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2020/12/8 Lire et/ou voir Seuphor

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AccueilNuméros17-18Mot-Image : une pratique doubleLire et/ou voir Seuphor

Textyles
Revue des lettres belges de langue française

17-18 | 2000
La peinture (d) écrite
Mot-Image : une pratique double

Lire et/ou voir Seuphor


M D
p. 85-89
https://doi.org/10.4000/textyles.1315

https://journals.openedition.org/textyles/1315 1/6
2020/12/8 Lire et/ou voir Seuphor

Texte intégral
De la plume qui sert à bien des choses.
Alberto Sartoris

1 Certains écrivains sont de bons dessinateurs ou ont, occasionnellement, tâté de la


peinture. Les encres de Victor Hugo, les esquisses de Verlaine ou d’Apollinaire, les
quelques aquarelles et gouaches de ce dernier, les rares toiles de Cendrars, les peintures
de Queneau relèvent plus du « divertissement », dans tous les sens du terme, que d’une
exigence fondamentale d’expression. Moins nombreux sans doute sont les artistes que
la plume a taquinés dans les mêmes conditions, mais Rouault écrivit des poèmes,
Picasso au moins une pochade théâtrale et une anecdote célèbre nous rappelle les
tentations poétiques de Degas. Tout autre est le cas de ceux qui ont créé parallèlement
dans les deux domaines comme Klingsor, Cocteau, Michaux ou Chirico. La question
peut alors se poser de l’éventuelle incidence de l’un des deux modes d’expression sur
l’autre.
2 Michel Seuphor, de son vrai nom Fernand Berckelaers (1901-1998), compte parmi
ces doubles praticiens et le pseudonyme qu’il s’est choisi (faut-il répéter que Seuphor
est l’anagramme d’Orphée ?) peut apparaître comme une préfiguration de toute son
œuvre, née, ainsi que le dit Daniel Briolet dans sa présentation de Lecture élémentaire,
de « la nécessité de faire revivre, en tout acte de création littéraire aussi bien
qu’artistique, l’amoureuse et originelle union du chant, de la danse, du geste et du
langage »1.
3 Dans un premier temps, Seuphor fut d’abord théoricien et poète. Cofondateur de la
revue flamingante Het Overzicht en 1921, il eut cette même année la révélation des
recherches géométriques du groupe néerlandais De Stijl, se lia avec le peintre anversois
Jozef Peeters, qu’il appela dès le n°13 à diriger avec lui Het Overzicht et qui orienta la
revue vers l’internationalisme et l’avant-garde. À la même époque, il fit une découverte
décisive, celle de l’œuvre de Mondrian. C’est pour lui le début d’une longue réflexion sur
l’art abstrait, qui donnera lieu à des travaux critiques fondamentaux2 et à une puissante
œuvre graphique.
4 Simultanément, le contact avec Dada a libéré en lui une expression poétique dont
Diaphragme intérieur et un drapeau3 ou Lecture élémentaire donnent de nombreux
exemples. Les sonorités sont privilégiées comme dans « Tout en roulant les r… », qui
commence ainsi : « cor - ro- bo - rer/ karre karre karre karre karre ». Les répétitions se
multiplient dans une sorte de mécanisme bégayant, tandis que l’organisation
syntaxique s’efface devant l’accumulation verbale, telle la fin d’« Où vibre la pensée
s’élève » :
5 degré par degré
degré par degré
degré par degré nous escaladons
les marches de la ré
les marches de la ré
les marches de la ré
de la ré
de la réalité4
6 Le langage poétique réside dans « la vocation des mots »5, comme Seuphor l’écrira
plus tard, les mots qui « savent qu’ils ont été d’abord des appels, des cris, des signes
oraux de reconnaissance ». La poésie est « à crier », ainsi que le suggérait un titre de
Pierre Albert-Birot 6. Mais si, comme il le donne à lire entre autres dans Falaise et le
Grand Pacifique7, « le mot est un être sonore », il ne manque pas d’ajouter que « le
poème écrit est une notation musicale », dans cette constante tension qui est la sienne
entre la spontanéité et l’organisation. Il rejoint en fin de compte plutôt les recherches
d’un Heidsieck ou d’un Chopin que celles des dadaïstes et de leurs poèmes phoniques.
Le souci du style qui « porte en lui mille cris maîtrisés », comme de la composition

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musicale qui, de la même façon, ordonne les sons ne cesse d’être une de ses
préoccupations majeures.
7 Nous sommes dans cette trajectoire encore loin d’une quelconque relation de la
poésie avec les arts visuels. Le jeune poète ne s’oriente pas dans cette voie. S’il joint au
premier et unique numéro des Documents internationaux de l’Esprit nouveau en 1927
un « Tract à lancer par avion » sous la forme d’une composition typographique, c’est
plus par un effet de mode qui remonte aux années 10 que dans un processus de
recherche personnelle.
8 Il en va tout autrement du « tableau-poème » Textuel, au titre caractéristique, dû, en
1928, à la collaboration de Seuphor et de Mondrian, à qui il est lié depuis 19228. Le
texte de Seuphor est fait de mots lisibles (elle, Louise, Delaunay, belle), de fragments de
mots (Mich, vagab, nuisi) et de lettres ou de syllabes isolées ou les complétant
(vagabette, nuisiriant), dans l’esprit de certains de ses poèmes. Mondrian a peint ces
lettres en caractères d’imprimerie de polices et de corps différents à l’intérieur d’un
même mot ou d’une même syllabe. Le poème s’inscrit dans un espace, il est un « poème
à voir » issu de la connivence des deux artistes à l’instar de celle qui avait uni Cendrars
et Sonia Delaunay pour la Prose du Transsibérien.
9 La réflexion du poète associe désormais plus étroitement la littérature et l’art. Dans
Cercle et carré, revue qu’il crée en 1930 avec J. Torrès-Garcia, les références au
domaine plastique et particulièrement à l’architecture sont prépondérantes. La
structure, écrit Seuphor, est « le vrai intime de tout ce qui est ». Si nous sommes
capables « d’approfondir en nous l’instinctif, l’intuitif, l’émotif, le pathétique », c’est-à-
dire de plonger dans les profondeurs de l’inconscient, c’est pour « asservir à l’esprit
discipliné ces dons précieux de l’être, les canalisant vers un ordre supérieur, vers une
construction constructive, supernaturelle, de la vie ». On tend ainsi à une architecture
rationnelle qui réduit tous les désordres :

Les alchimies, les sciences obscures, font place à la conscience ouverte.


L’abstraction du monde réel, son secret mathématique et architectonique devient
la nourriture substantielle de notre monde cérébral.

10 Est-ce à dire que la magie du verbe et l’alchimie rimbaldienne relèvent de ces


« sciences obscures » rejetées sans appel ? Dans le troisième et dernier numéro de la
revue, « Poétique nouvelle » apporte une réponse à cette question. Seuphor y déclare
d’emblée que la poésie est à la littérature ce que la sculpture est à l’architecture. Les
premières dépendent de « lois immuables », qui sont les « facteurs universels du beau :
le rythme, l’unité, l’équilibre », les secondes ont « un but pratique ». Mais les principes
restent identiques. La tour Eiffel « vaut mieux et plus » que les vers de Coppée et un
pont de Fraissinet, les hangars qu’il a construits à Orly « contiennent plus d’art vrai »
que de nombreux poèmes contemporains. Le poète moderne se doit « d’être aussi
simple et aussi direct que l’ingénieur qui ne fait usage que de matériaux solides pour
arriver par le chemin le plus court à l’unité la plus stable ». Suit immédiatement cet
exemple :

sinnge sannge sinnge sannge sinnge sannge song


vaillance
sinnge sannge-sinnge-sannge-sinnge-sannge-song
vaillance
vaillance
sinng vaillance

11 Le « rythme verbal » et la « sonorité » (ces expressions sont de Seuphor) sont ainsi


l’équivalent de l’épure architecturale ou de l’abstraction géométrique. Les « mots-
sons » répondent à la ligne tout en requérant un autre registre. Mais s’il relève de
l’univers des sons, le poème n’en est pas moins rigueur et abstraction :

[...] n’a-t-il pas passé par toutes les phases de l’analyse, du calcul mental abstrait,
du sens critique propre à l’auteur lui-même, qui, à son tour, n’est que le résultat de
son éducation rythmique, de son évolution graduelle jusqu’à l’instant de la
production du poème.

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Michel Seuphor en 1962, à l’occasion de son exposition à la Galerie St Laurent de
Bruxelles.

© Georges Thiry / Yellow now - doc. A.M.L.

12 La liberté est essentielle, mais elle est « gênante », « encombrante ». Son ultime
développement est l’ordre : « Toute œuvre d’art achevée est la conclusion d’un combat
singulier entre le désir et la contrainte, son unité même est un compromis de liberté et
de nécessité ». Et encore : « Dans tous les domaines de l’existence la liberté existe à côté
de la règle. Elles se conjuguent par la mesure. Divine mesure qui est la vérité de toute
chose et le jeu de la vie ». Le poète récupère de cette façon la spontanéité du cri et la
rapproche paradoxalement de l’abstraction graphique. Mais on voit bien qu’il s’agit
pour lui de deux démarches parallèles, qui ont chacune leur propre finalité. Le poète et
le graphiste coexistent en lui, ils ne collaborent pas.
13 Vient cependant un moment où ces deux itinéraires se rapprochent. En 1954 Seuphor
expose à Paris des « dessins à lacunes à traits horizontaux ». Entendons des dessins où
le regard est sollicité non par la ligne tracée mais par les vides que laissent des lignes
horizontales formant le fond. Daniel Briolet9 rapproche ces espaces des blancs que, de
Rimbaud aux surréalistes et à nos contemporains, les poètes ménagent dans
l’organisation typographique de la page. Remarquant que de plus un petit texte
accompagne la toile ou qu’un titre suggère un rapport entre mots et formes, il en
conclut que le dessin à lacunes devient « un mode très original de composition d’un
«tableau-poème» ». Je tendrais plutôt à suggérer que le titre, qui fait assurément partie
de l’œuvre, ou le texte joint, qui en est inséparable, introduisent une perspective, une
mise en abyme, dans une relation plus complexe que celle qui s’établit entre le texte et
l’image.
14 Plus tard le poète-peintre réalisera à partir de ces dessins à lacunes des
« Enseignes », papiers Canson ou cartons où figurent des inscriptions comme
« Orphée, seul maître, seul sauveur » ou « Écoute le silence », formule intermédiaire
entre les poèmes-affiches de Pierre Albert-Birot et les papillons surréalistes. Il insérera

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aussi dans des dessins à lacunes des inscriptions qui prolongent celles des
« Enseignes », par exemple :

LA SOUVE
RAINETE D
E L’ESPRIT
SOURD DE
L’HOMME QU
I DIT NON
EN RIANT

15 Il aura surtout recours dans ce cas à des citations, aussi bien de Spinoza que
d’Horace, le français laissant souvent la place au latin, au grec, à l’hébreu, au chinois ; il
privilégie de cette façon le graphisme par rapport au sens. Sans doute le moraliste veut-
il ouvrir notre regard à la sagesse universelle. Mais le « donner à voir » ne prend-il pas
le pas sur le « donner à lire » dès lors que le texte n’est plus immédiatement
perceptible, ce qui est sans doute le cas même pour le latin et à plus forte raison lorsque
les caractères ne sont pas ceux de notre alphabet ? Comme dans les logogrammes de
Dotremont, la lisibilité est un élément constitutif de l’œuvre, mais elle n’est pas
absolument nécessaire à sa réception.
16 Cette alliance d’un fond et d’une forme, pour reprendre des termes anciens, ne peut
cependant être considérée comme l’aboutissement d’une évolution. Michel Seuphor ne
cessera d’affirmer qu’il n’y a aucune commune mesure entre l’écriture et le graphisme.

Le peintre veut que son œuvre soit vue, l’écrivain souhaite qu’elle soit lue. Pour
l’une il suffit d’ouvrir les yeux, pour l’autre il est bon d’ouvrir aussi l’intelligence
[...]
L’artiste et l’écrivain, c’est faire et être. L’un réalise, l’autre signifie10.

17 Et, paradoxalement, lui qui s’est toujours déclaré « pro-dada » tout en affirmant que
l’art impliquait la recherche d’un ordre, c’est au plasticien qu’il reconnaît la liberté de
l’invention. Le foisonnement du verbe se réalise dans une discipline, le schéma linéaire,
géométrique est le produit de la liberté. Complémentarité sans doute à nos yeux, mais
toujours « double identité » pour Michel Seuphor, également assumée : « J’aime à un
titre égal mes deux activités, mes deux natures. Je ne pourrai jamais me séparer de
l’une pour favoriser l’autre »11.

Notes
1B (Daniel), « Présentation », dans Seuphor (Michel), Lecture élémentaire. Mortemart,
Rougerie, 1989, p. 7.
2 Voir notamment L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres. Paris, Maeght, 1949.
3 Paris, Les Écrivains réunis, 1926.
4 Lecture élémentaire, pp. 97 et 28
5 La Vocation des mots. Poèmes. Lausanne, Hanc, 1966.
6 « Poème à crier et à danser », chant 3, dans Sic, n°27, mars 1918. On retrouvera le mot « cri »
dans le titre d’un essai majeur de Seuphor, Le Style et le cri, publié au Seuil en 1965.
7 Mortemart, Rougerie, 1977.
8 Mondrian a signé les décors de la pièce de Seuphor : L’Éphémère est éternel (1926).
9B (Daniel), « Tableaux-poèmes et picto-poésie chez Michel Seuphor », dans Mélusine,
n°XII (Lisible-visible), 1991, pp. 71-83.
10 Entretiens sur Michel Seuphor. Textes réunis par Yves Cosson et Daniel Briolet. Paris,
Méridiens-Klincksieck, coll. Connaissance du 20e siècle, 1996.
11 Une remarquable monographie permet d’en prendre la mesure : Seuphor. Anvers, Fonds
Mercator, 1976 (NdlR).

Table des illustrations

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Titre Michel Seuphor en 1962, à l’occasion de son exposition à la Galerie St


Laurent de Bruxelles.
Crédits © Georges Thiry / Yellow now - doc. A.M.L.
URL http://journals.openedition.org/textyles/docannexe/image/1315/img-1.png
Fichier image/png, 2,0M

Pour citer cet article


Référence papier
Michel Décaudin, « Lire et/ou voir Seuphor », Textyles, 17-18 | 2000, 85-89.

Référence électronique
Michel Décaudin, « Lire et/ou voir Seuphor », Textyles [En ligne], 17-18 | 2000, mis en ligne le 18
juin 2012, consulté le 08 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/textyles/1315 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/textyles.1315

Auteur
Michel Décaudin
Sorbonne nouvelle

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Tous droits réservés

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