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Introduction
Invention du terme
Généalogie et contexte
1. Retentissements
1. Récapitulatif des événements théoriques autour de l’autofiction
2. Raisons du succès
3. Retentissements universitaires
4. Philippe Lejeune, Jacques Lecarme
5. Gérard Genette, Vincent Colonna, Marie Darrieussecq
6. Bruno Blanckeman
7. Arnaud Schmitt
8. Philippe Gasparini
9. Jean-Louis Jeannelle, Thomas Clerc
10. Claude Burgelin, Arnaud Genon, Isabelle Grell
2. Critiques de l’autofiction
1. En-je(ux) de la morale
2. L’autofiction, une écriture féminine
3. Une non-valeur de contenu et de style ?
4. Accusation de mensonge épisodique et motivé
3. Théories d’écrivain
1. « J’écris de l’autofiction »
1.1. Écrivains de l’engagement de soi (école doubrovskienne)
1.2. Écrivains de l’école de l’autofiction allusive
1.3. L’autofiction comme laboratoire du je. Chloé Delaume
4. Genèses
1. Phase pré-rédactionnelle
2. Phase rédactionnelle
3. Autocensure et lois : phase rédactionnelle et pré-éditoriale
5. Engagements
1. Contre l’oubli de la guerre
2. Contre les traditions patriarcales
3. Contre la normativité hétérosexuelle
6. L’écriture de la faille
1. La double identité
2. Mort
3. La maladie
Conclusion
Notes
Bibliographie
© Armand Colin, 2014
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris
ISBN : 978-2-200-60108-9
Introduction
1. Invention du terme
Serge Doubrovsky, né le 22 mai 1928 à Paris de parents juifs (russe du
côté paternel et alsacien pour la branche maternelle), normalien, ayant
poursuivi jusqu’en 2008 une carrière de professeur de Lettres Françaises
au French Department de New York University, avait, avant Fils, publié
en 1969 une première autofiction, sans encore en avoir trouvé le nom :
La Dispersion et, cinq ans plus tôt, un recueil de nouvelles américaines,
Le Jour S. Il était aussi l’auteur de livres fondamentaux sur des auteurs
canoniques (Corneille3 et Proust4) et d’un écrit théorique sur la Nouvelle
Critique5. « La mort de l’auteur, pour moi ça me paraît tout à fait
impensable.6 » dit-il, se plaçant expressément aux antipodes des théories
de Foucault ou de Ricardou, tout en ayant néanmoins assimilé jadis les
théories structuralistes qui lui avaient ouvert le regard dans d’autres
directions que celles suivies jusque-là.
f°10 1635
si j’écris assis là sur la banquette rouge carnet beige entre les doigts
dos de la main sur le volant je lis je suis
en train de lire
f° 1636
la scène paraît être la répétition de la même scène directement vécue
comme
RÉELLE pas un doute ça fait pas un pli suis assis là sur la banquette
dos de la main sur le volant suffit que
je mette le carnet beige entre les doigts livre du rêve construit en rêve
me volatilise j’y suis c’est réel si
j’écris dans ma voiture
mon autobiographie sera
mon AUTO – FICTION11
2. Influences et contexte
La psychanalyse
« le moi dès l’origine serait pris dans une ligne de fiction. »
(Lacan)
Le surréalisme
Le surréalisme réagit plut tôt que l’autofiction à cette expérience
d’éclatement du je dans le monde, qu’elle soit politique (marxisme
contra nazisme et réactionnisme) ou psychologique. La fonction
référentielle de la logique, du langage devient plus onirique, moins
mimétique. Plus dérangée et dérangeante aussi. Selon Breton qui
demande qu’on n’écrive non plus sur le réel, ou sur l’imaginaire, mai sur
l’envers du réel14, le surréalisme est un moyen de libération totale de
l’esprit. Les surréalistes s’emparent de tous les sujets sans aucun tabou, le
but suprême étant de s’élever de sa condition d’homme par l’aide de l’art,
devançant ainsi le mot d’ordre de Doubrovsky : « Écrire sa vie (à soi)
pour ensuite en faire une vie (qui implique les autres) »15, une écriture de
soi étant toujours engagée, fondue dans un temps et une géographie, une
histoire et une société, une « situation ». L’art contemporain reflète ainsi
cette fragmentation disparate du moi et Breton, dont on connaît le peu de
goût pour les fictions, prédit alors que « fort heureusement les jours de la
littérature à affabulation romanesque étaient comptés. » (Nadja)
Témoignant d’une méfiance à l’égard des vieilles formules avec
lesquelles, sous couvert d’imagination, l’auteur proposait les mêmes
intrigues stéréotypées avec des personnages de papier mâché dans des
décors en trompe-l’œil, les surréalistes font se tourner l’art vers
l’inconscient et s’orientent vers le vrai, l’expérience personnelle et/ou
collective. Praxis égale poiésis. Créer, c’est se créer.
Le poststructuralisme et la nouvelle
autobiographie
On oppose habituellement le structuralisme au retour de l’écriture du
Je en oubliant qu’il existe entre eux une réelle continuité, une connivence
contre le culte de la fiction pure du récit, l’obsession de l’intrigue.
L’écriture autofictionnelle qui réfléchit (au sens du miroir et de la
réflexion) s’inscrit donc dans la filiation directe des écritures
expérimentales (surréalisme, structuralisme, Nouveau Roman). Ceci dit,
si le structuralisme avait bâti sa réputation sur un refus du sujet, il
n’échappe pas à la nouvelle dynamique de l’écriture autobiographique
que connaît la fin des années soixante-dix : Robbe-Grillet rédige sa
« Nouvelle Autobiographie », les héroïnes du Nouveau Roman telles
Marguerite Duras et Nathalie Sarraute sortent respectivement L’Amant et
Enfance, Barthes, auteur en 1968 d’un article intitulé « La mort de
l’auteur » publie en 1975, Roland Barthes par Roland Barthes dans
lequel l’identité est envisagée comme un rôle joué, interprété par
l’Homme, et Michel Foucault s’étant jadis interrogé dans un article sur
« Qu’est-ce qu’un auteur ? » confie quelques années plus tard que ses
livres théoriques constituent « des fragments autobiographiques ».
Nathalie Sarraute explique alors que dans L’Ère du soupçon, c’est « la
vie de la conscience, la phénoménologie du rapport aux autres et à soi,
qui est dorénavant, qu’on le veuille ou non, le terreau du roman
moderne16 ». Fils procède ainsi de l’ambition expérimentale du Nouveau
Nouveau Roman, de la réorientation textualiste du mouvement vers 1970.
1
Retentissements
Raisons du succès
Comment expliquer cet intérêt que suscite l’autofiction ? Il est évident
que la stabilité et la survivance de ce terme sont au début en grande partie
dues à J. Lecarme, P. Lejeune et G. Genette. Mais un événement, dont
l’homme Doubrovsky aurait préféré se passer, contribue grandement à
l’expansion du terme. En 1989 paraît Le Livre brisé, surnommé
immédiatement « livre-monstre » par des critiques médiatiques tel
Bernard Pivot, accusant dans son émission Apostrophes21 (du
13.10.1989) l’auteur, tout à son écriture narcissique, de meurtre de son
épouse. La phrase que le narrateur adressa à Ilse dans le livre est devenue
tristement célèbre : « inutile de lui expliquer que, justement, si j’écris,
c’est pour tuer une femme par livre. Élisabeth dans La Dispersion.
Rachel dans Un amour de soi. Ma mère dans Fils. Lorsqu’on a raconté,
on liquide et ça s’en va. On accole des centaines de milliers de signes
pour effacer. Une fois que c’est imprimé, en principe, ça gomme. »
B. Pivot omet volontairement de citer la suite : « Ma femme, je n’ai pas
envie de la dissiper par écrit, de l’effilocher dans les volutes
stylistiques22. » Serge Doubrovsky qui avait finalement réalisé le souhait
d’Ilse en écrivant « leur » livre, lui avait envoyé l’avant-dernier chapitre
pour approbation, chapitre qui devait, stylistiquement, être fort, pour
ensuite se terminer dans une fin de livre positive où le couple surmonte
ensemble les aléas de la vie. Pendant et suite à la lecture, Ilse a bu tant de
Vodka que le médecin la retrouva morte avec 7,2 grammes d’alcool dans
le sang. Anéanti, Doubrovsky finit leur livre, brisé puis n’écrivit plus
durant cinq ans. On peut sans aucun doute avancer que ce sont davantage
les médias (télé, journaux, revues), que les colloques universitaires, qui
ont lancé le terme d’autofiction. Suite au Livre brisé, Prix Médicis,
paraissent plus de soixante articles, réfléchissant à cette nouvelle écriture.
En 1989, le tableau générique qu’avait proposé Lejeune explose,
théoriciens et auteurs questionnent la mise en scène du Je, générant par
ce fait un flot d’ouvrages critiques ou autocritiques. Entre 1977 et 2014,
en fidèle intellectuel voulant éternellement « casser des os dans sa tête »,
Doubrovsky revisite à plusieurs reprises sa conception de l’autofiction.
En 1982 encore, il déclare dans Un amour de soi : « J’écris mon roman.
Pas une autobiographie, vraiment, c’est là une chasse gardée, un club
exclusif pour des gens célèbres. Pour y avoir droit, il faut être quelqu’un.
Une vedette de théâtre, de cinéma, un homme politique, Jean-Jacques
Rousseau. Moi, je ne suis, dans mon petit deux-pièces d’emprunt,
personne. J’existe à peine, je suis un être fictif. J’écris mon
autofiction.23 » et dans La Vie l’instant (1985) on lit : « Ma fiction n’est
jamais du roman. J’imagine mon existence24. » La fiction, pour
Doubrovsky, est d’évidence moins riche que le réel. Dans son plus récent
interview, il redonne sa place à l’autobiographie : « Je pense
qu’autofiction et qu’autobiographie sont finalement deux sortes de
romans de soi mais racontés à la manière du XVIIIe siècle, comme
Rousseau, à la première personne dans un ordre temporel, et puis, le
roman du XXe siècle dans sa déconstruction, ses schizes, ses failles. C’est
le même projet de se ressaisir mais dans le langage d’une autre époque.
À l’origine, j’ai voulu opposer les genres, il fallait essayer d’établir un
concept qui était contesté de partout et j’avais donc intérêt à batailler
autour de la différence entre l’autobiographie et l’autofiction. Maintenant
je dis que c’est simplement une question d’histoire. On ne peut plus
écrire aujourd’hui comme on écrivait au XVIIIe ou XIXe siècle. Le projet
reste le même : ressaisir sa vie et la raconter mais pas de la même
manière.25 » Il retient ultimement cette définition de l’autofiction : « récit
dont la matière est entièrement autobiographique, la manière entièrement
fictionnelle.26 »
Retentissements universitaires
Les concepts en littérature sont parfois comme des stars
hollywoodiennes : ils connaissent la disgrâce et la célébrité souvent pour
des raisons obscures. Ainsi, l’idée d’« anti-mémoires » à la Malraux n’a
pas survécu à son œuvre, le principe des « mémoires imaginaires » de
Duhamel est resté dans les coulisses de la critique littéraire, idem pour la
notion visionnaire d’« autobiografiction », lancée par un Anglais proche
de Joseph Conrad au début du XXe siècle. D’autres termes ont été
proposés, mais n’ont également pas été retenus, les plus fréquents étant
« surfiction » (Federman), « postmodern autobiography » (Sukenik),
« nouvelle autobiographie, auto-hétérobiographie » (Robbe-Grillet), « bi-
autobiographie » (Bellemin-Noël), « fiction autobiographique post-
coloniale » (Rachid Boudjedra), « récit auto-socio-biographique »
(Ernaux), « autofiction biographique » (Colonna), « roman du je »
(Forest), les « limbes » (Pontalis), « l’otobiographie » (Derrida),
« A.G.M. » (autobiographie génétiquement modifiée, Vilain), « roman-
autobiographie » (Godard), « roman faux » (J.-P. Boulé),
« autonarration » (A. Schmitt, Gasparini), « autofictionnaire » (P. Nizon).
Autant de noms pour tenter de débaptiser ce que, en 1992, Lecarme
appelle ironiquement un « mauvais genre27 », Darrieussecq un « genre
pas sérieux28 », M. Contat un « genre litigieux29 ». Si l’on veut discuter
des différentes interprétations que ce néologisme doubrovskien a
engendrées, il est nécessaire de s’en approcher en comprenant le
fondement des théories universitaires ainsi que les auto-théorisations des
auteurs concernés. Il sera ensuite possible de trouver l’angle d’analyse
sous lequel on souhaite placer la discussion, ayant en mains les
instruments de réflexions nécessaires et la terminologie qui
l’accompagne.
Bruno Blanckeman
En 200244, Blanckeman divise le roman contemporain en « fictions
vives », « fictions joueuses » et « fictions de soi ». Nous intéresse ici
surtout la dernière catégorie dans laquelle sont distingués, suivant le
paramètre lejeunien de la véracité versus la fictionnalisation, trois
niveaux d’écriture intime. La plus proche du pacte doubrovskien est
l’« autodiction », lieu où « une parole […] saisit le sujet à même ses
mots » (p. 119). Dans ce cas, « la langue signe […] l’identité » (p. 120).
Blanckeman trouve l’exemple de cette forme de fiction de soi dans
l’œuvre d’A. Ernaux et celle de Guibert. Il insiste sur le fait que ces
œuvres auraient pu illustrer tout aussi bien ce que le critique entend par
autofabulation, le sujet désirant se perdre dans la fiction voire même se
réinventer parfois.
L’Amant de Duras, La Place d’A. Ernaux et encore les écrits de
Guibert ressortent pour lui du « témoignage littéraire » (p. 126) tentant de
se « révéler à soi-même par une narration-témoin qui saisit l’intime sur le
vif et le piège par les mots » (p. 125).
Dans l’« autoscription », lorsque se nouent dans le rapport complexe à
la langue des transactions identitaires d’ordre symbolique, Blanckeman
place des écrivains tels Michon (Vies Minuscules) ou Bergounioux (La
Maison rose) et certains textes de M. Riboulet ou de Delaume. À la
recherche de souvenirs éparpillés, ces auteurs rassemblent des souvenirs
en refusant d’enfermer les réminiscences dispersées dans un carcan
téléologique. Au contraire de l’écriture explosive d’un S. Doubrovsky, le
« sujet s’enracine dans l’écriture par une lente remontée vers ses
origines » (p. 130). La perte, la mémoire, l’appartenance de l’être humain
à des communautés concentriques qui se défont au cours d’une vie et
créent une irrémédiable nostalgie, ainsi par exemple le monde rural,
l’enfance après-guerre, les années soixante-huit et les rêves inaboutis en
sont les thématiques.
La dernière « fiction de soi », l’« autofabulation », se dessine lorsque
la fable manipule et transforme des realia biographiques à des fins
d’élucidation intime (Laurens, Delaume, C. Honoré). Ce terme – déjà
utilisé par Colonna quelques années auparavant –, désigne non pas la
totale invention d’une vie (Dante), mais cerne : « des ordres de vérité
intime tout en ménageant, par un jeu de masques réversibles et des
figures de fiction insistantes, un espace de liberté et de sauvegarde de
soi » (p. 146).
En réaction aux années soixante-dix, où le sujet s’était vu destitué par
les idéologies dominantes (structuralisme, matérialisme dialectique), des
écrivains tels Sollers, Quignard ou Modiano pouvaient se servir d’un
alter ego ou réinventer des faits réels. Dans un souci d’exactitude,
Blanckeman, avance des sous-classifications telles les autofictions
phénoménologiques, poétiques, épiphaniques, romanesques, sans oublier
les récits transpersonnels, le roman autobiographique, le récit
ethnographique, etc...45 Articles et études lui permettent ainsi de penser
une « toile autofictionnelle » tentant de prendre en compte les multiples
entrées et perspectives induites par une notion qui, parce qu’elle semble
réfractaire au cloisonnement générique, s’utilise couramment de façon ou
bien amorphe, ou bien péjorative.
Arnaud Schmitt
Lorsque A. Schmitt présente le concept d’autonarration pour désigner
« non pas un genre mais la forme contemporaine d’un archigenre,
l’espace autobiographique46 », celle-ci ne se substitue pas à l’autofiction
mais l’inclut. Approchant l’autofiction sous l’angle narratologique de
K Hamburger, il ne lui est pas possible de « lire assis entre deux chaises »
ou d’embrasser l’hybridité théorisée par Gasparini. Même si les sciences
cognitives semblent impliquer que la « capacité négative » (negative
capability) de Keats – cette capacité à vivre dans l’incertitude, celle
finalement prônée par l’autofiction – pourrait être réaliste, entretenir
simultanément deux idées contradictoires nécessiterait un effort
intellectuel peu compatible avec le temps long de la lecture. Le terme
autofiction ne lui paraissant pas témoigner de manière précise de
l’identité des diverses écritures du je, il propose de « classer les textes à
dominante référentielle sous l’appellation autonarration, et d’attribuer à
ceux dont l’identité oscille entre roman et autobiographie l’étiquette
fiction du réel47. » Il propose que le lecteur lui-même décide du genre du
livre qu’il lit en déplaçant un curseur sur un axe de modalité présenté lors
du colloque Autofiction(s). Deux perspectives s’ouvrent alors : « si le
curseur est plus proche de la modalité alpha, du réel, l’autofiction devient
autonarration, s’il se rapproche de la modalité bêta, du fictif, elle
s’apparente à la fiction du réel catégorie qui regroupe les romans qui
empiètent sur le réel et les autobiographies qui empiètent sur la fiction. »
Dans cette dernière catégorie, Schmitt place autant Bret Easton Ellis,
Lunar Park (qui représente sous son nom des faits totalement irréels tels
une maison hantée, l’exorcisme…) que Norman Mailer, The Castle in the
Forest où est carrément imaginée par l’auteur l’enfance de Hitler sous
forme d’un « je ». La « fiction du réel » se rapproche donc de ce que
Colonna appelle la « fictionnalisation de soi » puisque « nous ne sommes
pas dans le réel, mais dans une fiction librement inspirée du réel »
(p. 90). L’autonarration est donnée comme alternative au terme
d’autofiction « biographique », évinçant le problème de la véracité (le
lecteur est le maître du genre et décide pour lui de la réalité des dits) et
plaçant donc l’autofiction comme « une autobiographie présentée sous
forme littéraire » (p. 78).
Philippe Gasparini
En 2004, P. Gasparini réactualise dans Est-il Je ? Roman
autobiographique et autofiction48 le terme de « roman
autobiographique », déconsidéré par Lejeune dans L’Autobiographie en
France49. Quatre ans plus tard, le théoricien de la question des écritures
du Je publie Autofiction, une aventure du langage50 dans lequel il
énumère minutieusement en dix points une autofiction doubrovskienne :
1. l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur ;
2. le sous-titre : « roman » ;
3. le primat du récit ;
4. la recherche d’une forme originale ;
5. une écriture visant « la verbalisation immédiate » ;
6. la reconfiguration du temps linéaire (par sélection, intensification,
stratification, fragmentation, brouillages…) ;
7. un large emploi du présent de narration ;
8. un engagement à ne relater que des « faits et événements
strictement réels » ;
9. la pulsion de « se révéler dans sa vérité » ;
10. une stratégie d’emprise du lecteur. (p. 209)
À la fin de ce travail, tentant de synthétiser les différentes définitions
qui avaient jusque-là été avancées, Gasparini emprunte à Schmitt le
concept d’« autonarration » pour définir tout « [t]exte autobiographique
et littéraire présentant de nombreux traits d’oralité, d’innovation
formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d’altérité, de
disparate et d’autocommentaire qui tendent à problématiser le rapport
entre l’écriture et l’expérience. » (p. 311). Afin de rendre plus clair ce qui
est strictement référentiel et ce qui ne l’est pas, Gasparini inscrit dans cet
« archigenre » nommé autonarration deux sortes de textes
autobiographiques :
Le texte strictement autobiographique (récit autobiographique), régit
par le pacte du même nom (Charles Juliet, Roubaud, Forest, Cusset,
Ernaux, Bernhard, Coetzee, Semprun, Kertész…).
Le roman autobiographique, obéissant à une stratégie d’ambiguïté
plus ou moins retorse et qui regroupe le corpus autofictionnel (Genet,
Aragon, Duras, Modiano, Sollers, Robbe-Grillet, Angot, Vilain,
Delaume, le premier Doubrovsky (jusqu’au Livre Brisé))
Mais ici encore le problème récurrent de qui décide de ce qui est
« strictement » autobiographique se pose et la notion d’autonarration,
tout en introduisant un autre niveau d’appréhension, n’en réduit pas
moins l’hybridité.
« On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on
n’oserait confier à personne »
(Cioran)
1. En-je(ux) de la morale
Parmi les sept péchés capitaux se trouve l’orgueil (selon Théophraste, le
mépris de tout, sauf de soi-même), donc le manque d’humilité
(nombrilisme) et joint à cela… la luxure (exhibitionnisme). Marc Petit
condamne ces « exhibitionnistes » et déplore qu’ils « occupent toute la
scène57 », Tzvetan Todorov juge sévèrement le « nombrilisme
solipsiste58 ». L’exhibitionnisme est surtout reproché aux auteurs femmes
ou à ceux qui vivent une sexualité autre qu’hétérosexuelle. C. Millet,
avec La Vie sexuelle de Catherine M.59, est un exemple des plus connus
de la liberté de parole sexuelle, mais C. Donner déclare aussi sans
complexe que « L’amour, le sexe, ça me fait chier ! Par contre, les
histoires d’amour ou de sexe, j’adore… Je ne suis jamais dans la
théorie60… ». C. Cusset s’avoue volontiers dévoreuse et destructrice. Il
s’agit dans Jouir d’un récit d’un Je exhibitionniste mais sans
complaisance, bien loin d’être un amas de « vide sidéral61 ». Les divers
ouvrages de C. Angot osent aller plus loin encore en rajoutant au
prétendu exhibitionnisme le récit tabou de l’inceste subi jeune
adolescente (L’inceste, Une semaine de vacances). Des critiques
incriminent les ouvrages vrais et durs de Nelly Arcan parlant de
« littérature ordurière », obscène, à ne pas laisser entre les mains des
femmes convenables (Putain ou Folle). Certains autofictionneurs seraient
mythomaniaques, on leur enjoint de s’offrir une analyse au lieu d’écrire
leurs insanités pour les divulguer aux yeux de tous. Il est vrai que
C. Donner, C. Angot, S. Courtoux, C. Laurens, C. Delaume, N. Arcan, É.
Brami, C. Millet, Doubrovsky et alii ont tous évoqué dans leurs livres au
moins un épisode chez un(e) analyste. Fait-ce d’eux des fous ? Il y a là
méprises et mépris envers une écriture qui n’est ni étalage honteux ni
« bavardage ininterrompu » (p. 145) mais engagement de sa propre
personne dans un récit assumé refusant strictement la parole vide d’un
moi pris en otage par la bienséance et l’autoritarisme d’une communauté
despote des bonnes mœurs. Ces reproches suscitent d’ailleurs l’ironie de
C. Delaume : « Écrire le Je ne relève en rien du narcissisme, mais de
l’instinct de survie dans une société où le capitalisme écrit nos vies et les
contrôle.62 » S’écrire devient pour l’auteur des Mouflettes d’Atropos un
acte politique allant diamétralement à l’encontre des écrits de Todorov
déclarant que sans « projection universelle63 », la littérature n’entrerait
plus en relation significative avec le monde.
Exemples
Doubrovsky répond en 1999 aux questions de Contat : « Vous êtes
donc bien un autobiographe dont le témoignage sur sa propre vie peut
éventuellement être vérifié sur des documents administratifs, registres
d’hôtel, factures etc. Vous tenez à la véracité de ce que vous racontez, et
le pacte autobiographique est en ce sens respecté ? Doubrovsky : Oui, la
Résidence de Rohan à Royan m’a laissé un souvenir inoubliable, je l’ai
intégré au roman, une enquête policière pourrait à la limite retrouver les
traces de notre passage. M. Contat : Et c’est important pour vous, parce
que ça ancre l’autofiction justement dans le projet autobiographie ?
Doubrovsky : Oui, “fiction de faits et d’événements strictement réels” : je
tiens à ce “strictement réels”. »72 C’est l’écriture en tant que telle, la
syntaxe, le rapport beaucoup plus immédiat à la brutalité des mots, des
scènes, des souvenirs, cette formalisation-là qui « fictivise » la vie et non
le mensonge.
C. Laurens : L’autofiction qu’elle défend s’oppose diamétralement à
un roman écrit à la première personne sans engagement du Soi. Dans ses
livres, les faits sont vrais, les choses sont arrivées, suivant l’idée du
« livre intérieur ». Ce qu’il faut chercher, c’est à restituer ce que la réalité
a imprimé en vous. La fiction se trouve dans le style. Suivant le précepte
de Queneau : « L’humour est fait pour décaper les grands sentiments de
leur connerie », C. Laurens applique dans ses autofictions ce rire de la
distanciation, sans jugement, dansant sur le fil qui sépare la vie vécue de
la vie réelle. « Chaque vérité est momentanée, tout est en mouvement, et
indécidable.73 » Ce qui ne signifie nullement que l’autofictionnaire
affabule. Les failles d’où surgissent les textes n’ont rien de ce que Forest
appelle le « faux témoignage », elles sont recomposées, parfois
fantasmées ou déplacées, elles permettent de s’interroger sur la mémoire,
l’oubli, l’effacement, le temps : « Le récit [autofictionnel] fait surgir
quelque chose qu’on n’avait pas encore entendu, pas encore vu, qui
permet de rebondir, d’avancer.74 »
P. Forest, partisan résolu d’un roman gagé sur le réel fondé sur
l’expérience, explique son approche de l’écriture du je et sa relation à la
vérité : « un livre ne devrait exister que s’il se fait malgré son auteur, en
dépit de lui, contre lui, l’obligeant à toucher le point même de sa vie où
son être, irrémédiablement, se défait. Rien ne vaut sinon cette vérité-
là.75 » Cette vérité qui est celle de l’écriture de la faille n’invite pas à une
lecture faussement dialogique, où ethos du lecteur (virtuel) et ethos du
texte (concret) auraient chacun droit de cité. L’autofiction ou, terme que
Forest lui préfère, le « roman du je », approche au plus près la réalité :
« La “réalité”, ce sont les romans qui nous enseignent ce qu’elle peut
être, ce sont eux qui façonnent la forme du vraisemblable à nos yeux, qui
déterminent les rôles stéréotypés que nous pourrons jouer en croyant les
vivre […] Ainsi, ce qu’on nous donne pour la “réalité” et que, d’abord
nous acceptons comme telle, n’est jamais que fiction. […] Le roman, tel
que je m’attache à le comprendre, est ce qui construit la fiction de cette
fiction qu’est la “réalité” et qui, l’annulant par ce redoublement, nous
permet de toucher ce point de “réel” où il se renouvelle et par où il nous
communique le sens vrai de notre vie.76 » Dans le cas de Guibert, la pure
fiction elle-même aurait été un mensonge. Il s’agissait pour lui de tout
dire, là était sa révolte.
« L’autofiction est pour moi non-fiction, une non-fiction basée sur un
“je”, qui donne à une perception du monde son style, sa densité et sa
cohérence.77 » explique C. Cusset. C’est avec Un brillant avenir que
l’auteure a ressenti le plus brutalement l’enjeu de l’écriture du Je sans
fard autre que le style. Dans « The Limits of Autofiction », elle ouvre la
discussion sur l’engagement dans un pacte de vérité avec le lecteur quand
autrui qui vit avec vous y est assimilé. Ce pacte serait plus difficile à tenir
pour une femme écrivain que pour un homme. « I actually wonder if their
is a single woman writer of autofiction who is not divorced. Maybe this
is the price to pay for writing.78 »
Chloé Delaume constate de son côté que « L’autofiction implique un
pacte extrêmement particulier entre l’auteur et le lecteur. L’auteur ne
s’engage qu’à une chose : lui mentir au plus juste. » Cette écriture
autofictionnelle thématise une recherche formelle vers une vérité de soi
dans un monde qui l’a perdu. Auteur et lecteur mènent le même combat.
L’autofiction, telle que P. Vilain la théorise et pratique, refuse
également, mais avec un raisonnement moins philosophique que celui de
P. Forest, un pacte de vérité trop étouffant et faussé. Ce faisant, il
s’éloigne considérablement de l’école initiale de son confrère
Doubrovsky.
Ce qui empêche A. Ernaux d’accepter pour son entreprise littéraire le
terme d’autofiction est que ce mot comporte deux contrats paradoxaux
(« une identité est, ou n’est pas ») : celui de dire la vérité et celui de la
fiction, l’invention. Lorsqu’Ernaux écrit, elle a besoin d’être dans une
démarche de recherche de vérité, jusqu’à l’obsession. Son refus de toute
fiction l’amène à appeler son écriture l’« autosociobiographie ». Dans ses
« ethnotextes », comme elle l’exprime dans Journal du dehors79 il n’y a
« aucune description, aucun récit non plus. Juste des instants, des
rencontres. » Que du vrai.
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Théories d’écrivain
1. « J’écris de l’autofiction »
Camille Laurens
« L’autofiction […] ne dit pas “Je suis” mais plutôt “Je sommes” »80
C. Laurens avait déjà écrit des romans avant de venir à l’autofiction
qui s’est imposée à sa sensibilité suite au décès de son fils Philippe, peu
après sa naissance. Si le livre qu’elle consacre à cet événement tragique
n’est pas autofictionnel, Philippe81 est un « récit autobiographique », il
ouvre bien la voie à l’autofiction, écriture qui, à présent, est
inévitablement liée au drame de la perte. « Inventer des histoires, créer
des personnages, des situations, des décors me semblait creux, vain, et
surtout impossible : un sentiment d’imposture, d’illégitimité, de fausseté
m’envahissaient dès que je m’essayais au roman traditionnel » (p. 25
sq.). Reprenant la dichotomie entre story et history, C. Laurens affirme
que dans l’autofiction « l’histoire que je raconte a eu lieu, elle est aussi
vraie que les faits historiques, et j’en témoigne parce que j’étais là à
l’intérieur, je les ai vécus, éprouvés. » (idem). Elle assume donc depuis
1993 le terme d’autofiction pour parler de ses livres, lui préférant
néanmoins le terme « écriture de soi » et non « du moi », plus centré sur
l’ego, même si souvent ce mot l’a blessée, surtout dans l’altercation avec
M. Darrieussecq qu’elle accusa de « plagiat psychique » suite à la sortie
de Tom est mort, texte imaginé et fortement inspiré par Philippe. Elle
perd alors son éditeur P.O.L., qui l’accuse de contester à l’écrivain le
droit de l’imagination, reproche absurde étant donné qu’on écrit toujours
à travers ce buvard qu’est l’imagination. Comme nombre d’écrivains
d’autofictions, C. Laurens s’est aussi vu reprocher de décrire des scènes
banales, sans intérêt comme une scène de ménage dans Ni toi ni moi. Où
serait l’imagination ? C’est se montrer volontairement aveugle par
rapport à la remise en scène, la ré-imagination de cette dispute qui a
réellement existé dans cette maison précise : l’éclatement de la sphère
scénique, la démultiplication de l’instance narrative, le plan off rendu
visible à travers les yeux des invisibles présents (voisins, parents), des
réalisateurs de cinéma qui dirigent le « film ». L’autofiction, pour
C. Laurens, est une « traversée vers soi sur l’océan de la langue, avec ses
flux, ses vagues, ses incertitudes82 ». L’auteur qui dit partir d’un modèle
d’écriture « cubiste », – à entendre que son texte est construit telle une
toile de Picasso, lisible en couches superposées, on aperçoit la personne
de face et du côté –, arrive à embarquer son lecteur dans un labyrinthe
« où aucun moi ne soit jamais assuré, où tous les Je soient sujets à
caution. » (idem, p. 136). Il s’agit dans ses autofictions de représentations
d’un moi impossible à fixer. Le Je qu’elle écrit est « Ce Je, comme l’a si
magnifiquement montré Proust, qui vise à l’universalité à travers la plus
extrême individualité. En montrant ce qu’il voit, ce qu’il éprouve, il
atteint, ainsi qu’a pu le dire Georges-Arthur Goldschmidt à propos de
l’écrivain suisse P. Nizon, “ce point de soi où l’on devient anonyme” ».
L’effacement du moi, sa sublimation, pour paradoxal qu’il puisse
paraître, est la condition essentielle à l’éclosion de la vérité. Ce sont ces
multiples variations du Je anonyme, qui vont, comme dans Passion
nerveuse, mener à un dédoublement de l’auteur dans une femme qui
porte le vrai patronyme de C. Laurens, Laurence Ruel. Ce dédoublement
s’ajoute à un jeu de miroirs incluant l’autre. Des scènes racontées sous
différents angles, par la bouche d’autres « je », sont des procédés
essentiels à la réflexion narrative du roman vrai chez C. Laurens.
L’autofiction réfléchit le monde, au double sens où elle le reflète (style,
choix du point de vue) et où elle le pense (acte engagé). Les fausses
pistes, les trompe-l’œil, les idées mouvantes, les messages à déchiffrer,
les références littéraires, tous ces matériaux peu solides reflètent la vie.
Si l’auteur autofictionnel qui tient, comme C. Laurens, au lien de
vérité instauré entre son lecteur et ses textes, il conserve nonobstant tous
les droits d’omettre une information qui n’a pas sa place dans l’histoire
du livre. Tuméfier des événements, les distendre, les météoriser ou au
contraire les condenser, dépouiller, centrifuger est nécessaire à l’écriture
du je car si des détails changent, sont déplacés, parfois inventés, c’est que
le cheminement de l’écriture l’exige. Ce qui importe à C. Laurens, c’est
le « paysage mental », ce qui s’est imprimé en elle, « a fait impression en
moi » (Proust) et non l’exactitude référentielle. Il est impossible pour
l’auteure de séparer la vie de l’écriture. Il lui est essentiel de saisir en
mots et en musique l’insaisissable, de poursuivre le moi et le dire à
l’autre, au lecteur, de former un « nous » avec lui, le moi qui lit et le(s)
moi qui vivent dans et par l’écriture. Inutile donc de se servir de la fiction
pour parler de ce qui nous fait vivre, vibrer : la peur, la maladie, le deuil,
les emprisonnements, les passions, les coups bas, les hontes, le sexe, les
désirs. L’autofiction est une écriture « de soi », la préposition étant
fondamentale : non écrire sur soi mais de soi, engager son corps de sujet
pour devenir objet. Le réel, C. Laurens refuse de le tenir à distance, elle y
emmène le lecteur, par la force de son rythme, de son phrasée, de sa
démarche stylistique. Elle cherche à bâtir un pont entre moi et toi pour
former un nous. « Je sommes ».
Philippe Forest
« Toute l’histoire de ma vie est dans mes livres84. »
Philippe Vilain
Avec L’Étreinte (1997), premier roman relatant l’histoire que Vilain
eut avec l’écrivaine A. Ernaux, l’auteur écrit une autofiction avérée,
même s’il avait inventé et donc anticipé la fin de cet amour. La Dernière
année (1999), récit autobiographique, relate l’agonie et les derniers jours
de son père. Par contre Le Renoncement (2001) et L’été à Dresde (2003)
sont bien des écrits à la première personne où le narrateur s’appelle
Vilain et est écrivain, mais l’identité onomastique induit le lecteur hâtif
en erreur. Dans les livres suivants, Vilain, surtout à partir de L’Eté à
Dresde, Paris l’après-midi (2006) et Faux père (2008), part de sa propre
expérience, point de départ du récit, servant ensuite à l’élaboration d’une
fiction. Confession d’un timide (2010) se veut un récit-essai
autobiographique, le dernier jusqu’aujourd’hui car Pas son genre (2011)
et La Femme infidèle (2013) sont des purs romans écrits à la première
personne.
Née de sa propre pratique d’écriture, la théorie de l’autofiction de
Vilain se destine à préciser celle de Doubrovsky qui ne tient pas compte
des autofictions dans lesquelles le Je ne se nomme pas (comme L’Amant
de Duras – que Doubrovsky appelle des quasi-autofictions) et à
distinguer les textes relevant de l’autobiographique à strictement parler.
Pour Vilain, l’autofiction est définie comme une « fiction homonymique
ou anominale qu’un individu fait de sa vie ou d’une partie de celle-
ci.88 ». Son élargissement définitoire permettrait non seulement à l’auteur
d’assumer les propos et les pensées de son narrateur, tout en allant dans
le sens de l’impersonnalité et la neutralité susceptibles de dépasser la
simple quête introspective, de faire accéder à une dimension universelle,
mais surtout de rendre appropriable le je par le plus grand nombre
d’auteurs. Le rapport de confusion, d’indistinction, que Vilain entretient
dès Le Renoncement avec la fiction et la réalité – même s’il s’agit
toujours d’une identité narrative réaffirmée qui, des romans aux essais en
passant par les récits, médite et analyse, ressasse et bégaie son histoire
affective – ne peut entrer dans un pacte avéré avec le lecteur. Vilain
leurre volontairement son destinataire en donnant à un narrateur fictif son
propre patronyme. Cette pratique pose un problème dont il n’est pas
dupe : « [elle] présente des inconvénients pour le lecteur (comme celui de
ne pas lire une histoire entièrement vraie) ». Néanmoins, ce procédé de
« distanciation » lui offrirait la possibilité de s’inscrire dans une
dimension transpersonnelle supérieure, de se décliner au pluriel plutôt
qu’au singulier. « Qu’on dise “roman” ou non, au fond, ça les regarde, les
lecteurs. La lecture, c’est le roman. » (p. 58). L’autofiction, prise dans le
sens de Vilain, sert à dissimuler sa vie, à la protéger du regard, à feindre
l’exposition en en exposant une fausse, en trompe l’œil, et en la lui
présentant clairement, sans ambiguïté, comme autofictive. Ainsi il
développe toute une rhétorique de l’aveu (confession de faux souvenirs,
simulation de la remémoration, fausses références) et une rhétorique de la
fiction (feindre de fictionner un fait ou un événement). Il devient alors un
trafiquant d’histoires. Alors que les écrivains d’autofiction se défaussent,
Vilain se fausse, se falsifie, se dissimule à travers une opération de
maquillage, pratique l’« ensecrètement du moi. »
Régine Robin
R. Robin, auteure de la Québécoite89, récit expérimental composé de
trois parties qui place la narratrice dans trois quartiers de Montréal, est de
onze ans la cadette de Doubrovsky. Globetrotter comme lui, elle s’est
toujours reconnue dans le fait que les « vrais juifs » sont ceux qu’Isaac
Deutscher appelait les « juifs non-juifs », c’est-à-dire ceux qui sont
perpétuellement dans les interrogations identitaires qui jamais ne
débouchent sur des certitudes, restant constamment en décalage
historique, fondement d’un récit de vie se situant entre le réel et la
fiction. L’autofiction re-créatrice et aussi une autre manière de parler de
l’impossible identité de soi à soi. D’ailleurs, comme elle le dit dans Le
Golem de l’écriture (1997), l’utopique coïncidence avec un « je » affirmé
serait LA raison pour l’écrivain de s’avouer habité par un fantasme de
toute-puissance, traduction d’un désir d’auto-engendrement90 par le texte
où des filiations imaginaires peuvent prendre la place des vraies. En effet,
que ce soit dans L’Immense fatigue des pierres91 (1999) ou dans l’une
des nouvelles de Cybermigrances92 (2004), ou encore dans la
démultiplication d’un personnage qui disparaît, donne des faux rendez-
vous, prend votre nom, en change, réapparaît fictivement entre Paris,
Buenos Aires et Vancouver, il s’agit toujours de jouer l’impermanence et
l’auto-fiction par la démultiplication des identités. Fascinée par la
mémoire collective et individuelle, par la culture et l’identité, par
internet, avec lequel on peut fabriquer toutes sortes d’avatars, camoufler
son identité, en prendre une autre d’identité devient le second terrain
d’écriture de son autofiction collective. Collective car, comme sa
consœur C. Delaume, R. Robin invite ses lecteurs à jouer leur Je et à les
mêler aux siens. Le projet de « Autobio, Autobus, Automail : une
expérimentation autobiographique sur le Web93 » s’apparente à une idée
perecienne, transvase le Auto, le Bio et le Graphe dans le virtuel (la
Fiction) et propose à ses complices une expérimentation
autobiographique éclatée sur le Web. Ici, dans le jeu des je, saisi comme
une photo dans le carré ou le rectangle du PC ou de l’IPhone, réside la
seule possibilité de recentrer, re-conter le moi, de rencontrer l’autre.
Christine Angot
Christine (Schwarz) Angot a un nom et une date de naissance précis :
le 7 février 1959 donné dans Sujet Angot (1998), Quitter la ville (2000) et
Les Autres (1997). Elle a un lieu de naissance identifiable : Châteauroux.
Comme le note Th. Clerc dans Les Écrits personnels (p. 72) : « L’écriture
angotienne est une quête de vérité et d’identité ». Si, chez A. Ernaux,
l’entendement du terme « mensonge » dans le néologisme autofiction
l’éloigne de cette écriture du Je assumé, chez C. Angot, c’est le lexème
« personnage » qui le lui fait refuser : « Le terme d’autofiction ne me va
pas du tout. Qui dit autofiction dit personnage. Chez moi il n’y en a
pas.108 ». Angot veut présenter, faire vivre à travers les dévoilements
d’elle-même (les difficultés d’être une jeune mère, ses diverses aventures
amoureuses homo- ou hétérosexuelles, l’inceste, la cruauté d’une société
qui rejette un écrivain qui dit vrai), une personne, avec un corps, une
voix, un sexe, un vécu et absolument pas une création fictive.
Nonobstant, réfléchissant au Je mis en scène, à sa vérité, elle annonce
que, étant donné que : « L’autofiction est portée par l’usage du “je”. Si ce
“je” est celui du miroir, je ne fais pas d’autofiction. Si on reconnaît que
ce “je” peut s’élaborer dans l’imaginaire, alors oui, je fais de
l’autofiction. » A. Genon propose donc de nommer son approche de
l’auto, du bio et de la graphie l’« autobiographie transfictionnelle »
puisque « le discours sur soi se fait à travers le discours de l’autre mais
aussi s’envisage au travers d’un filtre fictionnel dans la mesure où le
sujet, en se textualisant en vient à se fictionnaliser.109 » Mais il y aurait
alors retour au personnage… D’un point de vue proprement
narratologique oui, mais finalement non, notamment dans la perception
angotienne, car : « Je voudrais me faire connaître à tous intimement. J’ai
toujours été incapable d’inventer.110 » S’inscrivant dans les pas
idéologiques d’A. Ernaux, mais moins imprégnée par l’impératif de dire
le sociologique, l’Histoire, l’auteure de Sujet Angot soumet au lecteur
dans ses livres non sa vie en tant que telle mais elle la traduit en
expérience littéraire stylistiquement immédiatement identifiable de
l’impossibilité de construire une relation véritable avec autrui, ni avec
l’entourage, ni avec la famille et surtout pas en amour. Reste le lecteur.
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Genèses
1. Phase pré-rédactionnelle
« J’écris pour, j’écris depuis, j’écris à partir : de l’amour. J’écris
d’Amour. Écrire : vivre, inséparables ».
(Hélène Cixous, La venue à l’écriture)
2. phase rédactionnelle
« On sait jamais. D’avance. C’est une. Expérience. Ça s’avance.
Ou ça s’arrête. Erreur d’aiguillage. On déraille. C’est dingue.
Moteur des mots soudain se coince. Il a calé. Impossible à
remettre en marche. On repart. Pour aller ailleurs. C’est une.
Aventure. Un voyage. On prend les mots. Comme on prend le
large. » (Le Monstre, p. 84).
Censure personnelle
Quasiment tous les écrivains d’autofictions censurent leur texte
lorsqu’ils sentent un abus de leur liberté de création face à un proche.
Doubrovsky qui avait déjà écrit sous les yeux de Ilse Le Livre brisé a plus
tard supprimé de multiples passages de L’Après-Vivre à la demande
d’« Elle ». C. Cusset a récrit ou retardé la publication de romans vrais à
la demande de son mari (« I don’t want you to write about us122 »). New
York, journal d’un cycle123, livre-photo, évoquait ouvertement des
problèmes que Doubrovsky et d’autres traitent avec rage et ironie,
l’impuissance sexuelle, la volonté d’avoir des enfants, en ne tergiversant
pas sur les détails, exactement comme le faisaient ses collègues-hommes,
sauf qu’ici, une femme parlait. Le poids du « je » écrit et publié s’est fait
ressentir quelques années plus tard sous un angle plus dramatique. « I
find out that written words could hurt, damage, and even kill, because
they act like a mirror that sends another person a reflection of his ou hers
life’s failures. » (p. 60). Un brillant avenir, que l’auteure avait pourtant
recomposé de fond en comble en déplaçant sa propre histoire
matrimoniale vers celle d’une saga familiale axée sur sa belle-mère,
Helena, ex-jeune physicienne roumaine nouvellement naturalisée
Américaine, eut des conséquences sombres qui prirent fin avec la mort de
la protagoniste dans la réalité.
À la question : « Dans sa recherche de vérité, l’autofiction met en
scène des personnes réelles, avec ce que cela peut avoir de violent.
Quelle est votre attitude face à cela ? » C. Laurens répond : « C’est une
question que se pose forcément celui qui écrit : qu’est-ce que cela fait
aux autres ? Pas pour se censurer, mais avec le sentiment que les mots
peuvent détruire. Je n’oublie pas ça. Il m’arrive de taire des faits réels
quand ils peuvent nuire, ou de les transposer s’ils sont nécessaires au
mouvement du roman. » Elle continue : « il y a des choses que je ne peux
pas dire, qui touchent au secret d’autrui, à sa honte. Dans ces moments-
là, je fais comme je peux. Je pense parfois qu’il existe des choses que je
ne dois pas écrire, même si j’ai le droit de le faire. Je ne sais pas tout, et
je ne veux pas usurper la parole des autres. Je ne suis pas d’accord avec
les écrivains qui disent, comme l’a fait Yannick Haenel récemment dans
Le Monde des livres (14 janvier), que le romancier n’est pas tenu par des
questions morales. C’est évident au sens de la morale bourgeoise. Mais
l’écrivain doit avoir une éthique, et celle-ci est chevillée à la vérité. »
A. Ernaux rétorque : « Cette question, les lecteurs la posent sans cesse :
que pensent les autres, autour de vous ? Qu’est-ce que ça leur fait ? Je
place toujours en premier la vérité du livre que je suis en train d’écrire :
c’est lui, sa forme, qui commande. »124
Conscients de leur capacité de nuisance, les auteurs d’autofiction
s’autocensurent surtout dans un second voire ultime stade d’écriture,
celui qui recouvre le premier jet plus autobiographiquement vrai.
D’autres font primer la création littéraire avant une fausse idée de
morale. « J’ignore ce que je suis en train de détruire en mettant au jour
notre histoire, fût-ce sous la forme d’un roman. Si ce texte est publié un
jour, il sera, peut-être, pour elle, une raison de me haïr. En ce sens, je
travaille à notre perte définitive. L’écriture est une menace dirigée à la
fois contre elle et contre moi.125 » écrit Vilain vers la fin de son premier
roman, sa seule autofiction au sens doubrovskien, L’Étreinte, en évoquant
Ernaux qu’il connut en 1992. Angot, dans « Acte biographique »,
explique que « Quand j’ai été menacée d’un procès126, je pensais que si
je le perdais je n’aurais plus de goût à vivre, que je pourrais me
suicider. » Pour cette écrivaine, ne pas dire « ce qui est » ôte tout sens à
l’écriture. Être condamnée pour avoir vu et traduit en mots ce qui a existé
est ressenti comme un meurtre. Elle est rejointe dans sa conception de la
liberté de l’écriture par C. Delaume : « L’autofiction engendre des
cadavres depuis qu’elle a été nommée. Doubrovsky invente le terme, plus
tard écrit Le Livre brisé ; sa femme en le lisant mettra fin à ses jours. Le
père de C. Angot sera enterré quelques mois après la sortie de L’Inceste,
le banquier de Rendez-vous fera un malaise cardiaque devant l’étal d’une
librairie consacré au roman. Je n’ai, pour ma part écrit Dans ma maison
sous terre qu’avec le seul but de tuer ma grand-mère. Ça a été très
efficace et bien moins salissant que le couteau électrique. Le problème,
c’est le choc en retour, l’effet boomerang. Une lectrice s’est suicidée.
[…]. “Morale”, “éthique”, “limites”. Ces mots qui n’appellent qu’à
l’autocensure, soit le pire ennemi de tout écrivain. La littérature a tous les
droits, tous le répètent, ne l’oublient pas. À l’écrivain on ne touche pas,
c’est le tout dernier être libre, il aurait bien tort de se priver. » À quoi
répond Forest que « l’écrivain doit dire le vrai. Une telle entreprise
produit d’inévitables dommages autour d’elle : elle heurte les sensibilités
– c’est parfois cruel et regrettable – mais elle met aussi au jour les tabous,
les aveuglements, les dénis avec lesquels prospère le mensonge social –
c’est indispensable et telle est la tâche du romancier. » Mais, ajoute-t-il :
« Je ne crois aucunement que l’écrivain ait tous les droits comme le
voudrait une vieille mythologie plutôt désuète qui situe l’artiste, en vertu
d’un privilège dont il serait seul à jouir, dans une sorte d’au-delà du bien
et du mal où il n’aurait plus de comptes à rendre à personne. […] Non,
l’esthétique n’est pas indépendante de l’éthique. »127
Censure légale
L’auteur, comme tout citoyen, en tout cas en France, jouit de ce qui est
appelé la liberté d’expression. Toute opinion politique, sociale, artistique,
personnelle peut être dite. Mais devant la loi, il existe aussi le droit à la
vie privée. Cela inclut le droit à l’image, à l’anonymat, à l’intimité de la
personne et à sa liberté de choix pour sa vie personnelle. Si la réputation
d’autrui est mise en jeu (calomnie, diffamation, atteinte à l’honneur et la
dignité), par l’auteur, la personne a la possibilité de porter plainte et
demander que le livre soit pilonné, interdit et elle peut exiger des
indemnités. Même si une autofiction, un récit vrai, sort sous l’étiquette
« roman » – ce « principe de précaution128 » pris dans le but de prémunir
l’auteur et son éditeur de procès à la vie privée –, il engage la vie d’un
autre. La loi est nonobstant floue, en partie pour la raison que la Cour de
cassation pose souvent pour principe que la liberté de création et le
respect de la vie privée ont rigoureusement la même valeur ; l’un ne
supplante pas l’autre. Il est demandé aux magistrats de régler l’insoluble,
de déterminer, au cas par cas, quel est l’intérêt légitime (parmi celui de
l’écrivain et celui du « personnage ») qu’il convient de « sacrifier ». Dans
ce type de contentieux, il s’agit moins de trouver un coupable et une
victime que de protéger, au mieux, deux victimes potentielles (l’écrivain
dont la liberté d’expression est remise en cause, le personnage dont la vie
privée ne serait pas respectée). La jurisprudence identifie, au cas par cas,
la victime qui mérite le plus d’être protégée. Les deux droits ont une
« identique valeur normative » et il faut « privilégier la solution la plus
protectrice de l’intérêt le plus légitime ».
Avant les procès médiatisés de C. Angot (Les Petits, 2013), Lionel
Duroy (Colère, 2011) et Marcella Iacub (Belle et Bête, 2013), il faut
signaler le cas de Jacques Lanzmann (Le Têtard, 1976) mais aussi
Sollers, Jouffroy et Rezvani, poursuivis pour diffamation par leurs
« personnages ». On a eu les affaires Patrick Poivre d’Arvor129 (contre
une ex-maîtresse), Mathieu Lindon130 (contre Le Pen), Nicolas Fargues
(contre son ex-femme), Régis Jauffret131 (contre la famille d’Édouard
Stern) ou C. Laurens assignée en justice par son ex-mari pour L’Amour,
roman, assignation perdue, car ayant pu prouver que le mari l’avait
soutenue dans les livres précédents dans sa démarche d’écrivain, le juge
décréta qu’on ne pouvait pas accepter un certain temps ce statut de
« muse » puis le répudier pour cause de rupture donc d’éventuelle
vengeance post-rupture. En revanche l’ex-amie de Patrick Poivre d’Arvor
qui avait presque immédiatement plaidé la violation de vie privée gagne
son procès. Marcella Iacub perdit également contre Dominique Strauss-
Kahn : un mail adressé par l’écrivaine à son ex-amant semblait attester
que son livre Belle et Bête avait pour origine une machination dont elle
n’était qu’un des pions. Il s’avère donc que si le personnage ne cherche
pas indubitablement à protéger sa vie privée, si l’écrivain ne cherche pas
absolument à protéger sa liberté d’expression, ils sont considérés comme
des imposteurs par la justice, leur parole n’est alors pas entendue. La
frontière entre la liberté d’expression et de créativité et le respect de la
vie privée est ainsi poreuse. Plutôt que de sacrifier l’une des deux
victimes, « il serait pertinent de s’inspirer par exemple de la
jurisprudence italienne, qui préserve les intérêts de chaque partie en
imposant à chacun des concessions », pense l’écrivain et avocat,
spécialiste des droits d’auteurs, Mathieu Simonet.
Censure éditoriale
Pour ces raisons légales, une maison d’édition demande aujourd’hui
toujours l’avis d’un avocat spécialiste et peut exiger de l’auteur de
changer un lieu, un nom, une date ou de retarder la sortie du livre de
quelques années pour ne pas donner prise à certaines accusations. Il
existe d’autres « censures » éditoriales liées, elles, à des questions
économiques, les lois du marché, comme ce fut le cas du Monstre, non
commercialisable en 1977 avec ses 2 599 feuillets mais édité en 2014 par
Grasset.
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Engagements
1. La double identité
Nombreux sont les propos théoriques sur les conséquences des diverses
périodes de colonisation. Les Romans du Je donnent à leur manière chair
à cet événement historique qui a, d’un côté, obligé les colonisés à trahir,
dénier leur culture mais qui, d’un autre côté, leur a apporté ce qui est
communément nommé la modernité. Garçon manqué (2000) de
N. Bouraoui porte sur la double culture et sur la « fracture »152 identitaire
qu’elle a déterminée chez l’auteure. Issue d’un couple mixte s’étant
marié au moment de la guerre d’indépendance de l’Algérie, Bouraoui ne
cesse d’exprimer le sentiment d’étrangeté qui l’habite, cette double
identité qui sera le déclencheur de son écriture : « Qui a gagné sur moi ?
Sur ma voix ? Sur mon visage ? Sur mon corps qui avance ? La France
ou l’Algérie ? ». Je ne parle pas la langue de mon père (2003) de Leïla
Sebbar153 évoque la même mutilation langagière et culturelle. À travers
l’autofiction, des femmes et des hommes de tout pays, maghrébins,
africains, mais aussi simplement exilés (par choix ou par obligation),
poussés par le contexte général du renversement des cadres
prédéterminés de la pensée, osent se débarrasser des lourdes traditions
sans pour autant s’enfermer dans un « camp ». L’espace littéraire associé
à ce « double » est l’entre-deux. C’est là que se développent l’infraction
aux tabous et l’accent sur la vie personnelle de la part des écrivains et
s’illustre l’éclatement du monde stable familial des ancêtres pour se
tourner vers une individualité assumée par une écriture du Je pas toujours
assurée de manière homonymique154. Le Passé simple de Driss Chraïbi
eut l’effet d’une bombe à sa parution en 1954, en pleine période de
combat pour l’indépendance algérienne. Le héros, Driss, éduqué par le
lycée français durant le colonialisme subit en sa propre chair un
déchirement culturel d’où naquit l’écriture. Chraïbi livre le « je » d’un
révolté qui se dresse contre Dieu et l’Islam, quittant l’énoncé divin pour
parler de son propre « moi » et ce faisant, il se sépare la Umma
islamique. Comme lui, soixante ans plus tard, le Marocain A. Taïa
dénonce en son propre nom tous les tabous d’une société marocaine
sclérosée.
Mais même si on ne vit plus dans son pays natal, si on a choisi d’écrire
dans la langue de l’ex-colonisateur, il reste toujours un lien indéfectible,
parfois imperceptible à ses origines. Dans Tout bouge autour de moi155
(2011), l’écrivain haïtien Dany Laferrière est renvoyé brutalement à ses
origines lorsqu’il assiste au tremblement de terre qui secoua Haïti le
12 janvier 2010. Ayant été invité au festival « Étonnants voyageurs », il
survit au drame et se sentit obligé de témoigner du chaos extérieur et
intérieur. Rentré à Montréal, il ne peut détacher son regard de la
télévision qui montre en boucle toujours les mêmes images, touchantes,
fortes. La faille géo-généalogique se devait d’être comblée par un livre
qui retracera la dignité des siens, leur soif de vivre, la manière de
s’obstiner à revivre, à surmonter avec force la douleur, la perte, la peur de
mourir. L’engagement pris dans cet ouvrage de l’auteur qui voit
l’anéantissement consiste dans la restitution de la dignité des Haïtiens,
monter l’entraide qui balaye les barrières sociales, la douleur des
survivants et l’appétit de vivre, ce livre devenant un relais entre ses frères
et le monde occidental.
2. Mort
Qu’un parent vous quitte, tôt ou tard, signifie inextricablement une
rupture dans le fil d’une vie. C. Delaume passe et repasse au crible
l’indicible du trauma intime qu’elle a vécu et le transforme en littérature
performative, propre à modifier le réel. L’autobiographie frontale ne peut
qu’ennuyer cette écrivaine qui s’adonne à une écriture où la syntaxe est
ecchymosée comme l’était son corps d’enfant que le père battait
« toujours sur le côté droit de la tête ». Marie Nimier, dans La Reine du
silence156 (2004), se confronte au fantôme de son père mort subitement
lors de ses cinq ans, l’écrivain hussard Roger Nimier. Intimidée par un
homme que tous semblaient avoir mieux connu qu’elle, se pose la
question : comment dire ce manque, comment écrire sans que ce soit à la
place de, moins bien que, contre ou comme son père ? Sa position est
d’autant plus ambiguë que ce dernier lui laissa en héritage un devoir de
mutisme en la baptisant « Reine du silence ». À travers de constants
recommencements et reformulations qui constituent la marque de la
tension angoissante entre l’obligation de dire et celle de taire, le poids qui
pèse sur cette enfant d’écrivain est celui de l’héritage du secret familial et
de l’injonction au silence.
Jacques Chessex, qui se sentait jusqu’au Goncourt (1973) attribué pour
L’Ogre « fils coupable d’un père coupable » est lui aussi réduit au silence
par l’instance paternelle (« Souviens-toi. Toi tu ne m’as pas vu à ce
moment et sur ce chemin »). Dans L’Économie du ciel157 (2003), il lève
sous son propre nom le voile sur le suicide de son père. L’écriture fut
ardue, il brûle la première version après l’avoir déchirée en petits
morceaux : « Trop de détails. L’anecdote y prenait une part trop
vétilleuse, trop encombrante. Un récit n’a rien à faire avec l’anecdote, le
pittoresque. C’est un état d’écriture, de style. Un certain ton étant donné,
on est converti à soi-même, totalement. » À partir de Monsieur158 (2001),
l’auteur décide de ne plus qu’écrire au « je », faire un portrait en miroir,
le récit exact des choses de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge
d’homme et des lieux privilégiés de l’érotisme, narré de manière
rigoureuse, humoristique et poétique et sans aucun exhibitionnisme.
« J’aime que ce qui est écrit soit vrai mais à travers un jeu poétique
d’analogies et que le secret à la fois charnel et métaphysique soit
constamment présent. » Pour lui, l’écriture du Je est une profonde
tentative pour participer au secret : « Me mettre dedans, pas devant.159 »
dit-il.
Delphine de Vigan, avec Rien ne s’oppose à la nuit (2011), offre un
« cercueil de papier160 » à la vie et la personnalité de sa mère, Lucile,
femme aussi belle que douloureuse et lointaine, flirtant très jeune avec la
folie et qui finit par se donner la mort. « J’écris Lucile avec mes yeux
d’enfant grandie trop vite, j’écris ce mystère qu’elle a toujours été pour
moi. » Tout en sortant sa mère de la nuit, l’écrivain réfléchit sur les
raisons qui la poussent à « écrire ça » (p. 84) : « J’avais besoin d’écrire et
ne pouvais rien écrire d’autre, rien d’autre que ça. » (p. 84)
Dans Mécanique161 (2001) où, à la mort du père de François Bon,
l’histoire familiale resurgit, et avec elle les temps glorieux de la machine
et de ses belles mécaniques si riches en promesses et en mythes : les
automobiles, comme avec L’Enterrement162 qui relate la mort d’un ami
d’enfance, l’écrivain reprend à son compte le fameux « on écrit toujours
avec de soi » barthien. La perte de son père, il l’avait explorée durant des
semaines dans des carnets, l’a retravaillée ensuite des mois durant avant
que Mécanique puisse être publié. Ne « pas explorer l’autobiographie
mais [s]’en tenir à ces notes, à l’exploration du choc, de cette
surintensité : la couronne qu’on jette, et non pas le soi, car ces images
tient du dehors, est mon espace de travail d’écriture.163 »
Plus récemment, Mathieu Simonet publie La Maternité164 (2012), récit
de l’agonie de sa mère à un stade très avancé d’un cancer généralisé.
L’auteur-avocat élargit le champ de bataille perdu d’avance en donnant la
parole à différentes personnes, infirmière, prêtre, spécialiste de la
morgue, médecin, personnel accompagnant, autres malades en stade
terminal, pour témoigner à travers cette auto/alterfiction des sentiments
de ceux qui approchent la mort annoncée.
Jean Rouaud, dans L’invention de l’auteur165 (2004), raconte comment
la mort de son père en 1963 a été à l’origine de sa vocation d’écrivain.
Laurence Tardieu, elle, est devenue muette suite à la réaction de son père
à La Confusion des peines166 (2011), lettre adressée à son géniteur
condamné à la prison pour corruption, publication qui l’a fait passer du
statut de fille à celui de femme, de la soumission à la liberté. Elle sortira
du « trou noir » par un journal d’écriture, L’écriture et la vie167 (2013),
pour « rendre compte du réel, de son épaisseur, de sa complexité ».
En 1995, Hélène Cixous, fille d’une mère de 86 ans et d’un père, jeune
homme disparu dont elle n’a jamais fini de faire son deuil, reçoit 50 ans
plus tard des lettres disparues du disparu, Georges Cixous, écrites en
1935-1936, à sa fiancée allemande. De cette lecture inattendue descend
OR (1997)168 qui parle de la suspension du temps historique et personnel,
celui de la jeune Hélène, celui du père (qui ne l’était pas encore), de
l’attente, souvent vaine, de retrouvailles. « Vivre fait livre » avait écrit
son père. Cixous fille, sans le savoir, fera de cette maxime son métier.
Dany Laferrière dans L’énigme du retour (2009), lorsqu’il apprend la
mort de son père, « recommence à écrire comme/d’autres recommencent
à fumer. Sans oser le dire à personne./ Avec cette impression de faire une
chose/qui n’est pas bon pour moi,/ mais à quoi il m’est impossible/de
résister plus longtemps.169 » Rentré au pays natal, l’écrivain délaisse sa
machine à écrire, « revien[t] à la bonne vieille main » et écrit,
accompagné par son double homonymique, son neveu, tantôt en poème
en prose, tantôt de manière linéaire, le périple du deuil et le temps de
l’avant-deuil.
Dans Un Roman russe170 (2007), E. Carrère emploie de même un jeu
de miroir, non avec lui-même (le je alterne avec parfois un tu) mais avec
sa mère, second personnage principal de ce qui « n’est pas un roman171 »,
pour sortir du noir son grand-père sur lequel planait une chape de silence.
Pierre Pachet sort un livre dont le titre – une cassure sémantique –
révèle une démarche singulière : Autobiographie de mon père172 (2006)
raconte, à la première personne du singulier, l’histoire de son père,
donnant à celui-ci l’occasion de parler comme il ne l’avait jamais fait,
prenant la place d’un autre pour comprendre ce qui se passe en lui.
P. Vilain, dans La Dernière année173 (1999), revit l’agonie, à la
Salpêtrière, d’un père alcoolique, insupportable et indispensable qu’il
regarde partir en laissant affluer « l’hémorragie d’images qui coulent en
cascade de [son] enfance ». Il relate sa complicité de fils allant jusqu’à
lui procurer les bouteilles qui épongent une vie ratée et la culpabilité qui
va avec.
Dans Mes Parents174 (1986), Guibert ira plus loin dans la
fictionnalisation et tue tout bonnement ses parents. Si tous les faits sont
tirés de la vraie vie, il invente cette fin pour se débarrasser d’un poids
trop lourd à porter : la violence à la maison, les gifles qui pleuvent,
données par le père, la mère « inadaptée à la vie » (p. 146), leur radinerie,
la déception de ses parents face à leur fils homosexuel. « Maintenant que
mes parents sont morts, enfin (mais je mens), je peux bien écrire tout le
mal que je pense d’eux ou que j’ai pensé d’eux, en priant seulement le
ciel de ne me jamais donner fils aussi ingrat et malveillant. » (p. 153).
Mort d’un enfant
Même si « aucune histoire vraie ne s’épuise à force de la raconter.
C’est même tout le contraire.175 », il est vital de la redire, la faire revivre.
P. Forest, à la mort de sa fille fut pris, dit-il, d’une « folie176 » lorsqu’il
s’est mis à écrire. L’Enfant éternel a été mené à bien « très vite et hors de
toute préméditation, de tout calcul esthétique177 », en sept mois. Il n’était
pas encore sous presse que l’auteur avait déjà repris la plume pour Toute
la nuit. Comme pour C. Laurens (Philippe), Laure Adler (À ce soir178) ou
Bernard Chambaz (Dernières nouvelles du martin-pêcheur179), la prose
fictionnelle ne pouvait convenir au drame de la perte d’un enfant. Le
père- la mère-auteur(e) cherche à travers l’autofiction à interdire à qui
que ce soit la récupération du deuil. Tomber dans le piège de l’écriture
autobiographique serait chercher une forme d’impossible maîtrise de ce
qui est arrivé. « Ce qu’on nomme désormais l’auto-fiction n’a d’intérêt
qu’à cette condition180 ». Il en est terminé de la société de consommation
qui souhaite lire des livres qui soignent la douleur de (sur)vivre.
Il existe évidemment des écrits autofictionnels du deuil d’une
paternité, maternité impossible ou difficile. Olivier Poivre d’Arvor
retrace avec Le jour où j’ai rencontré ma fille181 (2013) le chemin
initiatique d’un homme de 50 ans qui se découvre stérile mais en désir
extrême d’être père. Ce récit du « je » n’est pas uniquement un reportage
sur les difficultés rencontrées lorsqu’on veut adopter un enfant. L’auteur
aborde la question de la filiation (ses propres parents…), des tabous
familiaux (« Ma mère n’aurait pas aimé que je raconte cette histoire »
p. 41), parlant de la stérilité organique (chapitre 10 : « Vous en
connaissez, vous, des hommes qui disent qu’ils sont stériles ? ») et
intellectuelle, de la sexualité (chapitre 8 : « À quoi sert de se masturber si
l’on veut un enfant »), de l’Afrique (chapitre 16 : « Pourquoi
l’Afrique »), du bouleversement qu’il y a à être responsable de
quelqu’un, du choix d’un homme, hautement politique, de faire et
d’éduquer seul un enfant – et d’écrire (chapitre 28 : « Ai-je le droit
d’écrire ce que j’écris ? »).
Garder la mémoire, pas seulement la sienne mais aussi celle des amis,
E. Carrère l’a fait sans fausse générosité dans D’autres vies que les
miennes200. Ces vies dont il est question, sont celles de Philippe, Jérôme
et Delphine, grand-père et parents de Juliette, 4 ans, victime en
décembre 2004, du tsunami. Apparaît aussi une autre Juliette, 30 ans,
sœur de la compagne d’Emmanuel Carrère, morte d’un cancer en 2005.
Philippe, au lendemain de la noyade de Juliette, demande à Carrère :
« Toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout ça ? […] Tu devrais.
Si je savais écrire, moi, je le ferais. ». L’auteur-ami s’exécute après s’être
longuement interrogé, ne voulant pas exploiter la douleur des autres.
Dans ce livre, il médite aussi sa propre fêlure, sa façon d’être au monde,
ou plutôt de s’être longtemps refusé aux autres, lui-même confiné dans
une sorte de huis clos mental hanté par la folie, bâti sur une faille
originelle, un mal-être hérité de l’enfance, un silence familial autour de
son grand-père, probablement abattu pour faits de collaboration pendant
la Seconde Guerre mondiale. Il en parlera à la première personne dans
Un Roman Russe, livre « totalement intime » dont il reste « effrayé par ce
qu’il représente d’exposition201 ». D’autres auteurs du « je » retraceront
des amitiés perdues, tels Marie Nimier avec Les Inséparables202,
tentative de comprendre son amie d’enfance Léa qui a, elle aussi, perdu
tôt son père et qui sombre adolescente dans la drogue et la prostitution ou
comme R. Desforges retraçant la violence des réactions face à une
alliance, une intimité partagée avec une amie dans Les Filles du cahier
volé203.
3. La maladie
La maladie entraîne une faille du corps, rappelle notre mortalité. Elle
peut être physique, psychique, guérissable ou pas. Le Scaphandre et le
Papillon206 (1997) avait bouleversé les lecteurs. Victime d’un accident
cardiovasculaire en décembre 1996, Jean-Dominique Bauby, rédacteur en
chef du magazine Elle et père de deux enfants, reste entièrement
paralysé, atteint du locked-in Syndrom. Seul un œil, qu’il peut bouger, lui
permet d’écrire cet emprisonnement dans un corps immobile. Pierre
Dupuis dans AutoGRObiaphie207 (2013) retrace son parcours de l’obésité
morbide à la taille L, variant aussi bien la taille de la police,
d’extrêmement gros et gras, à minuscule, la longueur des phrases ici
paratactiques et là hypotaxique, nous parle de ses errances amoureuses,
son repli dans le monde virtuel, ses réflexions politiques. Jacques Henric
se bat dans La Balance des blancs208 (2011) contre un cancer de la
prostate qui se déclare comme un banal fléau ouvrant à une ambitieuse
méditation qui est à la fois une pesée et un criblage. Entre Éros et
Thanatos, bien sûr, mais également entre le jour et la nuit, le bien et le
mal, le blanc et le noir, l’écrit et l’image, les hommes et les femmes,
l’amour et le sexe, l’humain et l’animal, l’Orient et l’Occident. Le réveil
dans un hôpital, Pierre Guyotat le décrit dans Coma209 (2006) qui peut se
lire comme le témoignage d’une traversée douloureuse vers un
inaccessible au-delà du corps individuel, mais aussi comme l’odyssée
poétique d’une écriture qui réclame ses livres de chair pour s’incarner en
verbe.
La maladie, c’est aussi celle de l’absorption de drogues dont on ne
donnera ici que quelques exemples, l’un plus conventionnel, Un Roman
français210 (2009) de Frédéric Beigbeder, l’autre plus trash, avec Sylvain
Courtoux, Stilnox211 (2011) et son livre jumeau de Jérôme Bertin, Bâtard
du vide212 (2011). Beigbeder, dans Un Roman français, part de son
amnésie de l’enfance (« Je suis navré de l’avouer ici : rien ne revient
jamais ; je suis mon propre imposteur. J’ignore complètement où j’étais
entre 1965 et 1980. » (p. 19), sa fuite dans le besoin du sentiment du
Maintenant, de l’immédiateté, « encouragée par notre société » (p. 18).
Grandissant dans ce « pays suicidé » qu’est la France, il consomme
drogues, alcool et autres produits pour s’oublier davantage jusqu’à ce
qu’une nuit en cellule de garde à vue l’oblige à creuser en lui pour se
souvenir de son identité. Sylvain Courtoux dont la mère s’est suicidée a
voulu choisir lui-même ses geôliers. Non pas la psychiatrie. Non pas le
monde de tous. Il choisit le somnifère Nox (pour fuir le monde) et
l’écriture (p. 243).
Théâtre
Nous laissons ici volontairement de côté les « autofigurations de soi
scéniques », sans lien nominal entre l’auteur et le personnage où la
dimension autobiographique traverse la pièce et où le personnage du Moi
éclate en moi multiples mais sans être assumés homonyquement
(Ionesco, Voyage chez les morts ; Olivier Py, Théâtres, Strindberg,
Lagarce). Erreur de construction de J.-L. Lagarce, par exemple, prend fin
sur « Si vous ne dormez pas encore, il est temps de vous préciser que tout
ceci n’est que fiction. Évidemment223 ». Cette remarque ironique vient
d’un homme qui cherche à « dire la vérité. Cesser de mentir.224 » mais
sans établir de pacte de vérité avec le lecteur. Nous différentions aussi
l’autofiguration textuelle (la pièce est autofictionnelle, homonymale mais
mise en scène et/ou interprétée par un acteur qui porte le nom de
l’écrivain) de l’autofiguration charnelle (idem mais l’auteur se joue lui-
même.)
MOI…
Je suis composé d’une rangée innommables
Des êtres…
Une foule, venant du cœur du temps…
Tous sont moi.
(Comme tout cela s’accorde avec mon
AUTOPORTRAIT225)
Danse
Pour le danseur Romano Botinelli, il y a une évidence à utiliser son
corps : « parce que le corps en mouvement est toujours honnête, je crois
que la danse est un art qui donne un accès irremplaçable à l’intimité.
Parce qu’il est impossible de tricher avec ses gestes, je crois que la danse
est un art qui pose toujours la question de la vérité, c’est en cela que je lui
associe une dimension documentaire.232 ». Histoires de mon
homosexualité (2012) raconte sa propre histoire, il en a rédigé le texte
narré en voix off ainsi que le texte du one-man show au centre du
spectacle et il a créé la chorégraphie. La part autofictionnelle est pour lui
abordée par le fait même que la danse prend en charge le récit, c’est-à-
dire qu’elle ne l’illustre pas mais « en donne une forme ». Les mots, liés
à des concepts, apparaissent lorsque les concepts sont compris. Le corps,
lui, donne un accès à l’origine, à l’avant des mots, il s’agit d’un accès
différé à la mémoire, une mémoire archaïque. Lier les mots et la danse
signifie raconter une histoire avec deux mémoires qui dialogueraient : la
mémoire fictionnelle et la mémoire archaïque. L’aspect fictionnel tient à
ce qu’en parlant on invente toujours. L’autobiographique dans sa danse,
c’est que le corps n’invente pas ce qu’il éprouve, il va chercher là où ça
s’est vécu233.
Dans la pièce chorégraphique Longtemps je me suis couché tard
(2012), Sarath Amarasingam, danseur d’origine tamoule, s’interroge sur
ce que peut être « une danse autobiographique ». Il ne s’agit pour lui non
de dévoiler son intimité, mais de regarder le cycle de la vie et ses étapes
fondatrices. Cette recherche identitaire se déploie à partir des
vocabulaires de la danse hip-hop et indienne assemblés dans une
démarche contemporaine, tout en les dépassants, composant l’un des
éléments du « langage authentique du danseur ». Un homme se
remémore sa vie. Il erre. Des souvenirs d’enfance surviennent.
Commence un processus de transformation. L’être mue, vit ses petites
morts, se libère presque.
La bande dessinée
La bande dessinée serait-elle le genre idéal pour la pratique de
l’autofiction ? Étant limitée en nombres de pages et de place pour le
texte, il n’est possible de dire, dessiner sa vie qu’en tranches qui prennent
parfois une forme de carnets formant le tome I, II… d’une expérience
personnelle, réelle. En 1972 paraît le premier comic autobiographique, de
Justin Green, appelé Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary retraçant
ses difficultés psychologiques à se soumettre à une vie « normale ».
Comme pour la littérature, la BD autofictionnelle traite des thèmes aussi
différents que récurrents tels la politique dictatoriale (Maus d’Art
Spielgelman, Marjane Sartapi, Persepolis ; Chroniques Birmanes ou
Chroniques de Jérusalem de Delisle ; Marzi de Sowa et Savoia ; Wild,
Nicolas, Comment je ne me suis pas fait kidnapper en Afghanistan –
Kaboul Disco), la migration (Fred Neidhardt, Les Pieds-Noirs à la mer ;
Petit Polio de Farid Boudjellal, Couleur de peau : miel, Jung, Aurelia
Aurita : Je ne verrai pas Okinawa…), la famille (Alison Bechdel, Fun
Home) ; la perte d’un parent, d’un proche (Ma maman est en Amérique
de Regnaud et Bravo) ; la maltraitance, l’abus sexuel (Pourquoi j’ai tué
Pierre de Ka et Alfred), l’amour (Blankets, Thompson, Pillule bleues,
Peeters…), la sexualité (Fraise et chocolat d’Aurelia Aurita ; Hot,
Throbbing Dykes to Watch Out for d’Alison Bechdel), le féminisme
(Lust, Ulli, Trop n’est pas assez), la maladie (Neel, Chaque chose), les
minorités (Gilles Rochier, Ta mère la pute ; Océanerosemarie, La
Lesbienne invisible). La forme plus autobiographique de la BD, les
carnets, existe depuis plusieurs années, ayant commencé chez quelques
petits éditeurs comme Ego comme X (voir Fabrice Neaud) ou
L’Association (Sfar ou Trondheim), passent aujourd’hui sur internet sous
forme de blog (toujours Trondheim, Boulet, Frantico, Laurel…).
Dans la quasi-totalité de ces BD autofictionnelles se trouvent des
réflexions sur l’écriture, le processus de réalisation de ces clichés scripto-
pictoraux, de la moralité de ce qui est dit mais surtout rendu visible à
l’œil nu, donc plus directement, facilement compréhensible pour
l’entourage direct qu’en littérature. On assiste ici aux affres de la
réécriture confrontée à la nécessité d’écrire du vrai, du jeu avec la
sérieuse autobiographie.
1. Europe
L’autofiction s’est développée dans une Europe post-guerre (1939-1945),
post-révolutionnaire (1968) et son écriture s’en trouve encore aujourd’hui
profondément imprégnée. Les systèmes totalitaires, s’ils n’incarcéraient
pas les teneurs de plume, solution moins radicale que de les tuer, leur
marquèrent, bien malgré eux, au fer rouge, le devoir d’écrire dans la
peau. Puisque ce qui se passait réellement était impossible à dire « en
vrai », il était inconcevable de mettre des mots de témoignage sur un
insaisissable événement. Le « je » survivant se devait alors d’enclore,
d’embrasser les souvenirs, obligé de rendre visible la disparition de
l’autre, d’un « soi », d’un rêve de vie. Les auteurs tels Gombrowicz
(Pologne), Kertész (Hongrie), Semprun (Espagne) ou Valjarevic (ex-
Yougoslavie) utiliseront leur voix non pour faire un « roman historique »
sur cette dépossession de leur vie, mais pour dire l’insupportable
survivance sur fond d’une expérience traumatique. Soit rappelé que
d’autres systèmes dictatoriaux ne réussirent pas non plus à museler le
sujet, l’humain, le moi face à la société politique imposée. Il est par
exemple évident que dans les pays dits de l’Est, la Serbie, la Pologne où
la vérité est prise très au sérieux239, voire l’ancienne RDA, les
bouleversements politiques ont libéré une écriture du « je » qui se bat
pour l’individu, l’individualité, la liberté d’être soi et de manifester ce
« moi » trop longuement oppressé dans un groupe imposé par la
politique. La prise de parole en son nom propre de Herta Müller,
d’origine roumaine, a d’ailleurs été récompensée du Prix Nobel de
littérature en 2009.
L’Espagne
D’après le spécialiste de l’autofiction espagnole Manuel Alberca, le
plus ancien texte autofictionnel espagnol serait le Libro de Buen Amor de
l’Archiprêtre de Hita (XIVe) ou au XVIIe siècle le Don Quijote, les Sueños
de Quevedo, Estebanillo González, au XVIIIe siècle Diego de Torres
Villarroel, l’un des plus célèbres auteurs d’autofiction avant la lettre,
mystificateur de sa propre biographie aussi dans Correo de otro mundo
(1725). Les prémisses des premières manifestations de l’autofiction
moderne apparaissent dans certains romans de Miguel de Unamuno et
Azorin au début du xxe siècle247. À partir de 1970, époque de la longue
agonie du Franquisme, l’écriture du Je se multiplie chez un bon nombre
d’écrivains parmi lesquels Juan Goytisolo, Francisco Umbral, Enrique
Vila-Matas, Javier Cercas ou Javier Marías. En 2007, quatre œuvres de
romanciers de grande valeur furent remarquées : Finalmusik, de Justo
Navarro ; Veneno y sombra y adiós, de Javier Marías ; El mundo, de Juan
José Millás, et Exploradores del abismo, un recueil de nouvelles
d’Enrique Vila Matas. Comme le dit avec ironie Alberca, les Espagnols,
issus d’une longue tradition d’ambiguïté, étaient géopolitiquement
parfaitement préparés à l’avènement de l’autofiction, ce genre réputé
pour son hybridité et son jeu avec les vérités. « Tout d’abord, par sa
situation géographique – au sud de l’Europe, très proche de l’Afrique –,
et par les hasards de l’histoire, l’Espagne est la nation qui, sans cesser
d’être européenne, a vécu pendant des siècles sous l’influence de deux
religions (le Christianisme et l’Islam) et deux cultures (occidentale et
orientale248). » Vint le Franquisme qui fit taire les voix libres des
écrivains. Ensuite, le régime démocratique établi en 1978 avait aboli
presque tous les vestiges du système totalitaire, mais le rétablissement de
la monarchie et du régime démocratique actuel étaient effectués à partir
de lois proposées par Franco… Plus qu’un jeu, la feinte serait en Espagne
un besoin social, un apprentissage nécessaire pour échapper à la fausse
pensée unique qui se tapit dans les esprits. D’où le jeu avec le Je. Dans
Escenas de cine mudo, Julio Llamazares écrit : « Ce roman n’est rien
d’autre que cela, même s’il pourrait faire penser à une autobiographie
(tout roman est autobiographique et toute autobiographie est fictionnelle),
et s’il se situe à une époque et dans des lieux qui ont réellement existé ».
Javier Marías soutient cette démarche : « Todas las almas semble un récit
autobiographique ; ou il semble plutôt un faux récit autobiographique, ce
qui lui permettrait d’être un vrai récit autobiographique, sans en avoir
l’air. Dans le doute il vaut mieux le considérer comme un roman ».
Feindre le contraire de ce que l’on pense, simuler être celui que l’on sait
parfaitement ne pas être, donner à penser le contraire de ce que l’on
aimerait faire, cacher les manques, font partie de tous les équilibres
sociaux nécessaires au salut, à l’autodéfense, au camouflage. Les auteurs
espagnols d’autofictions établissent avec les lecteurs un pacte ambigu qui
suppose également une déclaration de non-responsabilité qui les porte à
se déguiser, à se cacher, ou à proposer un jeu évasif pour éviter de devoir
s’engager dans la véracité.
2. Le Brésil
Le néologisme de Doubrovsky a rapidement été ajouté au dictionnaire
brésilien sous le nom d’autoficção. Il se construit d’abord dans un lieu,
un temps délimités, le Rio de Janeiro après la « Belle Époque »
brésilienne (début XXesiècle), sorte de simulacre de la Belle Époque
française, lors de laquelle toutes les modes hexagonales furent copiées,
au dépit de la culture locale. C’est à cette période aussi qu’une majorité
de Brésiliens noirs furent poussés à la périphérie des villes, dans les
favelas et que les spectres de la dictature, la répression, la violence et la
folie de l’autoritarisme dans toutes les instances furent tatoués à jamais
dans les écritures autofictives d’un Paolo Lins (La Cité de Dieu, 1997) ou
d’un Fernando Gabaira (Les guérilléros sont fatigués, 1980).
L’autofiction est ici « écriture-limite », livre-deuil et elle est armée, dira
Luciana Hidalgo au colloque de Cerisy en 2012 citant Guimarães Rosa
pour qui « Raconter, c’est résister ». En 2005, Silviano Santiago publie
Histórias mal contadas (éd. Rocco) et en 2007 Tatiana Salem Levy
présente A chave da casa (éd. Record) sous la même étiquette
d’autofiction. La tendance autofictionnelle est présente chez d’autres
auteurs majeurs contemporains, à l’exemple de Ferréz (Capão Pecado,
éd. Objetiva, 2005), Cristóvão Tezza (O filho eterno, éd. Record, Le fils
du printemps, éd. Métailié, 2009), Rodrigo de Souza Leão (Todos os
cachorros são azuis, éd. 7Letras, 2008) et Michel Laub (Diário da
queda, éd. Companhia das Letras, 2011), Pereira, Rogério (Na escuridão,
amanhã. São Paulo : CosacNaify, 2013). Dans la plupart des ouvrages
des auteurs suscités, les auteurs assument leurs histoires personnelles
mais ne respectent pas toujours l’homonymat, comme Armadilha para
Lamartine (éd. Labor, 1976) de Carlos & Carlos Sussekind, et Quatro-
Olhos (éd. Alfa-Ômega, 1976) de Renato Pompeu. En revanche, dans
O gosto do apfelstrudel (éd. Escrita Fina, 2010) de Gustavo Bernardo,
publié sous la banderole d’autofiction, le narrateur signe de des propres
initiales ou de celles de ses frères et de son père. Comme en Espagne, on
pratique au Brésil surtout l’autofiction « anominale ou nominalement
indéterminée » (Ph. Vilain), même si les études génétiques peuvent
parfois prouver que le point de départ était une autofiction homonymale.
Lima Barreto, dans Vida e morte de M.J. Gonzaga de Sá (1919),
remplacera p. ex. son prénom dans une correction ultime, sans quoi il
aurait inscrit l’identité onomastique dans la littérature brésilienne en
1919. En 2010, José Castello publia Ribamar (éd. Record), l’un des
exemples les plus affirmés de l’autofiction. Dans un pays aussi complexe
que le Brésil – avec ses dimensions géographiques, ses mélanges de
races, ses inégalités de tout genre – les auteurs qui parlent au Je touchent
évidemment aux questions politiques, raciales et sociales du pays,
comme c’est le cas de Lima Barreto ou Fernando Gabeira, racontant son
expérience de guérillero contre le système dictatorial dans O que é isso,
companheiro ? (Les Guérilleros sont fatigués, Métailié), par lequel le
lecteur est plongé au fond du drame du régime militaire au Brésil dans les
années 1960-1970. Lorsque Paulo Lins publie Cidade de Deus (La Cité
de Dieu, Gallimard, 1997), il disséminera sa vie dans une favela de Rio
en plusieurs personnages, d’où émerge une sorte de je-favela, c’est-à-dire
un je quasi collectif, soumis à la géographie politico-sociale et qui va
justement la dépasser à travers l’écriture249. Dans certains cas, d’après
une situation-limite, le simple témoignage ne suffit plus et l’autofiction
devient fondamentale.
3. Les Afriques
La question de l’écriture assumée du Je s’inscrit en Afrique dans un
hiatus interculturel largement partagée aujourd’hui avec l’Europe à cause
de la mondialisation. Ne sont pas seulement en jeu la réaction au
colonialisme mais surtout la césure entre deux modèles de vie : l’un
traditionnel, plus ou moins inné, l’autre tout autant fondamental qu’est
l’interrogation autour de « Qui suis-je aujourd’hui ? » et « Qu’est-ce que
je veux comme vie ? ». À la question : « Quelle place occupe cette
question de l’intime dans la révolution ? », l’écrivain algérienne Wassyla
Tamzali, auteure de La révolution de l’intime (2007) répond : « L’intime
est le lieu des révolutions. Les changements se jouent à l’insu des
individus dans une forme d’alchimie entre le social, l’intellectuel et le
personnel. […] l’individu est poussé par une force qui le dépasse ; ça part
de l’intime et ça rejoint le collectif. C’est ça une révolution. » Avec cette
autofiction, Wassyla Tamzali, avocate à Alger, directrice des droits des
femmes à l’Unesco, publie un texte sur ce Je qui se réveille : « Mon exil
porte en lui tant de contradiction que j’ai préféré le taire. Pourquoi
raconter que je suis étrangère de partout ? Ni d’ici ni de là-bas, ça
intéresse qui une fille de l’entre-rien ? Pourtant aujourd’hui je décide de
dire. »
Se dire, comme le fait au théâtre Leila Anis, née à Djibouti, avec Fille
de, redonnant vie aux instants déterminants de son existence, faisant
entendre les voix de ceux qui ont étouffé le sens de son exil. Seule en
scène, l’auteure-actrice est face à la mémoire des événements
déterminants de son passé. Comme la Libanaise Darina al Joundi (Le
Jour où Nina Simone a cessé de chanter ou Ma Marseillaise), Leila Anis
redonne corps et voix à ceux qui peuplent son histoire, fantasmant les
mots, les dialogues jamais prononcés, la parole devenant le chemin vers
la liberté de vivre ce qu’on a choisi de devenir.
Nulle part dans la maison de mon père (2007) de l’Algérienne Assia
Djebar pratique l’écriture du Je fragmentée avec l’esquisse de l’histoire
d’une petite fille tout à fait ordinaire, à l’exception peut-être d’un détail
récurrent : « sa main dans la main du père » sur le chemin de l’école,
main lui interdisant le vagabondage. Une fois adolescente, la future
auteure se mettra à la recherche d’espaces libres, premier projet de
l’invention de soi chez Djebar qui s’appuie essentiellement sur le travail
de mémoire instable, en perpétuelle mutation, transformé au fil de
l’existence, reconsidéré à la lumière du présent.
Ainsi en est-il aussi concernant Le Scorpion ou La confession
imaginaire250 (1969) d’Albert Memmi qui passe par l’Algérie de Bina et
son oncle Makhlouf et d’autres pour parler des vérités parfois
insupportables. « Qui sont-nous ? » De quelles illusions sommes-nous
faites ? Leïla Sebbar revient avec Une enfance algérienne (2003) sur
cette thématique du déchirement culturel, Se souvenir de Sebain (2003)
d’Anne-Marie Langlois aussi. Koffi Kwahulé qui a quitté la Côte
d’Ivoire à 22 ans présente également ses personnages comme des sujets
fragmentés, son Je diffracté étant le miroir de son identité rhizomatique.
Le jeune écrivain marocain A. Taïa parle, souvent en son nom, de son
pays truffé de mosquées mais vide d’humanité, pays qui maltraite et
insulte les homosexuels. Dans L’Armée du Salut, A. Taïa évoque aussi la
libre sexualité dans sa famille, les jeux érotiques, la joie de vivre sa
sensualité, mais il condamne l’aveuglement de l’islamisme, transformant
ce qui pourrait être un simple pamphlet, à travers le regard de son Je, en
supplique d’arracher la croyance aux mains fanatiques pour vivre en
liberté.
D’autres auteurs d’origine africaine mais nés en France ont écrit des
autofictions alternant avec des pures fictions. Certains, comme Marie
Ndiaye, protestent lorsqu’on lui parle d’une écriture francophone trop
stylisée, très imagée, jouant du rythme des mots. Toujours est-il qu’avec
ses derniers livres et surtout sa pièce de théâtre Papa doit manger (2003),
l’écrivaine se rapproche de son devoir de faire coïncider en elle deux
cultures ou plus. L’autoportrait se définit donc pour l’auteure de En
Famille251 ou Autoportrait en vert252 par un rapport de soi à soi modéré
par un tiers (photographies, femmes en vert, l’écriture elle-même). Ce
qu’elle dit est « une vérité. Après, les détails ne sont pas vraiment
importants.253 » Le travail de N. Bouraoui s’apparente davantage à
l’autofiction européenne qui assume un Je psychologiquement déstabilisé
à la recherche d’une place libre où l’on peut être tout (garçon ou fille,
algérienne et parisienne…). Ici l’autofiction trouve sa principale raison
d’être dans le besoin de parler de son vécu, la nécessité de lier la fiction à
la réalité afin de mieux comprendre, mieux exorciser, mieux accepter une
réalité parfois intraduisible. Il apparaît également que le rêve de
l’autofiction d’être à la fois le moi, l’agent du moi et le destinataire de la
fiction, s’inscrit bien dans le contexte de l’Afrique postcoloniale et
postmoderne dont rêvent certains auteurs.
Dans les Afriques du Sud où le colonialisme a infligé aux peuples
soumis des cicatrices identitaires considérables, le champ littéraire « du
for intérieur » était déjà développé avant la venue des Blancs. Le « moi »,
intimement lié aux éléments naturels était chanté, oral, rythmé. Pendant
la colonisation, il fallait fixer dans des livres le fondement d’une culture
double, traduire en mots cette nouvelle bataille incessante, usante,
longue, contre l’emprise que les colonisateurs cherchaient à avoir sur la
conscience noire africaine dans le but unique de l’occidentaliser. Afin de
contrecarrer l’entreprise hégémonique occidentale, le « moi » se devait
au XXesiècle d’enraciner dans les textes qu’il produisait l’imagination
sud-africaine. Après les diverses guerres d’indépendance, une autre
écriture de soi, se dessina, un Je qui refuse la victimisation. À l’instar des
ouvrages d’Alain Mabanckou (Demain j’aurai vingt ans254 ; Lumières de
Pointe Noire255), de Dany Laferrière (L’énigme du retour256), de la
Guadeloupéenne Maryse Condé (La Vie sans fard257) et d’autres, livres
enjoués, adonnés aux jeux esthétiques, « le roman africain est bien passé
d’un Je collectif, socio-représentatif à un Je individuel, fragmenté qui,
dans la particularité de chaque fragment révèle la multiplicité des Je dans
le jeu 258 ».
L’écrivain Sud-Africain J-M Coetzee (prix Nobel de littérature en
2003), dont le héros est pudiquement désigné par un « Il »
reconnaissable, figure de style affectionnée aussi par Philippe Roth ou
Paul Auster, observe d’un œil subjectif le ségrégationnisme. Ce « il »
blanc devient en 1948, à huit ans, témoin des débuts de l’Apartheid.
« Il », de nom Coetzee, ou « John » ou encore « John-Michael »,
réfléchit, tel un grand miroir dans lequel on observe simultanément les
environs, les divers individus (famille, amis, ennemis, entourage noir ou
blanc) immergés dans les tourments d’une Afrique du Sud plongée dans
le racisme omniprésent. S’écrire est dans ce cas encore une mise à
distance nécessaire pour mieux refléter un monde déchiré, dangereux.
4. Les Caraïbes
Aux Caraïbes et dans l’Océan Indien, la notion de sujet autobiographique
est tout aussi problématique, le sujet postcolonial visant à se fondre dans
un « nous » collectif et communautaire. Ici, le « je » n’est ni naturel, ni
culturel, il s’exprime sans se conformer aux modèles occidentaux. Le
« je » s’esquisse plus qu´il ne se dit, il explore les contours du genre
autobiographique, il met en place des codes, des jeux de masque pour
être entrevu, plus qu´exposer. Bertène Juminer se crée ainsi des alter ego
comme le personnage d’Hermann Florentin dans La Fraction de seconde
(1990) à travers lequel il se projette, se transpose et manifeste un désir
autobiographique voilé. Mais, tout en se masquant et en préférant un
« pacte romancé » au pacte autobiographique traditionnel, le sujet en
vient finalement à dire beaucoup de lui, tout au moins, à exprimer
l’essentiel et donc l’essence de ce qu’il est.
Ce qui ressort des écritures autofictionnelle issues d’un système
étranger ayant été répressif et voulant infantiliser le peuple, est qu’elles
refusent dans une seconde génération le témoignage, l’autobiographie, la
fiction aussi. L’écriture est un acte individuel opposé à une tendance de
vouloir uniformiser (ou au contraire séparer) les mondes, un acte de
liberté et de rejet des impositions d’une seule manière d’écrire donc de
(se) penser. Le Je a un caractère performatif, les multiples voies
(narratives, intertextuelles) coexistent, s’affrontent ou se relaient,
répondant en cela au désir de trouver sa propre voie et renouvelant ainsi
l’oraliture.
5. Le monde asiatique
« J’ai le pressentiment que ce texte ne sera ni la chronique de faits
réels ni une fiction, mais quelque chose entre les deux. »
(La Chambre solitaire, Shin Kyung-sook)
Ouvrages
ANGOT Christine
Léonore, toujours, Gallimard, coll. « L’Arpenteur », 1994, rééd. Fayard,
1997, rééd. Seuil, 2010.
Sujet Angot, Fayard, 1998.
L’Inceste, Stock, 1999.
Quitter la ville, Stock, 2000.
Le Marché des amants, Seuil, 2008.
Les Petits, Flammarion, 2011.
Une semaine de vacances, Flammarion, 2012.
ARCAN, Nelly
Putain, Paris, Seuil, « Points », 2002 [2001 pour la première édition].
Folle, Paris, Seuil, « Points », 2005 [2004 pour la première édition].
BOURAOUI Nina
Garçon manqué, Paris, Seuil, 2000.
Mes mauvaises pensées, Paris, Stock, 2005.
CARDINAL Marie
Les Mots pour le dire, Paris, Grasset, 1975.
CARRERE Emmanuel
Un roman russe, P.O.L., 2007.
D’autres vies que la mienne, P.O.L., 2009.
CHESSEX Jacques
L’Ogre, roman, Grasset, Paris, 1973.
Monsieur, Grasset, Paris, 2001.
L’Économie du Ciel, roman, Grasset, Paris, 2003.
CUSSET Catherine
La haine de la famille, Paris, Gallimard, 2001.
Confessions d’une radine, Paris, Gallimard, 2003.
Un brillant avenir, Paris, Gallimard, 2008.
New York journal d’un cycle, Paris, Mercure de France, 2009.
DELAUME, Chloé
Les Mouflettes d’Atropos, Farrago, 2000, rééd. coll. « Folio ».
Le Cri du sablier, Farrago/Léo Scheer, 2001, rééd. coll. « Folio ».
Dans ma maison sous terre, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2009.
Une femme avec personne dedans, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2012.
Où le sang nous appelle, avec Daniel Schneidermann, Seuil, coll.
« Fiction & Cie », 2014.
DOUBROVSKY Serge
Fils, Paris, Éditions Galilée, 1977, rééd. « Folio », 2001, n° 3554.
Un Amour de soi, Paris, Éditions Hachette, 1982, rééd. coll. « Poche »,
1990.
« Autobiographie/vérité/psychanalyse », L’Esprit créateur, vol. 20,
Minnesota, 1980, p. 61-79.
Le livre brisé, Paris, Grasset, 1989, rééd. « Les Cahiers rouges », 2012.
L’après-vivre, Paris, Grasset, 1994.
Laissé pour conte, Paris, Grasset, 1999.
Un homme de passage, Paris, Grasset, 2011.
Le Monstre, Paris, Grasset, 2014.
DURAS Marguerite
L’Amant, Paris, Minuit, rééd. « Folio », 1984.
DUSTAN Guillaume
Dans ma chambre, P.O.L., 1996.
Je sors ce soir, P.O.L., 1997.
Plus fort que moi, P.O.L., 1998.
ERNAUX Annie
La Femme gelée, Gallimard, 1981.
La Place, Gallimard, 1983. Prix Renaudot 1984
Une femme, Gallimard, 1988.
Passion simple, Gallimard, 1991.
Journal du dehors, Gallimard, 1993.
L’Événement, Gallimard, 2000.
Se perdre, Gallimard, 2001.
L’Occupation, Gallimard, 2002.
L’Usage de la photo, avec Marc Marie, textes d’après photographies,
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Les Années, Gallimard, 2008.
L’Autre fille, coll. « Les Affranchis », NiL Éditions, 2011.
FOREST Philippe
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Toute la nuit, Gallimard, 1999.
Sarinagara, Gallimard, 2004, rééd. Folio, 2006.
Tous les enfants sauf un, Gallimard, 2007.
Le Nouvel Amour, Gallimard, 2007.
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La Mort propagande, R. Deforges, Paris, 1977, rééd. Gallimard, 2009.
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À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990.
Le Protocole compassionnel, Gallimard, Paris, 1991.
LAFERRIÈRE Dany
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Tout bouge autour de moi, Paris, Grasset, 2011.
LAURENS Camille
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Dans ces bras-là, roman, P.O.L., 2000.
L’Amour, roman, roman, P.O.L., 2003.
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SEMPRUN Jorge
L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 2012.
TAIA Abdellah
Mon Maroc, récit, Paris, Séguier, 2000.
L’Armée du salut, roman, Paris, Seuil, 2006.
TARDIEU Laurence
La Confusion des peines, Éd. Stock, 2011.
L’Écriture et la Vie, Éd. des Busclats, 2014.
VILAIN Philippe
Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005.
L’Étreinte, Paris, Gallimard, 1997.
La Dernière Année, Gallimard, 1999.