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Genesis

Manuscrits – Recherche – Invention


52 | 2021
Chanson

« Notre littérature » : genèse d’un projet de Roland


Barthes
Claude Coste

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/genesis/5900
DOI : 10.4000/genesis.5900
ISSN : 2268-1590

Éditeur :
Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique
littéraire et scientifique (SIGALES)

Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2021
Pagination : 185-198
ISBN : 979-10-231-0710-4
ISSN : 1167-5101

Référence électronique
Claude Coste, « « Notre littérature » : genèse d’un projet de Roland Barthes », Genesis [En ligne], 52 |
2021, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 12 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/
genesis/5900 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.5900

Tous droits réservés


V A R I A

« Notre littérature » : genèse d’un projet de Roland Barthes

Claude Coste

D
es années 1940 jusqu’à la fin de sa vie, Roland du Fichier comme permanence et comme totalité. On se
Barthes a tenu un fichier de travail, désormais souvient de ce que dit Barthes de la maxime dans son
conservé à la Bibliothèque nationale de France, avec célèbre article sur La Rochefoucauld5. On en dira autant des
la quasi-totalité de ses manuscrits. Composé de plusieurs haïkus (qui relèvent tous de la même forme poétique) et du
milliers de fiches, rangées dans des boîtes ou des enveloppes Fichier, dont chaque pièce donne l’occasion d’appréhender
au titre peu explicite (« Fichier vert », « Grand Fichier1 »…), le fonctionnement général 6. En d’autres termes, « Notre
cet objet monumental constitue un document unique dans littérature » donne lieu à des analyses complémentaires :
les archives d’un intellectuel français. Accompagnant la d’un côté, le lecteur suit la genèse d’une histoire de la
rédaction de tel ou tel livre (le « Fichier vert » est lié à littérature française, de l’autre, il découvre la particularité
Roland Barthes par Roland Barthes, le « Grand Fichier » de la démarche intellectuelle de Barthes.
correspond à la fin des années 1970…), le Fichier envisagé Une des caractéristiques essentielles du Fichier corres-
dans sa globalité se présente comme un outil de travail pond à l’usage très libre qu’il permet de la contextualisation.
universitaire, puis se transforme peu à peu en un journal Quand la lecture herméneutique ou l’histoire littéraire
intime. L’évolution du classement en dit long sur cette déchiffrent un texte en le replaçant dans son époque, le
mutation de l’usage : quand le premier sous-ensemble, Fichier joue librement avec les différents types d’association.
constitué en 1952 en vue d’une thèse sur le vocabulaire de la Chaque fiche s’inscrit dans un contexte à la fois temporel
politique économique et sociale sous la Restauration, obéit (le présent de la rédaction) et matériel (l’enveloppe ou la
à l’ordre alphabétique, les fiches des deux dernières années boîte dans laquelle elle est conservée). Mais il est facile
sont classées dans un ordre chronologique, conformément d’arracher chacune des pièces qui composent le Fichier à
à une démarche de diariste. La combinaison de citations, de son entourage immédiat et premier. Barthes avait l’habitude
références bibliographiques et de notations personnelles, de battre les cartes, de déplacer ses fiches en fonction de
voire intimes, font du Fichier un objet profondément sin- ses désirs et de ses besoins, c’est-à-dire des livres à écrire
gulier – excluant pour l’instant toute consultation sans ou des cours à préparer. Véritable mine de notations ou
autorisation préalable 2. de références, le Fichier se fait et se défait, se compose et

1. Le « Fichier vert » tire son nom de la couleur de la boîte, le « Grand


Le projet Garzanti Fichier » de ses dimensions.
2. Je remercie très chaleureusement Michel Salzédo, Éric Marty et
Simple pierre du monument, les 150 fiches environ, Thomas Cazentre, conservateur à la BnF, pour m’avoir autorisé à consulter
non datées, rassemblées sous le titre assez mystérieux et à citer les archives de Roland Barthes.
3. Voir l’annexe en fin d’article.
de « Notre littérature (projet Garzanti) », constituent un 4. Chaque fiche, foliotée par la BnF, comporte des numéros ajoutés de la
ensemble homogène qui permet une double exploitation. main de Barthes (chiffre romain suivi d’un chiffre arabe), renvoyant aux
Seules traces d’un livre commandé par le grand éditeur divisions du plan.
italien, « Notre Littérature » se présente comme un objet 5. « […] chaque maxime est, en quelque sorte, l’archétype de toutes les
maximes ; il y a une structure à la fois unique et variée […] c’est toujours
autonome (le plan détaillé de l’ouvrage 3 est suivi d’un
à la maxime, et non aux maximes qu’il faut revenir. », Roland Barthes,
ensemble de fiches 4). Mais, en même temps, le lecteur, « La Rochefoucauld : “Réflexions ou Sentences et maximes” », Essais
transformé en véritable explorateur, est à même de com- critiques, Œuvres complètes, 5 tomes, Éric Marty (dir.), Paris, Seuil, 2002,
prendre, à partir de cet exemple singulier, le fonctionnement t. iv, p. 25 (désormais abrégé : OC IV, 25).

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G E N E S I S

se recompose pour répondre à la situation intellectuelle conçues pour la rédaction de « Réflexion sur un manuel 7 »,
et éditoriale du moment. Le propre de la fiche consistant la communication que Barthes a donnée en 1969 lors d’un
dans sa volatilité, tout un jeu de décontextualisation et de colloque organisé à Cerisy-la-Salle sur « L’Enseignement de
recontextualisation se met en place au gré de la volonté créa- la littérature ». De nombreuses fiches figurant dans l’enve-
trice. Pour le lecteur indiscret qui entre presque par effraction loppe « Notre littérature » se trouvent transposées quasiment
dans cet organisme quasi vivant, le Fichier se présente à l’identique dans l’article, dont le déroulement, qui plus
comme un ensemble insaisissable, dont le désordre masque est, correspond grosso modo au plan du livre chez Garzanti.
une logique d’usage défiant l’interprétation. Parcourir le Fiche 125 (fig. 1)
Fichier, c’est se confronter à la force du hasard, à l’obscurité
Le sommaire I2
des appariements, aux différents tâtonnements de l’écriture : = Le savoir théorique (postulé par la société, l’institution)
c’est accepter de passer par une série d’énigmes à résoudre. d’un jeune Français concernant la litt.
De toutes ces énigmes, la datation s’impose comme C’est le Lagarde et Michard
la première. À moins de travailler sur les fiches agencées – Reconstituer le réseau, les grandes masses
comme un journal intime, l’interprétation se confronte – les genres
d’abord aux incertitudes de la chronologie. Dans quel – les « littératures »
contexte matériel se trouvent les fiches du projet Garzanti ?
En fait, « Notre littérature » ne désigne pas seulement
l’enveloppe où sont contenues les 150 fiches, mais, selon
le classement de l’IMEC puis de la BnF, un ensemble
beaucoup plus vaste de documents. Un examen rapide de la
boîte « Notre littérature » permet de se faire une idée claire du
contexte dans lequel figure l’enveloppe du même nom et de
proposer une première tentative de datation. Quand Barthes
a-t-il commencé à concevoir son livre pour Garzanti ? Les
enveloppes figurant dans la même boîte renvoient la plupart
du temps au milieu des années 1970 : une série de fiches
est consacrée à Romaric Sulger-Buël (la relation entre les
deux hommes commence pendant l’hiver 1975), une autre
série suit pas à pas la campagne pour l’élection au Collège
de France en 1976. Par ailleurs, dans l’enveloppe « Notre Fig. 1 : Fiche 125, extraite de l’enveloppe « Notre littérature ».
littérature » (et non plus la boîte !) figure une vingtaine de © BnF, département des Manuscrits, fonds Barthes
fiches portant sur Le Banquet de Platon (dans l’édition de
Meunier). Or ces dernières fiches ont été manifestement Pour résumer ce rapide descriptif, le projet « Notre
prélevées dans un autre ensemble sans doute constitué littérature » prend forme au milieu des années 1970 (sans
pour préparer le séminaire sur « Le Discours amoureux » doute en 1976), mais les fiches qui sont rassemblées après
(1974-1976) et le livre Fragments d’un discours amoureux avoir été rebattues appartiennent à des moments différents
(1977). Autrement dit, le projet « Notre Littérature » se situe de la carrière de Barthes : 1969, pour la plupart d’entre elles,
certainement entre 1974 et 1976, et pour être plus précis, en 1974-1976, pour les fiches sur Platon.
1976, quand Barthes termine son dernier séminaire à l’École
pratique des hautes études et réutilise les fiches existantes, 6. On pourrait également évoquer les fractales de Benoît Mandelbrot dont
appelées à devenir le matériau d’un nouveau projet. Barthes propose un usage métaphorique dans Fragment d’un discours
amoureux : chaque figure renvoie à la totalité du discours amoureux.
Reste encore à faire état d’un autre déplacement. Mêlées 7. Les actes paraissent en 1971 (la communication de Barthes est recueillie
en 1976 aux références platoniciennes, la plupart des fiches dans le tome iii des Œuvres complètes, op. cit.).
sont beaucoup plus anciennes : elles ont manifestement été 8. OC III, 945.

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« N OT R E L I T T É R AT U R E » : G E N È S E D ’ U N P RO J E T D E RO L A N D BA RT H E S V A R I A

Un projet pour rien ? On connaît la suite : le « Grand siècle », la trilogie


Corneille-Racine-Molière, sans oublier les fables de
En se proposant, en 1976, d’écrire une histoire de la
La Fontaine et les lettres de Mme de Sévigné, constituent
littérature française, Barthes n’est-il pas en train de faire
la bibliothèque commune des jeunes Français, en complé-
marche arrière, de revenir, non seulement à « Réflexion sur
ment (ou en concurrence) avec le xviiie siècle, le siècle
un manuel », mais encore au temps des Mythologies (1957),
des Philosophes et de la Révolution. Contrairement à ce
du Degré zéro de l’écriture (1953), ou encore de Critique et
que l’on pouvait attendre, le repoussoir est constitué non
Vérité (1966), aux lendemains de la querelle avec Raymond
par le Romantisme (comme Barthes s’en étonne presque),
Picard ? La lecture des fiches donne l’impression d’un projet
ou par le Baroque (encore mal connu en France avant les
anachronique, presque déplacé, dans tous les sens du terme.
années 1970), mais par la Préciosité (qui n’a pas ri aux
Que dire de nouveau dix ans après le Sur Racine ? En 1976,
Précieuses ridicules de Molière ?).
comme dans les années 1960, Barthes se penche sur l’histoire
littéraire nationale pour en tirer, semble-t-il, les mêmes Fiche 18
conclusions qu’on rappellera très rapidement. La littérature, Centre-Classique II 3
qui n’existe pas en soi, entretient des liens consubstantiels L’opposé autre n’est pas (ne sera pas) le Romantisme, mais
avec l’enseignement (« la littérature, c’est ce qui s’enseigne8 », la Préciosité, le Baroque.
lisait-on déjà en 1969). Ainsi, aux élèves et lycéens des écoles Préciosité, Baroque : goût éperdu de la classification (Carte
françaises, on donnait une vision heureuse de leur pays et de du Tendre (III 59) – 9 sortes d’estime, 12 sortes de soupirs,
8 catégories de beautés
leurs écrivains, selon les principes d’un nationalisme tempéré
(la France est un pays au « climat tempéré », lisait-on dans
les manuels de géographie), ouvert aux influences étrangères Fiche 20 (fig. 2 et 3)
pour peu qu’elles concourent à l’éclosion du génie national Centre Classique II 3
(la Renaissance italienne, par exemple, stimule la culture Litt et Classes III. 58
française qu’elle révèle à elle-même). Classicisme = Même = endoxa
Pays de la raison et du goût, la France connaît son (conformisme) : ce qui est national, régulier, normal
(de Gaulle)
apogée au xviie siècle avec le triomphe du classicisme et de
Opinion de la majorité = montée de la bourgeoisie
Versailles, comme expressions du pouvoir royal.

Fiche 19 Préciosité : effort vers la distinction
Centre Classique II 3 III. 17 donner du prix à la personne, à ses sentiments, à ses actes, à
Circuit de raisonnement : le Poète (Malherbe) assure la son langage
gloire du Roi (du régime) [« Ce que Malherbe écrit dure = acte de volonté pour « se tirer du prix commun des autres »
éternellement »] – Mais c’est ce régime qui assure, idéologi- (abbé de Pure)
quement la gloire du Poète – par la « scolarité ». = sur-prix
Circuit tautologique des connivences, complicités, et incestes. sur-marchandise

Fiche 68
Hist. litt. Schefer III 4 Enfin, le postulat d’« expressivité » constitue le dernier
Introduction générale dogme de cette mythologie des lettres, à la fois nationale
Développer cette idée que notre litt a développé à fond une et lansonienne. Conciliant la rigueur du classicisme et le
langue écrite, contre une langue parlée lyrisme des romantiques, cette « expressivité » est à com-
Cf. Chinois prendre de manières très diverses : elle renvoie à l’impor-
≠ Queneau tance des déterminismes et des sources, à la création comme
Litt frç = une idéographie
manifestation d’un individu singulier, mais représentatif de
– et ceci est ce qu’il y avait de bien (le mal : liaisons avec
une classe)
son milieu et de « l’humaine condition », à un éloge de la
sincérité par opposition au jargon.

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G E N E S I S

Fig. 2 et 3 : Fiche 20, recto et verso.


© BnF, département des Manuscrits, fonds Barthes

Fiche 34 dans les années 1970 manifeste pour « les Belles Lettres »
Expressivité ? III 2 un amour plein de ferveur, où se mêlent nostalgie et
[en Contrepartie : la condamnation méprisante de la inquiétude.
Rhétorique] Or de cette affectivité, les fiches de 1969 portaient déjà
Montaigne (II. 213) se défie de la rhétorique et de la person- la trace et il suffisait sans doute de les recontextualiser pour
nalité du faux semblant leur donner une seconde chance. D’une certaine manière,
→ la Rhétorique censurée
tout le livre est en germe dans le titre. Passer de « Réflexion
sur un manuel » à « Notre littérature », c’est changer de regard
Brièvement résumé, ce tableau idéologique ne présente et de monde. À la neutralité du premier titre, succèdent les
aucune originalité par rapport au Degré zéro de l’écriture marques d’une présence énonciative, à la fois singulière
ou à la communication de 1969. Mais si la tonalité reste et collective. Le possessif « Notre » s’offre à plusieurs
la même, une lecture plus attentive fait apparaître de déchiffrements : il désigne l’objet du livre (la littérature
nombreuses différences entre les fiches et l’usage qu’en fait française) et le lectorat (les Français) ; mais il renvoie
Barthes en 1969. On trouve, en effet, dans les matériaux également à une scolarité partagée par les jeunes gens d’une
de travail des réalités non exploitées, que le déplacement même génération, pour le meilleur ou pour le pire. « Notre
dans un autre ensemble, en 1976, permettra de réactiver. littérature », sur un plan plus affectif, c’est la littérature qui
Il y a donc tout lieu de supposer que Barthes n’envisageait est à « nous », qui « nous » a formés, que « nous » avons
pas de réécrire son texte, mais de faire évoluer sa réflexion lue ensemble.
à partir des fiches de 1969, en utilisant certains points
Fiche 137
laissés à l’état embryonnaire. Le texte « Réflexion sur un
manuel » est très mesuré de ton, éloigné de toutes volontés Langue maternelle 14
Hétérogénéité (pour nous) du xix s : par l’École (dictées),
polémiques : s’il se démarque de la mythologie officielle,
c’est encore notre siècle : nous le lisons, hors (croyons nous)
s’il ouvre des pistes pour renouveler l’enseignement de
de la culture, de l’histoire, du mythe, de l’imaginaire –
la littérature, Barthes ne porte aucun jugement sévère sur comme textes de distraction.
le Lagarde et Michard, évite tout emportement affectif. Ceci tiendrait à ce que c’est alors pleinement notre langue
En 1969, juste après les événements de 1968, la littéra-
ture règne encore sur l’enseignement, le livre de lecture
s’impose toujours comme le substitut du livre de messe Comme en attente du titre à venir, les fiches disaient
dans la France laïque et républicaine. Mais 1976 n’est plus aussi (ou déjà !) une forme d’émotion et de nostalgie, la
1969. Ce qui a changé, c’est le rapport à la littérature, c’est distance critique du mythologue n’excluant nullement
la place de cette discipline dans l’institution scolaire et la l’amour de l’objet mythologique. Ainsi plusieurs fiches
société. Prenant conscience de cette évolution, Barthes reposent sur le pastiche de citations classiques bien connues

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de tous. Le premier exemple renvoie à Boileau : « Tous Idée de l’apparition d’une fétichisation historique de la litté-
les Français (et leurs historiens) ont pour la Préciosité rature (v. la description p. 8 et 9, « rêve et menace ») : l’amour,
(ou le Baroque) les yeux de Molière, Boileau, La Bruyère le désir, la sacralisation de la litt, la litt comme Cause (on vit
(“la secte façonnière”), Fiche 21 9 ». On sait depuis Proust la ardemment, exclusivement pour elle, les Goncourt,
Flaubert, etc.)
profonde ambivalence du pastiche, signe à la fois d’éman-
(Un peu moi, en un sens)
cipation et de respect. En décalquant deux célèbres vers de
la Satire IX, Barthes renoue avec une pratique intertextuelle
D’un fichier à l’autre, Barthes exprime avec la même
récurrente dans les textes qu’il écrit au cours des années
constance un amour et une inquiétude que l’on retrouvera
1950 : les Mythologies, en particulier, sont truffées de
longuement développés dans La Préparation du roman,
références à la culture scolaire. Dans l’article de 1969,
le dernier cours au Collège de France, laissé interrompu
assagissant l’esprit de la fiche, Barthes estompait la citation
en 1980.
et par là même refusait la complicité trop évidente, le
clin d’œil nostalgique au lecteur. Clairement inspirée
par la fiche 21 qu’on vient de lire, la version publiée se
Barthes postmoderne ?
tient beaucoup plus loin de la querelle du Cid : « tous les
Français, à travers leur enseignement scolaire, ont sur
À côté de ces remarques qui relèvent largement de
la préciosité le même jugement et le même regard que
l’évidence, le projet « Notre littérature » laisse apparaître
Boileau, Molière, ou La Bruyère 10 ». C’est beaucoup plus
un infléchissement plus prononcé encore par rapport à
plat, plus universitaire, plus sérieux ; le jeu avec le lecteur
l’article de 1969. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de défendre
a disparu et c’est ce jeu, forcément complexe, que le livre
la littérature contre les menaces du siècle, mais de situer le
pour Garzanti allait sans doute raviver.
projet Garzanti dans l’évolution des relations compliquées
Le second exemple va dans le même sens. De Boileau,
que Barthes entretient avec la notion de « modernité ».
on passe à Malherbe, c’est-à-dire au poète qui fonde l’ordre
Les fiches – telles que qu’on se propose de les lire – per-
classique après le désordre bouillonnant de la Renaissance.
mettent d’établir un parallèle paradoxal entre Lanson et
Non reprise dans l’article, la fiche 50 ouvre des perspectives
Hegel, entre le Lagarde et Michard et Le Degré zéro de
inédites :
l’écriture. Ce qui est en question, c’est évidemment le
Fiche 50 crédit que l’on accorde à une philosophie de l’Histoire.
Vocation III 3 En apparence, tout oppose l’histoire littéraire selon Lanson
(vocation) III 16 et les penseurs de la « modernité », qui ont tous tenté de
Malherbe : peut être le premier à avoir eu une grande et définir une critique littéraire résolument différente. Mais,
constante passion : l’Art littéraire sans chercher à combler les abîmes, ne peut-on relever des
convergences entre deux approches qui partagent, à leur
insu, une même conception de la temporalité ? Les fiches
La différence mérite d’être soulignée : quand l’école se
de « Notre littérature » sont à même de donner d’importants
souvient de Malherbe comme d’un gendarme des Lettres
éléments de réponse.
(le « Enfin Malherbe vint » de Boileau), Barthes préfère
Dans l’article de 1969, Barthes propose d’enseigner la
souligner la passion pour les lettres et les prémisses de ce
littérature, non pas de manière chronologique (comme le
qu’on appellera dix ans plus tard l’« autonomie du champ
fait le Lagarde et Michard), mais à partir de la rupture que
littéraire ». Une autre fiche, cette fois-ci tirée du « Fichier
vert », développe la même déférence à l’égard de la littéra-
ture. Relisant Le Degré zéro de l’écriture, Barthes manifeste
9. Barthes fait allusion aux célèbres vers de Nicolas Boileau (Satires IX) :
au-delà des critiques (« fétichisation ») une adhésion lucide « En vain contre Le Cid un ministre se ligue,/ Tout Paris pour Chimène a
et mesurée à cette sacralisation de l’écrivain exemplifiée les yeux de Rodrigue. »
par l’école française : 10. OC III, 948.

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présente notre « modernité », c’est-à-dire à partir de la fin Fiche 26 (fig. 4)


du xixe siècle. Ce parti pris intellectuel et pédagogique Mythologie ou L’Histoire à reculons II 3
rappelle Lucien Febvre, qui invitait à définir les périodes ou le Centre
historiques, non par leurs bornes extrêmes, mais selon Desportes annonce le classicisme
un « repère central, d’où le mouvement puisse sembler Bertaut : prépare la voie à Malherbe et à Corneille
irradier avant et après 11 ». En 1969, Barthes se définit Jean de Sponde, dont la poésie italianisante et déjà dans le
goût baroque
encore comme un « moderne », par opposition à l’Histoire

littéraire dominante dans l’université française. Mais ce (II. 213) : à maints égards, Montaigne annonce la doctrine
qui frappe, c’est finalement une forme de parenté entre classique
ces deux positions par ailleurs nettement antagonistes. Montaigne précurseur du classicisme
Dans un cas comme dans l’autre, chez Lanson comme
chez Barthes (ou Febvre), l’Histoire se conçoit à partir
d’un point central qui structure le passé, le présent
et l’avenir. Ce repère, cette période nodale qui donne
sens au temps, varie d’un intellectuel à l’autre, selon
l’idéologie à laquelle il se réfère. Les réponses sont
très diverses : la Révolution française pour Michelet
(l’Histoire tend vers 1789, puis procède à partir de cette
date charnière), l’année 1848 et le début de la mauvaise
conscience bourgeoise dans Le Degré zéro de l’écriture,
la révolution mallarméenne du langage poétique selon
Julia Kristeva 12. Pour Lanson et les lansoniens, comme
on s’en souvient, c’est naturellement le Grand Siècle
qui joue ce rôle organisateur : venue du Moyen Âge,
passant par le sympathique désordre du xvie siècle, la
littérature française connaît une forme d’apogée avec le Fig. 4 : Fiche 26.
classicisme, qui reste un modèle, même lointain, pour © BnF, département des Manuscrits, fonds Barthes
tous les créateurs à venir.
Une formule, présente dans une fiche et non reprise dans Fiche 58
l’article de 1969, permet d’établir une parenté légèrement Le Centre-Classique II 3
ironique entre deux philosophies très différentes. Quand il Renaissance : période… qui conduit notre art, notre littéra-
évoque la rupture propre à la modernité, Barthes écrit une ture et notre langue, du MA au Classicisme
phrase lourde de sens et surtout lourde de culture : « Enfin [idée d’une conduite, d’une direction vers un aboutissement,
Mallarmé vint », qui transpose, dans un tout autre contexte une consécration, le Classicisme]
poétique, le célèbre « Enfin Malherbe vint 13 » de Nicolas
Boileau. Une fois encore, le recours au pastiche n’est pas 11. Cité par Barthes dans l’« Avant-propos 1971 » des Essais critiques
(OC II, 271).
anodin, établissant un lien ludique entre une « moderne » 12. Voir en particulier, Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique,
comme Kristeva, qui fait de Mallarmé le révolutionnaire Paris, Seuil, 1974.
du langage poétique, et les tenants du classicisme qui ne 13. « Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,/ Fit sentir dans les
jurent que par le rénovateur de la poésie française au début vers une juste cadence,/ D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,/
du xviie siècle. Le rapprochement, à peine esquissé dans les Et réduisit la muse aux règles du devoir. » Nicolas Boileau, Art poétique,
Chant I, vers 131-134.
fiches, absent de l’article de 1969, a pour effet de mettre en 14. Dans « Notre littérature », Barthes revient plusieurs fois sur les notions
évidence une même approche de l’historicité, une même de « précurseur » (comme signe d’un devenir) et de « pli » (comme moment
pensée de la téléologie 14. de rupture qui fait sens et organise le temps).

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« N OT R E L I T T É R AT U R E » : G E N È S E D ’ U N P RO J E T D E RO L A N D BA RT H E S V A R I A

Fiche 32 pour Barthes, à une pensée vectorisée du temps, à une


I 1bis appréhension téléologique de la chronologie, se substitue
…une sorte de théorie du pli dans l’histoire intellectuelle une incertitude complète sur le monde de demain. Lanson
Par ex : et les modernes savaient où allaient le monde et l’Histoire
xviiie s, Voltaire, Encyclopédistes : (sans s’accorder, naturellement, sur leur direction !). Pour
→ théâtre, civilisation Blanchot, la littérature va vers sa disparition (c’est au
et brusquement pli imposé au mvt par Rousseau :
moins une certitude) ; pour le Barthes post-moderne des
retournement,
contre, défascination
années 1970, aucun « Voyant » ne prédira l’avenir.
Attentif à toutes les formes d’historicité, le projet « Notre
littérature » manifeste, d’une manière implicite, le même
Fiche 33 éloignement à l’égard de la « modernité ». Dans l’article
Hist centrée II 1bis de 1969, Barthes, préconisant une révolution dans l’ensei-
Les plis de la temporalité historique gnement de la littérature, proposait de privilégier le texte sur
Théorie des plis
l’auteur, de favoriser la polysémie : la rupture s’inscrivait
– il y a aussi les plis qu’on essaye d’effacer, d’aplatir :
encore dans le champ du moderne. Avec le projet « Notre
par ex : Mallarmé, intégré au Symbolisme, continuation,
non-rupture etc. littérature », les fiches sur Platon défendent une « contre-
philologie » beaucoup plus radicale, que Barthes oppose
non seulement à l’Histoire littéraire, mais tout simplement
Certes, les fiches et l’article de 1969 renvoient encore à l’Histoire. Si le lansonisme et la modernité se retrouvaient
largement chez Barthes à une pensée vectorisée de l’Histoire, unis malgré eux par une même pensée du progrès (assez
qu’il s’agisse de celle que l’on condamne (le lansonisme) ou molle chez Lanson, plus tendue chez les hégéliens), l’intru-
de celle que l’on promeut (la modernité). En même temps, sion des fiches sur Platon conduit à une autre conception du
le caractère iconoclaste du rapprochement et l’humour du temps, qui émancipe la lecture de la loi du contexte et de
pastiche (« Enfin Malherbe et Mallarmé viennent ! ») ne la linéarité des « grands récits », au bénéfice du présent et
manifestent-ils pas une forme de distance, presque ignorée de la subjectivité.
en 1969, et réactualisée en 1976 ? Désigné comme nouvel adversaire, le terme de « philo-
Si Barthes est encore résolument un moderne en 1969, logie » prête à confusion. Bien plus qu’une approche gram-
une célèbre phrase de l’article « Délibération » (1978) maticale et linguistique, le mot désigne chez Barthes un
témoigne du chemin parcouru en une décennie : « Tout d’un ensemble de caractéristiques propres à l’histoire littéraire
coup il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne15. » traditionnelle : lecture contextuelle, herméneutique posi-
Comment comprendre ce jugement qui semble s’opposer à tiviste, respect de l’intention de l’auteur et, en conformité
toute son œuvre antérieure ? Ni antimoderne, ni réaction- avec la pensée « moderne », pensée téléologique du temps
naire, ni conservatrice, la position de Barthes doit être lue historique. L’attitude « contre-philologique » consistera donc
au pied de la lettre. Il ne s’agit pas pour lui de se réfugier à prendre le contrepied de cette « philologie » jugée caduque,
dans le passé ou d’immobiliser le présent, mais de sortir en privilégiant la liberté d’interprétation. En complément
délibérément d’une pensée du temps, d’une philosophie de de ces principes, les fiches de « Notre littérature » ouvrent
l’histoire qui correspondent à ce qu’on appelle couramment d’autres voies, exemplifiées par une lecture nouvelle du
la « modernité ». Qu’est-ce qu’être moderne en effet ? À cette Banquet de Platon, dont on comprend bien maintenant la
question lancinante pour un homme du xxe siècle, Barthes fonction parmi les fiches de 1969.
dans « Réquichot et son corps » (1973) répondait en parfaite
conformité avec l’esprit du temps : « Être moderne, c’est
savoir ce qui n’est plus possible16. » Pour un moderne, ce
qui est possible voire nécessaire, c’est ce qui s’inscrit dans le 15. OC V, 676.
sens de l’Histoire, dans la dynamique du progrès. Désormais, 16. OC V, 397.

191
G E N E S I S

Fiche 115 – « Pour toi, Aristodème, couche toi auprès d’Erymimaque »


Auteur et Œuvre I2 « Viens ici, ô Socrate, viens t’étendre auprès de moi, afin que
[La « philologie » (attention à l’histoire du texte) est liée je jouisse à ton contact […..] des sages pensées qui te sont
à une conception du temps psychologique, biographique venues…. »
de l’Auteur (œuvre = trace d’une aventure biographique
à épisodes, de variations ψ etc. Ce qui frappe dans ces analyses, c’est qu’elles ne sont
Ex : Montaigne et les Essais] pas vraiment hostiles à l’histoire littéraire traditionnelle.
La confusion des discours en une seule structure transcen-
Le premier acte contre-philologique consistera à ne pas dante n’apparaît pas vraiment comme une nouveauté (Barthes
hiérarchiser les différents discours sur l’amour et à les consi- avait déjà analysé « l’homme racinien » en confondant les
dérer comme un tout, comme un vaste discours amoureux onze tragédies de Racine en un seul et même texte). Quant
dont on relève seulement les nuances d’un interlocuteur à à l’érotisme des lits et des dialogues, il ne relève pas d’un
l’autre (Alcibiade, Socrate, Phèdre, Agathon…). contre-sens ou d’une lecture « actualisante », c’est-à-dire liée
au présent du lecteur. La forte charge érotique appartient à
Fiche 90 la lettre même du texte, à son sens littéral : il paraît bien
- Une fois de plus, nous allons adopter une pratique difficile de ne pas percevoir la densité affective qui baigne le
(de lecture, de saisie du texte) contre-philologique. dialogue de Platon. En fait, derrière la critique adressée à la
- Au lieu de différencier et d’individuer à l’extrême les philologie, Barthes s’en prend à une autre caractéristique de
discours, en recherchant le sens, le contexte, la situation l’histoire littéraire, à cette lecture moralisatrice qui censure la
historique de chacun d’eux (cette opération en général, sous sexualité et tout particulièrement l’homosexualité (la longue
les dehors de science, vise à discréditer tous les discours sauf notice du Lagarde et Michard consacrée à Gide ne mentionne
celui de Socrate), nous allons considérer tous les discours
jamais la particularité sexuelle de l’écrivain).
comme n’en faisant qu’un (cf. s/Racine), renvoyant à une
structure – comportant simplement des éléments différentiels Si, dans l’article de 1969, Barthes passait très rapidement
– celle du DA de l’Amour (Grec). – comme si un seul sujet sur la censure sexuelle, les fiches rédigées à la même époque
tenait un seul discours, au besoin contradictoire. Car mieux se montraient bien plus explicites. La confrontation avec
vaut croire que le langage est fait de sujets divisés en eux que Le Banquet de Platon au sein d’un même projet a pour effet,
divisés entre eux. en quelque sorte, de redynamiser des remarques présentes
dans la genèse et négligées dans l’article. Ainsi, en enrichis-
Deuxième acte contre-philologique, Barthes met en sant l’approche contre-philologique d’une approche plus
évidence la dimension érotique du Banquet, liée non pas tant personnelle, plus intime même, Barthes libère le sujet lecteur
au sujet (l’amour) qu’à la conduite du dialogue lui-même, au à la fois des règles de la société et des lois de l’histoire. C’est
désir des personnages et à leur position couchée ! En voici ici et maintenant, pour ici et maintenant, que « je » lis et que
un exemple particulièrement explicite : « je » réagis au texte libéré de tous les devoirs d’une lecture
Fiche 82
contextualisante et d’une pensée téléologique.
Coucher Un exemple de lecture contre philolog Fiche 96
Banquet
Méta D Banquet
Meunier 31
Meunier p 10
[Le fait de se coucher pour manger → tout un marivaudage
Censure
des places, comme auj mais accru par la connotation du lit :
– xviie s : Marie de Rochechouart, abbesse de Fontevrault :
= sémantème de sensualité
traduit, mais recule devant le discours d’Alcibiade, qui fut
[on voit bien ce qu’apporte à la lecture de ne pas lire selon
« mis en chaste français » (Cousin) par l’abbé Géoffroi – Ou,
la vérité, historique, philologique : tout simplement, ici, une
selon d’autres, Marie de R. confie sa trad. à Racine, pour
vérité érotique : c’est le contre-sens, gage de jouissance –
l’amender ; Racine la refait en partie et la donne à Boileau
contre le censeur plat qui dira : mais non, voyons, aucune
pour la présenter à la cour, expurgée des passages licencieux
intention érotique, vous savez bien que etc.

192
« N OT R E L I T T É R AT U R E » : G E N È S E D ’ U N P RO J E T D E RO L A N D BA RT H E S V A R I A

« Vita Nova » ? complet de projet, investissement à fond) à une Histoire de


la litt. française.
Né du mélange des fiches de 1969, préparant la communi- – Une Histoire ? Non : ce serait anti-hégélien. Plutôt une
Histoire morcelée, par thèmes ? Une Histoire en miettes ?
cation pour le colloque de Cerisy, et des fiches prélevées dans
Histoire (naturelle, sauvage) de la litt. frç
le séminaire sur le « Discours amoureux », le projet « Notre
– Ce serait fait à partir de l’amour de ce qui me soulève pour
littérature » est demeuré sans suite – aucun ouvrage sur le cette litt. (de ce que j’aime)
sujet ne paraissant chez l’éditeur italien Garzanti. Barthes a – Y aurait-il recherche d’un Noème de cette litt-là ?
regardé ailleurs : ses cours au Collège de France, la rédaction – Acte national (seul produit sûr du “génie” français)
de Sollers écrivain (1979) ou de La Chambre claire (1980) – et Acte historique : Nostalgie : ce qui est perdu
l’ont sans doute détourné de son projet d’une nouvelle histoire
littéraire de la France. Pourtant, la page « Notre littérature »
est-elle définitivement tournée ? La consultation du « Grand
Fichier », les passages de journal publiés dans « Soirées de
Paris », la conférence « Longtemps je me suis couché de bonne
heure », manifestent par bouffées la persistance du projet
esquissé en 1976. Ainsi, dans ce dernier texte paru en 1978,
Barthes évoque une « histoire pathétique de la littérature »,
fondée sur les émotions d’un sujet-lecteur qui valorise les
« moments de vérité » :
Le « moment de vérité », à supposer qu’on accepte d’en faire
une notion analytique, impliquerait une reconnaissance du
pathos, au sens simple, non péjoratif du terme, et la science
littéraire, chose bizarre, reconnaît mal le pathos comme force
de lecture ; Nietzsche, sans doute, pourrait nous aider à fonder
la notion, mais nous sommes encore loin d’une théorie ou
d’une histoire pathétique du roman 17.

Une fiche tirée du « Grand Fichier (5/6) » revient sur


l’histoire pathétique :
3 XII 79
“Hist path de la litt”
- Traiter (uniquement) les épisodes de roman, de livres qui
me remontent à la mémoire, comme des moments jubilants,
fascinants, chéris
- Exemption de tout référence, vérification, consultation
Anti Philologie
(Anti S/Z !)
Fig. 5 et 6 : Fiche datée du 15 juillet,
extraite du « Grand Fichier », recto et verso.
Et une fiche tirée du « Grand Fichier » revient sur le © BnF, département des Manuscrits, fonds Barthes
même projet d’une histoire de la littérature, libéré de la
« modernité » et la « philologie » : Très elliptique, la fiche reprend une grande partie des
Jubilation 15 juillet 79 (fig. 5) caractéristiques de la contre-philologie esquissées à propos
Effleuré par une nouvelle idée d’œuvre en feuilletant pour le
Cour l Castex et Surer, idée de me consacrer (changement 17. OC V, 468.

193
G E N E S I S

du Banquet. Qu’on ne s’y trompe pas : le « ce serait anti- Philippe Sollers (il s’agit de la conversation plus rapidement
hégélien » désigne bien le but à atteindre (une nouvelle évoquée dans « Soirées de Paris 21 ») :
histoire) et non une allégeance à La Phénoménologie de 26 août 79 (fig. 7, 8, 9 et 10)
l’esprit. Autrement dit, le conditionnel manifeste une
Soirée avec Philippe S :
intention, non une réticence. Il s’agit bien pour Barthes de – Nous découvrons que nous aimons tous les deux à la folie
rêver une rupture avec la dialectique et la Raison, au profit Chateaubriand – Je dis à Ph. S l’idée que j’avais eue – que
d’une Histoire en miettes ou en morceaux. Avec « Soirées j’ai vaguement – d’écrire une Histoire de la litt Française par
de Paris » (le 27 août 1979), enfin, on découvre une nou- le Désir. Il s’emballe, voit tout de suite (comme moi) la
velle formulation lors d’une conversation avec Philippe grandeur, la nouveauté de la chose :
Sollers : « Nous parlons de Chateaubriand, de la littérature – Balayer la Scolarité refoulante
française, puis du Seuil. Avec lui, toujours euphorie, idées, – Réagir contre la platitude et l’amnésie (comme le fit
confiance et excitation de travail ; il enflamme l’idée que Chateaubriand dans le Génie du Christianisme) (En effet, la
j’avais eue d’écrire une Histoire de la littérature française Rév. n’avait pas détruit la littérature, mais elle l’avait aplatie.
C’est ce qui se passe aujourd’hui avec notre litt passée.
(par le Désir) 18. » « Pathétique » ou « désir » : peu importe
– Il s’offre même (ce qui m’enchante moi) à me donner hebdo-
le mot, si le lecteur fonde sa recherche sur la dimension madairement des idées (et il est vrai qu’il en a d’excellentes)
affective, humorale de la subjectivité. – Du coup, me voilà emballé par ce Projet, qui m’apparaît
Le plus étonnant est à venir. Dernière version d’un projet lumineusement propre à dissiper l’actuel pataugeage :
dont les racines remontent à la « Réflexion sur un manuel » – Travail facile à programmer, sécurité d’un atelier ϕ (oui,
et à « Notre littérature », la nouvelle histoire de la littérature mais une inquiétude : quelle sorte de notes prendrai-je sur
française s’inscrit en 1978 et 1979 dans un contexte très les livres qui me plairont ? Comment annoter le plaisir ? Sur
particulier : « La préparation du roman », à laquelle Barthes les MOT je n’ai rien noté.)
consacre ses deux dernières années de cours au Collège de – Possibilité, déjà présenté, d’injecter du Quotidien
France. En passant par Kafka, Proust, Flaubert, le professeur personnel, bon rapport du Direct/Indirect
– Vue ample, morale et engagée : idée de rénovation (natio-
se met à la place d’un créateur qui décide d’écrire un roman, et
nale)
de séance en séance, suit les étapes et les conditions d’une telle – Litt frç : puissance anti petite-bourgeoise. Puissance civi-
réalisation. Comme en témoignent les archives, Barthes envi- lisatrice
sageait lui-même d’écrire un roman, intitulé « Vita Nova19 », – Intérêt créateur (mais aussi difficulté) : trouver la formule,
entreprise qui l’occupe jusqu’à la fin de sa vie, survenue la forme d’exposé (le tressage du Direct (la litt) et le l’Indi-
brutalement en 1980. La question ne cesse de diviser les rect (résidus de ma subjectivité quotidienne) : une solution
spécialistes : Barthes aurait-il réussi à écrire ce roman longue- possible : retrouver des œuvres dans ma vie quotidienne.
ment fantasmé ? L’examen du « Grand Fichier » montre sans cf. la campagne avec Thucydide)
conteste qu’il n’a jamais renoncé à son projet, et que d’échec – Regret : abandonner la Vita Nova, son tremblement méta-
en découragement, il n’a cessé de se remettre à l’ouvrage20. physique et romantique ? La mettre en longue introduction
très soignée, débouchant sur l’Œuvre : qui serait paradoxa-
Mais ce que confirme également le « Grand Fichier », c’est que
lement non un grand Roman, mais cette Hist de la litt frç –
le projet d’une Histoire littéraire n’a jamais disparu et qu’il se donnée comme œuvre d’amour 22.
présentait comme une sorte de recours. En d’autres termes,
obsédé par l’invention d’une nouvelle forme romanesque,
Barthes misait sur une Histoire de la littérature comme une 18. OC V, 982.
réponse possible à l’échec de son projet narratif. 19. Les esquisses du projet «Vita Nova » (fac-similé et transcription
Deux fiches, écrites à la fin du mois d’août 1979, diplomatique) sont publiées dans les « Textes posthumes » du tome v des
permettent d’établir avec certitude combien le roman et Œuvres complètes, op. cit.
20. Sur le projet «Vita Nova », voir l’article suivant de Claudia Amigo Pino.
l’histoire de la littérature ont occupé Barthes jusqu’au bout 21. OC V, 982.
et combien son indécision était grande. Sur la première, voici 22. Le « Grand Fichier » (4/6). Le Grand Fichier est composé de six
ce qu’il écrit après une conversation enthousiasmante avec enveloppes. MOT désigne Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand.

194
« N OT R E L I T T É R AT U R E » : G E N È S E D ’ U N P RO J E T D E RO L A N D BA RT H E S V A R I A

Fig. 7, 8, 9 et 10 : Fiche datée du 26 août.


© BnF, département des Manuscrits, fonds Barthes

Prolongeant l’enthousiasme, la seconde fiche, écrite le fois encore, la présence de la subjectivité comme caractère
lendemain, semble témoigner d’une victoire possible de fondamental de la création ; c’est à partir du « moi » que
l’Histoire de la littérature : l’écrivain va tendre vers les autres. Cette subjectivité doit

27 août 79
VN Schéma 23. Dans les esquisses de «Vita Nova », Barthes fait allusion à Heidegger,
VN pour faire un Roman. Je crois que je vais faire un roman, qu’il cite plus longuement dans son cours sur La Préparation du roman,
édition de Nathalie Léger, Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », p. 217 :
mais in extremis il y a rupture d’œuvre : c’est une Hist de la
« La loi cachée de la terre conserve celle-ci dans la modération qui se
litt que je vais écrire. contente de la naissance et de la mort de toutes choses dans le cercle
assigné du possible, auquel chacune se conforme et qu’aucune ne connaît.
Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des
Comment expliquer l’hésitation entre roman et histoire abeilles habite dans son possible. La volonté seule, de tous côtés, s’ins-
de la littérature ? Cette alternative définit la difficulté dans tallant dans la technique, secoue la terre et l’engage dans les grandes
laquelle se trouvait Barthes, évaluant pour lui « le cercle de fatigues, dans l’usure et dans les variations de l’artificiel. Elle force la
son possible23 », c’est-à-dire ce qu’il est capable d’écrire, terre à sortir du cercle de son possible, tel qu’il s’est développé autour
en conformité avec son génie créateur. d’elle, et elle le pousse dans ce qui n’est plus le possible, et qui est donc
l’impossible. » La citation de Heidegger est tirée d’Essais XXVII,
On essaiera pour terminer de décrire aussi près que Dépassement de la métaphysique, Essais et conférences, traduction
possible le champ qui s’ouvrait à lui, en évitant de forcer le d’André Préau, préface de Jean Baufret, Paris, Gallimard, 1958 [Paris,
destin et de faire parler l’avenir. Ce qui est certain, c’est, une Gallimard, coll. « Tel », 1988, p. 113].

195
G E N E S I S

simplement rompre avec l’égotisme, c’est-à-dire avec la s’ouvre la voie de l’imagination, c’est-à-dire la capacité de
notation personnelle qui caractérise une forme comme le sortir de son monde et d’inventer un univers plus ou moins
journal, à la fois fascinante par sa capacité à dire le sujet éloigné de celui de l’écrivain (c’est le propre du romancier) ;
dans la diversité de son être, et décevante par son incapacité de l’autre, s’impose le choix de l’imaginaire qu’on définira
à sortir de soi. Or, force est de constater que le roman comme représentation de soi, comme construction d’une
et l’histoire littéraire proposent l’un comme l’autre une image et non plus comme invention d’un spectacle. Une fois
solution satisfaisante. Une seconde exigence concerne le encore, l’Histoire pathétique et le roman se donnent comme
désir de continu, c’est-à-dire le choix d’une forme qui diffère deux réponses possibles, l’une engagée dans le roman
de la simple collection de fragments, mais sans rompre d’imagination, l’autre dévolue à l’expression d’un sujet
complètement avec le discontinu, comme pratique aérée du pathétique qui dit son affect grâce au détour d’une critique
discours. Comment imaginer une structure dynamique où littéraire libérée de tout surmoi scientifique. Quelle forme de
s’équilibrent la tension et la rupture ? Là encore, le roman de fiction Barthes aurait-il choisie ? la fiction qui transforme la
« Vita Nova » ou le projet d’une Histoire littéraire permettent subjectivité en invention ou la fiction qui consiste à regarder
de répondre de façon satisfaisante aux exigences de l’œuvre le monde par le prisme d’un regard singulier ? Au fond, la
nouvelle. Une Histoire pathétique fondée sur les « moments question qui se pose à Barthes est relativement simple :
de vérité » concilie le continu (l’histoire) et le discontinu « À quelle distance de moi-même suis-je capable de me
(les moments), de même, le roman fantasmé, tel qu’il est tenir ? » Nous ne saurons jamais si la subjectivité de Barthes
décrit dans les esquisses, ménage à la fois la tension du récit aurait réussi à s’aventurer hors de soi pour se dire dans le
et la diversité des composantes. détour du roman ; nous ne saurons pas davantage s’il aurait
Reste un dernier critère, déterminant cette fois-ci, qui choisi la solution – moins originale en apparence – d’une
associe étroitement subjectivité et fiction. Mais de quelle histoire pathétique capable de dire l’affect par le concept,
fiction s’agit-il ? Tout tient en une hésitation entre deux mots d’exprimer son humeur par la lecture critique. La mort
de la même famille : imagination et imaginaire. D’un côté accidentelle de Barthes est venue suspendre la réponse.

Plan du livre « Notre littérature », qui accompagne les 148 fiches


NOTRE LITTÉRATURE

I. L’Histoire mythique
L’Histoire comme fantasme

1. Un souvenir d’enfance

2. Figures, objets fantasmatiques


– Auteurs, Ecoles, Mvts, Siècles, genres
– Siècles Genres. Les paradigmes
– Mythologie
– Combinatoire mythique. Le sommaire

3. Les Trois censures


1. Les classes
2. le concept (l’idée de littérature)
3. le langage, le sexe >>>

196
« N OT R E L I T T É R AT U R E » : G E N È S E D ’ U N P RO J E T D E RO L A N D BA RT H E S V A R I A

>>> 4. La langue maternelle

II. L’Histoire comme trauma,


La Litté. centrée

1. L’histoire centrée. – L’Antérieur


– Les 2 centres relais
a) classicisme
b) Antiquité Humanisme

1 bis. La temporalité dirigée (plis


annonces etc.)

2. Le grand traumatisme

3 Le grand sur-moi, la grande censure.


Le centre classique. Roi. Francité.
4 Le grand manque (Romantisme)

5 – Enfin Mallarmé vint


– la rupture et la répétition

III. Littérature ou Écriture ?

1. L’histoire à reculons. A partir de la césure.

↓ (peut être en conclusion)

2. Négativités :
- le sujet
- l’expressivité (continu/forme)

3. Ambiguïtés :
a. Copie. Citations. L’Antérieur
b. Vocation
c. le travail
d. Parole/Écriture

4 Positivités
a. La frappe
b. Texte-Tissu

Concl : Écriture, Science de la litt


Litt, Science du monde

Tout ou rien [Ces mots figurent derrière un trait vertical qui correspond à 4b et la conclusion]
G E N E S I S

Professeur de littérature française et francophone à l’université CY Cergy Paris, CLAUDE COSTE consacre une grande partie de sa
recherche à l’œuvre de Roland Barthes (Roland Barthes ou l’art du détour, Hermann, 2016) dont il a édité plusieurs séminaires au
Seuil (Comment vivre ensemble, Le Discours amoureux, Sarrasine de Balzac) ; il codirige l’équipe Barthes à l’ITEM-CNRS. Sa recherche
porte également sur les relations de la littérature et de la musique (Orphée ou les sirènes, 2014). En 2010, il coorganise le colloque
Lire Montherlant dont les actes ont paru chez Honoré Champion en 2015.
coste.claude@wanadoo.fr

Résumés
« Notre littérature » : genèse d’un projet de Roland Barthes

Dans les derniers mois de sa vie, Barthes hésitait à écrire une En los últimos meses de su vida, Barthes dudó en escribir una obra
œuvre de fiction ou une histoire de la littérature (« Notre littéra- de ficción o una historia de la literatura (“Nuestra literatura”). La
ture »). La gestation de ce projet se donne comme un magnifique gestación de este proyecto es un magnífico ejemplo de la manera
exemple de la manière dont Barthes utilisait son fichier pour écrire. como Barthes utilizó su archivo para escribir. Este artículo tiene
Cet article se donne deux objectifs : d’abord, présenter le projet dos objetivos : en primer lugar, presentar el proyecto de una historia
d’une histoire « subjective » de la littérature française, en relation “subjetiva” de la literatura francesa, relacionada con los trabajos
avec les travaux antérieurs de Barthes sur le sujet ; ensuite, analyser anteriores de Barthes sobre el tema ; en segundo lugar, analizar
les hésitations de Barthes entre les voies de l’imagination et les las indecisiones de Barthes entre los caminos de la imaginación y
voies de l’imaginaire. los caminos de lo imaginario.

In the last months of his life, Barthes hesitated between writing Nos últimos meses da sua vida, Barthes hesitava em escrever uma
a fictional work and a literary history called “Our Literature.” obra de ficção ou uma história da literatura (“Notre littérature”).
The gestation of the latter project offers an illuminating example A gestação deste projeto oferece-se como um magnífico exemplo
of how Barthes used his filing system. This paper has two aims: da forma como Barthes utilizava o seu ficheiro para escrever. Este
first, to present Barthes’s project of a “subjective” history of French artigo tem dois objetivos : em primeiro lugar, apresentar o projeto
literature within the context of his earlier publications on literary de uma história “subjetiva” da literatura francesa, em relação
history; second, to analyze Barthes’hesitations between the life of aos trabalhos anteriores de Barthes sobre o assunto ; de seguida,
the imagination and the life of the imaginary. analisar as hesitações de Barthes entre os caminhos da imaginação
e os caminhos do imaginário.
In den letzten Monaten seines Lebens zögerte Barthes, ein belle-
tristisches Werk oder eine Literaturgeschichte zu schreiben (Notre Negli ultimi mesi di vita, Barthes esitava tra un romanzo o una
littérature). Die Entstehung dieses Projekts ist ein großartiges storia della letteratura (“Notre littérature”). La gestazione di
Beispiel für die Art und Weise, wie Barthes seine Akte und Notizen questo progetto è un magnifico esempio del modo in cui Barthes
zum Schreiben nutzte. Dieser beitrag verfolgt zwei Ziele: erstens, utilizzava il suo schedario per scrivere. L’articolo ha due obiettivi :
das Projekt einer „subjektiven“ Geschichte der französischen presentare dapprima il progetto di una storia “soggettiva” della
Literatur in Bezug auf Barthes’ frühere Arbeiten zu diesem Thema letteratura francese, in relazione coi lavori anteriori di Barthes sul
vorzustellen; zweitens, Barthes’ Zögern zwischen den Wegen der soggetto ; in seguito, analizzare le esitazioni di Barthes tra le strade
Imagination und den Wegen des Imaginären zu analysieren. dell’immaginazione e le strade dell’immaginario.

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