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Au XIXe siècle, l’Orient devient une question politique centrale pour les pays occidentaux, et cet

attrait va se retrouver dans un mouvement artistique, tant littéraire que pictural : l’orientalisme.
Bien que le mot orientalisme ne fut attesté qu’en 1826 et enregistré dans le dictionnaire de
l’Académie Française en 1932, le courant pictural qui le caractérise n’est pas une invention
idéologique du XIXe siècle. La curiosité pour le Levant prend source avec les Croisades et
préoccupe l’Europe puis l’Occident tout entier pendant cinq siècles, pour se tarir avec la
décolonisation dans les années 1960. L’imaginaire de l’Orient s’articule autour d’un ensemble de
représentations collectives créé et véhiculé par la pensée occidentale dans sa quête d’elle-même. Il
se nourrit de son antithèse mythique qui procède du mythe de la fracture Orient-Occident :
recherche de ses origines, recherche d’une image antinomique, quête d’une identité collective,
l’orientalisme s’articule autour d’un imaginaire collectif créé de toutes pièces par l’Europe
triomphante. Ici, mythes et réalités s’entrecroisent, se recoupent et se contredisent. Mais l’essentiel
réside dans des représentations collectives intégrées et reproduites par les peintres. Cet imaginaire
de l’Orient fonde alors des comportements, des réflexions, des analyses et des images récurrentes.
Qu’en est-il dès lors de la perception et de la représentation des femmes dans ce mouvement
pictural ?

L’idée fantasmée du harem


De tous les thèmes de la peinture orientaliste, celui des femmes dans leurs appartements a été
assurément le plus populaire. Comme les harems étaient précisément le lieu interdit aux hommes, et
qui plus est aux hommes étrangers, les artistes peintres ont donné libre cours à leur imagination
pour dépeindre ce lieu plein de secrets. De fait, le harem est sans doute l’institution orientale la plus
connue et controversée, et sa signification sociale reste encore aujourd’hui largement incomprise.
Le mot, tiré de l’arabe « haram » signifie « ce qui est interdit par la loi ». Considéré sous un angle
profane, le mot fait référence à une partie de la maison orientale occupée par les femmes et qui
constitue pour elles un véritable sanctuaire social. Edmond de Amico, accueilli dans une maison
marocaine nous dit du harem, en 1875 : « on entendait les pas et la voix des gens cachés. Tout
autour et au-dessus de nous s’agitait une vie invisible, qui nous avertissait que nous étions bien dans
les murs, mais en réalité hors de la maison ; que la beauté et l’âme de la famille s’étaient réfugiées
dans ses profondeurs impénétrables, et que le spectacle, c’était nous, et que la maison restait un
mystère ». La façon des peintres orientalistes de traiter de ce thème doit être envisagée sous deux
angles : d’un côté, le fantasme voluptueux d’une vie cachée, d’autre part, la vie domestique à
l’européenne transposée et appliquée au monde oriental. Or, dès 1878, C.B Klunzinger faisait la
remarque à propos des femmes orientales, que « contrairement à ce que les habituelles descriptions
de la vie de harem nous portent à croire, elles ne passent pas leur vie allongées sur un divan […],
parées d’or et de pierres précieuses, fumant et appuyant sur des coussins qui s’affaissent ces bras
rendus si potelés par l’indolence, tandis que les eunuques et les esclaves se tiennent devant elles,
impatients de leur épargner le moindre mouvement ». Voilà pourtant l’exacte manière dont les
peintres orientalistes se représentent et donnent à montrer le harem et ses occupantes. Nombreuses
peintures traitant du harem, à l’image du tableau d’Eugène Girard, Intérieur de harem égyptien,
montrent des femmes se prélassant sur des coussins, discutant, rêvant, paressant…
Or cette oisiveté démesurée évoque de façon frappante le mode de vie des femmes de la haute
société occidentale à la même époque. De fait, en peignant les traits d’une société éloignée, c’est en
fait les vices de leurs propres sociétés que les peintres orientalistes tendent à dénoncer. Un autre
aspect de ces peintures de harem paraît intéressant : les femmes du harem sont parfois montrées
silencieuses, dans un silence contemplatif, comme oppressées par une vie cloîtrée. Silencieuses,
sûrement pas. A l’écoute ? Cela va sans dire. Peu de femmes savaient lire ou écrire. Cependant,
dans certains harems, les femmes écoutaient des diseuses de bonne aventure [Jan-Baptiste
Huysmans, La Diseuse de bonne aventure, huile sur toile, 1875, 50 x 73,5. Collection particulière.],
étudiaient les langues étrangères mais avaient également accès à des bibliothèques très riches et
diverses. Ce silence apparent n’est en réalité que le fait d’une éducation interne au harem. Par
ailleurs, nombreux sont les Occidentaux qui, par le biais de ces peintures à la vision faussée,
imaginaient que les femmes ne pouvaient vivre que retirées dans leurs appartements, sans aucune
autre alternative. Or, il est à noter que les « moucharabiehs » (grillages dans les belvédères des
maisons) leur permettaient de voir la vie extérieure.
Lieu de vie, d’éducation, d’ostentation et de spiritualité, le harem inspire les peintres orientalistes
qui le fantasment. En est-il de même pour un autre haut lieu pour les femmes orientales : le
hammam ?

Le hammam
La toilette et la purification étant des thèmes essentiels à la culture musulmane, les sociétés
orientales ont connu depuis le XVIIe siècle le développement fulgurant d’une institution : le bain
public, ou hammam. Il n’est donc pas étonnant que ce sujet ait attiré et questionné les peintres
orientalistes du XIXe siècle. Le témoignage de Lady Mary Wortley Montagu à propos du hamman
comme véritable institution est ici fondamental : « Les premiers sofas étaient couverts de coussins
et de riches tapis sur lesquels les dames étaient assises ; sur les autres, derrière elles, se tenaient
leurs esclaves, mais sans aucune distinction de rang qui fût marquée par leur costume, car elles se
trouvaient […] absolument nues ». La Dame franque vêtue à la turque et sa servante, de Liotard
(pastel sur parchemin, vers 1742-43, 71 x 53 cm. Musée d’Art et d’Histoire, Genève) constitue l’un
des premiers tableaux dépeignant la femme dans le hammam. Totalement vêtue, elle donne l’image
d’une pudeur que doit accompagner l’étape du bain dans la journée des femmes. Pourtant, c’est la
peau blanche, dénudées, pudiques mais séductrices que sont représentées les femmes orientales
dans les bains par les peintres orientalistes. Le tableau le plus connu est sans doute Le bain turc de
Jean-Auguste Dominique Ingres (1862, Musée du Louvre). On peut y voir de nombreuses femmes,
nues, assises, allongées, serrées les unes contre les autres. Inconvenant, ce tableau incarne un
érotisme loin des propos de Lady Mary ; érotisme que le public français se devait d’accepter, dans
la mesure où l’éloignement culturel et géographique du sujet ne les ramenait pas à leurs propres
conditions.
Synonymes d’une certaine hygiène de vie, les bains, réels ou imaginés, contribuent à façonner une
autre approche du corps, de la nudité et de la propreté de laquelle les peintres orientalistes portent
l’étendard dans leurs propres sociétés.
Pris entre une réalité fantasmée et la volonté d’être les plus réalistes possible, les peintres
orientalistes se sont emparés de la vie intime de la femme orientale, pour transmettre à l’imaginaire
occidental l’image d’un Orient poétique, érotique, rêvé ; loin de toutes les considérations morales
ou esthétiques d’alors.
Lire également :
 L’Orientalisme au XIXème siècle
 L’orientalisme en photographie
Bibliographie :
 MERNISSI, Fatema, « Le Harem et l’Occident », Nouvelles questions féministes, vol.21, n°3,
2002, pp.122-125.
 SAID, Edward W., L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, Paris, le Seuil, 1980.
 SEMO, Marc, « Le harem, ce mirage », Libération, 20 juillet 2005.
 THORNTON, Lynne, La femme dans la peinture orientaliste, Paris, ACR Editions, 1993.
 VINSON, David, « L’Orient rêvé et l’Orient réel au XIXe siècle », Revue d’histoire littéraire de
la France, vol.104, janvier 2004, pp. 71-91.
Œuvres picturales :
 Rudolph Ernst, Femmes sur une terrasse au Maroc, huile sur panneau, 71,2x92cm, Anc. Gallery
Keops, Genève.
 Gaston Saintpierre, La Chanson du laurier rose, huile sur toile, 85x53cm, collection particulière.

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