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Mohamed, Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes.

Paris, Philippe Rey-

Jimsaan, 2021, 462 p.

Par : Martha Isabel Muelas Hurtado

D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble
dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur
destination se confond avec leur origine : la solitude (p.15).

La plus secrète mémoire des hommes est publiée à Paris en août 2021 par l’éditeur français

Philippe Rey et l’éditeur sénégalais Jimsaan ; en espagnol, les droits de publication ont été

accordés à l’éditeur espagnol Anagrama. La lecture du livre de Mbougar est, en soi, un grand

labyrinthe ; une écriture cultivée, éclairante et fascinante. Le récit se caractérise par une

proposition narrative de « mise en abyme », un procédé littéraire qui imbrique plusieurs

histoires au sein d’un grand récit à la manière d’un jeu de matriochkas russes. Diégane Latyr

Faye, un jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre oublié : Le Labyrinthe de

l’Inhumain, un manuscrit publié en 1938 par un écrivain africain appelé T.C. Elimane, un

homme mystérieux et tourmenté qui a été accusé de plagiat. Diégane se lance dans une quête

sans fin pour découvrir ce qui se cache derrière l’auteur et sa disparition de la scène littéraire

française. La recherche de l’auteur oublié entraîne également le jeune écrivain dans un

voyage à travers le processus d’écriture de la littérature et ses contradictions.

À travers son grand labyrinthe narratif, le récit nous plonge dans une profonde réflexion sur

les conséquences du colonialisme, l’identité africaine, le destin individuel que chacun se

forge et le rôle de la littérature dans la vie sociale et politique d’un pays. Ce voyage littéraire

nous emmène de Paris à Buenos Aires, en passant par le Sénégal et Amsterdam, dans

l’opacité d’une époque moderne et coloniale qui a apporté au XXe siècle ses moments les
plus sombres : la Première Guerre mondiale, la Shoah, la violence des indépendances

africaines, mais aussi ses moments les plus lumineux : la solidarité, l’amour, l’amitié,

l’écriture et la résistance. Les paradoxes de l’écriture littéraire montrent que les écrivains sont

confrontés à des réalités dévastatrices à propos desquelles le silence peut souvent être une

option.

L’histoire de T.C. Elimane s’inspire de la vie de l’écrivain malien Yambo Ouologuem, qui a

obtenu le prix Renaudot pour son livre Le devoir de violence en 1968. Après avoir publié et

remporté le prix, l’écrivain est accusé de plagiat et détruit par les critiques littéraires français

qui, aveuglés par un racisme exacerbé, balaient sa vie et son œuvre, l’obligeant à retourner

au Mali, à disparaître de l’espace littéraire francophone et l’enterrant dans un silence de

cinquante ans dont il ne sortira que le jour de sa mort en 2017. La réflexion de Mbougar

reflète les préoccupations et les injustices des éditeurs et les processus de réception littéraire

que subissent les œuvres en fonction de ceux qui les écrivent, selon l’auteur, qui s’intéresse

à « des questions plus générales, dans le sens de la littérature, a l’engagement littéraire et à

la réception d’un œuvre selon la personne qui l’a écrit 1 ». Avec un sens de l’humour directe,

l’auteur se moque des étiquettes littéraires qui semblent être plus concernés par un type

particulier de marketing d’auteur que par l’écriture littéraire proprement dite « Est-ce qu’on

parle de littérature, de valeur esthétique, ou est-ce qu’on parle de leur bronzage, de leur voix,

1
Entretien avec Busnuel, François (2021) La Grande Librairie. URL :
https://www.facebook.com/LaGrandeLibrairie/videos/mohamed-mbougar-sarr-%C3%A0-la-recherche-de-
l%C3%A9crivain-perdu/949635612435009/. Consulté le 20 juin 2022.
de leur âge, de leurs cheveux, de leur chien […] Est-ce qu’on parle de d’écriture ou de

l’identité […] de la création littéraire ou du sensationnalisme de la personnalité 2 ?

Diégane rêve de devenir un grand écrivain sénégalais à Paris, il veut être lu par les « blancs »

sur un pied d’égalité, sans se soucier de sa couleur de peau ou de l’étiquette que les critiques

littéraires lui donneront en le lisant. Pour cela, il fréquente les cercles littéraires parisiens et

les jeunes auteurs africains. Il rencontre Siga, une écrivaine reconnue de Dakar, qui lui confie

son unique exemplaire du Labyrinthe de l’Inhumain, changeant ainsi sa mentalité et son

comportement. Au fil des histoires entrelacées, nous parcourons le monde avec chaque

personnage sur son chemin de vie : un poète haïtien vivant en Argentine, un auteur dakarois

vivant à Paris, un écrivain sénégalais vivant à Amsterdam, un jeune écrivain qui se demande

comment chaque personnage de l’histoire a un lien direct avec le manuscrit d’Elimane.

Pourquoi les critiques qui ont rejeté et détruit Elimane sont tous morts dans des circonstances

suspectes ?

Le lecteur est happé par l’histoire et la dimension philosophique qui s’en dégage. Les plaies

ouvertes de la colonisation sont constamment évoquées, les personnages africains représentés

par des jeunes totalement différents, avec des intérêts particuliers très contemporains et frais

qui ouvrent à d’autres manières de voir le continent, sans oublier les tragédies des génocides

perpétrés au Congo-Zaïre et au Rwanda : Musimbwa, survivant du massacre de ses parents

en République du Zaïre, lecteur et écrivain. Béatrice Nanga, écrivaine camerounaise à

l’univers littéraire unique. Faustin Sanza, un jeune poète congolais qui se consacre au mètre

et à l’hexamètre. Awa Touré, une influenceuse de Guinée équatoriale, qui, grâce à ses

2
Mohamed, Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes. Paris, Philippe Rey-Jimsaan, 2021, page
307.
followers, a pu avoir un lectorat sur les réseaux sociaux. Tous marqués et influencés par les

grands écrivains africains et de la diaspora africaine reconnus dans le monde entier : Aimé

Césaire, Sedar Senghor, Boubacar Boris Diop, Ken Bugul, entre autres écrivains connus du

panthéon littéraire francophone. L’auteur souhaite parcourir l’histoire de la littérature

mondiale dans une perspective littéraire, où l’insolence et l’ironie symbolisent la conscience

politique et historique des peuples colonisés, et la place de l’écriture dans la vie d’un auteur :

« l’alternative existentielle qui fut le dilemme de sa vie ; alternative devant laquelle hésite le

cœur de toute personne hantée par la littérature : écrire, ne pas écrire 3». Pour Diégane,

l’écriture est une nécessité de vie, un voyage obligatoire qui n’apporte pas de réponses, mais

nous aide à poser de meilleures questions.

La perspective littéraire trouve, dans l’histoire de Diégane, un terrain propice, indépendant,

un espace propre y partagé dans lequel l’humanité se découvre sans étiquettes, sans

appellations, sans origines. L’amour, la violence, la douleur, la solitude, le bonheur, le plaisir

et le désir semblent être le leitmotiv de l’histoire de La plus secrète mémoire des hommes, la

quête d’un auteur oublié conduit le protagoniste à pénétrer dans les profondeurs de l’humain,

avec une grande astuce l’auteur nous emmène à travers différentes parties du monde en nous

présentant un héritage littéraire, en nous interrogeant sur les représentations sociales que nous

avons historiquement héritées et comment celles-ci ne fonctionnent plus dans un monde

contemporain en mouvement ; qui nous demande d’écouter l’altérité dans sa circonstance

concrète, de nous permettre un peu d’ironie et d’humour pour rire de nous-mêmes sans laisser

de côté la connaissance de l’histoire de l’humanité. Une lecture stimulante, qui s’écoule

confortablement et maintient le suspense jusqu’à sa dernière page.

3
Ibid. 457.
Le roman représente une contribution, un point de vue à l’espace littéraire mondial dans

lequel chaque personne peut traverser les grands moments du XX -ème siècle ; ses

catastrophes, ses apocalypses, ses moments le plus sombres et contradictoires, mais aussi les

plus beaux et humains. La plus secrète mémoire des hommes a obtenu le Prix Goncourt4,

grand prix littéraire français en 2021. Le prix est un signal fort à l’espace littéraire

francophone5 et aux maisons d’éditions car il envoie un message de renforcement à la

littérature d’imagination, à la créativité et à l’engagement qui peut avoir dans chaque écrivain

et le rôle joué par l’environnement littéraire pour qu’un auteur soit rendu visible, reconnu et

lu. Tout au long de ses 462 pages, nous participons à un grand récit initiatique dans lequel

nous nous retrouvons face à nous-mêmes avec nos questions, nos attentes et nos échecs en

tant qu’humanité, un espace où la mémoire et l’oubli sont les deux faces d’une même

médaille qui nous rappelle que chacun choisit ce qu’il souhaite retenir ou oublier.

Martha Isabel MUELAS HURTADO

Universidad del Valle ( Colombie)

martha.muelas@correounivalle.edu.co

4
Bassets, Marc. (2021) “Mohamed Mbougar Sarr, joven senegalés devoto de Roberto Bolaño, gana el
Goncourt” en El País. En línea : https://elpais.com/cultura/2021-11-03/mohamed-mbougar-sarr-joven-
senegales-devoto-de-roberto-bolano-gana-el-goncourt.html. Consulté le 28 juin 2022.

5
Entretien avec Busnuel, François. (2021). La grande Librairie. URL:
https://www.youtube.com/watch?v=Nlp3CTUqieQ. Consulté le 28 juin 2022.

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