Vous êtes sur la page 1sur 5

 

Littérature
Les écritures de soi
PAR
Anne COUDREUSE

Date de publication • 28 avril 2014

L'Autobiographie e ntre autre s . Écrire la vie aujourd'hui

Fa bie n Arribe rt-Na rce


, Ala in Ausoni

2013
Peter Lang
209 pages

Les actes d’une journée d’étude sur “l’autobiographie en langue française au vingt-et-
unième siècle” qui déborde la littérature pour s’intéresser au cinéma et à la critique
littéraire comme lieu d’expression de soi.

Dans leur introduction, les deux éditeurs montrent que pendant la deuxième moitié du XXe
siècle, l’autobiographie s’est imposée comme le “quatrième genre” de la littérature en
français et constitue désormais un “lieu d’expérimentation et d’innovation” pour les
auteurs. Les contributions de ce volume concernent des textes et des œuvres
cinématographiques très récents et proviennent de chercheurs francophones et
anglophones, ce qui semble être un bon signe : “Que le discours critique sur la production
autobiographique contemporaine de langue française s’internationalise, que de nouvelles
approches méthodologiques et théoriques cherchent à la comprendre, voilà encore des
signes de son importance dans la littérature d’aujourd’hui.”

La première partie est consacrée à la “diversification de l’écriture de soi” et s’ouvre avec


une interrogation de Henriette Korthals Altes sur les enjeux autobiographiques des essais
de Pascal Quignard : “Impersonnels tout en étant subjectifs, intellectuels tout en étant
fortement marqués par une charge affective, les essais de Quignard opèrent […] un
rapprochement entre autobiographie, mythe, poésie et science, remettant en question non
seulement notre rapport à la connaissance et à la pensée mais aussi tout un mode de
connaissance de soi.” L’article, s’appuyant notamment sur Vie secrète, montre que l’essai
pour Quignard, malgré la subjectivité effacée de l’auteur, forme une “pratique de soi”
inséparable d’un travail de mémoire qui s’avère aussi un travail de deuil oblique. “Le
ti td i ’ ti l l t d l ti d l’id tité i d l’i t ité ”
sentiment de soi ne s’articule plus autour de la question de l’identité mais de l’intensité.”

Élise Hugueny-Léger met en évidence quant à elle la dimension autoréflexive de


l’autofiction telle que la pratique Camille Laurens, fascinée par le langage et la littérature.
S’appuyant surtout sur l’analyse de Ni toi ni moi, la chercheuse montre que l’écrivain “en
suggérant que vivre et écrire ne peuvent avoir lieu simultanément, en insistant […] sur les
pouvoirs d’invention et de réinvention de soi, en particulier à travers la lecture de textes
littéraires, rédéfinit l’autofiction comme un mode de vie consistant à devenir le personnage
de sa propre existence”, rendant ainsi “hommage au pouvoir de la lecture et au rôle
formateur de la littérature”.

La deuxième partie, intitulée “Autres cultures, autres langues : autobiographie, contexte


postcolonial et translinguisme” s’ouvre sur une démonstration passionnante de Louise
Hardwick sur le rôle fondateur de l’écriture de soi, et notamment du récit d’enfance, dans la
pratique littéraire d’écrivains francophones des contextes postcoloniaux. Examinant les
textes de Maryse Condé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Dany Laferrière, elle
retrace l’essor historique de ce genre que les études postcoloniales auraient intérêt à
considérer plus systématiquement, en entreprenant des études comparatives dans une aire
géographique divisée par les langues et par l’histoire. Cela est particulièrement important
dans la Caraïbe où, comme le rappelle Édouard Glissant, “la colonisation a passé par là, qui
a divisé en terres anglaises, françaises, hollandaises, etc., une région peuplée en majorité
d’Africains. C’est là une des premières réussites de la colonisation des Antilles : de
constituer en étrangers les unes par rapport aux autres des gens qui en réalité ne le sont
pas”.

Alain Ausoni propose pour sa part une étude très convaincante sur “écriture translingue et
autobiographie”. C’est par l’écriture de soi que de nombreux écrivains ont fait le plus
nettement le point sur les enjeux de l’écriture en langue étrangère, qu’on tend désormais à
appeler “tranlinguisme littéraire”, et que Robert Jouanny a été un des premiers à étudier
dans Singularités francophones. Grâce à l’étude de textes autobiographiques d’Hector
Bianciotti, de Nancy Huston et d’Agota Kristof, qui entretiennent des rapports très
différents à leur langue d’adoption, l’article montre que le changement de langue marque la
vie, que le français soit la langue de la réalisation de soi, comme pour le premier, lieu d’un
“entre-deux langues” pour la seconde, ou l’histoire d’un combat pour la dernière, exilée de
Hongrie en Suisse après la répression soviétique de 1956. Contrairement à Bianciotti et
Huston, Kristof considère que les langues nationales n’ont pas partie liée avec l’identité,
d’où sa confiance dans la traduction : “Je ne pense pas que le français modifie quoi que ce
soit. Je m’imagine qu’en hongrois j’aurais fini par écrire de la même manière, parce que
c’est celle-ci qui me convient et qu’elle est la seule qui me convienne. Non, le français n’a
rien à voir”, confie-t-elle dans une interview.

La troisième partie est consacrée aux “autres moyens d’écrire la vie : autobiographie,
technologie et archives”. Dans “De la photobiographie comme anti-récit”, Fabien Arribert-
Narce suggère que le recours au photobiographique (que la photographie soit mentionnée,
décrite ou effectivement reproduite) remet en question le primat du modèle narratif, tant
au niveau de la structure des textes que de la conception de l’identité personnelle. Il
s’appuie sur les œuvres de Denis Roche, Roland Barthes et Annie Ernaux, pour montrer
qu’un déplacement s’opère du récit vers une forme d’écriture de notation de la vie. La
photobiographie repose sur une critique des présupposés esthétiques et idéologiques du
genre autobiographique traditionnel.

Shirley Jordan, dans une contribution en anglais, examine l’influence des nouvelles
technologies dans les livres récents d’Annie Ernaux : L’Usage de la photo (photo-texte de
2005) et Les Années (tentative d’autobiographie totale publiée en 2008). L’imagerie médicale
permet au sens propre de “sauver” la vie de l’auteur, alors victime d’un cancer du sein
qu’elle relate dans le premier de ces deux livres. Dans le deuxième livre, il s’agit de
“sauver” l’expérience totale d’une vie grâce aux nouvelles “technologies de soi” (Foucault)
et en particulier la photographie. Le sentiment d’immédiateté permis par les nouvelles
technologies et les frontières de plus en plus brouillées entre privé, intime et public

conduisent à une remise en question de la forme du récit de vie et de la notion d’identité


personnelle.

La quatrième partie est consacrée aux “égofilms”, définis par Jean-Louis Jeannelle comme
une “sorte d’équivalent de l’autobiographie dans le champ documentaire”. Il propose une
étude sur “Identité, sexualité et image numérique” dans Ma vraie vie à Rouen d’Olivier
Ducastel et Jacques Martineau. Il analyse en particulier la “stylistique de l’amateurisme”
dans ce long métrage qui se présente comme le journal film d’un jeune adolescent, Étienne,
à qui l’on a offert une mini-DV pour qu’il puisse filmer ses entraînements de patinage
artistique, et qui prend peu à peu conscience de son désir pour les garçons. L’universitaire
émet l’hypothèse d’un lien entre homosexualité et égofilm et souligne qu’une même
dialectique entre voir et savoir unit étroitement l’expression du désir du personnage
principal et l’usage privé d’une mini-DV.

Claire Boyle, dans son article en anglais, s’intéresse à l’exploration des possibilités du
cinéma autobiographique dans Les Plages d’Agnès (2009), égofilm de la cinéaste Agnès
Varda. C’est un moi imaginaire, imagi(n)é et rêvé qui émerge de ce film, puisque selon
Varda, “un des buts du cinéma est de faire exister les rêveries”. Dans ce film
testamentaire, la cinéaste, dans une mise en scène fragmentée faisant la part belle à
l’autoréflexivité, aborde les thèmes récurrents de la mort, du souvenir et du témoignage.

La cinquième partie s’intéresse aux “Autres ‘je’ : critiques, biographes et écritures de vie”,
Mireille Calle-Gruber se pose la question suivante, à propos de l’œuvre de Claude Simon,
dont elle écrivait alors la biographie : “Comment écrire la vie de l’écriture qui procède
d’une ‘matière à base de vécu’ ? ” Claude Simon remettait en question l’exercice
autobiographique et la notion de genre littéraire. Il n’y a de vécu en littérature que dans le
temps de l’écriture. Il est moins question de genre que de forme artistique à trouver. Dans
Les Géorgiques (1981), l’auteur opère “la combinaison d’un texte autobiographique (1940 et
1936) et d’un texte biographique (les cahiers de l’ancêtre Lacombe Saint-Michel,
révolutionnaire, régicide, général d’Empire)”. Mireille Calle-Gruber analyse “l’inlassable
réancrage du vécu au présent de l’écriture” de Claude Simon, puisqu’il n’y a pour lui que du
“vécu écrit”. Il s’agit de “rendre le vivant et toute chose à la vie des mots”.

Enfin, Sabine Kraenker étudie les avant-propos de Philippe Lejeune comme “les
introductions intimes d’une œuvre de critique littéraire” Le spécialiste reconnu du genre
introductions intimes d une œuvre de critique littéraire . Le spécialiste reconnu du genre
autobiographique se dégage peu à peu des chemins tracés de l’écriture académique pour
produire lui-même du texte intime et défendre l’écrit intime anonyme. Par exemple,
l’avant-propos de L’Autobiographie en France, en 1971, employait le pronom académique
“nous”, tandis que dans sa réédition, en 1998, Philippe Lejeune utilise le “je”. “On a là,
écrit Sabine Kraenker, un questionnement intellectuel certes, mais aussi intime dans sa
forme et dans son contenu, l’ébauche d’un journal de réflexion sur la recherche en train de
s’élaborer”.

C’est d’ailleurs le conseil que Philippe Lejeune, dans l’arrière-propos du volume, tient à
donner aux jeunes chercheurs : “Il faut choisir son objet, avoir une méthode, et suivre son
rythme. Et tenir un journal pour guider sa trajectoire. Quand on retrouve, vingt, trente ans
après, ses vieux projets, on est ébahi. La mémoire a reconstruit le paysage. Le journal est

l’antidote de l’autobiographie. Conservez le vôtre, il vous aidera à bâtir et rebâtir le nid de


votre identité…” C’est un texte qui nous donne avec un sens aigu de l’autodérision, non
dénué d’une forme de mélancolie, le sujet de thèse de Philippe Lejeune, avant qu’il ne
trouve sa voie en 1969 : “Procès et mystiques de la littérature au vingtième siècle”… Cette
voie, c’était l’étude de la voix des autres, écrivains ou anonymes, et il l’a ouverte
généreusement à de nombreux chercheurs. Ce livre collectif témoigne de la vitalité et de
l’intérêt de cette recherche et apporte une contribution importante à ce champ d’étude

ANNE COUDREUSE

Anne Coudreuse est maître de conférences HDR en Littérature du XVIIIe siècle à l’Université Sorbonne
Paris Nord, et membre honoraire de l’Institut universitaire de France.

Sa thèse est publiée en deux volumes : Le Goût des larmes au XVIIIe siècle ([1999], rééd. Desjonquères,
2013) et Le Refus du pathos au XVIIIe siècle (Champion, 2001). Elle a co-dirigé quatre volumes collectifs :
Passions, émotions, pathos (La Licorne, 1997), Pour une histoire de l’intime et de ses variations
(L’Harmattan, 2009), Sade et les femmes : ailleurs et autrement (L’Harmattan, 2014), Romanesque et
écrits personnels (Garnier, 2019). Travaillant sur les Mémoire de la Révolution et les écritures de soi, elle
a dirigé un volume sur Les Mémoires : une question de genre ? (L’Harmattan, 2011). Elle a publié La
Conscience du présent. Représentations des Lumières dans la littérature contemporaine (Garnier, 2015)
et Sade, écrivain polymorphe (Champion, 2015). Elle est chroniqueuse pour la revue Les Moments
littéraires .

Depuis décembre 2007, elle est critique de littérature sur le portail des livres et des idées, nonfiction.fr.

Cet article est publié en licence Creative Commons BY NC ND (reproduction autorisée en citant la source, sans modification et sans utilisation
commerciale).

Lien permanent : https://www.nonfiction.fr/article-7022-les-ecritures-de-soi.htm

Vous aimerez peut-être aussi