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Hommes & migrations

Revue française de référence sur les dynamiques


migratoires 
1335 | 2021
Saisir le murmure du monde

Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des


hommes
Paris, Philippe Rey, 2021, 448 p. 22 €.

Mustapha Harzoune

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/hommesmigrations/13463
DOI : 10.4000/hommesmigrations.13463
ISSN : 2262-3353

Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2021
Pagination : 213-214
ISBN : 978-2-919040-59-9
ISSN : 1142-852X
 

Référence électronique
Mustapha Harzoune, « Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes », Hommes &
migrations [En ligne], 1335 | 2021, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 28 février 2022. URL :
http://journals.openedition.org/hommesmigrations/13463  ; DOI : https://doi.org/10.4000/
hommesmigrations.13463

Tous droits réservés


HOMMES & MIGRATIONS N° 1335 213

roman attendu sur la question des


Livres réfugiés, de l’hospitalité ou du rejet
d’un groupe de demandeurs d’asile
débarqués dans un village sicilien.
Une performance littéraire – et
La plus secrète mémoire politique – qui montrait, malgré les
des hommes difficultés et les obstacles, la
Mohamed Mbougar Sarr, Paris, communauté de destin qui lie les
Philippe Rey, 2021, 448 p. 22 €. uns et les autres. Et déjà, la force de
la littérature.
Sur ce point, La plus secrète
mémoire des hommes, poursuit et
approfondit Le Silence du Chœur où
déjà il était dit que « le récit relate »
et « relie ». Ainsi est‑il encore et
toujours question du sens de la
littérature. Tout y tourne autour
d’un livre et d’un auteur mystérieux :
T.C. Elimane dont le seul ouvrage
publié – Le Labyrinthe de l’inhumain
– raconte l’histoire d’un « Roi
sanguinaire, prêt à commettre le
Mal absolu pour obtenir le Pouvoir,
« (…) méfiez-vous, vous écrivains et mais qui découvre que même les
intellectuels africains, de certaines voies du Mal absolu le ramènent à
reconnaissances. Il arrivera bien sûr l’Humanité ». Il n’est pas certain que
que la France bourgeoise, pour avoir le résumé enflamme. D’ailleurs,
bonne conscience, consacre l’un de mieux vaut éviter « de dire de quoi
vous, et l’on voit parfois un Africain parle un grand livre. Ou, si tu le fais,
qui réussit ou qui est érigé en voici la seule réponse possible :
modèle. Mais au fond, crois-moi, rien ». Car il y a un « piège » à
vous êtes et resterez des étrangers, « vouloir dire de quoi parle un livre
quelle que soit la valeur de vos dont tu sens qu’il est grand. Ce
œuvres. Vous n’êtes pas d’ici. » À piège est celui que l’opinion te tend.
l’heure où Mbougar Sarr vient d’être Les gens veulent qu’un livre parle
gratifié du Goncourt 2021, faut‑il nécessairement de quelque chose. »
prendre à la lettre ces mots Un grand livre ne se raconte pas. Un
prononcés par un traducteur et ami grand livre traine ses zones
du narrateur, lui-même écrivain d’ombres, de mystères et
africain à Paris. Le propos serait, d’ambiguïtés. Un grand livre se
aujourd’hui, malvenu, non ? Par refuse aux colliers, fussent-ils d’or,
ailleurs, son excès en circonscrit comme aux grilles de lecture
d’emblée la portée. Pour autant, il a rouillées. Comme, en apparence, cet
le mérite de (re)poser la question Elimane – personnage inspiré par
des ambiguïtés de la réception en l’écrivain Yambo Ouologuem, né en
France des auteurs francophones, 1940 au Mali et qui reçut le prix
africains notamment – du nord au Renaudot en 1968 pour son premier
sud du Sahara. Tel est l’un des roman, Le Devoir de violence (Seuil).
objets de La plus secrète mémoire À peine débarqué à Paris, le
des hommes. brillantissime Elimane fait paraître,
Mbougar Sarr (31 ans) n’est pas un en 1938, son roman qui déclenchera
inconnu du Musée national de polémiques et brouhahas dans le
l’histoire de l’immigration. Son landernau parisien. Accusé (à
Silence du Chœur (Présence raison) par les uns de plagiats, ou
africaine, 2017) a reçu le prix de n’être qu’un « barbare » ; il est
littéraire du Palais en 2017. Il avait encensé par d’autres qui l’affublent,
alors été encensé comme étant LE allez savoir pourquoi, du titre de
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« Rimbaud nègre » pour louer son la même et belle Mossane, la circonstances et des thèmes avec
talent ! Elimane devient un rivalité gémellaire symbolise aussi au centre la question du sens de la
phénomène… de foire, des colonies, les conflits politiques en cours et à littérature dans l’Histoire et chez les
d’Afrique, un singe savant, un venir. Tandis qu’Assane est envoyé à hommes ; « Nous ne pensions pas
sauvage mal dégrossi, l’exotique de l’école des Blancs, « vers le monde du tout qu’elle sauverait le monde ;
bon aloi, un prétexte, un motif, une extérieur », Ousseynou lui, est nous pensions en revanche qu’elle
cause, une cible, une justification… chargé de protéger la tradition. était le seul moyen de ne pas s’en
tout sauf un écrivain et son écriture. Assane, le « petit Noir blanc » sauver. » Et il y a ces questions
Pour l’intéressé, personne n’a pris le partira à la guerre de 1914, pour annexes, conjoncturelles,
temps de lire son roman. Ce qui est défendre « la mère patrie », historiques et politiques :
un « pêché » ! Lui, qui aspirait à la Ousseynou restera au village : il y l’imprimatur de Paris, du centre,
qualité d’écrivain, se voit ravalé au recueille Mossane devenue l’épouse donné à telle œuvre ou écrivain des
statut de « phénomène d’Assane et élève, comme oncle, marges ; les commentaires qui ne
médiatique ». Dès lors, il s’enferme Elimane, le fils d’Assane et de valent pas lectures, le « Ghetto »
dans le silence, refuse de se Mossane, né en 1915. Assane ne littéraire de la diaspora, les
justifier, devient introuvable. Ainsi reviendra pas du front. Ousseynou « négreries » de l’exotisme
commence la légende Elimane ; le prendra soin de la mère et de complaisant des anciens, les pièges
mystère Elimane et son livre, sur l’enfant jusqu’à la mort de l’une et… de l’universalisme – « Arrachez les
lequel viendront buter la journaliste le départ de l’autre. « Les Blancs derniers lambeaux de l’ère coloniale
Brigitte Bollème, ses éditeurs et sont arrivés, et certains de nos plus et n’attendez rien ! Au feu toutes ces
amis, Thérèse Jacob et Charles valeureux fils sont devenus fous. vieilleries ! À la braise, à la cendre, à
Ellenstein et deux générations Fous à lier. Fous d’amour pour eux, la mort ! Écrivez au pétrole ! » –,
d’écrivains noirs. Il y a d’abord le leurs maîtres. Assane et Elimane « l’incontinence littéraire » de
narrateur et déjà « prometteur » font partie de ces fous. » L’école, l’époque, les équivoques du statut
Diégane Latyr Faye. Siga D., la « c’était une brèche qui s’ouvrait des écrivains africains dans le
soixantaine, « l’ange noir de la dans notre monde, et on ne savait champ littéraire français, chantres
littérature sénégalaise » dont pas encore ce qui pourrait entrer de l’« ambiguïté culturelle »,
chacun des livres provoque un par-là, ni ce qui pouvait en sortir. » « bâtards civilisationnels » ou
scandale. Elle est la cousine Une chose semble sûre : « L’épine témoins aliénés de la destruction
d’Elimane. Musimbwa est un est dans sa chair et il est impossible d’un monde.
écrivain congolais reconnu. Sa de la retirer sans mourir. ( …) cette Elimane n’a pas plagié les grands
lecture du Labyrinthe de l’inhumain épine-là fait désormais partie de auteurs blancs. Il a voulu rendre
le bouleverse au point qu’il quitte notre grande blessure, c’est-à-dire hommage à toute la littérature des
Paris et rentre au pays. Sans oublier de notre vie. » siècles qui l’ont précédé. Dans « ce
la poétesse haïtienne, qui fut, au Roman protéiforme, polyphonique, qui était une longue référence (…)
temps de l’exil sud-américain, à cheval sur plusieurs continents personne n’a vu qu’il était riche
l’amante d’Elimane. (l’Afrique, l’Europe, l’Amérique avant d’avoir emprunté quoi que ce
La quête devient vite pour les uns latine) et plusieurs périodes (du soit. ». Elimane, Madag l’Africain !, a
et pour les autres une obsession, un premier âge de la colonisation tenté, par son récit de « relater »,
cauchemar où se mêlent tourment jusqu’au fleuve détourné de autrement, et de « relier »,
et crainte. Car le mystère demeure l’indépendance, de la Première à la autrement. Mais il n’était pas d’ici.
si épais qu’on en arrive à prêter à Seconde guerre mondiale, de Lui.
cet Elimane quelques pouvoirs l’entre-deux guerres à la résistance, Mustapha Harzoune
surnaturels, un petit diable de la d’exil, ceux de Gombrowicz ou de
magie noire par son oncle héritée… Sábato, des années 80 en France
Le roman prend alors des allures aux mobilisations sans lendemain à
d’enquête consistant à suivre – Dakar ou à Alger).
tenter de suivre – la trace d’Elimane Le style est fiévreux, incandescent,
sur près d’un siècle d’histoire la narration est étouffante : qui est
collective et individuelle, à chercher Elimane ? De quels pouvoirs
un sens à son roman, à remonter le (maléfiques) est‑il doté ? ‑ « J’ai
fil d’un récit qui trouve son origine senti son souffle sur ma nuque, son
dans un lointain village sénégalais souffle surgi d’entre les morts » dit
et une famille déchirée, au temps du Siga D. Étouffante et touffue : le
colonialisme impératif. Ici sont nés lecteur avance, à l’aveugle, se perd,
Ousseynou et Assane Koumakh, les emberlificote raison et émotion, au
deux jumeaux. Non contents d’aimer gré des événements, des

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