Vous êtes sur la page 1sur 115

_— :

| L
| | JM " | À A
| ré | à L { Ch & | À

“M +) Re | | = }
| |
C ( Æ ( Ÿ [ ï a ee \
| 1 L y L L \

|
|

|
|

| Le

|
|
* |

“ARGUMENTS"

ENITI/N
LL/I TI IV)
LA LITTÉRATURE
SELON

ROLAND BARTHES
© 1986 by LES EDITIONS DE MNUIT
7, rue Bernard-Palissy — 75006 Paris
La loi du 11 mars 1957 interdit les copies où reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation où reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et
constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

ISBN 2-7073-1066-2
VINCENT JOUVE
la

LA LITTÉRATURE
SELON
ROLAND BARTHES

._ ARGUMENTS
LES EDITIONS DE MINUIT
Es TE | dé 4 se L
FO TE CONS AN.

AD
| PA RATTE] AJ 0
“fat ne.
D oaurraAT TAAIORS 0
AVANT-PROPOS

Le 25 février 1980, Roland Barthes, sortant du Collège de


France, est renversé par une camionnette ; il meurt un mois plus
tard, le 26 mars. Avec cet homme aux visages multiples qui fut
à la fois critique, sémiologue, théoricien, essayiste, c’est l’une
des figures les plus contestées du débat littéraire de ces deux
dernières décennies qui s'éteint. Ses écrits, presque toujours à
la une de l'actualité littéraire, ont donc suffisamment été passés
au crible de son vivant pour qu'il soit légitime de s'interroger
sur l'opportunité de leur consacrer une nouvelle étude. Pour-
quoi, cinq ans après la mort de Barthes, réfléchir sur l’image de
la littérature que nous transmet son œuvre ? Que peut-on bien
en dire qui n'ait déjà été dit? La réponse à ces questions se
trouve dans la démarche qui a présidé à la présente étude. Nous
avons voulu réagir contre deux types d’attitudes couramment
répandus vis-à-vis de la personne ou de l’œuvre de Barthes :
parler de Roland Barthes en « faisant » du Roland Barthes, et
ne voir en ce dernier que la figure légère d’un dandy raffiné
passant allègrement d’une mode à l’autre.
Le premier type d’attitude se retrouve dans la plupart des
numéros spéciaux que diverses revues ont consacrés à Barthes
à la suite de sa mort. Ainsi, dans le numéro 36 de Cormmuni-
cations, Eliséo Véron reprend à son compte le thème barthésien
du texte désoriginé dans lequel se défait toute voix énonciatrice
pour dire que sur Barthes, en fin de compte, on ne peut jamais
rien dire : « Aucun sujet énonciateur ne maîtrise la reprise,
même pas celle qu’il peut tenter, de temps en temps, de ses
propres textes. Que quelque savoir ait été produit entre ce texte
6 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

et ceux de Roland Barthes est donc improbable, mais. qui


sait ?» . Même type de démarche dans une autre publication,
plus récente, lé numéro 15 de Textuel, paru en 1984. Retenons
simplement l’article de M. Laugaa, au titre évocateur de « Le
Barthème », et celui de J.-J. Roubine, significativement intitulé
« La Glu, le corps et le Bunraku ». Ces deux textes, écrits dans
le plus pur style barthésien, se présentent curieusement sous la
forme d’une suite discontinue de fragments, comme si le
mimétisme était l'attitude la plus propice à la distance critique.
On peut se demander si l’œuvre de Barthes ne mérite pas mieux
que cette circularité réductrice dans laquelle on veut l’enfermer.
Le second type d’attitude, plus nocif sans doute que le
premier, est aujourd’hui triomphant ; et c’est lui probablement
qui dressera l’image de Barthes pour la postérité. Nous nous
référerons ici à deux ouvrages dont le mérite est d’être récents
et donc révélateurs du jugement actuel que l’on porte sur
Barthes : L'écriture même : à propos de Barthes de Susan Sontag
et Critique de la critique de Tzvetan Todorov. Le premier texte,
traduit en français en 1982, ne veut retenir de l’œuvre barthé-
sienne que son côté plaisant, léger, voire futile, la replaçant ainsi
dans ce courant marginal de la culture occidentale qu'est le
dandysme. Elégance, gratuité, superficialité deviennent, dès
lors, les traits principaux du discours barthésien : « La plupart
des jugements et des centres d'intérêt de Barthes reviennent à
affirmer des critères esthètes »*, peut-on lire, ou encore
« Barthes ne cesse d’argumenter contre la profondeur »*, «la
liberté de l'écrivain, telle qu'il la décrit, est en partie une
fuite »*. Avec l’ouvrage de Tzvetan Todorov, de novembre
1984, Barthes ne nous apparaît guère sous un jour différent. Ici
encore, même si elle n’est plus tenue pour frivole, c’est l’incons-
tance du critique qui retient avant tout l’attention : « Si à
l’intérieur de chaque texte on pouvait prendre ses phrases pour
l’expression de sa pensée, l’ensemble des textes révèle qu’il n’en
est rien, puisqu'on s'aperçoit que Barthes change constamment

1. E. Véron, Communications, 36, 1982, p. 73.


2. S. Sontag, L'Ecriture même : à propos de Barthes, trad. franç., Paris, Christian
Bourgeois, 1982, p. 47.
3. Ibid., p. 48.
4. Ibid., p. 55.
AVANT-PROPOS 7

de position, qu'il lui suffit de formuler une idée pour s’en


désintéresser »”.
Pourquoi donc cette impuissance ou ce refus de traiter
l’œuvre de Barthes comme un objet complet appelant une
analyse de fond? Deux raisons essentielles, à notre avis, expli-
quent ce phénomène. Tout d’abord, Barthes n’est pas un
critique comme les autres : son écriture, on l’a souvent dit, est
plus d’un écrivain que d’un théoricien. Il n’est donc pas aisé
d’interpeller sur ses idées un homme dont l’œuvre se veut
d’abord charnelle et sensuelle. Ensuite, Barthes n’est mort que
depuis peu, et l'essentiel des écrits qui lui sont consacrés sont
parus de son vivant. Ainsi le rapport affectif présent dans les
divers commentaires de ses textes rend illusoire toute distance
critique, et l’analyse de son œuvre — inévitablement diachroni-
que — reste surtout sensible à l’évolution de sa pensée.
Aujourd’hui cependant, les conditions nous semblent réunies
pour une vue plus rigoureuse des choses. Barthes disparu, son
œuvre est devenue, qu'il l’ait ou non voulu, un tout achevé et
structuré. Nous choisirons donc d'étudier les textes barthésiens
d’un point de vue synthétique pour essayer de montrer com-
ment la conception de la littérature qu'ils défendent, relève, à
travers la permanence de points essentiels, d’une pensée théori-
que riche et cohérente. Les textes de Barthes sont en effet,
comme on le verra, porteurs d’une véritable théorie de la
littérature qui mérite d’être considérée en elle-même, pour ce
qu'elle vaut, indépendamment de la personnalité et de la
biographie de son auteur.

5. T. Todorov, Critique de la critique, Paris, Seuil, collection « Poétique », 1984,


p. 76.
Der
| rue «Glyrs RSE
“PE LA 2:AR ÉUCUES ut
4 Fa
au. 68, PER
D LT ETS neMARS ES a NITURUE D
D ON REP 501, Me Je EP ARTE
A d'a s à dura DOTLE 4

Ar EU

At 0 ur

kr tn Lén dt

PR ç time)
Te AT

-
à, Huron LORS Se,
red 4
rt o x ve 7 >bafè À
4 pa di : . . Tv
AVERTISSEMENT

1. Au cours de notre étude, nous analyserons la littérature


comme une notion générale sans distinction des différents
genres qui composent le champ littéraire. Nous fondant sur le
postulat théorique moderne d’une unité du discours esthétique,
nous tiendrons pour synonymes les mots «littéraire» et
« poétique », (Le degré zéro de l'écriture est de fait le seul
ouvrage de Barthes où soit reconnue la spécificité de la poésie).
2. Sera exclue de cette étude l’analyse du théâtre en tant que
tel. Le théâtre, en effet, s’il participe du champ littéraire par sa
dimension verbale, le déborde dans ses manifestations scéni-
ques. La réflexion barthésienne sur le théâtre est donc en marge
de ses idées générales sur la littérature et mériterait une étude
autonome. Ainsi, nous n'évoquerons l’art dramatique que
marginalement, uniquement dans la mesure où il participe du
sort commun de la littérature.
3. Pour ce qui est de la terminologie, nous parlerons d’ « œu-
vre littéraire » tant que la notion de «texte» ne sera pas
explicitée. Ensuite, nous emploierons indistinctement les diffé-
rents termes en nous autorisant de cette affirmation de Leçon :
« Je puis dire indifféremment : littérature, écriture ou texte ».
LISTE DES ABREVIATIONS

Nous ajoutons aux œuvres de Barthes proprement dites un article


essentiel paru originellement dans le numéro 8 de Communications et
repris ensuite dans l’ouvrage collectif Poétique du récit : Introduction à
l'analyse structurale des récits.
ASR : Introduction à l'analyse structurale des récits, in Poétique du récit,
éditions du Seuil, collection « Points », 1977. (Première édition
dans Communications, 8, 1966.)
BL : Le bruissement de la langue, éditions du Seuil, 1984.
CV : Critique et vérité, éditions du Seuil, collection « Tel Quel », 1966.
DZE : Le degré zéro de l'écriture, éditions du Seuil, collection
« Points », 1972. (Première édition : collection « Pierres vives »,
195)
EC : Essais critiques, éditions du Seuil, collection « Points », 1981.
(Première édition : collection « Tel Quel », 1964.)
ES : L'empire des signes, éditions Skira, collection « Sentiers de la
création », 1970.
FDA : Fragments d'un discours amoureux, éditions du Seuil, collection
« Tel Quel », 1977.
GV : Le grain de la voix (Entretiens 1962-1980), éditions du Seuil, 1981.
L : Leçon, éditions du Seuil, 1978.
M : Michelet par lui-même, éditions du Seuil, collection « Ecrivains de
toujours », 1954.
My : Myhologis, éditions du Seuil, collection « Points», 1970.
(Première édition : collection « Pierres vives », 1957.)
NEC : Nouveaux essais critiques, in Le degré zéro de l'écriture.
OO : L'obure et l'obtus, éditions du Seuil, collection « Tel Quel », 1982.
PT : Le plaisir du texte, éditions du Seuil, collection « Points », 1973.
(Première édition : collection « Tel Quel », 1973.)
RB : Roland Barthes par Roland Barthes, éditions du Seuil, collection
« Ecrivains de toujours », 1975.
12 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

SE : Sollers écrivain, éditions du Seuil, 1979.


SEL : Sade, Fourrier, Loyola, éditions du Seuil, collection « Points »,
1980. (Première édition : collection « Tel Quel », 1971.)
SR : Sur Racine, éditions du Seuil, collection « Points », 1979. (Pre-
mière édition : collection « Pierres vives », 1963.)
S/Z : S/Z, éditions du Seuil, collection « Points », 1976. (Première
édition : collection « Tel Quel », 1970.)
Le chiffre entre parenthèses qui suivra l’abréviation désignera la
page.

NB. : Ne figurent ici que les abréviations des œuvres de Barthes


citées. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Sysère de la mode, Eléments
de sémiologie et La chambre claire, dont aucun passage n’est reproduit
dans la présente étude, soient absents de la liste établie ci-dessus.
Quand on écrit, on dispense des germes, on peut
estimer qu'on dispense une sorte de semence et que, par
conséquent, on est remis dans la circulation générale des
semences.

ROLAND BARTHES.
a, sf 1# Ré 207 NY TENTE Ti Ne i

| Be PNRe DETTE PR - he f \ l

rat, msi | NN id: VONT


: si a | RCE AP x, M = LUAE nur

MB EUR 1Adwe hu DER PPIENER » AE LPES À


ras é.A VER OU x.
, LS Je Eee A <ilpeton à Pom aT PRRNERS >
DE of sm À | £ ina Le

PRES Rep" sé état NS SOU )


PE De | «id:
me

Dre © hé
A". betynee <<qe durMie (Er SRE E
I

LA FORMULATION DU PROBLÈME :
SOCIOLOGIE OU ANTHROPOLOGIE ?

Les termes du débat.

La question qui se pose comme préalable à tout regard


critique, toute analyse de fond, sur la littérature, porte sur sa
définition : pas de réflexion théorique, en effet, qui ne pré-
suppose la connaissance de son objet. Or il est deux façons de
saisir le littéraire : en tant qu'essence, en tant que valeur. Le
problème se formule comme suit : existe-t-il un être transhis-
torique, voire intemporel, de la littérature, ou faut-il admettre,
au contraire, que la spécificité littéraire varie avec les époques ?
En d’autres termes, de quel type de discours relève la pratique
poétique : de l’anthropologie ou de la sociologie? Il s’agit de
savoir si la littérature est une pratique humaine définie dont les
caractéristiques transcendent l'Histoire, ou si, pure donnée
sociologique, elle est toujours liée à un contexte culturel. Le
choix est entre la postulation autonomique et la postulation
hétéronomique.
Définir le littéraire est, on le voit, une démarche lourde de
conséquences. Barthes ne s’y est pas trompé : il a davantage
essayé, tout au long de son œuvre, de formuler le problème en
ses termes exacts plutôt que de le trancher de façon décisive :
« La question qui se pose, dit-il en 1964, à l’occasion d’un
entretien sur les rapports de la sémiologie et du cinéma, est de
savoir si une anthropologie de l'imaginaire est possible. Si l'on
arrivait à retrouver les mêmes structures dans un film et dans
des contes archaïques, on aboutirait à une grande probabilité du
plan anthropologique, sinon on renvoie tout à la sociologie »
(GV, 40). Cette question, Barthes ne l’a pas résolue : il a hésité
jusqu’au bout devant l’attitude à adopter face au fait littéraire.
16 LA LITTÉRATURE SELON BARTIIES

Mais cette hésitation n’est pas gratuite : en elle gît précisément


la richesse théorique de la pensée barthésienne.
Dans les premiers écrits, Barthes opte résolument pour un
être historique de la littérature ; il dénonce dans Myfhologies le
« mythe de l’intemporalité, qui gît dans tout recours à une
“culture” éternelle (“un art de tous les temps”) » (M, 145). La
sphère du littéraire, comme le montre brillamment Le degré zéro
de l'écriture, relève d’un strict déterminisme culturel : les signes
de la littérature d’une part, les modalités de la réception de
l’œuvre d’autre part, sont en liaison directe avec l'Histoire.
L'écrivain n’a guère le choix : il est tenu de signifier l’art dans
sa façon d’écrire. La forme littéraire, obligée de se soumettre au
goût d’un public, est toujours marquée socialement. La littéra-
ture, en ce sens, n'existe pas hors du rapport qui lie l'écrivain
à la société. Et c’est parce que ce rapport évolue que le langage
littéraire évolue. Barthes est ainsi fondé à construire le concept
d’« écriture » : « Placée au cœur de la problématique littéraire,
qui ne commence qu'avec elle, l'écriture est donc essentielle-
ment la morale de la forme, c’est le choix de l’aire sociale au sein
de laquelle l'écrivain décide de situer la Nature de son langage »
(DZE*" 15).
Mais l’historicité de l’objet-littérature, c’est également celle
du lecteur. Ce n’est pas seulement par sa forme que l’œuvre est
culturelle, mais aussi à travers l’affect qu’elle produit sur le
récepteur. Cette constatation vaut, bien sûr, pour tout objet
artistique. Ainsi Barthes écrit-il, à propos des « têtes compo-
sées » du peintre Arcimboldo, que « c’est à l’intérieur de notre
propre culture qu'elles suscitent le sens affectif, que l’on devrait
appeler, en bonne étymologie, le sens pathétique; car on ne
peut trouver certaines de ces têtes “méchantes et bêtes”, sans
se référer, par un dressage du corps — du langage —, à toute
une socialité » (OO, 136). Le malaise, l’effroi, ou le rire, seraient
donc fondamentalement culturels, le sentiment de l'identité
artistique pouvant, dès lors, évoluer avec l'Histoire.
La logique de cette réflexion — de type sociologique —
conduit tout droit à la conclusion de Sur Racine : « L’être de la
littérature replacé dans l’histoire n’est plus un être» (SR,
145-146). Cette affirmation, que Barthes défend jusqu’au début
des années 60, est issue de l'influence conjuguée de Sartre et de
Brecht. Ce que Barthes retient de ces deux auteurs, c’est non
SOCIOLOGIE OÙ ANTHROPOLOGIE ? 17

seulement l’idée d’une réalité idéologique de l’œuvre, mais aussi


et surtout la revendication de cette immersion du littéraire dans
l'Histoire : l’œuvre, fait social, ne pourrait-elle pas, en effet, agir
sur les fondements de la société?
Barthes a Ju Sartre : l'écrivain est toujours, qu'il le veuille ou
non, « dans le coup » ; il ne peut écrire sans prendre parti sur
le monde où il vit. Cependant, alors que Sartre invoquait la
moralité du message’, c’est celle de la forme qui retient l’at-
tention de Barthes. Pour ce dernier, en effet, la littérature n’est
pas communication, mais langage. C’est moins dans le fait qu'il
utilise la langue que dans la façon dont il le fait que l'écrivain
se trouve impliqué comme tel. La littérature est d’abord une
activité formelle : c’est l’idée-phare de la réflexion barthésienne ;
on la trouve déjà dans Le degré zéro de l'écriture, et elle restera
présente jusque dans les derniers écrits du critique-essayiste.
Barthes est donc loin de se rallier sans réserves à Sartre; il ne
le cite d’ailleurs jamais. Il en va tout autrement s'agissant de
Brecht. C’est précisément à l’époque où il compose Le degré zéro
que Barthes lit les Ecrits sur le théâtre. Ce qui le séduit dans
l'apologie brechtienne du « théâtre épique », c’est la corrélation
établie entre la transformation de la société et l’évolution de
l’art. Au xx° siècle, dit Brecht, le théâtre de type « aristotéli-
cien » est devenu impossible : le spectateur ne doit plus
s'identifier au personnage mais, au contraire, se démarquer de
l’automate scénique ; ce n’est plus l'illusion qui importe, mais le
regard critique. À monde aliéné, théâtre désaliénant. L'art ne
prend sens qu’à l’intérieur de son époque : c’est l’idée principale
que Barthes retient de l’œuvre de Brecht : «Il n'y a pas une
“essence” » de l’art éternel, mais (...) chaque société doit inven-
ter l’art qui l’accouchera au mieux de sa propre délivrance »
(EG52).
L’affirmation est donc claire : la littérature ne se conçoit pas
en dehors de l'Histoire. Cependant, au cours des années 60,
Barthes est peu à peu conduit à moduler ce point de vue. Il en
vient, en effet, progressivement à l’idée qu'il est possible de
déceler certaines caractéristiques ontologiques de la littérature
indépendamment de sa réalité historique. Il nous faut ici encore

1. Cf. J.-P. Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, Collection « Idées »,
1948.
18 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

distinguer deux niveaux : le schéma formel de l’œuvre d’une


part, le double mécanisme de production/réception de la littéra-
ture d’autre part.
Sur le plan strictement formel, il y aurait selon Barthes un
certain nombre de structures inhérentes à l’œuvre littéraire.
Cette idée qu'il emprunte aux formalistes russes, et plus
précisément à Vladimir Propp *, concerne d’abord uniquement
le récit. Dès les premières pages de l’Introduction à l'analyse
structurale des récits, qui paraît en 1966, on peut lire : « Inter-
national, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la
vie » (ASR, 8). Cinq ans plus tard, dans Sade, Fournier, Loyola,
c’est la même conception d’une réalité atemporelle du récit que
l'on retrouve : « Nous pensons bien que le Récit (comme
pratique anthropologique) est fondé sur quelque échange »
(SEL, 165). Au-delà de la grande variété des œuvres, il existe
ainsi un certain nombre de constantes formelles qui définissent
le récit comme tel. Le pur historicisme ne suffit donc pas à
expliquer l’être littéraire; il ne permet pas de résoudre la
question essentielle, celle-là même posée par Propp au sujet des
contes merveilleux : « Tous les problèmes de l’étude des contes
doivent finalement aboutir à la solution de ce problème essentiel
qui reste toujours posé, celui de la similitude des contes du
monde entier »”.
L'originalité de Barthes va consister à élargir à tous les
systèmes de signes ce type d'analyse particulier qu'il a lui-même
pratiqué sur le récit : « Une même organisation formelle règle
vraisemblablement tous les systèmes sémiotiques, quelles qu’en
soient les substances et les dimensions » (ASR, 11).
Il s’agit pour nous de déterminer quel peut être, dans ce
contexte, le statut de la littérature. Ce que postule Barthes, c’est
l'unité du champ symbolique humain. Or c’est là un domaine
qui englobe bien plus que la seule pratique littéraire : « En
analysant des films, des feuilletons radiodiffusés, des romans
populaires, des bandes dessinées, et même des faits divers ou
des gestes de rois ou de princesses, etc., on trouvera peut-être
des structures communes. On déboucherait ainsi sur une caté-

2. Cf. V. Propp, Morphologie du conte, trad. franç., Paris, Seuil, Collection


« Points », 1970.
3. V. Propp, op. cit, p. 27.
SOCIOLOGIE OU ANTHROPOLOGIE ? 19

gorie anthropologique de l'imaginaire humain» (GV, 39).


Incluse dans le champ complexe de l'anthropologie, la pratique
littéraire relèvera donc nécessairement des structures symboli-
ques du psychisme humain. La spécificité du poétique, toute-
fois, restera encore à définir.
L’appartenance de la littérature au champ symbolique est
cependant essentielle dans la mesure où elle permet de supposer
que les mécanismes de production et de réception de l’œuvre
se définissent eux aussi par des caractéristiques anthropologi-
ques. Barthes propose ainsi de transposer dans le domaine du
littéraire les hypothèses que la grammaire générative a élaborées
au niveau de la langue : « Répondant à la faculté de langage
postulée par Humboldt et Chomsky, il y a peut-être en l’homme
une faculté de littérature, une énergie de parole, qui n’a rien à
voir avec le “génie”, car elle est faite, non d’inspirations ou de
volontés personnelles, mais de règles amassées bien au-delà de
l’auteur. Ce ne sont pas des images, des idées ou des vers que
la voix mythique de la Muse souffle à l'écrivain, c’est la grande
logique des symboles, ce sont les grandes formes vides qui
permettent de parler et d'opérer » (CV, 58-59). Barthes prend
ici pour point de départ la distinction établie par Chomsky *
entre «compétence» et « performance ». Pour le linguiste
américain, la « compétence » désigne l'aptitude du sujet parlant
à construire et à comprendre des phrases grammaticales dans
l’infinité des constructions permises par une langue, et la
« performance » la réalisation effective de cette aptitude. Or il
n’est pas impossible que la littérature, en tant que pratique
symbolique, exige de la même façon une « acceptabilité »
pré-existant à la production de toute œuvre particulière. De
même qu'au niveau de la langue l’acceptabilité des phrases
dépend du sentiment des sujets parlants, de même il est fort
possible qu’en littérature l’acceptabilité d’une œuvre dépende
de la logique symbolique des hommes. C’est en ce sens que
Barthes peut faire référence à une « langue de récit ». Tout
lecteur a, en effet, intériorisé de façon plus ou moins consciente
un certain nombre de rubriques fondamentales auxquelles
chaque récit doit se conformer pour être perçu comme tel. La
lecture de la « séquence » narrative répond ainsi à une logique

4, C£. N. Chomsky, Sructures syntaxiques, trad. franç., Paris, Seuil, 1969.


AO LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

très précise. Prenons, par exemple, la séquence de « la séduc-


tion » : « Toute fonction qui inaugure une séduction impose dès
son apparition, dans le nom qu’elle fait surgir, le procès entier
de la séduction, tel que nous l’avons appris de tous les récits qui
ont formé en nous la langue du récit » (ASR, 30).
La littérature présente donc un certain nombre de caracté-
ristiques ontologiques du seul fait qu’elle appartient au vaste
champ des activités anthropologiques. Les structures symboli-
ques qui la constituent ne suffisent pas, on l’a vu, à la définir
spécifiquement, mais lui sont indispensables. L'homme, de fait,
pourrait se définir comme le seul être vivant apte à manipuler
le symbole : « Mutilé de toute activité symbolique, l’homme
mourrait bientôt ; et si l’asymboliste survit, c’est que la déné-
gation dont il se fait le prêtre est elle aussi une activité symboli-
que qui n'ose pas dire son nom » (00, 109). C’est pour cette
raison que, ce qui intéresse le structuralisme, ce qui est l’objet
véritable de sa recherche, c’est l’homme fabricateur de sens :
« Homo significans : tel serait le nouvel homme de la recherche
structurale » (EC, 218).
Les termes du débat ainsi posés, il semble impossible
d'abandonner catégoriquement l’idée d’une réalité ontologique
de la littérature : par-delà l'Histoire, il y a quelque chose dans
l’œuvre dite « littéraire » qui touche à un certain fond consti-
tutif de l'humain. C’est ce « quelque chose » — avec toutes les
réserves que Barthes lui-même a formulées (la référence au plan
ontologique est toujours modalisée) — qu'il s’agit à présent de
définir.

Pour une ontologie litératre.

Dès Le degré zéro, ouvrage pourtant centré sur l’analyse


historique de la littérature, apparaît la tentation de dégager une
forme atemporelle du littéraire, ne serait-ce que sous la forme
d’un idéal à atteindre : celui de l’« écriture blanche ». Ce n’est
en effet qu'en élaborant une parole neutre, dégagée de toute
détermination idéologique, que l’écrivain pourra réaliser l’être
plein de la littérature. L'écriture blanche se définira ainsi
comme un langage transparent qui « perd volontairement tout
recours à l'élégance ou à l’ornementation, car ces deux dimen-
SOCIOLOGIE OU ANTHROPOLOGIE ? 21

sions introduiraient à nouveau dans l'écriture, le Temps,


c'est-à-dire une puissance dérivante, porteuse d'Histoire »
(DZE, 57). Le fait est que l'idéologie, non seulement sur le plan
des contenus, mais davantage encore sur le plan strictement
formel, est la marque spécifique de l’ancrage historique de
l’œuvre. L'écriture qui parviendrait à s’en abstraire, se situant
du même coup hors de l'Histoire, réaliserait donc une définition
pleinement ontologique de la littérature. C’est en ce sens que
l'idéal littéraire ne peut résider que dans un degré zéro de
l'écriture, l’expression « degré zéro » (que Barthes emprunte au
linguiste Brôndal) qualifiant ce qui, dans la langue, n’est pas
marqué spécifiquement. Ainsi, de même que l'indicatif des
verbes est une forme neutre par rapport à l’impératif ou au
subjonctif, de même l’écriture blanche est un langage du « degré
zéro » comparé aux techniques littéraires traditionnelles, toutes
marquées par leur destination sociale. C’est donc parce que
l’ordre zérologique du langage est le seul qui puisse soustraire
l'œuvre au poids de l'Histoire que l'écriture blanche, de caracté-
ristique historique de la littérature moderne qu'elle était, va
s’ériger en définition universelle du littéraire. Or, en refusant
ainsi les signes trop longtemps compromis de son identité, la
littérature devient inévitablement une problématique du lan-
gage : se construisant dans la recherche d’un signifiant désa-
liéné, elle va se constituer avant tout comme interrogation
formelle. C’est dans cette optique que la « littérature littérale »
de Robbe-Grillet — et notamment Le voyeur, analysé dans les
Essais critiques — acquiert toute sa valeur aux yeux de Barthes :
« Elle ne peut exister que sous la figure de son propre pro-
blème, châtieuse et pourchasseuse d’elle-même. Sinon, quelle
que soit la générosité ou l’exactitude de son contenu, elle finit
toujours par succomber sous le poids d’une forme traditionnelle
qui la compromet dans la mesure où elle sert d’alibi à la société
aliénée qui la produit, la consomme et la justifie » (EC, 70).
La réflexion du Degré zéro a donc laissé entrevoir la possibi-
lité d’une forme canonique de la littérature. Cet ouvrage,
. cependant, est encore trop marqué par l'analyse sartrienne,
voire marxiste, du fait littéraire, pour que Barthes y assume
pleinement sa recherche d’un modèle atemporel. Ce n’est qu’à
la fin des années 60 qu'il s'engage résolument dans cette voie.
À partir de cette période, il va chercher à définir le lieu
22 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

spécifique du littéraire à travers deux outils conceptuels dont il


usera successivement : la « structure » qui renvoie à la notion
d’« œuvre », et la « structuration » dont le corrélat théorique est
le « texte ».
C’est en 1966, avec l’Introduction à l'analyse structurale des
récits, publiée dans Communications, que se trouve théorisée
l’idée selon laquelle l’œuvre (et plus particulièrement le récit) se
conforme nécessairement à un modèle intemporel par rapport
auquel elle se définit. Tout récit n’est ainsi lisible qu'à travers
trois catégories structurelles fondamentales : les « fonctions »
(unités dont l’organisation en séquences permet à l’histoire de
progresser), les « actions » (personnages définis par leur sphère
d'activité), la « narration » (niveau supérieur où s'opère le
double codage du narrateur et du lecteur).
Barthes, du moins en ce qui concerne la littérature, abandon-
nera cependant assez vite l'analyse structurale : elle offre un
modèle trop étroit qui ne permet pas de rendre compte de
toutes les potentialités de l’œuvre. L'idée d’une forme univer-
selle pré-existant à tous les récits relève d’une conception trop
fixiste et par là même réductrice. Il faudra donc dépasser le
structuralisme et diriger la réflexion vers une idée plus dynami-
que du littéraire. Ce changement de perspective est déjà en
germe dans l'Analyse structurale. En recourant à la notion de
« jeu », empruntée au modèle actantiel de Greimas, Barthes
insiste en effet sur le caractère flexible de la structure. Exami-
nant la constante du récit qui consiste à mettre aux prises deux
personnages, il écrit : « Ce duel est d’autant plus intéressant
qu'il apparente le récit à la structure de certains jeux (fort
modernes), dans lesquels deux adversaires égaux désirent
conquérir un objet mis en circulation par un arbitre » (ASR,
EyRE
Barthes en arrive ainsi à remplacer le concept de « structure »
par celui de « structuration ». L'idée d’une essence de la littéra-
ture est toujours présente, mais elle change de lieu. Le littéraire
ne réside plus dans la conformité à un modèle, mais dans le
dynamisme textuel de production qui génère toute œuvre. Nous
analyserons ultérieurement ce processus de manière détaillée; il
nous suffit ici de noter que l'être de la littérature tel qu’il est
défini dans $/Z n’est plus à chercher dans le produit, mais dans
le travail de production : « Le texte unique n’est pas un accès
SOCIOLOGIE OU ANTHROPOLOGIE ? 2

(inductif) à un Modèle, mais entrée d’un réseau à mille entrées :


suivre cette entrée, c’est viser au loin, non une structure légale
de normes et d’écarts, une Loi narrative ou poétique, mais une
perspective (de bribes, de voix venues d’autres textes, d’autres
codes), dont cependant le point de fuite est sans cesse reporté,
mystérieusement ouvert » (S/Z, 19). Ce qu'il faut noter ici, c’est
. la volonté persistante chez Barthes, au-delà des illusions de la
période structuraliste, d'élaborer un principe définitoire du
littéraire.
Modèle unique ou pluriel de codes, la littérature est de toute
façon plus qu’une simple donnée historique. Il est d’ailleurs
remarquable que, tout au long de sa réflexion, Barthes ait
défendu l’idée que le symbole l’emportait sur l'Histoire. Même
lorsqu'il reprend à son compte la théorie du texte, c’est toujours
à l’intérieur de l’ordre symbolique que se trouve décrite la
réception de l’œuvre. Les règles de la lecture ne sont en aucune
manière le fait de l’auteur : « Visibles bien en deçà de lui, ces
règles viennent d’une logique millénaire du récit, d’une forme
symbolique qui nous constitue avant même notre naissance, en
un mot de cet immense espace culturel dont notre personne
(d'auteur, de lecteur) n’est qu'un passage » (BL, 35). C’est en
raison de cette appartenance à l’ordre des symboles, que l’œu-
vre se définit d’abord comme fait anthropologique. Se donnant
comme pluriel de sens, aucune histoire ne l’épuise : « Une
œuvre est “éternelle”, non parce qu'elle impose un sens unique
à des hommes différents, mais parce qu'elle suggère des sens
différents à un homme unique, qui parle toujours la même
langue symbolique à travers des temps multiples : l’œuvre
propose, l’homme dispose » (CV, 51-52). En fin de compte,
l’homme n'existe pas en dehors du champ des symboles. On
reconnaît ici l’une des thèses fondamentales de la réflexion
lacanienne. Barthes y puise son argumentation, tout en recon-
naissant ses dettes envers la pensée du psychanalyste : « Je ne
peux que faire mienne la pensée de Lacan : ce n’est pas
l’homme qui constitue le symbolique, mais c’est le symbolique
qui constitue l’homme » (GV, 91). Il s’agit, en fait, de com-
prendre que, lorsque l'individu naît à l’existence, il entre du
même coup dans une structure signifiante déjà constituée, qui
lui pré-existe et qu’il doit assimiler pour entrer comme « sujet »
dans le monde du langage, de la civilisation et de la culture : à
24 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

travers les lois, les valeurs, les jugements, l’homme reste enfermé
dans le champ du symbole jusqu’à sa mort. Lacan ne veut pas
dire autre chose lorsqu'il affirme que « les symboles envelop-
pent la vie de l’homme »”.
La littérature relevant d’une logique symbolique constitutive
de l'humain, il devient possible d'établir des équivalences entre
le fonctionnement inconscient du psychisme et la structure
narrative. C’est ainsi que Barthes considère le récit comme le
produit de l’« œdipe» : « Raconter, n'est-ce pas toujours
chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans
la dialectique de l’attendrissement et de la haine? » (PT,
75-76). Et, de fait, avec le complexe d'Œdipe et l’activité
littéraire, nous sommes en présence de deux composantes
anthropologiques dont le parallélisme invite à postuler l'unité
du champ symbolique humain.
La littérature présente ainsi, à l'évidence, un certain nombre
de traits transculturels. Il n’en résulte pas pour autant une
évacuation de l'Histoire. Il nous faut, ici encore, nous référer à
la distinction chomskienne entre « compétence » et « perfor-
mance ». Dans la sphère du littéraire, la « performance », c’est
la capacité individuelle d’engendrer des œuvres à partir du vaste
réseau des modèles, « patterns » syntagmatiques et protocoles
syntaxiques qui constituent la « compétence » de l'écrivain. Or,
si cette dernière notion permet de rendre compte des traits
systématiques de la littérature, il est difficile d’analyser la
« performance » sans recourir à l'Histoire.

La dimension historique.

L'œuvre littéraire, qu’elle soit conçue comme structure ou


structuration, est faite de langage; elle hérite donc de la double
fonction du signe linguistique, à savoir : signifier et signaler.
L’être verbal de l’œuvre, en effet, renvoie d’une part au travail
sur le signifiant qui constitue la littérature dans sa spécificité,
et d'autre part à l'idéologie dont chaque œuvre porte la
marque : le mot n’est jamais innocent. Barthes se réfère ici à la
thèse saussurienne de l’arbitraire du signe. Comme l’affirme le

5. J. Lacan, Ecrs, Paris, Seuil, 1966, p. 279.


SOCIOLOGIE OÙ ANTHROPOLOGIE ? 25

linguiste suisse en tête du Cours de linguistique générale*, les


dénominations linguistiques ne sont pas analogiques de la
réalité : le signe n’est pas une nature; il y a discontinuité entre
le langage et le réel. Pour adapter le verbal au monde, il faut
donc faire des choix; et quelle option, à l’origine, n’est pas
idéologique? L’ancrage de l’œuvre dans l'Histoire se révèle
inévitable. Cependant — et c’est là l’apport essentiel de la
réflexion barthésienne —, l’évidence de la dimension historique,
loin de rendre caduque toute vision ontologique de la littéra-
ture, se présente au contraire comme l’épiphénomène inévitable
d'un mécanisme formel transculturel. C’est en raison de sa
structure même que le langage littéraire ne peut échapper à
l'Histoire : comme le suggère le concept d’« écriture » du Degré
zéro, l'œuvre ne peut signifier sans, du même coup, signaler.
L'écrivain, on l’a vu, intègre dans son œuvre les impératifs
requis par son destin social. Qu'est-ce que l'écriture, dès lors,
sinon l’être historique de l’œuvre ? Barthes ne dira pas autre
chose, quinze ans après la publication du Degré zéro, à l’époque
du structuralisme triomphant : « La forme même du message
littéraire est dans un certain rapport avec l'Histoire et avec la
société, mais ce rapport est particulier et ne recouvre pas
nécessairement l’histoire et la sociologie des contenus » (BL,
137).
Cette dimension historique de la forme littéraire, on peut
l’analyser, comme le fait Barthes, à travers les deux grandes
caractéristiques de la littérature française du xIx° siècle : le
recours systématique au passé simple comme temps de la
narration et l'emploi généralisé de la troisième personne dans le
roman. Ce n'est en effet pas un hasard si l'explosion du genre
romanesque s'affirme dans le siècle de la bourgeoisie triom-
phante. Voulant présenter ses propres valeurs comme absolues,
la société bourgeoise trouve dans le roman le matériau formel
dont elle a besoin pour élaborer une mythologie de l’universel.
Le passé simple, instrument d’une liaison purement logique
entre les procès de l’histoire, suppose, de fait, un monde
. achevé, stable, cohérent, débarrassé de l’épaisseur complexe du
réel. L'emploi de la troisième personne a une valeur à peu près

6. Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1906, 1911), Paris, Payot, 1972,
première partie, chapitre 1.
26 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

identique. Le « il » romanesque a pour charge de signifier un


état algébrique de la personne où le réel de l’existence est réduit
au minimum. Il s’agit, en fait, de communiquer des valeurs dont
on assume l’artificiel; c’est le meilleur moyen d’imposer un
pouvoir tout en restant crédible. Barthes résume admirablement
cette double fonction de l'écriture romanesque : « Elle a pour
charge de placer le masque et en même temps de le désigner »
(DZE, 28).
Un exemple plus précis des rapports étroits qu'entretient
l'œuvre avec l'Histoire nous est donné dans les Essais critiques
à travers une étude sur Voltaire, «le dernier des écrivains
heureux ». Le style pamphlétaire qui caractérise l’ensemble des
écrits voltairiens est, aux yeux de Barthes, directement lié à la
situation de l'écrivain au XVII‘ siècle. C’est une époque où
l’ascension de la bourgeoisie coïncide avec le recul de l’obscu-
rantisme et le progrès de la nation dans son ensemble : l'écrivain
a ainsi le bonheur d’agir dans le même sens que l'Histoire. C’est
ce qui explique la légèreté de l'ironie voltairienne, devenue
impossible au xx° siècle : « l’énormité même des crimes racistes,
leur organisation par l'Etat, les justifications idéologiques dont
on les couvre, tout cela entraîne l'écrivain d’aujourd’hui bien
au-delà du pamphlet, exige de lui plus une philosophie qu’une
ironie, plus une explication qu'un étonnement » (EC, 95).
Cette affirmation radicale de l’immersion de l’œuvre dans
l'Histoire est susceptible de dérouter le lecteur de Sur Racine et
des autres écrits structuralistes de Barthes : n’y a-t-il pas
contradiction entre la perspective essentialiste et la perspective
historiciste ? Peut-on soutenir la double validité des analyses
formaliste et sociologique? Il est impossible d’élaborer une
théorie littéraire sans répondre d’abord à ces questions. C’est
donc pour résoudre l’antinomie de l'essence et de l'Histoire que
Barthes va, de nouveau, se référer à Saussure. Il s’agit ici de la
distinction établie entre « langue » et « parole ». La « langue »,
c'est le code, l’ensemble des règles mises à la disposition des
locuteurs, tandis que la « parole », c’est la mise en œuvre,
l’utilisation effective de ce code par les sujets parlants. Appli-
quée au champ de la littérature, cette distinction se révèle
profondément libératrice dans la mesure où elle permet de
distinguer deux niveaux très différents : l’ensemble des règles
du langage littéraire d’une part, celui des réalisations particuliè-
SOCIOLOGIE OÙ ANTHROPOLOGIE ? 27

res, « idiolectales », de ces règles d’autre part. Or, si le premier


domaine est l’objet privilégié de la sémiologie, c’est de l’analyse
sociologique que dépend le second : « L'entreprise sémiologi-
que ou l’entreprise structuraliste ne nient pas du tout la
nécessité de l’analyse sociologique. Elles ne font que préciser sa
place dans l’ensemble de l’analyse : la sociologie devient alors
la science qui approche les “paroles”, les “messages” avec leur
situation, leur contexte social, les éléments individuels, cultu-
rels, etc. » (GV, 40). Il n’y a donc pas contradiction entre la
démarche sociologique et la démarche anthropologique, mais
bien au contraire complémentarité.
Concrètement, l’action de l'Histoire sur le langage littéraire
s'effectue de la manière suivante : il existe bien un rythme
historique des mutations de l'écriture ;mais celui-ci ne peut se
réaliser qu’à l’intérieur d’un ensemble de possibles : il se doit
de respecter le principe du littéraire : « Les processus de
changement sont plus de l’ordre de la translation que de
l’évolution : il y a en quelque sorte épuisement successif des
mutations possibles, et l'Histoire est appelée à modifier le
rythme de ces mutations, non ces formes elles-mêmes; il y a
peut-être un certain devenir endogène de la structure du
message littéraire, analogue à celui qui règle les changements de
mode » (BL, 138).
Barthes semble donc avoir trouvé une sorte de compromis
entre l’essence et l'Histoire qui résulte de la nature même du
signe, à la fois instrument ludique et signal idéologique. Qu'en
résulte-t-il pour l’être effectif de la littérature?

L'être de la littérature.

L’être de la littérature, à supposer qu'il existe, ne peut résider


que dans un mécanisme formel très général. La configuration de
l’œuvre, le message dont elle est porteuse sont en effet, comme
on vient de le voir, inéluctablement déterminés par l'Histoire et
. le contexte socio-culturel : « Il y a donc sans doute une grande
forme littéraire, qui couvre tout ce que nous connaissons de
l’homme. Cette forme (anthropologique) a reçu, bien entendu,
des contenus, des usages et des formes subsidiaires (“genres”)
très différents selon les histoires et les sociétés » (EC, 266).
28 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

Ainsi, l’intemporalité de l’œuvre ne peut se situer qu’au niveau


du signifiant. Le sens, trop marqué par le contexte particulier
qui l’a produit, se délite inévitablement sous le temps. Nous
n’aimons pas un texte pour ce qu'il dit, mais pour la manière
dont il le dit. « J'écoute l’'emportement du message, non le
message » (SFL, 16), écrit Barthes pour définir son approche
des œuvres de Sade, Fourier et Loyola. C’est ici que prend place
l’image fameuse de la littérature-vaisseau Argo. Comme le
navire antique dont toutes les pièces furent changées, une à une,
sans qu'il perdît jamais son identité, l'être littéraire demeure,
transcendant victorieusement les empreintes de l'Histoire
« Les pièces, les substances, les matières de l’objet changent au
point que l’objet est périodiquement neuf, et cependant le nom,
c'est-à-dire l'être de cet objet reste toujours le même » (EC,
156).
Pour cerner l'être littéraire, c’est donc la forme qu'il faut
étudier. Elle seule explique que l'on puisse, au-delà de l'His-
toire, éprouver du plaisir à la lecture de textes imprégnés
cependant de l'idéologie la plus morne et la plus rébarbative.
Barthes se place ici dans la mouvance de Valéry, et plus
généralement de toute la tradition romantique” : la littérature,
activité intransitive, n'est pas faite d'idées, mais de langage. Le
sens n'est pas pour autant absent de l’œuvre littéraire, bien
entendu; mais il ne revient que de façon détournée, pris en
écharpe, comme pur produit du signifiant. Dans cette optique,
«est dit écrivain, non pas celui qui exprime sa pensée, sa
passion ou son imagination par des phrases, mais celui qui pense
des phrases : un Pense-Phrase (c’est-à-dire : pas tout à fait un
penseur, et pas tout à fait un phraseur) » (PT, 81).
On pourrait aller jusqu'à dire que c’est de sa dépendance
même vis-à-vis du signifiant que le contenu tire sa valeur dans
le domaine littéraire. L'efficacité d’un message dépend en effet
de l’impression produite sur le destinataire, exigeant ainsi que
l’on varie, voire que l’on transforme, le langage courant par
définition trop neutre. C’est précisément le jeu auquel se livre
l'écrivain. Ainsi, c'est parce qu'il est dévié, soumis à la logique
de la forme, que le contenu de l’œuvre est exact. C’est parce
qu'il est issu d’un langage original, qu’il est « vrai » : « L’origi-

7. Cf. T. Todorov, Critique de la critique, op. cit. p. 11-15.


SOCIOLOGIE OÙ ANTHROPOLOGIE ? 29

nalité est (..) le fondement même de la littérature: car c’est


seulement en me soumettant à sa loi que j'ai chance de com-
muniquer avec exactitude ce que je veux dire » (EC, 12).
Il nous reste maintenant à examiner la nature de ce principe
général qui définit le littéraire. Il s’agit, en fait, d’un principe
allusif qui permet de considérer la littérature comme système de
position/déception du sens. La pratique littéraire, ne l’oublions
pas, a un fondement « formel » : obligée de passer par le relais
d’un certain nombre de techniques, elle relève nécessairement
de l’indirect. Le sens proposé est donc toujours ambigu : ne se
donnant qu'à l’intérieur d’un jeu de langage, il se colore
d’opacité; sitôt posé, il est déçu. Ordre formel complexe,
incertain quant au sens, telle est bien la définition barthésienne
de la littérature : « Depuis Homère et jusqu'aux récits polyné-
siens, personne n'a jamais transgressé la nature à la fois signi-
fiante et déceptive de ce langage intransitif, qui “double” le réel
(sans le rejoindre) et qu’on appelle “littérature” » (EC, 266).
Cette conception du littéraire doit, à l’évidence, beaucoup à
Roman Jakobson : c’est au fondateur, du Cercle linguistique de
Prague que Barthes emprunte cette idée de la littérature comme
pratique réflexive, centrée sur la combinaison des signifiants. La
définition de la fonction poétique du langage comme « visée du
message en tant que tel, accent mis sur le message pour son
propre compte » * permet, en effet, d'appréhender la littérature
comme parole de l’intransitif inévitablement vouée à l’ambi-
guité des contenus. Barthes a d’ailleurs toujours reconnu l’im-
portance fondamentale de Jakobson, non seulement pour sa
propre réflexion théorique, mais d’une manière plus générale
pour l’ensemble des analyses modernes de la littérature. Dans
un article qu'il lui consacre, Barthes rend d’abord hommage au
créateur de la poétique : « Toute énonciation qui met l'accent
sur la forme du message est poétique ; Jakobson a pu de la sorte,
à partir d'une position linguistique, rejoindre les formes vitales (et
souvent les plus émancipées) de la littérature : le droit à
l'ambiguïté des sens, le système des substitutions, le code des
_ figures (métaphore et métonymie) » (BL, 187-188). On remar-
quera l'accent mis sur la genèse linguistique des théories ja-

8. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. franç., Paris, Minuit, 1965,


p. 218.
30 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

kobsoniennes de la littérature : c’est là un point fondamental


pour Barthes dans la perspective d’une idée ontologique de
l’écrire poétique.
Il s’agit à présent de voir dans quelle mesure le principe
littéraire dégagé par Barthes se révèle opératoire pour l’analyse
de textes particuliers. On en trouve une application assez
probante dans une étude consacrée à Zazie dans le métro. Bar-
thes montre dans cet « essai critique » comment chaque événe-
ment du récit de Queneau confirme de façon remarquable la
définition de la littérature comme système de position/décep-
tion du sens. Tous les éléments de l'intrigue sont, en effet,
déçus sitôt posés. Ainsi le personnage de Pedro-Surplus, pré-
senté comme «flic», est aussi un satyre; l'héroïne, d’abord
perçue comme une enfant, se révèle progressivement d’une
maturité déconcertante; mais surtout, c’est le titre même du
roman qui échappe, dans la mesure où l’on ne voit jamais Zazie
prendre le métro. Œuvre de déception, le roman de Queneau
respecte la structure du littéraire : « L'événement n’est jamais
nié, c'est-a-dire posé puis démenti; il est toujours partagé, à la
façon du disque sélénien, mythiquement pourvu de deux figu-
res antagonistes » (EC, 126).
Nous sommes donc parvenus à une définition de la littéra-
ture; il nous faut maintenant examiner s’il est possible d’en
exploiter la richesse théorique.
Il

Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE?

La position du problème.

Nous venons de voir qu'il existe, selon Roland Barthes, un


certain nombre de caractéristiques formelles qui définissent le
littéraire comme tel. La littérature parle, hors de l'Histoire, un
langage qui lui est propre : « Il y a le langage /fférarre, écriture
véritablement collective dont il faudrait recenser les traits
systématiques (et non seulement les traits historiques, comme
on l’a fait jusqu'à présent) » (BL, 148). Il s’agit donc pour
Barthes de dépasser la perspective du Degré zéro et de repérer
le structurel derrière le sociologique. Le problème est de savoir
si l’on peut mener à bien un tel projet au moyen de critères sûrs
et opératoires. Cette démarche ne va en effet pas de soi dans
la mesure où la langue littéraire est « extériorité intérieure » ;
elle doit se construire au sein d’un ordre qui n’est pas le sien,
celui de la langue naturelle : « Il y a un statut particulier de la
littérature qui tient à ceci, qu'elle est faite avec du langage,
c'est-à-dire avec une matière qui est déjà signifiante au moment
où la littérature s’en empare : il faut que la littérature » se glisse
dans un système qui ne lui appartient pas mais qui fonctionne
malgré tout aux mêmes fins qu'elle, à savoir : communiquer. Il
s'ensuit que les démêlés du langage et de la littérature forment
en quelque sorte l’être même de la littérature » (EC, 263). Le
problème, en somme, pour la littérature, est de faire un langage
des conditions mêmes du langage. Il est impossible de ne pas
penser ici à Mallarmé : « Le langage lui est apparu l'instrument
de la fiction : il suivra la méthode du langage (la déterminer).
Le langage se réfléchissant ». L'on voit bien en quels termes
1. S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1945, p. 851.
3e LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

se pose la question du signifiant littéraire : la littérature va se


constituer selon des lois spécifiques, mais en restant à l’intérieur
de la langue naturelle, Il importera de savoir comment il est
possible de distinguer le protocole de l'écriture de la loi de la
parole.
C'est dans Sade, Fourier, Loyola que Barthes expose de
manière détaillée les opérations nécessaires à la production de
cette langue artificielle qu'est le langage littéraire. Si Sade,
Fourier et Loyola sont tout trois des « logothètes », c’est-à-dire
des fondateurs de langue, c’est parce qu’ils ont eu recours aux
mêmes opérations. Ces dernières sont au nombre de quatre.
Pour construire un langage poétique, il faut « s’isoler » (préser-
ver la pureté de la langue neuve en abolissant tout contact avec
une langue autre, commune et usitée) ;« articuler » (découper
et combiner des signes distincts) ; « ordonner » (soumettre le
discours nouveau à un ordre supérieur) ; « théâtraliser » (éche-
lonner les signifiants dans un processus d’infinitisation du
langage). La langue littéraire évoluera ainsi selon ses propres
lois, tout en suivant en partie le mode de constitution de la
langue naturelle. C’est ce que montre Barthes dans son analyse
du texte sadien : « Dans la grammaire sadienne, remarque-t-il,
il n'y a aucune fonction réservée (à l’exception du supplice).
Dans la scène, toutes les fonctions peuvent s’échanger, tout le
monde peut et doit être tour à tour agent et patient, fustigateur
et fustigé, coprophage et coprophagé, etc. » (SEL, 35). On voit
que l’érotique sadienne, à travers son formalisme, se rapproche
de la structure grammaticale de la langue. Tout système formel,
en effet, se réduit à un pur jeu de structures, à un ensemble de
lois fonctionnant indépendamment des éléments qu’il contient.
Or, le roman sadien satisfait rigoureusement à ce principe : dans
la scène érotique, ce ne sont pas les individus qui importent,
mais les classes d’action. Le sujet (grammatical) de l'acte
(sexuel) est indifféremment un libertin ou une victime, une
courtisane ou une épouse, un gentilhomme ou un domestique.
Il est ainsi possible de lire l’œuvre de Sade comme un pur
système formel, de goûter chez cet auteur si longtemps maudit
le plaisir d’une écriture inédite et maîtrisée, le charme d’un
signifiant méticuleusement élaboré. La scène érotique sadienne
n'est en effet rien d’autre qu’une grande phrase construite à
partir d’un lexique bien défini (postures, figures, épisodes) et
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 33

fonctionnant selon deux règles principales : l'exhaustivité (il


faut accomplir simultanément le plus grand nombre de postures
sexuelles) et la réciprocité (toute figure peut s’inverser).
Le langage littéraire obéit donc à une syntaxe rigoureuse, La
manière dont Barthes caractérise le rituel sadien (rituel textuel
autant que sexuel) pourrait en fin de compte définir le principe
formel de n'importe quel texte : « La Loi, non. Le protocole,
oui. Le plus libertaire des écrivains veut la Cérémonie, la Fête,
le Rite, le Discours » (SFL, 171). Le discours littéraire est, de
fait, un discours orienté : bien que se démarquant de la langue,
il n'évolue pas au hasard. La littérature n’est pas un anti-lan-
gage, elle est un langage autre, déporté, en dérive par rapport
à la langue. L'élaboration d’une écriture ne peut donc se
concevoir que selon des modalités extrêmement complexes. On
vient d'en voir un exemple concret à travers les opérations
auxquelles ont eu recours Sade, Fourier et Loyola pour cons-
truire leur langue nouvelle. Barthes essayera cependant par la
suite de définir un principe plus général pour expliquer com-
ment le texte, fait de langage, se situe malgré tout hors des
langages. On apprendra ainsi dans Le plaisir du texte que
l'écrivain doit finalement concevoir sa tâche comme « un travail
progressif d’exténuation » (PT, 51). Pour créer du langage sans
être le langage, le texte ne doit tolérer aucune voix au-dessus de
lui qui puisse servir de caution à ce qu’il dit ; il lui faut détruire
tout méta-langage : c’est la première condition (le texte au-
thentique ne parle jamais que sa propre langue). La seconde
condition est de liquider la notion de genre; le texte se présente
alors comme « “le comique qui ne fait pas rire”, l’ironie qui
n’assujettit pas, la jubilation sans Âme, sans mystique (...), la
citation sans guillemets » (PT, 51). Enfin, la troisième condition
(facultative) est de briser les structures reconnues de la langue :
pratique outrancière du néologisme, perversion de la syntaxe.
Le langage littéraire pourra dès lors s'affirmer comme langage
de la transgression : « Les déviances (par rapport à un code, à
une grammaire, à une norme) sont toujours des manifestations
d'écriture : là où la règle se transgresse, là apparaît l'écriture
comme excès, puisqu'elle prend en charge un langage qui n'était
pas prévu » (BL, 203) : L’« écriture», au sens où nous la
retrouvons ici, n'a plus guère de rapport avec le concept du
même nom du Degré zéro. C’est que Barthes a changé d’ap-
34 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

proche dans son analyse du littéraire : il n’étudie plus l’œuvre


comme produit historique, mais comme « texte ». La réflexion
sur le problème du signifiant en sort évidemment bouleversée.
C’est l’évolution de la pensée barthésienne sur ce point essentiel
que nous allons maintenant examiner.

De l'œuvre au texte : métamorphose du concept d'« écriture ».

Le problème est le suivant : déceler à quel niveau se situe le


signifiant littéraire. L'analyse historique ne permettant pas de
rendre compte d’un certain nombre de mécanismes structuraux,
Barthes prend le parti, au début des années 60, d'orienter sa
réflexion dans une perspective essentiellement linguistique. Son
présupposé théorique est alors le même que celui de Valéry :
« La littérature est, et ne peut pas être autre chose qu'une sorte
d'extension et d'application de certaines propriétés du lan-
gage »”. Dans un premier temps, Barthes va donc tenter de
définir le signifiant littéraire à partir du modèle de la langue.
Ainsi, dans l’Ixtroduction à l'analyse structurale, 1 se livre à la
double élaboration d’un lexique et d’une syntaxe du récit. En
premier lieu, il s'attache à repérer un certain nombre d’« unités
narratives » qui seraient au niveau de l’œuvre racontée ce que
sont les unités linguistiques au niveau de la langue. Dans le récit
comme dans le langage, c’est le caractère fonctionnel qui permet
de définir l'unité : tout segment de l’histoire se laissant appré-
hender comme le terme d’une corrélation est donc considéré
comme pertinent pour l'élaboration d’une grammaire narrative.
L'unité prend sens par son appartenance à l’un des trois
niveaux précédemment évoqués : celui des « fonctions », celui
des « actions », et celui de la « narration ». Il faut ainsi passer
d’un niveau à l’autre pour percevoir le sens global d’une œuvre,
de même qu'il est nécessaire d’analyser successivement les plans
phonétique, phonologique, grammatical et contextuel pour
décrire exhaustivement une phrase en linguistique. Segmenta-
tion et intégration : ce double procès caractérise à la fois la
langue et le récit. L'œuvre narrative, en effet, se structure à

2. P. Valéry, cité par T. Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil, collection


« Poétique », 1971, p. 32.
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 5

travers les deux grandes opérations qui déterminent la phrase :


la « distorsion » (qui permet d’étaler les signes avec une certaine
liberté) et l’« expansion » (qui permet de remplir à l’infini les
espaces intercalaires ainsi dégagés). Il est, de fait, possible en
littérature d'interrompre à tout moment la suite logique de
l’histoire racontée pour se livrer à des digressions multiples et
variées. Ce procédé constitue d’ailleurs l’un des plaisirs essen-
tiels de la lecture. Si l’on s’en tient à cette analyse détaillée de
l’œuvre narrative, l’idée s'impose qu’il existe une structure
immuable, obéissant à des lois rigoureuses, qui serait une sorte
de signifiant universel du récit. Cette théorie est la conséquence
logique de l’homologie postulée entre langage et littérature : « Il
n’est plus guère possible de concevoir la littérature comme un
art qui se désintéresserait de tout rapport avec le langage, dès
qu'elle en aurait usé comme d’un instrument pour exprimer
l’idée, la passion ou la beauté : le langage ne cesse d’accompa-
gner le discours en lui tendant le miroir de sa propre structure »
CASR 15):
Cette conception de l’œuvre qu’il hérite de Propp et des
formalistes russes, et qui représente le sommet de sa réflexion
structuraliste, Barthes va cependant l’abandonner assez vite. Le
revirement s'opère au début des années 70 à travers deux
ouvrages dont nous avons déjà parlé : S/Z et Sade, Fourier,
Loyola. Barthes se trouve amené à faire le constat suivant :
certaines œuvres, et non des moindres, esquivent le type de
lecture défini par le structuralisme. La construction « rapsodi-
que » du roman sadien, par exemple, refuse la structure para-
digmatique du récit. Loin de suivre un ordre logique orienté
vers une fin, les différents épisodes sont simplement juxtaposés,
mis bout à bout : « La rapsodie sadienne enfile ainsi sans ordre :
des voyages, des vols, des meurtres, des dissertations philoso-
phiques, des scènes libidineuses, des fuites, des narrations
secondes, des programmes d’orgie, des descriptions de machi-
nes, etc. » (SFL, 144). Ce « scandale du sens » que représente
le récit sadien montre que l’individualité littéraire d’une œuvre
ne réside pas dans sa conformité à un modèle pré-établi, mais,
au contraire, dans la différence ininterrompue qui la pose
comme particularité. Aussi, si l’on veut conserver le concept de
« structure » pour définir le signifiant littéraire, il faut préciser
que cette structure est dynamique. Elle ne peut en effet se
36 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

laisser appréhender comme une épure ou un schéma, puisque,


dans le texte, tout signifie. C’est une idée que l’on trouvait déjà
chez le Barthes structuraliste. Dans un récit, même les notations
en apparence les plus anodines ont, en réalité, une fonction bien
précise : elles dénotent le réel concret, dans sa représentation
purement factuelle, dénuée de sens, afin de donner l'illusion
que le texte se borne à retranscrire objectivement une réalité qui
existe sans lui. C’est ce que Barthes avait appelé, dans un article
resté célèbre, « l'effet de réel ». Le signifiant littéraire n’est donc
pas, comme on l’a suggéré un moment, une grande forme fixe
intemporelle, mais un principe moteur qui innerve l’entier de
l’œuvre jusque dans ses moindres détails. Barthes préférera
ainsi parler de « signifiance » plutôt que de « signifiant » (le
texte renvoyant d’un signifiant à l’autre sans jamais se refer-
mer).
L'analyse barthésienne de la forme littéraire a donc subi une
évolution assez nette. De manière révélatrice, elle a suivi le
cheminement de la linguistique. Le saussurisme qui se consa-
crait principalement au classement et à l’analyse des signes a
progressivement cédé la place à une étude des règles de
production de la parole, comme en témoignent les travaux de
Chomsky et de Benveniste. Parallèlement, Barthes a abandonné
ses recherches taxinomiques sur la littérature pour étudier le
mécanisme de production qui génère le texte. Ce passage du
structuralisme à la textualité s’est fait, comme nous allons le
voir, sous l'influence d’un certain nombre de théoriciens en tête
desquels figure Julia Kristeva.
L'apport de $/Z par rapport à l'Analyse structurale, c’est la
découverte de la notion de « texte ». Qu'est-ce que le texte?
Une infinité dynamique de codes dont le jeu permet de pro-
duire un volume langagier ouvert à la multiplicité des sens. Il
convient de se rappeler que les potentialités du langage sont
beaucoup plus vastes que ne le laisserait supposer l’usage
utilitaire de la langue. Le langage, en effet, ne se réduit pas à
la seule fonction communicative ou représentative : combinai-
sons formelles et jeux de sens sont, en raison de sa nature
même, illimités. Il y a ainsi du « texte » dans tout objet verbal,
dans la mesure où l’on ne peut utiliser le langage sans se
soumettre — consciemment où non — à son fonctionnement.
Cependant, l'œuvre pleinement textuelle est celle qui choisit
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 27

d'exploiter au maximum les virtualités langagières. La littéra-


ture apparaît donc comme le champ privilégié de la pratique
textuelle, puisque c’est de manière constitutive qu’elle recourt
aux ressources du langage habituellement neutralisées par la
fonction communicative de la langue. Loin de se limiter à une
visée référentielle, elle utilise en effet, toutes les possibilités de
l’objet verbal afin de s'ouvrir au pluriel du sens. Il est donc
impossible de concevoir l’œuvre littéraire comme une structure
close. Il est plus juste de la définir comme le point de croisement
de plusieurs complexes signifiants dont l’interpénétration pro-
duit la multiplicité des sens : le texte est « traversée productive
de codes ». Ainsi Sarrasine, la nouvelle de Balzac analysée dans
S/Z, se structure selon Barthes à travers cinq codes fondamen-
taux : le « code herméneutique » (ensemble des unités qui ont
pour fonction d’articuler une énigme et sa solution), le « code
sémique » (ensemble des signifiants de connotation susceptibles
de constituer des champs thématiques), le « code symbolique »
(partition aux entrées multivalentes et réversibles où se fait
entendre la voix du symbole), le « code proaïrétique » (organi-
sation en séquences des actions et comportements des person-
nages), le « code culturel » (réseau des jugements collectifs et
anonymes fondés sur une autorité scientifique ou morale).
Sarrasine se laisse ainsi appréhender comme une nébuleuse de
voix diverses et mêlées : « Les cinq codes forment une espèce
de réseau, de topique à travers quoi tout le texte passe (ou
plutôt : en y passant, il se fait texte) » (S/Z, 27). Par la suite,
dans un ouvrage collectif qui lui est consacré”, Barthes se trouve
devant la nécessité de dégager un sixième code indispensable
à la lecture d’un texte classique comme Surrasine, c’est-à-dire
modérément pluriel : il s’agit du « code d’accréditement » qui
permet à l’auteur de présenter son récit comme réel. Lorsqu'un
personnage raconte une histoire, par exemple, il se trouve du
même coup extrait de la fiction puisqu'il en est l’auteur : il
devient réel.
C'est donc la multiplicité des codes (et non l’unicité d’un
modèle atemporel) qui fonde l’écriture littéraire. Le pluriel est
- constitutif du texte ; l'événement raconté est toujours suscepti-

3. Cf. Prétexte : Roland Barthes, Colloque de Cerisy (Ouvrage collectif), Paris, Union
générale d'éditions, collection « 10/18 », 1978, p. 84.
38 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

ble de plusieurs interprétations. Ainsi, lorsque le sculpteur


Sarrasine sort du théâtre où il vient d’entendre la voix mer-
veilleuse de la Zambinella; que, foudroyé par la passion, il
s’asseoit sur les marches d’une église en appuyant son dos
contre une colonne, une pluralité de sens s'offre au lecteur : « La
récupération peut se lire selon des codes divers : psychologique
(l'esprit reprend ses droits), chrétien (tristesse de la chair,
refuge auprès d’une église), psychanalytique (retour à la co-
lonne-phallus), trivial (repos post coïtum) » ($/Z, 125). Il va de
soi qu'aucune interprétation n'a barre sur l’autre, le texte se
définissant précisément par la revendication du pluriel. Il y a
donc un dynamisme de l’agencement textuel qui se révèle à
travers la lecture : « L'ensemble des codes, dès lors qu'ils sont
pris dans le travail, dans la marche de la lecture, constitue une
tresse (/exte, tissu et tresse, c'est la même chose) » ($/Z, 166). On
peut même aller jusqu’à dire que, chaque code étant lui-même
un système signifiant, c’est-à-dire un texte, le texte n’est finale-
ment jamais que le tissu d’autres textes. Dans une telle optique,
la recherche d’un signifiant universel de la littérature est inévi-
tablement vouée à l’échec : ce qui définit le littéraire, c’est au
contraire l’entrelacement complexe des signifiants. Les Exercices
sptrituels d’Ignace de Loyola sont, à ce titre, une œuvre exem-
plaire : « Ce n’est pas ## texte que nous lisons, mais bien quatre
textes disposés dans le profil du petit livre que nous tenons
entre les mains » (SFL, 47). De fait, il est possible de repérer
quatre réseaux dans le tissu d'écriture du texte de Loyola. Le
premier texte est écrit par Ignace pour le directeur de la retraite
(historiquement, c’est dans cette perspective que les Exercices
ont été conçus). Le second texte est écrit par le directeur pour
l’exercitant (le directeur de la retraite, d’abord posé comme
destinataire, devient ensuite logiquement donateur). Le troi-
sième texte est écrit — « agi » — par l’exercitant pour la divinité
(Dieu est le destinataire de ces exercices qui n’ont pas d’autre
finalité que la communion mystique). Le quatrième texte, enfin,
est celui écrit par Dieu pour l’exercitant (il existe dans les
Exercices un réseau de signes qui appelle implicitement une
réponse de la part de la divinité).
Le concept de « texte » transforme donc considérablement la
réflexion de Barthes sur la littérature. Son élaboration ne lui
appartient cependant pas. $/Z, paraît en 1970, un an après
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 39

Semeiotikè, l'ouvrage fondamental de Julia Kristeva. La succes-


sion chronologique est ici très révélatrice : elle se double d’une
filiation conceptuelle. La théorie du «texte » comme « pro-
ductivité », « pratique signifiante », « traversée dynamique de
codes », est directement empruntée aux analyses de Semeiotikè.
I! est même probable que le passage d’une idée de l’œuvre
comme structure à une théorie de la littérature comme travail
illimité de la langue a été déterminé par la distinction kristé-
vienne entre « phéno-texte » et « géno-texte ». Julia Kristeva
propose, en effet, de redéfinir l'opération textuelle de façon
dynamique, « dédoublant ainsi la notion de texte en phéno-
texte et géno-texte (surface et fond, structure signifiée et
productivité signifiante) » *. Le géno-texte serait ainsi le proces-
sus générateur de signification travaillant du dedans de la
langue, c’est-à-dire la spécificité textuelle dans le dynamisme de
son engendrement, et le phéno-texte le produit structuré de
cette opération, la traduction phénoménalisée du géno-texte.
Dans l'Analyse structurale, Barthes s'était exclusivement consacré
au phéno-texte; dans $/Z, c’est à l'étude du géno-texte qu'il
s’adonne. C’est qu’il n’est plus possible, on l’a vu, d’appré-
hender le littéraire dans une forme unique, l’œuvre se donnant,
au contraire, comme agencement illimité de signifiants. Rien ne
résume mieux ce changement de perspective que cette méta-
phore alimentaire : « Si jusqu'à présent on a v4 le texte sous les
espèces d’un fruit à noyau (un abricot, par exemple), la pulpe
étant la forme et l’amande étant le fond, il convient de le voir
plutôt maintenant sous les espèces d’un oignon, agencement
superposé de pelures (de niveaux, de systèmes), dont le volume
ne comporte finalement aucun cœur, aucun noyau, aucun secret,
aucun principe irréductible, sinon l'infini même de ses envelop-
pes — qui n’enveloppent rien d’autre que l’ensemble même de
ses surfaces » (BL, 150). Cette idée que le signifiant littéraire
réside dans la structuration plutôt que dans la structure expli-
que la prévalence, dans le discours barthésien, du systématique
sur le système, du poétique sur la poésie, du romanesque sur le
roman : Barthes préfère l’emportement de l'écriture à la clôture
d’une œuvre figée. Il y a donc une évolution nette de la pensée

4. J. Kristeva, Semesotikè, Paris, Seuil, collection « Points », 1969, p. 219.


40 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

barthésienne, perceptible à travers les différents sens qu'a pris


dans son œuvre le concept d’« écriture ».
Le terme d’« écriture » est l’un des plus déconcertants de
l’œuvre de Barthes ; il recouvre, selon les étapes de la pensée de
l’auteur, deux sens absolument antithétiques. Il est d’abord
défini, dans le Degré zéro ou Mythologies, comme l’usage idéo-
logique et social du langage littéraire : « L'écriture est une
fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle
est le langage littéraire transformé par sa destination sociale »
(DZE, 14). Près de vingt ans plus tard, en revanche, dans Sade,
Fourier, Loyola, l'écriture est présentée comme la perversion du
discours idéologique dominant. Elle n’est plus conçue comme
le tribut indispensable de l'écrivain à la société, mais comme
l'acte textuel d’une libération culturelle : « L'intervention so-
ciale d’un texte (..) ne se mesure ni à la popularité de son
audience ni à la fidélité du reflet économico-social qui s’y inscrit
ou qu'il projette vers quelques sociologues avides de l’y re-
cueillir, mais plutôt à la violence qui lui permet d’excéder des
lois qu'une société, une idéologie, une philosophie se donnent
pour s’accorder à elles-mêmes dans un beau mouvement d’intel-
ligible historique. Cet excès a nom : écriture » (SEL, 16).
Rien de plus déroutant que la mise en parallèle de ces deux
définitions : la littérature est-elle mythologie ou libération par
rapport aux mythologies ? Est-elle discours oppressif ou écart
par rapport à ce discours ? Pour répondre à cette question et
résoudre la contradiction apparente, il faut se référer à la
conception très particulière que Roland Barthes a du mythe. Ce
dernier, en effet, comme l’a remarquablement montré Steffen
Nordahl Lund”, est appréhendé comme « métalangage conno-
tatif ». Le mythe est un système sémiologique second, constitué
à partir d'un premier système de signification qu’il prend en
charge pour en dire quelque chose : il est donc à la fois
connotation (langage dont le signifiant est déjà un langage) et
métalangage (« parce qu'il est une seconde langue, dans laquelle
on parle de la première ») (M, 200). Ainsi, selon le point de vue
qu'on adopte, le mythe est aliénation, réduction, agression (il
met la main sur un langage qui ne lui appartient pas et l’utilise

5. Cf. S. Nordahl Lund, L'Aventure du signifiant : une lecture de Barthes, Paris,


Presses Universitaires de France, collection « Croisées », 1981, p. 42-43.
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 4]

à des fins qui lui sont propres), ou libération, déploiement,


jouissance (il ouvre le langage au pluriel du sens en multipliant
les niveaux de significations). En ce qui concerne l’analyse de
l’écriture comme signifiant du mythe littéraire, Barthes est
seulement passé du premier point de vue au second. C’est ainsi
que l’écriture, rejetée dans Le degré zéro comme miroir de la
conscience bourgeoise, est exaltée dans Sade, Fourier, Loyola,
comme langage ouvert, libéré, incertain. Si Fourier est un
véritable écrivain et non un doctrinaire parmi d’autres, c’est
parce qu'il a su pratiquer une écriture; il a préféré le systémati-
que au système, le jeu du langage à sa clôture : « Fourier
s'attaque au “système” civilisé (répressif), il demande une
liberté intégrale (des goûts, des passions, des manies, des
lubies) ; on s’attendrait donc à une philosophie spontanéiste,
mais c’est tout le contraire qu'on a : un système éperdu, dont
l'excès même, la tension fantastique, dépasse le système et
accomplit le systématique, c’est-à-dire l’écriture » (SFL, 115).
Le langage littéraire est donc bien une mythologie, mais — et
c’est là un point essentiel — une mythologie franche : il arbore
les signes de son artificialité. En assumant pleinement les sens
décrochés qu’il engendre, il s'oppose à la culture « petite-
bourgeoise » qui s’acharne, au contraire, à la naturaliser. C’est
que la littérature n’est pas une pratique de pouvoir; elle ne
cherche pas à assener un sens, un système, une vérité. Dans la
mesure où elle s’assume comme langage, elle ne pose pas le
signifiant comme moyen, mais comme fin. Le signifié est ainsi
congédié du champ textuel au profit du #ravail, mot « qui, en
fait, bien plus que sigrifié, est le vrai corrélat de signifiant » (BL,
91). Le « travail de la langue », au sens kristévien du mot, c’est
l'exploration de ses mécanismes langagiers, des pratiques si-
gnifiantes sous-jacentes qui l’opèrent en épaisseur, des jeux de
sens habituellement rejetés par les lois de la représentation et
de la compréhension. Le langage littéraire est actif : il se
structure au travers d’un certain nombre d'opérations dont nous
allons maintenant définir les modalités.
42 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

Le travail du signifiant.

Nous avons vu précédemment comment la littérature se


définissait, aux yeux de Barthes, par sa technique. Or le
matériau de la littérature étant le même que celui de la langue
parlée, à savoir le langage, cette technique ne peut consister en
une création absolue. L'écrivain n’invente pas, il combine : «Il
ne peut y avoir en effet une technique (un art) de la création,
mais seulement de la variation et de l'agencement » (EC, 15).
Le procès de Kafka, par exemple, est entièrement construit sur
une volonté de varier le banal par le recours à la substitution et
au déplacement. Car, si c’est bien un tribunal qui arrête K,
c’est-à-dire une institution judiciaire reconnue, ce tribunal
exerce son magistère selon des critères qui nous échappent : K.
est jugé sans avoir commis le moindre délit. Un événement
commun est ainsi transformé par le jeu d’une variation habile
en une œuvre insolite et brûlante : « La technique de Kafka
implique donc d’abord un accord au monde, une soumission au
langage courant, mais, aussitôt après, une réserve, un doute, un
effroi devant la lettre des signes proposés par le monde » (EC,
141). Nous retrouvons ici une confirmation de la définition
barthésienne de la littérature comme système de position/dé-
ception du sens : la technique de Kafka, c’est le « oui, mais... »,
acquiescement suspendu sitôt qu'il est émis.
La variation et l'agencement sont ainsi les deux opérations de
base qui définissent le travail littéraire sur le signifiant. La
variation peut s'exercer de plusieurs manières. C’est, par exem-
ple, l'excès qui refuse la division des contraires et fait sauter la
barre de l’antithèse. Telle est la technique de Balzac dans
Sarrasine : la nouvelle s'ouvre sur une image du narrateur, assis
dans l’embrasure d’une fenêtre et méditant sur la soirée où il
se trouve. Placé entre le jardin et le salon, il participe à la fois
de l’extérieur et de l’intérieur, du froid et du chaud, de la mort
et de la vie; il est ce « trop » qui trouble la transparence de
l’histoire, qui transgresse l'harmonie rhétorique. Or, « c’est par
ce /rop qui vient au discours après que la rhétorique l’a décem-
ment saturé, que quelque chose peut être raconté et que le récit
commence » (5/7, 35). Le langage littéraire, c’est le langage
excessif. La variation peut aussi relever de l’oscillation. Ce
dernier type d'écriture est typique de la modernité et tout
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 43

particulièrement de l’œuvre de Sollers. Un texte comme Paradis,


en effet, refusant la ponctuation et transgressant les lois de la
syntaxe, en vient inévitablement à briser la cohérence du
discours intellectuel. Telle est précisément l’oscillation : « Sol-
lers, en effet, semble donner le spectacle de palinodies brus-
ques, qu'il n'explique jamais, produisant ainsi une sorte de
“brouillage” qui déconcerte et irrite l’opinion intellectuelle »
(SE, 86).
La technique de l’agencement peut également prendre diver-
ses formes. Ce peut être la combinaison d’éléments épars, une
sorte de puzzle à reconstituer. C’est ainsi que Mobde de Michel
Butor s'offre comme un recueil de réflexions, d'observations et
de citations à propos de l'Amérique perçue ici comme un
discontinu d'images et de noms propres. Le nouveau continent
est transformé par le texte en un signifiant privilégié « dont l’art
ne peut rendre compte que par un essai incessant de contiguï-
tés, de déplacements, de retours, d’entrées portant sur des
énumérations nominales, des fragments oniriques, dont l’en-
semble représente cette compossibilité du nouveau continent »
(EC, 187). Dans l'agencement, c’est cependant l'articulation
qui, de manière générale, prime sur la concrétion, comme
l’illustre la pratique personnelle de Roland Barthes dans Frag-
ments d’un discours amoureux. Le texte est découpé en « figu-
res », « bouffées de langage », qui viennent à l’amoureux au gré
des événements qui ponctuent son amour. Chaque figure est
fondée sur une phrase inconsciente que l’amoureux se dit à
lui-même (J’attente par exemple, a pour écho le « il/elle aurait
pu venir. »). Le discours est ainsi produit par articulation :
« Cette phrase mère (ici seulement postulée) n’est pas une
phrase pleine, ce n’est pas un message achevé. Son principe actif
n’est pas ce qu'elle dit, mais ce qu'elle articule : elle n’est, à tout
prendre qu’un “air syntaxique”, un “mode de construction” »
(FDA, 9).
Cependant, la pratique signifiante préférée de Barthes, l’écri-
ture qui le séduit le plus et qu’il adopte, presque sans discon-
tinuer, du début à la fin de son œuvre, c’est le discours
fragmenté : recueils d’articles, bulles ou phylactères à la manière
du Plaisir du texte où du Barthes par lui-même, i s’agit toujours
d’un texte éclaté, disséminé, fractionné. C’est qu'aux yeux de
Barthes le fragment est le signifiant privilégié du littéraire; il
4 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

s’en explique dès les Essars critiques dans un article consacré aux
Caractères de La Bruyère : « C’est un livre de fragments, parce
que précisément le fragment occupe une place intermédiaire
entre la maxime qui est une métaphore pure, puisqu'elle définit
(...) et l’anecdote, qui n’est que récit » (EC, 234). En recourant
ainsi à la technique de la fragmentation, La Bruyère satisfait, en
effet, à l’indirect de la littérature, dans la mesure où son texte
se situe à mi-chemin entre la définition et l'illustration. Dès que
la maxime menace de s’ériger en sens plein, l’histoire prend le
relais et la métaphore définitoire disparaît dans l’anecdote. Le
fragment évite la clausule, le dernier mot, le diktat de l’unité,
de la cohérence; il n’a pas à voir avec le signifié, mais avec le
signifiant : « Le fragment a son idéal : une haute condensation,
non de pensée, ou de sagesse, ou de vérité (comme dans la
Maxime), mais de musique : au “développement”, s’opposerait
le “ton”, quelque chose d’articulé et de chanté, une diction : là
devrait régner le timbre » (RB, 98). La grande force du frag-
ment, c’est peut-être, finalement, de se prêter à la fois à la
variation et à l'agencement. Forme souple, flexible, gratuite, il
est refus du centre et du signifié plein, plaisir savoureux de la
déprise. L'attachement de Barthes à la forme courte relève donc
d’une position idéologique, voire philosophique; il s’en expli-
que dans un entretien accordé en 1975 au Magazine litérarre :
« Ce qui y est impliqué du point de vue d’une idéologie ou
d'une contre-idéologie de la forme, c’est que le fragment casse
ce que jappellerai le nappé, la dissertation, le discours que l’on
construit dans l’idée de donner un sens final à ce qu’on dit, ce
qui est la règle de toute la rhétorique des siècles précédents »
(GV, 198). Décentrement, autonomie du signifiant, refus d’un
sens régulateur : telles sont les caractéristiques textuelles que
Barthes retrouve à l'échelle d’un pays entier, le Japon. Ce qui
le séduit dans cet « empire des signes », c’est l’exemption de
sens qui constitue, par exemple, la ville de Tokyo en véritable
écriture littéraire. La capitale japonaise est en effet « construite
autour d'un anneau opaque de murailles, d'eaux, de toits et
d'arbres, dont le centre lui-même n’est plus qu’une idée éva-
porée, subsistant là non pour irradier quelque pouvoir, mais
pour donner à tout le mouvement urbain l’appui de son vide
central » (ES, 46). Le plaisir que Barthes goûte au Japon, ce
n'est rien d'autre que le plaisir du texte.
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 45

Cette fascination pour la forme fragmentée amène Barthes à


définir la technique littéraire comme jeu du discontinu, aussi
bien à l’époque du structuralisme qu’à celle de la sémiotique
textuelle. Dans l’Ixtroduction à l'analyse structurale, à côté des
« fonctions » proprement dites qui constituent la charpente
logique du récit, Barthes réserve une place indispensable aux
«indices » qui renvoient « non à un acte complémentaire et
conséquent, mais à un concept plus ou moins diffus, nécessaire
cependant au sens de l’histoire : indices caractériels concernant
les personnages, informations relatives à leur identité, notations
d’“atmosphère”etc. », (ASR, 20). On retrouve la même analyse
de la technique littéraire dans S$/7, à propos de Sarrasine. Le
discontinu de la narration est alors assimilé au « citar », mot du
vocabulaire tauromachique qui évoque la cambrure du torero
lançant son défi à la bête. Le signifié n’est en effet convoqué par
le discours que de manière fugitive, allusive : « La technique
narrative est impressionniste : elle divise le signifiant en particu-
les de matière verbale dont seule la concrétion fait sens : elle
joue de la distribution d’un discontinu (ainsi construit-elle le
“caractère” d’un personnage) » ($/Z, 29).
Les deux pratiques signifiantes de base (la variation et
l’agencement), qui trouvent leur parfait accomplissement dans
la forme fragmentée, ne structurent pas le texte au hasard, mais
selon une logique bien précise. Il s’agit, nous l’avons déjà noté,
d’une logique symboligue, la littérature relevant de l’anthropo-
logie : « Il y a une logique du signifiant. Certes on ne la connaît
pas bien et il n’est pas encore facile de savoir de quelle “connais-
sance” elle peut être l’objet; du moins peut-on l’approcher,
comme s'y emploient la psychanalyse et le structuralisme; du
moins sait-on qu'on ne peut parler des symboles n'importe
comment ; du moins dispose-t-on — ne serait-ce que provisoi-
rement — de certains modèles qui permettent d'expliquer selon
quelles filières s’établissent les chaînes de symboles » (CV, 68).
Il est en effet possible de postuler une équivalence entre les
procédés rhétoriques de la littérature et les opérations psychi-
ques qui marquent le fonctionnement de l'inconscient. Selon
l’analyse freudienne*, les trois procédés fondamentaux de la

6. C£.S. Freud, « Le travail du rêve », in L'interprélalion des rêves, trad. franç., Paris,
PUF 1967:
46 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

logique symbolique sont le « déplacement », la « condensation »


et la «figuration ». Or ce sont les mêmes opérations qui
structurent la logique textuelle.
Le principe du « déplacement » permet de centrer le rêve sur
des éléments autres que son contenu réel. C’est un mécanisme
du même ordre que l’on trouve dans le roman, « puisque son
écriture est médiate (il ne présente les idées, les sentiments que
par des intermédiaires) » (BL, 324-325). Et c’est parce qu'il
délègue à des personnages les pensées ou sensations qu'il veut
transmettre au lecteur que l'écrivain parvient à la communica-
tion véritable. L'indirect est la seule pratique qui impressionne
sans oppresser.
La « condensation », selon Freud, c’est la brièveté, le carac-
tère laconique du contenu manifeste du rêve en regard de la
richesse de son contenu latent. Or cet écart entre la contingence
de l’événement et la profondeur de ses significations est l’une
des caractéristiques essentielles de l’œuvre littéraire. La we de
Rancé de Chateaubriand en donne une parfaite illustration.
Rancé, dont la jeunesse fut celle d’un mondain grand amateur
de plaisirs, choisit de finir son existence à la Trappe dans la
solitude et la contemplation mystique. Sa vie se divise ainsi en
un « avant » et un « après » qui permettent tout un jeu d’op-
positions réglées ;or, « pour que les oppositions fussent rigou-
reuses, il fallait les séparer par un événement ponctuel, mince,
aigu et décisif comme l’arête d’un sommet d’où dévalent deux
pays différents ;cet événement, Chateaubriand l’a trouvé dans
la décollation de la maîtresse de Rancé » (NEC, 115-116). La
scène où Rancé, à son retour de la chasse, aperçoit la tête de sa
maîtresse posée, ensanglantée, à côté d’un cercueil, est donc à
la fois réelle et fantasmée. Pour les poètes, la décollation a bien
eu lieu; pour les religieux, il ne peut s’agir là que d’une vision
édifiante. En fait, toutes les interprétations sont possibles : nous
sommes ici dans le champ de l'écriture.
On retrouve aussi dans la littérature le travail de figuration
du rêve, c’est-à-dire de l'inconscient. De même que la langue
onirique est une langue hiéroglyphique, fondée sur le principe
de la ressemblance, de l’analogie, de même l’écriture textuelle
relève de l'application des symboles. Ainsi, les trente premières
pages de la Recherche où le narrateur proustien décrit son
expérience originale du sommeil ont pour fonction de figurer
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 47

une nouvelle logique du temps : « Issue du sommeil, l’œuvre (la


tierce forme) repose sur un principe provoquant : la désorganisa-
hion du Temps (de la chronologie) » (BL, 317).
Il nous faut, enfin, faire une place à la « dénégation », en
raison de son importance dans l’analyse freudienne de l’in-
conscient. Cette opération a un fonctionnement très particulier :
elle signifie l’aveu explicite de l'énoncé qu’elle prétend nier. Or,
c'est précisément à partir d’un tel mécanisme que se construit
la dimension symbolique de Sarrasine : le narrateur est inter-
rompu dans son récit par la jeune femme qui l'avait invité à le
conter. La marquise, horrifiée par la toute-puissance de la
castration, thème central du récit, entre ainsi de plain-pied dans
le camp castrateur au moment même où elle prétend s’en
écarter. En outre, décidant de rompre le pacte conclu précé-
demment avec le narrateur (une nuit d’amour contre une belle
histoire), elle précipite ce dernier dans le champ symbolique des
castrés. La dénégation dont témoigne le récit par la bouche de
la jeune femme permet donc de saisir l’une des idées essentielles
de la nouvelle : la transformation de la société parisienne au
xIX° siècle a entraîné l’effondrement généralisé de tout ordre et
de tout classement ; la contagion de la castration, c’est-à-dire le
refus des oppositions réglées, a fini par tout contaminer : «Il
est mortel, dit le texte, de lever le trait séparateur, la barre
paradigmatique qui permet au sens de fonctionner (c’est le mur
de l’antithèse), à la vie de se reproduire (c’est l'opposition des
sexes), aux biens de se protéger (c’est la règle de contrat) »
(S/Z, 221). Le langage textuel se révèle fortement lié au langage
symbolique.
De cette équivalence entre logique symbolique et logique
textuelle se dégage une analogie entre littérature et rêve. La
similarité des deux langages était d’ailleurs postulée dès My-
thologies : « Un signifié peut avoir plusieurs signifiants : c’est
notamment le cas du signifié linguistique et du signifié psy-
chanalytique. C’est aussi le cas du concept mythique » (M, 205).
Etant donné que dans le même ouvrage l'écriture est définie
comme « le signifiant du mythe littéraire », on peut proposer le
tableau suivant :
48 LA LITTÉRATURE SELON BARTIIES

LITTÉRATURE RÊVE

SYSTÈME I SENS MANIFESTE


SYSTÈME II SENS LATENT

Près de vingt ans plus tard, dans le Roland Barthes par Roland
Barthes, l'écriture est cette fois mise en relation avec le fan-
tasme : « Le fantasme me plaît parce qu'il reste concomitant à
la conscience de la réalité (celle du lieu où je suis) ; ainsi se crée
un espace double, déboîté, échelonné, au sein duquel une voix
(...), comme dans la marche d’une fugue, se met en position
d'indirect : quelque chose se fresse, c’est, sans plume ni papier,
un début d'écriture » (RB, 90). Le fantasme est comme la
littérature un langage intermédiaire, mitoyen, pris entre plu-
sieurs systèmes.
Pratique onirique, fantasmatique, la langue de la littérature
n’est finalement rien d’autre que la langue de l'imaginaire.

L'évaluation littéraire.

Si l’être de la littérature réside ainsi dans le travail du


signifiant, il est sans doute possible d'évaluer la « qualité litté-
raire » d’une œuvre à partir de critères assez précis. Il convient,
cependant, comme l’a fait Roland Barthes, de spécifier les
limites d’un tel projet. L'appréciation critique est tout d’abord
confrontée à une limitation d'ordre historico-culturel : « Je crois
que la distinction entre “bonne” et “mauvaise” littérature ne
peut se faire selon des critères simples et définitifs, disons, pour
être plus exact, unilatéraux : c’est un partage dans lequel nous
sommes toujours embarqués » (GV, 33). Ensuite, la distinction
élaborée dans Le plaisir du texte entre «textes de plaisir » et
«textes de babil » insiste sur la subjectivité des jugements de
valeur en matière esthétique : « Tout le monde peut témoigner
que le plaisir du texte n’est pas sûr » (GV, 83). Le problème
est qu'il n'existe pas de «corps universel» : le sujet qui
s'approche de l’œuvre est toujours irréductiblement particulier.
Aussi « le corps du désir — la lecture du désir — est immédia-
tement différencié » (SE, 64).
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 49

L’inévitable détermination du sujet lisant n’est pourtant pas


un obstacle infranchissable en matière d’évaluation : le lecteur
peut et doit assumer sa modernité. Il ne pourra, bien sûr, jamais
juger les œuvres hors du temps où il est situé; mais c’est là une
situation qui n’est en rien négative : elle autorise une approche
radicalement neuve des textes anciens. Il faut savoir évaluer les
œuvres du passé sur la base de l’absolue nouveauté. Barthes
songe ainsi à forger, au contact des textes modernes — ceux qui
sont nés après la grande rupture mallarméenne du siècle
précédent —, un outil critique original adapté à la nouvelle
logique littéraire : « Il sera alors possible d'appliquer ce nouvel
instrument aux œuvres du passé et de donner ainsi naissance
à une critique vraiment politique parce que surgie du nouveau
absolu de la modernité » (GV, 50). Cet instrument analytique
moderne, c'est bien entendu le « texte », défini comme champ
méthodologique, outil conceptuel, ensemble virtuel de lois,
centré sur le travail, la production, et non sur le produit. La
barre oppositionnelle passera donc entre l’ancien et le nouveau
— pour ce qui est du signifiant tout au moins — : « Tout langage
ancien est immédiatement compromis, et tout langage devient
ancien dès qu'il est répété (...). En face, le Nouveau, c’est la
jouissance » (PT, 66). L’aboutissement ultime de ce parti pris,
c’est, à travers la lecture d'œuvres déjà existantes, d'anticiper la
littérature à venir : « Je pense qu'il faut lire dans le désir du
texte futur; lire le texte du passé dans une visée nihiliste; en
quelque sorte, dans ce qu'il n’est pas encore » (PT, 107).
Le critère de base étant pour nous, lecteurs modernes, la
productivité infinie du langage, la valeur positive, ce sera le
«texte scriptible », la valeur négative le «texte lisible »
« Notre évaluation ne peut être liée qu’à une pratique et cette
pratique est celle de l’écriture. Il y a d'un côté ce qu'il est
possible d'écrire et de l’autre ce qu’il n’est plus possible
d'écrire » ($/Z, 10). Si le « scriptible » est ainsi valorisé, c’est
en raison du nouvel enjeu de la littérature, enjeu brûlant,
révolutionnaire : transformer le lecteur de consommateur en
. producteur. Le sujet lisant doit pouvoir redistribuer le texte
selon son propre corps, son propre désir. C’est là un critère
esthétique fondamental qui déborde largement les frontières de
la littérature. Barthes analysera en effet dans une perspective
similaire certains collages de Réquichot, peintre contemporain
50 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

du « méta-métal » : « La mesure de l’œuvre ne réside plus dans


sa finalité (le produit fini qu’elle constitue), mais dans le travail
qu’elle expose. (la production dans laquelle elle veut entraîner
son lecteur) : au fur et à mesure que l’œuvre se fait (et se Lit),
sa fin se transforme » (OO, 207). L’envers négatif du « scrip-
tible », ce sera donc fort logiquement le « lisible », texte clas-
sique au pluriel limité qui oblige le lecteur à la réception passive.
Il devient dès lors possible d'établir une double série d’équi-
valences. Le scriptible, c’est le nouveau, l’exception, la fuite en
avant : ce qui ne peut être résumé. À l’opposé, le lisible renvoie
à l’ancien, à la règle, au babil, relève d’une articulation logique
qu’il est possible de dégager par l'analyse. Il ne s’agit cependant
pas de se livrer à une classification rigide : le scriptible et le
lisible ne sont que des concepts opératoires qui permettent
d'évaluer, pour un texte donné, la part de littéraire et la part de
stéréotypique. Rares sont les œuvres à relever exclusivement de
l’une ou l’autre catégorie.
Il est révélateur de constater que la répulsion de Roland
Barthes pour la mauvaise littérature recouvre exactement
l’écœurement éprouvé devant le faux naturel des mythologies :
le texte lisible, comme le mythe, est inversion de la culture en
nature, pratique hypocrite qui refuse l’ostentation franche de
son code rhétorique. On comprend ainsi que ce soit dans les
codes culturels (qui ne sont rien d’autre que des mythologies)
que se loge le démodé de l’écriture balzacienne. Voulant
préserver à tout prix la logique et la lisibilité de son récit, Balzac
est contraint de recourir constamment à l'autorité de tel ou tel
savoir prétendument universel pour assurer le vraisemblable de
ce qu'il raconte : «La “Vie” devient alors, dans le texte
classique, un mélange écœurant d’opinions courantes, une
nappe étouffante d’idées reçues » ($/Z, 211). Le « naturel », le
« ce-qui-va-de-soi », le sens unique et dogmatique : autant de
caractéristiques négatives qui définissent à la fois la mauvaise
littérature et la culture « petite-bourgeoise ». Le mythe, saturé
par la loi du sens, donne la nausée. Le texte classique, trop plein
et trop pressé, provoque le dégoût : il n’est plus qu’« une
armoire ménagère où les sens sont rangés, empilés, économi-
sés » ($/Z, 206). Le lisible, c’est donc le mythique : un sens
dernier qui naturalise tout. Et, de fait, il prive le lecteur de toute
liberté, de tout pouvoir, dans la mesure où il est impossible de
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? Di

ré-écrire un texte trop serré. La littérature est comme Orphée :


elle ne doit pas regarder ce qu’elle conduit vers la lumière. Le
plein savoir lui est fatal : « Sitôt qu’elle se retourne sur ce qu’elle
aime, il ne reste plus entre ses mains qu'un sens nommé,
c'est-à-dire un sens mort» (EC, 265). C’est donc dans ce
combat avec le signifié qui tend toujours à s’imposer contre le
libre déploiement du signifiant que se joue la valeur du texte.
Si le sens l’emporte, le texte cesse d’être littérature et devient
stéréotype. En somme, la mauvaise littérature, c’est la littérature
prévisible; rien de plus fatal à l’art que l'ennui : « On pourrait
donc fonder une typologie des discours sur leur degré de
prévisibilité. Texte des Morts : texte litanique, où on ne peut
changer un mot » (RB, 152).
En ce qui concerne la « bonne littérature », les critères de
Roland Barthes ont évolué de l'Analyse structurale des récits au
Plaisir du texte. Considérant dans un premier temps que l’œuvre
est avant tout structure, il fait dépendre sa valeur de la rigueur
du système choisi. Au niveau de la narration, par exemple, il
faut faire un choix entre le mode personnel et le mode a-
personnel. Aussi Agatha Christie triche-t-elle lorsque, dans C:#g
heures vingt-cinq, elle décrit le personnage central de l’intérieur
sans pour autant révéler qu'il est le meurtrier : « Le tourniquet
abusif des deux systèmes permet seul l'énigme. On comprend
donc qu’à l’autre pôle de la littérature on fasse de la rigueur du
système choisi une condition nécessaire de l’œuvre — sans
cependant pouvoir toujours l’honorer jusqu'au bout » (ASR,
41-42). En d’autres termes, comme il était déjà dit dans les
Essais critiques, « le signe est réussi quand il est fonctionnel »
(EC, 59). Mais, si l’œuvre se doit d’être rigoureuse, dans cette
première étape de la réflexion barthésienne, il lui faut aussi être
franche ; il s’agit, en fait, d'échapper à la mauvaise foi qui
définit toute mythologie : « C’est en somme la franchise du
statut littéraire qui devient un critère de valeur : la “mauvaise”
littérature, c’est celle qui pratique une bonne conscience des
sens pleins, et la “bonne” littérature, c’est au contraire celle qui
lutte ouvertement avec la tentation du sens » (EC, 267). Ainsi,
une œuvre où un récit se met lui-même en scène, où il s’inter-
roge sur sa propre réalité discursive, est de la plus haute qualité.
Il en est ainsi de Sarrasine : c'est pour séduire la marquise de
Rochefide que le narrateur raconte l’histoire de la Zambinella.
52 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

Le récit est donc conduit à se réfléchir en son propre sein, à se


raconter lui-même : il se désigne comme pure réalité narrative.
Par la suite, lorsqu'il se rallie aux théories kristéviennes sur
le texte, Barthes est amené à prendre en compte d’autres
critères dans son évaluation de la littérature. Dès lors que le
texte est défini comme traversée productive de codes, sa valeur
ne peut être que proportionnelle au pluriel qu'il contient.
Pluralité et indéterminabilité deviennent ainsi les deux traits
constitutifs du littéraire. Un texte acquiert d’autant plus de
valeur que le nombre des codes qui le tissent est élevé, que
l’origine des voix qu’il fait entendre est difficile à repérer. D’une
part, « aucune force n’est supérieure au pluriel » (SE, 66) (la
multiplication des codes étant le seul moyen de ré-activer la
pratique langagière fossilisée dans son usage référentiel) ; d’au-
tre part, il est indispensable d'opérer une confusion entre les
instances symbolique et opératoire : le lecteur ne doit jamais
pouvoir dire si telle ou telle notation est là pour signifier ou
parce que l’auteur en a besoin pour la suite de son récit. Ainsi,
lorsque Sarrasine interrompt la Zambinella au moment où elle
va dévoiler son identité de castrat, deux types d'explication
permettent de rendre compte de l’épisode. Balzac a pu vouloir
enrichir le portrait psychologique de son personnage (tabou sur
la castration, rejet inconscient de la réalité) ; maïs il lui était aussi
nécessaire d'empêcher la prononciation du mot « castrat » afin
que, l'énigme non résolue, son histoire puisse continuer : « Les
deux circuits de nécessité sont indécidables. La bonne écriture
narrative est cette indécidabilité même » (S/Z, 184).
Enfin, on peut dégager, en marge de ces deux étapes de la
pensée de Barthes, un point essentiel présent dans toute son
œuvre : la valeur du texte est rattachée au plaisir qu'il dit et qu’il
suscite : « Il y a chance d'avant-garde chaque fois que c’est le
corps qui écrit, et non l'idéologie » (GV, 182). Il s’agit pour
l’écrivain de mettre en jeu son désir, de transformer un scénario
imaginaire en scène. C’est en effet parce qu’ils sont marqués par
la pulsion d’un corps que des textes d'auteurs très dissembla-
bles peuvent se regrouper au sein d’une même réalité qu’on
appelle « littérature » : « Sade, Fourier et Loyola, même s'ils
sont complètement séparés par l'idéologie, ont ce trait commun,
très fort, d'écrire en fonction de leur désir. Et de produire des
langues selon leur désir, des langues du désir » (GV, 243).
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? DE.

À partir de ces différents critères du littéraire, on peut se


risquer à construire une échelle des valeurs textuelles. Du cliché
poisseux et sclérosé, tel qu'on le trouve dans la culture de
masse, au pluriel ininterrompu qui génère le texte, il est possible
de tracer une droite rendant compte du degré littéraire de
chaque texte : « L’échelle de valeur des œuvres serait en gros
l'échelle qui va du stéréotype au symbole » (GV, 131). Une telle
évaluation passe donc nécessairement par la distinction établie
dans $/Z entre « texte lisible » et « texte scriptible ». Il faudra
en outre prendre en compte une troisième catégorie, définie
dans le Barthes par lui-même, le « recevable » : « Le recevable
serait l’illisible qui accroche, le texte brûlant, produit continû-
ment hors de tout vraisemblable et dont la fonction — visible-
ment assumée par son scripteur — serait de contester la con-
trainte mercantile de l’écrit » (RB, 122).
Pour synthétiser les idées barthésiennes concernant l’évalua-
tion littéraire, nous proposons les deux tableaux suivants :

TABLEAU 1
Typologie textuelle et valeur littéraire

VALEUR
TYPOLOGIE CARACTERE EXEMPLES LITTÉRAIRE

l’impubliable
le recevable brûlant assumé |

Mallarmé
le scriptible jouissif Bataille
Sollers

Racine
le lisible
plaisant Sade
polysémique
Balzac
—#—— ————— ——

le lisible , littérature
poisseux
univoque de masse
54 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

La droite est assez explicite en elle-même : elle va du


trop-plein au suspendu, du dit au tu, du babilà l’éparpillement,
de l’ennui à la jouissance. Le critère d'évaluation, c’est bien
entendu le pluriel. Plus un texte s'éloigne du stéréotypique, se
rapproche de l’indétermination, plus il est littéraire.

TABLEAU 2
Répartition littéraire des codes

ne

Texte
recevable

Texte + +
scriptible

Texte
lisible + + + + +
polysémique

Texte
lisible
univoque
RES

Il est clair que c’est au niveau du code symbolique que se joue


la qualité littéraire d’une œuvre. A l’autre bout du tableau, le
code culturel est le code négatif. Il faudrait, en fait, pour
déterminer la valeur exacte d’un texte, faire la moyenne du
culturel et du symbolique qu'il contient. Ainsi, le texte scripti-
ble, symbolique mais non culturel, est plus « littéraire » que le
texte polysémique, à la fois symbolique et culturel. Le texte
univoque, exclusivement culturel, arrive bien entendu en bout
de course. Quant au texte recevable, il participe de l’utopie
barthésienne du texte « hors culture ».
C’est la possibilité d’un tel repérage du littéraire au moyen
de critères proprement structuraux qui est à l’origine de la
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? 55

fameuse distinction entre « écrivain » et « écrivant ». L'opposi-


tion de ces deux usagers du verbe est un point essentiel dans
la réflexion critique de Barthes. Alors que l’écrivain, homme de
l’intransitif, considère le langage comme une fin en soi, l’écri-
vant, homme du transitif, ne voit dans les mots qu’un véhicule
de la pensée. Le premier travaille la parole, le second l’utilise :
« L'écrivain participe du prêtre, l’écrivant du clerc; la parole de
l’un est un acte intransitif (donc, d’une certaine façon, un
geste), la parole de l’autre est une activité » (EC, 152). En
d’autres termes, le langage est pour l'écrivain un faire, pour
l’écrivant le support d’un faire.Ce n’est donc pas entre l’activité
littéraire et l’activité critique que passe la ligne de partage, mais
entre la vraie littérature et la pseudo-littérature. Rien ne s’op-
pose à l’existence de critiques-écrivains, et l’on rencontre de
l’écrivance chez de nombreux auteurs littéraires. Les notions
d’ « écrivain » et d’ « écrivant » ne visent pas à la classification,
mais à l’évaluation.
La distinction « écrivain »/« critique » est d’un autre ordre;
elle est fondée sur la différence des objets visés : l’objet de
l'écrivain, c’est le monde; celui du critique, le langage de
l'écrivain : « Le monde existe et l’écrivain parle, voilà la litté-
rature. L'objet de la critique est très différent ;ce n’est pas “le
monde”, c’est un discours, le discours d’un autre : la critique est
discours sur un discours » (EC, 255). Ainsi — et la remarque est
d'importance — les pratiques de l’écrivain et du critique relè-
vent toutes deux de l’indirect : l’écrivain parle à travers le travail
du langage, le critique à travers le discours de l'écrivain. En ce
sens, ils se distinguent l’un et l’autre de l’écrivant. Cependant,
l’indirect de l’écrivain est assumé, alors que celui du critique ne
l’est pas. Le critique, à la différence de l'écrivain, n'arrive pas
à transformer son « je » en signe pur, à l'intégrer au code plein
de la littérature : « Le critique est un écrivain, mais un écrivain
en sursis; comme l'écrivain, il voudrait bien que l’on croie
moins à ce qu'il écrit qu’à la décision qu'il a prise de l'écrire;
mais, à l'inverse de l’écrivain, il ne peut signer ce souhait : il reste
.condamné à l'erreur — à la vérité » (EC, 18). À partir de ces
deux séries d’oppositions, il est clair que la qualification de
«critique écrivain» s'applique parfaitement à Barthes
lui-même. Le discours barthésien, en effet, tout en étant
discours sur un discours, langage sur un langage, relève conti-
56 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

nûment d’une pratique de l’intransitif. Cette tendance va


d’ailleurs croissant au fur et à mesure que se constitue l'œuvre
de Barthes : élle éclate dans le Barthes par lui-même où l'on peut
lire cette phrase en guise de préambule : « Tout ceci doit être
considéré comme dit par un personnage de roman » (RB, verso
de la couverture).
La distinction entre « écriture » et « écrivance » rend donc
caduque l'opposition du discours théorique et du discours
littéraire. L'interpénétration des pratiques du critique et de
l’écrivain est particulièrement frappante à l’époque contempo-
raine : « Depuis près de cent ans, depuis Mallarmé sans doute,
un remaniement important des lieux de notre littérature est en
cours : ce qui s'échange, se pénètre et s’unifie, c'est la double
fonction, poétique et critique, de l'écriture » (CV, 45). C'est
que, comme on l’a vu, à l'instar de l'écrivain, le critique use
d'une parole indirecte et refuse de conclure autoritairement son
discours ; il a, lui aussi, choisi l'écriture contre l’écrivance :
« L'écrivain et le critique se rejoignent dans la même condition
difficile, face au même objet : le langage » (CV, 47). Cette
équivalence des fonctions critique et littéraire est très nette en
ce qui concerne le structuralisme. Ce dernier se laisse en effet
définir par deux opérations typiques dont relève également la
littérature : le découpage et l'agencement. Pratique littéraire et
activité structuraliste sont toutes deux fondées sur un art de la
combinaison qui consiste à faire apparaître, au moyen de règles
précises, ce qui restait invisible dans l'état premier de l'objet.
Dans les deux cas il s’agit de reconstruire le donné pour en
extraire un sens neuf : « C’est en cela qu'il n'y a, à proprement
parler, aucune différence technique entre le structuralisme savant
d’une part et la littérature en particulier, l’art en général, d'autre
part : tous deux relèvent d’une wr"es1s, fondée non sur l’ana-
logie des substances (comme dans l’art dit réaliste), mais sur
celle des fonctions (que Lévi-Strauss appelle homologie )» (EC,
215).
L’interpénétration de la critique et de la littérature se fait,
bien entendu, dans les deux sens. Si la critique devient litté-
raire, la littérature devient elle-même — et aujourd’hui plus que
jamais — critique. Gérard Genette est un représentant parfait
de la première tendance; il assume l'émergence de l'écriture
dans un discours a priori théorique de poéticien : « Le poéticien
Y A-T-IL UN SIGNIFIANT LITTÉRAIRE ? s\!

accepte le retour du signifiant dans son propre discours. C’est


du moins le cas de Genette. Je ne juge pas ici l'écriture au nom
du “style” (cependant parfait chez Genette), mais selon la sorte
de puissance fantasmatique qui fait qu'un scripteur se laisse
aller au démon de classer et de nommer, accepte de mettre son
discours en scène » (BL, 202). Pour ce qui est de la fonction
critique de l’œuvre littéraire, on pense évidemment à Proust
(dont l’œuvre entière n’est rien d’autre que l'exploration de sa
propre naissance), mais aussi, plus proche de nous, à cette
révolution littéraire qu'a été le Nouveau Roman. C’est lorsque
la littérature s’est éprouvée simultanément comme langage et
méta-langage qu’elle est entrée de plain-pied dans la moder-
nité : « Probablement avec les premiers ébranlements de la
bonne conscience bourgeoise, la littérature s’est mise à se sentir
double : à la fois objet et regard sur cet objet, parole et parole
de cette parole, littérature-objet et méta-littérature » (EC, 106).
L'écriture typique de la modernité, ce serait finalement celle de
Blanchot : énonçant les conditions de sa propre absence, parlant
d’autres langages pour ne parler qu’elle-même, elle se place dans
une espace indécis entre critique et littérature, langage et
méta-langage : « L'œuvre de Blanchot (critique ou « romanes-
que ») représente donc, à sa façon, qui est singulière (...), une
sorte d’épopée du sens, adamique si l’on peut dire, puisque
c’est celle du premier homme d’avant le sens » (EC, 269).
II

LA QUESTION DU SENS

La nature du sens littérarre.

L'être de la littérature, nous venons de le voir, est à chercher


dans le travail du signifiant : « La littérature est par définition
formelle » (EC, 69) : elle se construit dans le volume de l’écri-
ture, dans une pratique de production textuelle que ne clôt
aucun type de lecture. La question est de savoir quels rapports
une telle pratique, intransitive et autonome, qui n’a d’autre
finalité qu’elle même, est susceptible d'entretenir avec le sens.
On peut déceler un premier embryon de réponse dans la
préface que Barthes a consacrée en 1963 aux Caractères de La
Bruyère : « Pour La Bruyère, être écrivain, c’est croire qu’en un
certain sens le fond dépend de la forme, et qu’en travaillant et
modifiant les structures de la forme, on finit par produire une
intelligence particulière des choses, une découpe originale du
réel, bref un sens nouveau : le langage est à lui tout seul une
idéologie » (EC, 236). Redécouvrir un sens en travaillant la
langue : c'est bien là le principe de toute littérature. Il suffit,
pour s'en convaincre, d'examiner le statut du sens dans le
Nouveau Roman. L'œuvre de Robbe-Grillet, par exemple,
s'impose d’abord par un certain nombre de prouesses formel-
les : tenter de parvenir à une description mate, neutre, littérale,
des objets qui nous entourent. Or, une telle perception des
choses pose inévitablement le problème de leur sens, participant
ainsi d’une réflexion métaphysique. Le Nouveau Roman, dont
les fondements sont avant tout formels, ne s’exclut donc pas
pour autant de l’espace du sens : bien au contraire, « c’est une
entreprise assez énorme qui d’un côté est technique et de l’autre
philosophique » (GV, 17). C’est précisément parce qu’elle
LA QUESTION DU SENS 59

relève d’une problématique de la forme que la littérature


redécouvre la question brûlante de la signification. Barthes en
arrive ainsi à cette affirmation célèbre des Essars critiques : « En
s’enfermant dans le comment écrire, l'écrivain finit par retrouver
la question ouverte par excellence : pourquoi le monde ? Quel
est le sens des choses ? » (EC, 149). En devenant sa propre fin,
en effet, la parole travaillée de l’écrivain médiatise la vision
illusoirement objective que l’on a du monde qui nous entoure.
La littérature est donc loin d’abolir tout rapport au sens : elle
est traversée par une pensée active, vivante, engendrée par le
jeu des signifiants. À ce niveau, intelligence littéraire et logique
mathématique se rejoignent : « Dans la mathématique, il y a une
richesse d'imagination énorme, des grands modèles de pensée
logique, une pensée qui arrive à se faire de façon très vivante,
uniquement sur les formes, et sans tenir compte des contenus.
Tout cela intéresse au plus haut point la littérature » (GV, 293).
Barthes dénie donc toute pertinence à l'opposition tradition-
nelle du fond et de la forme : le texte se faisant dans un
décrochage ininterrompu du sens, chaque niveau de significa-
tion nest jamais que le signifiant d’un niveau supérieur.
Autrement dit, « les signifiés sont des formes » (BL, 144). On
a vu comment Robbe-Grillet exprimait la négativité du monde
au moyen de la seule technique romanesque. L'exploitation
extrême de la nature formelle du sens peut d’ailleurs conduire
à des textes où l’intérêt dramatique se situe tout entier sur le
plan de l'écriture. C’est le cas de Drame de Philippe Sollers,
texte scriptible qui s'offre au lecteur à l’intérieur même de son
propre travail d'écriture. Drame ne raconte rien, sinon qu'il
raconte une histoire; c’est en cela précisément qu’il accomplit
la littérature : « Qu’au degré zéro de l’action corresponde un
sens plein, une marque signifiante de la parole, que l’événement
(le drame) soit en quelque sorte transfusé du monde ordinaire-
ment copié (réel, rêve ou fiction) au mouvement même des
mots qui fixent ce monde comme des yeux, ce peut être là le
départ d'œuvres absolument réalistes » (SE, 25).
Cette analyse des rapports entre littérature et signification
montre, une nouvelle fois, l'influence décisive des théories
jakobsoniennes sur la réflexion de Barthes. On a vu précédem-
ment en quel sens la fonction poétique du langage était définie
dans les Essais de linguistique générale comme « visée du message
60 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

en tant que tel ». On retrouve la même conception de l'identité


artistique dans L'obure et l'obtus : « L'art, n'importe lequel, de
la poésie à la bande dessinée ou à l’érotique, l’art existe à partir
du moment où un regard a pour objet le signifiant. Certes, dans
les productions de l’art, il y a ordinairement du signifié (...),
mais ce signifié, finalement, vient en position ##drrecte : pris en
écharpe, si l’on peut dire » (00, 187). Pour Barthes comme pour
Jakobson, c’est bien le côté proprement charnel du langage qui
prévaut dans le discours littéraire. Et c’est parce que le signi-
fiant se déploie ainsi au détriment du signifié que la littérature
accouche toujours d’un sens incertain : en raison du travail
auquel le texte les soumet, les mots cessent de coller à leurs
contenus et libèrent ainsi un espace ludique où deviennent
possibles jeux de signes et lectures plurielles. Le sens d’un texte
en effet, ne se réduit jamais au dénoté; la fonction communi-
cative n’épuise pas la signification littéraire. C’est pour cette
raison que le texte pleinement littéraire, le texte scriptible, a été
défini comme réfractaire au résumé. Le véritable écrivain s’inté-
resse moins au sens référentiel de son message qu’au « supplé-
ment » qu'y apporte l'écriture, « condition qu'(il) partage avec
le fou, le bavard et le mathématicien, mais que précisément
l'écriture (à savoir, une certaine pratique du signifiant) a à
charge de spécifier » (BL, 348).
L'écrivain choisit donc le langage contre le référent : la sphère
du discours n’est pas celle du réel. Le sens ne peut être
appréhendé indépendamment du mécanisme formel dont il est
issu. Si la multiplication des extases du libertin au cours d’une
même séance est possible dans le texte sadien et non dans la
réalité, c'est en raison des prérogatives de l’écriture : « (Lors-
qu )on en vient, comme fait la loi, à interdire Sade pour des
raisons morales, c’est parce qu’on refuse d’entrer dans le seul
univers sadien, qui est l'univers du discours. Pourtant, à chaque
page de son œuvre, Sade nous donne des preuves d’“irréalisme”
concerté : ce qui se passe dans un roman de Sade est propre-
ment fabuleux, c’est-à-dire impossible ;ou plus exactement, les
impossibilités du référent sont tournées en possibilités du
discours » (SEL, 41). En tant que langage intransitif, la littéra-
ture ne vise pas à copier le réel, mais à le doubler. Elle est ce
discours replié sur lui-même, à la signification trouble et
fuyante. L'œuvre littéraire, précisément parce qu’elle se définit
LA QUESTION DU SENS 61

comme pratique textuelle, se refuse à un décryptage de type


réaliste : « inventer des signes, peut-on lire au dos de Sade,
Fourier, Loyola, (...) c'est entrer paradoxalement dans cet après-
coup du sens qu'est le signifiant ».
On commence à cerner de manière plus précise la nature
spécifique de la signification littéraire. Ce sens fuyant et dé-
croché, issu de l'usage intransitif du langage, ce n’est rien
d’autre que le symbole : la littérature, en effet, comme nous
l’avons montré à partir des théories lacaniennes, participe du
champ proprement symbolique des activités humaines. C’est
une idée que Barthes entrevoit dès Le degré zéro de l'écriture :
«Ce qui oppose l'écriture à la parole, c’est que la première
paraît toujours symbolique, introversée, tournée ostensiblement
du côté d’un versant secret du langage » (DZE, 18). Lorsque par
la suite Barthes fait sien le concept de « texte », c’est toujours
la voix du symbole qui est privilégiée dans le jeu des cinq codes
qui tissent l'écriture. Si le sens symbolique est à tel point
nécessaire à l’œuvre littéraire, c’est parce qu'il outrepasse le
dénoté, la vision réaliste et réductrice du monde. Ainsi, dans
Sarrasine, ce n'est pas l'opposition des sexes biologiques qui
importe, mais la répartition des personnages dans le champ
symbolique de la castration. La nouvelle se construit, en effet,
à l’intérieur du paradigme « dominant »/« dominé ». Or, du
côté actif, on trouve un homme (le sculpteur Bouchardon, qui
veut préserver Sarrasine de l’attirance du sexe), mais aussi et
surtout des femmes (Mme de Lanty, personnage puissant et
autoritaire; Sapho, figure mythique et tentatrice, véritable
danger pour le héros). Du côté des castrés, on ne peut ranger
que des personnages masculins : Sarrasine, rongé par le démon
de la castration, et le narrateur, victime de l’histoire qu'il
raconte. Pour le sens du récit, le dénoté n’a donc pas d’im-
portance; c'est la signification seconde qui prévaut : « Le
champ symbolique n’est (..) pas celui des sexes biologiques;
c’est celui de la castration : du châtrant/châtré, de l'actif/passif.
C’est dans ce champ (et non dans celui des sexes biologiques)
que se distribuent d’une façon pertinente les personnages de
l'histoire » (S/Z, 43).
On en arrive donc à la conclusion suivante : l’œuvre n'est
véritablement littéraire que lorsqu'elle est marquée par le sym-
bole. C’est parce qu’il a compris cette vérité que Stendhal a
62 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

renoncé au récit de voyage pour se consacrer au roman. Il a ainsi


réussi dans La chartreuse de Parme ce qu'il n'avait pu mener à
bien dans Rome, Naples, Florence : communiquer la passion
triomphale qu’il éprouve pour l’Italie. En passant du journal au
livre, Stendhal a retrouvé la grande puissance évocatrice du
symbole : « En somme , ce qui s’est passé — ce qui a passé —
entre le Journal de voyage et la Chartreuse, c'est l’écriture.
L'écriture, c'est quoi? Une puissance, fruit probable d’une
longue initiation, qui défait l’immobilité stérile de l’imaginaire
amoureux et donne à son aventure une généralité symbolique »
(BL, 342).

Le mécanisme sémantique.

Le signifié littéraire est donc un signifié second, symbolique.


Le problème est de savoir par quel mécanisme le texte peut
générer un type de sens aussi particulier. Pour résoudre la
question, il faut se référer à un concept essentiel dans l’analyse
barthésienne : la« connotation ». C’est à partir des théories de
Hjemslev que Roland Barthes construit ici sa réflexion. Selon le
linguiste danois‘, le procédé connotatif se formalise ainsi :

Ethan

(ERC)

Dans ce schéma, E est le plan de l’expression, C le plan du


contenu, et R la relation entre les deux. La connotation fait donc
d’un système premier (qui est déjà lui-même la mise en relation
d’une forme et d’un contenu) l’expression d’un système second.
C’est donc un langage, explique Hjemslev, dont l’un des plans,
celui de l’expression, est une langue. C’est dans les Eléments de
sémiologie *que la référence à l'analyse hjemslevienne apparaîtra
avec le plus de netteté; mais Barthes a déjà recours à la
terminologie du linguiste danois dans « Le mythe aujourd’hui »,
1. C£. L. Hjemslev, Prolégomènes à une théorie du langage, trad. franç., Paris, Minuit,
1968, chapitre 22.
2. Article paru originellement dans Communications, 4, 1964. Republié à la suite du
Degré zéro de l'écriture, Gonthier/Denoël, collection « Médiations », 1965.
LA QUESTION DU SENS 63

seconde partie théorique du texte des Myrhologies. La connota-


tion permet en effet de définir les deux systèmes mythique et
littéraire. Nous nous sommes déjà expliqué sur l’homologie des
deux structures; ce qu'il importe de retenir ici, c’est que la
littérature relève du mécanisme connotatif dans la mesure où
elle se présente comme un ordre second dont le signifiant est
déjà un système complet, à savoir la langue naturelle. Le langage
littéraire est, de fait, défini comme suit dans Le bruissement de
la langue : « Comme langage, la littérature est de toute évidence
une sémiotique connotative ; dans un texte littéraire, un premier
système de signification, qui est la langue (par exemple le
français), sert de simple signifiant à un second message, dont
le signifié est différent des signifiés de la langue » (BL, 135).
Ainsi, c'est seulement lorsque le texte apporte un « supplé-
ment » à la froideur dénotative de la langue que commence la
littérature. C’est pourquoi, sans doute, la phrase inaugurale de
la Recherche est restée si célèbre : « En écrivant dans un roman :
longtemps je me suis couché de bonne heure, si simple que soit
l'énoncé, l’auteur ne peut empêcher que la place de l’adverbe,
l'emploi du Je, l'inauguration même d’un discours qui va ra-
conter, où mieux encore réciter une certaine exploration du
temps et de l’espace nocturnes, ne développent déjà un message
second, qui est une cerfaine littérature » (EC, 12-13).
Telle est donc la spécificité de la signification littéraire :
« Avec des mots, l'écriture crée un sens que les mots n’ont pas
au départ » (GV, 15). Dans cette optique, on peut, non sans
saveur, la comparer au champagne » « Certains langages sont
comme le champagne : ils développent une signification posté-
rieure à leur première écoute, et c’est dans ce recul du sens que
naît la littérature » (BL, 285). C’est précisément parce qu’elle
satisfait à cet échelonnement des effets de sens que la langue de
Chateaubriand acquiert une forte intensité littéraire. Modèle de
mesure et d'équilibre, l'écriture des Mémoires d'outre-tombe
donne à la vie du narrateur l’éclat d’une destinée : « C’est cette
langue, encore, qui lui permet de transformer poétiquement des
choses ingrates, comme l’ennui dont il parle si bien et qui, de
ce fait, se métamorphose en aufre chose » (GV, 324). Le principe
de la signification littéraire, c’est l’étagement des différents
niveaux de sens.
La position de Barthes semble donc se calquer parfaitement
64 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

sur celle de Hjemslev. Il est cependant un point essentiel sur


lequel Roland Barthes se sépare du linguiste, du moins à partir
de $/Z. Toute l'analyse de Hjelmslev repose sur la distinction
établie entre « dénotation » et « connotation ». Or, aux yeux de
Barthes, la dénotation a bien des chances de n'être qu’un
concept vide : aucun discours, qu’on le veuille ou non, ne peut
échapper à la connotation. Il n’y a pas de signifié premier qui
serait la vérité originelle et canonique de la langue. Les phrases
d'apparence dénotative ont pour fonction de connoter le pri-
mitif, le naturel, le littéral : « La dénotation n’est pas le premier
sens, mais elle feint de l’être; sous cette illusion elle n’est
finalement que la dernière des connotations (celle qui semble à
la fois fonder et clore la lecture), le mythe supérieur grâce
auquel le texte feint de retourner à la nature du langage, au
langage comme nature » (5/Z, 16).
Ainsi, comme il arrive très souvent chez Barthes, la référence
aux thèses d’une autorité reconnue (Hjelmslev, en l’occurrence)
n’a d'intérêt que prise dans une réinterprétation personnelle :
le mécanisme sémantique transmis par Hjelmslev va se trans-
former en instrument critique dirigé contre l'idéologie du lan-
gage.
La finesse de Barthes consistera ici à rapprocher deux regards
sur l’art en apparence fort éloignés, celui de Jakobson et celui
de Brecht. Ce qu'il faut retenir de l'analyse du linguiste russe,
c'est que l’intransitivité du discours littéraire trace une distance
entre le textuel et le réel : le texte poétique, centré sur un jeu
de signes qui lui est immanent, peut fonctionner indépendam-
ment de toute référence à la réalité. Or — et c’est ici que l’on
retrouve Brecht — la mise en évidence d’une dénivellation entre
le signifiant et le référent a un rôle éminemment critique : elle
soulève l'interrogation au cœur même de l’évidence; elle incite
le récepteur à remettre en question la fausse équivalence du réel
et du langage, de la nature et de la culture. En ce sens — et
Brecht l'avait compris —, la visée de l’art est révolutionnaire :
« Comment ! Les choses sont ce qu’elles sont parce qu’elles ne
peuvent être autrement ? Alors que nous savons précisément
que rien ne les oblige à être ainsi ! Pourquoi donc donner à tout
ce que nous représentons et qui ne nous satisfait pas les
justifications les plus irréfutables possible, pourquoi conférer à
toute chose l’apparence et le titre impressionnants d’un fait de
LA QUESTION DU SENS 65

nature, détruisant ainsi toute espérance? »”. Barthes ne dit pas


autre chose dans la préface des Essais critiques : « On voit les
techniques de la littérature, fort nombreuses au long de lhis-
toire (bien qu'elles aient été mal recensées) s’employer toutes
à distancer le nommable qu'elles sont condamnées à doubler »
(EE A5).
Ainsi, ce qui séduit Barthes dans le fonctionnement conno-
tatif, ce n'est pas seulement le plaisir proprement textuel d’un
décrochage du sens, mais aussi et surtout la possibilité de
libérer le langage de l’engluement idéologique où le maintient
la société : « Toute la tâche de l’art est d’#exprimer l'exprimable,
d'enlever à la langue du monde, qui est la pauvre et puissante
langue des passions, une parole autre, une parole “exacte” » (EC,
15). Ce n’est que dans la lutte avec ce « trop-nommé » originel,
le langage, que la littérature peut se construire; ce faisant, et
qu’elle le veuille ou non, elle prend toujours parti sur le monde.

Ce que dit la littérature.

Que peut donc nous apprendre le texte? Est-il possible de


repérer dans l’œuvre une signification qui soit consubstantielle
à son être littéraire ? Barthes, dans un premier temps, répondra
par l’affirmative. De même qu'il avait tenté d'évaluer le degré
littéraire d’un texte au moyen de critères structuraux, de même
il va s’efforcer de déterminer un sens intemporel de la littéra-
ture. Une telle démarche pose cependant problème dans la
mesure où l’être littéraire ne réside pas dans le signifié, mais
dans la signification, c’est-à-dire dans le procès qui va des
formes aux contenus. La littérature, en effet, est avant tout un
jeu formel, condition qu’elle partage avec la mode : « La mode
et la littérature signifient fortement, subtilement, avec tous les
détours d’un art extrême, mais, si l’on veut, elles signifient
“rien” leur être est dans la signification, non dans leurs signi-
fiés » (EC, 156). Le sens universel de l'écriture, à supposer qu'il
existe, ne pourra donc être que l'incertitude même du sens;
l'être littéraire, nous l’avons vu, se construit sur une question :

3.B. Brecht, Ecris sur le théâtre, trad. franç., Paris, L’Arche, 1963 et 1972, tome I,
p. 349.
66 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

« Cette interrogation, ce n’est pas : quel est le sens du monde ?


ni même peut-être : le monde a-t-il un sens ? mais seulement :
voici le monde : y a-t-il du sens en lui? » (EC, 160). La littérature,
c'est ainsi la question fondamentale que le sens adresse au
monde, question qui bien entendu reste toujours en suspens.
Une telle constante structurelle se comprend aisément : si
l’œuvre n'existait que par son sens, elle mourrait avec le
contexte historico-culturel qui l’a vu naître; c’est uniquement la
fascination de son interrogation insoluble qui lui permet de
traverser les siècles : « What do you mean ? (..) c’est la question
millénaire de cette très vieille chose : l'Art » (OO, 188).
On comprend mieux pourquoi la théorie sartrienne de l’en-
gagement n’a guère de sens dans le domaine littéraire. Mise au
service d’une vérité, l'écriture perd toute valeur; c’est son être
même qu’elle renie : « On a dit : l’écrivain doit engager son
œuvre. Mais ceci est de la théorie, puisque tous les jours elle est
mise en échec. On peut se demander pourquoi cet échec... Mais
parce que, simplement, l'écriture est l’art de poser les questions
et non pas d'y répondre ou de les résoudre» (GV, 16).
L'écrivain serait ainsi chargé de perpétuer la fonction du devin
antique : dire le lieu du sens sans le nommer. La littérature est
une antéia : « C’est parce que la littérature, en particulier, est
une mantique, qu'elle est à la fois intelligible et interrogeante,
parlante et silencieuse, engagée dans le monde par le chemin du
sens qu'elle refait avec lui, mais dégagée des sens contingents
que le monde élabore » (EC, 219). Aussi Barthes rêve-t-il du
texte idéal, dont la signification ne serait que « bruissement »,
bruit inimaginable de la disparition du bruit, sens impossible,
libéré, qui ne se livrerait que dans son exemption : « Bruissante,
confiée au signifiant par un mouvement inouï, inconnu de nos
discours rationnels, la langue ne quitterait pas pour autant un
horizon du sens : le sens, indivis, impénétrable, innommable,
serait cependant posé au loin comme un mirage » (BL, 95). Le
bruissement, c'est le son d’un mécanisme en parfait état de
marche, dont rien n’entrave le bon fonctionnement : le texte
bruissant, ce sera donc le texte désaliéné, à la signification libre
et sans clôture.
Toute grande œuvre littéraire est donc nécessairement décep-
tive, et il serait illusoire de vouloir lui trouver un sens dernier.
Les Réflexions ou Sentences et maximes de La Rochefoucauld, par
LA QUESTION DU SENS 67

exemple, en dépit du projet manifestement moral qui les anime,


ne parviennent jamais à une définition dernière de l’homme.
L’être humain, nous dit le texte, s’il veut résister à la passion,
n'a guère le choix : il ne peut trouver l'énergie nécessaire à la
lutte que dans une autre passion, se définissant ainsi comme
superposition illimitée de tares : « Descendant de palier en
palier, de l’héroïsme à l’ambition, de l’ambition à la jalousie, on
n'atteint jamais le fond de l’homme, on ne peut jamais en
donner une définition dernière, qui soit irréductible; quand
l’ultime passion a été désignée, cette passion elle-même s’éva-
nouit, elle peut n’être que paresse, inertie, néant ; la maxime est
une voie infinie de déception » (NEC, 84). La relation d’identité
restrictive propre à la maxime, le « n’est que », ne nous apprend
rien de certain sur l’homme, mais détermine une écriture du
vertige, infiniment régressive, dont le décrochement perpétuel
relève de la pleine textualité. Cette suspension du sens, il est
possible de la retrouver même dans une œuvre aussi politique-
ment engagée que le théâtre de Brecht. Dans la mesure où la
théorie dramatique de la « distanciation » invite le spectateur à
trouver de lui-même une issue à la situation représentée sur
scène, le sens est toujours laissé à l’entière discrétion du public :
« En somme, il y a bien, dans le théâtre de Brecht, un sens, et
un sens très fort, mais ce sens, c’est toujours une question. C’est
peut-être ce qui explique que ce théâtre, s’il est certes un théâtre
critique, polémique, engagé, n'est pourtant pas un théâtre
militant » (GV, 26).
Finalement, la littérature ne fait que dire qu'elle ne peut rien
dire. Toute une philosophie est donc présente à l'arrière-plan de
la parole littéraire : le monde n’est pas figé, donné une fois pour
toutes. Il est encore, en grande partie, à construire : « C’est
finalement la précision d’une écriture (précision structurale, et
non pas rhétorique, bien sûr : il ne s’agit pas de “bien écrire”)
qui engage l'écrivain dans le monde : non pas dans l’une ou
l’autre de ses options, mais dans sa défection même : c’est parce
que le monde n’est pas fai que la littérature est possible » (EC,
142). Si le monde est ainsi présenté comme énigme au jugement
du lecteur, c’est parce qu’en littérature comme dans notre vie
même la compréhension vraie n'existe pas. Aussi Chateau-
briand peut-il se permettre d'utiliser la métaphore, habituelle-
ment limitée à sa fonction synesthésique, comme instrument de
68 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

disjonction. Le plaisir du texte se passe très bien du sens; il se


fonde sur tout autre chose : le chant d’un oiseau peut donc venir
sans dommage interrompre l’histoire de La vie de Rancé pour
évoquer le sourire d’un jeune moine qui se meurt : « Chez
Chateaubriand, la métaphore ne rapproche nullement des
objets, elle sépare des mondes » (NEC, 114). Rien n'est sûr;
c’est aussi pour cela qu'on ne peut résumer le texte : l'écriture,
silencieuse mais bruissante, tient son pouvoir de sa réserve.
C’est parce qu’elle se refuse au dire d’un sens certain que la
littérature invente une langue nouvelle, déviante, autre que la
langue linguistique : « Si donc Sade, Fourier et Loyola sont des
fondateurs de langue et s'ils ne sont que cela, c'est justement
pour ne rien dire, pour observer une vacance » (SFL, 11).
Il y a une sphère, cependant, où le texte est habilité à parler,
où il peut proférer une certaine vérité : celle du langage
« L'écriture peut dire le vrai sur le langage, mais non le vrai sur
le réel (nous cherchons actuellement à savoir ce qu'est un réel
sans langage) » (BL, 357). Cette affirmation, extraite d’un
article de 1971 paru dans Te! Quel, ne fait que reformuler une
idée importante que nous avons déjà rencontrée : la littérature,
système artificiel conscient de son artifice, masque qui se
montre du doigt, est la preuve incarnée de l’irréel des mots. Il
n'y a pas d’analogie entre le monde et le verbe; le langage est
une interprétation du réel, non son reflet fidèle : telle est la
vérité du texte. C'est pourquoi l'écriture n’est jamais réaliste;
l'écrivain, sitôt qu'il prend la plume, devient un utopiste
« Pour lui, le monde est une médaille, une monnaie, une double
surface de lecture, dont sa propre réalité occupe le revers et
l'utopie l’avers » (RB, 80). Il ne s’agit pas de restituer le réel,
mais de la rendre énigmatique en le transposant sur un plan
autre, celui de l'écriture.
Barthes à donc eu la tentation très nette de définir une
signification intemporelle de la littérature. Cependant, comme
l’a montré Le degré zéro, l'œuvre est trop ancrée dans l'Histoire
pour que la nécessité d’une diachronie ne finisse par s’imposer
— particulièrement au niveau sémantique. Barthes admet ainsi
que le caractère déceptif de la littérature est davantage un trait
de la littérature française contemporaine qu’une composante
universelle du littéraire : « Il a fallu attendre Mallarmé pour que
notre littérature conçoive un signifiant libre, sur quoi ne pèserait
LA QUESTION DU SENS 69

plus la censure du faux signifié, et tente l’expérience d’une


écriture enfin débarrassée du refoulement historique où la
maintenaient les privilèges de la “pensée” » (BL, 265).
Il est donc impossible de se passer totalement de la dimen-
sion historique dans l’explicitation du sens. Barthes le reconnaît
lui-même dans le Barthes par Barthes ;le champ sémantique du
littéraire est doublement limité : « D’une part, la littérature ne
peut excéder le savoir de son époque; et, d’autre part, elle ne
peut tout dire : comme langage, comme généralité fe, elle ne
peut rendre compte des objets, des spectacles, des événements
qui la surprendraient au point de la stupéfier » (RB, 122).
Brecht s’est ainsi refusé à puiser dans les horreurs d’Auschwitz
la matière d’une pièce de théâtre; et si Voltaire, comme on l’a
vu, fut «le dernier des écrivains heureux », c’est qu'il fut le
dernier à pouvoir traiter avec légèreté des sujets les plus graves.
S'il est donc exact, aujourd’hui, que la littérature est moins
perçue comme « mimésis » (description du réel) que comme
« sémiosis » (aventure spécifique du langage soumis au fonc-
tionnement textuel), c’est davantage pour des raisons histori-
ques que pour des raisons ontologiques. L'écart qui s’est creusé
entre le monde et l'écriture est la conséquence directe de
l’histoire du xx° siècle : « Ne pouvant plus maîtriser la réalité
historique, [la littérature] est passée d’un système de représen-
tation à un système de jeux symboliques. Pour la première fois
dans son histoire, le monde déborde la littérature; elle est au
fond toujours en état de surprise, devant un monde plus profus
qu'elle » (GV, 193). C’est donc surtout l’œuvre moderne qui est
«en mal de sens », selon l’heureuse formule de Lévi-Strauss :
mais elle n’est pas pour autant insignifiante : l’œuvre ne se
construit plus autour de tel ou tel sens, mais reste marquée par
le désir du sens, la nostalgie du sens. Le travail d'écriture n’est
plus déterminé par une visée précise, mais se laisse emporter
dans le jeu ininterrompu des signifiants. La grande découverte
de la modernité, c’est que le langage n’est pas sûr, qu'il évolue
dans une sphère propre, autre que celle du vrai.
C’est ici qu’il nous faut parler d’une œuvre dont l'importance
‘ est fondamentale aux yeux de Barthes, aussi bien sur le plan
littéraire que sur le plan épistémologique en général : Bouvard
et Pécuchet. Si l'œuvre de Flaubert marque un tournant dans
l’histoire de la littérature, c’est en raison d’une double caracté-
70 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

ristique qui va influencer en profondeur l'écriture contempo-


raine. En premier lieu, il n’y a pas chez Flaubert de langage
privilégié qui engloberait tous les autres langages ;le thème de
la copie, qui ouvre et clôture l’œuvre, montre à quel point il est
illusoire de se fier à une hiérarchie des discours : « C’est un
moment historique de la crise de la vérité, qui se manifeste
également, par exemple chez Nietzsche, bien qu'il n’y ait aucun
rapport entre Nietzsche et Flaubert. C’est le moment où l’on
s'aperçoit que le langage ne présente aucune garantie. Il n'y a
aucune instance, aucun garant du langage : c’est la crise de la
modernité qui s'ouvre » (GV, 234). La vérité est donc exclue
du champ verbal. Le second trait marquant du texte de
Flaubert, c’est l’absence de plan allocutoire : le livre ne s’adresse
à personne; il véhicule un message sans destinateur ni desti-
nataire. Bouvard et Pécuchet ne s'adressent jamais l’un à l’au-
tre : impossible au lecteur de se projeter dans la paire soudée
qu'ils donnent pourtant l'illusion de former. Le langage envahit
ainsi tout le texte ; c’est lui le véritable héros du roman. Le livre
de Flaubert relève donc d’une certaine folie, folie du psychoti-
que qui parle sans jamais s'adresser à quelqu'un; mais le
psychotique, c’est le langage lui-même : « C’est par là que
Flaubert devient le premier écrivain de la modernité : parce
. qu'il accède à une folie. Une folie qui n’est pas de la représen-
tation, de l’imitation, du réalisme, mais une folie de l’écriture,
une folie du langage » (GV, 237).
Ainsi, caractéristique ontologique ou trait de la modernité, ce
qui intéresse Barthes dans l’œuvre littéraire, c’est l’interrogation
qu'elle semble poser. La littérature, cependant, ne traite pas
seulement du monde et de ses questions, elle parle aussi du
« corps » — du désir — dont elle est issue. Le corps signifie :
voilà également ce que nous dit le texte; un livre n’est réussi
que s’il transmet pleinement le désir qui a marqué sa produc-
tion. Nous reviendrons plus loin sur les problèmes que pose la
notion d’« auteur »; ce qui nous occupe ici, c’est de montrer
dans quelle mesure le sens du texte est aussi le jeu d’un sujet.
En fait, sitôt qu'il refuse de ramener le langage à un simple
instrument, l’auteur est conduit, d’une manière ou d’une autre,
à s'impliquer dans son travail d’écriture. C’est son propre code
que l'écrivain ajoute aux différents réseaux du texte : « Pour
l'écrivain, (...) le langage est un lieu dialectique où les choses se
LA QUESTION DU SENS A

font et se défont, où il immerge et défait sa propre subjectivité »


(GV, 102).
Le sujet est donc présent dans le texte, mais il est, si l’on peut
dire, « joué » : l'écrivain, ne pouvant ni manifester ni dissimuler
son « je », se doit de l’« abriter » (linscrire dans le texte tout
en le protégeant comme tel). C’est d’abord à cela que vise la
création d’un code : « L'écrivain ne tente jamais rien d’autre
que de transformer son JE en fragment de code » (EC, 16).
Dans cette optique, Brichot, l’universitaire de La recherche, est
la parfaite métaphore de l'écrivain : sur les conseils de
Mme Verdurin, et pour donner l'illusion que ce n’est pas lui qui
est en cause, il remplace dans tous ses articles le « je » par le
«on» : « Grotesque, Brichot est tout de même l'écrivain;
toutes les catégories personnelles que celui-ci manie, plus
nombreuses que celles de la grammaire, ne sont jamais que des
tentatives destinées à donner à sa propre personne le statut d’un
signe véritable » (EC, 16). Ecrire, c’est donc transformer un
signe linguistique bâtard, le « shifter » « je » (à la fois symbole
existentiel et indice lexical), en signe pur. L'écrivain, pour être
lu, doit transformer un code différencié, celui de son « moi »,
en un code général et admis par tous : il doit passer du « je »
au «il». Le «il» du romancier, en effet, n'est ni symbole ni
indice; c'est une marque reconnue du code romanesque : « La
troisième personne n'est donc pas une ruse de la littérature, c'en
est l’acte d'institution préalable à tout autre : écrire, c'est
décider de dire IL (et le pouvoir) » (EC, 17). Le « il » est ainsi
partout dans la littérature, même derrière le «je» qui n'est
jamais qu'un « il » affublé d’un masque supplémentaire. Dans
tous les cas, l'opération textuelle est la même : transformer un
sujet vivant, l'écrivain, en un sujet de langage : « L'auteur
(matériel) d’un récit ne peut se confondre en rien avec le
narrateur de ce récit ; les signes du narrateur sont immanents au
récit, et par conséquent parfaitement accessibles à une analyse
sémiologique » (ASR, 40).
En tant que personne, l’auteur n’est donc jamais qu'un invité
dans le théâtre de son texte, un personnage parmi d’autres.
Comme sujet d'écriture, en revanche, il n'existe pas hors de son
œuvre ; il est pure marque littéraire : « Il suffira de le considérer
lui-même comme un être de papier et sa vie comme une h1o-
graphie (au sens étymologique du terme), une écriture sans
72 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

référent, matière d’une connexion, et non d’une f/ation : l’en-


treprise critique (si l’on peut encore parler de critique) consis-
tera alors à retourner la figure documentaire de l’auteur en figure
romanesque, irrepérable, irresponsable, prise dans le pluriel de
son propre texte : travail dont l’aventure a déjà été racontée,
non par des critiques, mais par des auteurs eux-mêmes, tels
Proust et Jean Genet » (5/7, 217). Un auteur comme Genet, en
effet, peut bien dire « je » dans ses romans, personne, sérieu-
sement, ne soutiendra que son œuvre est l’expression d’une
expérience vécue. Genet existe dans ses livres, mais unique-
ment comme être de langage, comme sujet dont le référent est
autre que lui-même. De la personne vivante de l'écrivain, il ne
reste dans le texte qu’une trace sympathique, marque sédui-
sante d'un corps amical.
Si la position de Barthes est aussi nette, c'est que, l'écriture
traçant son ordre propre en marge du réel, l'écrivain n’a guère
le choix : son « je » d'écriture est autre que le « je » de l’indi-
vidu qu’il est par ailleurs : « Ecrire, c’est d'abord mettre le sujet
(y compris son imaginaire d'écriture) en ciation, rompre toute
complicité, tout empoissement entre celui qui trace et celui qui
invente, ou mieux encore, entre celui qui a écrit et celui qui se
(re)lit » (SEL, 136). C'est ainsi que Sade individu prend ses
distances par rapport à Sade écrivain : lorsqu'il consigne par
écrit le plan d'un travail d'écriture, le « divin marquis » se
vouvoie. L'auteur n'importe donc que sur le plan du texte; il
est une des composantes de l’œuvre, et c’est à ce seul titre qu'il
a une existence par rapport au lecteur : « Dans l'écrire moyen
de la modernité, le sujet se constitue comme immédiatement
contemporain de l'écriture, s’effectuant et s’affectant par elle :
c'est le cas exemplaire du narrateur proustien, qui n'existe
qu'en écrivant, en dépit de la référence à un pseudo-souvenir »
(BL, 30). C’est que le sujet — on l’a vu avec Lacan — ne
pré-existe pas au langage : il se fait dans et par sa propre parole.
L'écrivain, sujet du texte, se construit dans le seul temps de
l’énonciation.
Signifier, cependant, c'est aussi « faire signe à quelqu'un » :
l’auteur, quoi qu'il en pense, transparaîtra toujours dans l’ex-
pression de son message. Aussi le signifié originel, celui qui
fonde toute littérature, n'est-il rien d'autre que le désir : « Il n’y
a d'autre signifié premier à l’œuvre littéraire qu’un certain
LA QUESTION DU SENS 72

désir : écrire est un mode de l’Eros » (EC, 14). Toute œuvre,


en effet, se donne comme désirante, non seulement dans le
domaine littéraire, mais aussi dans le champ artistique en
général. Réfléchissant sur Cy Twombly, dessinateur contempo-
rain, Barthes étend à l'artiste les traits déjà recensés chez
l’écrivain : « Dans son œuvre, il y a ces questions : gue sont les
autres pour moi ? Comment dois-je les désirer ? Comment dois-je me
prêter à leur désir ? Comment faut-il se tenir parmi eux ? » (OO,
159). Si l'artiste inscrit ainsi son corps dans l’œuvre, c’est que
l’art, espace du signifiant, se donne comme le champ privilégié
du « sujet » au sens lacanien du terme. Le sujet, en effet, est
soumis au signifiant, n'existe que par lui, ne se construit qu'à
travers lui. C’est donc dans l'opération qui transforme l’énoncia-
tion en énoncé, le géno-texte en phéno-texte, que transparaît le
« je » de l’auteur comme corps différencié, sujet à désirer. Ce
qui fait le plaisir du texte, c’est son irréductible particularité, à
savoir la trace laissée par l’auteur : « Dans le texte, d’une
certaine façon, 7e désrre l’auteur : j'ai besoin de sa figure (qui
n’est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin
de la mienne (sauf à “babiller”) » (PT, 45-46). Il n’est donc pas
absurde, dans l’approche critique du texte, de prendre en
compte les liens éventuels que l’on a personnellement avec son
auteur. C’est ce que Barthes a revendiqué dans ses essais sur
l’œuvre de Sollers, notamment dans son analyse de H : « Quand
aura-t-on le droit d’instituer et de pratiquer une criique affec-
tueuse, sans qu'elle passe pour partiale ? Quand serons-nous
assez libres (libérés d’une fausse idée de l’« objectivité ») pour
inclure dans la lecture d’un texte la connaissance que nous
pouvons avoir de son auteur ? Pourquoi — au nom de quoi, par
peur de qui — couperais-je la lecture du livre de Sollers de
l'amitié que j'ai pour lui? » (SE, 78).
Ce que la littérature dit de l’auteur, ce n’est donc pas son
âme, mais ses pulsions, ses rythmes, ses désirs, bref, ce qui en
fait un être différencié. Cette présence du corps qui définit
l’individualité d’une écriture, Barthes l'avait déjà dégagée dans
Le degré zéro en recourant au concept de « style » : « Le style
n’est jamais que métaphore, c’est-à-dire équation entre l’inten-
tion littéraire et la structure charnelle de l’auteur » (DZE, 13).
Dans Sollers écrivain, il préfère parler de « mordant ». Ainsi,
dans H, « les idées crépitent sans cesse (j’appelle “idée” l’anti-
74 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

phrase d’une platitude), les mots, les sons, les lettres, tout ce
dont peut se bourrer l'écriture pour tenir de la voix, non son
leurre expressif, mais son timbre, son grain, ce que, dans l’art
vocal, on appelle son #ordant, c’est-à-dire la marque inéluctable,
inaliénable du corps » (SE, 59).
L'empreinte que l’auteur imprime à son texte pose cepen-
dant un problème : n’y a-t-il pas contradiction à chercher un
sujet dans le texte négateur de tout sujet? Il semblerait que
non, dans la mesure où le sujet qui transparaît dans la trame
textuelle ne renvoie pas à l’image pleine et structurée d’un
référent identifiable ;le corps qui s'inscrit dans le texte est un
corps dispersé : « L'auteur qui vient de son texte et va dans
notre vie n’a pas d'unité; il est un simple pluriel de “charmes”,
le lieu de quelques détails ténus, source cependant de vives
lueurs romanesques, un chant discontinu d’amabilités » (SFL,
13). Ces détails sans ordre, ces notations désinvoltes qui
dessinent une image mobile et flottante de l’auteur, Barthes
propose de les nommer « biographèmes ». Ainsi, on ne retien-
dra du sujet Loyola que «ses beaux yeux, toujours un peu
embués de larmes », et la vie de Sade sera concentrée en un
ensemble discontinu de vingt-deux fragments : « Au thème de
l’urne et de la stèle, objets forts, fermés, instituteurs du destin,
s'opposeraient les éclats du souvenir, l'érosion qui ne laisse de
la vie passée que quelques plis » (SEL, 14).

L'infini de la signification.

L'œuvre, on l’a vu, est toujours déceptive : elle s’offre comme


énigme, question sans réponse. Elle ne peut donc faire sens qu’à
travers la parole que le lecteur profère pour combler son silence.
Or, chaque lecteur étant le produit toujours différent d’une
culture, d’un langage et d’un imaginaire, les types de réponses
possibles à la question posée par l’œuvre sont théoriquement
illimités : « La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y
apportant son histoire, son langage, sa liberté; mais comme
histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du
monde à l’écrivain est infinie : on ne cesse jamais de répondre
à ce qui a été écrit hors de toute réponse » (SR, 7). Le texte
n'existe pas en tant que sens; il se présente comme un réseau
LA QUESTION DU SENS de)

de formes qu'il appartient au monde de remplir. Aussi, la


lecture d’une œuvre passée exige-t-elle comme préalable une
réponse à la double question soulevée par Barthes à propos de
la représentation moderne de L'Orestie d’'Eschyle : « Représen-
ter en 1955 une tragédie d'Eschyle n’a de sens que si nous
sommes décidés à répondre clairement à ces deux questions :
qu'était exactement L'Orestie pour les contemporains
d'Eschyle ? Qu’avons-nous à faire, nous, hommes du xx° siècle,
avec le sens antique de l’œuvre? » (EC, 77). La réponse est
simple : une fois le sens antique dégagé, il nous faut chercher
dans quelle mesure il nous concerne. N'oublions pas le mot de
Valéry : « L'œuvre dure en tant qu'elle est capable de paraître
tout autre que son auteur l'avait faite »*.
La signification de l’œuvre ne connaît donc pas de limites;
cette affirmation restera constante d’un bout à l’autre des écrits
de Barthes. La pluralité du sens est d’abord timidement affir-
mée sous l'égide de Jakobson ; dans « Histoire ou littérature ? »,
la dernière partie de Sur Racine, Barthes parle de «l’œuvre,
d'apparence solitaire, toujours ambiguë puisqu'elle se prête à /a
fois à plusieurs significations » (SR, 138). Dans ce premier
temps, le pluriel de l’œuvre relève de la simple ambiguïté : si
l’œuvre refuse l’unicité du sens, c’est parce qu'elle est symboli-
que. Par la suite, cependant, à partir de la notion de « texte »
et de ses implications théoriques, Barthes modifie sensiblement
son point de vue. Le code symbolique, comme l’a montré S/Z,
n'est qu'un des nombmreux codes qui tissent le texte. Le
processus de pluralisation du sens au travail dans l’œuvre ne se
réduit pas à la seule ambiguïté : « Le Texte est pluriel. Cela ne
veut pas dire seulement qu'il a plusieurs sens, mais qu'il
accomplit le pluriel même du sens : un pluriel #rréductible (et non
pas seulement acceptable) » (BL, 73). Sera ainsi substitué au
terme de « signification » le concept kristévien de « signi-
fiance ». Le texte, en effet, refusant la logique de la communica-
tion, ne travaille pas à produire une signification une, mais
exploite toutes les ressources du signifiant dans une visée
d’infinitisation du sens : «le “texte” (poétique, littéraire ou
‘ autre), écrit Julia Kristeva, creuse dans la surface de la parole
une verticale où se cherchent les modèles de cette ssgrsfiance que

4. P. Valéry, Tel quel, Paris, Gallimard, collection « Idées », 1941, tome I, p. 206.
76 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

le langage représentatif et communicatif #e récite pas, même s'il


les marque. Cette verticale, le texte l’atteint à force de travailler
le signifiant »°. Le texte offre ainsi une multiplicité d’entrées
sans qu'il y ait jamais de porte principale : Sarrasine se prête à
la fois aux interprétations poétique, économique et psychana-
lytique (et l’on pourrait sans doute en trouver d’autres).
« Vis-à-vis du texte, peut-on lire dans S$/Z, il n'y a pas de langue
critique “première”, “naturelle”, “maternelle” : le texte est
d'emblée, en naissant, multilingue; il n’y a pour le dictionnaire
textuel ni langue d’entrée ni langue de sortie, car le texte a, du
dictionnaire, non le pouvoir définitionnel (clos) mais la struc-
ture infinie » ($/Z, 126-127).
Si le texte peut fonctionner ainsi hors de toute clôture
sémantique, c’est que les signifiés qu'il engendre ne sont jamais
autre chose que les signifiants de nouveaux signifiés à travers
le jeu d’un mécanisme sans fin. La signification n’est donc pas
exclue de la littérature; elle se donne, au contraire, comme
l’objet privilégié de l’analyse textuelle : « Le contenu est précr-
sément ce qui intéresse le formalisme, affirme Barthes en 1971
en réponse à un questionnaire de Promesses, car sa tâche inlas-
sable est en chaque occasion de le reculer (jusqu'à ce que la
notion d’origine cesse d’être pertinente), de le déplacer selon un
jeu de formes successives » (BL, 83). Il n’y a donc pas de borne
au mécanisme sémantique : tout sens produit est toujours en
même temps le signifiant d’un niveau supérieur de signification.
Ainsi, E représentant le plan de l'expression, C celui du contenu
et R la relation entre les deux, la véritable formule du processus
signifiant n'est pas :

FES AE

(ERC)

mais : EMEA CT + COMME


RER

(ERC)
Dans le texte, en effet, le décrochage est infini; la fuite des sens
est sans limite. La signification sature l’œuvre littéraire : « Dire :

5. J. Kristeva, Semerotikè, op. cit, p. 10-11.


LA QUESTION DU SENS 7

“tout signifie” renvoie ainsi à cette idée simple, mais essentielle,


que le texte est entièrement pénétré, enveloppé de signifiance,
qu'il se trouve immergé de part en part dans une sorte d'’in-
tersens infini, qui s'étend entre la langue et le monde » (GV,
74).
Définir la signifiance au travail dans le texte comme un recul
perpétuel du sens ne peut qu’entraîner une remise en cause
radicale de la conception classique de l’auteur. Si le texte est
structuré par une pluralité de voix différentes, il est impossible
d'attribuer une origine précise et déterminée à son énonciation :
« Latéralement à chaque énoncé, on dirait en effet que des voix
off se font entendre : ce sont les codes : en se tressant, eux dont
l’origine “se perd” dans la masse perspective du déà-écrit, ils
désoriginent l’énonciation » ($/Z, 28). Le texte n'est pas le
produit d’un individu unique doté d’une mystérieuse puissance
créatrice ; il n’est que le point de croisement de divers réseaux
signifiants, se construisant ainsi dans le volume des langages,
dans l’intertexte. Or «l’intertexte n'est pas un problème de
sources, car la source est une origine nommée, alors que l’in-
tertexte est sans origine repérable » (GV, 131). L'intertexte de
Fourier, par exemple, se trouve aussi bien chez Claude de
Saint-Martin, Sénancour, Restif de la Bretonne, Diderot et
Rousseau que chez Kepler et Newton. L’infinité du texte réside
dans l’indéterminabilité de son auteur ; à cet égard, Flaubert est
sans doute l’un de nos plus grands écrivains : « On ne sait jamais
s’il est responsable de ce qu'il écrit (s’il y a un sujet derrière son
langage); car l'être de l'écriture (le sens du travail qui la
constitue) est d'empêcher de jamais répondre à cette question :
Qui parle ? » (S/Z, 146).
La notion d’« intertextualité », élaborée par Julia Kristeva à
partir des travaux du théoricien russe M. Bakhtine*, permet
ainsi de remplacer l’idée d’« auteur » par celle de « scripteur » :
« Succédant à l’Auteur, le scripteur n’a plus en lui passions,
humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense diction-
naire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt »
(BL, 65). Le scripteur n’invente pas; il combine et articule les
écritures diverses que lui a léguées sa culture. C’est pourquoi

6. Cf. M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, trad. franç., Lausanne,


L'Age d'Homme, 1970.
78 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

l’auteur, en tant que personne, se trouve exclu du texte : il


n'existe au niveau scriptural qu’à travers le code dont il est
porteur. Attribuer un auteur à une œuvre, ce serait en effet
l'expliquer par une détermination dernière, un signifié ultime
qui fermerait son écriture. On retrouve ici une idée chère à
Valéry : « D'un certain “point de vue” — qui n’est pas rarement
le mien —, ce que l’on appelle une belle œuvre peut paraître une
terrible défaite de l’auteur »”’.
L'œuvre réussie est donc celle où il est impossible d’assigner
un lieu à la parole de l’auteur. Lorsque Fourier, par exemple,
promeut des réalités incongrues au rang d'illustrations philoso-
phiques (les pastèques, les vieilles poules marinées), il est
extrêmement difficile de le situer par rapport à son propre
texte : « Où est Fourier? dans l’indignation que le rire des
autres provoque en lui ? Dans notre lecture, qui englobe à la fois
le ridicule et sa défense ? La perte du sujet dans l'écriture n’est
jamais plus complète (le sujet devenant complètement irrepéra-
ble) que dans ces énoncés dont le décrochage d’énonciation se
produit à l’infini, sans cran d'arrêt, selon le modèle du jeu de
la main chaude ou de la pierre, des ciseaux et de la feuille de
papier » (SFL, 99-100). On pourrait donc définir le texte
comme l’espace où un sujet énonciateur assume l’irrepérabilité
de son discours en substituant le « ça parle » au « je parle ».
Dans l'écriture, en fin de compte, c’est le langage qui parle, non
l’auteur, idée capitale et qui rend au lecteur la place qui lui
revient.

7. P. Valéry, Tel quel, Paris, Gallimard, collection « Idées », tome II, 1943, p. 49.
IV

L'EFFET - LITTÉRATURE

La lecture : modalités d’une re-création.

« Nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut


en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de
la mort de l’Auteur » (BL, 67). Cette affirmation, extraite d’un
article paru en 1968 dans Manteia, montre le véritable enjeu du
débat théorique sur la notion d’« auteur » : le refus de consi-
dérer le texte comme le produit déterminé d’une conscience
créatrice n'a pas d'autre but que de transformer le statut du
lecteur. Et, de fait, si l’œuvre n'est régie par aucune instance
supérieure qui la pourvoirait d’un sens, c'est au lecteur qu'il
appartient de produire le texte dans sa réalité vivante. Barthes,
comme Mallarmé, veut que ce soit l'auditoire qui écrive le livre :
la lecture ne doit pas être consommation, mais création. Lire
consiste donc davantage à ré-écrire une œuvre en combinant les
diverses formes mises en jeu par l'écriture qu'à recevoir passi-
vement un produit déjà constitué : « J'ai la conviction qu'une
théorie de la lecture (cette lecture qui a toujours été la parente
pauvre de la création littéraire) est absolument tributaire d’une
théorie de l’écriture : lire, c’est retrouver — au niveau du corps,
et non à celui de la conscience — comment ça a été écrit : c’est
se mettre dans la production, non dans le produit » (GV, 180).
Il existe deux façons d’y parvenir : l’approche classique et
l'approche moderne. La première, jouant sur le plaisir, consiste
à retrouver la poétique de l’œuvre; la seconde, visant à la
jouissance, à recevoir la multiplicité symbolique du texte dans
ses débordements les plus pervers (c’est ici que lire, véritable-
ment, relève d’une pratique d'écriture). Le premier régime
concerne donc la suite des énoncés, le second l’énonciation :
80 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

deux types d’approches pour deux types de textes : « L'une va


droit aux articulations de l’anecdote, elle considère l'étendue du
texte, ignore les jeux de langage », tandis que « l’autre lecture
ne passe rien; elle pèse, colle au texte, elle lit, si l’on peut dire,
avec application et emportement, saisit en chaque point du
texte l’asyndète qui coupe les langages — et non l’anecdote »
(PT, 22-23). La préférence de Barthes va, bien sûr, à cette
dernière approche.
La lecture, pratique créative, processus actif, est donc loin
d'être un passe-temps futile. Elle opère sur le sujet lisant un
certain nombre d’effets dont l’analyse est l’objet de la présente
partie. Toutefois, avant d’aborder l’étude détaillée des effets
textuels, il convient de définir avec précision les modalités du
travail de production opéré par le lecteur. Car, si le sujet qui lit
recrée le texte, c’est toujours en étant soumis aux mécanismes
de l'écriture.
Certains aspects de la lecture sont dus exclusivement aux
caractéristiques du discours littéraire, et, en premier lieu, l’acte
de lire lui-même. Dans l’Introduction à l'analyse structurale, Bar-
thes met en évidence la direction imprimée à la lecture par la
logique narrative qui sous-teñd tout récit : il est en effet
impossible de lire une histoire sans se soumettre à cette ratio-
nalité particulière fondée sur la confusion structurelle du logique
et du chronologique. La devise du récit, c’est la formule fameuse
post hoc, ergo propter hoc : « Tout laisse à penser, en effet, que
le ressort de l’activité narrative est la confusion même de la
consécution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu
dans le récit comme causé par » (ASR, 22). De même, les
rubriques essentielles dont est composé le récit tracent pour le
lecteur un horizon de prévisibilité. Si le texte, par exemple, met
en scène une « rencontre » et une « sollicitation », on pourra
légitimement s'attendre à voir apparaître une troisième fonc-
tion, le « contrat », qui clôturera la séquence de la « requête ».
Sitôt qu'il aborde un récit, le lecteur doit respecter les règles
spécifiques de la langue narrative.
L'intérêt de la lecture « littéraire », cependant, réside moins
dans la compréhension de l'intrigue que dans la perception des
rapports implicites entre les différents niveaux de l’œuvre.
Barthes entrevoit déjà à propos du récit le mode d’appréhension
qui définira plus tard le lecture de type « textuel » : « Com-
L'EFFET-LITTÉRATURE 81

prendre un récit, ce n’est pas seulement suivre le dévidement


de l’histoire, c’est aussi y reconnaître des “étages”, projeter les
enchaînements horizontaux du “fil” narratif sur un axe impli-
citement vertical; lire (écouter) un récit, ce n’est pas seulement
passer d'un mot à l’autre, c’est aussi passer d’un niveau à
l’autre » (ASR, 14-15). La succession n’est pas la seule dimen-
sion du récit; c’est la lecture intégrative qui permet de saisir
l’œuvre en profondeur. Le récit n’est pas seulement une surface,
c'est aussi un volume. La lecture, en tant que pratique, ne peut
s’accomplir pleinement en se cantonnant au niveau superficiel.
C’est une idée que l’on trouvait déjà dans le Michelet : « On ne
peut lire Michelet linéairement, il faut restituer au texte ses
assises et son réseau de thèmes : le discours de Michelet est un
véritable cryptogramme, il y faut une grille, et cette grille, c’est
la structure même de l’œuvre » (M, 180). Dans le texte, ce sont
les relations entre niveaux qui priment sur la linéarité des suites
verbales. C’est ce système de fonctionnement que Julia Kristeva
qualifie de « modèle tabulaire » : « Le texte littéraire se pré-
sente comme un système de connexions multiples qu’on pourrait
décrire comme une structure de réseaux paragrammatiques.
Nous appelons réseau paragrammatique le #odèle tabulaire (non
linéaire) de l'élaboration de l’image littéraire »'. Les divers
composants du texte ne prennent sens qu'à l'intérieur de
rapports dynamiques dont. la prise en compte nécessite une
lecture « en profondeur ».
Le mode de lecture est ainsi déterminé par la constitution
même de l’œuvre. Certains textes vont d’ailleurs jusqu'a coder
la propre voix du lecteur. Sarrasine, par exemple, décrivant une
scène d’orgie, nous dit que « la Zambinella, comme frappée de
terreur, resta pensive » : « Comme frappée de terreur : qui parle
ici ? Ce ne peut être, même indirectement, Sarrasine, puisqu'il
prend la crainte de la Zambinella pour de la pudeur. Ce ne peut
être nommément le narrateur, puisqu'il sait, lui, que la Zambi-
nella est effectivement terrifiée. La modalisation (comme) ex-
prime les intérêts d’un seul personnage, qui n’est ni Sarrasine
ni le narrateur et qui est le lecteur » (5/7, 157). Le lecteur, en
effet, est directement concerné par l’incertitude qui plane sur la
Zambinella : l'intérêt de l’histoire qui lui est racontée repose

1. J. Kristeva, Sererotikè, op. cit, p. 123.


82 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

essentiellement sur le mystère du personnage. Le texte pense


uniquement au plaisir du lecteur : c’est la seule visée qui fonde
sa parole. La voix de l'écriture se confond parfaitement avec la
voix de la lecture.
L'œuvre se construit donc à travers un certain nombre de
réseaux qui empêchent la lecture de prendre n'importe quelle
direction. Le code interne de l’œuvre n’est cependant pas
prescriptif ; il est simplement limitatif : « Il trace des volumes
de sens, non des lignes; il fonde des ambiguïtés, non un sens »
(CV, 55). La lecture, en effet, nous donne l’œuvre hors de la
situation qui l’a engendrée; et c’est cette distorsion posée par
le temps entre l'écriture et la lecture qui donne tout pouvoir au
lecteur. Le texte, dans la matérialité même de son inscription,
appelle une lecture qui le fonde comme accomplissement de
l’événement-sens qui définit toute parole. L'écriture, en effet,
échappant à la fugacité du discours oral, ouvre la parole à
l’universalité. Nous nous référerons à ce propos aux analyses de
Paul Ricœur : « De quatre manières différentes, le discours
advient comme événement, et de quatre manières différentes
l'événement se dépasse dans le sens : par la fxarion, qui le
soustrait à la disparition, — par la dissociation, qui le soustrait
à l'intention mentale de l’auteur, — par l'ouverture sur un
monde, qui l’arrache aux bornes de la situation de dialogue, par
l’universalité d’une audience illimitée. De toutes ces façons, le
sens est transévénementiel »”. L'œuvre n’est donc pas seule-
ment l'expression du « pour soi» de l’auteur : à travers la
lecture que j'en fait, elle se transforme inévitablement en un
« pour moi ». Les Maximes de La Rochefoucauld, selon qu'on
les lit au gré de son humeur ou en suivant le fil du texte, ne
disent pas la même chose : « Le même ouvrage, lu de façons
différentes, semble contenir deux projets opposés : ici un
pour-mot (et quelle adresse ! cette maxime traverse trois siècles
pour venir #e raconter), là, un pour-soi, celui de l’auteur, qui se
dit, se répète, s'impose, comme enfermé dans un discours sans
fin, sans ordre, à la façon d’un monologue obsédé » (NEC, 69).
Les prérogatives de la lecture sont donc fondées sur cette

2. P. Ricœur, « Evénement et sens dans le discours », #7 M. Philibert, Ricœur ou


la liberté selon l'espérance, Paris, Seghers, 1971, p. 183.
L'EFFET-LITTÉRATURE 83

caractéristique essentielle de l’œuvre : elle est toujours anachro-


nique.
On comprend mieux à présent pourquoi la lecture, à l’instar
de l'écriture, est elle-même une production, un travail : c’est au
lecteur de construire le sens du texte à partir du jeu des formes
que lui soumet l'écriture. C’est pourquoi l’œuvre d’art, comme
il a été dit précédemment, répugne tant à la clarté : la lisibilité
parfaite empêche toute invention de la part du récepteur,
annule son pouvoir de création. Barthes le notait déjà dans
Mthologies à propos d’une exposition de « photos-chocs »
« Aucune de ces photographies trop habiles ne nous atteint.
C'est qu’en face d’elles nous sommes à chaque fois dépossédés
de notre jugement : on a frémi pour nous, on a réfléchi pour
nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé
— qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel : (...) nous ne
pouvons plus ##venter notre propre accueil à cette nourriture
synthétique, déjà parfaitement assimilée par son auteur » (M,
106). Lire, ce n’est pas recevoir un langage, c’est le construire.
L'Introduction à l'analyse structurale montre comment le lecteur
structure le récit en donnant implicitement un nom à chaque
séquence. Les nominations, en effet, ne sont pas le fait du seul
théoricien, « elles font partie d’un métalangage intérieur au
lecteur (à l’auditeur) lui-même, qui saisit toute suite logique
d'actions comme un tout nominal : lire, c’est nommer » (ASR,
29). On retrouve la même analyse dans S5/Z : « Lire, en effet,
est un travail de langage. Lire, c’est trouver des sens, et trouver
des sens, c’est les nommer» (5/7, 17). Le texte classique
(lisible), régi par le code proaïrétique, se prête tout particuliè-
rement à ce type d'approche. Suivre le déroulement de l’his-
toire, comprendre la suite logique des événements, ce n’est rien
d'autre en fin de compte que de passer d’un nom à l’autre.
Quand le texte sera pleinement déplié, quand le nom dernier,
celui qui explique tout, sera intérieurement proféré par le
lecteur, c’est que le récit sera parvenu à son terme. L'important,
cependant, est que ce même travail de nomination se retrouve
dans la façon d’aborder le texte pluriel : si l’entrelacement des
codes ne permet pas d’attribuer à la suite verbale un nom rigide
et déterminé, la lecture n’en reste pas moins engagée dans un
procès de nomination : « Lire, c’est lutter pour nommer, c'est
faire subir aux phrases du texte une transformation sémantique.
84 LA LITTÉRATURE SELON BARTHIES

Cette transformation est velléitaire ;elle consiste à hésiter entre


plusieurs noms. (..) Le connotateur renvoie moins à un nom
qu'à un complexe synonymique, dont on devine le noyau
commun, cependant que le discours vous emporte vers d’autres
possibles, vers d’autres signifiés affinitaires » (5/7, 98-99). Le
texte pluriel, on l’a vu, se définit par la diversité de ses sens.
Ainsi, le travail de création laissé à la lecture est proportionnel
à la « textualité » de l’œuvre lue : « Plus le texte est pluriel et
moins il est écrit avant que je le lise » ($/Z, 16). C’est donc dans
le texte moderne, le texte scriptible, que l’acte de lire se
confondra pleinement avec l’acte d'écrire. Il en est ainsi de
Drame : le roman de Sollers ne se présente pas comme résultat,
mais comme mouvement d’une écriture toujours en train de se
construire : « Cette ligne mince qui sépare le produit de sa
création, la narration-objet de la narration-travail, c'est le
partage historique qui oppose le récit classique, sorti tout armé
d’une préparation antérieure, au texte moderne qui, lui, ne veut
pas préexister à son énonciation et, donnant à lire son propre
travail, ne peut finalement se lire que comme travail » (SE, 24).

Révolution/libération : le Texte contre la Langue.

L'effet premier de la lecture littéraire, celui que Roland


Barthes ne remettra jamais en cause, est d’ordre éthico-politi-
que. Le texte, c’est d’abord une libération : il permet au lecteur
de se dégager de l’empoissement idéologique du langage com-
municatif. L’ennemi, c’est donc la langue, avec tout ce qu’elle
véhicule de contrainte et de pouvoir. Dès Le degré zéro, Barthes
la définit comme la nécessité horizontale à laquelle l'écrivain,
comme d'ailleurs tout sujet parlant, doit se soumettre : « La
langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers
la parole de l'écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme,
sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de
vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la
densité d’un verbe solitaire » (DZE, 11). Dans Le bruissement de
la langue, l'accusation est encore plus précise : « À la suite de
Boas, Jakobson a bien marqué qu’une langue se définit non par
ce qu'elle permet de dire, mais par ce qu’elle oblige à dire » (BL,
125). Ainsi s'explique la célèbre formule de Leçon : « La langue,
L'EFFET-LITTÉRATURE 85

comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni


progressiste ;elle est tout simplement : fasciste » (L, 14). Toute
langue, en effet, n'existe que comme classement ; et le classe-
ment, par définition, est une structure oppressive. Le pouvoir
s'inscrit inévitablement dans le système d’un ordre strict et
hiérarchique. On en trouve la confirmation dans les deux traits
caractéristiques de la langue : « l’autorité de l’assertion » et « la
grégarité de la répétition ». Non seulement il est plus facile
d'affirmer que de nier (c’est par rapport à l’assertion que se
définit la négation), mais encore il est nécessaire d’user de
signes reconnus et stéréotypés pour parvenir à se faire com-
prendre. Ce que la langue impose, finalement, c’est une vision
du monde. Le français, par exemple, dont la phrase canonique
suit l’ordre : sujet/verbe/prédicat, véhicule l’idée d’un sujet
libre et transparent à lui-même, maîtrisant parfaitement cha-
cune de ses actions. Or on sait la relativité de cette vision
cartésienne du « moi » depuis les débuts du freudisme et la
psychanalyse. La langue est donc toujours idéologique : elle ne
présente aucune instance de vérité. Barthes se place ici dans le
droit-fil de la réflexion nietzschéenne : « C’est bien après coup,
peut-on lire dans Humain trop humain, c’est tout juste mainte-
nant, que les hommes commencent à se rendre compte de
l'énorme erreur qu'ils ont propagée avec leur croyance au
langage » ?.
C’est donc par opposition à la finalité de la langue — com-
muniquer — que va se définir la visée de la littérature. Dans Le
degré zéro, l'écriture est ainsi présentée comme « contre-com-
munication » ; le discours littéraire est un discours imprévisible
qui détruit la nature spontanément fonctionnelle du langage.
L'écrivain refuse de réduire la parole à son usage idéologique et
social. C’est précisément en cela que l’œuvre est révolution-
naire : « Le Texte (...) prend des mots usuels, usés et comme
manufacturés en vue de la communication courante, pour
produire un objet nouveau, hors de l’usage et donc hors de
l'échange » (OO, 202). En affirmant ainsi l’aspect subversif de
la littérature, Barthes reprend à son compte les théories de « Tel
Quel », mouvement littéraire, politique et philosophique, dont

3. F. Nietzsche, Humain trop humain, trad. franç. Paris, Gallimard, collection


« Idées », 1968, tome I, p. 35.
86 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

l’histoire est liée à l’effervescence culturelle de la fin des années


60. Partant du principe que le fonctionnement du social en
l'homme passe essentiellement par le langage, il s'agissait
d'opérer une subversion généralisée de la société à partir des
pouvoirs de la littérature. Sollers, l’un des rédacteurs principaux
de la revue (qui comptait des noms aussi prestigieux que ceux
de Foucault, Kristeva et Derrida), pouvait ainsi affirmer en
1968 : « En mettant en cause l’expressivité subjective ou
soi-disant objective, nous avons touché les centres nerveux de
l’inconscient social dans lequel nous vivons et, en somme, la
distribution de la propriété symbolique. Par rapport à la “litté-
rature”, ce que nous proposons veut être aussi subversif que la
critique faite par Marx de l’économie classique » *.
L’art réaliste s’est donc trompé : la littérature ne peut avoir
pour but de donner une vue exacte du réel; elle ne serait alors
qu'un instrument d'analyse, un simulacre de science. Le texte,
au contraire, se présente comme subversion de toute épisté-
mologie; dans l’espace littéraire et artistique, il n’est pas de
compréhension vraie du réel : « Il n’y a pas de privilège accordé
à la première perception : la perception est z»"6diatement
plurielle » (OO, 204). C’est donc constitutivement que l’objet
littéraire est subversif, « car si les mots n'avaient qu’un sens,
celui du dictionnaire, si une seconde langue ne venait troubler
et libérer “les certitudes du langage”, il n’y aurait pas de
littérature » (CV, 52).
Cette puissance libératrice, la littérature la tient de son
intransitivité. Etant centré sur le signifiant, elle est par essence
anti-idéologique, puisque l'idéologie, c’est non seulement ce qui
se répète, mais aussi ce qui consiste. C’est pourquoi le texte est
« l'index même du dépouvoir » : « Le Texte contient en lui la
force de fuir infiniment la parole grégaire (celle qui s’agrège),
quand bien même elle cherche à se reconstituer en lui » (L, 34).
La grande force de la littérature, c’est d’être indirecte. Refusant
la vision illusoire d’une parole « véridique » chargée d'exprimer
une réalité qui lui serait extérieure, l’indirect entraîne le nommé
dans un déplacement incessant, en maintenant toujours le sens
dernier dans un ailleurs à découvrir. C’est en retravaillant la

4. P. Sollers, « Ecriture et révolution », #7 Théorie d'ensemble, Paris, Seuil, collection


« Points », 1968, P. 70.
L'EFFET-LITTÉRATURE 87

langue que l'écrivain combat l'oppression de la façon la plus


efficace; cette pratique, intérieure à tout texte, est cependant
privilégiée dans l'écriture du texte moderne. Telle est sans
doute la raison principale de l’intérêt de Barthes pour l’œuvre
de Sollers : « Le problème (...), pour quelqu'un qui croit le
langage excessif (empoisonné de socialité, de sens fabriqués) et
qui veut cependant parler (refusant l’ineffable), c’est de s’arrê-
ter avant que ce trop de langage ne se forme : prendre de vitesse
le langage acquis, lui substituer un langage inné, antérieur à
toute conscience et doué cependant d’une grammaticalité irré-
prochable : c’est là l’entreprise de Drame » (SE, 29). On peut
cependant parvenir au même but, produire un langage non
compromis dans l'échange économique et social, en recourant
à l'opération inverse. Au lieu de « dépasser » la langue, on peut
se porter à la limite de son autre extrémité, la pure dénotation
telle qu'on la trouve dans le dictionnaire. Le mot direct est aussi
subversif que le mot neuf : l’excès, quel qu'il soit, choque
toujours. Le récit sadien, en ce sens, est aussi destructeur que
le discours de Sollers : « Par la crudité du langage s’établit un
discours hors sens, déjouant toute “interprétation” et même tout
symbolisme, un territoire hors douane, extérieur à l’échange et
à la pénalité, sorte de langue adamique, entêtée à ne pas
signifier : c’est, si l’on veut, la langue sans supplément (utopie
majeure de la poésie) » (SEL, 138). Le mot, dans sa pureté
linguistique, exclut la mythologie.
Cette suspension du social, due au pouvoir du signifiant,
constitue le ressort même du plaisir textuel perçu comme épo-
ché, « arrêt qui fige au loin toutes les valeurs admises » (PT,
102). Hugo, dans Perres, évoque le frotteur Darmès, arrêté
pour avoir tiré sur le roi; cet homme, nous dit-il, rédigeant ses
idées politiques, orthographiait « aristocratie » : « haristaukras-
sie ». Barthes ne pouvait qu'apprécier cette extravagance de
l'écriture relevée par Hugo : « Ce petit orgasme orthographique
vient des “idées” de Darmès : ses idées, c’est-à-dire ses valeurs,
sa foi politique, l'évaluation qui le fait d’un même mouvement :
écrire, nommer, désorthographier et vomir. Pourtant, comme il
devait être ennuyeux, le factum politique de Darmès! » (PT,
103). Mais dans le texte, heureusement, le signifiant l'emporte
sur l'idéologie.
Ainsi le rôle de « sémioclaste » assumé par Barthes dans
88 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

Mythologies est, en fait, celui du littéraire dans son essence :


« seule l'écriture a chance de lever la mauvaise foi qui s'attache
à tout langage qui s’ignore » (BL, 18). En affichant l'arbitraire
du signe, elle montre du doigt la relativité des normes idéologi-
ques et sociales. Il n’y a pas de discours gratuit; c'est ce que
montre le texte en exprimant le langage dans sa totalité
« Politiquement, c’est en professant et illustrant qu'aucun lan-
gage n’est innocent, c’est en pratiquant ce que l’on pourrait
appeler le “langage intégral”, que la littérature est révolution-
naire » (BL, 15). L'écriture se confond ainsi avec le vieux rêve
d’une contre-division des langages qui réconcilierait une société
tiraillée entre ses différents sociolectes : « Dans notre société
aux langages divisés, l'écriture devient une valeur digne d’insti-
tuer un débat et un approfondissement théorique incessants,
parce qu’elle constitue une production du langage indivisé » (BL,
126). Contre tous les types de discours, de la mythologie sociale
à l’écrivance, seule l'écriture tente de se mouvoir hors de la
particularité d’une détermination; en pratiquant un langage
total, donc sans lieu, elle échappe à l'emprise du social.
En fin de compte, la dimension subversive du texte est liée
à la nature même de la littérature. L'écriture, en effet, n’a pas
le pouvoir de détruire la langue; elle ne peut que la jouer. Or,
« la meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer
les codes plutôt qu'a les détruire ? » (SFL, 127). Ce qui dérange
dans le discours sadien, c’est moins le contenu référentiel que
le mélange de codes antithétiques : « Des néologismes pompeux
et dérisoires sont créés; des messages pornographiques vien-
nent se mouler dans des phrases si pures qu'on les prendrait
pour des exemples de grammaire » (PT, 14). La redistribution
de la langue est la meilleure façon d'éviter le sens de prendre,
y compris le sens du non-sens qui n’est jamais qu’une nouvelle
« doxa », un nouveau système, tout aussi oppressif que les
autres : « Peut-être (...) le meilleur moyen d'empêcher cette
solidification est-il de feindre de rester à l’intérieur d’un code
apparemment classique, de garder les apparences d’une écriture
soumise à certains impératifs stylistiques, et d’atteindre ainsi la
dissociation du sens final à travers une forme qui n’est pas
spectaculairement désordonnée, qui évite l’hystérie » (GV,
198). C’est l'erreur des surréalistes de ne pas l’avoir compris:
ils ont respecté la logique unitaire de la langue en en prenant
L'EFFET-LITTÉRATURE 89

le contre-pied. Transgresser, ce n’est pas détruire : c’est recon-


naître et inverser.
Dénoncer la fiction du réel : c’est ainsi que l’on pourrait
formuler la puissance subversive du littéraire. Dès Le degré zéro,
Barthes voit le pouvoir du style dans une remise en cause de la
réalité qui lui sert de support, pouvoir encore circonscrit au
domaine de la poésie, il est vrai : « Le langage poétique met
radicalement la Nature en question, par le seul effet de sa
structure, sans recourir au contenu du discours et sans s’arrêter
au relais d’une idéologie » (DZE, 40). C’est la même idée que
l’on retrouve dans l'Analyse structurale : ce que le récit montre,
ce n’est pas le réel, mais une écriture en mouvement : « “ce qui
se passe” dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel)
à la lettre : ren, “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul,
l'aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être
fêtée » (ASR, 52). C’est que, pour Barthes, la littérature, en tant
qu'ordre purement langagier, coupé du monde référentiel, met
en évidence une vérité fondamentale : le réel n’est jamais que
du textuel; il n'existe qu'à travers tout ce qu’on écrit et a écrit
sur lui pour le comprendre. De la même façon que notre image
du printemps est davantage issue des dictées scolaires que de
la réalité climatique, l’univers qui nous entoure ne nous est
accessible que par les mots. Transformer le langage, c’est donc
bouleverser le réel : « Ethiquement, c’est par la seule traversée
du langage que la littérature poursuit l’ébranlement des con-
cepts essentiels de notre culture, au premier rang desquels celui
de “réel” » (BL, 15).
L'importance de la littérature est donc, à proprement parler,
« vitale » : l’art dispense encore un peu d’oxygène au sein d’un
monde où tout signifie jusqu'à l’asphyxie. En travaillant à
décevoir le sens, l'écriture vise à libérer l’homme de la fatalité
de la signification. Ne posant une idée que pour l’évaporer, elle
refuse le dogme, la raison, l’oppression : « L'impérialisme, c’est
le plein;en face, il y a le reste, non signé : un texte sans titre »
(BL, 92). Ce langage sans clôture, sans visée déterminée, est la
seule voie de salut pour le sujet qui se veut encore libre :
« Chaque fois que l’on fait comme si le monde signifiait, sans
cependant dire quoi, alors l'écriture libère une question, elle
secoue ce qui existe, sans pourtant jamais préformer ce qui
n'existe pas encore, elle donne du souffle au monde : en somme,
90 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

la littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de


respirer » (EC, 264). Et, de fait, grâce à la rhétorique et à ses
figures, on peut entendre dans le langage autre chose que la voix
poisseuse et autoritaire de la société. Si Chateaubriand nomme
la vieillesse « voyageuse de nuit », s’il évoque la mort d’un
moine par l’envol d’une nuée d’oiseaux, c’est pour retrouver,
par ces déplacements, la fraîcheur de l’inouï dans un langage usé
par la communication courante : « Cet ensemble d'opérations,
cette fechnique, à l’incongruité (sociale) de laquelle il faut tou-
jours revenir, sert peut-être à ceci : à soins souffrir » (NEC,
119). Et il est vrai que tout sens reconnu étouffe, remplaçant
l'énigme du signe par un « plein » saturé de valeurs négatives :
« Le plein, c’est subjectivement le souvenir (le passé, le Père),
névrotiquement la répétition, socialement le stéréotype (il fleurit
dans la culture dite de masse, dans cette civilisation endoxale
qui est la nôtre) » (BL, 85). Lutter contre le plein, c’est donc
lutter contre le pouvoir et ses hypostases : la science, la raison,
la religion.
C'est aussi pourquoi Barthes goûte au Japon un plaisir si
particulier ; ce pays s'offre à lui comme une myriade de signi-
fiants qui ne s’articulent jamais à un signifié plein. En tant que
texte, l’« empire des signes » participe de la vertu libératrice de
l'écriture : « Le Japon dont j'ai parlé est pour moi une contre-
mythologie, une sorte de bonheur des signes, un pays qui par
suite d'une situation historique fragile, très particulière, se
trouve à la fois totalement engagé dans la modernité et en même
temps tellement proche de la phase féodale qu'il peut garder
une sorte de luxe sémantique qui n’est pas encore applati,
naturalisé par la civilisation de masse, par la société dite de
consommation » (GV, 150). Le texte, en effet, choisit toujours
de mettre le langage en scène au lieu de l'utiliser. Les Fragments
d'un discours amoureux ne se présentent-ils pas comme l’énon-
ciation « dramatique » des différents langages qui viennent au
sujet aimant ? La composition même du livre (découpage en
fragments, ordre alphabétique) vise à représenter, non une
histoire, mais un langage. Il s’agit, ici aussi, d’éviter la clôture
d’un sens, la mainmise d’un pouvoir.
L'EFFET-LITTÉRATURE 91

L'effet ludique : jeu et fantasme.

La littérature, on vient de le voir, est subversion. Or, si la


subversion a une fonction critique (refuser l'idéologie à l’œuvre
dans la langue), elle a aussi un aspect ludique (il ne s’agit pas
de fuir la langue, mais de la « jouer »). Le lecteur est ainsi en
droit de vivre le texte comme jeu. La littérature, de fait, n’est
pas seulement « mathésis » (champ de savoirs), ni « mimésis »
(technique de représentation du réel) ; elle est aussi « sémiosis »
(espace verbal ouvert au jeu des signes) : « On peut dire que
la troisième force de la littérature, sa force proprement sémioti-
que, c’est de ouer les signes plutôt que de les détruire » (L, 28).
Le profit intellectuel n’est donc pas le seul intérêt de la lecture ;
il est une dimension du lire qui tient exclusivement au plaisir
du jeu. On peut distinguer deux types de jeux : l’un fondé sur
le mécanisme du texte (donc structural), l’autre relevant d’une
pratique personnelle du lecteur (donc extra-textuel).
Le jeu structural, c’est, par exemple, dans Sarrasine, l’'imbri-
cation des codes, la pluralité des écoutes, que le lecteur est
finalement le seul à maîtriser. Pour résoudre l’énigme du récit,
en effet (qui est la Zambinella ?), beaucoup de voix se font
entendre. Or, parmi les nombreuses lignes de destination qui
vont d’un personnage à l’autre, il y en a une qui va du discours
au lecteur. Ce dernier devient ainsi participant du jeu à part
entière : « Comme dans un réseau téléphonique dérangé, les fils
sont à la fois distordus et aboutés selon tout un jeu d’épissures
nouvelles, dont le lecteur est le dernier bénéficiaire » (S/Z, 138).
Le jeu extra-textuel, lui n’est pas codé par l’écriture. Il relève
du rapport personnel que le lecteur entretient avec l’œuvre.
Rien n'empêche celui-ci, par exemple, de ne lire que certaines
pages, modulant ainsi selon son désir le texte qu'il a sous les
yeux : « De même qu'il est possible de distinguer dans une
étoffe calandrée plusieurs motifs, d’en isoler et d’en suivre un
en oubliant les autres, au gré de l’humeur, de même on peut lire
Sade, Proust, en “sautant”, selon le moment, tel ou tel de leur
langage (je puis, ce jour-ci, ne lire que le code Charlus et non
le code Albertine, la dissertation sadienne et non la scène
érotique) » (SFL, 139). Le texte est un virtuel qu'il revient au
lecteur d'accomplir subjectivement. Si ce dernier peut en effet
choisir de ne lire que tel ou tel code, c’est précisément parce que
9? LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

l'écriture s’affirme comme multiplicité ouverte. Ainsi, sur H de


Philippe Sollers, à l’intérieur du champ de lecture individuel
(qui n’est déjà qu’un champ de lecture parmi d’autres), on peut
expérimenter, selon Barthes, cinq types d’approches différents.
Il est possible de lire le texte « en piqué » (relever dans la page
la notation qui nous touche personnellement); «en prisé »
(saisir un pan d'écriture que l’on goûte dans sa totalité) ;« en
dérouté » (lire l’œuvre de façon linéaire, selon l'usage) ; « en
rase-mottes » (peser chaque mot du texte avec le maximum de
rigueur et de concentration) ; « en plein-ciel » (appréhender le
livre comme un tout intégré à une réalité historique). Le lecteur
est donc bien la pièce essentielle d’un jeu textuel qui ne pourrait
fonctionner sans lui : « Dans le texte (dans l’œuvre), c’est (...)
de l’acteur qu’il faut s'occuper. Or, celui qui agit le texte, c’est
le lecteur » (SE, 75).
Ce jeu personnel du lecteur vis-à-vis de l'écriture trouve son
plein accomplissement dans une relecture de l’œuvre. Seule une
seconde approche, en effet, permet de comprendre dans Sar-
rasine que le baiser du scultpeur à la Zambinella est, en fait,
adressé à un castrat. Le plaisir proprement ludique que retire
le sujet d’un regard rétrospectif sur le texte se révèle être le
fondement véritable de l’activité de relecture/écriture que
Barthes pratique dans $/Z : « Il serait (...) faux de dire que, si
nous acceptons de relire le texte, c’est pour un profit intellectuel
(mieux comprendre, analyser en connaissance de cause) : c’est
en fait et toujours pour un profit ludique : c’est pour multiplier
les signifiants, non pour atteindre quelque dernier signifié »
(22171).
Le jeu que le lecteur joue avec l’œuvre est cependant loin
d’être vide. Le « moi » qui s'implique dans le texte, dans le
volume des signifiants, étant déjà lui-même une pluralité de
langages (le sujet n'est jamais que la résultante complexe
d’influences multiples), il se produit au sein du jeu
d’écriture/lecture une interaction de codes : en recréant le texte,
le lecteur est inévitablement constitué, structuré, « agi » par lui.
Ici encore nous retrouvons Julia Kristeva. Dans La révolution du
langage poétique, elle affirmait déjà, à partir des théories laca-
niennes, que la littérature, en tant que violence positive, avait
d'importantes implications, non seulement dans la sphère du
politique, mais encore et surtout dans le champ psychanalyti-
L'EFFET-LITTÉRATURE 93

que. Le texte littéraire est, selon Kristeva, « une pratique que


l’on pourrait comparer à celle de la révolution politique : l’une
opère pour le sujet ce que l’autre introduit dans la société » ”.
En transgressant le fonctionnement linéaire du langage, le seul
admis par la société, le texte oblige le lecteur à se remettre en
cause en tant qu'acteur social : le poétique opère ainsi une
déconstruction/reconstruction du sujet. Ce jeu entre les codes
du texte et les codes du « moi » se joue, bien entendu, à un
niveau inconscient : « Lire, note Barthes dans un article au titre
significatif d’« Ecrire la lecture », c’est faire travailler notre
corps (on sait depuis la psychanalyse que le corps excède de
beaucoup notre mémoire et notre conscience) à l’appel des
signes du texte, de tous les langages qui le traversent et qui
forment comme la profondeur moirée des phrases » (BL, 35).
Le lecteur est donc bien ce sujet fractionné et dispersé que la
psychanalyse a révélé. Pris, à travers la lecture, dans des langa-
ges divers dont il accepte la pluralité, il n'a plus guère de
rapport avec le sujet unitaire et transparent à lui-même de la
philosophie cartésienne. Se construisant sur un pluriel de codes,
le lecteur parle à la fois plusieurs langages qu'il ne peut jamais
réduire à un discours unique et clair.
La lecture, c’est le jeu de l’imaginaire : toute lecture, en effet,
relève d’un sujet et, partant, se trouve immergée dans l’imagi-
naire et l’histoire de ce sujet. La structure du texte n’est que le
support d’une rencontre entre le « moi » et son image : « Toute
lecture procède d’un sujet, et elle n’est séparée de ce sujet que
par des médiations rares et ténues, l'apprentissage des lettres,
quelques protocoles rhétoriques, au-delà desquels très vite c’est
le sujet qui se retrouve dans sa structure propre, individuelle :
ou désirante, ou perverse, ou paranoïaque, ou imaginaire, ou
névrotique — et bien entendu aussi dans sa structure histori-
que : aliéné par l'idéologie, par des routines de codes » (BL, 47).
L’imaginaire, finalement, fonctionne dans la lecture comme
dans l’expérience fondatrice du « stade du miroir » dégagée par
Lacan‘. Le lecteur construit son « moi » de la même façon que
le petit humain : il a, en tant que sujet, un rapport narcissique
5. J. Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, collection « Points »,
1974, p. 14.
6. Cf. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du “je” », ##
Revue française de psychanalyse, 4, 1949, p. 449 sg.
94 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

à lui-même, s’appréhende à travers l’image que lui renvoie le


texte comme originellement autre, et se révèle lié à son environ-
nement de manière constitutive.
Où se loge cet imaginaire du lecteur ? Dans un rapport : non
pas celui qui unit le signifiant au référent, mais celui qui va du
signifiant au signifié. L'expérience du lecteur rejoint ainsi celle
du schizophrène : le premier refuse le référent comme le second
refuse le réel. La dissociation qu'opère le fonctionnement tex-
tuel à l’intérieur du signe (désagrégation des rapports usuels
entre signifiant, signifié et référent) permet au lecteur de se
détacher du plan de la réalité pour accéder à un ordre autre,
celui des productions fantasmatiques. Et c’est précisément dans
la mesure où elle est folie que la littérature est jouissance, plaisir
de dériver au-delà de la norme.
Le lecteur témoigne ainsi d'un comportement pervers, au
sens où l’entendent les psychanalystes. On peut en voir une
confirmation dans le ressort qui anime tout désir de lecture, la
dialectique du savoir et de l'attente. Pour ce qui est du récit en
général (dont l'intrigue se laisse déchiffrer progressivement à
travers une série d'indices savamment distillés) et de la tragédie
en particulier, le lecteur peut se dire sans cesse : je connais et
je ne connais pas la fin de cette histoire que l’on me raconte. Le
spectateur de Sophocle sait déjà, avant que la pièce ne com-
mence, qu (Œdipe sera le meurtrier de son père; mais il vit la
progression tragique comme s'il ne le savait pas. C'est cette
situation particulière du lecteur que l’on retrouve au fondement
de la structure dramatique de Dominique de Fromentin
« Même si nous savons dès les premières pages que “cela finira
mal ” (et le masochisme du narrateur nous l’annonce ensuite
continûment), nous ne pouvons nous empêcher de vivre les
incertitudes d'une énigme » (NEC, 166). Un autre type de
perversité relatif à la lecture consiste à goûter le seul plaisir du
signifiant dans un texte au signifié rébarbatif : « Dans Fécondité
de Zola, l'idéologie est flagrante, particulièrement poisseuse :
naturisme, familiarisme, colonialisme ;7! n'empêche que je conti-
nue à lire le livre. Cette distorsion est banale ? On peut trouver
plutôt stupéfiante l'habileté ménagère avec laquelle le sujet se
partage, divisant sa lecture, résistant à la contagion du juge-
ment, à la métonymie du contentement » (PT, 52-53).
On en arrive ainsi à cerner assez précisément l’expérience
L'EFFET-LITTÉRATURE 95

psychique sur laquelle repose toute lecture : il s’agit de ce que


Freud a appelé le « clivage du moi ». Dans leur Vocabulaire de
la psychanalyse, J. Laplanche et J.-B. Pontalis définissent comme
suit ce phénomène particulier que l’on rencontre principalement
dans les cas de fétichisme et les psychoses : « la coexistence, au
sein du moi, de deux attitudes psychiques à l'endroit de la
réalité extérieure en tant que celle-ci vient contrarier une
exigence pulsionnelle : l’une tient compte de la réalité, l’autre
dénie la réalité en cause et met à sa place une production du
désir. Ces deux attitudes persistent côte à côte sans s’influencer
réciproquement »’. C’est bien un tel clivage, en effet, qui
s'opère au cours de la lecture : « Le lecteur peur se dire sans
cesse :je sais bien que ce ne sont que des mots, maïs tout de même...
(je m'émeus comme si ces mots énonçaient une réalité) » (PT,
76). On trouve un bon exemple de ce comportement pervers
dans Sarrasine. Vers la fin de la nouvelle, le chanteur Vitagliani
dit au sculpteur possédé par sa passion pour la Zambinella :
« Vous n'avez pas un seul rival à craindre ». Le sens de cette
réplique est bien entendu équivoque : pour Sarrasine, elle
signifie qu'il est aimé; pour Vitagliani et le lecteur, que la
Zambinella est un castrat. Un clivage s'opère : « La double
entente (bien nommée), fondement du jeu de mots, ne peut
s'analyser en simples termes de signification (deux signifiés
pour un signifiant) ; il y faut la distinction de deux destinatai-
res ; et si, contrairement à ce qui se passe ici, les deux desti-
nataires ne sont pas donnés par l’histoire, si le jeu de mots
semble adressé à une seule personne (le lecteur, par exemple),
il faut concevoir cette personne divisée en deux sujets, en deux
cultures, en deux langages, en deux espaces d'écoute » (5/7,
191%
C’est donc une expérience de dépense qu’éprouve le sujet à
travers la lecture; le moi se défait dans la toile d'écriture qui
tisse le texte. Et la dépense n’est finalement jamais que l’expres-
sion de la jouissance.
L'aspect fantasmatique de la lecture est donc irrécusable;
_mais c’est dans le mécanisme de « transfert » qu’il trouve son

7. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967,


p. 67.
96 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

plein accomplissement. Le transfert (actualisation de désirs


inconscients sur certains objets dans le cadre d’une relation
privilégiée) peut prendre plusieurs formes. En règle générale, le
lecteur se projette sur l’un des personnages de l’œuvre; ce
processus d'identification est d’ailleurs le ressort même de la
littérature « réaliste ». Mais le lecteur peut aussi se projeter sur
l’auteur même du texte lu : c’est ce qui se produit quand le sujet
qui lit est pénétré par le désir d'écrire. Barthes proposait ainsi
d’intituler « Proust et moi » l’une de ses dernières conférences
au Collège de France qui portait sur les premières pages de La
recherche : «En disposant sur une même ligne Proust et
moi-même, je ne signifie nullement que je me compare à ce
grand écrivain, mais d’une manière tout à fait différente, que 7e
m'identifie à lui : confusion de pratique, non de valeur » (BL,
313). Le transfert inhérent à l'acte de lecture peut, enfin, se
produire d’une troisième façon. Le lecteur peut arracher le texte
au plan de l'écriture pour le transporter dans celui de sa propre
existence. La projection consiste alors à parler, agir, et vivre sa
propre vie avec les mots de l’auteur admiré : « Parfois (...) le
plaisir du Texte s’accomplit d’une façon plus profonde (et c’est
alors que l’on peut vraiment dire qu'il y a Texte) : lorsque le
texte “littéraire” (le livre) transmigre dans notre vie, lorsqu'une
autre écriture (l'écriture de l'Autre) parvient à écrire des frag-
ments de notre propre quotidienneté, bref, quand il se produit
une co-existence » (SFL, 12). Vivre un texte ne consiste évidem-
ment pas à conformer ses actes à ce qu'on a pu y lire (vivre avec
Sade, ce n’est pas devenir sadique), mais à transposer dans
notre vie des formules empruntées à l’œuvre lue. L'existence
quotidienne est ainsi transformée en une scène de théâtre où
notre imaginaire a enfin droit de cité. Le sujet joue à se dire :
« Si Fourier (si Sade, si Loyola) avait été dans la situation où
je me trouve actuellement, il aurait sûrement dit... ». Ce jeu,
Barthes y joue lui-même. Dans Sade, Fourier, Loyola, il raconte
comment, invité à manger un couscous au beurre rance alors
qu'il ne supporte pas le ranci, il a spontanément pensé à
Fourier : « Fourier eût immédiatement mis fin à ma gêne (être
partagé entre ma politesse et mon peu de goût pour le ranci)
en me tirant de mon repas (où, de plus, je restai coincé des
heures, chose peu tolérable, contre quoi Fourier a protesté) et
en me renvoyant dans le groupe des Anti-rancistes, où j'aurais
L'EFFET-LITTÉRATURE 97

pu tout à loisir manger du couscous frais sans vexer personne »


(SFL, 84).
La lecture peut donc parfaitement être perçue comme l’équi-
valent ludique de la psychanalyse. Pratique textuelle et cure
analytique ont des effets très comparables ; leur finalité réside
moins dans un quelconque résultat que dans le mouvement
même de leur processus dont le sujet ressort toujours trans-
formé : « L'œuvre est interminable comme la cure : dans les
deux cas, il s’agit moins d’obtenir un résultat que de modifier
un problème, c’est-à-dire un sujet : le désempoisser de la finalité
dans laquelle il enferme son départ » (OO, 207).

L'effet érotique : plaisirs du sensuel.

I! faut attendre les derniers écrits de Roland Barthes pour


que soit assumé pleinement l’effet le plus intense de la littéra-
ture, son effet érotique. La lecture est une pratique profondé-
ment sensuelle : il faut oser le dire, affirme Barthes, fût-ce au
détriment de la théorie. Cette idée n’éclate vraiment que dans
Le plaisir du texte, mais on la trouve en filigrane dans les œuvres
antérieures. Déjà, dans Le degré zéro, Barthes percevait le style
flaubertien comme «un rythme écrit, créateur d’une sorte
d’incantation, qui loin des normes de l’éloquence parlée, touche
un sixième sens, purement littéraire, intérieur aux producteurs
et aux consommateurs de la Littérature » (DZE, 48). Par la
suite, la dimension spécifiquement sensuelle de la lecture est
clairement thématisée : c’est dans l’emportement du lire, dans
le mouvement des signifiants, que se joue l’érotique textuelle.
Le lecteur plie les courbes de l'écriture aux appétences de son
désir. Ainsi pour le texte sadien : « Au rituel de Sade (structuré
par Sade lui-même sous le nom de scère) doit répondre (mais
non correspondre) un autre rituel de plaisir qui est le travail de
lecture, la lecture au travail : il y a travail dès lors que le rapport
des deux textes n’est pas de simple compte rendu; la vérité ne
guide pas ma main, mais le jeu, la vérité du jeu » (SFL, 169).
Si l’acte de lire est sensuel, c'est qu’il est pur mouvement de
désir, contact furtif de sujet à sujet, érotique et sans finalité :
« Peu importe le sens transporté, peu importent les termes du
98 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

trajet : seule compte — et fonde la métaphore — /e transport


lui-même » (RB, 127).
Transport des sens, transport sensuel : c’est tout un. Le refus
du sens ouvre la voie aux plaisirs des sens. Aussi le concept
kristévien de « signifiance » prend-t-il chez Roland Barthes une
coloration nettement érotique : la signifiance, travail textuel de
structuration opérant dans le volume sous-jacent des pratiques
de sens touche, par l’absence même de finalité, à une sorte
d’érotisme final. Etant elle-même, à l'instar de l’acte charnel, sa
propre fin, elle n’existe que dans, par et pour le plaisir qu’elle
procure : « Qu'est-ce que la signifiance ? C’est le sens er ce qu'il
est produit sensuellement » (PT, 97). D'où la difficulté de la
nommer sans la dissoudre.
Lorsqu'on lit un texte, c’est donc pour le plaisir, plaisir de
l'écriture qui peut se vivre sous plusieurs formes. Nous en avons
déjà analysé certaines, du plaisir culturel du texte classique à la
jouissance emportée du texte scriptible. En outre, nous avons
vu comment le désir d'écriture, à travers le transfert, donnait
aux joies de la lecture un relief tout particulier. Nous nous
attarderons donc ici sur un autre type de plaisir, plus profon-
dément sensuel que les autres : le plaisir fétichiste, la volupté
du mot, du brillant, du détail.
Le fétichisme barthésien se rattache d’abord à un goût
proprement fantasmatique pour l’objet. Concret, référentiel,
sensuel, l’objet colore érotiquement une écriture par ailleurs
abstraite et intellectuelle. Tel un bout de chair nue que le
vêtement sensuellement a dévoilé, l’objet passe sur le texte avec
l'intensité d’une consistance : « Il est bon, pensait-il, que, par
égard pour le lecteur, dans le discours de l’essai passe de temps
à autre un objet sensuel (ailleurs, dans Werfther, passent tout à
coup des petits pois cuits au beurre, une orange qu’on pèle et
dont on sépare les quartiers). Double bénéfice : apparition
somptueuse d’une matérialité et distorsion, écart brusque im-
primé au murmure intellectuel » (RB, 138). On trouve ici deux
idées essentielles : d’une part le sensuel dote le discours d’une
lisibilité exceptionnelle (ce qui fonde le contact, l’union, la
jouissance) ; d’autre part il accomplit parfaitement l’indirect de
la littérature, système problématique et décroché qui ne pose un
sens que pour le décevoir.
I! est ainsi absurde de prétendre illisible une œuvre comme
L'EFFET-LITTÉRATURE 99

celle de Sollers. H, par exemple, est un texte parsemé d’obijets


physiques, lourds de réalité et d’expressivité : « L'effet bienfai-
sant de ces passages tient à ceci, que le sensuel est toujours
lisible : si vous voulez être lu, écrivez sensuel » (SE, 67). C’est
pourquoi sans doute Barthes lui-même a toujours écrit en
portant la plus grande attention à la charge sensorielle de l’objet.
On peut s’en rendre compte dès les premiers textes qu’il a
publiés dans Existences, revue trimestrielle de l’Association « Les
étudiants au sanatorium ». En 1944, au retour d’un voyage en
Grèce, il évoque comme suit un repas grec traditionnel : « Au
restaurant du Grand Alexandre, il semble se perpétuer une
tradition de la Grèce antique : manger des acrocôlia, c’est-à-dire
de la tripaille, tout ce qui tremble, rougeoie (puis verdit), à
l’intérieur des bêtes. Les anciens Grecs aimaient beaucoup ces
viandes compliquées et décadentes ; ils ne mangeaient pas de
rôtis avec plaisir, mais leur préféraient des cervelles, des foies,
des fœtus, des ris et des mamelles, toutes ces viandes molles et
éphémères, qui ne cessaient peut-être pas de les allécher quand
elles commençaient à se corrompre »°.
Cette intrusion du sensuel dans l’idéel se révèle être, comme
on l’a suggéré, la clé du mystère littéraire. Dans la préface de
La vie de Rancé, Chateaubriand, évoquant la figure de son
confesseur, l'abbé Séguin, note qu'il avait un chat jaune. Il
s'agit, bien sûr, d’un chat perdu que le vieil abbé, homme
éminemment bon, a recueilli. La précision de la couleur du chat,
cependant, dit à la fois plus et moins que cela. Le jaune, tout
en faisant sens (il signifie la bonté de l’abbé), reste d’abord et
malgré tout l'expression simple et anodine d’une pure tache de
couleur : « Peut-être ce chat jaune est-il toute la littérature; car
si la notation renvoie sans doute à l’idée qu’un chat jaune est
un chat disgracié, perdu, donc trouvé et rejoint ainsi d’autres
détails de la vie de l’abbé, attestant tous sa bonté et sa pauvreté,
ce jaune est aussi tout simplement jaune, il ne conduit pas
seulement un sens sublime, bref, intellectuel, il reste, entêté au
niveau des couleurs » (NEC, 116-117).
La fascination de Barthes pour l’objet détaché, sensuel et
palpable qui passe par le langage est à rattacher à son goût
obsessionnel pour le détail. Ce qui est jouissif dans le détaillé,

8. R. Barthes, « En Grèce », #7 Textuel, 15, 1984, p. 109.


100 LA LITTÉRATURE SELON BARTIHES

c'est sa valeur qualitative, faite à la fois de finesse (le détail est


toujours précis) et de nuances (le détail, par sa justesse, garantit
le comblement). Le charme du texte de Fourier vient de là.
L'Harmonie avec ses 1 620 passions, 810 pour chaque sexe, est
déjà une terre de plaisir par la précision même de sa combina-
toire : « Peut-être l’sragination du détail est-elle ce qui définit
spécifiquement l’Utopie (par opposition à la science politique) ;
ce serait logique, puisque le détail est fantasmatique et accom-
plit à ce titre le plaisir même du Désir » (SFL, 110). D'où l’idée
de Barthes d'évaluer les œuvres à partir de la précision des-
criptive du détail, la notation fine, juste et nuancée faisant surgir
le corps (le désir) au moment où le sens menace de s’ériger au
détriment de la volupté. Ce qui fait la valeur du texte alors, c’est
l'intensité du plaisir sensoriel éprouvé par le lecteur : «On
pourrait classer les romans selon la franchise de l’allusion
alimentaire : avec Proust, Zola, Flaubert, on sait toujours ce que
mangent les personnages; avec Fromentin, Laclos ou même
Stendhal, non. Le détail alimentaire excède la signification, il est
le supplément énigmatique du sens (de l'idéologie) » (SEL,
129).
L'objet matériel, détaillé, sensuel, joue donc un rôle essentiel
dans l'écriture littéraire. Par son irruption brusque dans le
champ de l'intellect, il a pour fonction de briser une logique,
une langue, une parole, pour leur substituer une autre façon de
dire, une autre façon de voir : « La parole littéraire (puisque
c'est d'elle qu'il s’agit) apparaît ainsi comme un immense et
somptueux débris, le reste fragmentaire d’une Atlantide où les
mots, surnourris de couleur, de saveur, de forme, bref, de
qualités et non d'idées, brilleraient comme les éclats d’un monde
direct, impensé, que ne viendrait ternir, ennuyer aucune logi-
que : que les mots pendent comme de beaux fruits à l'arbre
indifférent du récit, tel est au fond le rêve de l'écrivain » (NEC,
113);
I n'est donc pas de lecture véritable sans un rapport érotique
à l’œuvre. C’est que la lecture, nous l’avons vu, est d’abord et
essentiellement une activité de structuration. Or le fondement
de la structuration, c’est le corps, c’est-à-dire ce qui définit le
lecteur comme sujet individuel, particulier, original : « Le corps,
c'est la différence irréductible, et c’est en même temps le
principe de toute structuration (puisque la structuration, c’est
L'EFFET-LITTÉRATURE 101

l’'Unique de la structure ») (RB, 178). La lecture, relevant


chaque fois d’un sujet différent, est toujours unique. On com-
prend alors pourquoi le plaisir textuel, en dépit du rapport
incontestable qu'il entretient avec la culture, est d’abord à
chercher dans le corps propre de chaque sujet : ce n’est qu’en
passant par une série de médiations individuelles et subjectives
que la charge culturelle d’un texte atteindra le lecteur dans la
particularité de son désir. La réception du procès signifiant
enclenché par la connotation relève ainsi davantage des mouve-
ments (attractifs ou répulsifs) du corps que de la culture qui
nous a façonnés. Dans l’œuvre, ce qu'on attend, ce qu'on
recherche, c’est le détail, le mot, la phrase, qui nous touchera
directement, en propre et en profondeur. D'où l'érotisme
particulier du fouillis de l'écriture dans le texte moderne : « “le
fouillis”, c’est aussi cet espace de jouissance o 4 est possible de
fouiller. H est, de ce point de vue, une forêt de mots, au sein
de laquelle je cherche ce qui va me toucher (enfants, nous
cherchions dans la campagne des œufs de chocolat qu’on y avait
cachés). C’est un autre suspense que celui de la narration ou du
rébus ; j'attends le bout de phrase qui me concernera et fondera
le sens pour mot » (SE, 58).
L'effet érotique de la lecture — il convient de le préciser —
ne se superpose pas purement et simplement à son effet libé-
rateur : il lui est directement lié. Le désir, en effet, se situe par
définition hors du code, hors de la norme : il est cette jouissance
du particulier qui ne peut se construire que contre le stéréotype.
C’est ainsi la subversion même de la langue qui est sensuelle.
Dans le texte, deux bords se dessinent : un bord normé, codé,
respectueux de la langue et de son ordre strict; un autre bord
mouvant, déviant, pervers, où le langage admis est menacé de
mort. Or aucun de ces deux bords n’est sensuel en lui-même;
ni la règle, ni le refus de la règle ne sont érotiques (pas plus
qu'ils n'étaient libérateurs). C’est dans la faille qui les sépare
que gît la sensualité du texte : « L'endroit le plus érotique d’un
corps n'est-il pas /2 où le vêtement bäille ? Dans la perversion (qui
est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de “zones érogènes”
(...); c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse,
qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces
(le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrou-
verte, le gant et la manche); c’est ce scintillement même qui
102 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition — dispa-


rition » (PT, 19). Ce geste sensuel, laisser entrevoir sans jamais
dévoiler, n’est pas toujours inscrit dans la structure de l’œuvre.
On peut cependant le recréer à travers un type particulier de
consommation textuelle; il suffit, en effet, de sauter des pages,
de distinguer dans l’œuvre lue les lieux indispensables à la
jouissance de ceux qui ne le sont pas : « Nous sommes alors
semblables à un spectateur de cabaret qui monterait sur la scène
et hâterait le strip-tease de la danseuse, en lui ôtant prestement
ses vêtements, 7445 dans l'ordre, c’est-à-dire : en respectant
d’une part et en précipitant de l’autre les épisodes du rite — tel
un prêtre qui avalerait sa messe » (PT, 21). La faille érotique est
ainsi recréée ; elle n’est plus à chercher entre deux pratiques de
langage structurellement antipathiques, mais dans la ligne qui se
dessine entre un bord de l’ennui et un bord du plaisir. La
jouissance est donc issue de l’intermittence, déchirure du texte
dans le livre. moderne, déchirure du lire dans le livre classique.
Le rapport érotique à l’œuvre peut toutefois se faire plus
violent. L'expression imprévue, baroque, excentrique, surgit
parfois si brutalement dans le circuit de la lecture que l’on
pourrait presque parler d’un viol du texte sur la personne du
lecteur. Ce dernier, tel Barthes soudainement ébloui par la folle
irruption d’un « mobilier nocturne » dans le texte de Fourier,
n'a plus qu'à s’écrier : « La forme “m’a eu” » (SFL, 96). Cet
effet de lecture, particulièrement fort, se rencontre surtout dans
les textes modernes. Ce n’est d’ailleurs qu’à eux que devrait, en
toute rigueur, s'appliquer le terme de « jouissance »; car la
jouissance, contrairement au plaisir, échappe à tout contrôle :
«La jouissance du texte n'est pas précaire, elle est pire :
précoce; elle ne vient pas en son temps, elle ne dépend d’aucun
müûrissement. Tout s'emporte en une fois » (PT, 84). Une telle
intensité est due à l’illisibilité relative du texte moderne qui lui
permet d'ébranler le lecteur, non seulement dans son registre de
rythmes et d'images, mais aussi et surtout au niveau de sa
langue même, c'est-à-dire de sa culture. Le paragrammatisme
du texte moderne (modèle tabulaire de connexions multiples),
en affolant la logique du phéno-texte structuré qui seul intéresse
commentateurs et grammairiens, fait surgir, derrière le corps
anatomique de l’œuvre, un autre corps, un corps de jouissance :
«Le texte a une forme humaine, c’est une figure, un ana-
L'EFFET-LITTÉRATURE 103

gramme du corps ? Oui, mais de notre corps érotique. Le plaisir


du texte serait irréductible à son fonctionnement grammairien
(phéno-textuel), comme le plaisir du corps est irréductible au
besoin physiologique » (PT, 30).
Le travail de la lecture, ainsi défini comme geste sensuel, en
vient tout naturellement à rejoindre une autre pratique de
désir : la drague. Le lecteur, comme le dragueur, part en quête
de l’autre, d’une rencontre inouïe, intense et privilégiée avec
l’autre : « La drague, c’est le voyage du désir. C’est le corps qui
est en état d'alerte, de recherche par rapport à son propre
désir » (GV, 218). Dans le champ érotique comme dans le
champ littéraire, la drague, c’est l'envie d’un contact neuf,
soudain, et toujours différencié. Sans ce mouvement amoureux,
ce mouvement du désir, il n’y a pas de texte possible ; tout art
est un échange et appelle logiquement le jeu sentimental et
sensuel d’un couple, la communion subtile de deux sujets, l’un
désirant et l’autre à désirer. Le « je » qui parle implique une
voix qui lui réponde; c’est le modèle de tout échange, tel qu’on
peut le saisir au niveau linguistique : «Le langage, écrit
Benveniste, n'est possible que parce que chaque locuteur se
pose comme set, en renvoyant à lui-même comme 7e dans son
discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout
extérieure qu'elle est à “moi”, devient mon écho auquel je dis
tu. La polarité des personnes, telle est dans le langage la
condition fondamentale »”. Le texte ne fait ainsi qu'approfon-
dir cet échange essentiel et intérieur à toute parole; Barthes s’en
est souvenu dans son analyse du récit : « On le sait, dans la
communication linguistique, je et {4 sont absolument présuppo-
sés l’un par l’autre, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et
sans auditeur (ou lecteur) » (ASR, 38).
Il y a donc toujours dans l’œuvre — structurellement —
quelqu'un qui me désire. Lorsque le narrateur prend la peine
de rapporter un certain nombre de faits strictement informatifs
mais indispensables à la compréhension de l’histoire, c’est
évidemment par pur égard pour le lecteur. Dans Double bang à
Bangkok, le narrateur dit d’un personnage : « Léo était le patron
de cette boîte » ; cette notation, bien sûr, s'adresse uniquement
au lecteur. Le récitant n’a guère besoin d'informations sur un

9, E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 260.


104 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

récit que lui-même raconte. Ainsi, «la phrase fonctionne


comme un clin d'œil au lecteur, comme si l’on se tournait vers
lui » (ASR, 56, note 48). Le lecteur est donc signifié tout au long
du texte, posé en objet de désir, en sujet à « draguer ». C'est
pourquoi le « suspens » narratif (c’est-à-dire le code hermé-
neutique) est l’un des ressorts privilégiés de la littérature; il
n'existe en effet que pour l’autre du texte, à savoir le lecteur :
« D’une part, en maintenant une séquence ouverte (par des
procédés emphatiques de retard et de relance), il renforce le
contact avec le lecteur (l'auditeur), détient une fonction mani-
festement phatique; et, d’autre part, il lui offre la menace d’une
séquence inaccomplie, d’un paradigme ouvert (si, comme nous
le croyons, toute séquence a deux pôles), c’est-à-dire d’un
trouble logique, et c’est ce trouble qui est consommé avec
angoisse et plaisir (d'autant qu'il est toujours finalement ré-
paré) » (ASR, 47-48).
Le rapport érotique de deux sujets à l’intérieur d’un texte :
tel semble être le plaisir profond de la littérature. L'écriture
fragmentaire de Barthes trouve peut-être là sa justification
véritable : « Quand j'essaie de produire cette écriture courte,
par fragments, je me mets dans la situation d’un auteur que le
lecteur va draguer. C’est le bonheur du hasard, mais d’un
hasard très voulu, très pensé : épié, en quelque sorte » (GV,
218). La capture des phrases se confond, en effet, avec la
capture de l’autre, la capture amoureuse de l’autre, dans un
mouvement heureux qui, bien sûr, est réciproque : « On ne dira
jamais assez quel amour (pour l’autre, le lecteur) il y a dans le
travail de la phrase » (BL, 391).
EN GUISE DE CONCLUSION :
QUE FAIRE DE BARTHES AUJOURD'HUI ?

Notre étude terminée, que retient-on de Barthes et de sa


pensée sur la littérature ? Nous sommes, sans nul doute, en face
d’une réflexion solide et cohérente dont la rigueur s’impose au
lecteur attentif. Cependant — et le problème a souvent été
posé — si l’on retranche des théories barthésiennes les multiples
emprunts à Jakobson, Brecht, Hjelmslev, Kristeva et Lacan, que
reste-t-il de Barthes lui-même? Certains n'ont pas hésité à
répondre : rien. C’est, bien entendu, une conclusion un peu
hâtive : le génie de Barthes, nous semble-t-il, a justement
consisté à articuler en un système dynamique et toujours suscep-
tible d'évolution les diverses pensées critiques jusque-là farou-
chement opposées. Allier le formalisme à la distanciation
brechtienne, la psychanalyse au structuralisme, user de la ri-
gueur linguistique pour défendre une théorie hédoniste du
texte, tout cela exigeait une finesse d'analyse et un esprit de
synthèse proprement exceptionnels.
La pensée de Barthes prend toute son ampleur à une époque
où les études littéraires, perdues dans la pléthore de langages
critiques venant de tous les horizons, s'interrogent à la fois sur
leur objet et leur méthode. N'est-ce pas la polyvalence de
l’œuvre, nous dit Barthes, qui permet de réunir ces différents
langages pour saisir enfin le fait littéraire comme il le mérite :
dans la richesse de ses multiples facettes?
La vision barthésienne de la littérature reste donc bien
vivante. Certes, l’idée de « texte », centrée sur la prévalence du
signifiant et de la forme, est liée au contexte culturel de l’après-
guerre et des années 60. Mais, si le relativisme radical n’est plus
106 LA LITTÉRATURE SELON BARTHES

de mise en 1980, si le retour des valeurs auquel on assiste


actuellement ne peut que réhabiliter le sens, le contenu, les
idées, Barthés cependant n’a pas fini de nous parler. Le message
— qui le nierait aujourd’hui ? — vit de la forme qui le fait naître.
Mais surtout, nous rappelle Barthes, l'écriture est d’abord un
art, c'est-à-dire un travail formel. L'écrivain le sait qui, des mots
de la langue, fait un espace magique. Laissera-t-on le lecteur
l’oublier ?
BIBLIOGRAPHIE

Livres et numéros de revues consacrés à Roland Barthes (ordre chrono-


logique)

Livres

Mallac (Guy de) et Eberbach (Margaret), Barthes, Paris, Editions


Universitaires, Collection « Psychothèque », 1971.
Calvet (Louis-Jean), Roland Barthes : un regard politique sur le signe,
Paris, Editions Payot, 1973.
Heath (Stephen), Vertige du déplacement : lecture de Barthes, Paris,
Editions Fayard, Collection « Digraphe », 1974.
Prétextes : Roland Barthes, Colloque de Cerisy, Paris, Union générale
d'éditions, Collection « 10/18 », 1978.
Fages (Jean-Baptiste), Comprendre Roland Barthes, Toulouse, Editions
Privat, Collection « Pensée », 1979.
Nordhal Lund (Steffen), L'aventure du signifiant : une lecture de
Barthes, Paris, P.U.F., Collection « Croisées », 1981.
Delord (Jean), Roland Barthes et la photographie, Paris, Editions
Créatis, 1981.
Sontag (Susan), L'Ecriture même : à propos de Barthes, trad. fran.
Paris, Christian Bourgeois Editeur, 1982.

Revues

Tel Quel, 47, 4° tr. 1971.


Critique, 302, juillet 1972.
L’Arc, 56, 1974.
Magazine littéraire, 97, février 1975.
Lectures, 6, Delado libri, Bari, décembre 1980.
Poétique, 47, 4° tr. 1981.
Communications, 36, 4° tr. 1982.
Critique, 4° tr. 1982.
Textuel, 15, octobre 1984.
108 LA LITTÉRATURE SELON BARTIHIES

Principaux ouvrages consultés

Bakhtine (Mikhaïl), Problèmes de la poétique de Dostoïevski, trad. franç.,


Lausanne, Editions L'Age d'homme, 1970.
Benveniste (Emile), Problèmes de linguistique générale, Paris, Editions
Gallimard, 1966.
Brecht (Bertolt), Ecrits sur le théâtre, trad. franç., Paris, Editions de
l'Arche, tome I, 1963 et 1972.
Chomsky (Noam), Structures syntaxiques, trad. franç., Paris, Editions
du Seuil, 1969.
Freud (Sigmund), L'interprétation des rêves, trad. franç., Paris, P.UF.,
19672
Hjelmslev (Louis), Prolégomènes à une théorie du langage, trad. franç.,
Paris, Editions de Minuit, 1968.
Jakobson (Roman), Essais de linguistique générale, trad. franç., Paris,
Editions de Minuit, 1963.
Kristeva (Julia), La révolution du langage poétique, Paris, Editions du
Seuil, Collection « Points », 1974.
Semeiotikè, Paris, Editions du Seuil, Collection « Points », 1969.
Lacan (Jacques), Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966.
Laplanche (Jean) et Pontalis (Jean-Baptiste), Vocabulaire de la psycha-
nalyse, Paris, P.U.F., 1967.
Mallarmé (Stéphane), Œuvres complètes, Paris, Editions Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1945.
Nietzsche (Friedrich), Le Gai Savorr, trad. franç., Paris, Editions
Gallimard, Collection « Idées », 1950.
Humain, trop bumain, trad. franç., Paris, Editions Gallimard,
Collection « Idées », 1968.
Philibert (Michel), Ricœur ou la liberté selon l'espérance, Paris, Editions
Seghers, 1971.
Propp (Vladimir), Morphologie du conte, trad. franc., Paris, Editions
du Seuil, Collection « Points », 1970.
Sartre (Jean-Paul), Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Editions Galli-
mard, Collection « Idées », 1948.
Saussure (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, Paris, Editions
Payot, 1972.
Tel Quel, Théorie d'ensemble (ouvrage collectif), Paris, Editions du
Seuil, Collection « Points », 1968.
Todorov (Tzvetan), Critique de la critique, Paris, Editions du Seuil,
Collection « Poétique », 1984.
Valéry (Paul), Tel Quel, Paris, Editions Gallimard, Collection
« Idées », tomes I et II, 1941 et 1943.
TABLE DES MATIERES

A D D ous outtet mm pd DRE


D am dun nn à nc tnac no ei

I. — La formulation du problème : sociologie ou anthro-


Hs RS ANR ER en
ans dudébdt 2. à de, neue
2, RTS
POurune ontologie littéraire > :7 745 210 REIN
Penn LS OLIQUE" 7. 1 Ru NE
DU de MITeAIULE. + à à 2 mo cc de Cl
IL — Ÿ a-t-il un signifiant littéraire? ..............
Lroositiondu ptoblème.:..27 de not
De lœuvre au texte : métamorphose du concept
R'ÉRTITO EE NRPP R R 2 E
LU IS ANt ns oo
Ré Aluationtdittéraire. 202883 4 4000800 10e
HP La duestion-du-sens . suc rune date
Pre du'sens Hftéraire 0 00 REUTERS
canine SÉmANLIQUE. roc
et a ipraIUten ue Abou de 6 nue Se
Pobinede lassionification. ss. 4er, eutAS
D Lellet-Littématuteusos, mue romvuss nana
La lecture : modalités d’une re-création ..........
Révolution/libération : le Texte contre la Langue ..
Lelfet ludique :-jeuet: fantasme... : 4, 208
L'effet érotique : plaisirs du sensuel .............
En guise de conclusion : que faire de Barthes aujour-
CRAN Te SRE RTE ENTER EU EEAIRE PE
LE OT NP EME PRE CPE
« ARGUMENTS »

Samir Amin, CLASSE ET NATION.


Lou Andreas-Salomé, EROS.
Jean-Marie Apostolidès, LE ROI-MACHINE. Spectacle et politique au temps de
Louis XIV — LE PRINCE SACRIFIÉ. Théâtre et politique au temps de Louis XIV.
Atrien, HISTOIRE D'ALEXANDRE, suivi de FLAVIUS ARRIEN ENTRE DEUX MONDES,
par Pierre Vidal-Naquet.
Kostas Axelos, ARGUMENTS D'UNE RECHERCHE — CONTRIBUTION A LA LOGIQUE
— HÉRACLITE ET LA PHILOSOPHIE — HORIZONS DU MONDE — LE JEU DU MONDE
— MARX PENSEUR DE LA TECHNIQUE — POUR UNE ÉTHIQUE PROBLÉMATIQUE —
VERS LA PENSÉE PLANÉTAIRE — PROBLÈMES DE L'ENJEU — SYSTÉMATIQUE
OUVERTE.
Georges Bataille, L'ÉROTISME.
Jean Beaufret, DIALOGUE AVEC HEIDEGGER : Î. PHILOSOPHIE GRECQUE —
IT. PHILOSOPHIE MODERNE — III. APPROCHE DE HEIDEGGER — IV. LE CHEMIN
DE HEIDEGGER.
Ludwig Binswanger, INTRODUCTION A L'ANALYSE EXISTENTIELLE.
Maurice Blanchot, LAUTRÉAMONT ET SADE.
Pierre Broué, LE PARTI BOLCHEVIQUE — RÉVOLUTION EN ALLEMAGNE
(1917-1923).
Pierre Broué et Emile Témime, LA RÉVOLUTION ET LA GUERRE D'ESPAGNE.
Edward Hallett Carr, LA RÉVOLUTION BOLCHEVIQUE (1917-1923) : I]. LA FOR:
MATION DE L'URSS. — IT. L'ORDRE ÉCONOMIQUE — III. LA RUSSIE SOVIÉTIQUE
ET LE MONDE.
François Châtelet, LA NAISSANCE DE L'HISTOIRE.
Carl von Clausewitz, DE LA GUERRE.
Gilles Deleuze, PRÉSENTATION DE SACHER.MASOCH. Lefroid et le cruel avec le
texte intégral de LA VÉNUS À LA FOURRURE — SPINOZA ET LE PROBLÈME DE
L'EXPRESSION.
Wilfrid Desan, L'HOMME PLANÉTAIRE.
Gilbert Dispaux, LA LOGIQUE ET LE QUOTIDIEN. Une analyse dialogique des
mécanismes de l'argumentation.
Didier Dumas, L'ANGE ET LE FANTÔME. Introduction à la clinique de l'impensé
généalogique.
Eugen Fink, LE JEU COMME SYMBOLE DU MONDE — LA PHILOSOPHIE DE NIETZ-
SCHE — DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE.
Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, LES CHAMBRES À GAZ
SECRET D'ÉTAT.
Pierre Fougeyrollas, CONTRADICTION ET TOTALITÉ. Surgissement et dénloiements
de la dialectique.
Didier Franck, CHAIR ET CORPS. Sur la phénoménologie de Husserl — HEIDEGGER
ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE.
Joseph Gabel, LA FAUSSE CONSCIENCE. Essar sur la rérfication.
Maria Carmen Gear et Ernesto Cesar Liendo, SÉMIOLOGIE PSYCHANALYTIQUE
— ACTION PSYCHANALYTIQUE.
Wladimir Granoff, FILIATIONS. L'avenir du complexe d'Œdipe — LA PENSÉE ET
LE FÉMININ.
Jacques Gutwirth, VIE JUIVE TRADITIONNELLE. Ethnologie d'une communauté
bassidique.
G.W.F. Hegel, PROPÉDEUTIQUE PHILOSOPHIQUE.
Rudolf Hilferding, LE CAPITAL FINANCIER.
Louis Hjelmslev, ESSAIS LINGUISTIQUES — LE LANGAGE augmenté de DEGRÉS
LINGUISTIQUES — PROLÉGOMÈNES À UNE THÉORIE DU LANGAGE suivi de LA
STRUCTURE FONDAMENTALE DU LANGAGE.
Roman Jakobson, ESSAIS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE : Ï. LES FONDATIONS DU
LANGAGE — II. RAPPORTS INTERNES ET EXTERNES DU LANGAGE — LANGAGE
ENFANTIN ET APHASIE — SIX LEÇONS SUR LE SON ET LE SENS.
Roman Jakobson et Linda Waugh, LA CHARPENTE PHONIQUE DU LANGAGE.
Ludovic Janvier, POUR SAMUEL BECKETT.
Karl Jaspers, STRINDBERG ET VAN GOGH — Swedenborg-Hülderlin - Etude psy-
chiatrique comparative, précédé d’une étude de Maurice Blanchot, LA FOLIE
PAR EXCELLENCE.
Otto Jespersen, LA PHILOSOPHIE DE LA GRAMMAIRE — LA SYNTAXE ANALYTIQUE.
Flavius Josèphe, LA GUERRE DES JUIFS, précédé par DU BON USAGE DE LA
TRAHISON, par Pierre Vidal-Naquet.
Vincent Jouve, LA LITTÉRATURE SELON ROLAND BARTHES.
Karl Korsch, MARXISME ET PHILOSOPHIE.
Reinhart Koselleck, LE RÈGNE DE LA CRITIQUE.
Georges Lapassade, L'ENTRÉE DANS LA VIE. Essar sur l'inachèvement de l'homme.
Henri Lefebvre, LA FIN DE L'HISTOIRE, Epilégomènes — INTRODUCTION A LA
MODERNITÉ, Préludes — MÉTAPHILOSOPHIE, Prolégomènes.
Moshé Lewin, LE DERNIER COMBAT DE LÉNINE.
René Lourau, L'ANALYSE INSTITUTIONNELLE — L'ÉTAT-INCONSCIENT.
Georg Lukàcs, HISTOIRE ET CONSCIENCE DE CLASSE, Essais de dialectique
marxiste.
Herbert Marcuse, EROS ET CIVILISATION, Contribution à Freud — L'HOMME
UNIDIMENSIONNEL, Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée — VERS
LA LIBÉRATION — L'ONTOLOGIE DE HEGEL ET LA THÉORIE DE L'HISTORICITÉ.
Richard Marienstras, LE PROCHE ET LE LOINTAIN. Sur Shakespeare, le drame
élisabéthain et l'idéologie anglaise aux XVI‘ et xvir* siècles.
Edgar Morin, LE CINÉMA OÙ L'HOMME IMAGINAIRE.
Bruce Morrissette, LES ROMANS DE ROBBE-GRILLET.
Novalis, L'ENCYCLOPÉDIE.
Claude Reichler et al., LE CORPS ET SES FICTIONS.
Karl Reinhardt, ESCHYLE-EURIPIDE — SOPHOCLE.
Harold Rosenberg, LA TRADITION DU NOUVEAU.
Robert Sasso, GEORGES BATAILLE : LE SYSTÈME DU NON-SAVOIR.
Boris de Schlœzer et Marina Scriabine, PROBLÈMES DE LA MUSIQUE MODERNE.
Stuart Sykes, LES ROMANS DE CLAUDE SIMON.
Léon Trotsky, DE LA RÉVOLUTION (Cours nouveau - La révolution défigurée - La
révolution permanente - La révolution trabie) — LE MOUVEMENT COMMUNISTE
EN FRANCE (1919-1939) — 1905 suivi de BILAN ET PERSPECTIVES — LA
RÉVOLUTION ESPAGNOLE (1930-1940) — LA RÉVOLUTION PERMANENTE — LA
RÉVOLUTION TRAHIE.
Karl Wittfogel, LE DESPOTISME ORIENTAL.
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER LE
VINGT JANVIER MILLE NEUF CENT QUATRE--
VINGT-SIX DANS LES ATELIERS DE NORMANDIE
IMPRESSION S.A, À ALENÇON ET INSCRIT DANS LES
REGISTRES DE L'ÉDITEUR SOUS LE NUMÉRO 2099

Dépôt légal : janvier 1986


PN 94 .J68 1986
Jouve, Vincent.

La litterature selon Roland


Barthes

DEMCO
ST. OLAF COLLEGE
COLEECTION

0111 00005

La littérature selon Barthes

Ce livre se veut un ouvrage de synthèse clair et précis sur les


écrits théoriques d’un critique de premier plan. L'auteur part du
constat suivant : à la croisée des courants essentiels de la pensée
du xx° siècle (linguistique, sociologie, psychanalyse, sémiologie),
l’œuvre critique de Barthes, riche mais déroutante en raison même
des différents langages qu’elle utilise, reste mal connue. Trop
longtemps victime des débats passionnés qui ont jalonné la vie de
l’essayiste, elle n’a jamais été considérée en elle-même, dans sa
cohérence interne, comme un tout indépendant de la personnalité
et de la biographie de son auteur. On a adulé Barthes, on l’a haï,
mais on l’a rarement étudié.
La littérature selon Barthes entend donc combler cette lacune.
Adoptant un point de vue synthétique sur un ensemble de textes
en apparence hétérogènes, l’auteur se propose de montrer com-
ment les écrits de Barthes relèvent, à travers la permanence de
points essentiels, d’une idée de la littérature à la fois riche et
stimulante.
Un tel travail vise non seulement à présenter le plus fidèlement
possible l'articulation vivante d’une pensée, mais aussi à apporter.
un ensemble de réponses aux problèmes majeurs qui se posent à
la théorie littéraire.

En couverture : Roland Barthes. CI. Bassouls/Rush

ISBN 2-7073-1066-2 T
2ON
,4

Vous aimerez peut-être aussi