Vous êtes sur la page 1sur 6

Les Cahiers de Douai représentent-ils une révolution poétique ?

Vous répondrez à cette question dans un développement organisé. Votre réflexion


prendra appui sur les Cahiers de Douai, sur les textes et documents étudiés dans le
cadre du parcours « Émancipations créatrices », ainsi que sur votre culture
personnelle.
1) Analyser le sujet
En quoi peut-on donc parler de « révolution » à propos de ce recueil rassemblant les
premiers poèmes de Rimbaud ? Cherchez la définition de « révolution ». Déterminez
l'ampleur de cette « révolution ». Demandez-vous comment, en définitive, il faut
apprécier ces Cahiers au regard de la tradition poétique.

Le sujet appelle un plan dialectique qui s'articule en trois parties.


2) Formuler la problématique Si les poèmes des Cahiers de Douai traduisent une
évidente émancipation, peut-on cependant parler de « révolution poétique » à propos
de ce recueil ?

3) Organiser ses idées et définir le plan


> 1. Une émancipation poétique Rimbaud bouleverse l'écriture poétique traditionnelle.
• Il fait entrer dans la langue poétique un vocabulaire jusque-là interdit: langue
familière, mots crus, voire grossiers, onomatopées et interjections.
• Il se libère des contraintes rythmiques de l'alexandrin. S'il n'invente pas
l'enjambement, les rejets et contre-rejets, il en fait un usage important. Ses sonnets
respectent peu les lois du genre.
• Il donne une nouvelle dimension à la poésie amoureuse en faisant l'éloge d'une
sensualité heureuse («Roman »).
• Usant de tous les registres, il se moque, dans certains poèmes, de la bêtise et du
conformisme bourgeois («À la musique »); dans d'autres, il formule de virulentes
attaques contre Napoléon III ou contre Dieu (« Le Mal »).
[Transition] Les Cahiers de Douai ne sauraient pour autant être assimilés à audaces
restent à certains égards modérées. un manifeste poétique. S'ils comportent de
nombreuses innovations, leurs

> 2. Des audaces encore mesurées


Rimbaud ne fait pas toujours preuve d'une radicalité absolue.
Son vers reste majoritairement l'alexandrin, le vers classique par excellence, même
s'il lui donne un rythme particulier. De la même façon, ses poèmes sont souvent des
sonnets, la forme poétique la plus usitée depuis le xvie siècle.
• Certains de ses poèmes restent marqués par d'évidentes influences. « Le Forgeron
» est un poème épique, dans la lignée de ceux de Victor Hugo, tels qu'on peut en lire
dans La Légende des siècles par exemple. « Soleil et chair » évoque les mythes des
époques primitives que de nombreux auteurs romantiques avaient traités avant lui
(Hugo, Baudelaire...).
• D'autres poèmes s'inspirent d'exercices ou de lectures scolaires. «Bal des pendus »
parodie la célèbre Ballade des pendus (1489) de François Villon. « Le Châtiment de
Tartufe » est une référence explicite à la comédie de Molière.

[Transition] Bien réelle, cette « révolution » amorcée dans les Cahiers de Douai, est
plus annoncée qu'accomplie.

> 3. Une révolution poétique en germe


• Le recueil constitue la promesse d'une révolution plus qu'il ne la réalise
complètement.
• Rien n'est plus naturel. À l'époque des Cahiers, Rimbaud est âgé d'à peine dix-sept
ans. Qu'il reste encore marqué par sa formation scolaire n'a rien de surprenant.
• Le poète n'en est alors qu'au début de son cheminement qu'il expliquera quelques
mois plus tard dans ses lettres dites du «voyant » et qui le conduira aux deux recueils
majeurs de sa poésie que sont Une saison en enfer (1873) et les Illuminations (1886).
• Cependant, dès les Cahiers de Douai, Rimbaud modifie la conception de la poésie
qui avait largement cours à son époque. Pour lui, la poésie n'est pas un art d'agrément
ni ne se confond avec la versification. Elle est une manière de vivre, faite de liberté et
de lucidité (« Ma Bohême »). La lecture de ces poèmes influencera des poètes comme
Apollinaire ou Cendrars. Ce dernier partira aussi sur les routes.

4) Rédiger l'introduction
(Présentation du sujet] Malgré la modestie de leur appellation, les Cahiers de Douai
marquent une date importante dans l'histoire de la poésie. Ils rompent en effet avec
une tradition poétique et ouvrent la voie à la poésie moderne.
[Problématique] Si les poèmes des Cahiers de Douai traduisent une évidente
émancipation, peut-on cependant parler de « révolution poétique » à propos de ce
recueil?
[Annonce du plan] Après avoir analysé lors d'une première étape les audaces
poétiques de Rimbaud, nous verrons que celles-ci restent toutefois limitées. C'est en
définitive à une « révolution » en germe, non encore complètement accomplie, que le
recueil fait songer.

5) Rédiger la conclusion Voici un exemple rédigé. Les Cahiers de Douai


bouleversent les pratiques poétiques dominantes à l'époque de leur composition. Âgé
d'à peine dix-sept ans, Rimbaud n'en est encore qu'au début de son itinéraire. Mais il
pressent déjà ce que doit être la poésie moderne: un rapport personnel au monde qui
se traduit dans un langage nouveau. En définitive, peu d'œuvres de «jeunesse » ont
eu dans l'histoire de la poésie une importance aussi décisive.

Sujet 2 :
PLAN
I. Les Cahiers de Douai témoignent d’une certaine fidélité à la tradition littéraire du XIXe
1. Le passé littéraire comme appui à la création poétique Ex : « Le Forgeron », « Soleil et
Chair » / influence d’Hugo / références scolaires à la mythologie et à ses emplois symboliques.
2. Exploitation des poncifs poétiques Ex : topos du voyage, de la nostalgie et de la mélancolie
/ « Rêvé pour l’hiver », « Ma Bohême ».
3. Hérédité formelle : une versification classique Ex : sonnets, alexandrins à césure classique,
récurrence des rimes traditionnelles.
II. De nombreux indices littéraires permettent de considérer Les Cahiers de Douai
comme précurseurs de la modernité poétique par son affranchissement des normes
1. L’irrévérence et la rupture face aux canons poétiques Ex : « Vénus anadyomène » / «
Première soirée », traitement subversif et provocateur du thème amoureux.
2. Créations modernes Ex : « L’éclatante victoire de Sarrebruck » / « Le Buffet » / recréation
d’univers par le détournement original des genres artistiques.
3. La liberté, une valeur fondatrice Ex : « Ma Bohême », réflexion sur la liberté / « Ophélie »,
détachement et libération d’un ponte pour utiliser un personnage symbole.
III. Une oeuvre entre révoltes et interrogations qui dépassent le cadre poétique
1. Critique d’un système politique Ex : « Rage des Césars » / « À la Musique ». Fustige l’ordre
établi et la morale bourgeoise étriquée.
2. Une parole insubordonnée et cynique au service d’un discours anticlérical Ex : « Le
Châtiment de Tartufe », « Le Mal ».
3. Condamnation d’un monde sclérosé et hypocrite qui produit des injustices Ex : « Les Effarés
» / « Le Bal des pendus ». *

Exemple dissertation rédigée :

Lorsqu’Arthur Rimbaud cesse son activité littéraire, il est âgé de 19 ans et cette précocité
fulgurante nourrira longtemps le mythe de « l’homme aux semelles de vent ». Symbole de
liberté et de jeunesse, Rimbaud rédige dès 1870 (il est alors âgé de 16 ans) une série de
poèmes regroupés plus tard sous le titre Les Cahiers de Douai. Le parcours vers la publication
de ce recueil a été particulièrement sinueux et long. Cet ensemble, qui aurait pu ne jamais voir
le jour, regroupe des oeuvres de jeunesse encore empreintes d’un patrimoine littéraire et
scolaire. Pourtant, la lecture des poèmes révèle l’esprit de liberté de celui qui, quelques
années après, mettra à mal toute une tradition poétique par le renouvellement des formes
ajoutant ainsi une pierre à l’édifice de la modernité. Si l’architecture globale du recueil ne
répond pas d’une organisation réfléchie, les thèmes développés forment l’unité de cet édifice
poétique : fuite, sarcasme, dissidence et rupture. Outre ce qu’ils amènent, ils sont les attributs
d’un affranchissement progressif. En effet, l’étude des Cahiers de Douai se fait sous le joug
du thème « émancipations créatrices » qui propose une double postulation : s’émanciper, sortir
d’une dépendance littéraire, d’un passé poétique pour pouvoir créer, donner naissance à une
poésie nouvelle. Il est de fait pertinent de se demander si Les Cahiers de Douai sont l’oeuvre
d’un affranchissement poétique. Effectivement, le recueil est-il le fruit d’une émancipation ou
est-il le texte d’une jeunesse encore sage ? Afin de répondre à cette question, nous verrons
tout d’abord que le recueil témoigne d’une certaine fidélité à la tradition littéraire du XIXe qui a
formé Rimbaud avant de considérer les divers indices qui permettent de lire les Cahiers
comme l’oeuvre d’un affranchissement précurseur. Enfin, il sera judicieux de replacer
l’ensemble au creux des aspirations de révolte et des interrogations qui dépassent le cadre
poétique.
Force est de constater que Les Cahiers de Douai témoignent d’une certaine fidélité à la
tradition littéraire du XIXe qui a forgé les connaissances de Rimbaud. Il se sert en effet d’un
passé littéraire connu afin d’appuyer et d’alimenter son écriture. Malgré l’image de cancre qu’il
a construite, Rimbaud reste un brillant élève et un fin lecteur sait exploiter l’ensemble des
connaissances acquises. Les grands auteurs du XIXe sont à ce titre des modèles encore
respectés. La figure de Victor Hugo est particulièrement présente et influente. Ses
caractéristiques stylistiques se retrouvent dans de nombreux textes du recueil. Les deux longs
poèmes « Le Forgeron » et « Soleil et Chair » sont deux fresques poétiques où se retrouve le
souffle épique hugolien. Dans le premier, l’élan lyrique sert la portée politique et critique du
texte : la figure réprouvée de Napoléon III est aussi celle d’Hugo. Rimbaud assimile l’empereur
à Louis XVI dans un esprit révolutionnaire : « Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière» « Ta Bastille » est une réponse à « Ton
Louvre », propos directement repris du poème «Ultima verba» des Châtiments. Par ailleurs,
les références culturelles académiques sont nombreuses comme le montre l’utilisation des
figures mythologiques dans « Soleil et Chair ». Par ces effets de pastiche et ces jeux
d’influence, Rimbaud entretient une tradition poétique normée par des éléments culturels
communs.
C’est dans le même esprit que le fond thématique du recueil semble lui aussi fidèle aux codes
du genre par l’exploitation des poncifs poétiques jugés convenables. Ces topoï, malgré des
utilisations changeantes, constituent le patrimoine émotionnel qui alimente l’écriture poétique.
Ainsi en est-il de la mélancolie et de la nostalgie que font valoir les poètes. Taedium vitae,
Spleen, mal de vivre : les formes et expressions sont nombreuses. Fuir devient une nécessité
et c’est dans cette logique que le thème du voyage prend de l’essor au XIXe. Le rêve de
l’ailleurs et le monde des possibles est rendu plus accessible par les avancées techniques.
Mais si l’ailleurs est un fantasme, ce n’est pas un remède. Son inefficacité ou son impossibilité
en font une nouvelle source de mélancolie. Dans « Rêvé pour l’hiver », texte écrit lors d’une
fugue, il propose un rêve enfantin dans lequel la fuite est matérialisée par un train qui conduit
vers un ailleurs rempli de douceur, mais irréel. Dans « Ma Bohême », le rêve d’évasion est
mis en scène par la figure du poète vagabond qui erre dans des espaces infinis. Celui qui vit
sous le « Ciel » (v. 3) et les « étoiles » (v. 8), est aussi le poète en marge qui exprime sa
douleur : « Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les
élastiques De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur ! » (v. 12 à 14) Dans ce dernier
tercet, mélancolie et ailleurs sont intimement liés par la nostalgie du monde qui sera
potentiellement quitté.
Outre ce travail de continuité thématique, la forme n’échappe pas à une tradition poétique
incarnée par les règles fixes de versification qui ont structuré des siècles d’écriture. Les poètes
du XIXe ont lentement commencé à rompre avec certaines règles vues comme des entraves
à la liberté et à la création. Mais ces écarts à la norme sont encore timides. Hormis le succès
naissant du poème en prose, la versification canonique domine, à l’instar des Fleurs du Mal
de Baudelaire, oeuvre moderne et grande influence pour Rimbaud, qui propose un travail
formel assez convenu. Les Cahiers de Douai ne dérogent donc pas à cette règle. Douze
poèmes sont des sonnets classiques dont la plupart sont en alexandrins avec un emploi
relativement conventionnel de la rime et des césures. « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les
sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : » (« Sensation », v. 1 et 2) Ceci est un
signe d’une formation classique scolaire et académique qui passe par l’étude et l’imitation des
pontes littéraires. Les modèles sont encore source d’inspiration et de respect, les grandes
oeuvres sont sacralisées au même titre que le genre poétique considéré comme supérieur au
sein du monde littéraire.
Force a été de constater une certaine fidélité à la rigueur poétique traditionnelle de la part du
jeune poète dont l'écriture se forge progressivement. Néanmoins, les prémices d'une
émancipation sont perceptibles émanant d'une volonté de placer une pierre à l'édifice de la
modernité.
En effet, de nombreux indices littéraires permettent de considérer les Cahiers de Douai
comme une oeuvre initiatrice de modernité par son affranchissement des normes. Rimbaud
rompt avec certains canons poétiques par son audace. Le poème « Vénus anadyomène » est
un exemple frappant de cet esprit d'irrévérence. Dans ce poème, il parodie le genre du blason
(censé mettre en valeur une partie du corps féminin) en proposant un contre-blason qui suit le
mouvement de la tête à l'anus. Il y désacralise à la fois le mythe de Vénus, déesse de l'amour
prisée par les peintres classiques et l'idéal esthétique féminin, comme le montre le dernier
tercet où « ulcère à l'anus » est l'anagramme quasi parfait de « Clara Vénus » : « Les reins
portent deux mots gravés : Clara Vénus -Et tout ce corps remue et tend sa large croupe Belle
hideusement d'un ulcère à l'anus » (v.12 à 14). Le thème amoureux subit en outre un
traitement subversif et provocateur dans « Première soirée ». Dans ce texte de la découverte
des plaisirs amoureux, Rimbaud allie la sensualité aux rires enfantins, cassant dès lors le
romantisme de la scène. Le poème est scandé par la répétition du mot « rire », inattendu et
original dans ce contexte. Le lyrisme traditionnel est donc retravaillé de sorte que
l'inconvenance lui permette d'échapper à la mièvrerie ou au sentimentalisme.
De surcroît, le poète s'avère moderne par la création d'univers novateurs fondés sur le
détournement de genre artistique classique. Son originalité réside dans le changement des
impressions qui guide la lecture des textes : le sentiment d'être face à un univers connu est
effacé au profit d'une découverte progressive Rimbaud conduit le lecteur à ce qui n'est pas
immédiatement visible. « Le buffet » donne par exemple l'impression d'être face à une peinture
de genre qui tente de valoriser l'anecdotique. Mais rapidement, l'appel aux sens, l'odorat, crée
un univers sensible qui conduit l'intuition vers l'émotion du souvenir. Dans son emploi
symbolique le buffet devient une allégorie du temps et un objet poétique. Cette façon de
poétiser le prosaïque est un acte de modernité depuis Baudelaire et permet de dépasser la
simple banalité tout en désacralisant ce qui est considéré comme poétiquement noble. En
questionnant ainsi la valeur des choses le texte fait basculer le lecteur dans un univers sensible
inattendu par le dépassement des apparences. Dans un registre plus comique le poème «
L'éclatante victoire de Sarrebruck », remportée aux cris de « Vive l'empereur », joue sur deux
tableaux. Ce qui semble être initialement la description d'une gravure représentant une image
d’Epinal s'avère en réalité être la porte d'entrée d'un monde satirique. La neutralité de la
prétendue description est remplacée par l'antiphrase qui porte toute l'ironie du texte.
L'apothéose (vers 1) de l'empereur est celle d'un homme ridiculisé et infantilisé par son « dada
» (v.2). L'esprit du lecteur bascule de la contemplation picturale facile au sarcasme, les libertés
prises permettent à l'esprit du lecteur des variations émotionnelles par la saillie de ce qui n'est
pas toujours visible.
La liberté est effectivement une valeur fondatrice de l'oeuvre de Rimbaud et semble conduite
selon une double postulation. Sa quête personnelle de liberté chaperonne l'indépendance
prise dans l'écriture. Fuir le monde qui l'étouffe revient à fuir les contraintes littéraires trop
rigides. Le poème « Ma bohème » est à ce titre le plus emblématique. L'image mythique du
poète vagabond en recherche d'ailleurs est déployée et la liberté symbolisée par l'infini et
l'itinérance :J’allai « sous le ciel ». Ce voyage appuyé par le registre épique est accompagné
par un lyrisme propre à l'univers poétique afin de marquer cette double postulation. Pourtant,
comme il a été expliqué précédemment, ce texte final se clôt par une note particulièrement
mélancolique. En effet, le fantasme de la liberté à ses limites. Le personnage shakespearien
d'Ophélie offre un questionnement sur la liberté et ses conséquences. Si Rimbaud se libère
de la tutelle du dramaturge pour ne prendre le personnage que dans sa dimension
métaphorique, il met en scène une femme dont la soif de liberté l’a conduite à sa perte. Dans
le poème qui porte son nom, Ophélia est un personnage errant, quasi évanescent pris dans
la folie et la mort qui sont les conséquences funestes de son affranchissement. C'est une âme
libre mais qui erre sur les flots dans lesquels elle s'est suicidée : « Ciel ! Amour ! Quel rêve, o
pauvre folle ! Tu te fondais à lui comme une neige au feu »(v.29/30). Elle devient une sorte de
double du poète lui-même ivre de liberté mais conscient de ses limites. Dès lors, cette réflexion
sur l'indépendance sacralise la liberté en la rendant complexe et en faisant le dessein de toute
une esthétique. Elle intègre de fait l'idée rimbaldienne qui considère la poésie comme un
absolu.
Rupture, insubordination et liberté deviennent rapidement les mots d'ordre de cette poétique
naissante. Mais l'affranchissement n'est-il que littéraire ? Au vu de la force des carcans et
barrières, la quête de liberté et d'émancipation ne nécessite-t- elle pas un dépassement de
l'écriture pour devenir une révolte globale ?
Les Cahiers de Douai constituent une oeuvre dans laquelle les révoltes sont légion. Les
interrogations posées dans le monde qui entoure Rimbaud dépassent le cadre littéraire. De
nombreux poèmes sont par exemple porteurs d'une critique virulente de l'idéologie politique
observée par l'auteur. Le Second Empire de Napoléon III et la guerre de 1870 contre la Prusse
sont l'objet d'attaques repérables par le ton tranché, voire agressif, des textes. Six poèmes
dénoncent l'horreur du conflit et son inutilité. Seul l'échec est mis en lumière. Dans « Rages
de Césars », Rimbaud fait référence à la défaite en décrivant l'empereur prisonnier en Prusse,
nommé par la périphrase « l'homme pâle ». Il revient également sur l'autoritarisme du régime
impérial qui a tenté de couper toute forme de liberté : « Car l'empereur est saoul de ses vingt
ans d'orgie il s'était élit : « Je vais souffler la liberté Bien délicatement, ainsi qu'une bougie »
v. 5 à 7. La métaphore du vers 6 renvoie à la tyrannie du projet napoléonien fustigée par
Rimbaud qui se pose en libre penseur. Par ailleurs, ce régime a permis un déploiement de la
classe bourgeoise, emblème de l'ordre établi et d'une petite morale étriquée et morne. Dans
« A la musique », Rimbaud décrit un univers triste et droit à l'image de l'étroitesse d'esprit des
bourgeois englués dans leurs petites habitudes ce texte réaliste joue sur les stéréotypes pour
les ridiculiser et en faire un objet satirique.
La morale religieuse a elle aussi une place majeure dans cette sphère politique les dogmes et
leçons de conduite jugés vertueux font partie de l'éducation traditionnelle donnée à la jeunesse
de ce XIXe siècle qui se veut exemple de probité. Rimbaud qui sur les bancs de l'école aurait
écrit « Merde à Dieu », propose dans le recueil une parole insubordonnée et cynique au service
d'un discours anticlérical. Dans « Le châtiment de Tartufe », il s'attaque à l’hypocrisie de
l'institution religieuse et à ses dogmes entendus dans la métaphore « le long chapelet des
péchés pardonnés » du vers 10. Le choix du faux dévot révélé par Molière est bien entendu
lourd de sens et accentue cette provocation anticléricale. Rimbaud est particulièrement
ironique en associant Tartufe aux valeurs religieuses : « chaste, Sainte, benoîte, pardonnés »
et en l’humiliant par sa nudité. Le poème « Le Mal » est quant à lui plus sombre dans sa
critique. Il repose sur le contraste entre la violence de la guerre et l'opulence mêlés d'inaction
de l'église. Le lexique du luxe, incarné par « Les grands calices d'or » au vers 10, s'oppose ici
à celui de la souffrance avec « angoisse, pleurant, ramassées ». Le lien entre argent et Eglise
est mis en relief afin de révéler l'hypocrisie de cette dernière qui renie ses valeurs les plus
fondatrices comme la charité ou l'aide à son prochain. Rimbaud n'emploie pas le sarcasme ;
le seul à rire dans ce texte et Dieu (v. 9). C'est donc une parole de révolte et une preuve
supplémentaire de l'insubordination du poète face aux institutions établies.
Ce vent de révolte amène en outre le poète à la condamnation d'un monde sclérosé et
hypocrite qui produit inégalités et injustices. Certains textes sont en effet pourvus d'une
dimension sociale à l'image du poème « Les effarés ». Ce poème décrit cinq petits enfants
affamés qui contemplent dans la neige la chaude formation du pain chez un boulanger. Cet
ensemble très pathétique joue à la fois sur les ressorts du réalisme et du symbolisme. Le
réalisme montre la cruauté vécue par ces enfants et le symbolisme fait du pain, poétisé, la
source simple de vie mais aussi de misère par son manque. Ce texte, qui fait référence au
réalisme social des Misérables de V. Hugo, met en lumière l'injustice que certains ne voient
pas. Ces inégalités sont également traitées dans « Le bal des pendus », réécriture de « La
ballade des pendus » de François Villon. Rimbaud y peint un monde carnavalesque avec une
inversion des hiérarchies et dans lequel le Mal mène la danse. Ce n'est pas le pauvre poète
qui attend la mort, mais les nantis morts et décharnés qui sont représentés par le lexique cru
du squelette. Il crée dans cette scène une image d'horreur très provocatrice : « Crispe ses
petits doigts sur son fémur qui craque Avec des cris pareils à des ricanements, Et, comme un
baladin rentre dans la baraque, Rebondit dans le bal au chant des ossement » vers 37 à 40.
La dégradation physique fait ici tomber toute la vanité où se meuvent les choses sociales
privilégiées. En montrant que les hiérarchies disparaissent dans la mort, Rimbaud s'inscrit
dans le genre artistique de la vanité, oeuvre rappelant la finitude de l'homme. C'est donc avec
acrimonie et sarcasme qu'il dénonce dans un cadre macabre et de manière détournée
l'orgueil, l’hypocrisie des nantis et les hiérarchies qui y conduisent.
Le parcours associé -émancipations créatrices- sied parfaitement aux Cahiers de Douai. Les
influences académiques, les traits de littérature classique sont certes présents mais Rimbaud
s'en affranchit progressivement. Cette modernité naissante qui se cherche encore se repère
grâce à l’écart, l'inconvenance déplacée mais aussi grâce à la malice qui tend à désacraliser
le cadre pour ne garder que l'essence des choses. A cela s'ajoutent une quête absolue de
liberté et un vent de révolte qui vont au-delà de l'écriture, comme la poésie rimbaldienne
cherchera à aller au-delà de ce que le monde propose. Cet ensemble pose donc les jalons
d'une poétique future résolument moderne et audacieuse.

Vous aimerez peut-être aussi