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DRISS CHRAÏBI, UNE ÉCRITURE DE TRAVERSE Stéphanie Delayre

Driss Chraïbi fait invariablement œuvre novatrice. Il imprime d’abord un


élan à la littérature maghrébine d’expression française, entrant en littérature
avec un roman qui se fait pamphlet contre la théocratie musulmane à l’heure où
la dénonciation est plutôt axée sur les dérives et la perversité de la colonisation,
dans la lutte pour l’indépendance. L’année suivante, il s’installe à nouveau dans
le rôle du dénonciateur virulent en consacrant une œuvre entière à la difficile
situation de l’émigré nord-africain en France, miroir aux alouettes et illusoire
pays de cocagne. Il extrait ensuite son œuvre de son double ancrage
géographique originel, sans pour autant perdre de vue les thèmes majeurs qui
l’animaient jusque-là, témoignant ainsi d’une volonté de recherche créatrice. Il
fait d’emblée œuvre d’écrivain et non d’ethnographe ou de documentariste,
bousculant les formes et défiant les modes, aussi bien la posture complaisante
de l’exotisme que celle, équivoque, qui aurait été la sienne s’il avait inféodé sa
création aux injonctions d’engagement politique que l’on exigeait, un temps, de
l’écrivain marocain ; il refuse l’enfermement de son œuvre dans un entre-deux
que rendrait problématique la bipolarité territoriale dont il est issu et qui fonde
son identité. Ce faisant, il déstabilise la critique, laquelle, en l’absence de recul,
ne sait pas où classer des œuvres comme De tous les horizons et La
Foule. Avec Succession ouverte, la critique se rassure, retrouvant la familière
« dichotomie Orient-Occident » qu’elle a érigée en passage obligé pour toute
œuvre qui voudrait prétendre au droit de cité dans la littérature maghrébine
d’expression française. Un soulagement supplémentaire accompagne celui de
pouvoir enfin resituer l’écriture dans son territoire bien délimité : l’enfant
terrible y fait son repentir ! Voire... L’enfant terrible prend surtout un malin
plaisir à se trouver perpétuellement là où on ne l’attendrait pas : entre deux
romans intimistes aux tonalités plutôt sombres, Un ami viendra vous voir et
Mort au Canada, il se livre avec délectation à l’écriture humoristique dans un
chant d’amour à la femme et à la mère marocaine. Écriture de la violence,
écriture débridée de l’absurde, écriture minimaliste et intimiste, écriture de
l’humour, chaque roman de ces vingt premières années de création témoigne
indéniablement d’une impulsion nouvelle ; et lorsque viennent s’adjoindre à la
panoplie, déjà vaste, de plumes, au cours des trente années suivantes, l’écriture
indicielle et sérielle du roman policier, celle de la légende et du mythe puis
celle, réflexive, des Mémoires, peu de possibilités restent inexplorées et
inexploitées. Le renouvellement est véritablement le moteur de la création
chraïbienne. L’auteur donne le sentiment de n’avoir laissé de côté aucun thème,
aucun sujet parmi ceux qui fondent et caractérisent la littérature maghrébine
d’expression française. Chaque fois, les tonalités choisies sont atypiques, et
chaque fois, l’ouvrage détonne.
 1 Mostafa Dziri titre ainsi son article, qui retrace le parcours de Chraïbi du Passé
simple à L'Âne (...)

Considéré comme « celui par qui le scandale arrive »1, l’écrivain a l’art


d’aborder des sujets délicats, sur chaque rive de la Méditerranée, sans
s’embarrasser de les enrober d’un vernis qui édulcorerait la hardiesse des
propos et, surtout, sans chercher à ménager outre mesure les susceptibilités.
Après la défense assurée par l’équipe de Souffles, La Civilisation, ma
Mère !... puis Une enquête au pays entérinent la réconciliation : la fantaisie et
l’humour se concilient la complicité des lecteurs de tous horizons, et le Maroc
natal devient l’éminence qui occupe les seuils des œuvres. Ses détracteurs ont
en majorité déposé les armes, même si, çà et là, quelques récriminations fusent
encore, et si Vu, lu, entendu ne s’est pas attiré toutes les sympathies. Il est hardi,
celui qui dédie son pamphlet de 1954, s’attaquant à l’hypocrisie des deux rives,
à François Mauriac. La marque de respect à l’égard de l’autorité que représente
l’écrivain de Malagar, fondateur du Comité France-Maghreb, en 1953,
s’empreint aussi de défi. Il n’est pas moins audacieux celui qui apostrophe
« Hassan II et autres valeureux leaders du monde arabe » lors de la réédition du
roman en 1977. Dans Le Monde à côté, il se présente avec la « force
tranquille » de celui qui tricote puis expédie une veste au président sortant de la
République française en 1981, ce « changement sans continuité » (MAC,
p. 193) suscitant une vive espérance – « C’était comme si mon pays natal venait
de se libérer par la voix des urnes » (MAC, p. 194) – qui s’étiole lorsqu’il le
voit revêtir « insidieusement des couleurs d’argent » (MAC, p. 201). En
quarante-sept années d’écriture, le provocateur n’a jamais dévié de la route qu’il
s’est tracée : abattre les remparts qu’érigent, entre les deux cultures dont il
participe, méconnaissance réciproque, tabous et réticences respectives, assortis
d’un « double langage » qui dévoie et altère les échanges.
 2 Montaigne,  Essais 1, 26.

« Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue


raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était. Il ne
répondit pas : “D’Athènes”, mais : “Du monde” [...]. Ce grand monde, que les
uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous
faut regarder pour nous connaître de bon biais », notait Montaigne2. Mettant en
scène un florilège d’avatars du Même et de l’Autre, Chraïbi est constamment en
quête d’une nouvelle posture qui lui permet de faire ressortir le semblable
derrière les différences et de multiplier les points de vue pour appréhender le
monde dans sa diversité. Partie à la recherche de ce « bon biais », l’œuvre
entière se présente comme un itinéraire. Driss Chraïbi dit avoir commencé à
écrire pour se situer dans le monde (MAC, p. 30) et conclut le second volet de
ses mémoires en revendiquant la grande liberté que procure une vie « à la
croisée de deux chemins : celui de [s]on monde d’origine er celui de
l’Occident » : « L’exil est un royaume [...]. J’appelle exil l’ouverture à l’Autre,
le besoin de se renouveler et de se remettre en question. Les certitudes sont
autant de prisons » (MAC, p. 222-223). L’itinéraire s’achève ainsi sur
l’adéquation revendiquée de deux pôles antagonistes, Chraïbi aménageant pour
l’occasion un titre d’Albert Camus, et revisitant jusqu’au sémantisme des
termes par une définition personnelle qui vise à faire autorité à son tour. Chacun
des romans incarne une étape de cette trajectoire, depuis la recherche d’un
équilibre jusqu’à ce que, serein, Far’oun puisse assurer à sa fille : « Nous
transportons notre clan et notre village avec nous, en nous » (MdP, p. 61).
Presque un demi-siècle après son bruyant commencement, l’œuvre chraïbienne
apparaît protéiforme, plurielle et complexe, mais elle montre aussi continuité,
cohérence et unité. Elle oscille entre déstructuration et recomposition,
innovation et répétition, déploie une ample galerie de masques, semble se
dérober à toute logique et néanmoins livre des dominantes qui sont autant
d’indices de lecture : dans un espace fictionnel foncièrement multiculturel,
Chraïbi montre du doigt les portes closes auxquelles se heurtent ses créatures de
papier, fait entrevoir des synthèses salvatrices, subvertit les stéréotypes,
dénonce l’immobilisme et la contemplation pétrifiée du passé, renie tout
étiquetage et récuse tout manichéisme.
Le double ancrage culturel qui lui est constitutif, s’il n’est pas allé sans un
questionnement identitaire permanent, a ordonné une appréhension du monde
foncièrement réflexive. Relatant, dans Vu, lu, entendu, l’apprentissage de la
langue française, Chraïbi choisit de mettre l’accent sur cette spéculante :
« Habitué à écrire de droite à gauche, j’écrivis de droite à gauche, en toute
logique. Quelque chose comme : ssirD tse mon noM. Le professeur se montra
habile devant ce cas de figure. Il se saisit d’un miroir et rétablit la phrase dans le
bon sens : Mon nom est Driss. C’était simple. Le monde des Européens, à
commencer par leur langage, était l’inverse du nôtre [...]. C’était insensé, mais
c’était ainsi. Je devins gaucher du jour au lendemain. Et je crois bien que c’est à
cette époque que ma tête a commencé à tourner » (VLE, p. 32). L’une des
fermes certitudes de l’auteur, quant à ce vecteur linguistique dont il fait sa
langue d’écriture, c’est qu’il n’a jamais été une source de souffrance, et n’a
jamais constitué une barrière contraignant l’expression de son imaginaire,
contrairement à ce qui a pu se produire pour certains de ses confrères. Le
problème de la langue d’expression, il le déplace constamment, moqueur, avec
l’anecdote d’une machine à écrire perfectionnée qui écrit d’elle-même dans la
langue idoine, ou bien il présente le français comme une échappatoire au
dilemme que représente le difficile choix entre l’arabe et le berbère.
 3 Cf. entretien avec Driss Chraïbi, 21 mars 1998. L’entretien figure en annexes du
T.E.R. de maîtris (...)

Je ne me suis jamais senti à l’étroit ou mal h l’aise devant la langue française au


contraire [...]. Le problème c’est celui d’avoir ou de ne pas avoir de talent, c’est tout.
Il y a les affres de la création, ça c'est une chose, mais que l’on greffe là-dessus le
problème de la Lingue, à ce moment-là c’est déplacer le problème. C’est un fait qui
n’est pas seulement celui de mes confrères maghrébins mais aussi des écrivains
hexagonaux que je connais, et j'en connais un certain nombre, qui se regardent
écrire. C’est un problème de nombrilisme : admirez-moi je suis un écrivain !
Comment ai-je fait pour être un écrivain ? Comment puis-je être un écrivain d'origine
arabe, qui écrit dans la langue française [...] ? Donnez-moi une œuvre qui soit, je ne
sais pas... qui soit cohérente, qui intéresse les gens en dehors des Français, du pays
où l'on est né, du pays dans lequel on vit.3
 4 Julian Green, traduit par Julien Green, Le Langage et son double, Paris, Seuil, 1987,
p. 161.

Pour Driss Chraïbi, comme pour Julian Green, l’autre langue est « le
langage de l’autre côté du miroir », celui qui permet de voir croître « deux
façons si différentes de penser et de rêver4 » : à la jonction de ces univers mais
visant à atteindre l’universel, l’œuvre, éminemment réflexive, est tout entière
dévolue au brassage incessant des référents.
 5 Notamment les travaux d’Abdelkébir Khatibi, Le Roman maghrébin, Paris,
Maspéro, 1968 et ceux de Ma (...)

 6 Michel Legras, Approche narratologique d’un roman de Driss Chraïbi : Les Boucs,


thèse de 3  cycle (...)
e

L’œuvre chraïbienne est complexe et les pistes d’analyse sont


nombreuses ; elle a donné lieu à quantité d’exégèses, et l’impact qu’ont eu
certaines études5, dégageant des orientations décisives, a pu néanmoins la
cantonner à des registres ou des thématiques clairement délimités, qui se sont
parfois avérés par la suite très restrictifs, voire réducteurs. L’approche
thématique a souvent été privilégiée, donnant lieu à des monographies d’après
un corpus arrêté à un seul roman ; l’œuvre a également été abordée sous l’angle
sémiologique ou narratologique mais, là encore, c’est un corpus minimal qui a
été sélectionné6. L’approche psychanalytique a également dominé, un temps,
l’orientation critique. Quelles que soient ces orientations, si les études, qui
prenaient pour cadre d'analyse les romans première manière, se sont multipliées,
elles se raréfient pour les romans dernière manière. L’œuvre de Driss Chraïbi a
ponctué de contributions importantes les trois générations que l’on s’accorde à
distinguer depuis l’émergence de la littérature maghrébine d’expression
française, dans les années cinquante, et elle a continué à s’augmenter très
récemment encore, rajoutant de nouvelles dimensions au déjà-dit. Les travaux
de Kacem Basfao proposaient une perspective critique déterminante, qui
observait l’œuvre pour ce qu'elle représente, avant tout, à savoir un trajet ; mais,
depuis ces travaux, de nouvelles œuvres (sept au total), et non des moindres,
sont venues s’ajouter, infléchissant le trajet et le commentant par le biais des
Mémoires. Une réévaluation s’impose alors, sans nier la qualité des apports
précédents, mais en les repensant en regard de l’état actuel de l'œuvre. En outre,
producteur d’émissions radiophoniques pour France-Culture, Driss Chraïbi a
également mis son talent d’écrivain au service des auditeurs, leur donnant à
entendre ses propres œuvres et celles de nombreux confrères entre 1960 et
1990. il a produit et/ou adapté ainsi plus d’une quarantaine de dramatiques,
investissant avec cœur ce genre singulier de la création artistique, trouvant là
matière à exercer une sorte d’art complet. Entre romans et dramatiques, les
passerelles sont multiples et les influences réciproques : si le travail sur les
dramatiques a permis à Chraïbi d’affiner une plume polygraphe qui réunira
efficacement les dimensions théâtrales, musicales et romanesques dans ses
œuvres, ce travail s’est aussi présenté comme une occasion de réécrire les
romans, de moduler leur contenu ou de remodeler des motifs symboliques.
Dégager les composantes principales qui jalonnent cet itinéraire atypique
exige de prendre en compte l’œuvre dans sa totalité, d’interroger toutes les
facettes de la production chraïbienne : il est des dynamiques majeures qu’il
convient de mettre en évidence et, surtout, de remettre en perspective ; leur
déploiement dans une œuvre particulière et l’évolution qui se constate d’une
œuvre à l’autre sont indéniablement significatifs : l’œuvre est foncièrement
oblique, que l’on s’attache aux modalités de son intrinsèque spécularité, à
l’interdiscursivité sophistiquée dont elle témoigne ou bien à la progressive
élaboration d’un mythe personnel. Le décloisonnement des méthodologies
s’avère indispensable pour saisir les particularités de cette écriture en mutation.
Si les études sémiologiques de Philippe Hamon sur le personnel du roman
s’intéressaient essentiellement aux protagonistes du roman réaliste, elles ne sont
pas moins efficaces pour appréhender dans toute sa complexité un personnel
chraïbien protéiforme ; quant aux réflexions des théoriciens de l’intertextualité,
elles sont particulièrement appropriées à l’œuvre chraïbienne, permettant de
mettre au jour les propriétés scripturales qui composent une œuvre palimpseste.
L’œuvre, qui s’élabore en contre ou en prolongement de références ou de
discours antérieurs, est un creuset d’influences : l’écriture chraïbienne fait la
part belle aux brassages les plus divers, affinant dans le même temps une
stratégie de composition contrapuntique qui organise les voix fondatrices en une
véritable polyphonie. « Comment relier le présent au passé ? Toute ma vie et
toute mon œuvre n’ont eu qu’un seul et même thème : la trajectoire du destin.
Le destin des êtres et des peuples » (VLE, p. 57).
NOTES
1 Mostafa Dziri titre ainsi son article, qui retrace le parcours de Chraïbi du Passé
simple à L'Âne et les polémiques que l’œuvre a jusque-là suscitées, dans le numéro
spécial de la revue Souffles consacré à Driss Chraïbi. Mostafa Dziri, « Celui par qui le
scandale arrive », Souffles n  5, l  trimestre 1967, p. 11-17.
o er

2 Montaigne, Essais 1, 26.

3 Cf. entretien avec Driss Chraïbi, 21 mars 1998. L’entretien figure en annexes du
T.E.R. de maîtrise, Le Personnage de l’inspecteur Ali dam les romans de Driss
Chraïbi, que j’ai soutenu, sous la direction de Martine Job à l’université de Bordeaux
3, en juin 1998. I.aâbi, pour sa part, a très vite remercié les analyses de ce « drame
linguistique » qui ont été précieuses, dit-il, pour la prise de conscience d’une situation
paradoxale « au moment où, pour l’intellectuel colonisé, s’affirmait la nécessité de
déboutonner les structures et les habitudes mentales que le colonialisme a voulu
greffer sur lui ». Quelle que soit la langue employée, pour Laâbi aussi, c’est un
problème d’écrivains et de talent : « L’écrivain de race est celui qui fait un usage
singulier et irremplaçable de la langue [...], qui [...] propose et impose un langage
nouveau, marqué du sceau de son univers créateur », Abdellatif Laâbi, « Réalité et
dilemmes de la culture nationale (I) », Souffles n  4,4  trimestre, 1966, p. 4-12.
o e

4 Julian Green, traduit par Julien Green, Le Langage et son double, Paris, Seuil, 1987,
p. 161.
5 Notamment les travaux d’Abdelkébir Khatibi, Le Roman maghrébin, Paris,
Maspéro, 1968 et ceux de Marc Gontard, La Violence du texte. Étude sur la
littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1981.

6 Michel Legras, Approche narratologique d’un roman de Driss Chraïbi : Les Boucs,


thèse de 3  cycle sous la direction de Guy Turbet-Delof, université de Bordeaux 3,
e

1983 ; Assia Bouayad Benadada, Analyse sémio-linguistique de La Mère du


Printemps de Driss Chraïbi, Doctorat nouveau régime, sous la direction de Georges
Maurand, université de Toulouse 2, 1989.

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