui serait déjà
inscrit dans des cadres préexistants en sorte que, en se trouvant
ressaisie dans ce qu’il faudra bien alors appeler la « conscience », elle
n’aurait d’autre effet que de contribuer au renforcement de cet
ordre. Et c’est bien ce que font toutes les constructions qui tablent sur
des relations circulaires entre deux instances, dites « l’objectif » et le
« subjectif », qui, dans les thématiques de ce type, ne sont distinguées
que pour être mieux confondues puisque leur agencement résulte de
l’application d’un même programme. Mais il devient alors difficile de
comprendre les relations mouvantes entre ces deux plans, et les
fluctuations ou les changements qui les affectent et, notamment, de
donner sa juste place à ce que l’on peut appeler la critique au sens où
cette dernière, surtout dans ses manifestations les plus dérangeantes,
se nourrit non seulement de composantes intégrées à la réalité, en
tant qu’elle est socialement construite et, en quelque sorte,
préstructurée, mais aussi d’ingrédients arrachés au monde, c’est-à-
dire précisément à tout ce que la réalité a dû exclure pour se
constituer en tant que telle. Il faut donc bien admettre, notamment
contre Durkheim et contre toutes les espèces de transcendantalisme,
une autonomie de l’expérience qui, faisant corps avec le « flux de la
vie », se maintient dans « l’unicité absolue du plan d’existence 4 ».
Est-ce à dire pour autant qu’il conviendrait de reléguer la
structure au magasin des antiquités  ? Ce serait oublier les relations,
d’ailleurs souvent conflictuelles, qu’entretiennent l’expérience et la
réflexivité. L’expérience est loin d’être toujours réflexive et si, c’était
le cas, le coût de l’action s’élèverait au point de la rendre quasiment
impraticable, comme le montre le fait, noté par les linguistes et
expérimenté par ceux qui apprennent à se débrouiller dans une
langue étrangère, de la quasi-impossibilité de parler tout en
réfléchissant aux règles de grammaire qui, dans une certaine langue,
norment la parole. À l’inverse, la réflexivité, quand elle se détache de
l’expérience, tourne en quelque sorte à vide, et ne délivre plus que
des «  idéologies  », une idée développée par Marx, quand il pose la
différence fondamentale entre, d’un côté, ceux qui produisent leurs
moyens d’existence et ont l’expérience du travail et, de l’autre, ceux
qui vivent du travail d’autrui et croient n’avoir rien de mieux à faire
que de «  penser  » leur condition, généralement en l’universalisant,
opposition qui a largement inspiré, depuis lors, les théories de la
pratique.
Il existe néanmoins un grand nombre de situations dans lesquelles
l’expérience, revenant en quelque sorte sur elle-même, engage un
mouvement de réflexivité. C’est généralement le cas lorsque
l’expérience se trouve prise à défaut et, en quelque sorte, surprise
parce qu’elle se heurte à quelque chose à laquelle elle ne sait pas faire
face, qui lui apparaît comme une énigme, ce qui, comme les
pragmatistes et particulièrement John Dewey l’ont largement
commenté, enclenche le départ d’une enquête. C’est, selon nous, au
sein de ces états de choses que la référence à des structures cognitives
devient pertinente. Car, à la différence de l’expérience, l’enquête ne
peut se passer d’instruments d’enquête, c’est-à-dire d’avoir recours à
des schèmes ou à des modèles préalablement stockés, qu’ils
proviennent d’expériences vécues antérieures, ou d’apprentissages
plus formels, transmettant des choses connues par ouï-dire et à
distance, ou, comme c’est sans doute le plus souvent le cas, d’une
combinaison des deux. C’est donc en rapprochant l’expérience
«  vécue  » et ces modèles que l’enquête peut se mettre en place. Or
c’est à ces schèmes et à ces modèles, déposés dans différents types de
mémoires, mais qui pour être efficaces débouchent toujours aussi sur
des langages, que renvoie généralement la référence à des structures
intériorisées. Ces opérateurs, précisément parce qu’ils se trouvent
coulés dans des jeux de langage, sont nécessairement structurés.
Si l’on prend au sérieux cette possibilité, on conviendra qu’il est
vain d’opposer les approches qui mettent en avant l’expérience, dans
ce qu’elle aurait d’irréductible, et les approches qui se donneraient
des structures. Expériences et structures sont ancrées, les unes et les
autres, dans le «  plan d’existence  ». Cela, à condition de ne pas
concevoir les structures comme des préalables absolus de toute
expérience, mais plutôt comme des opérateurs susceptibles d’être
mobilisés pour interpréter l’expérience quand elle se heurte à des
obstacles qui l’empêchent de se dissoudre dans le flux de la vie. Cela
ne veut pas dire pour autant que ces opérateurs soient toujours
ajustés aux situations dans lesquelles ils sont mis en œuvre et, par là,
éclairants. Dans un grand nombre de situations, les acteurs
appliquent à leurs expériences des schèmes qui sont impuissants à
leur ouvrir la voie d’une interprétation permettant la poursuite d’une
interaction avec l’environnement, et cela particulièrement quand la
réalité est confrontée à des changements majeurs qui mettent
directement l’expérience au contact du monde, c’est-à-dire de
l’incertain, voire de l’inconnu. Il y a des enquêtes qui échouent et
c’est, sans doute, d’ailleurs, le cas le plus fréquent. Néanmoins, sans le
recours à ces opérateurs, les acteurs n’auraient aucune prise sur la
réalité et, démunis de capacités critiques, seraient plongés dans un
flux d’expériences opaque à lui-même.
Si l’on se tourne maintenant vers le structuralisme systémique, ne
pourrait-on pas défendre l’idée selon laquelle le récit surplombant
ou, si l’on veut, pour reprendre une formule célèbre, le «  grand
récit  » serait également une sorte de composé d’expérience et de
réflexivité dans lequel les informations empiriques et, par exemple,
les données statistiques prendraient la place de l’expérience tandis
que les schèmes théoriques, qui sont mobilisés pour les mettre en
ordre et, comme on dit, leur «  donner sens  », assureraient une
fonction de réflexivité  ? Considéré dans cette optique, ce que nous
avons appelé le structuralisme systémique serait l’un des opérateurs
réflexifs mobilisables pour mettre en ordre un grand récit déployé à
la fois dans le temps et dans l’espace, comme l’est, par exemple, celui
de la « globalisation ». On peut bien sûr objecter à cette proposition
le fait que le grand récit est un récit sans sujet, au même titre
d’ailleurs que tout récit qui entend prendre appui sur quelque chose
comme la «  science  », puisqu’il n’existe aucun sujet susceptible de
mémoriser et d’ordonner une expérience personnelle de la totalité,
ce qui constitue pourtant l’horizon auquel aspire le grand récit.
Avant de rejeter cette proposition comme absurde, il faut toutefois
se souvenir qu’il existe bien des espèces de «  sujets  » d’où émanent
des discours qui, à des degrés divers, sont orientés vers un objectif de
totalisation et qui se donnent comme s’ils offraient une image de la
réalité prise depuis un point de vue qui, étant placé en surplomb,
peut et même doit être réapproprié par les personnes ordinaires,
c’est-à-dire dotées d’un corps, qu’il a pour mission d’éclairer. Il s’agit
bien sûr des institutions, ces êtres démunis de corps et sur lesquels
repose pourtant la charge de dire ce qu’il en est de ce qui est et de le dire
à l’intention de tous. Ces discours institutionnels sont souvent
réprouvés comme ayant un caractère abusif et comme ne visant à rien
d’autre qu’à étouffer l’expérience personnelle des acteurs en leur
imposant une «  vision du monde  » correspondant à l’intérêt des
puissants, quels qu’ils soient, c’est-à-dire qu’à exercer un effet de
domination. Mais cette conception purement critique se heurte au
fait qu’il n’existe sans doute pas de société qui ferait l’économie de ce
genre de discours, ce qui incite à penser qu’ils jouent un rôle
important dans le travail de réflexivité auquel les acteurs soumettent
leurs propres expériences et, par là, dans la formation de cosmos au
sein desquels des ingrédients disparates tendent à se cristalliser
jusqu’à présenter des structures. Bien évidemment, ces grands récits
peuvent être plus ou moins imaginaires et ne sont acceptables qu’en
tant qu’ils sont vérifiés par des procédures de véridiction. Il est
toujours possible et souvent justifié de les mettre en doute en prenant
appui sur l’expérience personnelle. C’est quand le doute se
généralise par le biais d’interactions que s’initie une dynamique de
mutation des grands récits. Et c’est seulement quand ils sont associés
à une « démocratie radicale » et par là confrontés à la critique que les
grands récits, qui utilisent des méthodes relevant plus ou moins du
structuralisme systémique pour mettre en ordre des matériaux divers,
peuvent contribuer à enrichir les opérateurs que les acteurs sociaux
mettent en œuvre pour interpréter leur propre expérience.
Annexe
ESQUISSE DE FORMALISATION
DES STRUCTURES DE LA MARCHANDISE

par Guillaume Couffignal

L’objet de ce texte est de traduire dans un langage mathématique


des éléments de la structure des formes de mise en valeur avec
l’intention d’une part d’en apprécier la cohérence, d’autre part
d’ouvrir la possibilité d’une comparaison avec d’autres structures
d’échange, pouvant aller des structures de la parenté, en
anthropologie, à des théories économiques. L’un des intérêts du
langage utilisé est son degré d’abstraction, qui favorise le
rapprochement de structures prélevées dans des champs très
différents. Ajoutons que les fréquentes discussions que nous avons
eues avec Guillaume Couffignal au cours de l’élaboration de notre
travail ont été une contrainte très utile en mettant l’accent sur les
relations structurales entre choses et sur leur maintien lors de
transformations. La théorie des catégories pourrait être un outil
pertinent pour redéployer un structuralisme moins substantiel et
moins rigide, capable de suivre les linéaments de l’action, ce que
nous avons appelé un « structuralisme pragmatique ».

LUC BOLTANSKI, ARNAUD ESQUERRE


 
 
Notre objectif est d’éclairer, en ayant recours à un langage
mathématique, les processus de circulation marchande des choses tels
que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre proposent de les analyser.
Rappelons que, d’après les auteurs, les formes de mise en valeur
n’épuisent pas «  toutes les perspectives qui peuvent être prises sur
n’importe quelle chose » ni toutes les formes de circulation possible.
En effet, les significations sociales se prêtent indéfiniment à des
organisations formelles qui, donc, ne les épuisent pas. Le recours au
langage de la théorie des catégories nous semble dès lors pertinent
pour plusieurs raisons. Premièrement, le langage catégorique a un
caractère abstrait et généralisant qui ne clôture pas prématurément
l’interprétation, tandis qu’un langage formel trop rigide peut sembler
plus précis, mais tend à limiter le sens. Deuxièmement, la théorie des
catégories est un cadre formel naturel aux problèmes de comparaison
des objets et théories mathématiques.
De plus, il n’y a pas de concept en un sens «  privilégié  » pour
formuler la théorie des catégories, c’est-à-dire qu’il existe une
multitude de présentations de la théorie des catégories dont aucune
n’est à privilégier dans l’absolu. Cette multitude de présentations
offre de fait un large panel de points de vue et de pratiques. Ainsi
plusieurs concepts que l’on peut considérer comme centraux peuvent
s’exprimer comme cas particuliers des uns et des autres. Si dans ce
texte nous avons fait le choix de privilégier la notion d’extension de
Kan pour introduire la notion de (co)limite comme cas particulier,
on aurait très bien pu faire le choix inverse en présentant les
extensions de Kan comme des cas particuliers de (co)limites. On peut
également faire la même remarque avec, entre autres, la très
importante notion d’adjonction dont nous ne parlerons pas ici par
manque de place.
Cependant cette remarque va bien au-delà d’un simple constat de
réflexivité de la théorie des catégories. En « parlant d’elle-même », la
théorie des catégories s’enrichit en un (« des » serait plus juste) sens
qu’il est possible de rendre formel.
Enfin, en synthétisant les points précédents, même si ce court
texte ne peut en donner la saveur, la théorie des catégories est une
théorie très développée, très ramifiée et se ramifiant davantage
chaque jour. Elle est donc munie d’un arsenal important d’outils
mathématiques dont les applications vont de la physique à la biologie,
en passant par l’informatique, l’ingénierie, etc. *1.

QUELQUES ÉLÉMENTS DE LANGAGE DE BASE


DE LA THÉORIE DES CATÉGORIES

Il est nécessaire, pour comprendre les deux parties suivantes, qui


s’appliquent plus particulièrement aux formes de mise en valeur de la
marchandise, de présenter quelques éléments du langage de base de
la théorie des catégories. Un traitement plus approfondi de la théorie
des catégories se compterait en centaines de pages et il ne peut donc
être question ici que d’une ébauche de formalisation. Afin ne pas
alourdir ce texte, nous avons fait le choix d’esquisser certaines
définitions. Pour un développement beaucoup plus complet et précis
de la théorie des catégories, nous renvoyons au grand classique
Categories for the Working Mathematicians de Saunders Mac Lane et au
plus moderne Categories and Sheaves de Masaki Kashiwara et Pierre
Schapira.

Définition 1

Une catégorie C est la donnée :


— d’un ensemble noté Ob (C), dont les éléments sont appelés les
objets de la catégorie C,
— pour tout couple x, y d’objets de C d’un ensemble noté homc (x,
y) (ou plus simplement hom(x, y) en omettant la catégorie), dont les
éléments sont appelés les flèches (ou morphismes) de source x et de
but y et seront notés x → y. Cet ensemble (comme le précédent) peut
être l’ensemble vide.
—  pour tout objet x de C, d’une flèche de source et de but x,
notée 1x, appelée flèche identité de x.
—  les flèches, lorsque l’objet but de l’une correspond à l’objet
source de l’autre, se composent, et ces compositions sont associatives
et possèdent comme éléments neutres les flèches identités. On notera
la composée de deux flèches f : x → y et g : y → z par g ⲟ f : x → z.
Par exemple, supposons que le diagramme suivant est une
catégorie, c’est-à-dire où toutes les flèches (et objets) ont été
représentés, dont les objets sont les «  points  »  : a, b, c et d et les
flèches  : f, g, h ainsi que la composée g ⲟ f et les flèches identités
associées aux points.
Comme nous avons fait l’hypothèse que le diagramme précédent
est une catégorie, il suit d’après la définition que :
la flèche g ⲟ f est la composée de la flèche f suivie de la flèche g ;
les flèches g et h se composent, i.e. les composées : h ⲟ g : a → a et
g ⲟ h : b → b existent. Or d’après le diagramme il n’existe qu’une
seule flèche de source et de but a (de même pour b), donc on a
nécessairement :
 
h ⲟ g = 1a et g ⲟ h = 1b
 
Nous dirons dans cette situation que g (et h également) est un
isomorphisme, i.e. une flèche g : a → b est un isomorphisme s’il
existe une flèche h : b → a vérifiant les relations précédentes.
de même les flèches g ⲟ f et h se composent et d’après le
diagramme (par un même raisonnement que précédemment) on
a :
 
h ⲟ (g ⲟ f) = f
 
Comme la composition des flèches est associative il advient que : h
ⲟ (g ⲟ f) = (h ⲟ g) ⲟ f. Or, d’après le point précédent, on sait que h
ⲟ g = 1a, et on retrouve bien par l’associativité cette fois (et parce
que les flèches identités sont neutres pour la composition) le
résultat précédent :
 
h ⲟ (g ⲟ f) = (h ⲟ g) ⲟ f = 1a ⲟ f = f
 
Une catégorie est donc un graphe orienté (i.e. dont les arêtes, ici
appelées flèches, sont orientées) muni de compositions associatives
entre les arêtes/flèches et de flèches identités jouant le rôle
d’éléments neutres pour les compositions.
Réciproquement, à partir d’un graphe orienté G, on peut
produire une catégorie, la catégorie engendrée par le graphe orienté
G, en ajoutant formellement les flèches composées et les flèches
identités quotientées par les relations d’associativité et de neutralité
pour les compositions des flèches identités.
Ce dernier point jouera un rôle important dans la formalisation
proposée ici. Nous supposerons que les structures des marchandises
forment des catégories dont les objets sont les «  marchandises  » et
dont les flèches sont des relations de mise en valeur. Par exemple une
flèche d’une catégorie notée f : x → y exprimera le fait que f est un
point de vue qui donne à la marchandise x un métaprix plus élevé
qu’à la marchandise y. La flèche identité 1x : x → x étant une façon de
dire que la marchandise x a un seul et même métaprix, et cela de
manière «  tautologique  » (traduisant le fait que les flèches identités
sont des éléments neutres pour la composition des flèches).
Ainsi, dans la pratique, les marchandises seront le plus souvent
vues sous la forme d’un graphe orienté  : x a un métaprix plus élevé
que y, qui lui-même a un métaprix plus élevé que z, etc. Ce graphe
orienté se complète alors en catégorie. Par exemple la situation
précédente s’exprime de manière graphique :
qui engendre la catégorie suivante (les flèches identités ne seront pas
ou rarement représentées mais sont bien présentes) :

La flèche g ⲟ f est donc le point de vue composé de f puis de g et


qui exprime que x a un métaprix plus élevé que z.
Les catégories sont omniprésentes en mathématique, nous
n’allons ici citer que quelques exemples.
Exemple. Une catégorie qui semble triviale mais qui joue un rôle
« structurel » important, la *2 catégorie terminale que nous noterons *,
composée d’un unique objet et d’une unique flèche (la flèche
identité).
Exemple. La catégorie Ens dont les objets sont les ensembles, et
les flèches les fonctions entre ensembles.
Exemple. Tout ensemble ordonné peut être vu comme une
catégorie. Nous utiliserons ici la catégorie IR+ des réels positifs pensés
comme une catégorie en posant :
— les objets de IR+ sont les réels positifs ;
—  les flèches entre les réels positifs sont données par la relation
d’ordre ≥, c’est-à-dire pour deux réels positifs x et y :
 
x ≥ y signifie qu’il existe une flèche x → y
 
Nous utiliserons surtout la catégorie IR+ des réels positifs où l’on a
«  ajouté l’infini  », i.e. où l’on a inclus un nouvel objet, noté ∞ pour
l’infini, et les flèches de la relation d’ordre précédente prolongée à
l’infini.
Sans donner plus de détail, disons que de nombreuses structures
mathématiques donnent lieu à une catégorie (les groupes à la
catégorie des groupes Grp, les espaces topologiques à la catégorie des
espaces topologiques Top, etc.).
Il est également possible à partir d’une catégorie quelconque de
produire une nouvelle catégorie par une opération de
« renversement » formel des flèches. Détaillons cela par une image.
En français il est possible de mettre certaines phrases à la voix
passive :
 
Le chat mange la souris. → La souris a été mangée par le chat.
 
Ce qui, lorsqu’on traduit les relations précédentes en termes de
flèches, se représente de la manière suivante :

Le chat → la souris → La souris → le chat


mange a été mangée par

Une telle « forme  » d’opération (la mise à la voix passive) existe


également en théorie des catégories, ce que l’on appelle la catégorie
opposée d’une catégorie. Ainsi, dans le cas où une catégorie
représentera des marchandises sous certains rapports de valeur, on
interprétera la notion de catégorie opposée comme étant un
renversement du rapport au temps des relations de mise en valeur. Ce
dernier point nous sera utile lorsque nous décrirons les différentes
formes de mise en valeur de la marchandise.

Définition 2
Soit C une catégorie. On appelle catégorie opposée de C, notée
Cop, la catégorie possédant les mêmes objets que C mais dont chaque
flèche y → x de Cop correspond à une flèche x  →  y de C et dont la
composition f ⲟ g dans Cop correspond à la composition g ⲟ f dans C.
Par le biais de cette construction, dès qu’un concept catégorique
est défini pour une catégorie C, il existe une version
«  duale  »/opposée du concept résultant de l’application de la
définition à la catégorie opposée Cop.
 
Nous avons produit un objet/une notion, la notion de catégorie,
et pour que cette notion «  ne flotte pas seule dans l’air  »
(mathématique), il nous faut introduire un moyen de «  comparer  »
les catégories. C’est le concept de foncteur qui va jouer ce rôle.

Définition 3

Soient A et B deux catégories. Un foncteur F de la catégorie A


vers la catégorie B, noté F : A → B, est la donnée :
—  d’une fonction, notée F par abus de notation, de l’ensemble
des objets de A dans l’ensemble des objets de B :

—  pour tout couple d’objets x, y de A d’une fonction, encore


notée F par abus :
—  ces dernières fonctions respectant les compositions et les
identités de A, i.e. :
 
F(g ⲟ f) = F(g) ⲟ F(f)  F(1x) = 1F(x)
 
où l’on note encore ⲟ la composition dans la catégorie B.
Un foncteur F : A → B est la donnée d’un diagramme composé
d’objets et de flèches de B indexés par les objets et flèches de la
catégorie A. Il nous arrivera régulièrement de substituer les termes
foncteur et diagramme. Un aspect possible véhiculé par la notion de
foncteur est que ce dernier forme un point de vue qui permet de
«  déplacer  », c’est-à-dire de prendre en compte la structure de la
catégorie A depuis la structure de la catégorie B. Une autre
perspective, logique cette fois, est de penser un foncteur F  : A → B
comme un modèle d’une théorie A dans une théorie B. La théorie B
incarne dans cette interprétation le rôle d’une sémantique.

Exemples

Pour une catégorie C quelconque, il existe toujours au moins deux


foncteurs :
— le foncteur identité sur C : Idc : C → C, qui envoie chaque objet
sur lui-même et de même pour les flèches ;
— le foncteur « terminal » : Tc : C → *, qui envoie chaque objet de
C sur l’unique objet de * et chaque flèche sur l’unique flèche de *.
Préciser que ces deux foncteurs «  triviaux  » existent paraît être
une remarque « innocente », mais cette « innocence » masque le fait
que l’existence triviale de ces deux foncteurs est d’une grande
importance théorique. En particulier, le langage que nous produisons
n’est pas « vide » et possède un certain contenu bien déterminé (ces
foncteurs sont clairement définis).
Une propriété importante des foncteurs est qu’ils se composent.
En effet soient F : A → B et G : B → C deux foncteurs, on définit le
foncteur composé G ⲟ F : A → C comme étant le foncteur obtenu par
application successive de F puis de G. Ce dernier point nous amène à
l’exemple suivant de catégorie.
 
Exemple. Les catégories (en tant qu’objets) et les foncteurs (en
tant que flèches) forment une catégorie notée Cat, la catégorie des
catégories *3.
Nous avons introduit la notion de foncteur, ce qui nous amène à
devoir produire un moyen de comparer des foncteurs.

Définition 5

Soient F  : A → B et G  : A → B deux foncteurs. Une


transformation naturelle α du foncteur F vers le foncteur G, notée α :
F → G, est la donnée d’une famille de flèches de la catégorie B
indexée par les objets de la catégorie A, de la forme :
 
{αx : F(x) → G(x)}x∈Ob(A)
 
telle que pour toute flèche f : x → y de A le diagramme suivant est
commutatif *4 :
Les transformations naturelles se composent également. En
reprenant les notations précédentes, soient α : F → G et β  :  G  → H
deux transformations naturelles, on définit la composée β ⲟ α : F → H
en posant pour tout x objet de A :
 
(β ⲟ α)x = βx ⲟ αx : F(x) → H(x)
 
On obtient alors un nouveau type de catégorie dont les objets sont
les foncteurs.
Exemple. Soient deux catégories A et B. On note Cat(A, B) la
catégorie dont :
— les objets sont les foncteurs de A vers B,
—  les flèches sont les transformations naturelles entre foncteurs
de A vers B,
— 1F est la transformation naturelle dont les composantes sont les
flèches identités 1F(a) : F(a) → F(a) pour a ∈ Ob(A),
—  la composition entre flèches est définie par la composition
entre transformations naturelles.
Exemple. Pour A une catégorie représentant une structuration
relationnelle de marchandises et IR+ la catégorie des réels positifs où
l’on a adjoint l’infini ∞. On appelle catégorie des prix associés à la
catégorie A, la catégorie des foncteurs Cat  (A, IR+). C’est donc, si
l’on reprend le point de vue logique, la catégorie des modèles de la
structure incarnée par la catégorie A dans la sémantique des réels
positifs.
Supposons donné un foncteur V : A → IR+ représentant le prix de
vente pour un offreur des marchandises de A. Un achat des mêmes
marchandises vues sous la même modalité représente également un
foncteur A  : A → IR+. Nous dirons qu’il y a plus-value (globale) s’il
existe une transformation naturelle α  : A → V.  La transformation
naturelle α mesure exactement le gain monétaire de l’offreur lors de
la vente. Si inversement il existe une transformation naturelle β : V →
A, celle-ci mesure la moins-value (globale).
 
Remarque. L’exemple précédent peut être généralisé. En effet, cet
exemple présuppose des nombres (ici les réels positifs) comme
« mesure » du prix. Or on peut imaginer d’autres catégories que IR+,
c’est-à-dire des nombres, ce qui sous-entend ici l’intervention d’une
monnaie munie d’une liquidité absolue pour pouvoir être pensée
comme des nombres et pour jouer le rôle d’une « métrique » (au sens
de Boltanski et Esquerre) des prix et des métaprix. En effet, nous
avons vu qu’il est toujours possible de définir pour deux catégories A
et P la catégorie des foncteurs : Cat(A, P). Néanmoins nous pensons
que toutes les catégories P ne conviennent pas et qu’une catégorie,
pour pouvoir jouer ce rôle de référent des métaprix, doit posséder
certaines structures à l’image de IR+. Ce sont certaines de ces
propriétés, parce qu’elles traduisent des opérations du langage, que
nous développerons dans la suite de ce texte *5.

Définition 6

Soit C une catégorie. Nous dirons qu’un objet x de C est un objet


initial de C si pour tout objet y de C il existe une unique flèche de la
forme :
 
x→y
 
D’après la définition précédente, si une catégorie possède un
objet initial, celui-ci n’est pas nécessairement unique mais unique à
un unique isomorphisme près.
En appliquant la définition précédente à la catégorie opposée Cop
on définit la notion d’objet terminal d’une catégorie C. Un objet x de
C sera dit objet terminal s’il existe pour tout objet y de C une unique
flèche de la forme :
 
y→x
 
Exemple. Dans la catégorie IR+, le réel 0 est (l’unique) objet
terminal de cette catégorie et ∞ est l’unique objet initial. Pour la
catégorie des ensembles Ens, l’ensemble vide Ø est l’objet initial et les
singletons sont les objets terminaux (qui sont uniques à unique
isomorphisme près).
Nous allons aborder à présent le cœur des outils mathématiques
que nous utiliserons par la suite. La notion essentielle est celle
d’extension de Kan qui fournit, lorsqu’elle existe, pour une certaine
situation donnée (un certain diagramme) un foncteur «  bien
déterminé  » vérifiant certaines propriétés données par la situation
considérée.

Définition 7

Soit donné le diagramme suivant :


où A, B, C sont des catégories et F et P des foncteurs.
On dit que F possède une extension de Kan à gauche le long de P
s’il existe un couple (LanpF, α) formé d’un foncteur :
 
LanpF : B → C
 
et d’une transformation naturelle  : α  : F → LanpF ⲟ P, vérifiant la
propriété universelle suivante : pour tout couple (G, β) où G : B → C
est un foncteur et β  : F → G ⲟ P est une transformation naturelle, il
existe une unique transformation naturelle η  : LanpF → G tel pour
tout objet a de A on ait le diagramme commutatif suivant :

Nous représenterons cette situation sous un diagramme de la


forme suivante :
On peut reformuler cette définition de la façon suivante  :
l’ensemble des couples (G, β), où G : B → C est un foncteur et β : F →
G ⲟ P est une transformation naturelle, forme les objets d’une
catégorie dont les flèches sont données par les transformations
naturelles entre les foncteurs des couples précédents. Dire que le
foncteur F possède une extension de Kan à gauche le long de P
revient à dire que la catégorie précédente admet un objet initial (qui
est l’extension de Kan en question).
On définit de manière duale les extensions de Kan à droite d’un
foncteur le long d’un foncteur. Nous noterons RanpF, lorsqu’elle
existe, l’extension de Kan à droite du foncteur F le long du foncteur
P.
Nous utiliserons en premier lieu les cas particuliers d’extensions
de Kan suivants.

Définition 8

Soit F  : A → B un foncteur. Nous dirons que F admet une


colimite s’il existe une extension de Kan à gauche de F le long du
foncteur terminal Tc :
Nous noterons, dans ce cas, l’extension de Kan de F le long du
foncteur terminal colim F (au lieu de LanTcF).
De manière duale, en reprenant les notations de la définition
précédente, nous dirons que F admet une limite s’il existe une
extension de Kan à droite de F le long du foncteur terminal. Dans ce
cas nous noterons lim F.
Se donner un foncteur de la forme * → B signifie se donner un
objet de la catégorie B (qui est l’image par l’unique objet de * par le
foncteur dans B). Ainsi lorsqu’elle existe, une colimite :

est la donnée d’un objet de B que l’on notera par abus encore colim
F, vérifiant la propriété universelle décrite plus haut.
 
Exemple. Dans la catégorie IR+, un foncteur F  : A → IR+ admet
toujours :
— une limite qui est donnée par : , le supremum des F(a).
— une colimite qui est donnée par : , l’infimum des F(a).
Nous dirons qu’une catégorie qui admet toutes ses limites est
complète (i.e. tous les foncteurs qui ont pour but cette catégorie
admettent des limites) et d’une catégorie qui admet toutes ses
colimites qu’elle est cocomplète. Ainsi l’exemple précédent nous dit
que la catégorie IR+ est complète et cocomplète.
Exemple. La catégorie Ens est elle aussi complète et cocomplète.
Nous allons décrire deux classes de cas particuliers de limites et de
colimites, respectivement les produits fibrés et les sommes
amalgamées.
Donnons-nous la catégorie suivante, notée I :

composée de trois objets notés 0, 1 et 2 et de deux flèches différentes


des identités (que nous n’avons par représentées encore une fois) a :
0 → 2 et b : 1 → 2.
La donnée d’un foncteur F  : I → Ens est donc la donnée d’un
diagramme d’ensemble :

où F(0), F(1) et F(2) sont des ensembles et F(a) et F(b) des fonctions.
Pour plus de clarté renommons ces ensembles et fonctions :
F(0) : =A F(1) : =B F(2) : =C F(a) : =f F(b) : =g

Comme la catégorie des ensembles est complète ce


foncteur/diagramme possède une limite que l’on appelle le produit
fibré du diagramme précédent, i.e. qu’il existe un ensemble noté
lim F (ou B ×c A) et des flèches (représentées en pointillés) rendant le
diagramme suivant commutatif :

et vérifiant une propriété universelle que nous ne détaillerons pas par


manque de place. Ce qui nous intéresse ici est que l’on peut décrire
parfaitement les éléments de l’ensemble lim F :
 
lim F ≃ {(x, y) ∈ B × A | g(x) = f(y)}
 
c’est-à-dire que l’ensemble représentant la limite est l’ensemble des
éléments de B et de A qui, par l’image des fonctions g et f,
correspondent dans C.
Sans entrer dans les détails, un travail similaire nous donne la
somme amalgamée (qui est donnée par le produit fibré dans la
catégorie opposée) que l’on représente par le diagramme commutatif
suivant :
L’ensemble colim F (qui se note également B ⊔c A) est quant à lui
donné par :
 
colim F ≃ B ⊔ A/ ∼
 
où B ⊔ A est l’union disjointe des ensembles B et A où l’on a identifié
(quotienté) les points de B ⊔ A par la relation ∼ donnée par :
 
x ∼ y s’il existe z ∈ C tel que g(z) = x et f(z) = y
 
c’est-à-dire, et pour le dire vite, que la colimite est l’ensemble des
éléments de B et de A qui ne sont pas dans l’image des fonctions g et f
auxquels on ajoute le « quotient » précédent.
On peut reformuler les exemples précédents sous la forme du
« schème » (ce terme étant employé ici au sens où il permet de guider
la compréhension sans donner lieu à un énoncé mathématique
précis), suivant sur les limites et colimites :
1.  une limite «  incarne  » ce qu’il y a de commun et/ou
comparable dans un diagramme et « oublie » les différences, et ce de
manière déterminée par le foncteur (propriété universelle),
2.  une colimite «  incarne  » ce qu’il y a de différent dans un
diagramme et « écrase » ce qu’il y a de commun et/ou comparable, et
ce de manière déterminée par le foncteur (propriété universelle).
Nous allons énoncer un théorème sur une condition d’existence
d’extension de Kan, sans en donner la preuve, ni le détail de son
contenu. Retenons qu’il permet, sous certaines conditions, de
produire un foncteur (vérifiant des conditions lui aussi) et donc pour
ce qui nous intéresse de comparer des catégories de marchandises et
cela d’une manière déterminée (propriété universelle).
Théorème. Soit le diagramme suivant entre catégories et foncteurs :

où A est une (petite) catégorie et C est cocomplète.


Alors il existe une extension de Kan à gauche :

donnée pour tout b ∈ B par la colimite :


La notation sous la colimite précédente signifie que l’on fait la
colimite du foncteur (composé) :

où U est un foncteur «  oubli  » («  projection  ») et (P ↓ b) est


la catégorie dont les objets sont les flèches de B de la forme P(a) → b
où a est un objet de A et dont les flèches g → gʹ sont données par les
diagrammes commutatifs :

où f : a → aʹ est une flèche de la catégorie A *6.


 
De manière duale, on a un énoncé équivalent dans le cas où C est
complète. Il existe alors une extension de Kan à droite.
Esquissons un exemple d’utilisation des extensions de Kan dans la
formation des prix.
Un prix est la donnée d’un foncteur : F : A → IR+. Or la catégorie
IR+ est complète et cocomplète. Ainsi d’après les résultats précédents
pour tout foncteur P  : A → B, il existe une extension de Kan à
gauche et à droite :
Quels sont les «  sens  » que peuvent avoir ces constructions  ? Si
l’on pense F comme représentant le métaprix d’un offreur et au
foncteur P comme un déplacement (effectif ou narratif) de
marchandises vues sous le point de vue A vers des marchandises vues
sous le point de vue B (par exemple lorsque P représente
« l’inclusion » des marchandises « structurées » A dans une structure
plus grande B, ou bien dans le cas où P modélise un changement de
«  discours  » sur les marchandises, ou un échange, etc.) on a les
interprétations suivantes *7 :
L’extension de Kan à gauche (LanpF, α) représente en quelque
sorte le profit maximal par le déplacement P et « cohérent » avec
le prix F, ce nouveau prix étant donné par le foncteur LanpF et la
quantification du profit par la transformation naturelle α (la
propriété universelle donnant le caractère «  maximal  »). Le
théorème précédemment cité donne même une formule pour le
calculer.
De manière duale, l’extension de Kan à droite(RanpF,  α)
représente en quelque sorte la perte maximale par le
déplacement P et « cohérente » avec le prix F.
Nous nous arrêterons là dans notre brève esquisse d’une
formulation catégorique de l’étude des structures des marchandises.
La théorie des catégories et ses ramifications possèdent un
foisonnement de concepts qui pourraient s’avérer utiles à une
compréhension de ces structures, et à ce que Boltanski et Esquerre
appellent le «  structuralisme pragmatique  » *8. Le format de ce texte
ne permet que de poser quelques éléments de langage de base pour
une telle entreprise. Après cette introduction générale, nous nous
intéresserons à la formalisation des formes de mise en valeur.

LES FORMES DE MISE EN VALEUR


DE LA MARCHANDISE

Dans cette section nous allons donner les premiers éléments de


formalisation des quatre formes «  pures  » de mise en valeur de la
marchandise  : la forme standard, tendance, collection et actif. Nous
employons le terme «  pure  » car il est bien entendu que des
marchandises peuvent être considérées sous des points de vue
différents. Par exemple, une même montre peut être vue selon les
contextes d’évaluation comme appartenant à la forme standard ou à
la forme collection. Ce sont ces types de cas possibles qui seront
envisagés plus tard, en particulier lorsque ceux-ci peuvent être pensés
comme des « déplacements » d’un type de forme à une autre.
 
Nous résumons ici les hypothèses qui ont guidé notre démarche
par les points suivants :
1.  Un ensemble de marchandises considérées et des relations de
mise « en valeur » entre ces marchandises forment une catégorie (au
sens formel). Par exemple, les marchandises présentes dans un
magasin et les relations de mise en valeur qu’elles entretiennent entre
elles justifiant leurs prix seront modélisées par une catégorie.
2. Les quatre formes de mise en valeur de la marchandise seront
modélisées par quatre types différents de catégories. En effet chacune
des formes de mise en valeur repose d’un type de structure qui lui est
propre, ce qui formellement se traduit par des structures différentes
des catégories modélisatrices. Pour reprendre l’exemple précédent, si
les marchandises présentes dans le magasin sont en relation par
rapport à la structure fournie par la forme standard, la catégorie qui
modélisera cette situation aura une structure propre au type de
catégorie associé à la forme standard.
3. Pour modéliser ces différentes formes nous nous limiterons aux
concepts catégoriques introduits précédemment. Il va donc de soi
que des éléments de structure de chacune des formes qui
mériteraient d’être modélisés ne seront pas considérés.
4.  Nous nous sommes donc globalement limités aux concepts de
limites et de colimites. Une justification de l’intérêt porté à ces
notions tient au schème : ce qui est déterminé structurellement dans
une catégorie l’est lorsqu’il est donné sous forme de limite ou de
colimite d’un foncteur. Réciproquement, la limite (ou colimite) d’un
foncteur, lorsqu’elle existe, est une «  opération  » de détermination.
Ce concept de détermination nous apparaît essentiel dans la
compréhension des structures de la marchandise. Soit par exemple
un style, si l’on prend l’exemple de la forme tendance : un style doit
être suffisamment déterminé pour être un style, c’est-à-dire pour
pouvoir être considéré comme tel par les différents acteurs et être
imité.
5. De plus, nous avons fait l’hypothèse qu’il est nécessaire, dans la
formation des prix et plus généralement dans les déplacements entre
les différentes formes, que les choses en tant que marchandises soient
suffisamment déterminées aux yeux des différents acteurs. Une
montre en quelque sorte «  nue  » de ces propriétés analytiques et
narratives n’a pas de prix ni de métaprix bien fixés. C’est parce
qu’une montre est associée à une marque, à un style, à des propriétés
techniques et que les marques, styles et propriétés techniques sont
suffisamment déterminés par et pour les acteurs (donc reconnus
comme tels) qu’il est possible de la mettre en valeur, et de lui associer
un métaprix.
6. Compte tenu de ces différentes remarques, nous nous sommes
fixé comme but dans cette section de questionner l’existence (ou la
non-existence) de limite et de colimite dans les différents types de
catégories (formelles) associés aux quatre formes de mise en valeur
de la marchandise.
7. Enfin ce questionnement a été guidé par le schème (dual) sur
les limites et colimites que nous rappelons, un foncteur étant vu
comme un diagramme dans une catégorie (la catégorie but) :
a.  une limite «  incarne  » ce qu’il y a de commun et/ou
comparable dans un diagramme et « oublie » les différences, et ce de
manière déterminée par le foncteur (propriété universelle),
b.  une colimite «  incarne  » ce qu’il y a de différent dans un
diagramme et « écrase » ce qu’il y a de commun et/ou comparable, et
ce de manière déterminée par le foncteur (propriété universelle).

La forme standard

Nous noterons St une catégorie de marchandises vues sous la


forme standard, c’est-à-dire dont les relations de mise en valeur, les
flèches de la catégorie, sont données par une structure propre à la
forme standard.
Donnons-nous un diagramme dans cette catégorie, c’est-à-dire un
foncteur : F : D → St, où D est une catégorie.
Appliquons le schème sur les limites et colimites de la forme
standard. Il nous apparaît que :
— la limite de F, lorsqu’elle existe, en tant que « noyau » commun
des objets du diagramme et dont les différences sont exclues,
correspond aux propriétés communes des marchandises et des
relations considérées par le foncteur F. Or comme une limite,
lorsqu’elle existe, est incarnée par un objet (à un unique
isomorphisme près) noté lim F dans la catégorie St, il semble
raisonnable de penser que le type de chose représenté par lim F
incarne le prototype commun aux objets et relations du diagramme
considéré.
—  D’après le point précédent, toutes les limites n’existent pas
nécessairement dans une catégorie de type standard. En effet, il n’y a
pas un prototype commun à un diagramme quelconque de
marchandises. On ne peut pas imaginer un prototype des prototypes,
alors que l’on pourrait imaginer la possibilité d’imaginer une
collection des collections.
—  La colimite de F, lorsqu’elle existe, représente le
« regroupement » des différences des marchandises en identifiant ce
qu’il y a de commun. La forme standard ne considère les différences
entre marchandises que lorsqu’elles sont comparables et comparées,
ce qui nous semble incompatible avec l’existence de colimite. Il serait
possible que des colimites existent dans une catégorie de type forme
standard, sans qu’elles aient un caractère systématique mais
contingent à la catégorie considérée.
Ainsi ce qui caractérisera une catégorie St de marchandises vue
sous la forme standard est l’existence de certaines limites qui
incarneront les prototypes.
Un prix associé à une telle catégorie est la donnée d’un foncteur :
St → IR+. D’après le point 5 précédent, les prototypes sont essentiels
dans la donnée d’un tel foncteur. On en déduit les faits suivants :
1.  Les prototypes agissent comme des marqueurs supérieurs de
prix et de métaprix, au sens où ils ne déterminent pas le prix et le
métaprix des marchandises dont ils sont les prototypes, mais le prix
ou le métaprix de telles marchandises ne peuvent être supérieurs au
prix ou au métaprix du prototype. Pour le dire rapidement, le prix ou
le métaprix d’une telle marchandise ne peut être supérieur au prix et
le métaprix du prototype. Ainsi dans le cas d’un vendeur, le prix d’un
prototype associé à un diagramme de marchandises agit comme une
« limite » supérieure des profits qu’il peut espérer dans la vente d’une
marchandise.
2.  Réciproquement, lorsque ce sont les prix ou les métaprix de
marchandises tombant sous le coup d’un même prototype
(formellement un diagramme de marchandise possédant une limite)
qui sont déterminés, ces prix ou ces métaprix forment une limite
inférieure au prix ou au métaprix du prototype.
Nous allons garder exactement le même raisonnement que
précédemment afin d’analyser les formes tendance, collection et actif.
Nous dessinerons à grands traits les éléments d’analyse qui nous ont
permis de retenir les solutions proposées.

La forme tendance

Nous noterons Td une catégorie de marchandises vue sous la


forme tendance, c’est-à-dire dont les relations de mise en valeur, les
flèches de la catégorie, sont données par une structure propre à la
forme tendance.
Donnons-nous un foncteur : F : D → Td.
Comme précédemment, appliquons le schème sur les limites et
colimites de la forme tendance. On a alors :
— La limite de F, lorsqu’elle existe, incarne le « noyau » commun
des objets du diagramme et dont les différences sont exclues. Or la
«  dimension la plus pertinente de la forme tendance  » est «  de
prendre en charge et d’anticiper le cycle de vie non seulement des
produits, en tant qu’entités matérielles, mais surtout des différences
dont ils sont les supports ». Alors qu’il n’y a pas de colimites dans la
forme standard, c’est, dans la forme tendance, la notion de limite qui
n’est pas saillante (même s’il n’est pas exclu ici aussi que des limites
existent dans une catégorie de type forme tendance mais ces limites
n’ont pas de caractères systématiques et sont contingentes à la
catégorie particulière considérée).
—  La colimite de F peut, quant à elle, faire sens dans la forme
tendance. En ce qu’elle représente le «  regroupement  » des
différences des marchandises en identifiant ce qu’il y a de commun,
la colimite de F, lorsqu’elle existe, incarne la notion style sous
laquelle sont vues les marchandises considérées. Ici le style est vu
comme une chose reconnaissable par les différents acteurs selon ce
point de vue tendance, ce qui justifie sa modélisation comme
colimite. Le « style » comme il n’est pas concrètement incarné forme
un objet « idéel » et pour cela potentiellement évanescent (à l’image
des collections idéelles).
—  D’après le point précédent, toutes les colimites n’existent pas
nécessairement dans une catégorie de type tendance.
Un diagramme quelconque de marchandises vues sous la forme
tendance ne possède pas nécessairement un style. Ainsi ce qui
caractérisera une catégorie Td de marchandises vues sous la forme
tendance est l’existence de certaines colimites qui incarneront les
styles.
Un prix associé à une telle catégorie est la donnée d’un foncteur :
P  : Td → IR+. Ce sont les styles qui sont donc prégnants dans la
donnée d’un tel foncteur. En tant que colimite, on en déduit les faits
suivants relatifs aux styles :
1. Les styles agissent comme des marqueurs inférieurs de prix ou
de métaprix, au sens où ils fixent un montant inférieur aux
marchandises considérées. Cela traduit le fait que les marchandises
achetées dans la forme tendance le sont d’abord pour leurs styles ou
bien en tant que signes. Le prix ou le métaprix d’une telle
marchandise ne peuvent être inférieurs au prix et au métaprix
donnés au style dans lequel elle s’insère. Ainsi dans le cas d’un
offreur, le prix ou le métaprix d’un style associé à un diagramme de
marchandises agit comme une « limite » inférieure des prix qu’il peut
espérer dans la vente d’une marchandise.
2.  Réciproquement, lorsque c’est le prix ou le métaprix de
marchandises tombant sous le coup d’un même style qui est
déterminé, ces prix ou métaprix forment une limite supérieure au
prix ou métaprix associés au style.

La forme collection

Nous noterons Col une catégorie de marchandises vues sous la


forme collection, c’est-à-dire dont les relations de mise en valeur, les
flèches de la catégorie, sont données par une structure propre à la
forme collection.
Donnons-nous un foncteur : F : D → Col.
Appliquons le schème sur les limites et colimites de la forme
collection. Il vient alors :
—  La limite de F incarne une collection (idéelle ou non) dont,
pour reprendre le vocabulaire de Boltanski et Esquerre, le foncteur
incarne le principe directeur.
—  D’après le point précédent et à la différence des formes
standard (pour les limites) et tendance (pour les colimites), toutes les
limites existent dans une catégorie de type collection. Un diagramme
quelconque de marchandises vues sous la forme collection fournit
toujours un principe directeur valable pour une collection.
—  Les colimites n’existent pas nécessairement (i.e. sauf de
manière contingente) dans une catégorie de marchandises vues sous
la forme collection. En effet ce qui caractérise des marchandises vues
sous le prisme de la forme collection étant la proéminence de
conventions plus ou moins partagées supportant une collection
(idéelle ou non), la notion de colimite ne semble pas intervenir de
manière systémique.
Ce qui caractérisera une catégorie Col de marchandises vues sous
la forme collection est l’existence de toutes les limites dans cette
catégorie, limites qui incarneront les collections.
Un prix associé à une telle catégorie est la donnée d’un foncteur :
P : Col → IR+. Ce sont les collections qui sont déterminantes dans la
donnée d’un tel foncteur. En tant que limite, on en déduit les faits
suivants :
1.  Les collections agissent comme des marqueurs supérieurs de
prix ou de métaprix, au sens où ils fournissent un montant supérieur
aux marchandises considérées. Le prix ou le métaprix d’une
marchandise sous ce point de vue ne peut être supérieur au prix ou
au métaprix donné par la collection (idéelle ou non) dans laquelle
elle s’insère. Ainsi dans le cas d’un vendeur, le prix ou le métaprix
d’une collection associée à un diagramme de marchandises agissent
comme une « limite » supérieure des profits qu’il peut espérer dans la
vente d’une marchandise.
2.  Réciproquement, lorsqu’il s’agit du prix ou du métaprix de
marchandises participant à une même collection qui sont
déterminées, ces prix ou ces métaprix forment une limite inférieure
au prix et au métaprix de la collection. Pour le dire en langage
courant, cette propriété acte la cohérence banale qui veut qu’un
tableau ne peut pas valoir plus cher que la collection dont il fait
partie.
La forme actif

Nous noterons Ac une catégorie de marchandises vues sous la


forme actif, c’est-à-dire dont les relations de mise en valeur, les flèches
de la catégorie, sont données par une structure propre à la forme
actif.
Soit un foncteur : F : D → Ac.
Appliquons une dernière fois le schème sur les limites et colimites
de la forme actif. On a alors les faits suivants :
—  Les limites n’existent pas nécessairement dans une catégorie
vue sous la forme actif. La raison en est que ce qui caractérise des
marchandises vues sous le prisme de la forme actif sont «  les
différences relatives au degré auquel les choses peuvent être aisément
converties en monnaie  ». En faisant abstraction de leurs propriétés
communes, la notion de limite ne semble pas faire réellement sens.
—  La colimite de F incarne, quant à elle, la liquidité que
manifestent les marchandises considérées par le point de vue fourni
par le foncteur F. La liquidité en tant qu’elle est largement employée
dans le discours des acteurs sociaux lorsqu’ils se réfèrent à des
marchandises vues sous la forme actif suppose une liquidité idéelle, à
l’image des collections idéelles pour la forme collection. Mais la
différence est que cette liquidité idéelle est commune à toutes les
marchandises.
—  Il ne nous semble pas excessif de supposer que toutes les
colimites existent dans une catégorie de type actif. Les différences
entre des marchandises représentant un diagramme de marchandises
vues sous la forme actif peuvent être toujours mises entre parenthèses
pour n’en garder que leur liquidité.
Ainsi ce qui caractérisera une catégorie Ac de marchandises vues
sous la forme actif est l’existence de toutes les colimites dans cette
catégorie, colimites qui incarneront les différentes liquidités ou
marqueurs de liquidités.
Un prix associé à une telle catégorie est la donnée d’un foncteur :
P  : Ac → IR+. Ce sont ici les marqueurs de liquidité qui sont
déterminants dans la donnée d’un tel foncteur. En tant que colimite,
on en déduit les propriétés suivantes :
1.  Les marqueurs de liquidité agissent comme des marqueurs
inférieurs de prix ou de métaprix, au sens où ils fournissent une
valeur numéraire inférieure aux marchandises considérées. Le prix
ou le métaprix d’une marchandise sous ce point de vue ne peuvent
être inférieurs au prix ou au métaprix donnés par la liquidité dans
laquelle elle s’insère. Ainsi dans le cas d’un vendeur, le prix ou le
métaprix de la liquidité associée à un diagramme de marchandises
agit comme une «  limite  » inférieure des profits qu’il peut espérer
dans la vente d’une marchandise.
2. Réciproquement, lorsqu’il est question du prix ou du métaprix
de marchandises possédant une même liquidité, ces prix ou ces
métaprix forment une limite supérieure au prix ou au métaprix de
cette liquidité.
Les propriétés universelles des limites et colimites, que nous
n’avons pas détaillées, peuvent également servir à modéliser des
stratégies possibles de mise en valeur des marchandises ainsi que des
« incohérences » structurelles lors d’échanges marchands.

Quelques remarques sur cette formalisation

Nous résumons la formalisation précédente par le tableau


suivant :

formes de standard tendance collection actif


mise en valeur
existence de dans dans tous les
limites quelques cas ∅ cas collections ∅
« traductions » prototypes
existence de dans dans tous les
colimites ∅ quelques cas ∅ cas marqueurs
« traductions » styles de liquidité

On peut faire alors quelques remarques :


—  Les catégories de type standard et tendance sont
« incomplètes » par rapport aux formes collection et actif au sens où
elles ne sont pas fermées pour les opérations de limites et colimites
respectivement. Or, si l’on fait l’hypothèse que les pratiques sociales
inhérentes aux marchandises tendent à aller vers une certaine
clôture, il apparaît que les formes collection et actif sont, en ce sens,
plus stables. D’un point de vue «  langagier  », si l’on considère les
opérations de limites et colimites comme des opérations du langage,
cela signifie que la structure des formes standard et tendance est donc
incomplète pour ces opérations. Ainsi, si l’on considère que les
pratiques sociales conduisent au «  dépassement  » de ces opérations,
les formes collection et actif forment ou peuvent former alors un
« refuge » pour l’expression de ces opérations.
—  Il apparaît également des formes de «  dualités  ». En se
rappelant que les limites dans une catégorie deviennent des colimites
dans la catégorie opposée (et inversement) et si l’on interprète cette
dernière notion comme « un renversement du rapport au temps des
relations de mise en valeur », on peut faire la remarque suivante : les
formes standard et tendance sont sous un rapport au temps inverses
l’une de l’autre, de même que les formes collection et actif. La
structure de la forme standard est tournée vers la durée alors que
celle de la forme tendance est celle de la brièveté. La forme collection
privilégie les narrations orientées vers le passé alors que la forme actif
privilégie celles vers le futur.
C’est en considérant les remarques précédentes que nous allons
nous intéresser maintenant aux déplacements entre les différentes
formes.

TRANSITIONS ENTRE LES FORMES

Dans la section précédente, nous avons associé à chacune des


formes l’existence (ou la non-existence) de limites et de colimites.
Les (co)limites en tant «  qu’elles sont déterminées  » forment des
marqueurs qui jouent un rôle important dans l’attribution des
métaprix et des prix. Existe-t-il des déplacements (formellement des
foncteurs) d’une catégorie de marchandises vues sous la forme
standard vers une catégorie de marchandises vues sous la forme
collection qui « respectent » les limites ? Ou des déplacements d’une
forme tendance vers une forme actif qui respectent les colimites ? etc.
Lorsqu’un foncteur envoie les (co)limites d’une catégorie vers des
(co)limites de la catégorie but, nous dirons que ce foncteur commute
aux (co)limites.
Le formalisme que nous avons introduit nous donne douze cas.
L’analyse des différents types de foncteurs fait apparaitre que certains
processus de mise en valeur ne sont pas internes à des formes mais
résultent de déplacements entre différentes formes.
Nous donnerons sous forme de liste l’analyse du « sens » (ou du
non-sens) que chacun de ces cas a dans l’étude du cosmos de la
marchandise :
1. Un foncteur F : Tdop → St qui commute aux limites (lorsqu’elles
existent). Un tel foncteur transforme un style (colimite dans la forme
tendance) vers un « prototype » (limite dans la forme standard). Un
tel foncteur, si on le pense sous la forme d’un déplacement,
correspond à l’incarnation d’un style en ce que nous appellerons un
modèle.
2.  Un foncteur F  : Stop → Td qui commute aux colimites
(lorsqu’elles existent). Ce cas est le «  dual  » du précédent. Il
transforme un « prototype » en un style. Cette opération donne lieu à
la création de marque (au sens de l’exemple d’Apple et de l’iPhone,
la marque DS pour le groupe PSA, etc.).
3. Un foncteur F : St → Col qui commute aux limites. Un foncteur
de ce type transforme un «  prototype  » en une collection
(potentiellement idéelle).
4.  Un foncteur F  : Col → St qui commute aux limites. Une
collection est ici transformée en un «  prototype  ». Toutefois, ce
déplacement est empêché par «  l’interdit de reproduction  » dans la
forme collection  : ce n’est pas un interdit qui correspond à une
impossibilité matérielle, puisqu’il existe des copies d’œuvres dans des
musées se substituant aux originaux qui sont placés dans des
conditions propres à garantir au mieux leur conservation. Mais un tel
déplacement conduirait à diminuer le prix d’une chose, et, par
conséquent, les métaprix de toutes les choses d’une même collection.
5.  Un foncteur F  : Colop → Ac qui commute aux colimites. Un
exemple d’un tel foncteur qui transforme une collection en un
marqueur de liquidité est donné par n’importe quel cas dans lequel
un objet susceptible d’être collectionné est utilisé comme monnaie de
substitution (timbres, pièces de monnaie et médailles, etc.).
6.  Un foncteur F  : Acop → Col qui commute aux limites.
Inversement, ce type de foncteur incarne les situations comme celles
de philatélistes, ou de numismates, qui font basculer des choses en
tant qu’actif vers la forme collection.
7.  Un foncteur F  : Tdop → Col qui commute aux limites. Un
exemple de foncteur qui déplace un style vers une collection : les sacs
Hermès, etc.
8.  Un foncteur F  : Colop → Td qui commute aux colimites. Ici les
collections servent de ressources pour des styles. Par exemple, des
designers ou des créateurs de mode qui se réfèrent à des choses de
collection pour élaborer des objets qui sont destinés à devenir autant
de nouveaux styles.
9.  Un foncteur F  : Td → Ac qui commute aux colimites. Cela
renvoie à des choses achetées comme actifs, alors qu’elles ne sont pas
à la mode, mais dans la perspective qu’elles le deviennent un jour, et
qu’elles pourront être revendues alors à un prix plus élevé.
10. Un foncteur F : Ac → Td qui commute aux colimites. Ce type
de foncteur déplace un marqueur de liquidité (la colimite de la
forme actif) vers un style. Les phénomènes du type démonstration de
richesses, ostentations, etc., rentrent dans ce cadre.
11. Un foncteur F : Stop → Ac qui commute aux colimites. Dans ce
cas les « prototypes » deviennent des marqueurs de liquidité. On peut
penser au cas des brevets déposés, non pour leur utilité immédiate en
termes de production de spécimen, mais pour leur puissance
marchande future.
12. Un foncteur F : Acop → St qui commute aux limites. Le cas dual
du précédent est celui où des marqueurs de liquidité sont déplacés
vers des « prototypes ».

OUVERTURES POSSIBLES
La section précédente considère la marchandise lorsqu’elle se
présente sous des formes « pures » (standard, tendance, collection et
actif) et ses différents déplacements entre ces formes « pures ». Or il
nous semble que la « réalité » sociale participe majoritairement à des
compositions de ces différents points de vue. Il n’est pas nécessaire
non plus de supposer M, une telle catégorie, comme engendrée par
uniquement quatre types de flèches  : standard, tendance, collection
et actif. Il serait intéressant de se demander si d’autres types de
flèches, i.e. d’autres formes de mise en valeur, peuvent apparaître. La
difficulté est d’étudier ces structures non homogènes. Parmi la
multitude des axes de recherche possibles, en sus d’une poursuite du
développement des concepts catégoriques de base que nous avons
évoqués dans la première section qu’il serait nécessaire de faire,
signalons-en deux, qui nous semblent en quelque sorte
complémentaires :
1. Le premier est celui de la théorie des catégories enrichies telle
que développée dans l’ouvrage de Max Kelly. Il nous semble qu’un tel
formalisme est motivé par le fait qu’une catégorie de la marchandise
ne peut « modéliser » raisonnablement un « monde propre » dans ce
qu’il a de spécifique, que si elle possède «  assez  » d’ampleur pour
avoir la capacité d’inclure dans ce monde propre des éléments croisés
en chemin. Formellement, dans le cadre où nous nous limitons ici, la
catégorie M doit posséder, par exemple, suffisamment (quant à
l’usage/besoin) d’opérations/structures (limite, colimite, structure
monoïdale, etc.) et d’expressivité interne *9, comme c’est le cas
lorsque M est un cosmos (mais d’autres structures sont possibles). Par
exemple lorsque M est un cosmos, on peut produire la notion de
catégorie enrichie sur M, qui est une « sorte » de catégorie dont les
flèches entre les objets ne forment plus un ensemble mais sont
données par des objets de M, c’est-à-dire où les hom(x, y) ne sont pas
des ensembles mais des objets de M.  La théorie des catégories dont
notre texte traite est sous ce vocable, celui de la théorie des catégories
enrichies sur Ens (la catégorie des ensembles) et les concepts que
nous avons introduits se définissent également dans le monde des
catégories enrichies sur un cosmos. Dans ce langage les relations
entre les objets sont données par la « logique » de M. Par exemple les
relations entre deux objets peuvent être données par un réel positif
dans le cas des catégories enrichies sur IR+ (e.g. hom(x, y) = 5) *10 ou
par des marchandises dans le cas enrichi sur M où M est un cosmos
de marchandises. Dans ce dernier cas, on peut penser, par exemple si
les objets d’une M-catégorie sont interprétés comme étant des
personnes, une M-catégorie comme une structure où les relations
entre les personnes sont incarnées par des marchandises de M et les
relations entres ces marchandises (phénomènes de réification des
rapports sociaux, etc.). Une critique que nous pouvons faire à notre
formalisme des formes de mise en valeur est qu’il ne dit rien ou
presque sur les rapports entre les marchandises : elles sont là, comme
tombées du ciel, données par des considérations «  extérieures  » et
forment des ensembles. Le formalisme des catégories enrichies peut
quant à lui permettre de donner plus de corps aux
rapports/différences entre les marchandises/personnes et
notamment produire des théories plus quantitatives (l’exemple des
catégories enrichies sur IR+ qui sont des espaces métriques
généralisés). Peut-être pourrait-on donner des formalisations plus
précises des formes de mise en valeur dans ce cadre ?
2.  L’autre axe possible que nous souhaitons mettre en avant est
celui donné par la notion de localisation et de foncteur dérivé (nous
renvoyons pour le côté formel à l’ouvrage de William G. Dwyer et al.,
ainsi qu’à l’article de Bruno Kahn et Georges Maltsiniotis). Si, pour le
formuler succinctement, le point précédent renvoie au geste de
création de concepts de façon à rendre compte de différentiation
entre objets, ce second axe que nous proposons incarne en quelque
sorte le geste complémentaire  : la capacité à identifier comme
« similaire » le déjà-là. Supposons donnée une catégorie C. Supposons
également donnée une classe de flèches W de la catégorie C. On peut
alors produire une nouvelle catégorie W–1C, appelée la localisation de
C par W, possédant les mêmes objets que C mais dans laquelle on a
inversé formellement les flèches de W, i.e. où l’on a forcé les flèches
de W à être des isomorphismes. On rappelle que, dans une catégorie,
deux objets sont isomorphes s’il existe un isomorphisme qui les
«  relie  », et que des objets isomorphes sont en quelque sorte
structurellement (i.e. du point de vue de la catégorie considérée)
identiques/identifiables. La difficulté est alors de «  comprendre  » la
catégorie W–1C (lorsque l’on rajoute formellement des flèches à une
catégorie pour en faire une autre catégorie, les nouvelles
compositions et l’associativité de ces compositions produisent en
général un grand nombre de nouvelles relations entre les flèches).
D’un point de vue moins formel, les flèches de W fournissent autant
de critères d’identification des objets qu’elles relient, et la localisation
W–1C est le résultat de ces identifications. Ainsi la classe des flèches W
fournit/décrit les objets qui seront identifiés, c’est-à-dire les objets
que l’on souhaite voir comme « égaux » (i.e. isomorphes en langage
formel), et en même temps la manière dont ces objets sont rendus
« égaux » (donné par les flèches de W). Il existe un foncteur, appelé
foncteur de localisation :
 
γ : C → W–1C
 
qui envoie toute flèche de W sur un isomorphisme de W–1C et qui
vérifie une propriété universelle qui dit, en un certain sens, que c’est
«  la plus petite  » catégorie ayant cette propriété. On peut appliquer
ce qui précède à une catégorie M de marchandises et prendre par
exemple W une classe de flèche représentant des relations de mise en
valeur tombant sous le coup de la forme standard par exemple. La
catégorie W–1M représente la structure obtenue après avoir
«  identifié  » les marchandises par ces flèches. Réciproquement on
peut se poser la question de savoir si, pour une catégorie de
marchandise M, il existe une classe de relations de mise en valeur W
telle que, si l’on identifie les objets entre eux qu’elle contient (suivant
les flèches), on obtient une catégorie du type standard, i.e. si W–1M est
une catégorie de type standard (i.e. possédant certaines limites). Cette
question formelle peut se traduire sous la forme  : en grossissant
certains traits d’analyse des rapports de mise en valeur entre des
marchandises données, peut-on voir ces marchandises et leurs
relations comme étant du type de la forme standard  ? On peut
également s’intéresser à l’existence/la production de foncteurs entre
catégories et aux comportements de ces foncteurs après localisation :

On tombe alors dans le monde des foncteurs dérivés (qui sont des
cas particuliers d’extensions de Kan). Par exemple si D =  IR+, F
représente un prix et l’existence de foncteurs dérivés permet de poser
les problèmes d’existence de prix après avoir « grossi les traits » entre
certaines marchandises et qui restent cohérents au prix F. Nous
pensons que ces considérations permettraient de produire des
résultats formels pour une analyse qualitative de la structuration des
marchandises.

RÉFÉRENCES

William G.  DWYER, Philip S.  HIRSCHHORN, Daniel M.  KAN et Jeffrey
H. SMITH, Homotopy limit functors on model categories and homotopical
categories, American Mathematical Society Providence, RI, 2004.
Max KELLY, Basic concepts of enriched category theory, vol.  64, CUP
Archive, 1982.
Bruno KAHN et Georges MALTSINIOTIS, Structures de dérivabilité,
Advances in Mathematics 218 (2008), no 4, 1286-1318.
Masaki KASHIWARA et Pierre SCHAPIRA, Categories and sheaves, vol.  332,
Springer Science & Business Media, 2005.
F. William LAWVERE, Metric spaces, generalized logic, and closed categories,
Rendiconti del seminario matématico e fisico di Milano 43 (1973),
no 1, 135-166.
Saunders MAC LANE, Categories for working mathematicians  : Second
edition, Berlin, Springer, 1998.

*1. Le lecteur curieux pourra consulter à ce sujet les articles du


physicien/mathématicien John Baez sur son site : math. ucr. edu/home/baez/, ainsi que le
blog : johncarlosbaez. wordpress.com/.
*2. Ce « la » employé ici n’est pas « neutre ». La catégorie terminale est unique au sens
catégorique, i.e. à un unique isomorphisme (de catégorie) près.
*3. Nous évacuons dans ce texte les problèmes liés à la cardinalité et nous renvoyons à
l’ouvrage de Saunders Mac Lane ainsi qu’à celui de Masaki Kashiwara et Pierre Schapira.
*4. Dire que le diagramme est commutatif signifie que l’on a égalité quant à la
composition des flèches : αy ⲟ F(f) = G(f) ⲟ αx.
*5. En l’état actuel de nos réflexions, des catégories qui pourraient être de bons
candidats (pour débuter du moins) sont les catégories que Jean Bénabou appelle des cosmos,
c’est-à-dire des catégories monoïdales symétriques fermées complètes et cocomplètes dont
deux exemples sont IR+ et Ens. Un cosmos permet de développer une « bonne » théorie des
catégories enrichies (cf. la référence classique Max Kelly). Même si l’on peut définir des
notions d’enrichissement plus faibles, le cadre des cosmos permettrait, il nous semble, de
produire un langage plus expressif pour relayer une analyse critique fine de la sphère de la
marchandise.
*6. La catégorie (P ↓ b) est un exemple de ce que l’on appelle une comma-catégorie.
*7. Pour rendre plus «  justes  » ces interprétations, il nous faudrait dégager des
propriétés particulières au foncteur P (comme la pleine fidélité) que nous n’avons pas la
place de détailler ici.
*8. En particulier, nous avons passé sous silence les notions très riches d’équivalence de
catégories et d’adjonction qui peuvent facilement être introduites avec le matériel donné
mais également des procédés de constructions de catégories comme les comma-catégories.
La notion de comma-catégorie permet de produire une catégorie, donc des relations de mise
en valeur dans notre cas, à partir de foncteurs. Par exemple pour deux foncteurs (prix)
donnés F  : A → IR+ et G  : B → IR+ la comma-catégorie (F ↓ G) incarne la production de
relations de mise en valeur (et la cohérence entre ces relations de mise en valeur) produites
par les prix F et G.
*9. On pense en particulier à la notion d’hom interne, c’est-à-dire de l’existence d’un
objet de la catégorie rendant compte (en interne) des «  flèches  ». Par exemple, dans la
catégorie des ensembles les flèches sont des fonctions et « l’ensemble » des fonctions de X
vers Y, deux ensembles, est bien un ensemble, noté YX.
*10. Les catégories enrichies sur IR+ forment une généralisation des espaces métriques
(cf. l’article séminal de F. William Lawvere). Ce cas permet de considérer les marchandises
comme différenciées directement par une valeur numéraire, un réel positif, incarnant le
métaprix/prix relatif entre les marchandises. À la différence des espaces métriques, ce cadre
permet de formuler le fait que des marchandises différentes peuvent avoir même
métaprix/prix (i.e. avoir un métaprix/prix relatif nul). En effet dans un espace métrique
deux points situés à une distance nulle sont égaux. Cela signifie dans ce cadre enrichi
simplement qu’elles sont isomorphes (au sens des catégories enrichies sur IR+) et surtout pas
nécessairement égales comme la structure d’un espace métrique l’imposerait.
APPENDICES
Remerciements

Nous avons bénéficié pour réaliser ce travail de l’aide de nombreuses personnes qu’il
serait impossible de toutes nommer.
Nous tenons à remercier d’abord toutes celles et tous ceux qui ont participé à notre
séminaire de l’EHESS entre 2012 et 2016. En 2012-2013, sont notamment intervenus Michela
Barbot, Christian Bessy, Sébastien Chauvin, Bruno Cousin, Emmanuel Didier, Jeanne Favret-
Saada, Marion Fourcade, Marie-France Garcia-Parpet, Isabelle Graw, Catherine Grenier,
Guido Guerzoni, Bérénice Hamidi-Kim, Laurent Jeanpierre, Lucien Karpik, Jeanne Lazarus,
Patrice Maniglier, André Orléan, Olivier Roueff, Simon Sussen, Mathieu Trachman,
Emmanuel de Vienne, Daniel Urrutiaguer. En 2013-2014  : Fabien Accominotti, Jacques
Bournay, Delphine Corteel, Sophie Cras, Camille Herlin-Giret, Judith Ickowicz, Anne
Jourdain, Michal Kozlowski, Michèle Lamont, Sylvain Laurens, Ashley Mears, Michel Melot,
Alain Quemin, Thomas Piketty, Cyprien Tasset, Laurent Thévenot, Tommaso Vitale, Loup
Wolff. En 2014-2015 : Thierry Bonnot, Marie-Charlotte Calafat, Bernard Conein, Élise Dubuc,
Stéphane Gerson, Marie Gouyon, Frédéric Keck, Anthony Kuhn, Baptiste Monsaingeon, Yves
Moulin, Fabian Muniesa, Frédérique Patureau, Michel Rautenberg, Bénédicte Savoy, Martine
Segalen, Olav Velthuis.
Des éléments de ce travail ont été publiés au fur et à mesure de son élaboration, et nous
tenons particulièrement à remercier les comités de rédaction et les relecteurs de Sociologie,
des Temps modernes, de Teoria Politica et de Valuation Studies.
Nous avons présenté ce travail lors de différents colloques et conférences  : au musée
Kunstsammlung à Düsseldorf en janvier  2014 à l’invitation de Heinz-Norbert Jocks  ; au
Mucem à Marseille en janvier  2014 à l’invitation de Delphine Corteel  ; au musée d’art
moderne à Varsovie en novembre  2014 à l’invitation de la Fondation Bec Zmiana et à
l’initiative de Michal Kozlowski  ; au Centro de Cultura Contemporànea de Barcelona
(CCCB) en février  2015 à l’initiative de Peter Wagner  ; à l’université de Westminster à
Londres en juin 2015 à l’initiative de Chantal Mouffe ; à l’occasion du 50e anniversaire de la
Danish Sociological Association à Copenhague en octobre  2015 à l’initiative de Niels
Albertsen  ; à l’université de Turin en mars  2016 à l’initiative de Massimo Cuono, où nous
avons eu le plaisir de débattre une première fois avec Nancy Fraser ; en mai 2016 à New York,
tout d’abord à la New School for Social Research, à l’invitation de Mark Greif, et où nous
avons continué notre discussion avec Nancy Fraser ; puis à la Maison française de New York
University, où nous avons été accueillis par Frédéric Viguier et Stéphane Gerson  ; enfin à
l’université de Princeton dans le cadre du Fung Global Fellows Program.
Nous avons beaucoup appris des interventions et des discussions au cours du séminaire
« Valeur, prix et politique » organisé par Christian Bessy à l’ENS-Cachan pendant les années
2012-2015, ainsi qu’au séminaire « Art/Valeur » coorganisé notamment par Patrice Maniglier
en 2014-2016 au musée du Quai Branly, ce qui nous a donné l’occasion de présenter notre
travail à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier en octobre 2015. Nous avons aussi
présenté et échangé utilement au séminaire «  Anthropologie à Nanterre  » du LESC en
décembre  2013 à l’université Paris-Ouest Nanterre  ; lors d’une conférence Max Po à
Sciences Po Paris, à l’initiative d’Olivier Godechot, en décembre 2014 ; et lors d’une séance
du séminaire « Exercer la domination » à l’ENS — Ulm en mai 2016, à l’initiative de Pierre
Alayrac.
Une version quasi achevée du manuscrit a été discutée lors d’une journée qui a lui a été
consacrée le lundi 4 juillet 2016 au LESC à l’université Paris-Ouest Nanterre, laboratoire que
nous remercions pour son accueil, et nous sommes particulièrement reconnaissants à nos
lecteurs, qui sont à la fois des collègues et des amis, pour leurs commentaires : Pierre Alayrac,
Guillaume Couffignal, Sophie Cras, Laurent Jeanpierre, Jeanne Lazarus, Patrice Maniglier,
Ismaël Moya et Cyprien Tasset. Nous avons aussi beaucoup bénéficié des remarques de Bruno
Cousin et d’Olivier Favereau et du soutien de l’IRIS et de son directeur : Marc Bessin. Patrice
Maniglier a été un interlocuteur constant, qui a accompagné et enrichi notre réflexion,
notamment en faisant le lien avec la philosophie, tandis que Guillaume Couffignal faisait le
lien avec les mathématiques.
Pour réaliser notre enquête, nous avons mis à contribution de nombreux informateurs :
antiquaires, artisans, artistes, cadres d’entreprise, entrepreneurs, collectionneurs,
commissaires-priseurs, critiques d’art, conservateurs et curateurs, hauts fonctionnaires, élus,
ou encore membres du personnel de collectivités locales. Nous les remercions ici pour leur
confiance et leur disponibilité.
Nous remercions Thomas Pogu pour sa relecture attentive du manuscrit.
Enfin, ce livre n’aurait pas pu exister sans la générosité et l’amitié de notre éditeur, Éric
Vigne.
Bibliographie

ABBOTT, Andrew, « The Problem of Excess », Sociological Theory, 2014, vol. 32 (I), 1-26.
ACCOMINOTTI, Fabien, «  The Price of Purity. Brokerage as Consecration in the Market for
Modern Art, American Journal of Sociology, forthcoming, under review.
AKERLOF, George, «  The market for ‘lemons’  : quality, uncertainty and the market
mechanism », Quarterly Journal of Economics, vol. 84, 1970, p. 488-500.
AMOSSÉ, Thomas, « La nomenclature socio-professionnelle : une histoire revisitée », Annales
HSS, t. 68, no 4, 2013, p. 1039-1075.
ANGELETTI, Thomas, Le Laboratoire de la nécessité. Économistes, institutions et qualifications de
l’économie, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2013.
ANSART, Pierre, Marx et l’anarchisme, Paris, PUF, 1969.
APPADURAI, Arjun (éd.), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective,
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ARENDT, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1961).
ARISTOTE, La Métaphysique, Paris, Vrin, 1981.
ARON, Raymond, Les Sociétés modernes (textes rassemblés et introduits par Serge Paugam), Paris,
PUF, 2006.
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Notes

AVANT-PROPOS

1. Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », Écrits français, Paris, Gallimard,


coll. Bibliothèque des idées, 1991 (1939), p. 290-309.
2. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », ibid., p. 333-356.

I
L’ÂGE DE L’ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT

1. Voir, pour une synthèse, Lilas Demmou, La Désindustrialisation en France,


document de travail de la Direction générale du Trésor, no 2010/01, juin 2010.
2. Vincent Hecquet, «  Emploi et territoires de 1975 à 2009  : tertiarisation et
rétrécissement de la sphère productive », Économie et Statistique, no 462-463, Insee, 2013,
p. 25-68.
3. Martin Fortes, «  Spécialisation à l’exportation de la France et de quatre grands
pays de l’Union européenne entre 1990 et 2009 », Trésor-Éco, no 98, février 2012.
4. Voir Alain Touraine, La Société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, et Daniel Bell,
Vers la société post-industrielle, Paris, Robert Laffont, 1999 (1973). Voir aussi, pour une
critique de la pertinence de la notion de société postindustrielle afin de caractériser les
sociétés européennes contemporaines, Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes.
Retour sur Tönnies, Simmel et Weber, Paris, La Découverte, 2012, p. 317-322.
5. Lilas Demmou, op. cit.
6. Voir Robert Brenner, The Boom and the Bubble. The  US in the World Economy,
Londres, Verso, 2003.
7. Vincent Hecquet, loc. cit.
8. Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris, Seuil,
2012.
9. Laurent Davezies, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses,
Paris, Seuil, 2008, p. 50.
10. Ibid., p. 58-59.
11. Dans un tiers des ménages français, la personne de référence est retraitée. Pour
une analyse statistique de la répartition des retraités, voir Jean-François Léger, «  La
répartition géographique des retraités  : les six France  », Population & Avenir, no  716,
janvier-février 2014. C’est au nord-est, dans les anciennes régions industrielles, que l’on
trouve la plus grande proportion d’ouvriers ou d’employés retraités aux revenus bas.
Quant aux cadres retraités, dont la présence est particulièrement élevée dans les grands
centres urbains, ils sont également de plus en plus nombreux dans des territoires moins
urbanisés situés dans les régions littorales et les régions du sud, du fait de «  flux
migratoires et économiques très sélectifs (retraités avec des revenus élevés) », (voir aussi
Jean-Marc Zaninetti, « Les retraités en France : des migrations pas comme les autres »,
Population & Avenir, no 703, mai-juin 2011).
12. Gwendoline Volat, «  L’habitat rural entre 1999 et 2009  : des évolutions
contrastées  », Le Point sur, Commissariat général au développement durable, no  179,
décembre 2013.
13. Laurent Davezies, La République et ses territoires, op. cit., p. 68.
14. Cet horizon du capitalisme intégral où chacun est appelé à devenir marchand
contraste avec celui des marchands commerçant au loin au XVIIIe siècle, tels qu’ils ont été
décrits par Francesca Trivellato, qui lie indissociablement les marchands comme
catégorie à part (en l’occurrence des juifs sépharades de Livourne en Toscane) et la
marchandise (notamment le corail et le diamant). Voir Francesca Trivellato, Corail contre
diamants. De la Méditerranée à l’océan Indien au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 2016 (2009).
15. Voir particulièrement, pour la littérature de langue française, Nathalie Heinich,
De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2012.
16. Voir Alain Desrosières, Laurent Thévenot, Les Catégories socio-professionnelles,
Paris, La  Découverte, 1988, et, pour une mise au point récente, Thomas Amossé, « La
nomenclature socio-professionnelle  : une histoire revisitée  », Annales HSS, t.  68, no  4,
2013, p. 1039-1075. On peut chercher à chiffrer la population qui nous intéresse ici en
prenant appui sur les enquêtes de l’Insee. Mais, étant donné la structure de ces enquêtes
et les nomenclatures qu’elles utilisent, ce chiffrage est particulièrement difficile à
réaliser, et peut toujours être contesté.
17. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ont proposé, pour leur part, d’aborder
différentes choses sous l’angle de l’esthétisation en tant qu’« incorporation systématique
de la dimension créative et imaginaire dans les secteurs de la consommation
marchande  ». Considérée surtout dans son développement actuel, cette « esthétisation
du monde » suscitée par le capitalisme apparaîtrait, selon ces auteurs, dès la « deuxième
moitié du XIXe  siècle  » (p.  39). Voir Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’Esthétisation du
monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013. L’idée d’un « capitalisme
esthétique  » est défendue aussi par Gernot Böhme, Ästhetischer Kapitalismus, Berlin,
Suhrkamp, 2016.
18. Voir Christian Blanckaert, Les  100 mots du luxe, Paris, PUF, 2010 (Christian
Blanckaert a été le président délégué du Comité Colbert et le directeur de Hermès
international).
19. Sur 270  marques de prestige recensées dans le monde, 130 sont françaises
(Benjamin Leperchey, « Le comité stratégique de filière (CSF) des industries de la mode
et du luxe  », Annales des Mines —  Réalités industrielles, 2013/4 (novembre  2013), p.  14-
19).
20. D’après le ministère du Redressement productif, les « industries du luxe » (hors
tourisme et comprenant la mode, les arts de la table, et des aliments d’exception, surtout
des vins et des spiritueux) emploient en France 170  000  personnes, pour un chiffre
d’affaires de 43 milliards d’euros.
21. Romain Sautard, Valérie Duchateau, Jeannot Rasolofoarison, « Les biens haut de
gamme, un avantage comparatif européen », Trésor Éco, no 118, septembre 2013.
22. En France, les trente plus grandes marques du secteur de la mode affichent un
chiffre d’affaires cumulé de 15  milliards d’euros, dont 85  % sont réalisés à l’export  ;
cf. Benjamin Leperchey, loc. cit.
23. Kenzo et Givenchy délocalisent en Pologne ; Vuitton en Roumanie ; Hermès fait
appel à des sous-traitants nigérians ou malgaches. Il en va de même des marques
italiennes  : Prada délocalise une partie de sa maroquinerie en Turquie  ; Dolce &
Gabbana, une partie de son prêt-à-porter en Égypte, etc. Lorsque le produit est assemblé
dans le pays de marquage, les parties sous-traitées dans un pays à bas salaires sont celles
dont la fabrication exige le plus d’heures de travail, par exemple, dans le cas d’un sac à
main, la poignée. (voir Maxime Koromyslov, «  Le “Made in France” en question.
Pratiques et opinions des professionnels français du luxe  », Revue française de gestion,
2011/9, p. 107-122).
24. Il n’existe pas de cadre juridique universel en matière de marquage de l’origine
des produits. À la différence, par exemple, du cadre américain, le cadre européen est
très permissif. « Le choix en matière de marquage au moment de l’importation et de la
commercialisation sur le territoire national est laissé à la discrétion du fabricant et
demeure de ce fait facultatif » (voir Maxime Koromyslov, loc. cit.)
25. Maxime Koromyslov, loc. cit.
26. Roxana Azimi, « L’élite prend l’art », M le magazine du Monde, 5 avril 2014.
27. Vincent Marcilhac, Le Luxe alimentaire. Une singularité française, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2012.
28. Ibid., p. 27.
e e
29. Voir Alessandro Stanziani, Histoire de la qualité alimentaire, XIX -XX   siècle, Paris,
Seuil, 2005.
30. Voir sur l’importance de l’authenticité dans la gastronomie  : Josée Johnston,
Shyon Baumann, «  Democracy versus Distinction  : A  Study of Omnivorousness in
Gourmet Food Writing  », American Journal of Sociology, vol.  113, no  1, July  2007, p.  165-
204.
31. Marie-France Garcia-Parpet, Le Marché de l’excellence. Les grands crus à l’épreuve de
la mondialisation, Paris, Seuil, 2009.
32. Vincent Marcilhac, op. cit., p.  34, et pour ce qui est de l’emprise croissante des
grands groupes multinationaux sur les vignobles classés, voir Marie-France Garcia-
Parpet, op. cit., p. 140-145.
33. Michaela DeSoucey, « Food Traditions and Authenticity Politics in the European
Union », American Sociological Review, vol. 75, no 3, June 2010, p. 432-455.
34. Marie-France Garcia-Parpet, op. cit., p. 172-173.
35. Ainsi, par exemple, l’association «  Bienvenue à la ferme  » soutenue par la
Chambre d’agriculture du Loiret (région où le patrimoine architectural est important),
qui se présente comme le «  premier réseau français de vente directe et d’accueil à la
ferme », publie chaque année une brochure dans laquelle des vignerons et producteurs
locaux présentent des recettes qui, tout en étant cosmopolites, sont supposées être
confectionnées avec des produits traditionnels et locaux, par exemple, la « choucroute
de poissons de Loire en cocotte, sauce au beurre nantais  », présentée par deux
« pêcheurs de Loire », le « tagine d’agneau », présenté par des éleveurs de moutons ou
le « pot-au-feu aux légumes anciens » par des exploitants en fruits et légumes.
36. Françoise Bonnal fait remonter la notion de « nation branding » à 1993 avec la
parution du livre de Philip Kotler, Marketing Places (Free Press). Elle aurait d’abord été
mise en œuvre dans le marketing touristique (voir Françoise Bonnal, « Comprendre et
gérer la marque France. Mode d’emploi pour les acteurs de la marque France », Revue
française de gestion, 2011/9, no 218-219, p. 27-43). Actuellement, de nombreuses agences,
basées surtout à Londres, se sont spécialisées dans la construction et la diffusion de
marqueurs d’identité et de romans nationaux dans le but de valoriser des nations, des
régions, des villes et de les associer à des produits pour en promouvoir la
marchandisation. (voir Melissa Aronczyk, Branding the Nation. The Global Business of
National Identity, Oxford, Oxford University Press, 2013).
37. Françoise Bonnal, loc. cit.
38. Ibid.
39. Sur l’invention de la tradition, voir l’ouvrage classique  : Eric Hobsbawm,
Terence Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, Paris, Amsterdam, 2012 (1983). Voir
aussi Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Paris, Seuil, 1999.
40. Françoise Bonnal, loc. cit.
41. Sur la généralisation du benchmarking, voir, notamment, Isabelle Bruno,
Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, Zone, 2013  ; ainsi
que Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La Nouvelle École
capitaliste, Paris, La Découverte, 2011.
42. Les processus de patrimonialisation font actuellement l’objet d’une très grande
attention, notamment de la part d’historiens et d’anthropologues mais aussi de
sociologues, de géographes et d’économistes, et la littérature sur ce sujet s’accroît de
jour en jour. L’une des entreprises éditoriales les plus marquantes est l’ensemble des
Lieux de mémoire sous la direction de Pierre Nora ; cf. Pierre Nora, Les Lieux de mémoire,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1984-1992. Voir aussi Xavier Greffe, La
Valeur économique du patrimoine, Paris, Anthropos, 1990 ; Alain Berger, Pascal Chevalier,
Geneviève Cortes, Marc Dedeire (éd.), Patrimoines, héritages et développement rural en
Europe, Paris, L’Harmattan, 2010. Mentionnons encore l’analyse par un anthropologue
des processus de patrimonialisation à Palma de Majorque. L’auteur montre que ces
processus sont à double face. D’un côté, ils opposent une barrière à la croissance de la
gentrification. De l’autre, ils favorisent la marchandisation des zones qui entourent les
lieux patrimonialisés (Jaume Franquesa, «  On Keeping and Selling. The Political
Economy of Heritage Making in Contemporary Spain  », Current Anthropology, vol.  54,
no 3, June 2013, p. 346-36).
43. Voir Sharon Zukin, The Culture of Cities, Oxford, Blackwell, 1995, p. 79-108.
44. Voir, par exemple, les brochures, « Nantes, le voyage » et « Nantes, les adresses
CHIK ».
45. Voir Alain Berger, Pascal Chevalier, Geneviève Cortes, Marc Dedeire, Patrimoine,
héritages et développement rural en Europe, op. cit., p. 5-17.
46. Stéphane Gerson, «  Le patrimoine local impossible  : Nostradamus à Salon-de-
Provence (1980-1999) », Genèses, 2013/3, no 92, p. 52-75.
47. Au cours des dernières années la plupart des ménages qui ont changé de
domicile se sont installés dans une commune rurale ou périurbaine et justifient ce choix
par la recherche d’une « vie à la campagne ». Le solde migratoire annuel entre 1999 et
2006 s’élève à 0,8 % pour les communes rurales alors qu’il est nul pour les pôles urbains
(Jean Laganier, Dalila Vienne, « Recensement de la population en 2006. La croissance
retrouvée des espaces ruraux et des grandes villes », Insee première, 1218).
48. Sur les politiques publiques de patrimonialisation et sur leur extension au cours
des quarante dernières années, voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et
expériences du temps, Paris, Seuil, 2012 (2003), p.  241-249. Ainsi, tandis que la charte
d’Athènes pour la restauration des monuments historiques «  se centrait sur les seuls
grands monuments », la charte de Venise, trente ans plus tard, intégrait dans la notion
de monument historique « la création architecturale isolée aussi bien que le site urbain
et rural qui porte témoignage d’une civilisation particulière ».
49. Vincent Biot analyse ainsi — un exemple parmi de nombreux autres — la façon
dont ont été mis en valeur les plateaux des Grands Causses, entaillés des Gorges du Tarn
et de la Jonte. Ces régions bénéficiaient encore, au XIXe siècle, d’activités économiques
florissantes centrées sur l’élevage et, surtout, sur la tannerie, la chapellerie et sur le
négoce de la laine et de la soie, des activités qui déclinent dès le premier tiers du
e
XX  siècle, à l’exception de la ganterie de Millau. La mise en valeur esthétique du pays
est réalisée par des érudits locaux qui, à la suite notamment de Charles Nodier, de Louis
de Malafosse, au XIXe  siècle, et surtout d’Édouard-Alfred Martel, accomplissent ce que
Vincent Biot appelle la «  construction territoriale  » de ce terroir  ; voir Vincent Biot,
«  Valorisation patrimoniale et développement touristique des Grands Causses.
L’empreinte d’Édouard-Alfred Martel (1859-1938)  », in  Jean-Yves Andrieux, Patrick
Harismendy (dir.), Initiateurs et entrepreneurs culturels du tourisme (1850-1950), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2011.
50. Voir Jacqueline Candau, Ludovic Ginelli, « L’engagement des agriculteurs dans
un service environnemental. L’exemple du paysage », Revue française de sociologie, 2011/4
(vol. 52), p. 691-718. Jacqueline Candau et Ludovic Ginelli ont mené leur enquête parmi
les éleveurs de deux régions : le Morvan et la région de Saint-Nectaire.
51. La part des hébergements en hôtel par rapport à celle des campings et autres
« hébergements touristiques classés » (gîtes, locations temporaires, villages de vacances,
etc.) peut servir d’indicateur, au demeurant très grossier, pour une première estimation
de la part du tourisme haut de gamme. Elle est de 45 % en France où l’hôtellerie dite
«  de plein air  » joue un rôle important («  Le tourisme en Europe en 2015  », Insee
première, no 1610, juillet 2016).
52. Le tourisme constitue l’un des éléments qui, pour les géographes, permettent de
comprendre le lien entre les phénomènes de globalisation et les processus de
relocalisation identitaire ; voir Peter Burns, « Brief encounters. Culture, tourism and the
local-global nexus  », in  Salah Wahab, Chris Cooper (éd.), Tourism in the Age of
Globalization, Abindgon, Routledge, 2001, p. 290-305.
53. Le tourisme international représente un marché de 1 500 milliards de dollars et
contribue pour 9 % à l’économie mondiale (Frédéric Pierret, « Le tourisme est-il devenu
un enjeu stratégique ? », Annales des Mines — Réalités industrielles, août 2015, no 3, p. 9-
13).
54. Source  : Veille info tourisme, du ministère de l’Artisanat, du Commerce et du
Tourisme [www.veilleinfotourisme.fr/].
55. D’après la sous-directrice du tourisme, au service du tourisme, du commerce, de
l’artisanat et services, à la direction générale des entreprises, du ministère de
l’Économie, de l’Industrie et du Numérique (entretien avec les auteurs, 18 février 2016).
56. Laurent Davezies, La République…, op. cit., p. 39.
57. Source DGE disponible à l’adresse : www.veilleinfotourisme.fr/.
58. Frédéric Pierret, loc. cit.
59. En Union européenne, la clientèle asiatique est la première clientèle extra-
européenne (39 % des nuitées) à peu près au même niveau que la clientèle d’Amérique
du Nord (37  %). Cette clientèle asiatique se dirige d’abord vers le Royaume-Uni, qui
accueille surtout des touristes en provenance de pays de langue anglaise ou du
Commonwealth, puis vers la France et l’Italie. La France attire plus de touristes chinois
et japonais que les autres pays européens, la clientèle chinoise, en forte croissance, ayant
rattrapé, depuis 2012, la clientèle japonaise (« Le tourisme en Europe en 2015 », Insee
première, loc. cit.).
60. Saskia Cousin et Bertrand Réau, Sociologie du tourisme, Paris, La  Découverte,
2009, p. 59-67.
61. Georges Panayotis, «  Le tourisme français  : un secteur économique majeur au
fort potentiel », Annales des Mines — Réalités industrielles, août 2015, no 3, p. 15-19.
62. Sur le « management expérientiel » appliqué au tourisme, voir Joseph Pine II,
James Gilmore, The Experience Economy, Boston, Harvard Business School Press, 1999,
particulièrement p. 15-17.
63. La part des nuitées effectuées sur le littoral par rapport à l’ensemble des nuitées
peut servir d’indicateur pour distinguer, parmi les pays européens à haute intensité
touristique (rapport des nuitées touristiques à la population résidente), ceux dont le
potentiel touristique repose non seulement sur des atouts dits «  culturels  », mais aussi
sur l’importance du domaine côtier et sur des avantages climatiques qui permettent
d’allonger la saison touristique. C’est le cas en Espagne, qui bénéficie à la fois d’un
« tourisme culturel » et d’un tourisme « mer-soleil », où la part des nuitées effectuées sur
le littoral (80  %) s’élève à plus du double de ce que l’on constate pour la France
(environ 35 %). L’Espagne, dont le nombre des nuitées a progressé entre 2012 et 2015
de 3,3  % (contre 0,4  % pour la France), accueille ainsi, surtout dans ses stations
balnéaires, un grand nombre de résidents d’Europe du Nord, et a bénéficié de « reports
au détriment de pays extra-européens jugés «  à risque  ». Plus généralement, les
« littoraux du sud » attirent la plupart des touristes étrangers en provenance de l’Europe
(« Le tourisme en Europe en 2015 », Insee première, loc. cit.).
64. Saskia Cousin, « L’Unesco et la doctrine du tourisme culturel. Généalogie d’un
“bon” tourisme », Civilisations, no 57, 2008, p. 41-56.
65. Pour un exemple d’utilisation de la « symbolique du voyage », dont des écrivains
comme Nicolas Bouvier ou Bruce Chatwin sont aujourd’hui les héros, en tant
qu’instrument de la critique de « l’industrie du tourisme », voir, par exemple, Rodolphe
Christin, L’Usure du monde. Critique de la déraison touristique, Montreuil, L’Échappée, 2014.
66. Saskia Cousin, loc. cit.
67. Chambre de commerce de Malaga, Le Tourisme culturel en Méditerranée : quelques
opportunités pour l’Espagne, la France, le Maroc, la Tunisie, Invest in Med, étude no  25,
mars 2011, p. 11, édité par Etinet, Euromediterranean Tourist Network.
68. Site : www.entrepriseetdecouverte.fr/.
69. Jonathan Friedman a analysé le rôle joué par le tourisme dans les processus
d’affirmation identitaire qui accompagnent la globalisation. Ainsi, par exemple, dans le
cas des Aïnous du nord du Japon, le réarrangement des lieux de vie pour les rendre plus
conformes aux attentes des touristes en quête d’exotisme et le développement d’une
production d’objets «  traditionnels » destinés à être vendus aux touristes ont constitué
des stratégies «  conscientes de reconstruction identitaire  » accompagnant des
revendications autonomistes mettant l’accent sur la spécificité ethnique (Jonathan
Friedman, Cultural Identities and Global Process, Londres, Sage, 1994, p. 109-113).
70. Voir Nelson Graburn (éd.), Ethnic and Tourist Arts, Oakland, University of
California Press, 1979  ; Paul van der Grijp, Art and Exoticism. An anthropology of the
yearning for authenticity, Londres, Transaction Publishers, 2009  ; et sur l’authenticité
comme argument touristique, voir Dennison Nash, Anthropology of Tourism, Pergamon,
Oxford, 1996.
71. Plus généralement, pour les pays qui tirent une part importante de leurs revenus
du tourisme, l’exigence de sécurité joue un rôle central, au cœur des préoccupations des
professionnels, comme on a pu le constater par ailleurs dans des États comme l’Égypte
et la Tunisie, où des sites patrimoniaux et des musées ont été particulièrement ciblés.
72. Voir Gérôme Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, PUF, 2016.
73. Sur le tournage de fictions télévisées dans les châteaux, voir Sabine Chalvon-
Demersay, « La saison des châteaux. Une ethnographie des tournages en “décors réels”
pour la télévision », Réseaux, 2/2012, no 172, p. 175-213.
74. Comme c’est très généralement le cas dans ce genre d’étude quantitative, les
chiffres obtenus n’ont pas un caractère absolu et sont donc contestables au sens où ils
dépendent des nomenclatures utilisées et des choix de méthode adoptés, comme, dans
ce cas, celui d’inclure dans le comptage les « activités indirectes ».
75. Serge Kancel, Jérôme Itty, Morgane Weill, Bruno Durieux, L’Apport de la culture à
l’économie de la France, IGF, Inspection générale des affaires culturelles, Paris,
décembre 2013.
76. Yves Jauneau, Xavier Niel, « Le poids économique direct de la culture en 2013 »,
Culture Chiffres, 2014/5, no 5, p. 1-18.
77. Par « audiovisuel », on entend ici : radio, cinéma, télévision, vidéo, disque.
78. Serge Kancel et alii, op. cit.
79. Le nombre de musées et de monuments ouverts au public en France,
inventoriés dans un guide publié par les Éditions du Cherche-Midi, est passé de 7  000
dans l’édition de 1992 à 10  000 dans celle de 2001 (Josquin Barré, «  L’impact de la
variable prix dans le tourisme culturel », in Jean-Michel Tobelem (dir.), La Culture mise à
prix, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 105-126).
80. Voir Jean-Cédric Delvainquière, François Tugores, Nicolas Laroche, Benoît
Jourdan, « Les dépenses culturelles des collectivités territoriales en 2010 : 7,6 milliards
d’euros pour la culture », Culture Chiffres, 2014, no 3.
81. Marie Gouyon, Frédérique Patureau, «  Vingt ans d’évolution de l’emploi dans
les professions culturelles », Culture Chiffres, 2014, no 6.
82. Chantal Lacroix, «  Les dépenses de consommation des ménages en biens et
services culturels et télécommunications », Culture Chiffres, 2009, no 2.
83. Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris,
La Documentation française, 1998, p. 221, 270, 291.
84. Peter Laslett, Family Life and Illicit Love in Earlier Generations, Cambridge,
University Press, 1977, p. 43.
85. Pierre Ansart, Marx et l’anarchisme, Paris, PUF, 1969.
86. Voir, par exemple, Harry Bellet, Le marché de l’art s’écroule demain à 18 h 30, Paris,
Nil, 2001  ; Daniel Granet, Catherine Lamour, Grands et Petits Secrets du monde de l’art,
Paris, Fayard, 2010 ; Don Thompson, L’affaire du requin qui valait douze millions. L’étrange
économie de l’art contemporain, Paris, Le Mot et le Reste, 2012 (2008).
87. Voir, notamment, Isabelle Graw, High Price. Art between the Market and Celebrity
Culture, Berlin-New York, Sternberg, 2009  ; Sarah Thornton, Sept Jours dans le monde de
l’art, Paris, Autrement, 2009 ; Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans
l’incertain, Paris, Gallimard/Seuil, coll.  Hautes Études, 2009  ; Nathalie Heinich, Le
Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2014.
88. Voir Olaf Velthuis, Talking Prices. Symbolic Meanings of Prices on the Market for
Contemporary Art, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2005.
89. Voir Alain Quemin, Les Stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistique
dans les arts visuels, Paris, CNRS éditions, 2013, particulièrement, pour ce qui est des
palmarès de personnalités, p. 205-276.
90. Les collectionneurs d’art sont eux-mêmes classés, en fonction notamment de
leur niveau d’activité et de visibilité, par le site Larry’s List [www.larryslist.com].
91. Selon le modèle, qui a connu un très large succès, présenté par Robert H. Frank
et Philip J. Cook, The Winner-Take-All Society. Why the Few at the Top Get So Much More Than
the Rest of Us, New York, Free Press, 1995.
92. Insee Études, Provence-Alpes-Côte d’Azur, no  31, mai  2013  : Jean-Jacques Arrighi,
Marjorie Martin, « Grand Arles : des difficultés à surmonter, des atouts à exploiter ».
93. Voir Jean-Maurice Rouquette (dir.), Arles. Histoire, territoires et cultures, Paris,
Imprimerie nationale, 2008.
94. D’après le magazine Bilan, 30 novembre 2012.
95. Voir les rapports du Boston Consulting Group (bcgperspectives.com) et Gabriel
Zucman, La Richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux, Paris, Seuil, 2013,
p. 57).
96. Sur les problèmes que cette dualisation de la consommation pose au secteur de
la grande distribution, voir Philippe Moati, L’Avenir de la grande distribution, Paris, Odile
Jacob, 2001 et Philippe Moati, La Nouvelle Révolution commerciale, Paris, Odile Jacob,
2011.

II
VERS L’ENRICHISSEMENT

1. Michael Thompson, Rubbish Theory. The creation and destruction of value, Oxford,
Oxford University Press, 1979.
2. Voir Michel Melot, Mirabilia. Essai sur l’inventaire général du patrimoine culturel,
Paris, Gallimard, coll.  Bibliothèque des idées, 2012 et, pour une ethnographie des

É
processus de sélection, Nathalie Heinich, La Fabrique du patrimoine, Paris, Éditions de la
MSH, 2009.
3. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 (1899).
4. Voir Marie-France Garcia-Parpet, op. cit., p. 153.
5. Problème que Jean-Pierre Cometti ignore lorsqu’il traite de cette question ; Jean-
Pierre Cometti, Conserver/Restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation technique,
Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2016.
6. Thème développé dans la sociologie américaine notamment par : Paul DiMaggio,
«  Classification in art  », American Sociological Review, 1987, vol.  52, August, p.  440-455  ;
Sharon Zukin, The Culture of Cities, op. cit. ; sur la notion de « biens symboliques » dans le
champ de la culture : Michèle Lamont, Marcel Fournier, Cultivating Differences. Symbolic
boundaries and the making of inequality, Chicago, The University of Chicago Press, 1992.
7. Pierre Bourdieu, «  Le marché des biens symboliques  », L’Année sociologique,
vol. 22, 1971, p. 49-126.
8. Nous suivons ici Cornelius Castoriadis, dans L’Institution imaginaire de la société
(Seuil, 1975)  : «  Tout ce qui se présente à nous, dans le monde social-historique, est
indissociablement tissé au symbolique […] les innombrables produits matériels sans
lesquels aucune société ne saurait vivre un instant, ne sont pas (pas toujours, pas
directement) des symboles. Mais les uns et les autres sont impossibles en dehors d’un
réseau symbolique » (p. 174). Le « symbolique » ne peut donc ni, comme c’est souvent
le cas, être traité «  comme un simple revêtement neutre  » ni comme relevant d’une
«  logique propre  » qui se superposerait à un autre type d’ordre dit «  rationnel  »
(p. 175 sq.).
9. Howard  S. Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, coll.  Champs, 2010
(1982), p. 58.
10. Voir David Halle, Elisabeth Tiso, New York’s New Edge. Contemporary Art, the High
Line, and Urban Megaprojects on the Far West Side, Chicago, University of Chicago Press,
2014.
11. Voir Edward Anthony Wrigley, Continuity, Chance & Change. The character of the
industrial revolution in England, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, et Energy
and the English Industrial Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
12. Voir Dominique Poulot, Une histoire des musées en France, Paris, La  Découverte,
2008.
13. Sur la constitution du patrimoine national, voir Alexandra Kowalski, «  The
nation, rescaled : theorizing the decentralization of collective memory in contemporary
France », Comparative Studies in Society and History, 2012, 54 : 2 ; et « State Power as Field
Work  : Culture and Practice in the French Survey of Historic Landmarks  », in  Richard
Sennett, Craig Calhoun, Practicing Culture, Londres-New York, Routledge, 2007, p.  82-
104.
14. Bénédicte Savoy, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en
Allemagne autour de 1800, Paris, Éditions de la MSH, 2003 (2 vol.).
15. Guido Guerzoni, Apollon et Vulcain. Les marchés artistiques en Italie (1400-1700),
Dijon, Les Presses du réel, 2011 (2006). Une grande partie de l’ouvrage est consacré au
rôle du luxe dans l’économie italienne de la Renaissance.
16. Cissie Fairchilds, «  The production and marketing of populuxe goods in
eighteenth-century Paris », in John Brewer, Roy Porter (éd.), Consumption and the World of
Goods, New York, Routledge, 1993, p. 228-248.
17. Louis Bergeron, Les Industries du luxe en France, Paris, Odile Jacob, 1998.
18. Voir Eric Zuelow (éd.), Touring Beyound the Nation. A Transnational Approach to
European Tourism History, Burlington, Ashgate, 2011.
19. Alain Croix (éd.), Initiateurs et entrepreneurs culturels du tourisme (1850-1950),
Actes du colloque de Saint-Brieuc (2-4  juin 2010), Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2011.
20. Voir Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, La Production de l’idéologie dominante, Paris,
Demopolis, 2008 (1976).
21. Un bon indicateur est l’ouvrage publié sous le nom collectif de Darras, qui
rassemble les communications à un colloque organisé par Pierre Bourdieu en 1965
réunissant des sociologues et des anthropologues (P.  Bourdieu, J.-C.  Chamboredon,
C.  Durand, R.  Sainsaulieu, J.  Lautman, J.  Cuisenier), des économistes (J.-P.  Pagé,
C. Gruson, M. Praderie) et des statisticiens de l’Insee (A. Darbel, C. Seibel, J.-P. Ruault) :
Le Partage des bénéfices. Préfacé par Claude Gruson, économiste keynésien inspiré par le
christianisme social, alors directeur de l’Insee, l’ouvrage portait sur la façon dont
«  l’expansion  » n’était pas parvenue à réduire les inégalités envisagées sur différents
plans  : emploi, monde agricole, école, etc. L’accent étant mis, très généralement, sur
une exigence de « mobilité sociale ». Darras, Le Partage des bénéfices. Expansion et inégalités
en France, Paris, Minuit, 1966.
22. Voir Peter Wagner, Modernity. Understanding the Present, Cambridge, Polity Press,
2012, p. 49-52.
23. Le nombre des étudiants a été multiplié par six entre le début des années 1960
et la première décennie du XXIe siècle, passant de 215 000 à 1,3 million. En 1982, parmi
les actifs français âgés de  25-54  ans occupés ou ayant déjà occupé un emploi, on
dénombrait 2,1 millions de diplômés de l’enseignement supérieur, soit 13 % des actifs de
cette tranche d’âge. En 2010, le nombre de diplômés est de 8 millions, soit quatre fois
plus. Ces diplômés représentent plus du tiers (36 %) des actifs français âgés de 25-34 ans.
24. Pour une description détaillée de la réorganisation des entreprises et des
changements des conditions de travail, voir Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel
Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 1999.
25. Cette dévaluation des diplômes, qui s’amorce dans les années 1980, deviendra
surtout importante à partir de la décennie 1990. Elle n’a fait que s’accentuer depuis lors.
En 1982, on comptait 2,1  millions d’actifs diplômés du supérieur pour 1,6  million de
cadres, soit treize actifs diplômés de l’enseignement supérieur pour dix cadres. En 2010,
il y a 8  millions d’actifs diplômés du supérieur pour 3,6  millions de cadres, soit vingt-
deux actifs diplômés de l’enseignement supérieur pour dix cadres. En 1990, 45  % des
diplômés de l’enseignement supérieur sont cadres. Vingt ans plus tard, c’est le cas de
37 %. Dans le même temps, la répartition territoriale des chances d’accès à un emploi de
cadre pour les diplômés du supérieur deviendra de plus en plus inégale, les diplômés
cadres se concentrant dans la région parisienne et, à un moindre degré, dans les
grandes métropoles régionales comme Lyon, Marseille ou Toulouse (Jean-François
Léger, « Plus de diplômés, plus d’inégalités territoriales ? », Population & Avenir, no 718,
mai-juin 2014).
26. On peut ici parler de « monde fini », comme le fait Zigmunt Bauman (voir Le
Coût humain de la mondialisation, Paris, LGF, Le Livre de Poche, 2011 et Vies perdues. La
modernité et ses exclus, Paris, Payot, 2006).
27. Cette conception de la culture placée sous le signe du désintéressement et de
l’élévation pénètre jusqu’aux galeries d’art contemporain, pourtant tournées vers le
commerce, qui se multiplient dans les années d’après guerre et qui entendent rompre
avec les compromissions du marché de l’art sous l’Occupation (qui a suivi l’élimination
des galeries possédées par des juifs), en se tournant vers des artistes qui incarnent à la
fois le rejet du «  capitalisme  » et la recherche esthétique dans ses dimensions les plus
élitistes. Le même phénomène se retrouve dans le domaine de l’édition  ; voir Julie
Verlaine, Les Galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art,
1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. Histoire contemporaine, 2012, p. 23-
45.
28. Maryvonne de Saint-Pulgent, Jack Lang. Batailles pour la culture, Paris,
La Documentation française, 2013, p. 56.
29. Sur le passage du musée ethnographique à l’écomusée, voir Martine Segalen, La
Vie d’un musée, 1937-2005, Paris, Stock, 2005.
30. Voir Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le
passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
31. La délégation aux arts plastiques, formée en 1982, crée vingt-deux postes de
conseillers aux arts plastiques en région dans les Directions régionales des affaires
culturelles et autant de Fonds régionaux d’art contemporain (Frac).
32. L’essai critique de la nouvelle politique culturelle dont l’effet médiatique a été le
plus important est sans doute celui de Marc Fumaroli, L’État culturel. Une religion moderne,
Paris, De Fallois, 1991.
33. Voir Laurent Jeanpierre, Séverine Sofio, « Chronique d’une mort annoncée. Les
conservateurs de musée face aux commissaires d’exposition dans l’art contemporain
français », in Frédéric Poulard, Jean-Michel Tobelem, Les Conservateurs de musée. Atouts et
faiblesses d’une profession, Paris, La Documentation française, 2015, p. 111-139.
34. Comme le relève François Dosse, « Guattari va jouer auprès de Jack Lang le rôle
d’une boîte à idées  »  ; François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Biographie croisée,
Paris, La Découverte, 2007, p. 450.
35. Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Paris, Les Empêcheurs de penser en
rond/Seuil, 2007, p. 33.
36. Philippe Urfalino, «  De l’anti-impérialisme américain à la dissolution de la
politique culturelle », Revue française de science politique, 43e année, no 5, 1993, p. 823-849.
37. Voir Thomas Angeletti, Le Laboratoire de la nécessité. Économistes, institutions et
qualifications de l’économie, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2013.
38. Sur la fondation de l’économie des conventions voir le numéro spécial de La
Revue économique qui lui est consacrée (vol.  40, no  2, mars  1989). Voir aussi Laurent
Thévenot, « Les investissements de forme » in Conventions économiques. Cahiers du centre
d’études de l’emploi, Paris, PUF, 1985, p. 21-72 et « Essai sur les objets usuels : propriétés,
fonctions, usages  », in  Les Objets dans l’action. Raison pratique, no  4, Paris, Éditions de
l’EHESS, 1993, p.  85-111. Voir également Philippe Batifoulier (éd.), Théorie des
conventions, Paris, Economica, 2001, André Orléan, Analyse économique des conventions,
Paris, PUF, 2004 et Robert Salais, «  Conventions de travail, mondes de production et
institutions », L’Homme et la Société, 2008/4 – 2009/1 (no 170 et 171), p. 151-174.
39. Pour une synthèse, voir Arnaldo Bagnasco, Charles Sabel, PME et développement
économique en Europe, Paris, La  Découverte, coll.  Recherches, 1994. Voir aussi, sur le
développement de la «  Troisième Italie  » par opposition au triangle industriel Milan-
Turin-Gênes, Arnaldo Bagnasco, Carlo Trigilia, La Construction sociale du marché. Le défi de
la troisième Italie, Cachan, Les Éditions de l’ENS de Cachan, 1993 (1988).
40. Michael Piore, Charles Sabel, Les Chemins de la prospérité. De la production de masse
à la spécialisation souple, Paris, Hachette, 1989 (1984), p. 10.
41. Ibid., p. 271-275.
42. Voir Andrea Colli, Elisabetta Merlo, «  Family business and luxury business in
Italy (1950-2000) », Entreprises et Histoire, 2007/1 (no 46), p. 113-124.
43. Robert Salais et Michael Storper, Les Mondes de production. Enquêtes sur l’identité
économique de la France, Paris, Éditions de la MSH, 1993.
44. Pierre Moulinier, « Naissance et développement du partenariat contractuel dans
le domaine culturel », in Philippe Poirrier, René Rizzardo (dir.), Une ambition partagée ?
La coopération entre le ministère de la Culture et les collectivités territoriales (1959-2009), Paris,
Travaux et documents du ministère de la Culture no 26, 2009, p. 46-92.
45. Ibid., p. 46.
46. En 2001, une association sur cinq a, en France, une activité culturelle. Valérie
Deroin, «  Emploi, bénévolat et financement des associations culturelles  », Culture
Chiffres, 2014/1, no 1, p. 1-12.
47. Ibid.
48. Extraits de la documentation qui figure sur le site du ministère des Affaires
étrangères.
e
49. Voir Thomas Piketty, Le Capital au XXI   siècle, Paris, Seuil, coll.  Les  Livres du
Nouveau Monde, 2013.
50. [forum-avignon.org].
51. Monique de Saint Martin, L’Espace de la noblesse, Paris, Métailié, 1993. Voir aussi
Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Châteaux et châtelains. Les siècles passent, le
symbole demeure, Paris, Anne Carrière, 2005.
52. Vincent Eblé, Rapport d’information sur les dépenses fiscales relatives à la préservation
du patrimoine historique bâti, Sénat, enregistré le 7 octobre 2015.
53. Ibid., p. 36.
54. Comme en témoigne le cas d’Alain du Plessis de Pouzilhac, cité in Monique de
Saint Martin, op. cit., p. 97.
55. Ibid., p. 99.
56. Ibid., p.  100. Dominique Schnapper, dans son premier ouvrage, consacré au
mode de vie des élites bolognaises, fait des remarques similaires : « Dans le salon de la
vieille aristocratie, les tableaux sont restés accrochés sur plusieurs rangs, dans le style
ancien, plutôt qu’exposés, parce que leur présence n’est pas due au goût personnel d’un
collectionneur ou d’un amateur voulant montrer sa richesse. Le mauvais état de
conservation d’œuvres qui ont été transmises par héritage depuis de nombreuses
générations et la présentation maladroite qui en est faite signifient le caractère
héréditaire d’un bien » (Dominique Schnapper, L’Italie rouge et noire. Les modèles de la vie
quotidienne à Bologne, Paris, Gallimard, 1971, p. 103-104).
57. Monique de Saint Martin, op. cit., p. 105-107.
58. Ibid., p. 111.
59. Voir le site  du ministère de la Culture et de la Communication, rubrique
Journées européennes du patrimoine  : journeesdupatrimoine. culturecommunication.
gouv. fr/.
60. Monique de Saint Martin, op. cit., p. 110.
61. Voir Marie-Odile Mergnac, La Généalogie. Une passion française, Paris, Autrement,
2003 et Jean-Louis Beaucarnot, La Généalogie, Paris, PUF, 1997.
62. Voir Robert Brenner, The Economic of Global Turbulence. The Advanced Capitalist
Economies form Long Boom to Long Downturn, Londres, Verso, 2006.
63. Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Paris, Max
Milo, 2009 (2007), p. 146-154.
64. Nous empruntons la notion de «  capitalisme central  » à Jonathan Nitzan et
Shimshon Bichler, qui ont développé une analyse de la dynamique du capitalisme en
termes de compétition pour l’accumulation différentielle, c’est-à-dire en termes de
pouvoir relatif. Dans cette logique, la dynamique du capitalisme est liée à des
déplacements qui, d’un côté, étendent la marchandisation et, de l’autre, reviennent à
« saboter » les capacités industrielles des concurrents (voir Jonathan Nitzan, Shimshon
Bichler, Le Capital comme pouvoir. Une étude de l’ordre et du créordre, Paris, Max Milo, 2012
(2009)). J.  Nitzan et S. Bichler se réclament des analyses de Thorstein Veblen (p. 374-
384) qui, le premier, a développé la notion de «  sabotage industriel  ». Veblen a mis
l’accent sur la tension entre les intérêts industriels, tirés par des exigences de
« production des choses », et ceux du « commerce ». Ces derniers intérêts, étant liés aux
« prix des choses » (« un fait plus substantiel que les choses elles-mêmes »), sont « affaire
de propriété et de pouvoir » et jouent un rôle central dans la dynamique du capitalisme
(voir Thorstein Veblen, Abstentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times. The
Case of America, Boston, Beacon Press, 1967 [1923]).
65. Voir, pour une analyse précise et perspicace de ces processus, Wolfgang Streeck,
Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard,
coll. NRF essais, 2014 (2013), particulièrement, p. 23-78.
66. Giovanni Arrighi, dont l’approche s’inspire des travaux de Fernand Braudel,
décompose l’évolution du capitalisme en une suite de cycles d’accumulation dont
chacun occupe une période déterminée (environ un siècle) et est centré autour d’un
centre géographique de profit (Gênes, les Pays-Bas, l’Angleterre, les États-Unis). L’un de
ses arguments est que, dans chacun de ces cycles, une phase financière succède à une
phase manufacturière et commerciale et que cette phase financière précède et annonce
le déclin de ce cycle au profit d’un nouveau cycle centré autour d’un autre pôle
géographique (voir Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century. Money, Power and the
Origins of our Times, Londres, Verso, 2010, nouvelle édition). C’est la raison pour
laquelle, si Giovanni Arrighi s’accorde avec David Harvey (David Harvey, The New
Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003) pour reconnaître l’importance du
tournant financier opéré par le capitalisme depuis les années 1980, il s’en écarte en
interprétant ce tournant comme un signe de crise et de déclin. L’un de ses arguments
consiste à mettre en parallèle la phase de financiarisation et d’optimisme de la période
Reagan-Thatcher et la financiarisation qui a suivi la dépression des années 1873-1896,
suivie par une phase d’embellie (ce qu’il appelle la «  belle époque edwardienne  »)
prémonitoire, selon lui, de la crise de 1929 qui marquera la fin du cycle d’accumulation
centré sur l’Angleterre au profit des États-Unis.
67. Voir, pour une synthèse, Thomas Volscho, Nathan Kelly, « The rise of the super-
rich : power ressources, taxes, financial markets, and the dynamics of the top 1 percent,
1949 to 2008 », American Sociological Review, vol. 77, no 5 (October 2012), p. 679-699.
68. Il est difficile de trouver des informations précises sur la façon dont les riches
emploient et conservent leur argent et sur la part de leur fortune qui est stockée dans
des objets de prix plutôt que dans des actions ou des titres, ces deux types de biens étant
généralement confondus, dans les séries statistiques, sous la catégorie de «  patrimoine
des ménages ». D’autre part, le prix réel auquel se négocient les biens d’exception est
fréquemment très sous-évalué pour des raisons fiscales.
69. Bruno Cousin et Sébastien Chauvin, «  L’entre-soi élitaire à Saint-Barthélemy  »,
Ethnologie française, 2012/2, vol. 42, p. 335-345.
70. On pense ici aux travaux riches d’enseignement de Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot (voir, particulièrement, Les Ghettos du gotha. Au cœur de la grande
bourgeoisie, Paris, Seuil, coll.  Points, 2010 et Sociologie de la bourgeoisie, Paris,
La Découverte, 2005).
71. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
72. Voir Franco Moretti, The Bourgeois. Between History and Literature, Londres-New
York, Verso, 2013.
73. La distinction entre patrimoine et capital peut prendre appui sur les analyses de
Joseph Schumpeter, bien que ce dernier l’envisage surtout par référence à la production
industrielle. Pour Schumpeter, les biens possédés, y compris sous une forme monétaire,
ne constituent à proprement parler un capital qu’à la condition d’être mis au travail,
c’est-à-dire insérés dans le circuit de la circulation. «  Le capital n’est rien autre que le
levier qui permet à l’entrepreneur de soumettre à sa domination les biens concrets dont
il a besoin, rien autre qu’un moyen de disposer des biens en vue de fins nouvelles, ou
qu’un moyen d’imprimer à la production sa nouvelle direction » (Joseph Schumpeter,
Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la
conjoncture, Paris, Dalloz, 1999 (1911 et 1926), p. 165).
74. Le nombre des écoles de commerce en France est passé de  76 en 1980 à
environ 250 aujourd’hui.
75. Voir sur la notion de « hipster » : Mark Greif, « What was the hipster ? », Against
Everything, New York, Pantheon Books, 2016, p. 209-219.
76. Arjun Appadurai (éd.), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective
(Cambridge, Cambridge University Press, 1986). Cet ouvrage a marqué la refondation
de la recherche anthropologique sur les choses, renouant avec une approche
développée par Jean Baudrillard dont les deux livres séminaux, Le Système des objets
(Paris, Gallimard, 1968) et La Société de consommation (Paris, Denoël, 1970), ont été les
prémisses, en sociologie, d’une attention nouvelle portée aux objets. Cet intérêt, porté
au rôle des choses mises sur le même plan que les humains, a été particulièrement
développé par Bruno Latour dans ses nombreux travaux (voir, notamment, Aramis ou
l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992).
77. Sur l’usage qui est fait ici de la notion d’épreuve, voir Luc Boltanski, Laurent
Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
III
LE COMMERCE DES CHOSES

1. Jens Beckert, Jörg Rössel, «  The price of art. Uncertainty and reputation in the
field art », European Societies, 2013, vol. 15, no 2, p. 178-195.
2. Fabien Accominotti, «  The Price of Purity. Brokerage as Consecration in the
Market for Modern Art », American Journal of Sociology, forthcoming, under review.
3. Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des
sciences humaines, 2007, p. 273-303.
4. Michel Callon et Fabian Muniesa, « Les marchés économiques comme dispositifs
collectifs de calcul » (2003), in Michel Callon et al., Sociologie des agencements marchands,
Paris, Presses des Mines — Transvalor, 2013, p. 195-233.
5. Michel Callon, «  Innovation et emprise croissante des forces marchandes  », Le
Libellio d’AEGIS, vol. 11, no 4, hiver 2015, p. 43-61 ; Michel Callon (dir.), The Laws of the
Markets, Oxford, Blackwell Publishers, 1998.
6. Ce que Karl Polanyi appelle la «  triade catallactique  : commerce, monnaie et
marché » (Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la
société, Paris, Flammarion, 2011 (1977), p.  133-224). Pour des analyses historiques de
situations de « commerce sans marché », voir aussi Karl Polanyi, Essais, Paris, Seuil, 2002
(textes réunis et présentés par Michèle Cangiani et Jérome Maucourant),
particulièrement p. 119-174).
7. Comme Jeanne Lazarus a entrepris de le faire pour les compétences bancaires ;
voir, notamment, Jeanne Lazarus, «  Tenir ses comptes et bien se tenir. L’apprentissage
de l’autonomie par la banque », Politix, 4/2014, no 108, p. 75-97.
8. Pierre Bourdieu, « La double vérité du don », Méditations pascaliennes, Paris, Seuil,
1997, p. 229-240.
9. Voir, notamment, Alain Testart, Critique du don. Étude sur la circulation non
marchande, Paris, Syllepse, 2006.
10. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll.  Bibliothèque
des sciences humaines, 2005, p. 426-438.
11. Viviana  A. Zelizer, «  L’argent donné  », La Signification sociale de l’argent, Paris,
Seuil, 2005 (1994).
12. Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
13. Clifford Geertz, Le Souk de Séfrou. Sur l’économie du bazar, Saint-Denis, Bouchène,
2003 (1979).
14. L’inverse n’étant pas vrai, les gens du marketing absorbant sans attendre les
travaux des chercheurs.
15. Nous n’envisagerons pas le commerce illégal qui pose des problèmes qui ne sont
pas abordés directement dans ce travail.
16. Viviana Zelizer, «  Ce que l’argent veut dire  », La Signification sociale de l’argent,
Paris, Seuil, 2005 (1994), p. 322-329.
17. Par « monde », il faut entendre « tout ce qui arrive », et par « réalité » ce qui est
«  stabilisé par des formats préétablis  », soutenus par des institutions, lesquelles ont
souvent un caractère juridique ou para-juridique. Ces formats composent une
sémantique chargée de dire ce qu’il en est de ce qui est, ils établissent des qualifications, ils
définissent des entités et des épreuves, et ils déterminent les rapports que doivent
entretenir entités et épreuves pour avoir un caractère acceptable. Luc Boltanski, De la
critique, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2009.
18. Gestes que ne manquent pas de faire les experts examinant des objets destinés à
des ventes aux enchères  ; voir Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et
faussaires, Paris, Métailié, 1995.
19. Pour un exemple d’ethnographie d’une place de marché dans la société
française de la fin du XXe siècle, voir Michèle de La Pradelle, Les Vendredis de Carpentras,
Paris, Fayard, 1996.
20. La nécessité de la confiance entre marchands commerçant au loin, et le risque
couru menant à la faillite commerciale lorsque cette confiance est trahie sont bien mis
en évidence par Francesca Trivellato, Corail contre diamants, op. cit.
21. Sur le rôle des institutions dans l’établissement de transactions marchandes
formellement autonomisées par rapport aux relations personnelles, voir Florence
Weber, «  Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une
ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, no 40, 2000, p. 85-107.
22. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 3-21.
23. On a pu montrer ainsi que les classifications utilisées par l’Insee dans le
domaine de l’alimentation reposaient sur une taxinomie des produits alimentaires
d’origine industrielle, qui ne correspondait pas, sur nombre de points, aux catégories
implicitement mises en œuvre par les membres des différentes classes sociales. Luc
Boltanski, « Taxinomies populaires, taxinomies savantes : les objets de consommation et
leur classement », Revue française de sociologie, 1970, p. 34-44.
24. Benoît Mandelbrot, Les Objets fractals. Forme, hasard et dimension, Paris,
Flammarion, 1975.
25. Pour une critique du caractère polysémique de la notion d’utilité en économie
néoclassique, voir Jan de Vries, The Industrious Revolution. Consumer behavior and the
household economy, 1650 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 21-
25.
26. Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes. Saussure et la naissance du
structuralisme, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 286.
27. Raymond de Roover, La Pensée économique des scholastiques. Doctrines et méthodes,
Paris, Vrin, 1971.
28. Voir Caroline Urbain, Marine Le Gall-Ely, Prix et stratégie marketing, Paris, Dunod,
2009. D’après ces auteurs, «  les différentiels de prix constatés pour une offre donnée
sont de 50 % pour l’automobile et de 500 % pour les produits pharmaceutiques selon la
zone géographique, 300 % pour les transports ferroviaires selon la classe, les conditions
tarifaires et les restrictions d’usage et de  1  000  % dans les transports aériens selon les
mêmes critères, de  300  % au moins pour les séjours hôteliers et touristiques selon la
saison et la localisation, de 300 à 500 % pour les produits industriels selon les quantités
et les conditions des contrats, de 50 à 500 % pour les services télécoms selon l’horaire et
l’opérateur, 500  % pour les biens de consommation selon les canaux de distribution
(p. 1). Voir aussi Hermann Simon, Florent Jacquet, Franck Brault, La Stratégie prix, Paris,
Dunod, 2011.
29. Voir Jean Finez, «  La construction des prix à la SNCF, une socio-histoire de la
tarification.  De la péréquation au yield management (1938-2012)  », Revue française de
sociologie 1/2014 (vol. 55), p. 5-39.
30. Marion Fourcade, « Cents and Sensibility : Economic Valuation and the Nature
of “Nature” », American Journal of Sociology, vol. 116, no 6, 2011, p. 1721-1777.
31. Voir Antony Kuhn et Yves Moulin, « Proximité des acteurs et transformation des
conventions. Le cas du marché philatélique numérique  », Revue française de gestion,
2011/4, no 213, p. 43-56.
32. Albert Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995 (1970).
33. La critique de l’hypothèse d’homogénéité des produits, qui est l’un des postulats
sur lesquels repose la théorie néoclassique, est le point de départ des analyses d’Edward
Chamberlin visant à réduire l’opposition entre théorie de la concurrence et théorie du
monopole en montrant que la plupart des échanges présentent des combinaisons
diverses entre des « forces » qui vont, les unes, dans un sens concurrentiel et, les autres,
dans un sens monopolistique. Ce qui amène Chamberlin à explorer, dans l’ouvrage
séminal qu’il publie en 1933, une nouvelle approche de l’échange marchand qu’il
désigne du terme de « concurrence monopolistique » (Edward Hastings Chamberlin, La
Théorie de la concurrence monopolistique. Une nouvelle orientation de la théorie de la valeur,
Paris, PUF, 1953 (1933), traduction de Guy Trancard). « Avec la différenciation — écrit
Chamberlin dans l’introduction de cet ouvrage  — apparaît le monopole et plus elle
croît, plus l’élément de monopole devient important. Lorsqu’il existe un degré
quelconque de différenciation, chaque vendeur a le monopole absolu de son produit,
mais est soumis à la concurrence de produits de substitution plus ou moins imparfaits.
Puisque tous les vendeurs sont des monopoleurs et ont pourtant des concurrents, nous
pouvons les appeler des “monopoleurs concurrents” et qualifier les forces en action de
“concurrence monopolistique”  » (p.  7). Edward Chamberlin inclut dans les effets
monopolistiques la localisation du point de vente  : «  Il faut ici constamment garder à
l’esprit le sens large avec lequel nous employons le mot “produit”. Par “variation” on
peut référer une modification de la qualité du produit lui-même —  changements
technologiques, modèle nouveau, ou matière première supérieure  ; on peut entendre
un emballage ou un récipient nouveau  ; on peut enfin vouloir dire un service plus
prompt ou plus courtois, une façon différente de faire des affaires, ou encore une
localisation différente  » (p.  77-78). En mettant l’accent sur la qualification des biens,
Edward Chamberlin est un précurseur de courants économiques qui se développeront,
surtout en France, dans les années 1980 et, notamment, de l’économie des conventions
(voir Michel Callon, Cécile Méadel, Vololona Rabeharisoa, « L’économie des qualités »,
in Michel Callon et al., Sociologie des agencements marchands, op. cit., p. 143-170).
34. Les recherches socio-économiques sur la valeur et sur la valorisation connaissent
actuellement un grand essor, particulièrement aux États-Unis. Pour une présentation
synthétique, voir Michèle Lamont, «  A comparative Sociology of Valuation and
Evaluation », The Annual Review of Sociology, 2012, 38 : 21.1 – 21.2.
35. Parmi les nombreux usages du terme de «  valeur  », nous nous distinguons ici
notamment de la conception proposée par Bruno Latour, lorsqu’il défend l’idée selon
laquelle «  [Les anthropologues des Modernes] ne peuvent pas faire aussi facilement
l’impasse sur l’existence réelle des valeurs auxquelles nous tenons. Ils ne peuvent pas
pratiquer cette restriction mentale qui a tant servi au “dialogue interculturel”. Surtout
que nous savons bien que nous ne sommes pas dans une “culture”, mais aussi dans une
“nature”. Bien parler de quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord respecter l’exacte
teneur ontologique de cette valeur qui lui importe et qui le fait vivre » ; Bruno Latour,
Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012,
p. 155.
36. Émile Durkheim, «  Jugements de valeur et jugements de réalité  » (1911),
Sociologie et philosophie, Paris, Presses universitaires de Paris, 1967, p. 90-109.
37. John Dewey, La Formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011.
38. David Stark, « What’s Valuable ? », in Jens Beckert and Patrik Aspers, The Worth of
Goods. Valuation and Pricing in the economy, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 319-
338.
39. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, op. cit.
40. Olivier Favereau, «  La pièce manquante de la sociologie du choix rationnel  »,
Revue française de sociologie, vol. 44, no 2, 2003, p. 275-295.
41. Comme le relève Niklas Luhmann, « l’incertitude est et demeure une condition
structurelle  » (p.  348), et «  les attentes sont une exigence autopoïétique pour la
reproduction des actions, et dans cette mesure elles sont des structures  » (p.  349)  ;
Niklas Luhmann, Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, Laval, Presses de
l’université de Laval, 2010 (1984).
42. Olivier Favereau, Olivier Biencourt, François Eymard-Duvernay, «  Where do
Markets come from  ? From (quality) Conventions  », in  Olivier Favereau, Emmanuel
Lazega, Conventions and Structures in Economic Organization. Markets, Networks and
Hierarchies, Cheltenham, Edward Elgar, 2003, p. 213-252.
43. Alfred Schutz, Collected Papers, La Haye, Martinus Nijhoff, 1975.
44. Clifford Geertz, Le Souk de Séfrou, op. cit.
45. Ibid., p. 156.
46. Comme le remarque Clifford Geertz, ibid., p. 60.
47. Ibid., p. 176-177.
48. Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et
le sacré, Paris, La Découverte, 2015.
49. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979,
Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2004, p. 33.
50. Ibid., p. 55.
51. Ibid., p. 68.
52. Luc Boltanski, Énigmes et complots, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2012.
53. Gabriel Kessler, Sylvia Sigal, «  Survivre  : réflexion sur l’action en situation de
chaos. Comportements et représentations face à la dislocation des régulations sociales :
l’hyperinflation en Argentine  », Cultures et Conflits, no  24-25, 1997, p.  37-77  ; Federico
Neiburg, «  Inflation  : economists and economic cultures in Brazil and Argentina  »,
Comparative Studies in Society and History, vol. 48, no 3, 2006, p. 604-633.

IV
LES FORMES DE MISE EN VALEUR

1. Lucien Karpik, L’Économie des singularités, op. cit.


2. Axel Honneth, La Réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard,
coll. NRF essais, 2007 (2005).
3. Pour des théories de l’agency des choses, voir Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une
théorie anthropologique, Dijon, Les  Presses du réel, 2009 (1998)  ; ainsi que Philippe
Descola (dir.), La Fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Paris,
Somogy/Musée du Quai Branly, 2010.
4. Luc Boltanski, La Condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement,
Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2004.
5. Dans le cas des êtres humains c’est, pour une large part, la parenté —  dont on
sait, depuis Lévi-Strauss qu’elle est structurée à la façon d’une grammaire — qui prend
en charge ce que l’on peut appeler la grammaire de l’engendrement et de la
transmission, dont l’une des fonctions est d’atténuer ou de dissimuler la contradiction
entre contrainte de détermination (attribuant les êtres à des classes où ils sont
substituables) et contrainte de singularisation (en fonction de laquelle ils sont
insubstituables) qui ne peut jamais être complètement éliminée.
6. C’est aussi la raison pour laquelle le développement du salariat a reposé sur une
distinction, toujours difficile à fonder, entre la vente par le travailleur de sa personne
même et la vente de sa force de travail. Voir Mikhaïl Xifaras, La Propriété. Étude de
philosophie du droit, Paris, Presses universitaires de France, 2004.
7. Viviana A. Zelizer, The Purchase of Intimacy, Oxford, Oxford University Press, 2005.
8. Voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
9. Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
10. Marc Augé, Domaines et châteaux, Paris, Seuil, 1989.
11. Sharon Zukin, Naked City. The death and life of authentic urban places, Oxford,
Oxford University Press, 2010.
12. Voir Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op.  cit. Dans un groupe de
transformation, au sens de Lévi-Strauss, selon une première définition, que nous
suivrons, les permutations sont «  solidaires les unes des autres et peuvent être
représentées dans un tableau où chaque trait binaire reçoit une valeur opposée  »,
comme le relève Patrice Maniglier. D’après une deuxième définition, «  un groupe de
transformations se définit en mathématiques par les propriétés suivantes  : 1.  La
combinaison de deux transformations correspond à une transformation du groupe  ;
2. Ces transformations peuvent être associées ; 3. Il existe une transformation identique
(qui ne change rien)  ; 4.  Les transformations sont inversables  »  ; Patrice Maniglier, Le
Vocabulaire de Lévi-Strauss, Paris, Ellipse, 2002, p. 55-56.
13. Ibid., p. 32.
14. Ibid., p. 31.
15. Ibid., p. 34.
16. Eleanor Rosch, « Classification of real-world objects : origins and representations
in cognition », in P. N. Johnson-Laird, P. C. Wason (éd.), Thinking. Readings in cognitive
science, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 212-222.
17. Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 30.
18. Ibid., p. 35.
19. Sur les processus de ce genre qui jouent sur la relation entre des « schèmes de
catégorisation visuelle  » et «  des systèmes de compréhension commune  », ouvrant la
possibilité d’une «  description multiple  », voir Bernard Conein, Les Sens sociaux. Trois
essais de sociologie cognitive, Paris, Economica, 2005, p. 51-67.
20. Ce qui peut nourrir l’illusion selon laquelle un objet de collection aurait les
propriétés d’une personne. Voir Brigitte Derlon, Monique Jeudy-Ballini, La Passion de
l’art primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences
humaines, 2008.
21. Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux, Paris, Robert Laffont, 2001.
22. Les « paysages fictionnels » — selon l’expression de Thomas Pavel  — reposent
sur des « conventions discursives et textuelles » très diverses. Les récits de mise en valeur
ont surtout recours à la convention du « réalisme » qui poursuit un « idéal de précision
référentielle  ». Mais le récit concourant à la mise en valeur d’une chose peut aussi
reposer sur des ontologies extensives, comme celle, par exemple, d’Alexius Meinong,
qui, partant «  de l’observation que chaque objet réel consiste en une liste de
propriétés », propose une version plus générale de la notion d’objet, « en stipulant qu’à
chaque liste de propriétés possible correspond un objet, qu’il soit existant ou non  ».
Cette ontologie favorise le rapprochement entre cet objet donné pour réellement
existant que constitue la chose mise en valeur et des objets dont la question de savoir
s’ils sont ou non existants peut être suspendue, voire avec des objets dont le caractère
fictionnel est admis (voir Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, p.  145
et 40-41).
23. Paul Ricœur, Temps et récit, t. III : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 355-359.
24. Voir Luc Boltanski, De la critique, op. cit.
25. John Searle, La Construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, coll. NRF essais,
1998.
26. Guido Guerzoni (éd.), Museums on the Map, 1995-2012, Turin, Fondazione di
Venezia, Umberto Allemandi, 2014.
27. Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de
Paris éditions, 2014 (2013), p. 120.
28. Niklas Luhmann, op. cit., p. 343.
29. Gildas Salmon, Les Structures de l’esprit. Lévi-Strauss et les mythes, Paris, PUF, 2013,
p. 241.
30. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t.  I  : Arts de faire, Paris, Gallimard,
coll. Folio essais, 1990 (1980).
31. On peut donc appliquer aux formes de mise en valeur ce que Jean-Pierre
Cometti dit des jeux de langage chez Wittgenstein : elles s’établissent « entre langage et
actions dans des contextes de coopération et d’interlocution finalisés par des activités
pratiques poursuivies en commun » (voir Jean-Pierre Cometti, La Démocratie radicale. Lire
John Dewey, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2016, p. 105).
32. Sur la dimension normative des usages situés de la langue sur lesquels se
concentre l’approche pragmatique, voir Robert Brandom, Making it Explicit, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1994, p. 3-66.

V
LA FORME STANDARD

1. Wendy Espeland, Mitchell Stevens, « Commensuration as a Social Process  », The


Annual Review of Sociology, vol. 24, 1998, p. 313-343.
2. George Akerlof, « The market for “lemons” : quality, uncertainty and the market
mechanism », Quarterly Journal of Economics, vol. 84, 1970, p. 488-500.
3. Sur les tensions qui peuvent se révéler quand un objet standardisé et
« normalisé », à sa sortie d’usine, est utilisé, c’est-à-dire confronté à « différents modes
de saisie » associés à « différents régimes d’engagement », voir Laurent Thévenot, « Essai
sur les objets usuels. Propriétés, fonctions, usages », Raisons pratiques, no  4, 1993, p.  85-
111 et Laurent Thévenot, « Un gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des
formats d’information  », in  Bernard Conein, Laurent Thévenot (éd.), Cognition et
information en société, Raisons pratiques, no 8, 1997, p. 206-241.
4. Ce schéma, comme les suivants, ne repose pas sur des données quantitatives mais
a pour fonction d’illustrer les modèles qui sous-tendent nos analyses.
5. Voir, parmi les ouvrages récents les plus ambitieux  : Patrick Verley, L’Échelle du
monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, coll.  NRF essais, 1997  ;
Paul Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos
jours, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 1997, 3 vol.
6. Patrick Verley, op. cit., p. 153.
7. Voir Jan de Vries, The Industrious Revolution, op. cit.
8. Sur l’utilisation du commerce par les femmes pour acquérir des espaces
d’autonomie au XIXe siècle, voir Laurence Fontaine, Le Marché, op. cit., p. 196-198.
9. David S. Landes, L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré. Révolution technique et
libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque des histoires, 1975, p. 395 sq. C’est entre 1890 et 1910 qu’est construit
en France le réseau permettant le transport de l’électricité sur de longues distances
(Alexandre Fernandez, Jean-Charles Asselain, Industrialisation et sociétés en Europe
occidentale, 1880-1960, Paris, Messene, 1997, vol. II, p. 18).
10. David Hounshell, From the American System to Mass Production, 1800-1932,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984.
11. Voir Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXe siècle, Paris, Albin
Michel, 1993. Sont surtout acquis auprès des colporteurs les objets nouveaux, comme les
montres, les objets destinés à la parure, la mercerie, la coutellerie, la quincaillerie, et,
plus généralement, les objets qui tranchent avec « l’ordinaire » et qui peuvent être des
imitations, voire des contrefaçons, à destination rurale et populaire, de choses plus
« luxueuses » ou exotiques, vendues dans les boutiques des villes.
12. Patrick Verley, op. cit., p. 276.
13. Laurence Fontaine, «  The exchange of second-hand goods between survival
strategies and “business” in eighteenth-century Paris  », in  Laurence Fontaine (éd.),
Alternative Exchanges. Second-hand circulations from sixteenth century to the present, Oxford,
Berghahn Books, 2008, p. 97-114.
e e
14. Daniel Roche, La Culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVII -XVIII   siècle,
Paris, 1989, p. 328.
15. Ibid.
16. Erwin Panofsky, La Sculpture funéraire. De l’ancienne Égypte au Bernin, Paris,
Flammarion, 1995 (1964), p. 45.
17. Afin de faciliter la méditation, il faut placer devant soi une image représentant le
récit de l’Évangile et la contempler, explique au XVe siècle saint François Borgia, « car la
fonction de l’image est, en quelque sorte, de donner goût et saveur à la nourriture que
l’on doit manger, de manière qu’on ne soit rassasié qu’après l’avoir consommée  »  ;
David Freedberg, Le Pouvoir des images, Paris, Gérard Monfort, 1998 (1989), p. 205.
18. Ibid., p. 202.
19. L’arrivée massive de produits de consommation issus de l’industrie qui
marquera l’entre-deux-guerres commence surtout aux États-Unis au début du XXe siècle.
Paul Bairoch cite le ventilateur, les machines à laver, le gramophone, la radio, la moto et
bien sûr l’automobile (voir Paul Bairoch, op.  cit., t.  II, p.  41). On trouvera une
description de nombreux objets standard avec leur histoire et leur date d’apparition
dans  : Jack Challoner (dir.), Les  1  001 inventions qui ont changé le monde, Paris,
Flammarion, 2008.
20. Aristote, La Métaphysique, Paris, Vrin, 1981, t. I, p. 379-389 (introduction, notes et
index par J. Tricot).
21. Ibid., p. 358.
22. Voir, pour une réinterprétation contemporaine de ces conceptions, Richard
Sennett, The Craftsman, New Haven-Londres, Yale University Press, 2008.
23. Voir Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1969 (1938),
particulièrement le chapitre consacré à Rabelais, p. 205-219.
24. Karl Marx, Le Capital, Gallimard, coll. Folio essais, 2008, Livre I, chap. XV, p. 473-
521.
25. Le taylorisme a permis la réalisation d’un souhait qui hantait la manufacture
depuis le premier tiers du XIXe  siècle. On trouve ainsi dans l’ouvrage d’Andrew Hure,
Philosophie des manufactures, publié en 1835 (sur lequel Marx a souvent aiguisé sa verve
critique) la remarque suivante  : «  La faiblesse de la nature humaine est telle que plus
l’ouvrier est habile, plus il devient volontaire et intraitable, et par conséquent moins il
est propre à un système de mécanique à l’ensemble duquel ses boutades capricieuses
peuvent faire un tort considérable. Le grand souci de l’industriel actuel est donc, en
combinant la science avec ses capitaux, de réduire la tâche de ses ouvriers à exercer leur
vigilance et leur dextérité, facultés bien perfectionnées dans leur jeunesse, lorsqu’on les
fixe sur un seul objet » (cité dans Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme
industriel, Paris, Gallimard, 1946, p. 184).
26. Voir David Hounshell, op. cit., p. 315-323.
27. Walter Benjamin, «  L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductivité  technique  »
(1936), Écrits français, op. cit., p. 117-194.
28. On peut penser que la stupeur engendrée par le développement de la
standardisation des choses qui a fait craindre une standardisation similaire des êtres
humains a joué un rôle dans la vague d’interrogations philosophiques et littéraires qui
se manifeste aux États-Unis à partir des années 1930. Balayant l’optimisme progressiste
de Dewey, elle envahit alors le monde intellectuel états-unien. Voir Mark Greif, The Age
of the Crisis of Man, Princeton, Princeton University Press, 2015.
29. Cité dans François Eymard-Duvernay, Le Travail dans l’entreprise. Pour une
démocratisation des pouvoirs de valorisation, document de travail (Collège des Bernardins,
département économie), avril  2011, p.  26. On suivra ici François Eymard-Duvernay
quand il remarque que cette position contredit la théorie néoclassique standard qui voit
dans le consommateur le seul acteur susceptible d’exercer un pouvoir de valorisation.

É
30. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales,
1957, p. 157.
31. Les efforts d’ajustement plus fin à la demande des clients qui ont été le résultat,
à partir des années 1980, d’un côté, de la saturation des marchés des biens les plus
courants et, de l’autre, de la critique de la massification, ont suscité la production de
biens plus différenciés dans un contexte de très vive concurrence. On notera toutefois
que cette diversification de l’offre, qui s’est réclamée souvent d’une exigence de plus
grande authenticité, n’a pas eu pour effet de modifier profondément les principales
propriétés de la forme standard. Ce qui conforte l’idée selon laquelle on doit
caractériser cette dernière par le jeu de la relation entre prototypes et spécimens plutôt
que par une uniformité des choses mises en vente que les nouveaux dispositifs de
production ont permis de surmonter.
32. Peter Drucker, Concept of the Corporation, New York, John Day, 1972, p. 219-220.
33. Pour une présentation synthétique des idées critiques de Thorstein Veblen, voir
Raymond Aron, « Avez-vous lu Veblen ? », in Raymond Aron, Les Sociétés modernes, Paris,
PUF, 2006 (textes rassemblés et introduits par Serge Paugam), p. 239-266.
34. Voir l’excellente analyse des problèmes qu’a rencontrés la production de biens
de grande consommation en URSS, menée par Georgi Derluguian, in  Immanuel
Wallerstein et al., Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Paris, La Découverte, 2014 (2013).
35. Voir David Hounshell, op. cit., p. 263-301.
36. Voir Michael Piore, Charles Sabel, Les Chemins de la prospérité. De la production de
masse à la spécialisation souple, op.  cit., et Arnaldo Bagnasco, Charles Sabel, PME et
développement économique en Europe, Paris, La Découverte, 1994.
37. Parmi une multitude d’exemples, voir Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société
industrielle, Paris, Gallimard, 1962. Dans cet ouvrage, issu du premier cours qu’il a donné
à la Sorbonne en 1955-1956, Raymond Aron, se propose notamment de réinterpréter la
notion de progrès historique, associée au développement de la société industrielle, et de
lui donner un sens politique en prenant appui sur Montesquieu («  concilier la
hiérarchie avec l’égalité  », p.  87)  ; et aussi de réfuter la critique marxiste de la société
industrielle en tant que société capitaliste. Il est pertinent pour notre propos de noter
que Raymond Aron exclut « la religion et l’art » du champ de ce qui peut donner lieu à
un «  progrès  » en tant que ces domaines lui paraissent étrangers aussi bien à
« l’économie qu’à la politique » (p. 82), ce qui, à l’époque où il écrit — lesdites « Trente
Glorieuses » —, paraît encore relever du bon sens.
38. Voir Peter Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, Paris,
Métailié, 1996. Voir aussi Peter Wagner, Modernity. Understanding the Present, op.  cit.,
particulièrement, p. 4-10.
39. Nous empruntons cette définition de l’aliénation à l’ouvrage que Claire Pagès a
consacré à l’œuvre de François Lyotard, Lyotard et l’aliénation, Paris, PUF, 2011, p. 13.
40. Christian Borch, The Politics of Crowds. An Alternative History of Sociology,
Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
41. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, 2013 (1895).
42. Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond,
2001 (1890).
43. Serge Tchakhotine, Le Viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard,
1952 (1939).
44. Voir, sur l’histoire et les usages actuels du thème de la manipulation mentale,
Arnaud Esquerre, La Manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, Paris, 2009.
45. Anselm Jappe, Guy Debord, Paris, Denoël, 2001, p. 22, et, pour une analyse de la
relation entre la notion de spectacle et celle de « simulacre » chez Baudrillard, p. 204-
206.

VI
STANDARDISATION ET DIFFÉRENCIATION

1. Roger Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, coll.


Folio histoire, 2015, p. 25.
2. Voir, parmi les premiers et les plus importants travaux, Julius von Schlosser, Les
Cabinets d’art de merveilles de la Renaissance tardive, préface et postface par Patricia
Falguières, Paris, Macula, 2012 (1908).
3. Anne Goldgar, Tulipmania. Money, Honor, and Knowledge in the Dutch Golden Age,
Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2007.
4. « À la différence d’autres formes de richesse accumulée », le trésor « est constitué
de biens de prestige […] dont la simple possession procure à leur détenteur l’autorité
sociale, le pouvoir et l’influence.  » Le trésor n’est pas «  utilisé comme moyen
d’échange  », même si, «  comme d’autres sources de pouvoir  », il «  peut revêtir une
grande importance économique  » (Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme. La place de
l’économie dans l’histoire et la société, op. cit., p. 179-180).
5. Dans le texte qu’il a consacré à la notion de valeur-travail chez Marx, Cornelius
Castoriadis analyse la tension chez Marx entre une position positiviste qui ferait du
travail la source de toute valeur d’échange et une position historiciste pour laquelle ce
serait le capitalisme qui ferait «  apparaître  » la valeur-travail en tant que mode
d’homogénéisation de choses en soi hétérogènes et qui, par là même, constituerait la
marchandise en tant que telle. «  Marx sait très bien, il est le premier à dire que
l’apparente homogénéité des produits et des travaux n’émerge qu’avec le capitalisme.
C’est le capitalisme qui la fait être  » (Cornelius Castoriadis, «  Valeur, égalité, justice,
politique, de Marx à Aristote et d’Aristote à nous  », in Les Carrefours du labyrinthe, t. I,
Paris, Seuil, 1978, p. 325-413).
6. Franck Cochoy, Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris,
La Découverte, 1999.
7. Patrick Verley, op. cit., p. 182.
8. Voir Alain Beltran, Sophie Chauveau, Gabriel Galvez-Behar, Des brevets et des
marques. Une histoire de la propriété intellectuelle, Paris, Fayard, 2001, p.  184-188  ; et Joel
Stillerman, The Sociology of Consumption. A global approach, Cambridge, Polity Press, 2015,
p. 27-30.
9. Voir Marie-Emmanuelle Chessel, Consommateurs engagés à la Belle Époque. La Ligue
sociale d’acheteurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
10. Ralph Nader, Ces voitures qui tuent, Paris, Flammarion, 1966 (1965).
11. Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », Écrits français, op. cit., p.  290-
318. «  Les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise-
fétiche. “L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises” dit Taine en 1855. […]
Les expositions universelles idéalisent la valeur d’échange des marchandises. Elles
créent un cadre où leur valeur d’usage passe au second plan. Les expositions
universelles furent une école où les foules écartées de force de la consommation se
pénètrent de la valeur d’échange des marchandises jusqu’au point de s’identifier avec
elle : “Il est défendu de toucher aux objets exposés” » (p. 295-296).
12. Jean-Yves Grenier, L’Économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de
l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996. Alain Guerreau, « Avant le marché, les marchés :
en Europe, XIIIe siècle-XVIIIe siècle », Annales. HSS, 2001/6, p. 1129-1175.
13. Alain Guerreau, loc.  cit., p.  1134. A.  Guerreau ajoute  : «  Ce qui correspond
étonnamment à la dualité entre monnaie de compte, grandeur numérique purement
comptable, et monnaies réelles, concrètes, ne portant aucune indication de valeur.  »
A.  Guerreau distingue trois types d’encaisse, selon que l’argent est consacré à la
thésaurisation, aux transactions ou à la spéculation.
14. Ibid., p. 1139.
15. Ibid., p. 1160.
16. Laurence Fontaine souligne de même que, sous l’Ancien Régime, la cession
d’objets d’occasion pouvait être utilisée pour acquitter des dettes en sorte que ces biens
constituaient «  une forme alternative de monnaie  » (Laurence Fontaine, «  Alternative
exchanges », loc. cit.)
17. Pour une mise à bas, dans le même esprit, de l’idée de « marché de l’art » dans
le cas de l’Italie entre le  XVe et le XVIIIe  siècle, voir Guido Guerzoni, Apollon et Vulcain,
op. cit., particulièrement p. 22-32.
18. Alain Guerreau, op. cit., p. 1164.
19. Ibid., p. 1165.
20. Sur le rôle accordé à l’espace par les économistes du XVIIIe  siècle (Cantillon,
Turgot, Necker) et sur les enjeux spatiaux du débat institutionnel sur les foires et les
marchés, voir Dominique Margairaz, «  La formation du réseau des foires et des
marchés  : stratégies, pratiques et idéologies  », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations,
41e année, no 6, 1986, p. 1215-1242.
21. Jean-Yves Grenier, op. cit., p. 84-87.
22. Voir Paul-André Rosental, Les Sentiers invisibles. Espace, famille et migration dans la
France du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999 ; Daniel Roche, Humeurs vagabondes.
De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
23. Alain Guerreau, loc. cit., p. 1158.
24. Ibid., p. 1140.
25. Albert Hirschman, The Passions and the Interests. Political arguments for Capitalism
before its triumph, Princeton, Princeton University Press, 1977.
26. Christian Laval, L’Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris,
Gallimard, coll. NRF essais, 2007.
27. Pour une analyse historique de ce thème et une reformulation, voir Axel
Honneth, La Réification, op. cit.
28. Pour une analyse récente de ce rôle du marché, voir Laurence Fontaine, Le
Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2014.
29. César Graña, Bohemian versus bourgeois. French society and the French man of letters in
the nineteenth society, New York, Basic Books, 1964.
30. En 1930, en réponse à une enquête de L’Esprit français sur le «  rôle actuel du
Capital vis-à-vis des producteurs intellectuels  », André Breton construit son texte sur
l’opposition entre, d’un côté, le producteur de marchandise, serait-elle intellectuelle, et,
de l’autre, l’intellectuel qui «  par son produit cherche à satisfaire avant tout le besoin
personnel de son esprit ». Il cite alors Marx : « Une chose, dit Marx, peut être utile et
produit du travail humain, sans être marchandise. L’homme qui, par son produit,
satisfait son besoin personnel, crée bien une valeur d’usage, mais non une marchandise.
Pour produire des marchandises il faut qu’il produise non pas une simple valeur
d’usage, mais une valeur d’usage pouvant servir à autrui, une valeur d’usage social  ».
Breton poursuit en arguant qu’il est «  impossible d’apprécier  » la valeur du travail
intellectuel « à la mesure commune de l’heure de travail ». André Breton, « Rapport du
travail intellectuel et du capital », Point du jour, Paris, Gallimard, 1970, p. 87-90 (nouvelle
édition revue et corrigée).
31. Georges Bataille, La Part maudite, Paris, Minuit, 1949 (précédé de « La notion de
dépense » qui date de 1933).
32. Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès, Paris, La Découverte, 2000. Voir aussi, à la suite de
Rifkin, Olivier Bomsel, L’Économie immatérielle. Industries et marché d’expériences, Paris,
Gallimard, 2010.
33. André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003 ; Yann
Moulier-Boutang, Le Capitalisme cognitif, Paris, Amsterdam, 2007.
34. Robert Darnton, Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, Paris, Gallimard,
coll. NRF essais, 2011 (2009), p. 98.
35. Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, t.  IV  : L’homme nu, Paris, Plon, 2009 (1971),
p. 560.
VII
LA FORME COLLECTION

1. Particulièrement à la suite des travaux séminaux de Krzysztof Pomian. Voir,


particulièrement, Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-
e
XVIII  siècles, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1987. Et, sur les cabinets de
curiosités, Julius von Schlosser, op.  cit. Voir aussi, sur les «  curieux  » au XVIIe  siècle,
Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle. Collections et collectionneurs dans la France du
e
XVII  siècle, Paris, Flammarion, 1994.

2. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966.


3. Voir, pour le passage du cabinet de curiosités à la collection de sciences
naturelles, Antoine Schnapper, Le Géant, la Licorne et la Tulipe. Les cabinets de curiosités en
France au XVIIe  siècle, Paris, Flammarion, 1988. Ainsi que  : Noël Coye, «  La collection
introuvable de l’abbé Breuil  », in  Odile Vincent (éd.), Collectionner  ? Territoires, objets,
destins, Paris, Créaphis, coll. Silex, 2011, p. 52-70.
4. Voir Benoît de L’Estoile, «  L’anthropologie après les musées  ?  », Ethnologie
française, 2008/4, vol. 38, p. 665-670.
5. Voir Dominique Pety, Poétique de la collection au XIXe siècle. Du document de l’historien
au bibelot de l’esthète, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010.
6. Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, Paris, LGF, Le Livre de Poche, 1983.
7. Bénédicte Savoy, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en
Allemagne autour de 1800, op. cit.
8. Voir Francis Haskell, La Norme et le Caprice. Aspects du goût, de la mode et de la
collection en France et en Angleterre, 1789-1914, Paris, Flammarion, 1986 (1976).
9. Michel Melot, Mirabilia, op. cit., p. 24.
10. Voir Hervé Sciardet, Les Marchands de l’aube. Ethnographie et théorie du commerce
aux Puces de Saint-Ouen, Paris, Economica, 2003.
11. Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, Paris, Calmann-Lévy, 1956.
L’intrigue est complexe et repose peut-être sur une structure symbolique comportant
une dimension sexuelle.
12. Ibid., p. 53-54.
13. Steven Gelber, «  Free market metaphor  : the historical dynamics of stamp
collecting », Comparative Studies in Society and History, vol. 34, no 4, oct. 1992, p. 742-769.
14. Voir, particulièrement, Susan Pearce, Collecting in Contemporary Practices, Londres,
Sage, 1998.
e e
15. Krzysztof Pomian, Des saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago, XIII -XX   siècle,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 2003.
16. Ce point de vue est notamment défendu par Bernard Lahire, pour qui «  la
comparaison entre les saintes reliques et les œuvres de grands maîtres s’impose presque
naturellement au chercheur » (p. 278). D’après cet auteur, « tout d’abord de même que
les reliques étaient associées à des personnes singulières et distinguées du commun des
mortels (Jésus, les saints), les œuvres sont celles d’artistes singuliers plus ou moins
connus et reconnus. La magie de la relique, comme celle de l’œuvre d’art, repose sur ce
lien intime entre un être jugé exceptionnel —  saint ou artiste  — et des objets
singuliers » (p. 278) ; « Après le marché des reliques s’instaure un marché de l’art. […]
Si reliques comme œuvres d’art se vendent et s’achètent, le marché des reliques est resté
très largement illicite alors que le marché de l’art s’est développé légalement, habituant
tous les acteurs de l’art à lier valeurs économiques et valeurs esthétiques » (p. 278-279).
Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, op. cit.
17. Yves Gagneux, Reliques et reliquaires à Paris (XIXe-XXe  siècle), Paris, Cerf, 2007,
p. 287.
18. Voir Arnaud Esquerre, Les Os, les Cendres et l’État, Paris, Fayard, 2011.
19. Voir Judith Ickowicz, Le Droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, Dijon,
Les Presses du réel, 2013.
20. Par exemple, les accumulations de cailloux réalisées par Luigi Lineri et exposées
en 2012 à la Halle Saint-Pierre, Musée de l’art brut, à Paris.
21. Voir les premiers travaux d’Annette Messager, qui se définit comme
« collectionneuse », ou encore ceux d’Henri Cueco, qu’il a rassemblés dans un livre, Le
Collectionneur de collections, Paris, Seuil, 1995.
22. Voir le catalogue  : Musée des arts décoratifs, Ils collectionnent, Paris, Adrien
Maeght, 1974.
23. Comme les poteries de grès autrefois produites industriellement dont Thierry
Bonnot a minutieusement reconstitué la trajectoire. Thierry Bonnot, La Vie des objets,
Paris, Éditions de la MSH, 2002.
24. Cette mise en valeur par référence à une narration du passé se distingue de la
« valeur de mémoire » (Erinnerungswert) proposée par Aloïs Riegl, en ce qu’elle est une
justification du prix, et non pas une valeur incorporée dans les choses ; voir Aloïs Riegl,
Le Culte moderne des monuments, Paris, L’Harmattan, 2003 (1903).
25. Ce que nous désignons ici par le terme de «  manque  » est proche de ce que
Serge Reubi nomme des « lacunes ». Voir Serge Reubi, « La lacune, miroir des pratiques
de collections », Traverse, 2012/3, p. 81-90.
26. Comme le remarque Guerzoni, «  l’originalité n’était d’ailleurs pas toujours
appréciée, pas plus que le charme fascinant et subtil de la pièce unique, et souvent les
acquéreurs se fixaient sur certaines œuvres (Titien peignit pas moins de onze versions de
l’Ecce homo), sans se préoccuper de savoir que d’autres possédaient des œuvres
semblables ou identiques » ; ces acquéreurs « attribuaient aux reproductions une valeur
et une faveur dont l’importance échappe à notre époque de reproductibilité
technique », Guido Guerzoni, Apollon et Vulcain, op. cit., p. 345.
27. Gérard Labrot, «  Éloge de la copie. Le marché napolitain (1614-1764)  »,
Annales, 2004/1, 59e année, p. 7-35.
28. Charlotte Guichard, «  La signature dans le tableau aux  XVIIe et XVIIIe  siècles  :
identité, réputation et marché de l’art », Sociétés & Représentations, 1/2008, no 25, p. 47-
77.
29. Cette valorisation de l’authenticité ne se voit peut-être jamais aussi bien que
lorsque « l’authenticité » est mise en avant dans le cadre d’entreprises commerciales où
elle est particulièrement difficile à soutenir. C’est ainsi, par exemple, que les ateliers qui
fabriquent des « chromos » « à la douzaine », présentés par Raymonde Moulin (à partir
d’une étude de Francine Couture portant sur ce genre d’entreprise à Montréal),
s’efforcent de « construire une identité fictive d’artiste » de façon à « individualiser les
auteurs ou pseudo-auteurs » des tableaux mis en vente (voir Raymonde Moulin, L’Artiste,
l’Institution et le Marché, Paris, Flammarion, 1992, p. 34-44). On pourrait citer également
le cas de la société ArtCo, étudié par Julie Verlaine. Cette société, établie en 1949, avait
entrepris de commercialiser des reproductions d’œuvres d’art moderne au moyen d’un
nouveau procédé dit «  procédé Aeply  » combinant différentes techniques, avec
l’ambition de produire des copies parfaites, au sens où rien ne permettrait de les
distinguer d’un original. Ces copies, dont le tirage était supposé être « limité », étaient
présentées comme n’étant « ni un original, ni une reproduction ». L’entreprise invente
pour les qualifier l’appellation d’«  originaux multiples  » (voir Julie Verlaine, «  Une
histoire de la société ArtCo. Le commerce des reproductions d’art après la Seconde
Guerre mondiale », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 4/2010 (no 108), p. 141-151).
30. C’est le cas, par exemple, de « l’art déco » dont « l’étiquette a été créée dans les
années 1960 » par l’intermédiaire de commissaires d’exposition et de critiques qui ont
mis en place une série d’expositions dans différents musées en Europe et aux États-Unis.
Le processus de création d’un style spécifiquement «  art déco  », dont une des
caractéristiques est la plasticité et l’hybridation en fonction des sites et des pays, a été
minutieusement analysé par Élodie Lacroix Di Méo (voir « Les enjeux identitaires de la
patrimonialisation de l’art déco », in Jean-Claude Nemery, Michel Rautenberg, Fabrice
Thuriot, Stratégies identitaires de conservation et de valorisation du patrimoine, Paris,
L’Harmattan, 2008, p. 55-62).
31. Olav Velthuis décrit ainsi, dans le travail ethnographique qu’il a consacré aux
galeries d’art à Amsterdam et à New York, les dispositifs qui permettent d’isoler «  le
monde sacré de l’art » du « monde profane du commerce ». Il analyse, à la façon dont
Erving Goffman distingue la «  scène  » des «  coulisses  », l’opposition entre l’espace de
présentation (front space) et l’espace de négociation (back space) ou encore entre le
premier marché, sur lequel le galeriste maintient des prix qui sont censés être associés à
la valeur artistique de l’œuvre, et le second marché, purement spéculatif (voir Olav
Velthuis, Talking Prices, op. cit., p. 42-52).
32. Voir Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain, op.  cit.,
particulièrement p. 223-230. On trouve dans des ouvrages récents, souvent écrits par des
journalistes spécialisés dans l’art contemporain, de nombreuses anecdotes, relatées sur
un ton à la fois fasciné et critique, concernant la façon dont les grands collectionneurs
«  manipulent  » la cote des artistes. Par exemple, sur François Pinault achetant
systématiquement les œuvres de Rebeyrolle pour les stocker ou sur Charles Saatchi,
négociant toutes les œuvres de Sandro Chia dans l’intention d’en faire chuter le cours
ou, à l’inverse, s’efforçant par diverses manœuvres de faire monter celui des pièces de
Damien Hirst (voir, notamment, Harry Bellet, Le marché de l’art s’écroule demain à 18 h 30,
op. cit., et Don Thompson, L’affaire du requin qui valait douze millions, op. cit.
33. Voir Isabelle Graw, High Price. Art between the market and Celebrity culture, op. cit. ;
et Isabelle Graw, Daniel Birnbaum (éd.), Canvases and Careers today. Criticism and its
markets, New York, Sternberg Press, 2008. Ce dernier ouvrage vise à analyser la façon
dont le rôle croissant joué par les collectionneurs et par les organisations dont
dépendent les grandes ventes d’œuvres d’art a modifié l’environnement économique
dans lequel, des impressionnistes jusqu’aux années 1970 environ, se formait la valeur
attribuée aux œuvres. Environnement dont H. et C. White ont magistralement décrit la
formation dans un livre devenu classique (voir Harrison et Cynthia White, La Carrière des
peintres au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1991 [1965]).
34. Comme l’ont montré des études récentes, l’importance accrue des palmarès est
loin de se cantonner au monde de l’art. On peut la constater également, non seulement
dans les grandes firmes où sont nées les techniques de management faisant appel au
benchmarking, mais aussi, de plus en plus souvent, dans le domaine public et,
notamment, dans celui de la gestion et de l’orientation de la recherche universitaire
(voir sur ce point Alain Desrosières, L’Argument statistique, Paris, Mines ParisTech, 2008,
vol.  2  : Gouverner par les nombres, particulièrement p.  27-32  ; Prouver et gouverner. Une
analyse politique des statistiques publiques (texte établi et introduit par Emmanuel Didier),
Paris, La  Découverte, 2014  ; ainsi qu’Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking.
L’État sous pression statistique, op.  cit., et sur les nouvelles formes de gestion de la
recherche, Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez  ! La stratégie européenne de
Lisbonne, vers un marché de la recherche, Paris, Croquant, 2008).
35. Michael Thompson, Rubbish Theory, op. cit., p. 13-33.
36. Dans le cas, par exemple, des collections de timbres, voir les nombreux
exemples qui figurent dans l’article d’Antony Kuhn et Yves Moulin sur la formation de
différences conventionnelles ; Antony Kuhn, Yves Moulin, « Le rôle des conventions de
qualité dans la construction d’un marché  : l’évolution du marché philatélique français
(1860-1995) », Entreprises et histoire, 2008/4, no 53, p. 54-67.
37. Voir Elizabeth Edwards, Chris Gosden, Ruth  B. Phillips (éd.), Sensible Objects.
Colonialism, Museums and Material Culture, Oxford-New York, Berg, 2006.
38. Voir John MacGregor, The Discovery of the Art of the Insane, Princeton, Princeton
University Press, 1989.
39. Michael Thompson, Rubbish Theory, op. cit.
40. Pour une enquête qui a consisté à suivre sur le terrain les opérations de
sélection, voir Nathalie Heinich, La Fabrique du patrimoine, op. cit.
41. Pierre Cabanne, Les Grands Collectionneurs, t. II, Paris, Les Éditions de l’Amateur,
2004, p. 297-298.
42. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 230-259.
43. Mieke Bal, «  Telling objects  : a narrative perspective on collecting  », in  John
Elsner, Roger Cardinal (éd.), The Cultures of Collecting, Londres, Reaktion Books, 1994,
p. 97-115.
44. Un exemple désormais célèbre est celui de la polémique à propos du dessin sur
vélin « La bella Principessa » qui aurait été découpé dans un livre du XVe siècle consacré
aux Sforza et conservé à Varsovie. La dispute porte sur la question de savoir si ce dessin
est, ou non, de la main de Léonard de Vinci. Estimé par Christie’s entre 12 000 et 15 000
dollars, le même dessin, s’il était jugé par les experts comme étant effectivement de la
main de Vinci, vaudrait sans doute autour de 150 millions de dollars (voir Martin Kemp,
La bella Principessa. The story of a new masterpiece by Leonardo da Vinci, Londres, Hodder &
Stoughton, 2010. M. Kemp fait partie des experts qui s’efforcent d’authentifier la pièce).
45. Ce peut être précisément pour en abolir la force mémorielle que des objets,
promis à l’immortalité, peuvent être volontairement détruits ou réduits à l’état de
déchet, comme dans les cas d’iconoclasme (voir Olivier Christin, Une révolution
symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Minuit, 1991).
46. Au moins si l’on accepte de porter le moindre crédit à l’argument publicitaire
invoqué pour rendre désirables et commercialisables des répliques approximatives de ce
modèle dont les spécimens originaux sont sortis des ateliers de cette firme horlogère
autour des années 1940.
47. C’est sur ces différences de valeur mémorielle qu’a joué l’artiste Christian
Boltanski quand il a exposé dans des musées toutes les choses —  telles que
photographies, lampes ou rubans  — ayant appartenu à une personne inconnue et
récemment décédée. On peut reconnaître dans ce geste de mémorisation publique, qui
aurait été aisément identifiable et en quelque sorte banal s’il avait eu pour visée de
célébrer la mémoire d’une personne illustre, un équivalent de ce que l’on appelait
autrefois une «  vanité  ». Car tous les mortels ont même valeur (voir, par exemple, le
catalogue, List of Exhibits belonging to a woman of Baden-Baden, followed by an explanatory
note, Museum of Modern Art, Oxford, 1973).
48. De nombreux artistes contemporains ont placé la question de l’authenticité au
cœur même de leur travail pour la mettre en cause, notamment Daniel Spoerri, par
exemple dans ses «  tableaux-pièges  » réalisés par des tiers, mais signés par l’artiste qui
leur offre sa « garantie ».
VIII
COLLECTION ET ENRICHISSEMENT

1. On peut peut-être voir dans le personnage du cousin Pons, vieux garçon ignoré
ou rejeté par les femmes et qui a réorienté ses pulsions vers la gastronomie et l’art,
l’origine de ce stéréotype, qui sera largement redéployé plus tard, notamment en
prenant appui sur la psychanalyse. La littérature psychanalytique sur les collections et les
collectionneurs est assez abondante, stimulée par le fait que Freud était lui-même
collectionneur (voir, notamment, Michelle Moreau Ricaud, Freud collectionneur, Paris,
Campagne Première, 2011  ; Gérard Wajcman, Collection, suivi de L’avarice, Caen, Nous,
1999  ; Werner Muensterberger, Le Collectionneur. Anatomie d’une passion, Paris, Payot,
1994). Jean Baudrillard reprend la thématique qui associe collection et sexualité dans le
chapitre du Système des objets consacré à la collection (op. cit., p. 122-125).
2. Voir Luc Boltanski, « Pouvoir et impuissance : projet intellectuel et sexualité dans
le Journal d’Amiel  », Actes de la Recherche en Sciences sociales, I, (5-6), novembre  1975,
p. 80-108.
3. Voir Steven Gelber, Hobbies. Leisure and the culture of work in America, New York,
Columbia University Press, 1999, p. 114-124.
4. Sur la notion d’otium comme activité cultivée dans l’Antiquité romaine, voir Paul
van der Grijp, Passion and Profit, Londres, Transaction Publishers, 2006, p. 11.
5. Russell Belk, Collecting in a Consumer Society, Londres, Routledge, 1995.
6. Voir Jeanne Lazarus, «  Le crédit à la consommation dans la bancarisation  »,
Entreprises et histoire, 2/2010, no 59, p. 28-40.
7. « Cet excédent contribue en second lieu à rendre la croissance plus malaisée, car
elle ne suffit plus à l’utiliser. En un certain point l’intérêt de l’extension est neutralisé
par l’intérêt contraire : celui du luxe […] ce qui importe désormais en premier lieu n’est
plus de développer les forces productives mais d’en dépenser luxueusement les produits.
À ce point se préparent d’immenses dilapidations : après un siècle de peuplement et de
paix industrielle, la limite provisoire du développement étant rencontrée, les deux
guerres mondiales ont ordonné les plus grandes orgies de richesses —  et d’êtres
humains  — qu’eût enregistrées l’histoire. Néanmoins ces orgies coïncident avec une
sensible élévation du niveau de vie général  : la masse de la population bénéficie de
services improductifs de plus en plus nombreux, le travail est réduit, le salaire accru dans
l’ensemble » (Georges Bataille, La Part maudite, op. cit., p. 40-41).
8. Une question rarement abordée qui a été récemment réélaborée dans le langage
de la sociologie contemporaine par Andrew Abbott, dans «  The Problem of Excess  »,
Sociological Theory, 2014, vol. 32 (I), 1-26.
9. Malcolm Bull, The Mirror of the Gods. How Renaissance Artists Rediscovered the Pagan
Gods, Oxford, Oxford University Press, 2005.
10. Voir, sur la production de choses destinées aux pauvres comme nouvel horizon
du capitalisme, Coimbatore Krishnao Prahalad, The Fortune at the Bottom of the Pyramid.
Eradicating Poverty through Profits, Upper Saddle River (NJ), Pearson Education, Inc.,
2009. Et pour un commentaire approfondi  : Laurence Fontaine, Le Marché, op.  cit.,
p. 231-240.
11. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I : Théorie des ensembles pratiques,
Paris, Gallimard, 1974 (1960), p. 200 sq.
12. Aurélie Corne, Laurent Botti, « Benchmarking, attraction et valeur touristique du
territoire : une analyse par le secteur hôtelier français », Management & Avenir, 2/2016,
no 84, p. 179-196.
13. Exposition « Coup de sac ! », MUDAC, Lausanne, 19 juin – 6 octobre 2013.
14. Werner Sombart a été l’historien de l’économie qui a, parmi les premiers, mis
l’accent sur l’importance de l’économie du luxe dans la formation du capitalisme,
particulièrement en Italie. Voir Werner Sombart, L’Apogée du capitalisme, Paris, Payot,
1932 (1902), et, pour un intéressant commentaire des positions prises par Sombart, et
des critiques, souvent d’esprit moralisateur, qui lui furent opposées, Guido Guerzoni,
Apollon et Vulcain, op. cit., p. 86-105.
15. Sur les débats moraux qui ont accompagné le développement du luxe au
e
XVIII   siècle, voir, Audrey Provost, Le Luxe, les Lumières et la Révolution, Seyssel, Champ
Vallon, 2014.
16. Lettre du Comité Colbert, no 33, mars-avril 1984.
17. Voir Judith Ickowicz, Le Droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, op. cit.
18. Voir les travaux d’Anne Jourdain sur l’artisanat d’art  : «  Réconcilier l’art et
l’artisanat. Une étude de l’artisanat d’art », Sociologie de l’art, vol. 21, 2012, p. 21-42 ; « La
construction sociale de la singularité. Une stratégie entrepreneuriale des artisans d’art »,
Revue française de socio-économie, vol. 6, 2010, p. 13-30.
19. Pour une perspective à la fois interne et critique sur l’industrie du luxe, voir
Marie-Claude Sicard, Luxe, mensonge et marketing, Paris, Pearson, 2010.
20. Sur l’analyse de ces techniques et sur leur usage dans le marketing et en
politique, voir Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à
formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
21. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, op. cit.
22. Notre analyse prend pour matériaux principaux les rapports annuels financiers
publiés en 2014 (donc consacrés à l’année 2013) des deux sociétés.
23. Alessandro Schiliro, Luxury Apparel Brands. World. Market Analysis, 2013-2018
Trends, Xerfi Global, décembre 2013.
24. Kering, 2013, p. 16.
25. Source citée par Kering : Capgemini/RBC 2013 World Wealth Report.
26. Source : Kering.
27. Kering, 2013, p. 126.
28. LVMH, 2013, p. 31.
29. Sur les méthodes d’évaluation financière des marques, voir Adel Beldi et  al.,
«  Pertinence des méthodes d’évaluation financière des marques. Une étude empirique
internationale », Revue française de gestion, 2010/8, no 207, p. 153-168.
30. Kering, 2013, p. 10.
31. Kering, 2013, p. 9.
32. Kering, 2013, p. 9.
33. Kering, 2013, p. 22.
34. Kering, 2013, p. 38.
35. Kering, 2013, p. 34.
36. Exposition Louis Vuitton, « Volez, Voguez, Voyagez », Grand Palais, 4 décembre
2015-21 février 2016.
37. Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal ont réalisé en
2014 une enquête auprès de collectionneurs d’art contemporain, qui a recueilli
322  réponses (dont il est difficile, comme en conviennent les auteures, d’évaluer dans
quelle mesure ils composent un échantillon «  représentatif  » de l’ensemble des
collectionneurs puisqu’il n’existe pas de population de référence dont les contours
seraient administrativement définis). À partir de cette enquête, elles ont construit une
« typologie » de collectionneurs, distinguant les « collectionneurs quasi professionnels »
dont la collection comprend plus de 200 pièces dont le prix d’achat maximum annuel
peut être supérieur à  200  000 euros, les «  collectionneurs investis  » dont la collection
comprend de 100 à 200 œuvres dont le prix d’acquisition varie de 10 000 à 50 000 euros,
les «  collectionneurs pondérés  » et les «  collectionneurs indépendants  ». Or ces
collectionneurs, et particulièrement ceux qui appartiennent aux deux premières
catégories, fréquentent assidûment le monde de l’art, se lient à des galeries ou visitent
des ateliers (pour 88  % d’entre eux), de façon à repérer des artistes «  prometteurs  »
dont la cote n’est pas très élevée mais dont ils pensent qu’elle a des chances de monter
dans un avenir plus ou moins proche, «  la majorité des collectionneurs —  écrivent les
auteures —, y compris les plus fortunés », se déclarant « incapables de suivre l’escalade
des prix propre au fonctionnement actuel du marché de l’art ». Voir Nathalie Moureau,
Dominique Sagot-Duvauroux, Marion Vidal, « Collectionneurs d’art contemporain : des
acteurs méconnus de la vie artistique », Cultures études, 1/2015, (no 1), p. 1-20.
38. Voir Pierre Cabanne, Les Grands Collectionneurs, t. II, op. cit., p. 365-379.
39. Voir Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (éd.), De l’artification, op. cit.
40. Le concept d’immortalité est pris ici au sens que lui donne Hannah Arendt. Voir
Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1961), p. 187-230.
41. On en trouve de nombreux exemples dans les travaux de Francis Haskell qui
montre l’importance du rôle joué par les collectionneurs dans la formation des
jugements de goûts. Voir Francis Haskell, La Norme et le Caprice, op. cit. ; Francis Haskell,
L’Amateur d’art, LGF, Le  Livre de Poche, 1997 et, plus récemment, Le Musée éphémère,
Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 2002.
42. Sur la notion de « régime de singularité », voir Nathalie Heinich, L’Élite artiste.
Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, coll.  Bibliothèque des
sciences humaines, 2005.
43. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Seuil, 1992.
44. Raymonde Moulin, L’Artiste, l’Institution et le Marché, op. cit.
45. Dans le cas des œuvres anciennes déjà largement reconnues, ce que Raymonde
Moulin appelle les « valeurs picturales classées », une façon de faire face à la raréfaction
croissante de l’offre, qui peut aller jusqu’à son épuisement, consiste à «  redécouvrir  »,
c’est-à-dire à « récupérer », l’œuvre d’artistes jusque-là négligés ; Raymonde Moulin, Le
Marché de la peinture en France, Paris, Minuit, 1967, p. 417-432.
46. En témoigne, par exemple, l’exposition «  Modernités plurielles, 1905-1970  »,
présentée au Centre Pompidou en 2013-2014 et réalisée sous la direction de Catherine
Grenier. Cette vaste exposition visait à esquisser une réécriture de l’histoire de l’art en
plaçant, à côté de tableaux célèbres, véritables icônes de l’art moderne, des œuvres
d’artistes périphériques qui étaient conservées dans les collections du Musée national
d’art moderne, sans n’avoir jamais été, pour certaines d’entre elles, montrées jusque-là
au public. Or nombre de ces toiles ont été réalisées par des artistes qui sont depuis peu
très recherchés par les collectionneurs apparus récemment dans leurs pays d’origine.
47. C’est ainsi, comme le montre l’enquête de Nathalie Moureau, Dominique Sagot-
Duvauroux et Marion Vidal, que les collectionneurs les plus «  engagés  » dans leur
activité cherchent à se lier à des institutions, par exemple en collaborant à des projets
d’exposition, et avec des commissaires d’exposition (pour 35  % d’entre eux), en
participant à la publication de catalogues d’artistes présents dans leurs collections
(33 %), en adhérant à une société d’amis de musées (pour 60 %), en prêtant des œuvres
à des musées (27 %), ou en participant au conseil d’administration d’un musée ou à une
commission d’achat (pour 14 %). Le fait que « leurs choix artistiques soient confirmés
par un musée » leur confère une « autorité » qui rejaillit sur l’estimation des métaprix
de l’ensemble des œuvres qu’ils possèdent. Comme le notent encore les auteures de ce
travail, « le simple fait d’appartenir à une commission d’achat d’une institution accorde
un pouvoir d’influence » (voir Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux, Marion
Vidal, «  Collectionneurs d’art contemporain  : des acteurs méconnus de la vie
artistique », op. cit.).
48. Voir Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010.
49. Entretien avec Benjamin Leperchey réalisé en décembre 2015. Idée exprimée en
des termes proches par le même haut fonctionnaire dans un article  : «  Le luxe est un
ambassadeur de la France à l’étranger  : si les grandes maisons françaises profitent de
l’aura de la France pour “nourrir” leurs marques, la réciproque est indéniablement
vraie.  » Le Comité Stratégique de Filière (CSF) des industries de la mode et du luxe
comprend ainsi, outre les représentants des fédérations professionnelles, des
représentants des « donneurs d’ordre », c’est-à-dire des grandes maisons du luxe tels que
Balenciaga, Dior, Hermès ou Vuitton, et des représentants d’organismes d’État, comme
la Banque publique d’investissement ou le ministère de la Culture et de la
Communication. (Benjamin Leperchey, loc. cit.).
50. David Harvey, «  L’art de la rente  : mondialisation et marchandisation de la
culture » (2001), Géographie de la domination, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008, p. 23-56.
51. Ibid., p. 51.

IX
LA FORME TENDANCE

1. Par exemple, pour la France, Daniel Roche, La Culture des apparences, op. cit.
2. Pierre Bourdieu avec Yvette Delsaut, «  Le couturier et sa griffe  : contribution à
une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, vol. 1, no 1, p. 7-36.
La synthèse des recherches que Pierre Bourdieu a consacrées au rôle des objets dans les
processus de domination se trouve dans La Distinction, op. cit.
3. Voir Patrice Maniglier (dir.), Le Moment philosophique des années 1960 en France,
Paris, PUF, 2011. (Particulièrement la contribution de David Raboin, « Structuralisme et
comparatisme en sciences humaines et en mathématiques  : un malentendu  ?  », p.  37-
58.)
4. On pense particulièrement aux contributions de Roland Barthes sur l’objet dans
Mythologies, Paris, Seuil, 1957 ; Le Système de la mode, Paris, Seuil, 1967 ; « Sémantique de
l’objet », dans L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 249-260 (première publication
en revue : 1966).
5. Jean Baudrillard, Le Système des objets, op. cit. ; La Société de consommation, op. cit.
6. Patrik Aspers arrive aux mêmes conclusions dans  : Orderly Fashion. A  Sociology of
Markets, Princeton, Princeton University Press, 2010, p. 49-54.
7. Voir Maxine Berg, «  New commodities, luxuries and their consumers in
eighteenth-century England  », in  Maxine Berg, Helen Clifford (éd.), Consumers and
Luxury. Consumer Culture in Europe, 1650-1850, Manchester University Press, 1999, p. 63-
87.
8. Comme la vaisselle en creamware qui devient, vers 1760, un article à la mode. Il
s’agissait « d’une faïence fine, vernissée et translucide » sur laquelle son inventeur, Josiah
Wedgwood «  faisait reproduire des dessins commandés à des artistes indépendants qui
s’inspiraient de décors orientaux  ». Voir Jean-Claude Daumas, Marc de Ferrière Le
Vayer, «  Les métamorphoses du luxe vues d’Europe  », Entreprises et histoire, 2007/1
(no 46), p. 6-16.
9. Cissie Fairchilds, «  The production and marketing of populuxe goods in
eighteenth-century Paris », op. cit.
10. Edgar Morin, Les Stars, Paris, Seuil, 1972 (1957).
11. Pierre Bourdieu, avec Yvette Delsaut, op. cit., p. 18.
12. Voir Sylvain Parasie, «  Une critique désarmée. Le tournant publicitaire dans la
France des années 1980 », Réseaux, 2008/4 (no 150), p. 219-245.
13. Voir James Gilmore, Joseph Pine  II, Authenticity. What consumers really want,
Boston, Harvard Business School Press, 2007, particulièrement p. 12-13 et 77-78.
14. Guillaume Erner, Sociologie des tendances, Paris, PUF, coll.  Que sais-je  ?, 2008,
p. 109-112.
15. Diego Rinallo, Francesca Golfetto, «  Representing markets  : The shaping of
fashion trends by French and Italian fabric companies  », Industrial Marketing
Management, vol. 35, issue 7, October 2006, p. 856-869.
16. Voir Alain Chatriot, «  La construction récente des groupes de luxe français  :
mythes, discours et pratiques », Entreprises et histoire, 2007/1 (no 46), p. 143-156.
17. Dans l’approche développée par Pierre Bourdieu, le goût pour le simili est le
propre des classes moyennes qui veulent se distinguer des classes populaires et se
rapprocher des classes supérieures sans posséder les moyens financiers nécessaires pour
acquérir les objets vraiment distinctifs (Pierre Bourdieu, La Distinction, op.  cit.,
notamment p. 281).
18. Léa Bulci, « Les bureaux de style, ces gens qui “font” la tendance », site Vlogmad,
3 août 2012.
19. Guillaume Erner, op. cit., p. 111.
20. Pour une analyse de la chaîne de valeur qui, dans le cas de la mode, va des
«  trendsetters  », aux «  designers  », aux ateliers de fabrication, aux firmes globales qui
distribuent les produits et aux commerçants de détail (« retailers ») qui les vendent, voir
Patrik Aspers, Orderly Fashion. A  Sociology of Markets, Princeton, Princeton University
Press, 2010.
21. «  À Dammartin, l’on n’arrive jamais que le soir. Je vais coucher alors à l’Image
Saint-Jean. On me donne d’ordinaire une chambre assez propre, tendue de vieille
tapisserie avec un trumeau au-dessus de la glace. Cette chambre est un dernier retour
vers le bric-à-brac, auquel j’ai depuis longtemps renoncé  » (Gérard de Nerval, Sylvie,
Paris, Librairie des amateurs, 1943, p.  91). La période de sa vie à laquelle Nerval fait
référence, dans laquelle le bric-à-brac occupa une grande place, est présentée au début
de Petits châteaux de bohême où Nerval décrit la vie qui fut la sienne rue du Doyenné
(Gérard de Nerval, Poésies et souvenirs, Paris, Gallimard, 1980, p. 84-87).
22. Voir André Orléan, L’Empire de la valeur, op. cit., p. 72-86.
23. Henri Peretz, « Soldes “haut de gamme” à Paris », Ethnologie française, 1/2005,
vol. 35, p. 47-54.
24. Corinne Degoutte, «  Stratégies de marques dans la mode  : convergence ou
divergence des modèles de gestion nationaux dans l’industrie du luxe (1860-2003)  »,
Entreprises et histoire, 2007/1 (no 46), p. 125-142.
25. Frédéric Godart, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, 2010, p. 51.
26. Voir Maurizio Lazzarato, Yann Moulier-Boutang, Antonio Negri, Giancarlo
Santilli, Des entreprises pas comme les autres. Benetton en Italie, le Sentier à Paris, Aix-en-
Provence, Publisud, 1993.
27. Le 24 avril 2013 s’effondrait le Rana Plaza, un bâtiment situé dans la banlieue de
Dacca qui abritait des ateliers de confection sous-traitants de marques internationales,
lesquels employaient un grand nombre d’ouvrières soumises à des conditions de travail
rappelant celles des ateliers du début du XIXe  siècle, peu mécanisés mais concentrant
une main-d’œuvre importante. Des fissures avaient été décelées dans l’immeuble qui
n’avait pas pour autant été fermé. La catastrophe occasionna 1 135 morts et environ un
millier de blessés.
28. Pour une dénonciation de ces pratiques, portée par les ONG, mais demeurée
largement sans effets concrets, voir l’ouvrage, qui a connu une large diffusion de Naomi
Klein, No Logo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud, 2002. Au cours des dix dernières
années, la vigilance des ONG a conduit les firmes qui commercialisent la mode
vestimentaire à mettre l’accent, dans leurs rapports annuels, sur la dimension
« éthique » de leurs activités et sur leur observance des normes encadrant la santé et le
travail dans les pays où les produits sont fabriqués (voir Patrik Aspers, op.  cit., p.  160-
162).
29. Voir Ashley Mears, Pricing Beauty. The Making of a Fashion Model, Berkeley,
University of California Press, 2011.
30. Voir Bruno Cousin, « Ségrégation résidentielle et quartiers refondés. Usages de
la comparaison entre Paris et Milan », Sociologie du travail, vol. 55, no 2, 2013, p. 214-236.
31. Voir John  B. Thompson, Merchants of Culture. The Publishing Business in the
Twenty-first Century, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 74-75.
32. Voir Alain Chatriot, loc. cit.
33. Andrea Colli, Elisabetta Merlo, loc. cit.

X
LA FORME ACTIF

1. Camille Herlin-Giret, Les Mondes de la richesse. Travailler et faire travailler le capital,


Université Paris-Dauphine, Thèse de doctorat, soutenue le 1er juillet 2016.
2. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 240.
3. Voir Nathalie Moureau, Analyse économique de la valeur des biens d’art. La peinture
contemporaine, Paris, Economica, 2000, p. 197-200.
4. William  J. Baumol, «  Unnatural Value  : Or Art Investment as Floating Crap
Game », The American Economic Review, vol. 76, no 2, May 1986, p. 10-14.
5. Nicoletta Marinelli, Giulio Palomba, « A model for pricing Italian Contemporary
Art Paintings at auction », The Quarterly Review of Economics and Finance, 51, 2011, p. 212-
224.
6. Elroy Dimson, Peter  L. Rousseau, Christophe Spaenjers, «  The Price of Wine  »,
Journal of Financial Economics, 118, 2015, p. 431-449.
7. Dominic Taylor, Les Coleman, « Price determinants of Aboriginal art, and its role
as an alternative asset class », Journal of Banking & Finance, 35, 2011, p. 1519-1529.
8. Orley Ashenfelter, Kathryn Graddy, «  Auctions and the Price of Art  », Journal of
Economic Litterature, vol. XLI, September 2003, p. 763-786.
9. Voir Christophe Spaenjers, William  N. Goetzmann, Elena Mamonova, «  The
economics of aesthetics and record prices for art since  1701  », Explorations in Economic
History, 57, 2015, p. 79-94.
10. Lionel Bochurberg, Sylvie Lefort, «  Les ventes aux enchères sur l’internet  »,
Legicom 1/2000, no 21-22, p. 131-147.
11. Raymonde Moulin, Le Marché de l’art, op. cit., p. 196.
12. Critiques mises en avant par Noah Horowitz, Art of the Deal. Contemporary Art in a
global financial market, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2011, p. 143-187.
13. Comme le soulignent notamment Dominic Taylor, Les Coleman, «  Price
determinants of Aboriginal art, and its role as an alternative asset class », loc. cit.
14. Pour que l’échange puisse s’effectuer facilement et fréquemment il faut que la
détermination des biens puisse reposer sur des marqueurs stables et d’accès aisé de
façon à limiter les inquiétudes des opérateurs quant à l’existence d’asymétries
d’information (voir Bruce Carruthers, Arthur Stinchcombe, «  The social structure of
liquidity : flexibility, markets and states », Theory and Society, vol. 28, 1999, p. 353-382).
15. Dominic Taylor, Les Coleman, «  Price determinants of Aboriginal art, and its
role as an alternative asset class », loc. cit.
16. Voir Antony Kuhn, Yves Moulin, «  Le rôle des conventions de qualité dans la
construction d’un marché  : l’évolution du marché philatélique français (1860-1995)  »,
loc. cit.
17. Jonathan Grant, « The socialist construction of Philately in the early Soviet Era »,
Comparative studies in society and history, 1995, 37, p. 476-493.
18. Hubert Duez, Secrets d’un brocanteur, Paris, Seuil, 1999, p.  65. Pour une analyse
particulièrement éclairante de la formation des prix dans les marchés aux puces, voir
Hervé Sciardet, Les Marchands de l’aube. Ethnographie et théorie du commerce aux Puces de
Saint-Ouen, op. cit.
19. Voir Clifford Geertz, Le Souk de Séfrou, op.  cit. Hernando de Soto montre de
même que les myriades de micro-entreprises actives dans les banlieues de Lima ne se
distinguent d’un capital, au sens propre du terme, que dans la mesure où, leur propriété
ne reposant pas sur des dispositifs institutionnels et juridiques, les revenus que l’on peut
en tirer sont entièrement dépendants des attaches locales et des relations personnelles,
notamment familiales. Voir Hernando de Soto, Le Mystère du capital. Pourquoi le
capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Paris, Flammarion, 2005.
20. Pour se faire une idée des conseils donnés par des spécialistes financiers aux
acheteurs d’art visant l’optimisation fiscale de ce type d’investissement, voir, par
exemple, Ralph Lerner, « Art and Taxation in the United States », in  Clare McAndrew,
Fine Art and High Finance. Expert advice on the economics of ownership, New York, Bloomberg
Press, 2010, p.  211-248. Pour le cas français, voir la thèse de Camille Herlin-Giret, Les
Mondes de la richesse, op. cit.
21. Sur l’importance prise par ce mode d’évaluation, et sur son extension depuis
l’évaluation des entreprises jusqu’à celle des investissements publics ou encore jusqu’au
calcul des coûts susceptibles d’être engagés pour préserver le bien-être des générations
futures, voir Jonathan Nitzan, Shimshon Bichler, Le Capital comme pouvoir. Une étude de
l’ordre et du créordre, op.  cit., particulièrement p.  255-287. Et pour une analyse
sociologique des processus de capitalisation, Fabien Muniesa, « A flank movement in the
understanding of valuation  », in  Lisa Adkins, Celia Lury (éd.), Measure and Value,
Chichester, Wiley-Blackwell, 2012, p. 24-38 et Horacio Ortiz, «  Value and Power  : some
questions for a global political anthropology of global finance  », in Raul Acosta, Sadaf
Rizvi, Ana Santos, Making Sense of the Global. Anthropological Perspectives on Interconnections
and Processes, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 63-81.
22. Voir sur ce point André Orléan, L’Empire de la valeur, op.  cit., et, pour une
application empirique, De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, Paris, Rue
d’Ulm, 2009.
23. Voir Charles Kindleberger, Robert  Z. Aliber, Manias, Panics and Crashes, New
York, Macmillan, 2011.
24. Voir Takato Hiraki, Akitoshi Ito, Darius A. Spieth, Naoya Takezawa, «  How Did
Japanese Investments Influence International Art Prices ? », The Journal of Financial and
Quantitative Analysis, vol. 44, no 6 (Dec. 2009), p. 1489-1514.
25. Voir Jeanne Lazarus, L’Épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Paris,
Calmann-Lévy, 2012, p. 222-225.
26. Dominic Taylor, Les Coleman, «  Price determinants of Aboriginal art, and its
role as an alternative asset class », loc. cit.
27. Si environ la moitié (vingt-six) des cinquante artistes flamands considérés
comme « canoniques » à la fin du XXe siècle le sont depuis 350 ans, cela ne doit pas faire
oublier que l’autre moitié n’est plus célébrée comme des artistes majeurs. Victor
Ginsburgh, François Mairesse et Sheila Weyers, «  De la narration à la consécration.
L’exemple de la peinture flamande de Van Eyck à Rubens », Histoire & mesure, XXIII, 2-
2008, p. 145-176.
28. Christophe Spaenjers, William  N. Goetzmann, Elena Mamonova, «  The
economics of aesthetics and record prices for art since 1701 », op. cit.
29. Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, op. cit., p. 418-420.
30. Julie Verlaine, Les Galeries d’art contemporain à Paris, op. cit., p. 22.
31. Voir le rapport annuel ArtPrice, Le Marché de l’art contemporain. Rapport annuel,
2014.
32. Sur les ventes aux enchères comme dispositifs de réduction de l’incertitude sur
la valeur, particulièrement dans le cas des objets de collection, voir Charles Smith,
Auctions. The Social Construction of value, The Free Press, New York, 1989.
33. Par exemple, en s’inspirant de la notion de dépense chez Georges Bataille. Voir
Georges Bataille, La Part maudite, op. cit.
34. On trouve dans un ouvrage destiné à un large public, écrit par une sociologue et
fondé sur de nombreuses enquêtes de terrain, une description, à la fois riche sur le plan
ethnographique et très perspicace, des grandes ventes aux enchères d’art contemporain
à New York. Elle met l’accent sur la différence entre les collectionneurs novateurs,
désireux d’étendre et de modifier les contours de leurs collections, qui passent surtout
par le premier marché, et les collectionneurs plutôt tournés vers l’accumulation d’actifs
qui recourent au second marché et aux ventes aux enchères pour « savoir avec certitude
qu’ils ont payé le prix du marché ». Cette sociologue décrit également avec pertinence
les signes qui attestent l’existence de relations personnelles entre ces derniers, pour qui
ces grandes ventes constituent aussi des rituels mondains et des occasions de renforcer
leurs liens (Sarah Thornton, Sept Jours dans le monde de l’art, op. cit., p. 16-55).

XI
LE PROFIT DANS LA SOCIÉTÉ DU COMMERCE

1. La question de l’échange est au centre des Structures élémentaires de la parenté, de


Claude Lévi-Strauss (Paris, PUF, 1949). Les systèmes de parenté sur lesquels porte cet
ouvrage ont en commun de rendre possible une circulation, sur plusieurs générations,
des femmes entre les lignées ou segments, telle que soit rendue impossible
l’accumulation des femmes, c’est-à-dire de ce qui constitue, dans ces sociétés, une
richesse de première importance, en certains points du réseau. En effet, de telles
accumulations susciteraient la partition de la société en des groupes séparés et
potentiellement antagoniques. Sans être directement assimilable à un échange de dons,
l’échange de femmes est ainsi placé sous le signe de la réciprocité. On peut concevoir ce
modèle comme une sorte de métaphore de ce que serait une société marchande non
capitaliste, c’est-à-dire une société dont les structures reposeraient sur l’échange, comme
alternative à la violence, mais qui serait équipée de dispositifs permettant de dissocier
l’échange de la recherche d’un avantage décisif et durable, équivalent à ce qu’est le
profit dans les sociétés capitalistes. Si l’on suit cette métaphore, on voit, d’une part, que
ce n’est pas l’échange ni même le commerce qui font problème dans une société
capitaliste, mais le fait que le commerce, y étant motivé par la possibilité du profit,
aboutit à l’accumulation des biens dans des centres de profit et à la formation
d’inégalités dont les effets sont cumulatifs. Et, d’autre part, que la formation de ces
inégalités est quasiment inévitable si elle n’est pas contrecarrée par des dispositifs
structuraux visant à faire circuler les biens d’une façon telle qu’ils se trouvent
redistribués. En effet, l’existence de multiples différentiels inégalement répartis, voire
contextuels, dont les acteurs sont susceptibles de se saisir au cours de leurs relations
commerciales pour prendre un avantage stratégique sur leur(s) partenaire(s), a toute
chance de susciter des inégalités qui se cumuleront si l’échange n’est pas régulé par un
« tiers » (qui peut ne pas être une personne ni même une institution, mais se confondre
avec le commun) rappelant l’exigence de réciprocité.
2. Nous suivons les analyses de Richard Swedberg, Schumpeter. A Biography,
Princeton, Princeton University Press, 1991.
3. Edward Hastings Chamberlin, La Théorie de la concurrence monopolistique, op. cit.
4. Nous suivons l’interprétation de l’ouvrage de Frank Knight, Risk Uncertainty and
Profit (1921), proposée par Nathalie Moureau, Dorothée Rivaud-Danset, L’Incertitude
dans les théories économiques, Paris, La Découverte, 2004, p. 6-9.
5. Nous suivons l’interprétation de l’ouvrage de Thorstein Veblen, The Theory of
Business Enterprise (1904), proposée par Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler dans Le
Capital comme pouvoir, op. cit., p. 374-382.
6. Karl Marx, Salaires, prix et profits, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 79-80.
7. Ibid., p. 83-84.
8. Ibid., p. 87.
9. Pour une analyse approfondie de la notion de valeur chez Marx, voir Anselm
Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël,
2003.
10. Voir, par exemple, Jon Elster, Karl Marx. Une interprétation analytique, Paris, PUF,
1989 (1985), p. 240-258.
11. Karl Marx, Salaires, prix et profits, op. cit., p. 86.
12. Voir Cornelius Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution, Paris, UGC, 1979,
particulièrement le chapitre qui concerne la critique de l’idée de «  baisse du taux de
profit », p. 205-222.
13. Que l’on se souvienne des débats, il faut bien le dire parfois assez alambiqués,
qui ont marqué le marxisme tardif des années 1960-1970, portant sur la question de
savoir si des salariés dits « non productifs » pouvaient être assimilés à des « prolétaires »,
une catégorie dont les «  ouvriers  » occupaient le centre. Débats qui se sont
particulièrement déployés entre la publication, par Serge Mallet, de La Nouvelle Classe
ouvrière (Paris, Seuil, 1963) et, quelques années plus tard, celle des travaux de Nikos
Poulantzas (Pouvoir politique et classes sociales de l’État capitaliste, Paris, Maspero, 1968 ; Les
Classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974).
14. « De toute évidence, la marchandise, pour se déplacer, doit augmenter de prix
au cours de son voyage. C’est ce que j’appellerai la plus-value marchande. Est-ce une loi
sans exception ? Oui, ou à peu près ». Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et
capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, t. II : Les Jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979, p. 183 sq.
15. Ibid., p. 267.
16. Ibid., p. 265.
17. Ibid., p. 479.
18. Ibid., p. 477.
19. Ibid., p. 489.
20. Les travaux qui, s’inspirant de Fernand Braudel, ont approfondi la connaissance
des modalités pratiques sur lesquelles ont reposé les profits tirés de déplacements de
marchandises ont mis l’accent sur la formation de réseaux interculturels étendus
permettant de faire circuler matières premières et objets entre des groupes éloignés
dépendant de «  traditions locales  » différentes et, par là, sur les dimensions
« culturelles », « ethniques » et « linguistiques » d’échanges dont la réussite est loin de
dépendre uniquement de «  la rationalité des agents de l’analyse néo-classique  ». Elle
dépend en effet surtout de la capacité à exploiter une pluralité de différentiels, ce qui
suppose, d’une part, au niveau local, l’établissement de relations de « coopération » et
de «  confiance  », prenant appui sur des dispositifs tels que la «  réputation  », la
« réciprocité », l’intelligence des mœurs et l’interprétation des particularités langagières,
voire sur l’amitié et la générosité, et, d’autre part, sur une bonne connaissance des
rapports de force globaux notamment entre entités politiques. C’est cette compétence à
se déplacer du local au global qui permet de jouer sur le prix de marchandises, pourtant
traduit dans des métriques différentes aux différentes étapes de leur trajet, et de
l’anticiper dans la perspective d’un profit. C’est dire aussi, comme le soulignent les
auteurs de ces travaux, que les forces qui concourent à la réussite marchande et sur
lesquelles a reposé la formation du capitalisme s’écartent des conceptions économiques
actuellement dominantes quand elles se donnent un espace de transaction homogène et
transparent (voir Anthony Molho, Diogo Ramada Curto, «  Les réseaux marchands à
l’époque moderne  », Annales, Histoire, Sciences sociales, 3/2003 (58e  année), p.  569-579.
(Cet article est la préface d’un numéro de la revue Annales qui, à la suite d’un séminaire
tenu à l’Institut universitaire européen de Florence en 2001-2002, est consacré aux
réseaux marchands).
21. Guido Guerzoni, Apollon et Vulcain, op. cit., p. 67-104.
22. Nous empruntons cet usage de valeur, ainsi qu’une partie du raisonnement
développé ici (notamment l’usage de «  point de vue  ») à l’article suivant  : Patrice
Maniglier, « De Mauss à Claude Lévi-Strauss : cinquante ans après. Pour une ontologie
Maori », Archives de Philosophie, no 69, 2006, p. 37-56.
23. Comme le souligne Francesca Trivellato, les lettres entre marchands
«  remplissent quatre fonctions dont les imprimés ne peuvent s’acquitter  »  : «  Elles
certifient les contrats et les droits de propriété au tribunal  ; elles permettent aux
marchands de poser des questions et de répondre à des demandes spécifiques sur l’état
des marchés ; elles informent les négociants sur l’aptitude et la fiabilité des associés, des
commissionnaires et des fournisseurs  ; enfin, quand cela est nécessaire, elles assurent
également la confidentialité  » (voir Francesca Trivellato, Corail contre diamants, op.  cit.,
p. 230).
24. Voir Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 2004.
25. Gabriel Mendoza Zarate, La Fabrique de la critique. Les travailleurs « sous-traités » de
l’industrie électronique au Mexique, Paris, 2014 (Thèse de l’EHESS).
26. Voir Frédéric Godart, Sociologie de la mode, op. cit., p. 31-37.
27. Hubert Duez, Secrets d’un brocanteur, op. cit.
28. «  Je suis marchand de meubles et d’objets anciens. Vingt-cinq années de
pratique durant, j’ai acquis des connaissances, un savoir-faire et un savoir-acheter. […]
Ce que sans doute on appelle l’expérience. […] Comme tous mes collègues, mon
apprentissage s’est fait sur le tas. Pour apprendre, nous avons acheté, par erreur, des
faux ou des objets “pas très bons”. Tous, nous avons vendu du “très bon” que, par erreur,
nous pensions seulement “correct”. […] Voilà pourquoi nous ne dévoilons jamais rien,
ni de nos sources ni de notre savoir » (p. 9).
29. Ibid., p. 23-24.
30. Ibid., p. 22.
31. Ibid., p. 52-53.
32. Ibid., p. 97. Soit, encore un exemple : « J’ai vu récemment une gourde de Nevers
avec sa bandoulière de cuir glissée dans des passants torsadés et délicats. Or, au XVIIIe, les
passants étaient des protubérances simples et étroites. Seuls ceux d’Urbino, au XVIe,
étaient très travaillés. »
33. Ibid., p. 17.
34. Ibid., p. 20.
35. Ibid., p. 23.
36. Ibid., p. 29.
37. Emmanuel Didier, «  Mesurer la délinquance en France depuis 1970. Entre
expertise et publicité », Ethnologie française, 1/2015, vol. 45, p. 109-121.
38. Benoît Heilbrunn, Bertrand Barré, Le Packaging, Paris, PUF, coll.  Que sais-je  ?,
2012, p. 111-114. Les auteurs prennent en exemple des flacons de parfum Shalimar de
Guerlain.
39. Guido Guerzoni, Apollon et Vulcain, op. cit., p. 136-137.

XII
L’ÉCONOMIE ET L’ENRICHISSEMENT EN PRATIQUES

1. Notre travail s’appuie principalement sur une enquête réalisée pendant deux
séjours d’un mois à Laguiole (août 2013 et août 2014), d’un séjour à Thiers pendant la
semaine du Salon de la coutellerie (mai  2014), séjours financés par le Laboratoire
d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, à l’université de Paris Ouest-Nanterre
La  Défense) que nous remercions, et dans les archives du Mucem à Marseille (au
printemps 2014), ainsi que sur l’analyse de la revue consacrée à la coutellerie, Excalibur,
et sur celle des documents relatifs à la loi sur la consommation (rapport d’impact,
compte-rendu des débats, etc.).
2. L’enquête, qui a pris 1962 comme année de référence, a été publiée en sept
volumes pendant plusieurs années à partir de 1970. Voir Georges-Henri Rivière (dir.),
L’Aubrac. Étude ethnologique, linguistique, agronomique et économique d’un établissement
humain (Recherche coopérative sur programme). Tome I, Éditions du CNRS, Paris, 1970.
3. Voir Georges-Henri Rivière (dir.), L’Aubrac. Étude ethnologique, linguistique,
agronomique et économique d’un établissement humain (Recherche coopérative sur programme).
Tome 3, Éditions du CNRS, Paris, 1972, p. 26-52.
4. Voir Nina Gorgus, Le Magicien des vitrines. Le muséologue Georges-Henri Rivière, Paris,
Éditions de la MSH, 2003 (1999), p. 203-210.
5. Jean-Luc Chodkiewicz, L’Aubrac à Paris. Une enquête d’ethnologie urbaine, Paris,
Éditions du CTHS, 2014, p. 101 ; enquête conduite en 1965-1966, rééditée en 2014.
6. Albert Calmels, Guide touristique de l’Aubrac. Saint-Chély-d’Aubrac et Laguiole
(3e édition), Paris, Éditions de la solidarité aveyronnaise, 1981.
7. D’après une étude du Comité départemental du tourisme de l’Aveyron.
8. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
9. Le prix pour une nuit s’élève entre 20 et 30 euros.
10. Le prix pour une nuit s’élève entre 70 et 90 euros.
11. Georges-Henri Rivière (dir.), L’Aubrac… Tome 3, op. cit., p. 51.
12. [www.projet-pnr-aubrac.fr/].
13. Archives de la RCP Aubrac, tapuscrit « Économie et société ».
14. Archives de la RCP Aubrac, document intitulé « Réunion de travail. Artisanat »,
Paris, le 14 juin 1965, en présence de Georges-Henri Rivière.
15. Comme l’illustre le travail photographique réalisé dans le cadre de la RCP par
Jean-Dominique Lajoux, Aubrac. Des racines et des hommes, Paris, Delachaux et Niestlé,
2014, p. 206-209.
16. Discussion avec un coutelier, août 2013.
17. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
18. Jean-Jacques Pietraru, « Éditorial », Excalibur, no 69, 2e trimestre 2013, p. 3.
19. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
20. Judith Ickowicz, Le Droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, op. cit.
21. Gérard Pacella, «  La collection des couteaux, armes blanches et outils
tranchants », Excalibur, no 20, mars-mai 2001, p. 42.
22. Ibid., p. 40-47 (citation p. 47).
23. Excalibur, no 68, 1er trimestre 2013, p. 46.
24. Ibid., p. 66-71.
25. Comité départemental du tourisme de l’Aveyron.
26. Camille Pagé, La Coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours, t. II, 3e  partie  : «  La
coutellerie moderne », Châtellerault, impr. H. Rivière, 1896, p. 273.
27. Ibid., p. 302.
28. Archives RCP Aubrac.
29. Entretien, journal de terrain, août 2014.
30. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Arrêt du Conseil d’État du 31 janvier 1973.
34. Voir Stéphane Ferret, Le Bateau de Thésée. Le problème de l’identité à travers le temps,
Paris, Minuit, 1996.
35. Camille Pagé, La Coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours. Tome II, op. cit., p. 405.
36. Ibid., p. 437.
37. Ibid., p. 438.
38. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. John L. Comaroff, Jean Comaroff, Ethnicity, Inc., Chicago, University of Chicago
Press, 2009.
42. Entretien réalisé avec cet entrepreneur à l’automne 2014.
43. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
44. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
45. Loi no 2014-344 du 17 mars 2014.
46. Discussion en première lecture en commission des affaires économiques,
Assemblée nationale, mardi 11  juin 2013, source  : www.assemblee-nationale.fr/14/cr-
eco/12-13/c1213087.asp.
47. Discussion en première lecture en séance publique, Sénat, septembre 2013.
48. Journal de terrain, août 2013, Laguiole.
49. Discussion en première lecture en commission des affaires économiques, mardi
11 juin 2013, source : www.assemblee-nationale.fr/14/cr-eco/12-13/c1213087.asp
50. Discussion en première lecture en séance publique, Sénat, septembre 2013.

XIII
LES CONTOURS DE LA SOCIÉTÉ DE L’ENRICHISSEMENT
1. Voir les analyses de Simona Cerutti sur les problèmes posés par la transmission, à
Turin au XVIIIe  siècle, des biens des étrangers morts dont on ignore la parentèle. Voir
Simona Cerutti, «  À qui appartiennent les biens qui n’appartiennent à personne  ?
Citoyenneté et droit d’aubaine à l’époque moderne  », Annales HSS, mars-avril  2007,
p.  355-383  ; Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime,
Paris, Bayard, 2012.
2. Parmi de très nombreux travaux, voir Sharon Zukin, qui a été parmi les premières
sociologues à faire des enquêtes sur les processus de gentrification urbaine  : Sharon
Zukin, Loft Living. Culture and Capital in Urban Change, New Brunswick, Rutgers
University Press, 1982 et Sharon Zukin, Naked City, op. cit. Pour des études récentes en
France  : voir Anne Clerval, Paris sans le peuple, Paris, La  Découverte, 2013  ; et Anaïs
Collet, Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, Paris,
La Découverte, 2015.
3. Voir, par exemple, Michel Rautenberg, «  Une politique culturelle des produits
locaux dans la région Rhône-Alpes », Revue de géographie alpine, 1998, t. 86, no 4, p. 81-87.
4. Michel Rautenberg, « Patrimoine/Patrimonialisation », in Olivier Christin (dir.),
Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, t. II, Paris, Métailié, 2016.
5. Stéphane Gerson, « Nostradamus à Salon-de-Provence (1980-1999), loc. cit.
6. Voir Nancy Fraser, Axel Honneth, Redistribution or Recognition  ? A political-
philosophical exchange, Londres, Verso, 2003.
7. Voir Roberta Shapiro, «  Du smurf au ballet. L’invention de la danse hip-hop  »,
in Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (éd.), De l’artification. Enquête sur le passage à l’art,
op. cit., p. 171-192.
8. Pour une analyse détaillée du « répertoire ouvrier d’actions » au cours des années
1960-1970, voir Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années  68. Essai d’histoire
politique des usines, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2007.
9. Sur les problèmes que posent les mobilisations collectives dans le domaine de la
culture, voir Irène Pereira, Les Travailleurs de la culture en lutte. Le syndicalisme d’action
directe face aux transformations du capitalisme et de l’État dans le secteur de la culture, Paris,
D’ores et déjà, 2010.
10. Voir Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire. 1885-1914 : les origines françaises du
fascisme, Paris, Seuil, 1978.
11. Voir Sabine Chalvon-Demersay, Le Triangle du 14e. De nouveaux habitants dans un
vieux quartier de Paris, Paris, Éditions de la MSH, 1984.
12. Voir Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982.
13. Voir, pour la France, Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle,
op. cit.
14. Voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, op. cit.
15. Cédric Houdré, Juliette Ponceau (dir.), Les Revenus et le Patrimoine des ménages,
Paris, Insee, 2014.
16. Le montant de l’achat représentait quatre années de revenu pour les ménages
ayant acheté entre 2002 et 2006 contre trois années seulement entre 1997 et 2001. Les
prix de marché de l’immobilier ancien ont plus que doublé entre 2000 et 2007. Après
un tassement dans les années 2008-2009, l’augmentation a repris, surtout en Île-de-
France (+ 25,6 %).
17. Pour une approche depuis l’anthropologie sociale de ces phénomènes, voir les
analyses que Marc Augé a consacrées à la multiplication, surtout à partir des années
1980, des annonces de vente de demeures de qualité ou d’exception dans la presse
hebdomadaire destinée aux « cadres » dont voici un exemple, datant de 1986-1987 : « À
proximité des Gorges du Verdon. Commanderie templière, à 1 km d’un ravissant village
proche des Gorges du Verdon ; son authenticité et la qualité de sa restauration en font
une pièce rare. Plus de 300 m2 habitables sur 1 ha de terrain. C’est une maison qui a des
choses à raconter… Elle a conservé ses deux chapelles templières. Piscine avec pool
house. Prix : 4 750 000 F. » (voir Marc Augé, Domaines et châteaux, op. cit., p. 58-59).
18. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, op. cit., p. 188-192.
19. Ibid., p. 263.
20. Ibid., p. 273.
21. Ibid., p. 283.
22. Ibid., p. 411.
23. Ibid., p. 558.
24. Ibid., p. 602-605.
25. Ibid., p. 665.
26. Comme en témoigne l’édition 2014 de la publication régulière de l’Insee
consacrée aux revenus et aux patrimoines des ménages  : Cédric Houdré, Juliette
Ponceau (dir.), Les Revenus et le Patrimoine des ménages, op. cit.
27. Il s’agit de l’enquête Revenus fiscaux et sociaux et de l’enquête Patrimoine.
28. Les «  très hauts revenus  » déclarent plus de 93  000 euros par unité de
consommation, soit 1  % les plus aisés (610  000  personnes). Quant à l’impôt sur la
fortune, dont le seuil a été relevé en 2011 passant de 790 000 euros à 1,3 million d’euros,
il concerne 290 000 foyers (contre 590 000 auparavant).
29. Les «  très hauts revenus  » selon l’Insee sont «  les personnes situées dans le
dernier centième de la distribution des revenus déclarés par unité de consommation ».
30. Voir dans Les Revenus et le Patrimoine des ménages, Cédric Houdré, Nathalie
Missègue, Juliette Ponceau, « Inégalités de niveau de vie et pauvreté en 2011 », p. 9-16.
31. Voir dans le même volume, Bertrand Garbinti, Pierre Lamarche, « Qui épargne ?
Qui désépargne ? », p. 25-38.

XIV
LES CRÉATEURS DANS LA SOCIÉTÉ DE L’ENRICHISSEMENT
1. Voir Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1994.
2. Cyprien Tasset, Les Intellectuels précaires. Genèses et réalités d’une figure critique, Thèse
de l’EHESS, Paris, 2015, particulièrement p. 116-120.
3. Cyprien Tasset a choisi de travailler sur l’enquête « génération » de 2007 portant
sur des diplômés arrivés sur le marché du travail en 2004, parce qu’elle a donné lieu à
une présentation des résultats plus détaillée que ce ne fut le cas pour les enquêtes
ultérieures.
4. Marie Gouyon, «  Revenus d’activité et niveaux de vie des professionnels de la
culture », Culture Chiffres, 2015-1, p. 1-28.
5. Aux «  professionnels  », au sens restrictif du ministère de la Culture et de la
Communication, il faudrait ajouter, parmi les travailleurs de la culture, la catégorie des
«  intermédiaires  » (telle qu’elle est analysée notamment dans l’ouvrage collectif  :
Laurent Jeanpierre, Olivier Roueff (dir.), La Culture et ses intermédiaires. Dans les arts, le
numérique et les industries créatives, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2014),
mais en l’orientant dans le sens de l’économie de l’enrichissement.
6. La part cumulée d’emplois indépendants et de contrats temporaires atteint, dans
les professions culturelles, 62 % contre 24 % pour l’ensemble de la population active. La
part d’indépendants est la plus forte dans les professions des arts visuels et des métiers
d’art (autour de 50 %) et celle des contrats temporaires parmi les artistes des spectacles
(72  %). (Ces chiffres proviennent de l’enquête emploi 2008-2012, et sont présentés
dans : DEPS, Chiffres clefs 2014, Paris, ministère de la Culture et de la Communication,
2014, p. 26-27. Cité par Cyprien Tasset, op. cit., p. 106-107.)
7. Cyprien Tasset, op. cit.
8. Ce thème, qui a donné lieu à un nombre considérable de gloses de la part
d’économistes et de sociologues des arts et de la culture, a été stimulé par la mise en
scène médiatique du niveau élevé de revenus obtenu par les stars du sport, du cinéma et
des arts, et aussi par le succès, et la large diffusion, qu’a connu l’ouvrage de Robert H.
Frank et Philip J. Cook, publié en 1995, The Winner-Take-All Society, op. cit.
9. Randall Collins, The Credential Society. An Historical Sociology of Education and
Stratification, New York, Academic Press, 1979.
10. Pour une vue d’ensemble de la mise en place de ces dispositifs, voir Abram de
Swaan, In Care of the State. Health Care, Education and Welfare in Europe and the USA in the
Modern Era, Cambridge, Polity Press, 1988.
11. Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Les Prairies
ordinaires, 2014.
12. Voir Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours au collège de France
(1998-2000), Paris, Seuil/Raisons d’agir, 2013.
13. Cyprien Tasset, op. cit.
14. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 247.
15. Valérie Deroin, «  Statistiques d’entreprises des industries culturelles  », Culture
Chiffres, 2008-4.
16. Voir Irène Pereira, Les Travailleurs de la culture en lutte, op. cit.
17. Voir William Sewell, Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien
Régime à 1848, Paris, Aubier, 1983.
18. Les conflits sociaux dans lesquels sont intervenus les intermittents du spectacle
ont fait l’objet d’une grande attention de la part des sociologues qui les ont souvent
considérés comme «  novateurs  ». Voir, notamment, Pierre-Michel Menger, Les
Intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011  ;
Grégoire Mathieu, Les Intermittents du spectacle. Enjeux d’un siècle de luttes, Paris,
La Dispute, 2013 ; Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, Paris,
Amsterdam, 2008.
19. Sur les cas de ce qu’on appelle maintenant la gentrification rurale ou
greentification, processus par lesquels se constituent de nouveaux milieux, souvent unis
par des préoccupations à la fois écologiques, politiques, créatives et de mode de vie, qui
allient des activités agricoles et intellectuelles ou artistiques, voir les témoignages
collectés par le Collectif Mauvaise Troupe, Constellations. Trajectoires révolutionnaires du
jeune XXIe siècle, Paris, L’Éclat, 2014, et plus particulièrement pour le Limousin, « Vivre en
collectif sur le plateau de Millevaches  », p.  338-350. Pour une analyse économique et
statistique des effets de l’implantation de nouveaux arrivants dans cette même région du
Limousin, voir Frédéric Richard, Julien Dellier, Greta Tommasi, «  Migration,
environnement et gentrification rurale en montagne limousine  », Revue de géographie
alpine, 102-3, 2014 [en ligne]  ; Frédéric Richard, Marius Chevallier, Julien Dellier,
Vincent Lagarde, «  Circuits courts agroalimentaires de proximité en Limousin  :
performance économique et processus de gentrification rurale », Norois, 1/2014, no 230,
p. 21-39.
20. Sur l’analyse phénoménologique du «  survivant  », voir Elias Canetti, Masse et
puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 495-502.
21. Richard Barbrook, The Class of the New, Londres, Mute Publishing, 2007.
22. Sur les hackers, voir le travail de Nicolas Auray, et notamment « Le prophétisme
hacker et son contenu politique  », revue Alice, no  1, octobre  1998, p.  65-79  ; Nicolas
Auray, Danielle Kaminsky, «  Les trajectoires de professionnalisation des hackers  : la
double vie des professionnels de la sécurité  », Annales des télécommunications, 2007, 62,
no 11-12, p. 1313-1327.
23. Richard Florida, Cities and the Creative Class, New York, Routledge, 2005 ; The Rise
of the Creative Class, New York, Basic Books, 2002.
24. César Graña, op. cit.
25. Pour une critique pertinente de la théorie de la creative class, voir, notamment,
Stefan Krätke, The Creative Capital of Cities. Interactive knowledge, creation and the
urbanization economies of innovation, Chichester, Wiley-Blackwell, 2011.
26. Voir Cyprien Tasset, « Les “intellos précaires” et la classe créative : le recours à la
quantification dans deux projets concurrents de regroupement social  », in  Isabelle
Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux, Stat-Activisme. Comment lutter avec des nombres,
Paris, La Découverte, coll. Zones, 2014, p. 117-132.
27. Voir Dominique Merllié, Les Enquêtes de mobilité sociale, Paris, PUF, 1994.
28. Voir Alain Desrosières, La Politique des grands nombres, op.  cit., particulièrement
p. 326-327.
29. C’est précisément la démarche qu’adopte Marx dans les deux études où il a
poussé le plus loin ses analyses des classes sociales, Les Luttes de classes en France et Le
18 brumaire de Louis Bonaparte.
30. Voir Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.

Conclusion
ACTION ET STRUCTURES

1. Voir sur la question du commun : Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth,


Paris, Stock, 2012.
2. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 40-44.
3. Propos cité par Kate Abnett, «  Les inégalités économiques fragilisent le luxe  »,
Le Monde, 1er août 2016.
4. Émile Durkheim, Pragmatisme et sociologie, Paris, Vrin, p. 86 : « Ce qui caractérise
l’empirisme radical, c’est l’unicité absolue du plan d’existence. Il se refuse à admettre
qu’il y ait deux mondes, le monde de l’expérience et le monde de la réalité. » Cité par
David Lapoujade, William James. Empirisme et pragmatisme, Paris, PUF, 1997, p. 27.
Index des noms

ABBOTT, Andrew N8
ABNETT, Kate N3
ACCOMINOTTI, Fabien N2
ACOSTA, Raoul N21
ADKINS, Lisa N21
ADORNO, Theodor W. 216, 331
AKERLOF, George N2
ALIBER, Robert Z. N23
ALLAIN, Brigitte 437
ALTMAN, Benjamin 369
AMOSSÉ, Thomas N16
ANDRIEUX, Jean-Yves N49
ANGELETTI, Thomas N37
ANSART, Pierre 52, N85
APPADURAI, Arjun 104, N76
ARENDT, Hannah N40
ARISTOTE 211, N20
ARMAN, Armand Fernandez, dit 282
ARNAULT, Bernard 34, 36, 313
ARON, Raymond N33, N37, N13
ARONCZYK, Melissa N36
ARRIGHI, Giovanni 13, 97, 100, N63, N66
ARRIGHI, Jean-Jacques N92
ASHENFELTER, Orley N8
ASPERS, Patrik N38, N6, N20, N28
ASSELAIN, Jean-Charles N9
AUBANEL, Théodore 59
AUGÉ, Marc 163, N10, N17
AURAY, Nicolas N22
AZIMI, Roxana N26
 
BAGNASCO, Arnaldo N39, N36
BAIROCH, Paul N5, N19
BAL, Mieke N43
BALTHUS, Balthasar Klossowski de Rola, dit 282
BALZAC, Honoré de 244-246, 278, 290, N6
BARBROOK, Richard 479, N21
BARING, Sir Francis 369
BARRÉ, Bertrand N38
BARRÉ, Josquin N79
BARTHES, Roland 330, N4
BASQUIAT, Jean-Michel 370
BATAILLE, Georges 238, 292, N31, N7, N33
BATIFOULIER, Philippe N38
BAUDRILLARD, Jean 71, 330, N76, N45, N1, N5
BAUMAN, Zigmunt N26
BAUMANN, Shyon N30
BAUMOL, William J. 357, N4
BEAUCARNOT, Jean-Louis N61
BECKER, Howard S. 71, N9
BECKERT, Jens N1, N38
BELDI, Adel N29
BELK, Russell 290, N5
BELL, Daniel N4
BELLET, Harry N86, N32
BELLMER, Hans 363
BELTRAN, Alain N8
BENJAMIN, Walter 9-10, 215, 230, N1, N2, N27, N11
BERG, Maxine N7
BERGER, Alain N42, N45
BERGERON, Louis N17
BERLAN, Aurélien N4
BERNANOS, Georges 451
BESSY, Christian N18
BICHLER, Shimshon 98, N64, N21, N5
BIENCOURT, Olivier N42
BIOT, Vincent N49
BIRNBAUM, Daniel N33
BLANCHARD, Gary 418
BLANCKAERT, Christian N18
BLANQUI, Auguste 10
BOCHURBERG, Lionel N10
BÖHME, Gernot N17
BOLTANSKI, Christian N47
BOLTANSKI, Luc N20, N24, N77, N17, N23, N39, N52, N4, N24, N2, N12
BOMSEL, Olivier N32
BONNAL, Françoise N36, N37, N40
Bonnard, Sylvestre (in Le Crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France) 247-248
BONNOT, Thierry N23
BORCH, Christian 222, N40
BOTTI, Laurent N12
BOURDIEU, Pierre 70, 112-113, 163, 317, 330, 336, 339, 445, 474, N7, N20, N21,
N71, N8, N12, N9, N43, N2, N11, N17, N12
BOUVIER, Nicolas N65
Bovary, Emma (in Madame Bovary de Gustave Flaubert) 170
BOYER, Pascal N21
BRANDOM, Robert N32
BRAS, famille 409-410
BRAS, Michel 406, 408, 412
BRAS, Sébastien 406, 408
BRAUDEL, Fernand 13, 117, 192, 233, 379, 381, 384-385, 388, 400, N66, N14,
N20
BRAULT, Franck N28
BRAYER, Yves 59
BRENNER, Robert 97, N6, N62
BRETEUIL, marquis de 95
BRETON, André 341, N30
BREWER, John N16
BRUNO, Isabelle N41, N34, N26
BULCI, Léa N18
BULL, Malcolm 292, N9
BURNS, Peter N52
 
CABANNE, Pierre N41, N38
CABU, Jean Cabut, dit 77
CALHOUN, Craig N13
CALLON, Michel 108, N4, N5, N33
CALMELS (coutelier) 421
CALMELS, Albert (prêtre) 406, N6
CANALETTO, Giovanni Antonio Canal, dit 175
CANDAU, Jacqueline N50
CANETTI, Elias N20
CANTILLON, Richard N20
CARAVAGE, Michelangelo Merisi, dit le 177
CARDINAL, Roger N43
CARRUTHERS, Bruce N14
CARTER, Fred 418
CASTEL, Robert N1
CASTORIADIS, Cornelius N8, N5, N12
CAVANNA, François 77
CAYRON, Jean-Michel 417, 419
CERTEAU, Michel de 196, N30
CERUTTI, Simona N1
CHALLONER, Jack N19
CHALVON-DEMERSAY, Sabine N73, N11
CHAMBERLIN, Edward Hastings 193, 380, N33, N3
CHAMBOREDON, Jean-Claude N21
CHAPLIN, Charles Spencer Chaplin, dit Charlie 215
CHARTIER, Roger 225, N1
CHASSAIGNE, André 435
CHATEAURAYNAUD, Francis N18
CHATRIOT, Alain N16, N32
CHATWIN, Bruce N65
CHAUVEAU, Sophie N8
CHAUVIN, Sébastien N69
CHESSEL, Marie-Emmanuelle N9
CHEVALIER, Pascal N42, N45
CHEVALLIER, Marius N19
CHIA, Sandro N32
CHIAPELLO, Ève N24
CHODKIEWICZ, Jean-Luc N5
CHRISTIN, Olivier N45, N4
CHRISTIN, Rodolphe N65
CHURCHILL, Winston 284
CLAIR, René Lucien Chomette, dit René 215
CLÉMENT, Pierre N41
CLERGUE, Lucien 60
CLERVAL, Anne N2
CLIFFORD, Helen N7
COCHOY, Franck N6
COCTEAU, Jean 60
COLEMAN, Les N7, N13, N15, N26
COLLET, Anaïs N2
COLLI, Andrea N42, N33
COLLINS, Randall 468, N9
COMAROFF, Jean 430, N41
COMAROFF, John L. 430, N41
COMETTI, Jean-Pierre N5, N31
CONEIN, Bernard N19, N3
COOK, Philip J. N91, N8
COOPER, Chris N52
CORNE, Aurélie N12
CORSANI, Antonella N18
CORTES, Geneviève N42, N45
COUSIN, Bruno N69, N30
COUSIN, Saskia N60, N64, N66
COUTURE, Francine N29
COYE, Noël N3
CRASSET, Matali 418
CROIX, Alain N19
CUECO, Henri N21
CUISENIER, Jean 405, N21
 
DARBEL, Alain N21
DARNTON, Robert 240, N34
DARWIN, Charles 319
DAUDET, Alphonse 59
DAUMAS, Jean-Claude N8
DAVEZIES, Laurent 25, N8, N9, N13, N56
DEDEIRE, Marc N42, N45
DEGOUTTE, Corinne N24
DELEUZE, Gilles 31, N8
DELLIER, Julien N19
DELSAUT, Yvette 330, N2, N11
DELVAINQUIÈRE, Jean-Cédric N80
DEMMOU, Lilas N1, N5
DENON, Dominique Vivant, baron 75
DERLON, Brigitte N20
DERLUGUIAN, Georgi N34
DEROIN, Valérie N46, N15
DESCOLA, Philippe 112, N10, N3
DESOUCEY, Michaela 35, N33
DESROSIÈRES, Alain N16, N34, N28
DEWEY, John 139, 499, N37, N28
DIDIER, Emmanuel N41, N34, N37, N26
DIMAGGIO, Paul N6
DIMSON, Elroy N6
DOIG, Peter 370
DOMINGUÍN, Luis Miguel Gonzáles Lucas, dit Luis Miguel 60
DONNAT, Olivier 51-52, N83
DOSSE, François N34
DOU, Gérard 369
Dracula (personnage de fiction) 40
DREUX, Guy N41
DRUCKER, Peter 218, 332, N32
DUCHATEAU, Valérie N21
DUEZ, Hubert 389-390, N18, N27
DUMONT, Louis 77
DURAND, Claude N21
DURIEUX, Bruno N75
DURKHEIM, Émile 138-139, 498, N36, N23, N4
 
EBLÉ, Vincent N52
EDWARDS, Elizabeth N37
EEK, Piet Hein 313
ELLUL, Jacques 77
ELSNER, John N43
ELSTER, Jon N10
ERNER, Guillaume N14, N19
ESPELAND, Wendy N1
ESQUERRE, Arnaud N44, N18
EYMARD-DUVERNAY, François N42, N29
 
FAIRCHILDS, Cissie 333, N16, N9
FAVEREAU, Olivier N40, N42
FERNANDEZ, Alexandre N9
FERRET, Stéphane N34
FERRIÈRE LE VAYER, Marc de N8
FINEZ, Jean N29
FLORIDA, Richard 479-480, N23
FONTAINE, Laurence 208, N8, N11, N13, N16, N28, N10
FORD, Henry 215, 217-218
FORTES, Martin N3
FOUCAULT, Michel 149, 151, 243, 474, N49, N2, N14
FOURCADE, Marion N30
FOURNIER, Marcel N6
FOURNIER, Pierre 77
FRANCE, Anatole 244, 247, N11
FRANÇOIS BORGIA (saint) N17
FRANK, Robert H. N91, N8
FRANQUESA, Jaume N42
FRASER, Nancy N6
FREEDBERG, David 210, N17
FREUD, Sigmund 182, N1
FRICK, Henry Clay 369
FRIEDMAN, Jonathan N69
FRIEDMANN, Georges N25
FUMAROLI, Marc N32
 
GAGNEUX, Yves N17
GAIDOU (chanoine) 406
GALVEZ-BEHAR, Gabriel N8
GARBINTI, Bertrand N31
GARCIA-PARPET, Marie-France 35, N31, N32, N34, N4
GAULLE, Charles de 284
GEERTZ, Clifford 113, 146, N13, N44, N46, N19
GEHRY, Frank 38-39, 62
GELBER, Steven 248, 289, N13, N3
GELL, Alfred N3
GEORGE IV (roi du Royaume-Uni) 369
GERSON, Stéphane 40, 449, N46, N5
GHION, Christian 418
GIACOMETTI, Alberto 370
GILMORE, James N62, N13
GINELLI, Ludovic N50
GINISTY (abbé) 406
GINSBURGH, Victor N27
GLANDIÈRE (coutelier) 422
GODART, Frédéric N25, N26
GODIVA 274
GOETZMANN, William N. N9, N28
GOFFMAN, Erving N31
GOLDGAR, Anne N3
GOLFETTO, Francesca N15
GORGUS, Nina N4
GORKI, Alexeï Pechkov, dit Maxime 246
GORZ, André 77, N33
GOSDEN, Chris N37
GOTO, Yasuo 370
GOUYON, Marie N81, N4
GRABURN, Nelson N70
GRADDY, Kathryn N8
GRAÑA, César 237, 479, N29, N24
GRANET, Daniel N86
GRANT, Jonathan N17
GRAW, Isabelle N87, N33
GREFFE, Xavier N42
GREIF, Mark N75, N28
GRENIER, Jean-Yves 231, 233, N12, N21, N46
GRIJP, Paul van der N70, N4
GRUSON, Claude N21
GUATTARI, Félix 82-83, N35
GUERREAU, Alain 231-232, N12, N13, N18, N23
GUERZONI, Guido 385, N15, N26, N17, N26, N14, N21, N39
GUICHARD, Charlotte 268, N28
 
HALLE, David N10
HALS, Frans 369
HARDT, Michael N1
HARISMENDY, Patrick N49
HARTOG, François N48
HARVEY, David 325, N66, N50
HASKELL, Francis 246, N8, N41
HAUSSMANN, Georges Eugène 10
HECQUET, Vincent 25, N2, N7
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich 221
HEIDEGGER, Martin 222, 331
HEILBRUNN, Benoît N38
HEINICH, Nathalie N15, N87, N2, N30, N32, N40, N39, N42, N7
HEPBURN, Katharine 314
HERLIN-GIRET, Camille N1, N20
HERMÉ, Pierre 418
HERVÉ, Alain 77
HIRAKI, Takato N24
HIRSCHMAN, Albert 134, N32, N25
HIRST, Damien 314, N32
HOBSBAWM, Eric N39
HOFFMANN, famille 61
HOFFMANN, Luc 61
HOFFMANN, Lucas 61
HOFFMANN, Maja 61-63
HOFFMANN, Marina 61
Holmes, Sherlock (personnage de Sir Arthur Conan Doyle) 170
HONNETH, Axel N2, N27, N6
HOROWITZ, Noah N12
HOUDRÉ, Cédric N15, N26, N30
HOUELLEBECQ, Michel N48
HOUNSHELL, David 217, N10, N26, N35
HURE, Andrew N25
HUXLEY, Aldous 215
 
ICKOWICZ, Judith N19, N17, N20
ILLOUZ, Eva N30
ITO, Akitoshi N24
ITTY, Jérôme N75
 
JACOBS, Marc 311
JACQUET, Florent N28
JAPPE, Anselm N45, N9
JAUNEAU, Yves N76
JEANPIERRE, Laurent N33, N5
JÉSUS-CHRIST N16
JEUDY-BALLINI, Monique N20
JOHNSTON, Josée N30
JOURDAIN, Anne N18
JOURDAN, Benoît N80
 
KAMINSKY, Danielle N22
KANCEL, Serge N75, N78
KARPIK, Lucien 155, N3, N1
KELLY, Nathan N67
KEMP, Martin N44
KESSLER, Gabriel N53
KINDLEBERGER, Richard N23
KIPPENBERGER, Martin 370
KLEIN, Naomi N28
KLEIN, Yves 282
KNIGHT, Frank 380, N4
KOONS, Jeff 313, 370
KOROMYSLOV, Maxime N23, N24, N25
KOTLER, Philip N36
KOWALSKI, Alexandra N13
KRÄTKE, Stefan N25
KUHN, Antony N31, N36, N16
 
LABROT, Gérard 268, N27
LACROIX, Chantal N82
LACROIX, Christian 37
LACROIX DI MÉO, Élodie N30
LAGANIER, Jean N47
LAGARDE, Vincent N19
LAHIRE, Bernard 147-148, N48, N16
LAJOUX, Jean-Dominique N15
LAMARCHE, Pierre N31
LAMONT, Michèle N6, N34
LAMOUR, Catherine N86
LANDES, David S. N9
LANG, Jack 80-81, 84, 88, 95
LAPOUJADE, David N4
LA PRADELLE, Michèle de N19
LAROCHE, Nicolas N80
LASLETT, Peter 52, N84
LATOUR, Bruno N76, N35
LAUTMAN, Jacques N21
LAVAL, Christian N41, N26
LAZARUS, Jeanne N7, N6, N25
LAZEGA, Emmanuel N42
LAZZARATO, Maurizio N26, N11, N18
LE BON, Gustave 222, N41
LEFORT, Sylvie N10
LE GALL-ELY, Marine N28
LÉGER, Jean-François N11, N25
LÉNINE, Vladimir Ilitch Oulianov, dit 246
LÉONARD DE VINCI 250, 268, 282, N44
LE PEN, Marine 58
LEPERCHEY, Benjamin N19, N22, N49
LERNER, Ralph N20
L’ESTOILE, Benoît de N4
LÉVI-STRAUSS, Claude 120, 164-165, 196, 242, 282, 494, N22, N5, N12, N17, N35,
N42, N1
LINERI, Luigi N20
LIPOVETSKY, Gilles N17
LUHMANN, Niklas 190, N41, N28
LURÇAT, Jean 60
LURY, Celia N21
LYOTARD, François N39
 
MACGREGOR, John N38
MAIRESSE, François N27
MALAFOSSE, Louis de N49
MALLET, Serge N13
MALRAUX, André 80, 323
MALTHUS, Thomas 73, 292
MAMONOVA, Elena N9, N28
MANDELBROT, Benoît N24
MANDEVILLE, Bernard 235
MANIGLIER, Patrice N26, N12, N3, N22
MANTEGNA, Andrea 370
MARCILHAC, Vincent 34, N27, N32
MARGAIRAZ, Dominique N20
MARINELLI, Nicoletta N5
MARTEL, Édouard-Alfred N49
MARTIN, Marjorie N92
Marville, présidente de (in Le Cousin Pons d’Honoré de Balzac) 245
MARX, Karl 52, 71, 75, 111, 213-214, 216-217, 221, 356, 379-384, 441, 499, N24,
N25, N30, N5, N30, N2, N6, N9, N11, N29
MATHIEU, Grégoire N18
MAUROY, Pierre 80
MAURRAS, Charles 59
MAUSS, Marcel 112
MAZARS, Stéphane 438
MCANDREW, Clare N20
MÉADEL, Cécile N33
MEARS, Ashley N29
MEINONG, Alexius N22
MELOT, Michel N2, N9
MENDOZA ZARATE, Gabriel N25
MENGER, Pierre-Michel N87, N18
MERCIER, Louis-Sébastien 208
MERGNAC, Marie-Odile N61
MERLLIÉ, Dominique N27
MERLO, Elisabetta N42, N33
MESSAGER, Annette N21
MISSÈGUE, Nathalie N30
MISTRAL, Frédéric 59
MITTERRAND, François 80
MOATI, Philippe N96
MODIANO, Patrick 170
MOLHO, Anthony N20
MONTESQUIEU, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de N37
MOREAU RICAUD, Michelle N1
MORETTI, Franco N72
MORIN, Edgar N10
MOUFFE, Chantal 188, N27
MOULIER-BOUTANG, Yann N33, N26
MOULIN, Raymonde 317, 360, N29, N36, N44, N45, N11, N16, N29
MOULIN, Yves N31
MOULINIER, Pierre N44
MOUREAU, Nathalie N37, N47, N3, N4
MUENSTERBERGER, Werner N1
MUNIESA, Fabian 108, N4, N21
MURAKAMI, Takashi 314
 
NADER, Ralph 230, N10
NAPOLÉON Ier 170, 423
NASH, Dennison N70
NECKER, Jacques N20
NEGRI, Antonio N26, N1
NEIBURG, Federico N53
NEMERY, Jean-Claude N30
NÉRI, Alain 436
NERVAL, Gérard Labrunie, dit Gérard de 341, N21
NIEL, Xavier N76
NITZAN, Jonathan 98, N64, N21, N5
NODIER, Charles N49
NORA, Pierre N42
NOSTRADAMUS, Michel de Nostredame, dit 40, 449
NOUVEL, Jean 37
 
Œdipe (personnage mythologique) 170
ORA-ÏTO, Ito Morabito, dit 418
ORLÉAN, André 343, N38, N22
ORTIZ, Horacio N21
 
PACELLA, Gérard N21
PAGÉ, Camille 420-421, 424-425, N26, N35
PAGÉ, Jean-Pierre N21
PAGÈS (couteliers) 421-422
PAGÈS, Claire N39
PALOMBA, Giulio N5
PANAYOTIS, Georges N61
PANOFSKY, Erwin 209-210, N16
PARASIE, Sylvain N12
PATUREAU, Frédérique N81
PAVEL, Thomas N22
PEARCE, Susan N14
PEIRCE, Charles Sanders 110
PEREIRA, Irène N9, N16
PERETZ, Henri N23
PÉTAIN, Philippe 59
PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Olivier N24
PETY, Dominique N5
PHILIPS, Ruth B. N37
PIANO, Renzo 32
PICASSO, Pablo 60, 119, 176, 370
PIERRET, Frédéric N53, N58
PIETRARU, Jean-Jacques N18
PIKETTY, Thomas 299, 455-456, N49, N14, N18
PINAULT, François 34, 36, 305, 313, 315, N32
PINÇON, Michel N51, N70
PINÇON-CHARLOT, Monique N51, N70
PINE II, Joseph N62, N13
PIORE, Michael 85, N40, N36
PLATON 211
PLESSIS DE POUZILHAC, Alain du N54
POIRRIER, Philippe N44
POLANSKI, Roman 40
POLANYI, Karl 109, N6, N4
POMIAN, Krzysztof N1, N15
POMPADOUR, Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de 246
PONCEAU, Juliette N15, N26, N30
Pons, Sylvain (in Le Cousin Pons d’Honoré de Balzac) 245-246, 248, 290, N1
PORTER, Roy N16
POULANTZAS, Nikos N13
POULARD, Frédéric N33
POULOT, Dominique N12
POUSSIN, Nicolas 147
PRADERIE, Michel N21
PRAHALAD, Coimbatore Krishnao N10
PRÉVIEUX, Julien N26
PRINCE, Richard 314
PROUDHON, Pierre-Joseph 52
PROUST, Marcel 258
PROVOST, Audrey N15
PUTMAN, Andrée 418
 
QUEMIN, Alain N89
 
RABEHARISOA, Vololona N33
RABELAIS, François 35, N23
RABOIN, David N3
RAFFY, Éric 410
RAMDA CURTO, Diogo N20
RANCIÈRE, Jacques N2
RANGER, Terence N39
RASOLOFOARISON, Jeannot N21
RAUTENBERG, Michel 449, N30, N3, N4
REAGAN, Ronald N66
RÉAU, Bertrand N60
REBEYROLLE, Paul N32
REISER, Jean-Marc 77
REMBRANDT, Rembrandt Van Rijn, dit 369-370
REUBI, Serge N25
RICARDO, David 73, 287
RICHARD, Frédéric N19
RICŒUR, Paul N23
RIEGL, Aloïs N24
RIFKIN, Jeremy N32
RINALLO, Diego N15
RIVAUD-DANSET, Dorothée N4
RIVIÈRE, Georges-Henri 404-405, N2, N3, N11, N14
RIZVI, Sadaf N21
RIZZARDO, René N44
ROCARD, Michel 88
ROCHE, Daniel N14, N22, N1
ROLNIK, Suely N35
ROOVER, Raymond de 128, N27
ROSCH, Eleanor N16
ROSENTAL, Paul-André N22
RÖSSEL, Jörg N1
ROUEFF, Olivier N5
ROUQUETTE, Jean-Maurice N93
ROUSSEAU, Peter L. N6
RUAULT, Jean-Pierre N21
RUPERT, Johann 495
 
SAATCHI, Charles N32
SABEL, Charles 85, N39, N40, N36
SAFRA, Lily 370
SAGOT-DUVAUROUX, Dominique N37, N47
SAINSAULIEU, Renaud N21
SAINT LAURENT, Yves 302, 311
SAINT MARTIN, Monique de 92-94, N51, N54, N57, N60
SAINT-PULGENT, Maryvonne de N28
SAITO, Ryoei 370
SALAIS, Robert 86, N38, N43
SALMON, Christian N20
SALMON, Gildas N29
SANTILLI, Giancarlo N26
SANTOS, Ana N21
SARTRE, Jean-Paul 293, N11
SAUSSURE, Ferdinand de 127, 385
SAUTARD, Romain N21
SAVOY, Bénédicte 75, 246, N14, N7
SCHIAVETTI, Hervé 62
SCHILIRO, Alessandro N23
SCHLOSSER, Julius von N2, N1
SCHNAPPER, Antoine N1, N3
SCHNAPPER, Dominique N56
SCHUMPETER, Joseph 378, 380, 442, N73
SCHUTZ, Alfred 146, N43
SCIARDET, Hervé N10, N18
SEARLE, John 185, N25
SEGALEN, Martine N29
SEIBEL, Claude N21
SENNETT, Richard N13, N22
SERROY, Jean N17
SEWELL, William N17
SFORZA, famille N44
SHAPIRO, Roberta N30, N39, N7
SICARD, Marie-Claude N19
SIGAL, Sylvie N53
SIMMEL, Georg 112
SIMON, Hermann N28
SINCLAIR, Upton 215
SMITH, Adam 73
SMITH, Charles N32
SOFIO, Séverine N33
SOMBART, Werner 384, N14
SOTO, Hernando de N19
SOULAGES, Pierre 409
SPAENJERS, Christophe N6, N9, N28
SPENGLER, Oswald 222
SPIETH, Darius A. N24
SPOERRI, Daniel N48
STANZIANI, Alessandro N29
STARCK, Philippe 418
STARK, David 139, N38
STERNHELL, Zeev N10
STEVEN, Thomas 273
STEVENS, Mitchell N1
STILLERMAN, Joel N8
STINTHCOMBE, Arthur N14
STOKER, Abraham Stoker, dit Bram 40
STORPER, Michael 86, N43
STREECK, Wolfgang N65
SWAAN, Abram de N10
SWEDBERG, Richard N2
 
TAINE, Hippolyte N11
TAKEZAWA, Naoya N24
TARDE, Gabriel 222, N42
TASSET, Cyprien 460, 464, 474, N2, N3, N6, N7, N13, N26
TAYLOR, Dominic N7, N13, N15, N26
TAYLOR, Elizabeth 314
TCHAKHOTINE, Serge N43
TESTART, Alain N9
THATCHER, Margaret N66
Thésée (personnage mythologique) 424
THÉVENOT, Laurent N16, N38, N77, N39, N3
THIESSE, Anne-Marie N39
THOMPSON, Don N86, N32
THOMPSON, John B. N31
THOMPSON, Michael 68, 273-274, 279, 281, N1, N35, N39
THORNTON, Sarah N87, N34
THURIOT, Fabrice N30
TILLY, Charles 449
TISO, Elisabeth N10
TITIEN, Tiziano Vecellio, dit le N26
TOBELEM, Jean-Michel N79, N33
TOMMASI, Greta N19
TOURAINE, Alain N4
Trépof, prince Dimitri (in Le Crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France) 247-248
Trépof, princesse (in Le Crime de Sylvestre Bonnard d’Anatole France) 247
TRIGILIA, Carlo N39
TRIVELLATO, Francesca N14, N20, N23
TRUC, Gérôme N72
TSURUMAKI, Tomonori 370
TUGORES, François N80
TURGOT, Anne Robert Jacques N20
 
URBAIN, Caroline N28
URFALINO, Philippe 83, N36
 
VAN DYCK, Antoine 369
VAN GOGH, Vincent 59, 61, 370
VEBLEN, Thorstein 68, 218, 303, 331, 380, N3, N64, N33, N21, N5
VELTHUIS, Olaf N88, N31
VERGNE, Francis N41
VERLAINE, Julie N27, N29, N30
VERLEY, Patrick 206, 228, N5, N6, N12, N7
VERMEER, Johannes 177
VIDAL, Marion N37, N47
VIENNE, Dalila N47
VIGNA, Xavier N8
VILLEROUX, Philippe 410
VINCENT DE PAUL (saint) 250
VINCENT, Odile N3
VIOLLET-LE-DUC, Eugène 92
VOLAT, Gwendoline N12
VOLSCHO, Thomas N67
VOLTAIRE, François-Marie Arouet, dit 298
VRIES, Jan de N25, N7
VUITTON, Gaston-Louis 314
VUITTON, Louis 314
 
WAGNER, Peter N22, N38
WAHAB, Salah N52
WAJCMAN, Gérard N1
WALLERSTEIN, Immanuel N34
WARHOL, Andrew Warhola, dit Andy 282
WATTEAU, Antoine 246
WEBER, Florence N21
WEBER, Max 292, 379
WEDGWOOD, Josiah N8
WEILL, Morgane N75
WEYERS, Sheila N27
WHITE, Cynthia N33
WHITE, Harrison N33
WITTGENSTEIN, Ludwig 14, 128, 196, N31
WOLINSKI, Georges 77
WOOL, Christopher 370
WRIGLEY, Edward Anthony 72-73, N11
 
XIFARAS, Mikhaïl N6
 
ZADKINE, Ossip 60
ZANINETTI, Jean-Marc N11
ZELIZER, Viviana A. 113, 115, N11, N16, N7
ZENG FANSHI 370
ZUCMAN, Gabriel N95
ZUELOW, Eric N18
ZUKIN, Sharon N43, N6, N11, N2
Index des notions

Actif (forme) : 159, 165, 174, 178, 181, 184, 188, 224, 226, 288, 293, 327, 355-
372, 394, 395, 399, 401, 442, 484, 493, 529-530. — et forme collection, 360.
Air de famille : 27, 160, 258, 260.
Accumulation  : 70, 102, 123, 165, 244, 245, 247, 253, 260, 262, 272, 275-277,
280, 282, 290, 303, 315, 371, 488, 609. — capitaliste, 10, 13, 107, 216, 382,
433, 441. —  différentielle, 99. —  illimitée, 190, 376, 379, 399. —  pour
l’accumulation, 245, 292-293. —  primitive, 75. —  vs. collection, 258-259, 266.
Différentiel d’—, 98, 579. Dispositif d’—, 251-252, 258-259, 266.
Agrégation (des échanges) : 109, 129, 136. V. aussi, Substituabilité. V. aussi Événements.
Aliénation : 221-224, 484, 591.
Ancestralité : 301, 302, 350, 408-409, 448. V. aussi, Passé, Tradition.
Appellation d’origine (AO) : 407, 409, 424, 434.
Argent : 30, 55, 61, 83, 112, 112-113, 209, 210, 224, 235, 247-248, 288-290, 348,
353, 355-356, 359, 379, 382, 383, 391, 397, 443, 451, 477, 495, 593.
Art : — contemporain, 17, 31, 33, 34, 53, 54, 56, 62, 72, 76, 82, 300, 304, 313,
314-320, 341, 357, 370, 396, 416, 419. — et commerce : 53-56. — pour l’art, 317-
318. — pour collectionneurs, 318-319. — et luxe : 33-34. Mise en —, 316. Objet d’—,
27, 68, 113, 119, 122.
Artisanat : 31, 33, 52, 55, 57, 65, 84, 85-87, 152, 167, 207-209, 210, 223, 245,
268, 280, 300, 312, 333, 358, 404-437, 477, 601.
Artistes : 27, 30, 33, 39, 54-56, 59-63, 74, 122, 209, 211, 223, 245, 251-254, 267,
271-273, 285, 300, 313-320, 325, 340, 342, 343, 358, 361, 365, 369, 370,
416, 418, 420, 445, 464-466, 478, 490.
Associations : 32, 60, 88-89, 96, 264, 353, 410-412, 453, 463. — de consommateurs :
135, 155, 167, 183, 230. — philatéliques, 364.
Assurance : 36, 51, 132, 141, 142, 231, 254, 255, 404, 475.
Attracteur : 52, 103.
Attribution : 177, 265, 269, 284, 285.
Authenticité : 31, 34, 337, 393, 568, 596. — des œuvres, 265, 268, 269, 341, 363.
—  et forme collection, 174, 283. 209, 265, 269, 283, 302, 331. V. aussi,
Attribution.
Autoproduction : 190, 232.
Autorité : 146, 169, 265, 348, 389. — artistique, 48, 272, 319-320. — institutionnelle,
16, 90, 122, 131, 135, 316, 364, 368. —  juridique, 216, 265. —s locales, 39,
41.
 
Bazar (économie de) : 146-147, 365.
Blasons (de marques) : 229.
Bobos : 103-104, 483.
Brevet : 201, 212, 216, 234, 252, 345, 533.
Bric-à-brac : 242, 341, 605.
Bricolage : 166, 196, 493-494.
Brocante : 136, 245-246, 259, 274, 276, 278, 341, 364, 389-390.
 
Cabinets de curiosité : 226, 243, 257, 268, 270.
Capital : 102, 233, 379, 607. — culturel, 445, 446, 453, 370, 459. — vs.patrimoine,
442, 446, 457, 580.
Capitalisation : 140, 366, 369, 607-608.
Capitalisme : 10, 22, 23, 103, 149, 166, 188, 379, 384, 385, 397. —  central, 98-
99, 579. —  et État, 487-488. —  global, 97, 190. —  et libéralisme, 192, 219.
—  financier, 484, 487. —  flexible, 400. —  intégral, 26, 375, 399-400, 566.
— national, 439. Crise du —, 22, 97, 100, 482, 495. Dehors du — , 237-238, 484.
Dynamique du —, 13, 21-22, 94, 97-101, 167, 190-195, 237-238, 251, 332, 375,
493, 579-580.
Catalogues : 240, 254, 264, 290, 364, 365.
Catégories socioprofessionnelles : 29, 480, 566.
Centres de calcul économique et statistique : 17, 25, 28, 29, 321-322, 490.
Changement de main : 104, 108, 110, 114-119, 125, 233, 367.
Châteaux : 48, 75, 91, 92-97, 245, 246, 572.
Choses : — en soi, 212-215. — en tant qu’actifs, 355. Choses vs. personnes, 155-157, 210-
211, 229, 233, 236, 328-329, 336, 442-443. Modes de circulation des —, 385.
Chômage : 13, 58, 74, 77, 78, 87, 89, 406.
Circonstances (de l’échange) : 109, 115, 126-127, 128, 136.
Classe (sociale)  : 478-481. —s créatives, 479-480. —s dominantes, 398. —  patrimoniale,
363, 368, 455.
Codification : 168, 212, 216, 230, 283, 467-469.
Collection (forme) : 68, 129, 165, 166, 178, 179, 181-182, 188, 243-325, 287, 288,
294. — et art contemporain, 315-319. Extension de la —, 251, 294-295, 349, 352,
401, 403, 404, 417-419, 429, 527-529. Structure de la — , 280-285.
Collections  : 69-70, 226. —  et capitalisme, 244-247. —  idéelles, 262. —  systématiques,
243-244, 246, 248, 251-255, 257. — vs accumulations, 259. Dispositif des —, 252-
255, 288. Genres et —, 289. Histoire des —, 243-244. Objets de —, 256-272, 313.
Pratique des —, 27, 244, 249, 288-289. Principe directeur des —, 260.
Collectionnable (champ du)  : 254, 255, 261, 264, 266, 272-279, 317-319.
Déplacements du —, 277-279.
Collectionneurs : 27, 54, 82, 159, 182, 209, 255, 257, 263-264, 265-266, 270-271,
272-273, 276-280, 288, 289, 300, 303, 317-318, 320, 360, 368, 370-371, 419,
446, 597, 601-603.
Collector (effet) : 313.
Commerce : 13, 44, 103, 107-152. — au loin, 117-119, 381, 386. — triangulaire, 387.
Société de — , 26, 108, 150, 158, 224, 236, 244, 249.
Commerçants (vs. fabricants) : 227-229.
Commun : 484-485. Monde —, 473-474. Pratique —e, 493-494. Ressources —es, 491.
Compétences  : 9, 16, 17, 74, 117, 159, 178, 189, 273, 390, 468, 490, 495.
— commerciales : 12, 109, 141, 459, 466.
Comptabilité : 231, 144, 238. — nationale, 29, 321, 490.
Concurrence  : 134, 161, 189-195, 202, 265, 349, 375-378. —  entre collectionneurs,
265-277, 279. — monopolistique, 583-584. — pure et parfaite : 129, 134, 135-136,
137. Espace de —, 473-474.
Confiance  : 116, 118, 147, 150, 213, 228, 230, 367, 468, 582, 611. V.  aussi,
Incertitude.
Conflits ( du capital et du travail) : 97-98, 449.
Conseillers patrimoniaux : 355.
Conservation  : 38, 41, 68, 70, 240, 361, 442. —  du patrimoine, 254, 356, 445,
446, 533. Coûts de — , 70, 255, 279, 316.
Continuité : 90, 407, 423, 472.
Contradiction(s) : 112, 156, 186, 586. — dans la forme collection, 315-316. — dans la
forme standard, 218 .—  dans la forme tendance, 350-353. —  dans l’économie de
l’enrichissement, 320-325. — du capital, 383.
Conventions  : 87, 88, 261, 262, 265, 272, 275, 280,528, 598. —  collectives, 468,
489, 490. — de qualité, 87. Économie des —, 86, 86, 154, 584.
Coordination : 88, 133, 146, 160, 192, 338, 392, 470-471, 497.
Correspondance commerciale : 387.
Cote : 133, 319, 597, 602.
Couteaux : 65, 254, 298, 404, 406, 412-440. Fabrication artisanale des —, 414-416.
Créateurs : 31, 56, 83, 103, 175, 328, 337, 340, 459-485. Faire-valoir de soi en tant
que —, 471-473.
Critique  : 12-13, 15, 35, 55, 104, 111, 133-138, 143-145, 147-148, 154, 185-186,
237, 331, 498. — de la production de masse, 467. — de la société de consommation,
26, 108, 224, 236, 346. — de la société industrielle, 77, 205, 208, 215-216, 221-
223. —  du capitalisme, 209, 236, 380, 477, 482-485, 487-495. —  des institutions,
501. — du tourisme, 320, 393. Trouble dans la —, 482-485. V. aussi, Justification.
Culture  : 46, 80, 294, 298, 445. Activités culturelles, 47-52, 60. Politique culturelle  :
78-84, 87-89.
Customisation : 337-338, 340.
 
Déchet (s)  : 40, 67, 68, 107, 202, 208, 245-246, 248, 254, 256, 258, 266, 272,
274, 276, 278-279, 312, 316, 346, 350, 393-395, 399, 428, 442.
Délocalisation : 22-23, 87, 180, 346, 383, 392, 404, 431, 494, 567.
Déplacement (s) : — de la marchandise, 381, 384, 385, 388, 389, 392, 494, 610-611.
— des acheteurs, 294, 388-393. — des choses (entre formes de mise en valeur), 163,
393-396. — du capitalisme, 9, 94, 149, 190, 223, 375, 376, 378, 491, 496. —s
spatiaux, 233. Le capitalisme comme logique de —, 386.
Désindustrialisation : 21-24, 25, 56-58, 77, 97, 399. — vs. société post-industrielle : 22-
23.
Désintéressement (clause de) : 402, 576, 597.
Détermination : 119-124 , 126, 167, 363. V. aussi, Qualification.
Différence(s) (et similarité)  : 27, 71-72, 108, 117, 122, 130, 137, 153, 162, 202,
218-220, 257, 333. —s pertinentes, 244, 259-260, 346. Dernière —, 130, 336-337.
Exploitation de —s asymétriques, 493. Petites —s, 260, 290. Rente de différence,
345.
Diplômés : 37, 51-52, 75, 79-80, 100, 460-462, 576.
Distinction : 68, 101, 124, 219, 257, 303, 332, 337-338.
Distribution (réseaux de) : 333, 343, 348, 351, 392.
Don : 112, 210.
Droit : 114, 158, 186, 235, 401, 433-435, 495.
Durabilité : 204, 359, 361, 417.
 
Échelle  : 87-91, 122, 181, 191, 260. —  systémique, 496-497. Économies d’—s, 86,
180, 201, 377.
Éducation : 22, 50-51, 74, 186, 211, 248.
Élevage : 404, 417, 570.
Empirisme : 498, 619. V. aussi, Pragmatisme.
Enrichissement : Bassin d’—, 28, 72, 95, 403, 438. Économie de l’—, 11, 17, 26, 52,
56, 67-72, 94, 97, 152, 221, 239, 251, 294, 299, 314, 320-325, 378, 391,
399, 400, 403, 443, 476, 487-495. Gisement d’—, 72-75, 488. Pratiques d’—,
403-440. Processus d’—, 70. Produits de l’—, 392, 417-419. Société de l’—, 441-457,
460-480.
Épreuve : 104, 109, 115, 117, 126, 128, 130, 136, 137, 171
Équivalence (mise en) : 123, 125, 129, 383
Espace  : —  de calcul  : 126. —s d’incommensurabilité, 160. —s marchands, 158, 232,
396.
État  : 75, 79-80, 87, 136, 139, 149-150, 186-187, 205, 254, 265, 320, 362, 386,
391, 402, 411, 438, 471, 487-488, 495.
Événement : l’échange en tant qu’—, 115, 128, 130, 132, 133, 136, 137, 148, 151.
Exploitation : 477, 488-490, 605. — des jeunes, 475-477. — des pauvres, 398, 400. Auto
—, 473-478.
 
Festivals : 38, 39, 47, 60, 83, 89, 175.
Fêtes (folkloriques) : 59, 342, 406, 408-409.
Fiction  : 141, 170, 271, 290, 303, 423, 572. 423-424, 587. —  juridique, 253.
— nationale, 488.
Finance : 10, 21, 55, 64, 87, 98, 239, 100, 223, 239, 290, 293, 347, 387, 399,
400, 460, 484.
Financiarisation : 21, 24, 27, 100, 348, 580.
Fiscalité : 23, 92, 95, 254, 362, 607.
Flexibilité : 345, 348, 349.
Force mémorielle : 96, 143, 174, 179, 181, 188, 250, 258, 266, 269-270, 282-285,
362, 407, 435-436, 438, 444, 473, 599.
Fonction : 205, 378.
Formes de mise en valeur : 14, 111, 121, 139, 153-197, 376, 492, 497, 504, 522-523.
—  étendues vs. restreintes, 165. Apparition des —, 233. Historicité des —, 225-230.
Recouvrement partiel des —, 327. Syntaxe des —, 163-164. Transitions entre — , 531-
533.
Futur (projection dans le) : 334-343, 360-367, 402, 407, 445, 531, 533.
 
Garantie : 41, 65, 117-118, 122, 168-169, 174, 187-188 ? 202, 229, 231, 284, 302,
360, 363, 369, 388, 417, 424, 429, 436, 438, 468, 485, 532, 599.164, 347.
Gentrification : 447-448, 569, 614. — rurale, 618.
Globalisation : 370, 570, 572. La — comme grand récit, 501.
Groupe de transformation : 13, 153-154, 164, 195-196, 239, 242, 39, 327, 375, 586.
Grands magasins : 230-231.
 
Héritage : 39, 63-64, 93, 254, 288, 356, 380, 445, 451-457, 462, 578, 614.
Hiérarchies sociales : 328, 329. Nouvelles —, 412.
Hipster : 103, 581. V. aussi, Bobos.
Histoires : Faiseurs d’—, 444-445, 485.
Homogène et hétérogène : 13, 135, 164, 227, 231, 233, 235-238, 325, 583, 592.
 
Identification : 118, 232, 536.
Identité(s)  : 45, 72, 83, 118, 141, 210-213, 231, 245, 273, 277, 345, 383, 407,
411. —  des personnes, 228, 231. —  des firmes, 300. —  locale, 39, 407, 411.
—  nationale, 33, 36, 76, 438. —  narrative, 178. —  reconstruite, 46. Marqueur
d’—, 31.
Image : 171-176, 336.
Imitation : 339, 589. V. aussi, Modèle.
Immatériel : 36, 71, 113-114, 216, 442, 474. Actifs —, 36. Économie, 114, 239-242.
Travail —, 346. valeurs —les, 452.
Immigration : 57, 448-449.
Immobilier : 25, 30, 38, 64,91,, 101, 113, 166, 187. Biens —s, 163, 365, 444, 446,
453-456. Hausse du prix de l’—, 453, 615. Patrimoine —, 96, 457.
Immortalité (effet d’) : 74, 188, 283, 312, 317, 350, 599, 602.
Imprimerie : 225-226.
Incertitude  : 100, 101, 116, 117, 118, 123, 145, 147, 154, 156, 157, 185, 197,
202, 228, 229, 348, 349, 585. V. aussi, Confiance.
Inégalités : 609. — de revenu, 55, 58, 114, 308, 453, 461-464. —  sociales  : 73, 101,
291, 452-454, 575. Accroissement des —, 307, 494-495.
Inflation : 151, 187.
Information : 201, 384. Asymétrie d’—, 135, 290, 202, 607.
Innovation  : 82, 176, 202, 479. —  esthétique, 318. —  technologique, 21, 149, 380.
Standardisation et —, 202, 210-211.
Institution(s)  : 118, 122, 185-188, 254, 320, 322, 360, 402, 407, 501, 582.
— chrétienne, 209-210, 212, 589. Effet d’—, 323.
Intermittents du spectacle : 88, 477-478, 617.
Internet : 27, 119, 239-241, 357, 361.
 
Justification et critique du prix : 13, 111, 113, 114, 133-139, 143-144, 149, 160, 172-
173, 195, 235, 242, 375, 467.
 
Laissés pour compte : 55, 447-451.
Liquidité : 101, 174, 359-360, 362-365, 368, 484, 513, 529-530, 533.
Litiges : 159.
Local vs. global : 72, 97-101, 385-386, 493-494.
Location : 114, 242.
Luxe : 32-37, 294, 298-302, 324, 344, 350-353, 385, 600, 601. — alimentaire, 33-36,
404. —  et art contemporain, 300, 304, 314. —  et populuxe, 226, 333, 352.
—  Industrie du —, 17, 32, 42-43, 85-86, 281-282, 300-302, 304-314, 332-333,
348, 392. Objets de —, 27, 29, 384, 389, 418-419.
 
Machinisme : 206-207, 209, 210, 214, 589.
Maisons d’hôte (et gites) : 61, 95, 408, 570.
Management : 22, 44, 79, 98, 218, 295. — expérientiel, 571. — stratégique,130. Yield
—, 131. Néo —, 79, 89, 476. V. aussi, Marketing.
Manque : 14, 35, 69, 70, 116, 123, 180-184, 263-264, 329, 346, 375, 596.
Marchandage : 132, 137.
Marchandisation : 13-14, 21, 24, 26, 158, 224, 231, 238, 239-240, 251, 287, 323,
349, 378, 391, 485, 491-493, 496, 579.
Marchandise  : Cosmos de la —, 81, 110, 158, 160, 162, 227, 234, 237, 375, 378,
399, 496. Cycles de la —, 333-334, 343, 346. Structures de la  —, 12, 109, 110,
120, 158, 227, 230, 239, 327.
Marché : 108, 109, 384, 385. — de l’art, 53. —s financiers, 53, 488. Imperfections du
—,134. Prophétisme du —, 236. Second —, 54.
Marge : 304, 309-310, 343, 347, 376, 378-379, 394, 397, 489. V. aussi, Profit.
Marketing : 16, 113, 130, 132, 217, 218, 220, 227, 295-296, 302, 332, 342, 389,
583. — du tourisme, 42, 45.
Marque  : 26, 36, 55, 56, 107, 201, 227-228, 302, 305, 309-311, 325, 353, 567,
605. — France, 37, 324, 348, 430, 438, 568. — nationale, 488.
Matériaux (origine des) : 423-426.
Matières premières : 123, 437, 611.
Masses : 222-223.
Médias : 30, 128, 175, 224, 315, 340, 342, 352.
Métaprix : 130, 132-133, 137, 139, 140, 145, 149, 160, 242, 254, 267, 343, 356,
366, 442, 443, 492, 521, 530. V. aussi, Prix.
Métaux précieux : 122, 269.
Métrique : 110, 111, 125, 128, 141-142, 145, 148, 160, 187, 234, 383, 513, 611.
Mimétisme : 337-338, 343, 367.
Modernisation : 452, 591.
Mobiles (vs. immobiles) : 100, 494.
Mode (effets de) : 26, 31, 32, 50, 53, 81, 82, 87, 130, 165, 184, 331, 336-248.
Modèle (vs. Imitation) : 176, 177, 178, 201, 338.
Monnaie : 112, 124, 125, 126, 148, 150, 206, 232, 234, 355, 359, 593.
Monopole (effets de) : 35, 129, 134, 161, 193, 228, 377.
Monuments, 37-38, 44-45, 59, 62, 74, 81, 95, 100, 175, 298, 316, 444, 449, 569,
572, 595.
Multiplication sans différenciation : 214. V. aussi, Prototypes et spécimen.
Musée  : 11, 32, 38-39, 47, 49, 55, 60, 62-63, 68, 74-75, 81-82, 108, 186, 271,
353, 406, 409, 412, 419-420, 445, 450, 464, 474, 475, 572, 577, 603.
Muséification : 419-422.
 
Narration : 169-170, 175-176, 283, 422-423, 444.
Neuf (— et occasion) : 202, 204, 208, 213, 228, 343, 377, 588, 589.
Nom (protection du) : 430-439. V. aussi, Appellation d’origine.
Numérique : Données —s, 162, 168, 173. Économie —, 100, 114, 241, 321, 398-399.
 
Obsolescence : 161, 220, 399. — programmée, 184, 203, 302, 348.
Original (vs. Copie) : 160, 176, 179, 268, 494.
Origine  : 231, 269, 384, 302, 390, 421. —, contrôlée, 39, 407, 409-410, 434.
— géographique, 435-437. —, locale, 333, 423-427, 432. — sociale, 462, 465-466.
Culte de l’—, 214. Pays d’—, 43, 49, 389, 391.
Ouvriers : 23, 26, 32, 52, 98-99, 293, 388, 447-451, 605.
 
Palmarès : 271-272, 369, 568, 598.
Parc naturel régional : 298, 410–412.
Parenté (— et famille) : 93-94, 97, 118, 348, 355, 380, 411, 442, 586, 609.
Passé : 11, 36-38, 40, 44, 71, 74-75, 455. — Ancestral vs. proche, 407. Ancrage dans le
—, 311-312. Choses du —, 256. Exploitation du —, 103, 107, 321, 444, 448.
Luttes pour le —, 449-450. Réhabilitation du —, 78.
Patrimoine : 17, 37, 56, 59, 68, 74, 90, 102, 442, 444. — incorporé, 446. Revenus
du —, 455-457.
Patrimonialisation : 38-41, 44, 59, 95-96, 103, 294, 404, 406, 407, 430, 569. — de
l’alimentation, 409-410. — des paysages, 410-411, 570. — provoquée : 38. Politiques
de — , 448, 569.
Paysans : 24, 78, 96, 103, 206, 405, 448, 470, 570.
Personnel (d’enrichissement) : 441, 445, 470.
Perspectives (locales ou surplombantes) : 154, 158, 385-387.
Placements : 101, 356, 357, 368. — et épargne, 368. — et investissements, 359, 370.
Plus-value : 40. — défendue, 492. — marchande, 180, 184, 233, 384-388, 389, 400,
610-611. — travail, 180, 379-383, 388, 389, 400, 592.
Portefeuille : 359, 360.
Pouvoir : 134, 233, 497. — sur la mise en valeur des différences, 401-402.
Pragmatique : — vs. sémantique, 118, 187. Approche —, 132. Structuralisme —, 495-502.
Précapitalistes (économies) : 231-234.
Précarité : 29, 51, 322, 349, 463-467, 474, 481, 617.
Présent : 37, 202, 312, 315, 317, 334-335, 336, 366, 367, 402, 424, 443, 447.
Présentation  : —  analytique, 155-156, 157, 159, 167-169, 184, 201, 202, 228, 497.
—  narrative, 40-41, 44, 71, 73, 96, 155, 159, 168-170, 174, 175, 181, 184,
188, 266, 296-297, 302, 335-336, 497.
Prix  : 12, 31, 67-68, 108, 109, 111, 120, 124-138, 145-150, 160, 186, 227, 234,
240, 265-271, 339, 343, 356, 380, 384, 412, 492, 583, 607. —  administrés,
131, 186. —  courant, 127. —  des marques, 310-311. —  du marché, 381.
— flexibles, 131. — relatifs, 109, 121, 127, 128,187, 385. Sans —, 121, 126, 142.
Structures des —, 145-150. V. aussi, Justification, Métaprix.
Procès : 431-439.
Production (de masse)  : 13, 21, 217, 376, 442. —  flexible, 220, 590. Coûts de —,
376, 489.
Profit : 14, 89, 97, 101, 127, 149, 161, 162, 180, 190, 216, 224, 232-233, 240,
347-348, 367, 375-402, 459, 492. Baisse des —, 488. Centres de  —, 377, 379,
387, 388, 398, 609. Luttes pour le —, 401.
Prolétariat : 450-451.
Propriété : 108, 114, 118, 253, 441-442, 477, 491. — du capital, 380. — industrielle,
216. — intellectuelle, 240, 253, 401, 430, 432, 494. Titre de — , 365.
Prototypes et spécimens : 157, 176, 178-180, 187, 201, 202, 209-213, 214, 216-218,
220, 222, 228, 230, 236, 259, 269, 280-282, 301, 302, 338, 341-342, 345,
352, 376, 377, 389, 395, 401, 525.
Proximité physique : 283, 302.
Psychanalyse : 599.
Publicité  : 30, 54, 55, 137, 143, 167, 170-172, 224, 227-228, 231, 240-241, 310,
312, 325, 336-337, 342-343, 353, 389, 454, 471, 476.
Puissance marchande : 157, 159, 203-204, 282-283, 334, 366-367.
 
Qualification : 110, 120, 186-187, 419.
 
Rareté (effets de —) : 180-184, 229, 279, 287, 293.
Réalité  : 9, 14, 150. —  vs. monde, 115, 148, 185, 498, 582. construction de la —,
144-152, 185.
Reconnaissance (demandes de) : 450, 471.
Redistribution : 490-491.
Réflexivité : 17, 171, 189, 190, 193-195, 504. — et expérience, 499-500.
Reliques : 177, 243, 249-251, 595.
Rentiers : 451-457.
Reproduction (des choses) : 123, 176-180, 284. — numérique : 124. Interdit de —, 179,
268-269, 302. V. aussi, Prototype, Vrai, Original, Modèle.
Retraités : 25, 566.
Révolution industrielle : 206-208, 399. Deuxième —, 152. Première —, 72-73, 151-152.
Riches : 33, 55, 63-65, 100-101, 102, 272, 277, 295, 298, 304, 306-308, 348, 379,
397, 399, 484. Mise à profit des —, 398-400, 580, 616.
Richesse : — des nations, 487-488. — des terroirs, 433-434. Engendrement de la —, 101-
102, 441. Gisement de —, 24.
Ringards (objets) : 130, 340, 342, 395.
 
Salariat : 376, 459-460, 469, 491, 586.
Sécurité : 46-47, 392, 455, 495, 572.
Sélection et sélectionneurs : 470-473.
Sémantique : 118-119, 161-162, 185, 187.
Sémiotique : 171-172, 329.
Serviteurs : 26, 52, 445, 447-451, 479, 481.
Signe : 127, 171, 195, 329-330.
Simili : 339.
Société  : —  de commerce vs. —  de consommation, 26, 108, 150, 224, 244. —  post-
industrielle, 22-23.
Soldes : 136, 204, 212, 344.
Standard (forme) : 21, 129, 157, 165, 166, 173, 178, 179, 181, 182-183, 187, 201-
242, 234, 295, 357, 394, 395, 429, 524-526.
Standardisation : 166, 206, 235-238, 376, 378, 414. — des personnes, 467-468, 590.
Structuralisme : 188-184, 330. — pragmatique, 16, 495-502, 503, 522. — systémique vs.
cognitif, 189-195, 496, 500.
Structures  : —  de la marchandise, 9-14, 17, 109, 111, 238, 239, 327, 496. —  et
expérience, 497-498. — sociales, 103.
Style : 177, 337, 345, 597.
Substituabilité : 108, 121, 129, 160, 161, 230, 232, 237.
Surabondance : 292, 600.
Survivant : 478.
 
Tas : 122, 258, 259.
 
Stevengraphs : 273-275.
Systémique (approche) : 496, 501-502.
 
Taylorisme : 215.
Temporalité : 74, 129, 157, 175-176, 183, 350.
Tendance (forme) : 175, 179, 181, 184, 188, 226, 327-353, 394, 404, 526-527. — et
capitalisme, 332. Structures de la —, 334-341.
Tendances  : Agences de —, 338, 341. Objets contre —, 340, 341. Travailleurs des —,
347.
Territoires  : 25-28, 43-48, 53-55, 80, 85, 91-94, 114, 311, 362, 407, 411, 423,
432-438, 449, 454. — et résidences secondaires, 25, 61. Aménagement du —, 39,
80, 88-89.
Terroirs : 31, 35-37, 90-91, 407, 409, 422, 425, 429, 433, 437, 438, 455, 570.
Théorie des catégories. 504-538.
Toponymes : 407.
Totalité : 69, 70, 136, 180-184, 359. — - au sens de chose complète, 181, 183. —  au
sens de ensemble complet, 181-182, 248.
Totalisations (objectales vs. idéelles) : 262-263, 266, 276.
Tourisme : 17, 42-46, 61, 90-91, 103, 294, 320, 391-393, 404-406, 413, 450, 570,
571, 572. —culturel, 392, 571. — de masse vs. d’exception 320-321.
Tradition : 41, 59, 103, 205, 301, 471, 498.
Transportabilité : 362.
Travail  : 13, 23, 72, 82, 91, 206, 213-216, 233, 289, 291, 295, 310, 346, 349,
377, 379-384, 388, 404, 406, 415-416, 417, 420, 452, 468-469, 477, 480,
489-491 — social abstrait, 383. Temps de —, 255, 417-418, 469-470, 489-490.
Travailleurs : 79, 80, 114, 376, 397, 400, 477. — de la culture, 89, 460-466.
Troc : 232, 593.
Tulipes (crise des) : 226.
 
Utilité : — vs. inutilité, 120, 181, 205, 257, 291, 292, 329, 583. — marginale : 125.
 
Valeur : 12, 111, 138-144, 148, 248, 381-383, 611. — chez les classiques, 141. — chez
Marx, 381-383, 610. —  économique et —s morales, 139. Mise en —, 13, 70, 75,
108, 109, 119, 140. V. aussi, Formes de mise en valeur.
Ventes aux enchères : 27, 53, 357, 361, 363, 608.
Vie (durée de vie) : 442-443.
Volatilité : 368.
Voyage : 45, 46, 238, 314, 393.
Vrai vs. faux : 177-178, 427-429. V. aussi, Reproduction.
Luc Boltanski (1940-)
Arnaud Esquerre (1975-)
Sciences sociales : Sociologie :
Culture : capitalisme ; luxe ; art ; tourisme ; richesses ; collections.
Économie : prix ; valeur ; échanges ; marchandise.

© Éditions Gallimard, 2017.

Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
DES MÊMES AUTEURS

LUC BOLTANSKI ET ARNAUD ESQUERRE

VERS L’EXTRÊME. Extension des domaines de la droite, Dehors, 2014.

LUC BOLTANSKI

ÉNIGMES ET COMPLOTS. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, coll. NRF essais,


2012.
DE LA CRITIQUE. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, coll. NRF essais, 2009.
RENDRE LA RÉALITÉ INACCEPTABLE. À propos de La Production de l’idéologie dominante,
Raisons d’agir, coll. Demopolis, 2008.
LA CONDITION FŒTALE. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement,
Gallimard, coll. NRF essais, 2004.
LE NOUVEL ESPRIT DU CAPITALISME (avec Ève Chiapello), Gallimard, coll. NRF essais,
1999, nouv. éd. coll. Tel (no 380), 2011.
LA SOUFFRANCE À DISTANCE. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993 (nouvelle édition suivi de La présence des absents, Gallimard, coll.  Folio essais,
2007).
DE LA JUSTIFICATION. Les économies de la grandeur (avec Laurent Thévenot), Gallimard,
coll. NRF essais, 1991.
L’AMOUR ET LA JUSTICE COMME COMPÉTENCES. Trois essais de sociologie de l’action,
Métailié, 1990, nouv. éd. Gallimard, coll. Folio essais, 2011.
LES CADRES. La formation d’un groupe social, Minuit, 1982.

ARNAUD ESQUERRE

THÉORIE DES ÉVÉNEMENTS EXTRATERRESTRES. Essai sur le récit fantastique, Fayard,


2016.
PRÉDIRE. L’astrologie en France au XXIe siècle, Fayard, 2013.
LES OS, LES CENDRES ET L’ÉTAT, Fayard, 2011.
LA MANIPULATION MENTALE. Sociologie des sectes en France, Fayard, 2009.
LUC BOLTANSKI
ARNAUD ESQUERRE

ENRICHISSEMENT
Une critique de la marchandise

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre restituent le mouvement


historique qui, depuis le dernier quart du XXe  siècle, a profondément
modifié la façon dont sont créées les richesses dans les pays d’Europe
de l’ouest, marqués d’un côté par la désindustrialisation et, de l’autre,
par l’exploitation accrue de ressources qui, sans être absolument
nouvelles, ont pris une importance sans précédent. L’ampleur de ce
changement du capitalisme ne se révèle qu’à la condition de rapprocher
des domaines qui sont généralement considérés séparément —
notamment les arts, particulièrement les arts plastiques, la culture, le
commerce d’objets anciens, la création de fondations et de musées,
l’industrie du luxe, la patrimonialisation et le tourisme. Les
interactions constantes entre ces différents domaines permettent de
comprendre la façon dont ils génèrent un profit : ils ont en commun de
reposer sur l’exploitation du passé.
Ce type d’économie, Boltanski et Esquerre l’appellent économie de
l’enrichissement.
Parce que cette économie repose moins sur la production de choses
nouvelles qu’elle n’entreprend d’enrichir des choses déjà là ; parce que
l’une des spécificités de cette économie est de tirer parti du commerce
de choses qui sont, en priorité, destinées aux riches et qui constituent
aussi pour les riches qui en font commerce une source
d’enrichissement.
Alors l’analyse historique revêt, sous la plume des auteurs, une
deuxième dimension  : l’importance, l’extension et l’hétérogénéité des
choses qui relèvent désormais de l’échange ouvrent sur une critique
résolument nouvelle de la marchandise, c’est-à-dire toute chose à
laquelle échoit un prix quand elle change de propriétaire, et de ses
structures. La transformation, particulièrement sensible dans les États
qui ont été le berceau de la puissance industrielle européenne, et
singulièrement en France, devient indissociable de l’analyse de la
distribution de la marchandise entre différentes formes de mise en
valeur.
On comprend d’entrée que cet ouvrage est appelé à faire date.
 
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre sont sociologues.
Cette édition électronique du livre
Enrichissement de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre
a été réalisée le 20 janvier 2017 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070147878 - Numéro d’édition : 278114).
Code Sodis : N69424 - ISBN : 9782072584756.
Numéro d’édition : 278115.
 
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