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ROMAN POLANSKI

L'ART DE L'ADAPTATION
Champs visuels
Collection dirigée par Pierre-Jean Benghozi,
Raphaëlle Moine, Bruno Péquignot et Guillaume Soulez

Une collection d'ouvrages qui traitent de façon interdisciplinaire des


images, peinture, photographie, B.D., télévision, cinéma (acteurs,
auteurs, marché, metteurs en scène, thèmes, techniques, publics etc.).
Cette collection est ouverte à toutes les démarches théoriques et
méthodologiques appliquées aux questions spécifiques des usages
esthétiques et sociaux des techniques de l'image fixe ou animée, sans
craindre la confrontation des idées, mais aussi sans dogmatisme.

Dernières parutions

Jacqueline NACACHE (dir.), L'analyse de film en question,


2006.
Céline SCEMAMA, Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc
Godard, 2006.
Jean-Claude CHIROLLET, Photo-archaïsme du XXème siècle,
2006.
Xavier CABANNES, Le financement public de la production
cinématographique, 2006.
Cécile CHICH (coord.), Klonaris/Thomadaki, Le cinéma
corporel, 2006.
Eric SCHMULEVITCH, La Fabrique de l'Acteur Excentrique
(FEKS), ou l'enfant terrible du cinéma soviétique, 2006.
Eric COSTEIX, Cinéma et pensée visuelle, 2005.
Tony FORTIN, Philippe MORA, Laurent TRÉMEL, Les jeux
vidéo: pratiques, contenus et enjeux sociaux, 2005.
Jean-Michel BERTRAND, 2001 L'odyssée de l'espace, 2005.
André PARENTE, Cinéma et narrativité, 2005.
Frédérique CALCAGNO-TRISTANT, Le film animalier.
Rhétoriques d'un genre du film scientifique, 1950-2000,2005.
Arzhel LE GOARANT, Abel Ferrara, 2005.
Steven BERNAS, L'écrivain au cinéma, 2005.
Jean-Lou ALEXANDRE, Les cousins des tricheurs, 2005.
Jean-Claude CHIROLLET, Art fractaliste, 2005.
André LOISELLE, Le cinéma québécois de Michel Brault, à
l'image d'une nation, 2005.
ROMAN POLANSKI
L'ART DE L'ADAPTATION

Collectif dirigé par Alexandre TyIski

L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE

L'Harmattan Hongrie Espace L'Harmattan Kinshasa L'Harmattan Italia L'Harmattan Burkina Faso
Konyvesbolt Fac. Sciences. Soc, Pol. et Adm. Via Degli Artisti, 15 1200 logements villa 96
BP243, KIN XI 10124 Torino 12B2260 Ouagadougou 12
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
Université de Kinshasa - RDC ITALIE BURKINA FASO
Ouvrages du même auteur

Roman Polanski, ses premiers films polonais, Lyon: Aléas, 2004.


Roman Polanski, Rome: Gremese International, 2006.

www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan l@wanadoo.fr

@L'Hannattan,2006
ISBN: 2-296-00797-X
EAN : 9782296007970
REMERCIEMENTS

D'abord et avant tout, je tiens à adresser ici tous mes


remerciements aux participant(e)s de ce collectif pour le temps
de recherche et d'écriture déployé, la profondeur des mots choisis
et la hauteur des pensées partagées pour ce recueil :

Pierre Arbus
Raphaëlle Costa de Beauregard
Marc-Jean Filaire
Rémi Fontanel
Sébastien Gayraud
Franck Lafond
Philippe Met
Gilles Methel
Jean -Pierre 0 hl
Alberto Scandala
Gilles Visy
Corinne Vuillaume

Enfin, j'aimerais dédier cet ouvrage à Pascale et François,


mes parents, et à tous ceux et toutes celles qui, comme Roman
Polanski, aiment les livres et les films, et savent en saisir toute la
saveur et l~mportance, en particulier quand les temps sont durs. . .
SOMMAIRE

[11]: « Avant-propos» - A.1)lski

LE BEBE DE ROSEMARY, 1968


[15]: « L'image entre lettre et esprit» - P.Met
[33]: «La mémoire du ciment» - S.Gqyraud

LE LOCATAIRE, 1976
[47]: «Transparence sans transition» -A.Scandola
[61]: « Etat des lieux» - G.Methel

TESS, 1979
[81]: « Une femme d'aujourd'hui» - RCosta de Beauregard
[109]: «Le continuum de la lumière» - PArbus

LUNES DE FIEL, 1992


[139]: «Du roman au filin... »- RFontanel
[157]: « lntertextualité romanesque... »- G.Vi:9l
LA NEUVIEME PORTE, 1999
[169]: « L'errance dans le carré du diable» - C. V uillaume
[191]: « Le jeu des différences» - P.Lafond

LE PIANISTE, 2002
[207]: « Le trait d'union. .. »- A.1)lski
[217]: « Pour une lecture distanciée »- M-J.Filaire

OLIVER TWIST, 2005


[249]: « De la cendre à l'or» - RCosta de Beauregard
[265]: «L'expérience de la perte» - J-P. Ohl

[273]: « Ressources» - A.1)lski


AVANT - PROPOS

Alors que Charles Dickens, Oliver Twist et Roman Polanski


reviennent quelque peu secouer l'actualité littéraire,
cinématographique et éducative, voici réunis dans ce recueil
quelques aveux individuels et réflexions inédites autour d'un
cinéaste franco-polonais passé maître dans l'art d'adapter les
livres pour les films, du Bébé de Rosemaryen 1968 à Oliver Twist
en 2005, en passant par Le Locataire (1976) ou encore Tess
(1979). Des titres célèbres et célébrés comme autant d'âpres et
risquées aventures d'adaptation - étant donné entre autres, la
richesse insaisissable de ces ouvrages, ainsi que l'attente, parfois
irrationnelle, et la connaissance souvent intimidante que ces
voyages supposent chez les lecteurs spectateurs.
Une littérature relativement abondante circule déjà autour de
l'adaptation littéraire pour le cinéma (lire en fin de livre notre
bibliographie) et ce présent parcours n'entend pas révolutionner
l'approche, mais plus simplement, apporter au sujet un modeste
complément, spécifique et universitaire. Un sujet en tout cas,
qui a nécessité de nous interroger sur des éléments concrets des
textes originels et des films finalement produits; et un sujet qui
nous a mené, inévitablement, et pour le plus grand plaisir des
analystes, à évoquer de multiples disparitions et transformations
- et ce, qu'elles relèvent du champ strictement historique,
sémiologique ou esthétique.
Les textes réunis ici entendent ainsi exister comme autant de
ponts, de passages, de lieux frontières, entre langage littéraire et
langage cinématographique, dans l'entre deux si nourricier de
l'art. Pourtant, et pour des raisons méthodologiques évidentes,
ne seront pas étudiées ici les pièces théâtrales Macbeth et La Jeune
Fille et la Mort - que Roman Polanski adapta au cinéma,
respectivement en 1971 et 1994. Par souci de rigueur, notre
domaine de récolte ne mélangera pas spectacle vivant et
expérience solitaire, bien que ces champs-là soient, on le sait, si

11
souvent mêlés - mais un ouvrage tout entier sur Roman
Polanski et le théâtre mériterait largement d'être écrit en
longueur et en profondeur.
En clair, comment avons-nous souhaité con figurer et
construire notre étude? Tout d'abord, nous avons choisi
d'organiser l'ordre des chapitres dans la chronologie logique du
temps, des années 1960 aux années 2000 - non tant pour
démontrer un changement d'approche (ou peut-être a contrario
une permanence) de Roman Polanski vis à vis de l'adaptation
(bien que cela pourra apparaître finalement aux lecteurs et
lectrices), mais pour respecter, plus simplement, une certaine
« logique» temporelle et filmographique. Ensuite, et afin de
nous « adapter» au caractère cosmopolite, pluriel et entremêlé
des œuvres cinématographiques de Roman Polanski, nous
avons volontairement convoqué des textes d'universitaires
venus de pays différents (de France, d'Italie et d'Amérique) et
de disciplines distinctes (d'histoire, de sémiotique et
d'esthétique). Enfin, nous avons opté pour présenter
systématiquement sur chaque film adapté deux textes écrits par
deux universitaires distincts (notre ouvrage se composant au
final de quatorze textes donc). Cela n'implique aucunement
l'idée d'un duel rhétorique ou disciplinaire sur un même film,
mais davantage une intention de complémentarité de point de
vue, voire un dialogue. Car si l'adaptation et le cinéma
polanskien peuvent nous apprendre quelque chose, ne serait-ce
pas, précisément, qu'il est possible, souhaitable, d'envisager un
livre, une œuvre, un monde, à travers plusieurs angles?
En tout cas, le but de notre ouvrage n'est surtout pas de
déterminer si les paris d'adaptation littéraire et
cinématographique de Roman Polanski sont «réussis» (cela, le
temps lui-même ne pourrait en décider de manière définitive),
mais plus raisonnablement, d'éclairer, et d'essayer de
comprendre, certains choix du cinéaste, voire certaines astuces
et techniques. En particulier, de mieux cerner la (relative)
fidélité polanskienne envers les romans.

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Une adaptation fidèle indique-t-elle obligatoirement un
manque d'imagination? Mais s'agirait-il tant chez Roman
Polanski d'une simple fidélité pour les romans? Où se situerait
alors l'originalité des touches proposées par le cinéaste? Autant
de questions pour, peut-être, mieux saisir un metteur en scène,
encore aujourd'hui, si difficile à identifier. Mais surtout, à
nouveau, observer avec précision ces petites « métamorphoses»
magiques qui muent de l'encre à la pellicule, de l'écrit à la
projection, et du papier à la toile.
Curieusement, il y a probablement chez Roman Polanski
un même mystère, bouillonnant et inconsolable, autour de la
métamorphose - lui si marqué, lors de ses études académiques,
par ses lectures de Franz Kafka et de Bruno Schulz. Il est ainsi
bien difficile de ne pas être témoin dans les films de ce cinéaste,
de diverses transformations, d'une forme (d'une âme) à une
autre, de changements, d'une langue (d'une origine) à une autre,
de mutations corporelles (d'un âge, d'un sexe) à d'autres, de
migrations d'un état (d'un Etat, d'un régime) à un autre, etc.
Au fond, peut-être nous aurait-il fallu aussi évoquer avec les
films de ce metteur en scène, «l'adaptation» dans son sens
physique le plus fondamental. Car Roman Polanski est un
survivant qui n'aura cessé tout le long de sa vie (il est né en
1933) de «s'adapter» au déménagement (de Paris à Cracovie,
du ghetto à Hollywood), à la haine raciale, à la séparation
familiale, aux surréalismes sociaux et politiques, aux seriaI killers
et aux paparazzi, aux effets de modes et aux cultures nationales
et internationales. « Adapter », pour ce cinéaste, c'est donc peut-
être aussi savoir s'adapter à une âme, à un monde et à un récit
en sachant rester soi-même, en sachant survivre à l'autre. Si
notre ouvrage ne saurait donc répondre à tout, ni tout saisir des
complexités de l'adaptation polanskienne, nous espérons au
moins que ce chant collectif et interactif permette de préciser
quelques-unes des spécificités du cinéma polanskien, parmi
beaucoup d'autres, et de célébrer avant toute chose, et dans
l'émotion, l'art de l'adaptation.

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LE BEBE DE ROSEMARY

L'image
entre lettre et esprit
Philippe Met

Difficile, de prime abord, de concevoir adaptation plus


respectueuse et plus minutieuse que celle effectuée par Roman
Polanski à partir du best-seller néogothique d'Ira Levin paru en
1967, Rosemary'sBa~ - que ce soit au niveau de l'intrigue, des
personnages (1), des dialogues, ou encore de la focalisation.
Pape en son temps incontesté de 1'«eXploitation film» à budget
inexistant, doublé d'un incorrigible mais habile promoteur de
l'effet choc, tant sur les écrans que dans les salles et les
campagnes publicitaires, William Casde avait eu assez de flair
pour acheter les droits du livre, mais dut assez vite en rabattre
sur ses ambitions de réalisateur pour se contenter de produire le
film. Il aurait par ailleurs fait courir le bruit que la quasi
littéralité de l'adaptation était à mettre sur le compte de la
relative inexpérience, voire de la naïveté, d'un cinéaste « auteur »
attelé à ce qui devait constituer, pour lui, une double première:
tourner à Hollywood (pour les studios Paramount) un film qui
ne soit pas issu d'un script original. Il va sans dire que la thèse
d'un Polanski s'imaginant n'avoir aucune latitude vis-à-vis du
texte-source, n'osant en changer une ligne, ou trop heureux de
pouvoir se satisfaire d'une transposition pour ainsi dire terme à
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terme, ne saurait tenir. Si une première mouture du scénario, de
la seule main du cinéaste et longue de 260 pages, fut bien suivie
d'un indispensable travail d'élagage, en collaboration, cette fois,
avec Richard Sylbert, le directeur artistique du film, il ne serait
pas exagéré de poser que le roman, de par sa lisibilité et sa
linéarité (1'efficacité dramatique étant fonction directe de la
sobriété narrative), offrait déjà une trame prédécoupée, voire
pré-scénarisée. Au reste, l'œuvre de fiction d'Ira Levin ne devait
pas tarder à être abonnée aux adaptations cinématographiques à
succès: songeons, pour la seule décennie 70, à The Stcpford Wives
et The Boys from Brai/l.
Est-ce à dire que le film se contente d'être la copie conforme
- ou une sage mise en images - du livre? Rien n'est moins sûr.
Si, dans sa très grande majorité, le matériau du livre a été retenu
et, qui plus est, au prix d'altérations minimes (notamment pour
les dialogues), on aurait beau jeu de s'adonner à un relevé
systématique des diverses omissions. L'exercice serait pour le
moins prosaïque, sinon anecdotique et futile, dans la mesure où
celles-ci participent d'un processus de transcodage somme toute
banal et incontournable, dicté par les contraintes spécifiques de
chacun des moyens d'expression considérés. On pourrait
montrer sans peine qu'un souci légitime d'éviter à l'écran des
redondances lassantes, des détails secondaires, un relâchement
dans le rythme et l'enchaînement a, pour l'essentiel, guidé le
choix des passages du livre à éliminer. Ainsi, pour s'en tenir à
ces quelques exemples, de la conversation téléphonique de
Rosemary avec sa sœur aînée, de son bref séjour dans la
modeste maison de campagne de Hutch, de la représentation à
Philadelphie de la pièce de théâtre dont Guy est la vedette (2),
ou encore des visites répétées au cabinet du Dr. Sapirstein. Si
les deux cauchemars principaux (la religieuse du pensionnat
réprimandant Rosemary; la créature satanique la violant) font
tout naturellement l'objet d'un traitement très soigné (bien que
clairement distinct du « classicisme» formel qui tend à prévaloir
partout ailleurs dans le film)(3), la référence, certes fugace, à
d'inquiétants rêves coïncidant avec les premières douleurs de

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grossesse de Rosemary n'a pas été retenue, sans doute en raison
du potentiel incongrûment spectaculaire et sensationnaliste de
ce genre de scène sur grand écran: l'héroïne se voit en effet
acculée dans un recoin de sa salle de bains par de gigantesques
araignées, puis tentant désespérément de déraciner un
mystérieux arbuste noir qui s'est mis à pousser sur le tapis du
salon. (4)
Inversement, Polanski sait aussi dilater un seul paragraphe
du roman (5) en une séquence plus ample et ambiguë, comme
lors de l'installation des Woodhouse dans leur nouvel
appartement, encore non meublé et peu éclairé, qu'ils vont en
quelque sorte étrenner en pique-niquant et en faisant l'amour à
même le parquet. L'ouverture en fondu, la succession de plans-
séquences sans échange de paroles ou peu s'en faut, le corps
des acteurs sortant partiellement, ici et là, du cadre (par jeu
combiné du placement de caméra et de la focale utilisée), le
décor «gothique» (long couloir central, boiseries sombres et
massives): ces divers éléments infléchissent subtilement, et
pour tout dire enrichissent, le sens et la fonction d'une scène
qui se résumait, dans le roman, au contentement « matérialiste»
de ce jeune couple admirant dans le détailles signes patents de
confort et de luxe de leur logis (poignées de portes, moulures,
bay-windows, coiffeuse, etc.) (6). Pour être rares et minimales,
chacune des répliques possède ici une charge symbolique
spécifique: la voix, pour lors anonyme, de Minnie Castevet à
travers la cloison mitoyenne, crée d'emblée une intrusion
intempestive et presque vulgaire dans l'espace privé et la vie
intime des protagonistes, alors qu'elle n'intervient qu'au
chapitre suivant dans le livre; celle de Rosemary initie les ébats
amoureux, ce que le texte original se gardait d'indiquer; celle de
Guy, enfin, les interrompt et les teinte lugubrement (7), en dépit
du ton badin, en associant les craquements du parquet au
souvenir de la conversation avec Hutch au sujet des sœurs
cannibales qui auraient séjourné jadis dans l'immeuble. En
quelques touches d'ambiance visuelles et sonores, le décor et le
climat, pour le moins porteurs de troubles présages sous les

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allures d'un bonheur de carte postale, sont ainsi dressés:
l'étreinte sexuelle apparaît d'ores et déjà placée sous haute
surveillance, Eros confusément lié à Thanatos. Le long plan fixe
de la perspective du couloir à l'amorce de la séquence ne
dénotait-il pas, du reste, une possible et menaçante présence
occulte, dans la plus pure tradition «gothique» de la demeure
maudite ou hantée? Ce n'est pas un hasard si les différentes
parties prenantes dans l'élaboration et l'exécution du film
semblent avoir vu très tôt dans l'immeuble (et l'appartement) le
personnage central de l'histoire (on sait qu'il s'agit de la façade
du Dakota, rebaptisé «Bramford» dans Rnsemaryj-Balry,sis dans
le Upper West Side en bordure de Central Park et devant lequel
John Lennon devait être assassiné).
De même, les trois lignes neutres et strictement factuelles (8)
consacrées à la vision très éphémère d'une félicité postnatale,
cruellement réduite à néant au réveil de Rosemary par
l'irruption de Guy et Sapirstein (prévenus par le Dr. Hill en qui
l'héroïne avait imprudemment placé sa confiance), donnent lieu
à un traitement sensiblement plus sophistiqué dans le film. La
séquence correspondante n'y dépasse guère les 20 secondes,
mais est en effet forteli1ent onirisée: l'image sous-exposée
présente un grain important, la caméra «flotte» de l'une à
l'autre des personnes assemblées autour d'une Rosemary
radieuse, son bébé dans les bras, suscitant des propos inaudibles
mais que l'on devine sans mal remplie d'une admiration béate.
A d'autres moments encore, c'est à une manière de compromis
ou de vacillement entre ces extrêmes (abandon pur et simple de
certaines des données originelles; remaniement important, en
termes quantitatifs et/ou qualitatifs, du matériau premier) que
l'on assiste. Polanski conserve ainsi le véritable montagecut qui
fait passer, dans la seconde partie du roman, du chapitre 7 au
chapitre 8. L'un s'achève sur les répercussions de l'ouvrage sur
la sorcellerie, AIl Of Them Witches, transmis, selon les dernières
volontés de Hutch, à Rosemary: celle-ci finit par y trouver la
clé de l'identité cachée de Roman Castevet, dont le nom est
l'anagramme de Steven Marcato, fils d'un sataniste ayant résidé

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et sévi en son temps au Bramford. L'autre s'ouvre, sans
transition, sur l'obstétricien de Rosemary feignant la surprise
(<<Fantastic! ») lorsque sa patiente lui fait part de sa découverte.
Cela posé, on ne s'étonnera pas de ce que Polanski s'ingénie, de
place en place, à court-circuiter le réseau narratif d'origine, à
insérer ses propres «cut »-surprises en rapprochant ou
télescopant des éléments entre lesquels le roman avait ménagé
un intervalle, aussi infime soit-il. On pensera notamment, en ce
sens, à la coupe franche entre, d'une part, le réveillon chez les
Castevet qui se clôt sur le toast porté par Roman «A l'An
Nouveau! L'An 1 ! » (autre forme de raccourci, qui échappe à la
principale intéressée), et, d'autre part, Rosemary dans sa cuisine
dévorant à belles dents les abats d'un poulet qui n'est pas
encore passé au four, avant de surprendre son propre reflet sur
la surface métallique du grille-pain et, réalisant l'énormité de son
acte, d'aller vomir dans l'évier (9). Pour en revenir à la notion
de compromis ou de mouvement de balancier, il convient de
remarquer que, s'il maintient bien l'effet de « saute» entre les
deux chapitres du roman considérés, le réalisateur fait, en
revanche, l'économie de la réception, dans la suite du chapitre
8, en l'honneur des Castevet qui s'apprêtent prétendument à
partir en voyage, pour passer directement à la scène des adieux
entre les Woodhouse et leurs voisins le lendemain matin.
Il est de fait que, à l'image du chapitre 9 dont les deux
premiers tiers passent en quelque sorte à la trappe Qe film n'en
conserve que la conversation téléphonique de Rosemary avec
Donald Baumgart, dont la cécité, aussi soudaine qu'inexplicable,
avait valu à Guy d'obtenir le rôle qu'il convoitait, ainsi que la
visite écourtée au cabinet du Dr. Sapirstein), les ellipses se font
de plus en plus fréquentes dans la deuxième moitié du livre à
proportion que se ramifient les taraudantes angoisses et les
soupçons lancinants de Rosemary, que s'intensifient ses doutes
et ses débats de conscience (et ce, jusque dans les ultimes
instants du récit, lorsqu'elle envisage de tuer l'enfant du Diable
ou de se tuer avec lui), que s'aiguise la compulsion
investigatrice. Nul doute qu'il faille voir là un phénomène de

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vases communicants: Polanski, qui a eu la sagesse à la fois de
préserver la focalisation quasi exclusive sur l'héroïne éponyme
et de résister à la tentation de transposer les incessants - et,
pour tout dire, envahissants - monologues intérieurs de cette
dernière en interventions en voix off, se devait d'opérer des
coupes sombres parmi les mouvements foisonnants de la
conscience exacerbée de Rosemary. Hormis quelques moments
épars où l'héroïne se parle à elle-même, l'expression de ses
pensées - tout au moins, leur substance - doit passer
obliquement par les regards, la gestuelle, la prise de vues, le
montage ou encore la bande sonore. Outre l'épuration du tissu
narratif, certaines «chevilles» ont pu s'avérer nécessaires. Au
lieu de se remémorer par bribes les passages saillants de l'opus
sur la sorcellerie confisqué avant d'être jeté par Guy, Rosemary
achète ainsi un nouveau livre traitant du même sujet (Witchcraft
de Stella Lauden) qu'elle feuillette aussitôt. Elle fait d'abord
glisser son doigt le long d'un syntagme en italique sur une page
qui remplit l'écran, puis lit elle-même à haute voix un autre
extrait. Dans les deux cas, il s'agit de fragments correspondant
aux citations de All Of Them Witches données dans le roman. Il
est aussi, cependant, des ajouts qui s'apparentent à des touches
plus subtiles et plus personnelles: s'emparant, vers la fin du
film, d'un long couteau de cuisine avant de se rendre par le
passage dérobé dans l'appartement des Castevet, Rosemary
manque être surprise par l'arrivée inopinée de Guy et doit se
précipiter dans un renfoncement, ce qui a pour conséquence de
mettre en branle un petit berceau à bascule destiné à l'origine au
futur bébé et contenant un poupon en guise de simulacre. C'est
de la pointe de son couteau que Rosemary doit faire cesser un
mouvement d'oscillation qui pourrait trahir sa présence. Ce
moment-choc d'incongruité visuelle ne fait pas qu'accentuer la
tension dramatique de la scène, que faire vibrer la corde du
suspense: il crée aussi un effet d'annonce cruellement ironique,
puisque l'héroïne est sur le point de découvrir l'identité
satanique de l'être qu'elle a enfanté.

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Voilà, donc, très grossièrement, pour ce qui ressortit aux
rapports de la lettre et de l'image, même si, insistons-y, ce ne
sont là encore, pour une part non négligeable, que variantes et
variations de surface, propres en définitive à tout processus
d'adaptation qui se respecte, aussi révélatrices soient-elles (de
l'acuité et de l'art de Roman Polanski, entre autres choses.. .).
De manière sans doute plus profonde, voire radicale, qu'en est-
il à présent, de !'esprit- de l'esprit du livre, ou de son absence,
ou encore de son gauchissement, au sein du film? Au
demeurant, les deux composantes (lettre et esprit) sont-elles
même dissociables? Un constat s'impose d'emblée: c'est à
l'unisson que la critique relève une apparente divergence entre
la religiosité teintée de manichéisme, potentiellement
conservatrice sur le plan de l'idéologie, du texte de Levin, et la
« fantasticité » plus systématique de l'adaptation
cinématographique, créatrice d'une ambiguïté, qui serait au
fondement même du genre, selon une définition canonique due
naguère à Todorov (10). En estompant la récurrence ou
l'impact des marques, ici manifestes, là suggestives, du
surnaturel, ainsi que les allusions très appuyées au milieu
familial et à l'éducation catholique de Rosemary, Polanski
renforce, et parvient à maintenir jusqu'à la toute fin, la non-
résolution ou l'indécidabilité entre une lecture accréditant le
complot sataniste et une interprétation clinique du personnage
de Rosemary (tourments et délires hallucinatoires de la femme
primipare). C'est ainsi en toute connaissance de cause et non
sans un brin de malice que le cinéaste, sensible aussi sans doute
aux enseignements de l'esthétique de l'understatement,c'est-à-dire
de la litote visuelle ou du hors-champ, perfectionnée par
l'équipe de Val Lewton dans les années 1940 (11), joue non
seulement avec le pouvoir d'évocation de l'image, mais
également avec la propension du public à s'autosuggestionner, à
se laisser pénétrer de la charge subliminale de cela même qui,
contre toute attente, n'est pas montré. L'anecdote est connue
mais vaut d'être rappelée: de très nombreux spectateurs furent
fermement convaincus, à la sortie des salles, d'avoir vu le fruit

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de l'union de Rosemary et du Diable dans le berceau tendu de
crêpe noir, quand la stratégie de Polanski a précisément été à la
fois de susciter cette image et de l'éluder, ne livrant que la
surimpression fugitive d'une paire d'yeux jaunes et fendus
(identiques, donc, à ceux du Démon dans la séquence du viol,
conformément à l'adage «tel père, tel fils ») sur le regard
horrifié d'une Rosemary au bord de l'évanouissement. Plus
largement, et indépendamment d'incontestables spécificités
littéraires et cinématographiques, il est patent que la fin du film
gagne en efficacité à être moins « bavarde» que celle du roman:
ont disparu les paroles adressées au bébé (qui n'auraient pas
manqué de revêtir des accents sinon grotesques, tout au moins
risibles), ainsi que la joute verbale entre Rosemary et Roman
autour du nom du nouveau-né (Andrew vs. Adrian). La caméra
se contente de zoomer sur le visage de Mia Farrow esquissant
un vague sourire de mère attendrie en direction de son enfant
tout en gardant un caractère énigmatique digne de la Joconde,
puis de glisser vers les rideaux de la fenêtre. En lieu et place
d'un contrechamp, un fondu enchaîné et les intonations
mélancoliques d'une berceuse nous ramènent symétriquement
au générique de début de film, la caméra s'éloignant dès lors de
l'immeuble (Plutôt que de s'en approcher), après avoir survolé
les toits. Ainsi la boucle est-elle bouclée grâce à cet ingénieux
ajout d'un «cadre» qui sert aussi d'agent de distanciation,
déjouant par là même l'écueil du pathos (on aurait pu craindre,
par exemple, une Mater Dolorosa pleurant la naissance du fils
de Satan plutôt que la mort du Christ.. .).
D'évidence, ces modulations autour de l'ambivalence et de
l'équivoque ont valeur de motif constitutif et mériteraient d'être
examinées plus avant, notamment pour ce qu'elles s'enlèvent
sur fond d'un hiatus déterminant, que Roman Polanski a du
reste le premier perçu et souligné (12), entre, d'une part, «un
thriller admirablement bien construit» qui, à la lecture, suscita
une adhésion et une fascination immédiates, et, d'autre part,
une croyance «en Satan comme incarnation du Mal» et «en
l'existence d'un Dieu personnifié» qui, elle, s'accordait mal à la

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