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Nelly Wolf

Proses du monde
Les enjeux sociaux des styles littéraires

Presses universitaires du Septentrion

1. Écriture blanche et lapsus narratif

DOI : 10.4000/books.septentrion.12852
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d'édition : Villeneuve d'Ascq
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 28 juin 2017
Collection : Perspectives
ISBN électronique : 9782757418123

http://books.openedition.org

Référence électronique
WOLF, Nelly. 1. Écriture blanche et lapsus narratif In : Proses du monde : Les enjeux sociaux des styles
littéraires [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2014 (généré le 12
octobre 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/12852>. ISBN :
9782757418123. DOI : 10.4000/books.septentrion.12852.
1. Écriture blanche et lapsus narratif
Le XIXe et le premier XXe siècle voient émerger des styles – c’est-à-dire des
procédures linguistiques et énonciatives – évocatrices de tensions et de passions
politiques : le peuple et la démocratie, la nation et l’exil. Simultanément la litté-
rature est parcourue par un mouvement contraire. La pulsion de l’apolitique et
l’éthique du désengagement se manifestent dans la revendication de l’art pour
l’art, dans la posture d’impassibilité laubertienne, dans les prises de position
adoptées par Alain Robbe-Grillet et les écrivains du Nouveau Roman. On a ainsi
constaté que les pics des thématiques du désengagement étaient survenus après
des événements historiques générateurs de traumas collectifs comme la révolution
avortée de 1848 ou le désastre sanglant de la deuxième guerre mondiale. La consé-
cution d’un bouleversement historique et d’une redéinition esthétique soulève
bien évidemment la question du lien unissant les deux phénomènes. Peu de
temps après la in du second conlit mondial, la mise en absence de l’histoire
est radicalisée par l’apparition d’une littérature à la fois ludique, expérimentale
et formaliste, dont le Nouveau Roman représente le courant emblématique et
le pôle organisateur, et qui va exercer une emprise hégémonique sur le champ
littéraire entre le milieu des années 50 et la in des années 70. Pour expliquer
cet enchaînement, l’hypothèse selon laquelle les atrocités sans pareilles commises
au cours du conlit ont fait taire la littérature en la confrontant à l’indicible est
couramment avancée. Cette pensée causaliste se heurte cependant à d’autres types
de raisonnement.
Si on respecte les principes de l’analyse sociologique établis par Bourdieu, on
supposera plutôt que le formalisme triomphant des Trente glorieuses est, sinon
une scansion interne aux champs littéraire et artistique, du moins un efet de
l’« autonomie relative de ces champs qui retraduisent les contraintes extérieures

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selon leur logique et leur temporalité propre. »1 Le Nouveau Roman, en se retirant


de l’histoire, aurait cherché avant tout à reconquérir, au proit du champ litté-
raire, une autonomie fortement entamée, avant et après la guerre, par les exigences
hétéronomes de la littérature engagée.
Suivant un tout autre ordre d’idées, l’incapacité dans laquelle s’est trouvée la
littérature d’écrire « un poème sur Auschwitz »2 serait le dernier avatar d’une
longue série de renoncements suicidaires auxquels elle a consenti depuis le
XIXe siècle, époque où elle a entrepris de se déposséder elle-même de son magistère
moral et politique.3 Si la littérature n’avait pas attenté à elle-même, l’atteinte à
l’humain perpétré pendant la Shoah ne l’aurait pas laissée sans voix. Dans cette
perspective, la quête de l’autonomie entamée par les écrivains serait l’instrument
du déclin et non celui d’un progrès, le problème et non la solution.
Sans essayer de concilier les inconciliables, on se ralliera cependant à l’idée
que les phénomènes littéraires obéissent à un faisceau de causalités, internes et
externes. Des diférentes analyses qui leur ont été consacrées, on peut conclure
que les esthétiques du retrait se trouvent au cœur d’un faisceau de détermina-
tions où se conjuguent, la plupart du temps, la lutte pour l’autonomie du champ
littéraire et les réactions aux blessures de l’histoire4. Désengagement est le terme
qu’il convient d’employer pour respecter cette intrication des séries causales. Il
désigne un processus d’autonomisation paradoxalement soumis aux contraintes
historiques dont il se dégage.

Genèse de l’écriture blanche


L’écriture blanche, en tant que rituel stylistique attaché au deuxième après-guerre,
ofre l’exemple d’une autonomie reliée au contexte qu’elle est en train d’efacer.
Ce qu’on a coutume d’appeler écriture blanche repose sur trois procédés difé-
rents, qui peuvent ou non se combiner. On distinguera à cet efet la blancheur du
récit, la blancheur de la voix et la blancheur de la langue. Un récit blanc neutralise
ses péripéties : il ne se passe rien. Une voix blanche neutralise les afects narratifs :
cela ne fait rien. La langue blanche s’obtient par éviction de la rhétorique et repli

1.– Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 34.


2.– Pour paraphraser le désormais trop célèbre aphorisme de heodor Adorno en 1949 : « Écrire
un poème après Auschwitz est barbare », dans « Critique de la culture et de la société »,
publié dans Prismes, Payot, 1986, p. 23. Adorno inirmera par la suite ce jugement.
3.– hèse développée par William Marx dans L’adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisa-
tion, XVIIIe-XXe siècle, Éditions de Minuit, 2005.
4.– Parmi les ouvrages examinant la question de l’engagement, citons celui de Benoît Denis,
Littérature et engagement de Pascal à Sartre, « Essais », Seuil, Paris, 2000 ; l’ouvrage collectif
Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles) sous la direction de Jean Kaempfer, Sonya
Florey et Jérôme Meizoz, Antipodes, Lausanne, 2006 ; et récemment Gisèle Sapiro, La res-
ponsabilité de l’écrivain, op. cit.
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sur le lexique simple et la grammaire élémentaire. Ces trois modalités de l’acte


de raconter ont une histoire, en amont d’une modernité symbolisée, au début
des années cinquante, par le nom de Kaka. On pense évidemment à Flaubert,
au roman sur rien et au narrateur impassible. On pense aussi à Jules Renard qui,
on s’en souvient, aspire dans son Journal à un « style blanc »5 fondé sur l’épure
grammaticale d’une phrase comprenant « le sujet, le verbe et l’attribut »6. La
blancheur se rattache au mythe d’une littérature pure qui, de réduction en renon-
cement, serait parvenue à se dépouiller de tout ce qui n’est pas elle pour atteindre
la substance de son être, sa propre littérarité. Mais cette épure n’est pas dépourvue
de sens historique.
Quand Barthes en 1953 cherche à identifier l’écriture blanche, il cite en
exemple deux auteurs et une œuvre : Blanchot, Cayrol et L’étranger de Camus7.
Or, chacun à sa manière, ces deux auteurs et cette œuvre entretiennent un rapport
ambivalent avec les blessures et les compromissions récentes de l’histoire de
France, qu’ils efacent à l’instant même où ils semblent les manifester.
Comme le fait remarquer Laurent Jenny, le premier roman de Camus, entiè-
rement situé à Alger et dans ses environs, passe sous silence toute allusion à la
colonisation8. Les Arabes n’y apparaissent qu’épisodiquement, et pour être tués.
Il faudrait ajouter que L’étranger, écrit entre 1940 et 1941, et publié en 1942, ne
porte aucune trace des événements contemporains de sa rédaction dont pourtant
chaque étape évoque la scansion tragique. Le manuscrit lui-même a été pris dans
la tourmente, puisqu’une note de l’édition de la Pléiade nous apprend que des
papiers relatifs à L’étranger ont été laissés à l’hôtel Madison dans le VIe arrondis-
sement, établissement par la suite « réquisitionné par les Allemands qui y avaient
établi un des locaux de la Kommandantur. »9
On s’attardera moins sur les cas de Maurice Blanchot et Roland Cayrol,
également convoqués au baptême de l’écriture blanche. Maurice Blanchot,
auteur d’une œuvre traversée par une rélexion sur la révolution, la terreur et la
communauté politique, illustre un parcours politique et littéraire dont les engage-
ments contradictoires représentent, à l’époque où Barthes écrit, un impensable
et un impensé. Il collabore en effet à la presse d’extrême droite au début des
années trente, avant de se rapprocher de la Résistance sous l’Occupation. Il fait
paraître, pendant la guerre et dans l’immédiat après-guerre, plusieurs récits qui

5.– Jules Renard, Journal, op. cit, p. 69.


6.– Ibidem, p. 70.
7.– Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], Œuvres complètes, Seuil, Paris, tome I,
2002, p. 173.
8.– Laurent Jenny, Je suis la révolution, Belin, Paris, 2008, p. 171.
9.– Albert Camus, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, tome I, 2006,
p. 1245, note 3.
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se caractérisent par une absence d’intrigue et un retrait de l’afect narratorial


rappelant Camus et annonçant, pour certains critiques, le Nouveau Roman.
Quant à Jean Cayrol, on sait qu’il a été déporté pour faits de Résistance à
Mauthausen, de 1942 à 1945. Il propose le terme de « roman lazaréen », ou
encore de « style concentrationnaire » pour déinir l’écriture qui, selon lui, doit
surgir de l’expérience des camps, sans pour autant nécessairement la raconter10.
Avec Cayrol, l’écriture blanche semble donc se rapprocher d’une esthétique de
l’indicible, et par conséquent tourner le dos à une conduite de refoulement du
trauma historique, sauf à rappeler, comme le fait Bernard Vouilloux, que Cayrol, et
Barthes à sa suite, parlent des « camps », et non de ce qu’on nomme aujourd’hui
la Shoah11, à laquelle, dans les années cinquante et soixante, la thématique de
l’univers concentrationnaire fait écran. C’est Cayrol qui écrit le commentaire de
Nuit et Brouillard, récité d’une voix blanche par Michel Bouquet, où le mot de
juif n’est prononcé qu’une seule fois, et le mot tzigane, jamais.

Le code narratif de l’amnésie française


On a donc affaire, au commencement de l’écriture blanche, à une sorte de
montage complexe de procédures d’efacement, recouvrant indistinctement des
phénomènes d’oubli, de refoulement ou d’impensé, et construit autour de ce que
le cliché appellera rétrospectivement les pages noires de l’histoire de France, où se
rangent pêle-mêle le fascisme français, la Collaboration, la participation de l’État
français à l’extermination des juifs, la colonisation et l’oppression des peuples.
Barthes redouble ce processus d’efacement en restant aveugle aux coïncidences
qu’il suscite à son insu. Dans son livre, l’écriture blanche est analysée au cours
d’un chapitre qui s’intitule « L’écriture et le silence », où elle apparaît sous les
synonymes de « neutre », « innocente », « transparente ». Si on laisse de côté
le pathos mallarméen de la mort de la littérature, ces mots résonnent étrangement,
surtout quand on se rend compte qu’ils servent à célébrer, en ce début de guerre
d’Algérie, un roman où un Arabe est tué par un Français.
En explorant l’écriture blanche, Roland Barthes a, en fait, identiié le code
narratif de l’amnésie française. Or l’écriture blanche va devenir un des styles
dominants de l’après-guerre, pratiquée par des écrivains, mais aussi des cinéastes
en quête de forte légitimité symbolique, parmi lesquels se situent, entre autres,
certains adeptes du Nouveau Roman. On insistera enin sur la symbolique de la
blancheur elle-même. Dans son essai Rouler plus vite, laver plus blanc, Kristin Ross

10.– Voir à ce sujet la contribution de Marie-Laure Basuyaux, « Écriture blanche et écriture


lazaréenne », dans Dominique Rabaté et Dominique Viart, Écritures Blanches, CIÉREC,
Travaux 143, Saint-Etienne, 2009, p. 83-95.
11.– Bernard Vouilloux, « “L’écriture blanche” existe-t-elle ? », dans Dominique Rabaté et
Dominique Viart, Écritures Blanches, ibidem, p. 34.
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note qu’une idéologie de la propreté s’installe en France au tournant des années


soixante, induisant une isotopie de la blancheur, en même temps qu’une valori-
sation de la pureté et des surfaces lisses12. Les campagnes d’hygiène, la publicité
pour les détergents ou les dentifrices prennent une dimension obsessionnelle à
mettre en relation avec des phénomènes relevant de la macrostructure tels que
l’épuration à la Libération, l’oubli du passé colonial, la planiication, la conversion
à une culture de l’eicacité technocratique et la dénégation des antagonismes
sociaux, qui tous renvoient à l’idéologie du coup de torchon. Les Trente glorieuses
seraient ainsi des années blanches et l’écriture blanche constituerait l’identité
stylistique d’un pays qui ne veut plus avoir affaire à son histoire. Formulons
l’hypothèse que l’écriture blanche a traduit l’impossibilité, pour toute une
génération, d’accéder à sa propre négativité historique. Les années d’après-guerre
ont été marquées par le grand récit de la France combattante exaltant l’héroïsme
d’une population dressée contre l’occupant nazi. Cette mémoire oicielle, tissée
conjointement par les gaullistes et par les communistes, contredisait évidemment
la mémoire de chacun mais façonnait la mémoire collective. Il suit de réécouter
quelques actualités de l’époque pour en prendre conscience. Quarante ans après,
dans Le miroir qui revient, Robbe-Grillet, admet que cette fable « quasi unanime
[…] a pu survivre plus de dix ans sans déclencher ni rires ni protestations trop
vives. »13 Dans les années soixante, la in de la guerre d’Algérie, la construction
européenne et le passage de la guerre froide à la coexistence paciique contri-
buent à fermer le chapitre et coudre les mémoires sur cet informulé, tandis que
l’enrichissement de la France et sa rapide modernisation entraînent un culte du
nouveau hostile par principe à toute compulsion mémorielle.

La contrebande de l’écriture
Fortement liée au contexte du deuxième après-guerre, l’histoire du désenga-
gement littéraire avait pourtant commencé avant. Le combat du roman contre
ses contraintes contextuelles s’est noué pendant la période précédente, et au
cœur même des écritures engagées. Dans notre précédent ouvrage nous avions
pu mettre au jour que des événements narratifs venaient régulièrement inter-
rompre et contrarier l’argumentaire militant des œuvres romanesques d’Aragon,
Nizan ou Drieu La Rochelle. Ainsi au chapitre XVIII de la troisième partie des
Cloches de Bâle se concentrent les éléments d’un script prolétarien. Alors que la
grève des chaufeurs de taxi touche à sa in, Victor et sa compagne, Jeannette, qui
est enceinte, assistent à la mort de Bédhomme, abattu par un briseur de grève.

12.– Kristin Ross Rouler plus vite, laver plus blanc : modernisation de la France et décolonisation au
tournant des années soixante, [1995], trad. de l’américain par Sylvie Duranti, Flammarion,
Paris, 2006.
13.– Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Minuit, Paris, 1984, p. 47.
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Le jour de l’enterrement, Jeannette, soufrante, est alitée et Victor, resté auprès


d’elle, regarde passer le cortège des camarades par la fenêtre de sa chambre. Il
voit 25 000 ouvriers agiter des drapeaux rouges et les femmes des grévistes porter
« une énorme couronne barrée d’un ruban rouge comme le sang de l’assassiné ».14
C’est alors que Jeannette fait une fausse couche. D’un côté, cet accident privé
n’est pas indépendant de la scène publique mais fait système avec elle. Jeannette
est une victime collatérale de la répression patronale car la mort de son enfant est
consécutive à l’émotion provoquée par les coups de feu tirés par les jaunes. En ce
sens, l’avortement s’intègre au script prolétarien qui superpose ici un scénario
de mort et un scénario de lutte uniiés par la symbolique du rouge. D’un autre
côté, l’avortement de Jeannette résonne comme un mot d’esprit, un witz au sens
freudien du terme. Un événement survient, qui est de l’ordre de l’interprétation
sauvage et qui décolle le signiiant de son sens pour nous confronter à cet impensé
du texte aragonien : la classe ouvrière avorte.
La langue fait lapsus ; elle communique par contrebande des énoncés que
récusent les discours et les parcours explicites du roman. S’élabore ainsi dans les
replis du texte et à son insu une scène du contre-engagement, où s’inscrivent la
fatigue de l’histoire et la tentation de renoncer aux afects politiques.
C’est ce contre-engagement que nous allons étudier en suivant les exemples de
Gide, Aragon, Camus, avant de revenir à l’écriture blanche avec Robbe-Grillet.

14.– Aragon, Les cloches de Bâle dans Œuvres romanesques complètes, « Bibliothèque de la
Pléiade », Gallimard, 1997, tome I, p. 970.

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