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Nuit blanche

Cioran : vivre parmi les ruines


Valérie Saint-Martin

Numéro 64, automne 1996

URI : https://id.erudit.org/iderudit/21173ac

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Éditeur(s)
Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN
0823-2490 (imprimé)
1923-3191 (numérique)

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Citer cet article


Saint-Martin, V. (1996). Cioran : vivre parmi les ruines. Nuit blanche, (64), 9–12.

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Les fragments et les aphorismes caractéristiques
de Cioran* procèdent d'un déséquilibre
intime. Penseur insomniaque, il a pratiqué
la thérapeutique de la plume, se délestant ainsi Par
bien plus d'obsessions que d'idées. Valérie Saint-Martin

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L
e scandale de la naissance, le non - fascination de la mort demeureront les par son caractère éclaté, épouse l'incons-
sens de l'existence, les égarements grands axes de réflexion de l'essayiste. tance d'un observateur qui adopte con-
du mammifère humain, l'attrait À dix-sept ans, il a déjà parcouru tinuellement de nouvelles perspectives sur
de la mort sont présentés comme Dostoïevski, Schopenhauer, Nietzsche. lui-même et sur le monde. Le texte ne
autant de vérités vivantes tirées Quatre années d'études philosophiques saisit que du provisoire, et la recherche du
des menus événements du quotidien et plus tard et un mémoire de maîtrise sur penseur demeure mobile. Chaque phrase
des enseignements de l'histoire. Bergson derrière lui, il répudie la philoso- reste à elle-même son propre horizon,
La qualité de l'intensité avec laquelle phie. Devant les longues nuits d'insomnie elle est le concentré momentané d'une
Cioran a vécu et transmis l'expérience de et les accès d'ennui récurrents qui lui font violence et d'une obscurité intérieures.
l'extase autant que la conscience du mal- paraître nulle l'existence, la lecture de L'inévitable oscillation de la pensée de
heur confère à son œuvre tout son Hegel ou de Kant n'offre aucun réconfort, Cioran proclame la souveraineté de l'acci-
impact. Si sa vision négative du monde le jargon philosophique semble masquer dentel. De quoi parle Cioran au juste ? De
est demeurée inchangée, c'est dans le ton l'inanité de la pensée abstraite. tout, selon l'inspiration du moment.
et le style de ses textes qu'il faut en cher- Laissant croire à ses parents qu'il Quelle est son opinion sur l'existence ? À
cher l'évolution. Du lyrisme coléreux de étudie - mais ceux-ci ne financent en la limite, n'importe laquelle, tout dépen-
la jeunesse au laconisme de la vieillesse, fait que son incurie -, il écrit avec rage dant de son état d'âme. Ses livres reflètent
une lecture chronologique révèle en suc- Sur les cimes du désespoir, son premier une suite de perplexités, de soubresauts
cession les différents visages de l'essayiste, essai, qu'il compare à une explosion. La remplis de contradictions, de retours sur
ceux du mystique déconfit, du moraliste volupté négatrice de Cioran n'épargne soi et de doutes. Ils composent une auto-
sceptique et de l'anachorète du langage. rien, en effet. Le livre, qui contient en biographie intellectuelle où se mêlent les
germe l'œuvre future, traduit une considérations philosophiques, les rages,
Le déficit: fréquentation néfaste du néant, la lucidité
de l'existence s'avérant un châtiment qui marginalise
l'individu. L'expérience scripturaire de-
Emile Michel Cioran est né en 1911, à vient alors le lieu des extases noires et de
Rasinari, petit village de paysans et de l'ivresse de la chute. Seule la musique, Cioran
bergers perdu dans les montagnes de celle de Bach et de Brahms en particulier, CIORAN, ENTRETIENS
Transylvanie. Il n'a cessé de vitupérer trouvera grâce à ses yeux parce qu'elle Gallimard, Paris, 1995, 319 p. ; 24,95 $
contre ses origines roumaines, surtout constitue à son sens une herméneutique
dans ses six premiers livres, rédigés dans des larmes ainsi que l'unique vecteur Terroriste de la pensée ou libérateur de
sa langue maternelle. Il voyait dans d'extase chez l'incroyant. « S'il y a l'âme ? Nihiliste consommé ou boud-
l'atavisme qui le rattachait au destin quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien dhiste consacré ? Que ceux qui, à l'instar
valaque une prédestination à l'échec, Dieu. » du chroniqueur Jacques Folch - Ribas,
fatalité dont il croyait qu'elle le poursui- Le 8 avril 1933, jour de son vingt- émettent encore des doutes sur le génie de
vrait même dans l'exil. À ses yeux, la seule deuxième anniversaire, il se définit Cioran se plongent dans ce recueil : il les
appartenance au peuple roumain, comme « un spécialiste du problème de la dissipera. Ces vingt et quelques entretiens
dont « [1'] existence offense tout ce qui mort ». Il cultive la seule idée qui l'em- parachèvent l'œuvre du grand moraliste
s'élève au-dessus de la déconvenue » pêche de se suicider : celle du suicide elle- de la souffrance en nous le montrant à vif,
{Bréviaire des vaincus), équivalait à con- même. Car la capacité de tirer sa à nu, tour à tour goguenard ou mélanco-
naître d'emblée le gouffre pascalien. Il révérence à n'importe quel moment de la lique. Seule réserve peut-être, ces pages
s'estimait un raté comédie humaine donne le courage d'en n'évitent pas la répétition. Qu'importe,
de naissance, abou- rire et la curiosité d'en connaître les puisqu'elles nous livrent l'essentiel ! Nous
tissement logique rebondissements. savions déjà que la philosophie de Cioran,
de générations de L'esthétique de Cioran tient tout d'inspiration stoïcienne et bouddhiste, se
vaincus asservis par entière dans le désir de pousser jusqu'au trouvait complètement liée à ce qu'il était,
de multiples enva- bout ses exacerbations. Il adopte le genre à ses humeurs, à ses craintes, à ses affole-
hisseurs au cours de la philosophie-confession, dont la ments. Nous savions de l'homme qu'il
du dernier millé- température affective élevée est destinée à était un insomniaque chronique et que
naire. Les parents provoquer un lecteur tiède. Les essais ces insomnies étaient en quelque sorte à la
de Cioran eux- roumains de Cioran rendent compte de source de ce que nous identifions chez lui
mêmes avaient été son éveil à la mort par une écriture qui se comme un certain dégoût de la vie. Ce
déportés par les situe dans un registre lyrique où se con- que nous apprenons ici à travers les pro-
Hongrois au début juguent les accents d'un certain illumi- pos qu'il échange avec des journalistes de
du siècle. nisme et le sens de l'autodérision. plusieurs pays, et que nous soupçonnions
Sa jeunesse a été Écrire permet de se maintenir au seuil pour l'avoir un tant soit peu fréquenté,
marquée par les d'un effondrement intérieur, et de c'est à quel point l'homme Cioran était un
avatars de l'his- prophétiser la fin de l'espèce. être humble, dénué d'arrogance, attentif
toire - Première Pour qualifier ses écrits, où les contra- et lumineux. Paradoxalement, ce sont
Guerre mondiale, dictions, les paradoxes et les excès les plus souvent les œuvres dont on dit qu'elles
M. Cioran désagrégation de criants sont légitimés, Cioran parle sont les plus noires, les plus cyniques et
l'empire austro-hongrois - mais aussi par de « pensée organique », c'est-à-dire désabusées qui recèlent la plus grande
ceux de la religion. Son père était prêtre d'une pensée qui se veut une somme force de vie et nous aident à mieux vivre.
orthodoxe. La vie familiale se déroule d'attitudes, d'états d'âme, de sentiments L'étrange jubilation qui ne peut manquer
entre l'église et le cimetière, où Cioran décousus et anarchiques. D'où l'exercice de saisir le lecteur au hasard de ces pages
allait tenir compagnie au fossoyeur. d'un discours foncièrement capricieux, livrées au plaisir de la conversation en
La description de l'histoire comme composé de fragments, de sentences, témoignera.
d'un « élan vers le pire », la mystique et la d'anecdotes et d'aphorismes. L'exposé, Yvon Laverdière

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les sarcasmes, les sautes d'humeur, les « Que nous soyons positifs ou traduction française proposée par
anecdotes et les confidences. De ce négatifs, peu importe ; il suffit que Gallimard constitue une version expurgée
magma ressortent deux préoccupations notre esprit vibre. Car d'une grande de l'original roumain, qui valut à Cioran
récurrentes : comment peut-on sup- négation ne peut pas ne pas sortir l'opprobre de ses amis, dont Mircea
porter la vie ? Comment se supporter soi- une grande affirmation ; le même Eliade, et de ses parents. L'interrogation
même ? Reste aussi le tragique de l'exis- feu palpite dans les grandes sur le phénomène mystique se poursuit
tence, qui tient dans le sentiment que la négations et dans les grandes principalement dans Précis de décomposi-
vie est trop petite pour l'être humain. affirmations : les transmutations tion, La tentation d'exister, Le mauvais
se font seulement sur les cimes. » démiurge, essais qui appartiennent tous à
La pensée « Le livre des leurres », Œuvres, Gallimard, la période française.
tragique 1995, p. 140. C'est ainsi que l'ensemble de l'œuvre
de Cioran peut se lire comme une réac-
Dans le Bréviaire des vaincus, écrit à tualisation de la devise des mystiques :
Paris sous l'occupation allemande, Cioran vivre parmi les ruines. Ses livres apparais-
exprime son sentiment devant la vie en se « Or, ce fut à petites gorgées sent comme autant de manuels où sont
comparant à l'échelle de Jacob sur laquelle que nous nous accoutumâmes à la énoncés en raccourci les articles d'une
« descendent les anges déchus ou mon- vie. Vivre : se spécialiser dans l'erreur. » grammaire du vide. L'écriture s'apparente
tent les tourments des damnés [...]». « Bréviaire des vaincus », Œuvres, Gallimard à une ascèse mentale. Chaque texte cons-
C'est que la pensée tragique ne connaît 1995, p. 542. titue un exercice de négation destiné à
pas le moyen terme entre les extrêmes, le expurger toute illusion. L'extase négative
rien et le tout. Ce qui se situe sous le constitue un accomplissement par la
niveau de l'extase, tout ce qui ne rejoint ruine de la conscience soumise à la doxa
pas la dimension du miracle ou celle de la « L'habit s'interpose entre nous (l'opinion commune). Le conflit dont
perfection, est entraîné dans une dévalua- et le néant. Regardez votre corps l'œuvre répercute les effets s'appuie sur
tion radicale. L'existence, quand on ne dans un miroir : vous comprendrez l'expérience tragique du déficit de l'exis-
sait pas s'accommoder de ce qu'elle offre, que vous êtes mortels ; promenez tence, l'expérience d'un manque consub-
s'apparente alors à un enfer. Le refus du vos doigts sur vos côtes comme sur stantiel à tout lieu et à tout objet, d'un
compromis rend inévitable la conversion une mandoline, et vous verrez combien désir qui ne saurait trouver d'apaisement.
à une existence essentielle, vouée à vous êtes près du tombeau. C'est Cependant, davantage qu'à une éro-
la quête d'une sagesse dans la vie, et parce que nous sommes vêtus que sion des valeurs les plus fondamentales -
marquée par une exigence d'absolu. nous nous flattons d'immortalité : l'amour, la fraternité, le travail, la démo-
Cependant, le désir de vivre à fond met en comment peut-on mourir quand on cratie -, le lecteur assiste à un renverse-
relief la médiocrité du monde, son porte une cravate ?[...] Et quand ment complet des perspectives usuelles.
manque de magie, son côté morne et vous vous mettrez un chapeau, Car il s'agit de découvrir une ultime li-
banal. Sous un regard intransigeant, qui dirait que vous avez séjourné mite spirituelle, ce que faute d'autre mot
le monde apparaît infime. La moindre dans des entrailles ou que les vers Cioran nomme encore Dieu. Pour ce
action semble inutile et absurde. Pourquoi se gorgeront de votre graisse ? » faire, la littérature emprunte les voies
faudrait-il travailler, espérer, enfanter, si « Précis de décomposition », Œuvres, privilégiées de la mystique : la révolte,
tout cela reste marqué par le vice de fabri- Gallimard, 1995, p. 729-730. comprise au sens d'un retournement.
cation qui signe toutes les réalisations L'écriture sert alors de révélateur à un anti -
humaines ? L'intensité de l'expérience monde et articule un langage qui vient
intérieure aboutit à la glorification de la renverser les ordres plus que les com-
passivité et à une vision anhistorique de « |e ne crois pas à la littérature, menter. La création de ce contre-univers
l'humanité. Celui qui cherche les instants je ne crois qu'aux livres qui est assurée par l'établissement d'une anti -
parfaits biffe du même coup la principale traduisent l'état d'âme de celui normalité provocatrice. Peut-être est-
dimension temporelle de l'histoire indi- qui écrit, le besoin profond de ce là un des ressorts de l'œuvre de Cioran,
viduelle et collective : l'avenir. La cons- se débarrasser de quelque chose. dont la démarche discursive opère par la
cience tragique, par trop vindicative, est Chacun de mes écrits est une négative. La négation, si elle semble une
acculée à la défaite et à la désillusion. Elle victoire sur le découragement. » impasse idéologique aussi bien qu'é-
est tiraillée par le paradoxe de chercher Entretiens, Gallimard, 1995, p. 136. thique, demeure l'instrument privilégié
l'extase malgré la conviction qu'on ne du dévoilement d'un secret. Défi lancé à
saurait l'expérimenter : elle se tient l'existence, l'exercice littéraire permet
« auprès de margelles dont on a soustrait alors de s'insinuer hors des apparences,
le puits»1. de considérer l'envers du monde afin de
« Ce que je veux dire ici, c'est que
l'homme est maudit depuis le faire l'expérience du vide : « Sachez que je
Une mystique commencement. Il y a quelque chose ne détruis rien : [... ] j'enregistre l'immi-
nihiliste de brisé dans son être. La nature nent, la soif d'un monde qui s'annule, et
humaine contenait depuis le qui, sur la ruine de ses évidences, court
Comment s'étonner, dans ce contexte, commencement un vice caché. vers l'insolite et l'incommensurable [...]»
que Cioran ait traversé une crise religieuse C'est pourquoi l'homme ne peut {La tentation d'exister).
au milieu de la vingtaine ? S'il se dit athée, atteindre que l'illusion de la liberté L'écrivain, un incroyant en manque
il n'en demeure pas moins un esprit et non la liberté elle-même. d'absolu, doit transcender l'ici-bas sans
religieux. Des larmes et des saints, son Mais même l'illusion de la liberté, recourir à un au-delà pour combler son
troisième essai, est un commentaire pro- c'est déjà quelque chose. Il suffit besoin d'invisible et animer sa vie
fanateur de la Bible et de certains textes de l'avoir. Si on la perd, il ne reste intérieure. Le style, c'est-à-dire le travail
mystiques, ceux d'Eckhart et de Thérèse vraiment plus rien. » sur le matériau langagier, représente alors
d'Avila entre autres. Malheureusement, la Entretiens, Gallimard, 1995, p. 250. la seule aventure qui permette d'apaiser

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l'obsession d'un outre-monde en le « Persuadé que les maux de notre en France. Sans jamais écrire une ligne de
construisant de toutes pièces. Ce qui société venaient des vieux, je conçus sa thèse de doctorat, il bénéficie malgré
compte, dira Cioran, « ce sont nos l'idée d'une liquidation de tous les tout de ce soutien financier pendant une
sensations, leur intensité et leurs vertus, citoyens ayant dépassé la quarantaine, dizaine d'années. Jusqu'à l'âge de 40 ans,
comme notre capacité de nous précipiter début de la sclérose et de la il s'inscrit à la Sorbonne à seule fin de
dans une folie non sacrée. Dans l'in- momification, tournant à partir profiter des tarifs étudiants qu'offre
connu, nous pourrons aller aussi loin duquel, me plaisait-il de croire, le restaurant universitaire. La pauvreté
que les saints, sans nous servir de leurs tout individu devient une insulte constitue son mode d'existence, une
moyens » (La tentation d'exister). à la nation et un poids pour la garantie d'indépendance et le gage d'une
Cioran ne cessera d'affirmer la supré- collectivité. Si admirable m'apparut liberté d'esprit quasi totale. Elle place
matie du style après son exil définitif à le projet que je n'hésitai pas à le l'écrivain dans la peau de « l'homme-
Paris, peu avant la Seconde Guerre mon- divulguer ; les intéressés en en-dehors-de -tout », procurant le recul
diale. Cette préoccupation ira grandis- apprécièrent médiocrement la nécessaire à celui qui fait figure de dernier
sante quand il décidera, en 1947, de teneur et me traitèrent de cannibale : des moralistes auprès de la critique
n'écrire plus qu'en français. Le mystique ma carrière de bienfaiteur public parisienne. Il réussit à parasiter le système
velléitaire s'effacera alors pour laisser la commençait sous de fâcheux français jusqu'à la fin de ses jours, ce qu'il
place au moraliste à la sophistique élé- auspices. Vous-même, pourtant qualifie, avec son cynisme habituel, de sa
gante dont l'image s'est davantage si généreux, et, à vos heures, plus belle réussite.
imposée auprès du public francophone. si entreprenant, à force de réserves Cioran s'est plaint dans sa vieillesse
Une cassure fractionne l'œuvre, dont le et d'objections m'aviez entraîné vers d'être enfin reconnu. Son succès tardif
ton lyrique est désormais banni au profit l'abandon. Mon projet était-il cadrait mal avec l'apologie du raté qu'il
du cynisme et du laconisme. Les artifices condamnable ? Il exprimait avait faite toute sa vie. Il conclut donc son
du langage priment, alors que le « sens simplement ce que tout homme œuvre par un dernier ricanement : « Après
commence à dater » (La tentation d'exis- attaché à son pays souhaite au fond tout, je n'ai pas perdu mon temps, moi
ter). « Toute idolâtrie du style part de la de son cœur : la suppression de la aussi je me suis trémoussé, comme tout
croyance que la réalité est encore plus moitié de ses compatriotes. » un chacun, dans cet univers aberrant »
creuse que sa figuration verbale, que l'ac- « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, (Aveux et anathèmes). Cioran a cessé
cent d'une idée vaut mieux que l'idée, un 1995, p. 981. d'entrer en contradiction avec ses écrits
prétexte bien amené qu'une conviction, non pas en 1988, lorsqu'il a renoncé à
une tournure savante qu'une irruption écrire, mais le 20 juin dernier, lorsqu'il est
irréfléchie. » L'essayiste préfère une « Quelqu'un emploie-t-il à tout
décédé : « Nous avons gaspillé trop de
phrase bien formulée à une idée juste, et propos le mot « vie »? - sachez que
nous-mêmes pour encourager encore
se targue de subordonner la logique à la c'est un malade ? »
nos restes » (Le livre des leurres), N B
fugacité de la sensation, allant encore plus « Syllogismes de l'amertume », Œuvres,
loin sur la voie qu'il avait choisie à l'âge Gallimard, 1995, p. 765.
de 22 ans.
« - Vous êtes contre tout ce qu'on
La f o r c e d e a fait depuis la dernière guerre,
me disait cette dame à la page.
l'inertie o u le - Vous vous trompez de date.
destin grandiose Je suis contre tout ce qu'on a fait
du raté depuis Adam. »
L'œuvre de Cioran est le produit d'un « De l'inconvénient d'être né », Œuvres,
tempérament tendu et passionné qui n'a Gallimard, 1995, p. 1354-1355.
pu atteindre deux visées suprêmes, soit de
ne fournir jamais le moindre effort et « J'ai toute ma vie nourri cette 1. Œuvres complètes, par René Char,
d'envisager calmement la vie. L'écriture extraordinaire prétention « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris,
demeure pourtant le seul compromis d'être l'homme le plus lucide que 1984, p. 197.
acceptable pour un homme qui se veut j'aie connu. Une forme incontestable * Viennent de paraître : Œuvres, « Quarto »,
inutilisable, mais qui diffère néanmoins de mégalomanie. Mais au vrai, j'ai Gallimard, Paris, 1995 ; Entretiens, collectif,
son suicide depuis sa prime vingtaine. toujours eu le sentiment que les gens Gallimard, Paris, 1995 et Itinéraires d'une vie : E.
Rater sa vie, dans son cas, s'est avéré plus vivaient dans l'illusion - moi excepté. M. Cioran, par Gabriel Liiceanu, Michalon, Paris,
difficile qu'il ne croyait. Pourtant, son J'étais profondément convaincu 1995.
inertie et son insuccès d'auteur pendant qu'ils ne comprenaient rien. Il ne Principales oeuvres d'Emile Michel Cioran :
les trente premières années - son lectorat s'agit pas là d'une forme de mépris, Précis de décomposition, Gallimard, 1949 ;
était si restreint qu'on aurait pu le présen- mais simplement d'un constat : Syllogismes de l'amertume, Gallimard, 1952 ; La
ter, au sens littéral du terme, comme un tout le monde se trompe, les gens tentation d'exister, Gallimard, 1956 ; Histoire et
penseur privé - le destinaient à embrasser sont naïfs. Moi, je m'arrogeais la utopie, Gallimard, 1960 ; La chute dans le temps,
jusqu'à la fin la vocation de raté qu'il s'é- chance - ou la malchance, comme Gallimard, 1964 ; Le mauvais démiurge, Gallimard,
tait reconnue. La haine du travail était vous préférez - de ne pas me tromper, 1969 ; De l'inconvénient d'être né, Gallimard, 1973 ;
venue à Cioran après qu'il eut enseigné la et par là même, de ne participer au Êcartèlement, Gallimard, 1979 ; Exercices
philosophie pendant une année dans un fond à rien, de jouer une comédie à d'admiration, Gallimard, 1986 ; Aveux et
lycée de Roumanie, juste assez longtemps anathèmes, Gallimard, 1987 ; L'élan vers le pire,
destination des autres, sans y
Gallimard, 1988 ; Le livre des leurres, Gallimard,
pour l'en dégoûter à jamais. Après cette prendre réellement part. » 1992 ; Bréviaire des vaincus, Gallimard, 1993 ;
sinistre expérience, il s'arrangera pour Itinéraires d'une vie : E.M. Cioran par Entretiens, Gallimard, 1995 ; Œuvres, « Quarto »,
mener la vie d'éternel étudiant. Il obtient Gabriel Liiceanu, Gallimard, 1995. Plusieurs de ces ouvrages sont
une bourse qui lui permet de s'expatrier Michalon, 1995, p. 86. disponibles dans des éditions en format de poche.

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