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813 – Français

Correction du DS n° 1 – 9 novembre 2019

Rappel du sujet : Dans une lettre à Louise Colet datant du 16 janvier 1852, Gustave Flaubert écrit :
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache
extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être
soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait
presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de
matière. » En quoi ce jugement éclaire-t-il votre conception de la littérature ? Vous fonderez votre
propos sur des exemples précis.

A. Analyse et problématisation.
• Ce passage, très célèbre, constitue, tout d’abord, une prise de parti formaliste dans la définition de la
littérarité considérée comme valeur de l’œuvre (« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire »,
« les œuvres les plus belles ») : Flaubert, en effet, écarte de cette valeur ce sur quoi porte le livre, son
« sujet », et donc sa « matière », ce qui unit, dans un même phénomène, toutes les formes de la
référence (le fait de faire signe vers un monde en dehors du texte) : thématisation, discursivité,
représentation (mimèsis) voire fiction. Dès lors, l’horizon poétique (dans le sens de créatif) de
l’écrivain doit être d’éliminer cette référence (« un livre sur rien ») dans la mesure du possible (« ou
du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut »).
• La référence, en effet, perturbe la logique interne de l’œuvre, son autosuffisance / autonomie, qui
constitue, pour Flaubert, un idéal esthétique (« un livre […] qui se tiendrait de lui-même […] comme
la terre sans être soutenue se tient en l’air »). C’est donc un parti-pris essentiel au cœur de ce
jugement : la clôture du livre sur lui-même (et donc son autotélisme) en augmente la valeur, évite
toute contamination par ce qui ce ne ressortit pas de l’art, conserve et protège sa pureté. Dans une
certaine mesure, on peut dire que Flaubert rêve d’une littérature abstraite, comme on parlera,
soixante ans plus tard, de peinture abstraite (par opposition à la peinture figurative). En cela, cet
idéal rejoint celui d’un certain symbolisme, dont l’aboutissement sera, dans les années 1880-1890,
les pièces du dernier Mallarmé ; mais Flaubert ajoute une difficulté, puisqu’en 1852, il travaille
depuis un an à Madame Bovary, et qu’il ne semble pas envisager un autre genre pour son « livre »
que le roman (la notion de « style » concerne, en tout cas, la prose ; celle de « sujet » est, à l’époque,
une catégorie d’analyse narrative). Or, on le sait, l’idée d’un récit sans « matière » constitue une
impossibilité qui transforme la rêverie de Flaubert en idéal asymptotique, et son jugement en
construction d’une hiérarchisation esthétique des éléments constitutifs de l’œuvre (et, partant, des
œuvres entre elles : « les œuvres les plus belles... »)
• Cette hiérarchisation sera fondée sur un axe allant de l’intérieur (« la force interne ») à l’extérieur
(« sans attache extérieure ») ; et de ce point de vue, c’est le « style » qui appartient le plus en propre
au texte seul (et à son auteur), sans rien devoir au dehors. Pour bien saisir cette notion de « style »,
on peut faire appel aux catégories du linguiste Louis Hjelmslev, reprises et adaptées par Antoine
Compagnon : Flaubert évoque ici la « forme de l’expression » (l’organisation des signifiants), et
dégrade tout ce qui appartient au « contenu », qu’il s’agisse de la « substance du contenu » (les
idées) ou de la « forme du contenu » (l’organisation des signifiés, comme la construction narrative,
par exemple). Le « style » est d’abord, pour Flaubert, le lieu d’une maîtrise absolue par l’écrivain et
celui de la véritable littérarité (non mixte, non « contaminée »). En cela, son formalisme strict
préfigure celui des théoriciens russes des années 1920 à 1950, puisqu’il fait (a) de la littérarité
(comme critère de définition et comme critère de valeur) un enjeu d’invention formelle et (b) de
l’œuvre le lieu d’une logique à part, singulière et autonome, qui l’extrait de la « fonction
référentielle » du langage (Roman Jakobson).
• Le romancier en tire une poétique (dans le sens de : ensemble de principes de création) moins
abstraite : il faut réduire « la matière » (jusqu’à un « presque pas »), la référence, pour laisser

1
émerger et agir « le style » ; et, pour cela, rendre le sujet « presque invisible ». Il s’agit d’écrire
malgré la référentialité incontournable du langage, contre elle, en quelque sorte.
• Problématique : La littérarité, en tant que critère de spécification et d’évaluation des textes
littéraires, tient-elle à la forme seule (au style, à « l’écriture ») et se construit-elle contre tout ce
dont parlent les œuvres, leurs « sujets », leur « matière » ? Cet idéal est-il conforme à la logique
d’ensemble du langage humain, par définition référentiel ? N’y a-t-il réellement de littéraire que le
style ?

B. Proposition de plan.

I. La « forme de l’expression » est le seul vrai critère de définition et de valorisation littéraire ; le


« contenu » doit voir sa part réduite, dans l’écriture comme dans l’évaluation d’un livre.

1. Toute référence singularise l’œuvre littéraire, qui prétend pourtant à l’universalité.

• La littérature est un art, et elle vise, en tant qu’art, à dépasser le conjoncturel pour atteindre à une
forme d’universel. Et nous admirons, aujourd’hui, certaines grandes œuvres du passé du fait même
que leur beauté, leur « qualité », a su traverser les époques, restant sensible pour nous, et dépasser la
configuration du réel dans laquelle elles ont pris naissance. À l’inverse, tout ce qui ramène au
« local » (antonyme d’« universel »), au singulier, au contingent, affaiblit cette ambition des œuvres.
C’est ce qu’affirme, notamment, Stéphane Mallarmé dans Crise de vers (1896) : cf. TTC, texte 85,
p. 314 (« Je dis : une fleur !… »), et l’analyse dans le corrigé du sujet Andrée Chedid. Mais Flaubert
semble aller plus loin encore en ne repoussant pas seulement, du point de vue de la valeur littéraire,
le référent (telle fleur plutôt qu’une autre) mais aussi le signifié (compréhension et extension du
concept de « fleur »), et même la signification (le fait que le mot « fleur » désigne quelque chose du
monde) 1. Bien sûr, cette idée, radicale, ne constitue pas un programme applicable, mais plutôt un
idéal vers lequel tendre.
• Que l’on songe, par exemple, à la fable « Le Coche et la Mouche » de Jean de La Fontaine (VII, 8).
Inspirée d’un apologue de Phèdre (« La Mouche et la Mule », Fables, III, 6), elle a déjà été l’objet
d’une adaptation diégétique par La Fontaine, qui a élargi l’objet d’attention de l’insecte de la seule
mule à toute une société réunie autour d’un coche embourbé : « Femmes, Moine, vieillards, tout était
descendu » (v. 4). Mais cette même situation est nettement liée à la réalité d’un temps, celui du
fabuliste : l’époque de Phèdre ne connaît pas les « moines » chrétiens, et la nôtre a, le plus souvent,
besoin d’ajouts explicatifs pour saisir, par exemple, ce qu’est exactement un « coche », voiture de
transport notamment empruntée par les catégories de la population ne pouvant voyager à cheval.
Faire de la référence un critère de la littérarité reviendrait donc à réduire la valeur de cette fable dès
lors que notre monde n’utilise plus de « coches » ou a vu, de manière plus générale, les conditions de
voyage évoluer profondément. Si « Le Coche et la Mouche » reste une grande œuvre littéraire, c’est
bien d’abord du fait de sa virtuosité formelle, qui, elle, reste sensible d’un siècle à l’autre et qui
constitue justement le seul apport revendiqué par La Fontaine, comme le montre le titre original
donné par lui à son recueil : Fables choisies 2 mises en vers.

2. Le « style », au contraire, se fonde sur des critères généraux et autonomes.

• Ainsi, le style, en tant que « forme de l’expression », libéré de tout « contenu », tend à devenir une
forme pure, abstraite, à la manière de l’art abstrait qui naîtra au début du XXe siècle. L’évaluation de
l’œuvre se fait en fonction de seuls critères esthétiques, d’équilibres, de contrastes, de proportions,
mais aussi d’originalité et d’inventivité formelles, phénomènes qui pourront être analysés en termes
de « sélection » et de « combinaison » pour reprendre deux notions utilisées par Roman Jakobson
1 Il s’agit bien d’une radicalisation : là où Mallarmé rejoindra l’analyse platonicienne faisant prévaloir les Formes (ou
Idées) intelligibles sur toute réalité sensible, Flaubert va plus loin en remettant en cause toute référentialité au profit
de la forme.
2 On comprend que La Fontaine ait été du côté des Anciens dans la querelle qui opposaient ces derniers aux
Modernes : il a sélectionné des fables parmi celles héritées de l’Antiquité et les a adaptées au goût de l’époque.

2
dans ses Essais de linguistique générale (TTC, texte 1, p. 17-19), sur les plans syntagmatique (la
place du mot dans la chaîne linguistique) et paradigmatique (le choix du mot par rapport à tous les
autres mots de sens équivalent possibles). Pour le dire autrement : si la signification était le cœur de
la littérarité, la transposition synonymique de tous les termes d’un texte serait à même de la
conserver, ce qui, bien sûr, n’est pas le cas. La littérature est faite d’abord de « mots » : les idées et
les choses, pourrait-on dire en paraphrasant Flaubert, n’y sont conviés que par nécessité.
• On peut bien sûr songer au recueil Exercices de style de Raymond Queneau (1947), qui raconte
quatre-vingt-dix-neuf fois la même histoire (le narrateur voit dans un bus un jeune homme au long
cou, coiffé d’un chapeau mou orné d’une tresse, qui se dispute avec un autre homme puis va
s’asseoir à une autre place ; plus tard, le narrateur revoit le jeune homme devant la Gare Saint-
Lazare, en train de discuter avec un ami qui lui conseille d’ajuster un bouton de son pardessus), de
quatre-vingt-dix-neuf manières différentes, chaque variation portant un titre désignant le style
employé. Ainsi y trouve-t-on, par exemple, un « lipogramme » en -e- : « Voici. Au stop, l'autobus
stoppa. Y monta un zazou au cou trop long, qui avait sur son caillou un galurin au ruban mou. Il
s'attaqua aux panards d'un quidam dont arpions, cors, durillons sont avachis du coup; puis il bondit
sur un banc et s'assoit sur un strapontin où nul n'y figurait. Plus tard, vis-à-vis la station saint-Machin
ou saint-Truc, un copain lui disait : " Tu as à ton raglan un bouton qu'on a mis trop haut. " Voilà. »
On le voit, l’intérêt du texte n’est pas dans son sujet, volontairement anecdotique et décousu, mais
dans la manière de raconter les événements, le style employé qui, dans notre exemple, est caractérisé
par une contrainte strictement linguistique (le bannissement du -e-).

3. L’œuvre idéale est donc autotélique.

• Si la littérarité est définie et évaluée par la « forme de l’expression » (et, éventuellement, la


« substance de l’expression »), on peut alors penser qu’une œuvre idéale ne serait plus que forme, et
aurait réussi à se débarrasser de toute « matière » : celle-ci, en effet, détourne l’attention de
l’essentiel et, d’une certaine manière, contamine la littérarité du texte. C’est ce que rappelle Paul
Valéry à propos de la poésie (mais, on le sait, la conception entière de la littérature a connu cette
évolution « poétique » à partir des années 1850), dans les « Commentaires de Charmes » (1936 ;
TTC, texte 86, p. 315-316) : « Il faut donc que dans un poème le sens ne puisse l’emporter sur la
forme et la détruire sans retour ; c’est au contraire le retour, la forme conservée, ou plutôt
exactement reproduite comme unique et nécessaire expression de l’état ou de la pensée qu’elle vient
d’engendrer au lecteur, qui est le ressort de la puissance poétique ». Voilà pourquoi la littérature a si
souvent tendu vers un fonctionnement à la fois auto-référentiel (le texte littéraire ne parle pas d’autre
chose que de lui-même) et autotélique (il n’a pas d’autre but que lui-même).
• Évoquons, sur ce point, la poésie du Parnasse et notamment le sonnet « Vitrail » de José-Maria de
Heredia (dans Les Trophées, 1893) 3. Ce poème, semblant d’abord évoquer un contexte spécifique,
accentuant même la « couleur locale » de l’évocation médiévale (comme le montrent les
archaïsmes : « dextre », « cimiers », « chaperons », « croisade », etc.), rejoue, plus spécifiquement,
3 Cette verrière a vu dames et hauts barons
Étincelants d’azur, d’or, de flamme et de nacre,
Incliner, sous la dextre auguste qui consacre,
L’orgueil de leurs cimiers et de leurs chaperons ;

Lorsqu’ils allaient, au bruit du cor ou des clairons,


Ayant le glaive au poing, le gerfaut ou le sacre,
Vers la plaine ou le bois, Byzance ou Saint-Jean d’Acre,
Partir pour la croisade ou le vol des hérons.

Aujourd’hui, les seigneurs auprès des châtelaines,


Avec le lévrier à leurs longues poulaines,
S’allongent aux carreaux de marbre blanc et noir ;

Ils gisent là sans voix, sans geste et sans ouïe,


Et de leurs yeux de pierre ils regardent sans voir
La rose du vitrail toujours épanouie.

3
le conflit entre une réalité existentielle toujours provisoire et promise à la destruction (les tercets
évoquent « seigneurs » et « châtelaines », jadis individus actifs à la guerre ou à la chasse, devenus les
gisants des églises) et l’art (le vitrail) qui dépasse la singularité de sa représentation et tend à
l’éternité (« La rose du vitrail toujours épanouie » : reprise inversée du topos poétique de la vie brève
des fleurs, qui s’incarne dans la syllepse, la « rose » désignant ici la rosace des cathédrales
gothiques). Le poème se clôt sur un face à face saisissant entre deux œuvres (les gisants, qui sont des
sculptures, et le vitrail), dont la perfection formelle se marque par leur incorruptibilité : des siècles
après la mort de tous les êtres ayant vécu au Moyen Âge, le jeu du regard entre l’aristocrate et la rose
se continue, rejouant sans fin une situation lyrique et poétique. Mais, précisément : ce poème, lui-
même autotélique, est une condamnation d’un lyrisme qui s’incarnerait dans l’existence réelle et
dont la force mourrait avec les protagonistes (celle de la fleur, celle de la noble dame ou du
chevalier). Le véritable lyrisme artistique, poétique, est en réalité insensible (« sans voix, sans geste
et sans ouïe ») et immobile, pure forme de pierre et de verre (ou de vers).

II. Pourtant, la littérature est un art de l’expression : la valeur de l’œuvre vient donc de la capacité
de l’écrivain à y dire de manière optimale ce qu’il a à dire, à construire une adéquation
particulièrement aboutie entre « style » et « matière », porteuse d’une conception du monde.

1. L’expressivité du langage est incontournable : la littérature parle du monde, que l’auteur le veuille
ou non.

• La référentialité incontournable du langage rend, on l’a dit, impossible l’idée d’une littérature
abstraite (comme est abstraite la musique concertante, comme peut être abstraite la peinture) : le lien
conventionnel entre signe et signifié[s] n’est pas aboli par la défamiliarisation, même radicale ; la
signification résiste à l’intention de l’auteur qui ne peut dès lors se rendre parfaitement maître de cet
outil qu’est le langage. Dans les années 1980, un mouvement critique anti-formaliste s’est construit à
partir de cette affirmation de la « signification » littéraire, trouvant notamment une expression chez
Tzvetan Todorov, pourtant ancien fer de lance du structuralisme. Il affirme notamment, dans
Critique de la critique (1984) : « [On nous a] répété à qui mieux mieux que la littérature était un
langage qui trouvait sa fin en lui-même. Il est temps d’en venir (d’en revenir) aux évidences qu’on
n’aurait pas dû oublier : la littérature a trait à l’existence humaine, c’est un discours, tant pis pour
ceux qui ont peur des grands mots, orienté vers la vérité et la morale. » En prenant si nettement
position, Todorov rappelle ce qu’il appelle des « évidences » : la littérature ne pas se passer d’un
« sujet », de « matière », ce qui aura comme conséquence de redonner un poids discursif à tout
énoncé littéraire, poids qui implique et oblige l’énonciateur (en l’occurrence : l’écrivain) et qui
autorise tout lecteur à l’évaluer sur les plans aléthique (la vérité) et éthique (la morale). La littérature,
si l’on suit ce jugement, ne peut se contenter de tenir sur son seul style (comme la terre qui n’est pas
« soutenue ») ; elle dit quelque chose du monde, quelle que soit l’intention de l’auteur.
• Cette expressivité presque involontaire se retrouve dans l’analyse que mène, dans Les Règles de l’art
(1992 ; TTC, texte 14, p. 58-61), le sociologue Pierre Bourdieu de L’Éducation sentimentale de
Flaubert, dont on a analysé les positions pourtant formalistes. Si « mettre en forme » a pour rôle de
de « mettre les formes » (d’euphémiser), de « voiler » une vérité sociale, historique, politique
apparemment indicible, l’œuvre reste pourtant le lieu où cette vérité trouve sa place, nécessitant,
dans la lecture, une analyse sociologique permettant d’accomplir un processus dont Bourdieu
emprunte le nom à la psychanalyse : le « retour du refoulé » (retour à la conscience de ce qui avait
été censuré). Ainsi, selon Bourdieu, « L’Éducation sentimentale restitue d’une manière
extraordinairement exacte la structure du monde social dans laquelle elle a été produite et même les
structures mentales qui, façonnées par ces structures sociales, sont le principe générateur de l’œuvre
dans laquelle ces structures se révèlent. » Cela signifie-t-il que le texte littéraire, que le roman de
Flaubert doit être vu comme un simple « document » sociologique? Non, car la littérature dit à la fois
plus et moins sur le monde social que « nombre d’écrits à prétention scientifique ». [Analyse de
passages en dehors de l’extrait du TTC] Bourdieu tente donc de délimiter le « champ du pouvoir
d’après L’Éducation sentimentale » : d’un côté le salon des Dambreuse, qui lie monde des affaires et

4
vie politique, de l’autre celui des Arnoux, qui lie politique et vie artistique. Entre ces deux mondes,
Bourdieu repère M. Arnoux lui-même, être double et symbole de l’époque : passant pour un
révolutionnaire, il reste « un représentant de l’argent et des affaires au sein de l’univers de l’art », lui
qui exploite le travail des artistes en leur faisant miroiter la double possibilité de la gloire et de la
richesse. Cette duplicité se retrouve dans le titre du journal qu’il soutient financièrement, « L’Art
industriel », et vient marquer une réalité de l’époque : le rapprochement de deux logiques
apparemment opposées, celle de l’art et celle des affaires, marquant un embourgeoisement progressif
de l’art, et créant une équivalence (et une correspondance) entre les gains essentiellement
symboliques qui peuvent échoir à l’artiste (la gloire) et les gains matériels (pécuniaires) du
commerce. L’intention première de Flaubert est-elle de mettre au jour ces rapports de
« domination » ? Certes non, mais son œuvre littéraire les « contient », en quelque sorte, et peut les
livrer au lecteur attentif.

2. Le style (la forme) cherche une adéquation optimale entre ce qui est dit et une manière de le dire.

• N’est-ce pas, au fond, la conception « classique » du style ? Cette adéquation parfaite entre les trois
pôles impliqués (l’intention de l’énonciateur, l’énoncé, le référent) constitue même un idéal qui a été
exprimé de manière fort célèbre par Boileau, dans son Art poétique (1675) : « Ce que l’on conçoit
bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément » (chant I). La clarté, idéal
esthétique de l’âge classique, se fait transparence, permettant le passage fluide du réel à l’esprit (« ce
qui se conçoit bien » dans un premier sens : ce que l’on a bien compris), de l’esprit à l’intention
créatrice (« ce qui se conçoit bien » dans un second sens du verbe : ce qui est bien construit, bien
préparé) et de l’intention à l’expression (« s’énonce clairement »). Cette vision théorique, marquée
par une forme d’atticisme, refuse tout effet de style autonome : les mots découlent de l’intention qui
elle-même provient de la perception du vrai. Historiquement marquée, elle peut cependant dépasser
les limites du Grand Siècle : la « défamiliarisation » ne constituerait plus un écart par rapport à
l’intention expressive et signifiante des actes de langage dans la vie courante, mais, au contraire, elle
l’accentuerait, personnalisant et intensifiant cette adéquation initiale entre le dit et le dire.
• Raymond Queneau n’a pas été le seul à relever le défi d’un lipogramme en -e-, lettre la plus
fréquente de la langue française : l’exemple le plus célèbre, véritable tour de force virtuose, est le
roman La Disparition (1969) de Georges Perec. L’auteur s’est souvent plaint du fait qu’on ait lu son
roman pour sa seule caractéristique formelle : « Pour La Disparition, dit-il dans un entretien, on ne
parlait plus du livre mais du système : c’était un livre sans "e", il était épuisé dans cette définition. »
Or, il s’agit d’un abord réducteur : les écrivains de l’OuLiPo, dont fait partie Perec, ne considèrent
pas la contrainte formelle comme une fin en soi, mais bien comme un moyen de faire émerger une
œuvre inattendue, un imaginaire autre, un ou des sens inaperçu(s). L’acte fondateur de ce formalisme
n’est pas la négation de la signification, mais le projet de limiter l’intention à la langue, vue comme
une combinatoire complexe, et donc partiellement incontrôlable dans ses retentissements. C’est donc
bien d’elle qu’il faut partir, de sa forme, de « l’arbitraire du signe » (pour citer Saussure), mais pas
pour qu’elle soit le « tout » de l’œuvre ; le but reste de signifier. On peut donc interpréter, au-delà du
« système », le roman de Perec, comme le fait l’universitaire Bernard Magné (en « Notice » de La
Disparition, dans le volume Romans et Récits de Georges Perec paru au Livre de Poche) : « On a
souvent souligné la relation métaphorique forte que le lipogramme, disparition d’une lettre,
entretenait avec l’histoire personnelle de Perec marquée par la disparition prématurée de ses parents.
Écrire sans E, vivre sans eux 4 : la dédicace de W ou le souvenir d’enfance ("Pour E ") suggéra plus
tard cette équivalence homophonique. Le lipogramme en E, c’est la contrainte de l’orphelin, celle
qui bannit toute présence du "père" et de la "mère" dans un récit qui relève pourtant d’une saga
familiale. » On le voit, le choix formel ici, pour radical qu’il soit, est loin d’être l’affirmation d’un
autotélisme strict ; au contraire, il constitue la seule manière de dire, et de dire complètement,
l’indicible. En cela, l’acte créateur et artistique est complet.

4 Le père de Georges Perec meurt au front en juin 1940 et sa mère est tuée à Auschwitz en février 1943. Le jeune
garçon est donc orphelin à sept ans.

5
3. La littérature est donc porteuse d’une vision du monde qui s’exprime par et dans le style mis en
œuvre et qui constitue la littérarité.

• Cette conception est celle de Marcel Proust, ou plus exactement de son Narrateur dans La
Prisonnière (1923 ; cf. TTC, texte 6, p. 34-36). Donnant à son amie Albertine une « leçon de
littérature », le jeune homme situe la véritable beauté de l’art dans des motifs spécifiques et
récurrents chez un auteur qui constituent, au-delà de leur charme formel, une conception d’ensemble
du réel. Chaque artiste produit un ensemble limité de « phrases types » que l’on retrouvera dans
toutes leurs productions : « les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt
réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde ». De ce point de
vue, pas d’effet formel qui ne construise, d’une œuvre à l’autre chez un même artiste, une conception
d’ensemble, mais pas non plus de vision du monde qui ne soit artistiquement portée par la forme : le
discours du Narrateur à Albertine passe donc, de manière homogène, d’un art sans « sujet », sans
« matière », la musique, dont les récurrences sont nécessairement purement formelles (les « phrases
types » chez Vinteuil), à des arts mimétiques (littérature, peinture) mais dont les effets de retour (les
figures de l’élévation chez Stendhal ; les mêmes objets et personnages dans les tableaux de Ver
Meer) deviennent, par leur répétition, également effets de forme.
• Reprenons, de ce point de vue, l’exemple proustien des récits de Jule Barbey d’Aurevilly : « Une
réalité cachée, révélée par une trace matérielle, la rougeur physiologique de l’Ensorcelée, d’Aimée
de Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les vieilles coutumes, les vieux
mots, les métiers anciens et singuliers derrière lesquels il y a le Passé, l’histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d’Angleterre et jolies comme un village
d’Écosse, la cause de malédictions contre lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même
sensation d’anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans Une vieille
maîtresse, ou le mari, dans L’Ensorcelée, parcourant la lande, et l’Ensorcelée elle-même au sortir de
la messe. » Les éléments évoqués appartiennent majoritairement à ce que Hjelmslev appellerait
« forme du contenu », mais ils constituent « encore des phrases types de Vinteuil » (NB : expression
absente du TTC). Pour le dire autrement : la désignation singulière (telle scène, tel personnage, telle
situation précise) a perdu de son importance, la récurrence accentuant celle de deux dimensions
apparemment opposées, la dimension formelle (puisqu’elle finit par intégrer la « manière » d’un
auteur) et la dimension idéologique (le motif traduisant des idées profondément inscrites dans
l’individu). Ainsi, l’omniprésence du « Passé » chez Barbey est-elle à la fois une marque stylistique
spécifique à son écriture (passant notamment par les archaïsmes, les « vieux mots » évoqué par le
Narrateur proustien) et le signe de ses conceptions réactionnaires (au sens strict : la conviction que
l’évolution historique moderne est un déclin).

Aporie : Ainsi, pas de littérarité sans prise en compte de la forme (car sinon la littérature serait
« reformulable »), ni de littérarité sans « sujet » (car sinon il existerait de la littérature abstraite). Si le texte
doit faire référence, mais que la formalisation reste une tentative pour l’extraire de tout rapport avec le non-
littéraire, on peut alors imaginer une littérarité qui s’appuie sur un monde singulier et clos, celui constitué
de l’ensemble des œuvres : la référence devient dès lors intertextualité.

III. Si la littérature ne peut ni se fonder ni s’évaluer sur une « signification », elle construit bien
une « signifiance » (Michael Riffaterre) : la référence spécifiquement littéraire se tisse avec les
autres œuvres.

1. Le rapport de « signification » est instable, mais pas le rapport de « signifiance ».

• Selon Michael Riffaterre (dans La Production du texte [1979] et Sémiotique de la poésie [1983]), la
signification est un rapport de désignation élément par élément (un mot désigne un objet, un
ensemble d’objets, une catégorie). Or, littérairement, ce rapport est instable puisque la littérature
change l’usage linguistique, joue sur les sens possibles, déplace l’usage commun. C’est pour cela
que le texte littéraire ne peut construire une « signifiance » (un sens d’ensemble, issu de toute la

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chaîne d’éléments 5) qui le relie au monde, au réel. Mais cette signifiance littéraire est possible en ce
que tout texte littéraire fait signe vers d’autres textes, comme le résume Violaine Houdart-Mérot
dans un article de 2006, rappelant que l’on peut considérer « à la suite de M. Riffaterre, qu’une
lecture en quête de signifiance est toujours une lecture intertextuelle ». En somme, pour Riffaterre, le
rapport référentiel (ce que désigne le texte) n’est pas un rapport de signification (ce que veut dire le
texte) : pour ce dernier, la seule brèche dans la clôture défamiliarisée du texte littéraire est celle qui
convoque et renvoie à d’autres textes littéraires.
• On peut évoquer, exemple extrême, un texte à prétention autobiographique, Le Poisson-scorpion,
dans lequel Nicolas Bouvier raconte son séjour sur l’île de Ceylan en 1955. Il est impossible de faire
de ce récit un réservoir d’informations, qu’il s’agisse d’en apprendre davantage sur le fort de Galle,
au sud de l’île, ou sur la vie de l’auteur lui-même (le récit bascule à plusieurs reprises dans un
fantastique peu compatible avec le projet autobiographique). En revanche, Le Poisson-scorpion, qui
raconte également, à 27 ans de distance, la naissance de l’écrivain Bouvier et de son entrée
initiatique dans une vocation effective, est saturé de références intertextuelles qui fonctionnent
comme autant d’échos au projet littéraire que le lecteur est en train de découvrir et comme autant de
recréations de la matière vécue par l’œuvre littéraire. Deux titres de chapitres, par exemple, sont tirés
de La Fontaine (« Quatre grains d’ellebore » [chapitre IX], dans « Le Lièvre et la Tortue », et « D’un
plus petit que soi... » [chapitre XIII], dans « Le Lion et le Rat ») ; de même, le chapitre « Circé »
(XV), évoquant l’épicière d’Indigo Street, associe-t-il cette figure à la fois inquiétante et favorable à
la magicienne que rencontre Ulysse, autre voyageur loin de chez lui, dans L’Odyssée (chants X-XI).
Si le récit « fait sens » donc, ce n’est pas en tant que témoignage : la densité du style de Bouvier, la
conscience d’écrire littérairement, éloignent formellement cette possibilité, et de ce point de vue, ce
récit n’est pas, pour reprendre l’expression de Flaubert, « un livre sur » Ceylan, ni même « un livre
sur » Bouvier. Pour autant, il ne s’agit pas plus d’« un livre sur rien » : sa signifiance se construit
dans ses rapports (génériques, thématiques, stylistiques, etc.) à la littérature comme alternative au
réel.

2. La littérarité ne s’inscrit donc pas dans une opposition « matière » / « style » mais dans la capacité
du texte à faire signe, formellement, référentiellement ou allusivement, vers d’autres œuvres :
l’intertextualité réconcilie thématisation, représentation et style.

• Songeons, par exemple, au mythe de Phèdre, issu de la Fable antique 6, et à ses nombreuses
apparitions dans la tradition littéraire : la belle-mère d’Hippolyte est, au théâtre, l’objet de tragédies
d’Euripide (Hippolyte porte-couronne, 428 av. J.-C.), de Sénèque (Ier siècle de notre ère), de Robert
Garnier (1573) ou de Racine (1677), mais sa passion destructrice est aussi évoquée, parfois
allusivement, dans d’autres genres poétiques : plusieurs fois chez Ovide (dans les Héroïdes ou dans
les Métamorphoses) ou encore chez Virgile (Énéide, chant VI), deux poètes du Ier siècle. Les
références passent parfois par une transposition du mythe, comme chez la dramaturge anglaise Sarah
Kane (L’Amour de Phèdre, 1996), qui écrit sur ce récit une variation contemporaine particulièrement
violente. La référence peut-être plus indirecte encore, mais particulièrement signifiante, comme dans
le roman de Zola La Curée (1871), où les amours de Renée, seconde femme d’Aristide Saccard, et
de Maxime, le fils de ce dernier, prennent la forme d’une tragédie dégradée : les personnages zoliens
manquent de la hauteur des souverains mythologiques, Maxime et Renée vivant une véritable liaison
(le jeune homme, sorte de contre-Hippolyte, plaisante même à ce propos, au chapitre V, après une
représentation de Phèdre au Théâtre-Italien, et affirme trouver les tragédies « assommantes ») ; plus
loin, la découverte de leur liaison laisse l’époux de Renée, qui l’a épousée par intérêt, plutôt
indifférent… L’allusion, enfin, peut être, stylistique et « sonner » aux oreilles du lecteur attentif et
cultivé : ainsi, dans La Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau donne-t-il souvent à ses personnages-
épistoliers un ton tragique, l’amour impossible de Julie et de Saint-Preux étant marqué par cette
tonalité. On lit, par exemple, sous la plume de la jeune fille (lettre I, 4) : « Dès le premier jour que
j’eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison ; je le sentis du
premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle, le rendent chaque jour

5 Du point de vue de la signifiance, « le texte est un tout sémantique unifié », écrit Riffaterre
6 Avec la majuscule, la « Fable » ici désigne la mythologie gréco-romaine.

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plus mortel. » N’est-ce pas là une référence possible à la passion immédiate (« Je le vis, je rougis, je
pâlis à sa vie », I, 3, v. 273), et assimilée à une souffrance physique (« Je sentis tout mon corps et
transir et brûler », I, 3, v. 276) de la femme de Thésée ? Et que dire de cet alexandrin blanc, tiré de la
lettre I, 18 du roman : « et mon cœur fut à vous dès la première vue » ? Plus loin, enfin, après la
découverte des lettres de Saint-Preux par la mère de Julie, cette dernière écrit : « Où fuir ? Comment
soutenir ses regards ? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre ! » (lettre II, 28), ce qui peut faire
penser à ce vers célèbre de la tragédie racinienne : « Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale »
(IV, 6, v. 1277). Plus qu’à des amours réelles, donc, ou même gouvernées par des lois
vraisemblables, ces exemples font référence à un motif partagé, connu, construisant, par des
proximités et des écarts, par des reprises et des variations stylistiques, thématiques ou encore
mimétiques, leur littérarité propre.

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