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URL : https://journals.openedition.org/genesis/5900
DOI : 10.4000/genesis.5900
ISSN : 2268-1590
Éditeur :
Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique
littéraire et scientifique (SIGALES)
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2021
Pagination : 185-198
ISBN : 979-10-231-0710-4
ISSN : 1167-5101
Référence électronique
Claude Coste, « « Notre littérature » : genèse d’un projet de Roland Barthes », Genesis [En ligne], 52 |
2021, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 12 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/
genesis/5900 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.5900
Claude Coste
D
es années 1940 jusqu’à la fin de sa vie, Roland du Fichier comme permanence et comme totalité. On se
Barthes a tenu un fichier de travail, désormais souvient de ce que dit Barthes de la maxime dans son
conservé à la Bibliothèque nationale de France, avec célèbre article sur La Rochefoucauld5. On en dira autant des
la quasi-totalité de ses manuscrits. Composé de plusieurs haïkus (qui relèvent tous de la même forme poétique) et du
milliers de fiches, rangées dans des boîtes ou des enveloppes Fichier, dont chaque pièce donne l’occasion d’appréhender
au titre peu explicite (« Fichier vert », « Grand Fichier1 »…), le fonctionnement général 6. En d’autres termes, « Notre
cet objet monumental constitue un document unique dans littérature » donne lieu à des analyses complémentaires :
les archives d’un intellectuel français. Accompagnant la d’un côté, le lecteur suit la genèse d’une histoire de la
rédaction de tel ou tel livre (le « Fichier vert » est lié à littérature française, de l’autre, il découvre la particularité
Roland Barthes par Roland Barthes, le « Grand Fichier » de la démarche intellectuelle de Barthes.
correspond à la fin des années 1970…), le Fichier envisagé Une des caractéristiques essentielles du Fichier corres-
dans sa globalité se présente comme un outil de travail pond à l’usage très libre qu’il permet de la contextualisation.
universitaire, puis se transforme peu à peu en un journal Quand la lecture herméneutique ou l’histoire littéraire
intime. L’évolution du classement en dit long sur cette déchiffrent un texte en le replaçant dans son époque, le
mutation de l’usage : quand le premier sous-ensemble, Fichier joue librement avec les différents types d’association.
constitué en 1952 en vue d’une thèse sur le vocabulaire de la Chaque fiche s’inscrit dans un contexte à la fois temporel
politique économique et sociale sous la Restauration, obéit (le présent de la rédaction) et matériel (l’enveloppe ou la
à l’ordre alphabétique, les fiches des deux dernières années boîte dans laquelle elle est conservée). Mais il est facile
sont classées dans un ordre chronologique, conformément d’arracher chacune des pièces qui composent le Fichier à
à une démarche de diariste. La combinaison de citations, de son entourage immédiat et premier. Barthes avait l’habitude
références bibliographiques et de notations personnelles, de battre les cartes, de déplacer ses fiches en fonction de
voire intimes, font du Fichier un objet profondément sin- ses désirs et de ses besoins, c’est-à-dire des livres à écrire
gulier – excluant pour l’instant toute consultation sans ou des cours à préparer. Véritable mine de notations ou
autorisation préalable 2. de références, le Fichier se fait et se défait, se compose et
se recompose pour répondre à la situation intellectuelle conçues pour la rédaction de « Réflexion sur un manuel 7 »,
et éditoriale du moment. Le propre de la fiche consistant la communication que Barthes a donnée en 1969 lors d’un
dans sa volatilité, tout un jeu de décontextualisation et de colloque organisé à Cerisy-la-Salle sur « L’Enseignement de
recontextualisation se met en place au gré de la volonté créa- la littérature ». De nombreuses fiches figurant dans l’enve-
trice. Pour le lecteur indiscret qui entre presque par effraction loppe « Notre littérature » se trouvent transposées quasiment
dans cet organisme quasi vivant, le Fichier se présente à l’identique dans l’article, dont le déroulement, qui plus
comme un ensemble insaisissable, dont le désordre masque est, correspond grosso modo au plan du livre chez Garzanti.
une logique d’usage défiant l’interprétation. Parcourir le Fiche 125 (fig. 1)
Fichier, c’est se confronter à la force du hasard, à l’obscurité
Le sommaire I2
des appariements, aux différents tâtonnements de l’écriture : = Le savoir théorique (postulé par la société, l’institution)
c’est accepter de passer par une série d’énigmes à résoudre. d’un jeune Français concernant la litt.
De toutes ces énigmes, la datation s’impose comme C’est le Lagarde et Michard
la première. À moins de travailler sur les fiches agencées – Reconstituer le réseau, les grandes masses
comme un journal intime, l’interprétation se confronte – les genres
d’abord aux incertitudes de la chronologie. Dans quel – les « littératures »
contexte matériel se trouvent les fiches du projet Garzanti ?
En fait, « Notre littérature » ne désigne pas seulement
l’enveloppe où sont contenues les 150 fiches, mais, selon
le classement de l’IMEC puis de la BnF, un ensemble
beaucoup plus vaste de documents. Un examen rapide de la
boîte « Notre littérature » permet de se faire une idée claire du
contexte dans lequel figure l’enveloppe du même nom et de
proposer une première tentative de datation. Quand Barthes
a-t-il commencé à concevoir son livre pour Garzanti ? Les
enveloppes figurant dans la même boîte renvoient la plupart
du temps au milieu des années 1970 : une série de fiches
est consacrée à Romaric Sulger-Buël (la relation entre les
deux hommes commence pendant l’hiver 1975), une autre
série suit pas à pas la campagne pour l’élection au Collège
de France en 1976. Par ailleurs, dans l’enveloppe « Notre Fig. 1 : Fiche 125, extraite de l’enveloppe « Notre littérature ».
littérature » (et non plus la boîte !) figure une vingtaine de © BnF, département des Manuscrits, fonds Barthes
fiches portant sur Le Banquet de Platon (dans l’édition de
Meunier). Or ces dernières fiches ont été manifestement Pour résumer ce rapide descriptif, le projet « Notre
prélevées dans un autre ensemble sans doute constitué littérature » prend forme au milieu des années 1970 (sans
pour préparer le séminaire sur « Le Discours amoureux » doute en 1976), mais les fiches qui sont rassemblées après
(1974-1976) et le livre Fragments d’un discours amoureux avoir été rebattues appartiennent à des moments différents
(1977). Autrement dit, le projet « Notre Littérature » se situe de la carrière de Barthes : 1969, pour la plupart d’entre elles,
certainement entre 1974 et 1976, et pour être plus précis, en 1974-1976, pour les fiches sur Platon.
1976, quand Barthes termine son dernier séminaire à l’École
pratique des hautes études et réutilise les fiches existantes, 6. On pourrait également évoquer les fractales de Benoît Mandelbrot dont
appelées à devenir le matériau d’un nouveau projet. Barthes propose un usage métaphorique dans Fragment d’un discours
amoureux : chaque figure renvoie à la totalité du discours amoureux.
Reste encore à faire état d’un autre déplacement. Mêlées 7. Les actes paraissent en 1971 (la communication de Barthes est recueillie
en 1976 aux références platoniciennes, la plupart des fiches dans le tome iii des Œuvres complètes, op. cit.).
sont beaucoup plus anciennes : elles ont manifestement été 8. OC III, 945.
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Fiche 68
Hist. litt. Schefer III 4 Enfin, le postulat d’« expressivité » constitue le dernier
Introduction générale dogme de cette mythologie des lettres, à la fois nationale
Développer cette idée que notre litt a développé à fond une et lansonienne. Conciliant la rigueur du classicisme et le
langue écrite, contre une langue parlée lyrisme des romantiques, cette « expressivité » est à com-
Cf. Chinois prendre de manières très diverses : elle renvoie à l’impor-
≠ Queneau tance des déterminismes et des sources, à la création comme
Litt frç = une idéographie
manifestation d’un individu singulier, mais représentatif de
– et ceci est ce qu’il y avait de bien (le mal : liaisons avec
une classe)
son milieu et de « l’humaine condition », à un éloge de la
sincérité par opposition au jargon.
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Fiche 34 dans les années 1970 manifeste pour « les Belles Lettres »
Expressivité ? III 2 un amour plein de ferveur, où se mêlent nostalgie et
[en Contrepartie : la condamnation méprisante de la inquiétude.
Rhétorique] Or de cette affectivité, les fiches de 1969 portaient déjà
Montaigne (II. 213) se défie de la rhétorique et de la person- la trace et il suffisait sans doute de les recontextualiser pour
nalité du faux semblant leur donner une seconde chance. D’une certaine manière,
→ la Rhétorique censurée
tout le livre est en germe dans le titre. Passer de « Réflexion
sur un manuel » à « Notre littérature », c’est changer de regard
Brièvement résumé, ce tableau idéologique ne présente et de monde. À la neutralité du premier titre, succèdent les
aucune originalité par rapport au Degré zéro de l’écriture marques d’une présence énonciative, à la fois singulière
ou à la communication de 1969. Mais si la tonalité reste et collective. Le possessif « Notre » s’offre à plusieurs
la même, une lecture plus attentive fait apparaître de déchiffrements : il désigne l’objet du livre (la littérature
nombreuses différences entre les fiches et l’usage qu’en fait française) et le lectorat (les Français) ; mais il renvoie
Barthes en 1969. On trouve, en effet, dans les matériaux également à une scolarité partagée par les jeunes gens d’une
de travail des réalités non exploitées, que le déplacement même génération, pour le meilleur ou pour le pire. « Notre
dans un autre ensemble, en 1976, permettra de réactiver. littérature », sur un plan plus affectif, c’est la littérature qui
Il y a donc tout lieu de supposer que Barthes n’envisageait est à « nous », qui « nous » a formés, que « nous » avons
pas de réécrire son texte, mais de faire évoluer sa réflexion lue ensemble.
à partir des fiches de 1969, en utilisant certains points
Fiche 137
laissés à l’état embryonnaire. Le texte « Réflexion sur un
manuel » est très mesuré de ton, éloigné de toutes volontés Langue maternelle 14
Hétérogénéité (pour nous) du xix s : par l’École (dictées),
polémiques : s’il se démarque de la mythologie officielle,
c’est encore notre siècle : nous le lisons, hors (croyons nous)
s’il ouvre des pistes pour renouveler l’enseignement de
de la culture, de l’histoire, du mythe, de l’imaginaire –
la littérature, Barthes ne porte aucun jugement sévère sur comme textes de distraction.
le Lagarde et Michard, évite tout emportement affectif. Ceci tiendrait à ce que c’est alors pleinement notre langue
En 1969, juste après les événements de 1968, la littéra-
ture règne encore sur l’enseignement, le livre de lecture
s’impose toujours comme le substitut du livre de messe Comme en attente du titre à venir, les fiches disaient
dans la France laïque et républicaine. Mais 1976 n’est plus aussi (ou déjà !) une forme d’émotion et de nostalgie, la
1969. Ce qui a changé, c’est le rapport à la littérature, c’est distance critique du mythologue n’excluant nullement
la place de cette discipline dans l’institution scolaire et la l’amour de l’objet mythologique. Ainsi plusieurs fiches
société. Prenant conscience de cette évolution, Barthes reposent sur le pastiche de citations classiques bien connues
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de tous. Le premier exemple renvoie à Boileau : « Tous Idée de l’apparition d’une fétichisation historique de la litté-
les Français (et leurs historiens) ont pour la Préciosité rature (v. la description p. 8 et 9, « rêve et menace ») : l’amour,
(ou le Baroque) les yeux de Molière, Boileau, La Bruyère le désir, la sacralisation de la litt, la litt comme Cause (on vit
(“la secte façonnière”), Fiche 21 9 ». On sait depuis Proust la ardemment, exclusivement pour elle, les Goncourt,
Flaubert, etc.)
profonde ambivalence du pastiche, signe à la fois d’éman-
(Un peu moi, en un sens)
cipation et de respect. En décalquant deux célèbres vers de
la Satire IX, Barthes renoue avec une pratique intertextuelle
D’un fichier à l’autre, Barthes exprime avec la même
récurrente dans les textes qu’il écrit au cours des années
constance un amour et une inquiétude que l’on retrouvera
1950 : les Mythologies, en particulier, sont truffées de
longuement développés dans La Préparation du roman,
références à la culture scolaire. Dans l’article de 1969,
le dernier cours au Collège de France, laissé interrompu
assagissant l’esprit de la fiche, Barthes estompait la citation
en 1980.
et par là même refusait la complicité trop évidente, le
clin d’œil nostalgique au lecteur. Clairement inspirée
par la fiche 21 qu’on vient de lire, la version publiée se
Barthes postmoderne ?
tient beaucoup plus loin de la querelle du Cid : « tous les
Français, à travers leur enseignement scolaire, ont sur
À côté de ces remarques qui relèvent largement de
la préciosité le même jugement et le même regard que
l’évidence, le projet « Notre littérature » laisse apparaître
Boileau, Molière, ou La Bruyère 10 ». C’est beaucoup plus
un infléchissement plus prononcé encore par rapport à
plat, plus universitaire, plus sérieux ; le jeu avec le lecteur
l’article de 1969. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de défendre
a disparu et c’est ce jeu, forcément complexe, que le livre
la littérature contre les menaces du siècle, mais de situer le
pour Garzanti allait sans doute raviver.
projet Garzanti dans l’évolution des relations compliquées
Le second exemple va dans le même sens. De Boileau,
que Barthes entretient avec la notion de « modernité ».
on passe à Malherbe, c’est-à-dire au poète qui fonde l’ordre
Les fiches – telles que qu’on se propose de les lire – per-
classique après le désordre bouillonnant de la Renaissance.
mettent d’établir un parallèle paradoxal entre Lanson et
Non reprise dans l’article, la fiche 50 ouvre des perspectives
Hegel, entre le Lagarde et Michard et Le Degré zéro de
inédites :
l’écriture. Ce qui est en question, c’est évidemment le
Fiche 50 crédit que l’on accorde à une philosophie de l’Histoire.
Vocation III 3 En apparence, tout oppose l’histoire littéraire selon Lanson
(vocation) III 16 et les penseurs de la « modernité », qui ont tous tenté de
Malherbe : peut être le premier à avoir eu une grande et définir une critique littéraire résolument différente. Mais,
constante passion : l’Art littéraire sans chercher à combler les abîmes, ne peut-on relever des
convergences entre deux approches qui partagent, à leur
insu, une même conception de la temporalité ? Les fiches
La différence mérite d’être soulignée : quand l’école se
de « Notre littérature » sont à même de donner d’importants
souvient de Malherbe comme d’un gendarme des Lettres
éléments de réponse.
(le « Enfin Malherbe vint » de Boileau), Barthes préfère
Dans l’article de 1969, Barthes propose d’enseigner la
souligner la passion pour les lettres et les prémisses de ce
littérature, non pas de manière chronologique (comme le
qu’on appellera dix ans plus tard l’« autonomie du champ
fait le Lagarde et Michard), mais à partir de la rupture que
littéraire ». Une autre fiche, cette fois-ci tirée du « Fichier
vert », développe la même déférence à l’égard de la littéra-
ture. Relisant Le Degré zéro de l’écriture, Barthes manifeste
9. Barthes fait allusion aux célèbres vers de Nicolas Boileau (Satires IX) :
au-delà des critiques (« fétichisation ») une adhésion lucide « En vain contre Le Cid un ministre se ligue,/ Tout Paris pour Chimène a
et mesurée à cette sacralisation de l’écrivain exemplifiée les yeux de Rodrigue. »
par l’école française : 10. OC III, 948.
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du Banquet. Qu’on ne s’y trompe pas : le « ce serait anti- Philippe Sollers (il s’agit de la conversation plus rapidement
hégélien » désigne bien le but à atteindre (une nouvelle évoquée dans « Soirées de Paris 21 ») :
histoire) et non une allégeance à La Phénoménologie de 26 août 79 (fig. 7, 8, 9 et 10)
l’esprit. Autrement dit, le conditionnel manifeste une
Soirée avec Philippe S :
intention, non une réticence. Il s’agit bien pour Barthes de – Nous découvrons que nous aimons tous les deux à la folie
rêver une rupture avec la dialectique et la Raison, au profit Chateaubriand – Je dis à Ph. S l’idée que j’avais eue – que
d’une Histoire en miettes ou en morceaux. Avec « Soirées j’ai vaguement – d’écrire une Histoire de la litt Française par
de Paris » (le 27 août 1979), enfin, on découvre une nou- le Désir. Il s’emballe, voit tout de suite (comme moi) la
velle formulation lors d’une conversation avec Philippe grandeur, la nouveauté de la chose :
Sollers : « Nous parlons de Chateaubriand, de la littérature – Balayer la Scolarité refoulante
française, puis du Seuil. Avec lui, toujours euphorie, idées, – Réagir contre la platitude et l’amnésie (comme le fit
confiance et excitation de travail ; il enflamme l’idée que Chateaubriand dans le Génie du Christianisme) (En effet, la
j’avais eue d’écrire une Histoire de la littérature française Rév. n’avait pas détruit la littérature, mais elle l’avait aplatie.
C’est ce qui se passe aujourd’hui avec notre litt passée.
(par le Désir) 18. » « Pathétique » ou « désir » : peu importe
– Il s’offre même (ce qui m’enchante moi) à me donner hebdo-
le mot, si le lecteur fonde sa recherche sur la dimension madairement des idées (et il est vrai qu’il en a d’excellentes)
affective, humorale de la subjectivité. – Du coup, me voilà emballé par ce Projet, qui m’apparaît
Le plus étonnant est à venir. Dernière version d’un projet lumineusement propre à dissiper l’actuel pataugeage :
dont les racines remontent à la « Réflexion sur un manuel » – Travail facile à programmer, sécurité d’un atelier ϕ (oui,
et à « Notre littérature », la nouvelle histoire de la littérature mais une inquiétude : quelle sorte de notes prendrai-je sur
française s’inscrit en 1978 et 1979 dans un contexte très les livres qui me plairont ? Comment annoter le plaisir ? Sur
particulier : « La préparation du roman », à laquelle Barthes les MOT je n’ai rien noté.)
consacre ses deux dernières années de cours au Collège de – Possibilité, déjà présenté, d’injecter du Quotidien
France. En passant par Kafka, Proust, Flaubert, le professeur personnel, bon rapport du Direct/Indirect
– Vue ample, morale et engagée : idée de rénovation (natio-
se met à la place d’un créateur qui décide d’écrire un roman, et
nale)
de séance en séance, suit les étapes et les conditions d’une telle – Litt frç : puissance anti petite-bourgeoise. Puissance civi-
réalisation. Comme en témoignent les archives, Barthes envi- lisatrice
sageait lui-même d’écrire un roman, intitulé « Vita Nova19 », – Intérêt créateur (mais aussi difficulté) : trouver la formule,
entreprise qui l’occupe jusqu’à la fin de sa vie, survenue la forme d’exposé (le tressage du Direct (la litt) et le l’Indi-
brutalement en 1980. La question ne cesse de diviser les rect (résidus de ma subjectivité quotidienne) : une solution
spécialistes : Barthes aurait-il réussi à écrire ce roman longue- possible : retrouver des œuvres dans ma vie quotidienne.
ment fantasmé ? L’examen du « Grand Fichier » montre sans cf. la campagne avec Thucydide)
conteste qu’il n’a jamais renoncé à son projet, et que d’échec – Regret : abandonner la Vita Nova, son tremblement méta-
en découragement, il n’a cessé de se remettre à l’ouvrage20. physique et romantique ? La mettre en longue introduction
très soignée, débouchant sur l’Œuvre : qui serait paradoxa-
Mais ce que confirme également le « Grand Fichier », c’est que
lement non un grand Roman, mais cette Hist de la litt frç –
le projet d’une Histoire littéraire n’a jamais disparu et qu’il se donnée comme œuvre d’amour 22.
présentait comme une sorte de recours. En d’autres termes,
obsédé par l’invention d’une nouvelle forme romanesque,
Barthes misait sur une Histoire de la littérature comme une 18. OC V, 982.
réponse possible à l’échec de son projet narratif. 19. Les esquisses du projet «Vita Nova » (fac-similé et transcription
Deux fiches, écrites à la fin du mois d’août 1979, diplomatique) sont publiées dans les « Textes posthumes » du tome v des
permettent d’établir avec certitude combien le roman et Œuvres complètes, op. cit.
20. Sur le projet «Vita Nova », voir l’article suivant de Claudia Amigo Pino.
l’histoire de la littérature ont occupé Barthes jusqu’au bout 21. OC V, 982.
et combien son indécision était grande. Sur la première, voici 22. Le « Grand Fichier » (4/6). Le Grand Fichier est composé de six
ce qu’il écrit après une conversation enthousiasmante avec enveloppes. MOT désigne Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand.
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Prolongeant l’enthousiasme, la seconde fiche, écrite le fois encore, la présence de la subjectivité comme caractère
lendemain, semble témoigner d’une victoire possible de fondamental de la création ; c’est à partir du « moi » que
l’Histoire de la littérature : l’écrivain va tendre vers les autres. Cette subjectivité doit
27 août 79
VN Schéma 23. Dans les esquisses de «Vita Nova », Barthes fait allusion à Heidegger,
VN pour faire un Roman. Je crois que je vais faire un roman, qu’il cite plus longuement dans son cours sur La Préparation du roman,
édition de Nathalie Léger, Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », p. 217 :
mais in extremis il y a rupture d’œuvre : c’est une Hist de la
« La loi cachée de la terre conserve celle-ci dans la modération qui se
litt que je vais écrire. contente de la naissance et de la mort de toutes choses dans le cercle
assigné du possible, auquel chacune se conforme et qu’aucune ne connaît.
Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des
Comment expliquer l’hésitation entre roman et histoire abeilles habite dans son possible. La volonté seule, de tous côtés, s’ins-
de la littérature ? Cette alternative définit la difficulté dans tallant dans la technique, secoue la terre et l’engage dans les grandes
laquelle se trouvait Barthes, évaluant pour lui « le cercle de fatigues, dans l’usure et dans les variations de l’artificiel. Elle force la
son possible23 », c’est-à-dire ce qu’il est capable d’écrire, terre à sortir du cercle de son possible, tel qu’il s’est développé autour
en conformité avec son génie créateur. d’elle, et elle le pousse dans ce qui n’est plus le possible, et qui est donc
l’impossible. » La citation de Heidegger est tirée d’Essais XXVII,
On essaiera pour terminer de décrire aussi près que Dépassement de la métaphysique, Essais et conférences, traduction
possible le champ qui s’ouvrait à lui, en évitant de forcer le d’André Préau, préface de Jean Baufret, Paris, Gallimard, 1958 [Paris,
destin et de faire parler l’avenir. Ce qui est certain, c’est, une Gallimard, coll. « Tel », 1988, p. 113].
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simplement rompre avec l’égotisme, c’est-à-dire avec la s’ouvre la voie de l’imagination, c’est-à-dire la capacité de
notation personnelle qui caractérise une forme comme le sortir de son monde et d’inventer un univers plus ou moins
journal, à la fois fascinante par sa capacité à dire le sujet éloigné de celui de l’écrivain (c’est le propre du romancier) ;
dans la diversité de son être, et décevante par son incapacité de l’autre, s’impose le choix de l’imaginaire qu’on définira
à sortir de soi. Or, force est de constater que le roman comme représentation de soi, comme construction d’une
et l’histoire littéraire proposent l’un comme l’autre une image et non plus comme invention d’un spectacle. Une fois
solution satisfaisante. Une seconde exigence concerne le encore, l’Histoire pathétique et le roman se donnent comme
désir de continu, c’est-à-dire le choix d’une forme qui diffère deux réponses possibles, l’une engagée dans le roman
de la simple collection de fragments, mais sans rompre d’imagination, l’autre dévolue à l’expression d’un sujet
complètement avec le discontinu, comme pratique aérée du pathétique qui dit son affect grâce au détour d’une critique
discours. Comment imaginer une structure dynamique où littéraire libérée de tout surmoi scientifique. Quelle forme de
s’équilibrent la tension et la rupture ? Là encore, le roman de fiction Barthes aurait-il choisie ? la fiction qui transforme la
« Vita Nova » ou le projet d’une Histoire littéraire permettent subjectivité en invention ou la fiction qui consiste à regarder
de répondre de façon satisfaisante aux exigences de l’œuvre le monde par le prisme d’un regard singulier ? Au fond, la
nouvelle. Une Histoire pathétique fondée sur les « moments question qui se pose à Barthes est relativement simple :
de vérité » concilie le continu (l’histoire) et le discontinu « À quelle distance de moi-même suis-je capable de me
(les moments), de même, le roman fantasmé, tel qu’il est tenir ? » Nous ne saurons jamais si la subjectivité de Barthes
décrit dans les esquisses, ménage à la fois la tension du récit aurait réussi à s’aventurer hors de soi pour se dire dans le
et la diversité des composantes. détour du roman ; nous ne saurons pas davantage s’il aurait
Reste un dernier critère, déterminant cette fois-ci, qui choisi la solution – moins originale en apparence – d’une
associe étroitement subjectivité et fiction. Mais de quelle histoire pathétique capable de dire l’affect par le concept,
fiction s’agit-il ? Tout tient en une hésitation entre deux mots d’exprimer son humeur par la lecture critique. La mort
de la même famille : imagination et imaginaire. D’un côté accidentelle de Barthes est venue suspendre la réponse.
I. L’Histoire mythique
L’Histoire comme fantasme
1. Un souvenir d’enfance
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2. Le grand traumatisme
2. Négativités :
- le sujet
- l’expressivité (continu/forme)
3. Ambiguïtés :
a. Copie. Citations. L’Antérieur
b. Vocation
c. le travail
d. Parole/Écriture
4 Positivités
a. La frappe
b. Texte-Tissu
Tout ou rien [Ces mots figurent derrière un trait vertical qui correspond à 4b et la conclusion]
G E N E S I S
Professeur de littérature française et francophone à l’université CY Cergy Paris, CLAUDE COSTE consacre une grande partie de sa
recherche à l’œuvre de Roland Barthes (Roland Barthes ou l’art du détour, Hermann, 2016) dont il a édité plusieurs séminaires au
Seuil (Comment vivre ensemble, Le Discours amoureux, Sarrasine de Balzac) ; il codirige l’équipe Barthes à l’ITEM-CNRS. Sa recherche
porte également sur les relations de la littérature et de la musique (Orphée ou les sirènes, 2014). En 2010, il coorganise le colloque
Lire Montherlant dont les actes ont paru chez Honoré Champion en 2015.
coste.claude@wanadoo.fr
Résumés
« Notre littérature » : genèse d’un projet de Roland Barthes
Dans les derniers mois de sa vie, Barthes hésitait à écrire une En los últimos meses de su vida, Barthes dudó en escribir una obra
œuvre de fiction ou une histoire de la littérature (« Notre littéra- de ficción o una historia de la literatura (“Nuestra literatura”). La
ture »). La gestation de ce projet se donne comme un magnifique gestación de este proyecto es un magnífico ejemplo de la manera
exemple de la manière dont Barthes utilisait son fichier pour écrire. como Barthes utilizó su archivo para escribir. Este artículo tiene
Cet article se donne deux objectifs : d’abord, présenter le projet dos objetivos : en primer lugar, presentar el proyecto de una historia
d’une histoire « subjective » de la littérature française, en relation “subjetiva” de la literatura francesa, relacionada con los trabajos
avec les travaux antérieurs de Barthes sur le sujet ; ensuite, analyser anteriores de Barthes sobre el tema ; en segundo lugar, analizar
les hésitations de Barthes entre les voies de l’imagination et les las indecisiones de Barthes entre los caminos de la imaginación y
voies de l’imaginaire. los caminos de lo imaginario.
In the last months of his life, Barthes hesitated between writing Nos últimos meses da sua vida, Barthes hesitava em escrever uma
a fictional work and a literary history called “Our Literature.” obra de ficção ou uma história da literatura (“Notre littérature”).
The gestation of the latter project offers an illuminating example A gestação deste projeto oferece-se como um magnífico exemplo
of how Barthes used his filing system. This paper has two aims: da forma como Barthes utilizava o seu ficheiro para escrever. Este
first, to present Barthes’s project of a “subjective” history of French artigo tem dois objetivos : em primeiro lugar, apresentar o projeto
literature within the context of his earlier publications on literary de uma história “subjetiva” da literatura francesa, em relação
history; second, to analyze Barthes’hesitations between the life of aos trabalhos anteriores de Barthes sobre o assunto ; de seguida,
the imagination and the life of the imaginary. analisar as hesitações de Barthes entre os caminhos da imaginação
e os caminhos do imaginário.
In den letzten Monaten seines Lebens zögerte Barthes, ein belle-
tristisches Werk oder eine Literaturgeschichte zu schreiben (Notre Negli ultimi mesi di vita, Barthes esitava tra un romanzo o una
littérature). Die Entstehung dieses Projekts ist ein großartiges storia della letteratura (“Notre littérature”). La gestazione di
Beispiel für die Art und Weise, wie Barthes seine Akte und Notizen questo progetto è un magnifico esempio del modo in cui Barthes
zum Schreiben nutzte. Dieser beitrag verfolgt zwei Ziele: erstens, utilizzava il suo schedario per scrivere. L’articolo ha due obiettivi :
das Projekt einer „subjektiven“ Geschichte der französischen presentare dapprima il progetto di una storia “soggettiva” della
Literatur in Bezug auf Barthes’ frühere Arbeiten zu diesem Thema letteratura francese, in relazione coi lavori anteriori di Barthes sul
vorzustellen; zweitens, Barthes’ Zögern zwischen den Wegen der soggetto ; in seguito, analizzare le esitazioni di Barthes tra le strade
Imagination und den Wegen des Imaginären zu analysieren. dell’immaginazione e le strade dell’immaginario.