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Lecture linéaire du prologue

Introduction
Biographie de l’auteur :
François Rabelais naît vers 1483 à La Devinière, près de Chinon au sein d'une
famille aisée, d'un père avocat. Il se passionne très tôt pour l'érudition et suit une
scolarité franciscaine. Il étudie des ouvrages hellénistiques puis adhère à l'ordre des
bénédictins dès 1524. Il semble alors avoir rejoint Paris sous l'habit de prêtre séculier
et avoir eu deux enfants. Sans doute trop avide de savoir, il bifurque peu de temps
après vers le domaine médical, obtenant son diplôme à l'université de Montpellier.
En 1532, il pratique à l'Hôtel-Dieu de Lyon. Il commence à cet instant la rédaction de
nombreux ouvrages, dont Pantagruel, sous un pseudonyme anagramme Alcofribas
Nasier afin d'éviter la censure de la Sorbonne.
Plus tard, François Rabelais décide de suivre Joachim du Bellay en Italie en tant que
médecin particulier. A son retour à Lyon, en 1534, il écrit Gargantua, faisant toujours
preuve d'humour et de finesse. Cette seconde œuvre comique et critique relate la vie
de Gargantua, père de Pantagruel. Après s'être rendu une fois de plus à Rome, il
rejoint Montpellier pour y pratiquer la médecine. En 1546, il publie Tiers Livre,
ouvrage à la fois populaire et savant où il complète les aventures de Pantagruel. Il se
rend alors à Metz où il devient secrétaire général de la ville. C'est durant un dernier
voyage à Rome qu'une partie de Quart Livre paraît (la totalité ne sera publiée qu'en
1552). L'œuvre reçoit de sévères critiques et est censurée. Inscrit dans un courant
humaniste, Rabelais démontre toujours dans son œuvre une connaissance
excessivement riche et un art remarquable de l'écriture. Il meurt probablement le 9
avril 1553 à Paris.

Résumé de l’œuvre et de l’extrait :


L’œuvre retrace le parcours initiatique du héros, Gargantua, fils de Grandgousier et
de Gargamelle.
Entre trois et cinq ans, Gargantua est élevé assez librement. Il bénéficie ensuite
d’une éducation délivrée par des pédagogues traditionnels. Puis il se rend à Paris
pour recevoir l’enseignement de Ponocratès.
Le royaume de Grandgousier est envahi par Picrochole. Grandgousier ne parvenant
pas à ramener Picrochole à la raison, appelle son fils Gargantua à la rescousse. Ce
dernier prend la tête des combats. Il est aidé par Frère Jean des Entommeures, dont
le courage est exemplaire. Le fils de Grandgousier est victorieux et Picrochole doit
s’enfuir. Gargantua fait un discours de morale politique. Il indique également que le
royaume du vaincu reviendra à son fils dont l’éducation sera confiée à Ponocratès.
La victoire est célébrée à l’Abbaye de Thélème dont la devise est « Fay ce que
vouldras », un adage prônant le libre arbitre entre le vice et la vertu.
Cet extrait est tiré du prologue qui cherche à sceller avec le lecteur un pacte de
lecture. A l’aide de comparaisons érudites et familières, il invite le lecteur à ne pas se
laisser abuser par les apparences et à chercher un sens qui ne se limitera pas au
sens littéral d’une œuvre destinée, mais pas seulement, à amuser le lecteur.

Problématique :
En quoi ce prologue imagé pose les principes de l’œuvre tels que le rire et le
savoir ?
Comment la peinture de Socrate, philosophe aux talents dissimulés nous
interroge sur le sens intrinsèque de l’ouvrage ?

Mouvements du texte :
 Une entrée en matière contrastée : l 1 à 4
 La double nature des Silènes : l 4 à 10
 Un portrait peu flatteur : l 10 à 15
 L’éloge de Socrate : l 15 à 19

Une entrée en matière contrastée : l 1 à 4


L1-2 : L’extrait débute par une apostrophe aux lecteurs « buveurs très illustres » : les
« buveurs » désignent à la fois ceux qui boivent (la boisson comme la nourriture
seront très présents dans l’œuvre), mais également ceux qui ont soif de
connaissances. Le lecteur est ainsi plongé directement dans une dimension
dionysiaque qui est une esthétique de la démesure, de l’ivresse, de l’instabilité et de
l’enthousiasme. Il faut donc lire Gargantua comme on boirait du vin, pour en tirer une
ivresse joyeuse. La seconde apostrophe s’adresse « aux vérolés », ceux qui aiment
faire l’amour, qui peut faire référence ici à François Ier, atteint de cette maladie, à qui
Gargantua sera lu à haute voix. Les deux apostrophes sont à la fois comiques et
élogieuses avec l’emploi des hyperboles mélioratives « très illustres » et « très
précieux » doublé d’oxymores = le style burlesque (emploi de terme comiques ou
vulgaires pour traiter d’un sujet ou de personnages nobles) apparaît donc dès la 1ère
ligne. On remarque également cette volonté d’instaurer un dialogue avec le lecteur
avec l’emploi de la 2e personne du pluriel « vous » répété deux fois. Rabelais joue
ainsi le même rôle que Socrate, qui, par le dialogue, cherchait à défaire des préjugés
ses interlocuteurs.
La parenthèse permet de mettre en valeur les lecteurs en les considérant comme
des lecteurs idéaux « à vous et à nul autre que sont dédiés mes écrits ». Ces
destinataires sont à l’image du prologue et du récit tout entier: doubles. Ils sont aussi
bien grossiers que positifs, drôles que sérieux.
L2-4 : Rabelais utilise ensuite une référence antique qui joue également sur les
contrastes avec la mention à Platon et à son Banquet « Alcibiade, au dialogue de
Platon intitulé le Banquet ». Il s’adresse à un public curieux et érudit. Platon est un
philosophe très prisé par les humanistes et le « banquet » peut également renvoyer
aux « buveurs très illustres ».
Le passage cité fait l’éloge de Socrate par son disciple Alcibiade « louant son
précepteur » tandis que le narrateur le présente à travers une métaphore élogieuse
« le prince des Philosophes » renforcée par l’expression hyperbolique « qui est sans
discussion » = image partagée par tous.
Pour faire l’éloge de Socrate, Alcibiade a recours à une comparaison avec les
Silènes vers la fin du Banquet. Rabelais, lui, va l’enrichir et la développer en donnant
toute sorte de détails. L’évocation des Silènes fait également référence à Silène, le
satyre, père adoptif de Dionysos. Les Silènes sont donc à la fois des objets et un être
humain = dualité.

La double nature des Silènes : L 4-10


L4-8 : Rabelais décrit les Silènes de manière pédagogique avec l’emploi de
l’imparfait « étaient » + un CCT « jadis » = il retrace leur histoire. Nous apprenons
qu’il s’agit de « petites boîtes » = Socrate est donc comparé à un objet. La
description se veut précise et imagée avec la comparaison « comme nous voyons à
présent dans les boutiques des apothicaires » avec l’introduction d’un vocabulaire
médical « apothicaires » qui fait référence au métier de Rabelais.
La description passe ensuite par une longue énumération « peintes au-dessus de
figures comiques et frivoles, comme des harpies, des satyres , des oisons bridés ,
des lièvres cornus, des canes batées , des boucs volants, des cerfs attelés et telles
autres figures représentées à plaisir pour exciter le monde à rire » qui laisse
transparaître une certaine ivresse littéraire, comme s’il s’agissait de propos tenus par
un ivrogne en proie à des hallucinations. Cela témoigne surtout de son goût pour les
listes, très présentes dans l’œuvre. Les premiers animaux cités appartiennent à
l’imaginaire antique « harpies, satyres » mais les suivants sont plutôt issus de
l’imagination médiévale « oisons bridés, lièvres cornus, boucs volants, cerfs
attelés ». On peut également relever une expression populaire détournée « canes
batées » construite sur « âne bâté ».
L’auteur justifie l’emploi de tous ces animaux merveilleux dont le but est de divertir
« pour exciter le monde à rire ». On comprend de manière implicite qu’il fait
référence à son œuvre dont le but premier est de faire rire.
L8 : La référence à l’ivresse se fait ensuite plus explicite avec la mention de la
périphrase « maître du bon Bacchus ».
On peut remarquer également que sous l’apparence un peu décousue de l’écriture
se cache tout de même un texte argumentatif structuré avec l’emploi de connecteurs
logiques : l1 « car », l8 « mais ».
L8- 10 : La conjonction de coordination « mais » introduit une opposition avec la
description précédente en utilisant de nouveau une énumération pour décrire
l’intérieur de la boîte, mais cette fois avec des éléments réels en opposition à
l’extérieur de la boîte « les drogues fines, comme le baume, l'ambre gris, la
cardamome, le musc, la civette, les pierreries en poudre, et autres choses de
précieuses ». Cette liste montre les connaissances botaniques et pharmaceutiques
de l’auteur et introduit donc une dimension plus sérieuse. Elle compare également
l’œuvre à un remède capable de guérir les âmes en les ouvrant à la sagesse et à la
vérité. L’intérieur de la boîte est valorisé avec l’adjectif « précieuses ».
Ces Silènes, modestes (ce sont de «petites boîtes»), sont bien plus qu’ils ne
paraissent. De même que le lecteur est loin de n’être qu’un contenant destiné à
recevoir la «substantifique moelle du livre», un Silène est à la fois… une boîte et un
être humain. On voit bien ici que le prologue est autant un lieu de définition du livre
qu’un lieu de définition de son destinataire idéal.

Un portrait peu flatteur : l 10 à 15


Rabelais rappelle la comparaison des Silènes avec Socrate « Socrate leur était
pareil » avant d’introduire son portrait physique « en le voyant du dehors », « son
apparence extérieure » à l’aide d’un connecteur logique « car » afin de justifier la
comparaison.
Le narrateur interpelle à nouveau le lecteur, par la deuxième personne du pluriel
« vous n’en n’auriez pas donné ». Celui-ci ne peut que sourire en étant associé, au
conditionnel, à une réaction comique: il trouverait que Socrate ne vaut pas une
«pelure d’oignon» s’il le voyait.
De plus, la très longue énumération de quatorze éléments risibles insiste sur
l’extrême bizarrerie de Socrate. L’hyperbole «tellement», qui ouvre cette
énumération, le montre déjà. Presque tout dans cette énumération fait ressortir
l’étrangeté ridicule du personnage: le chiasme raille son attitude physique «laid de
corps et de maintien risible», les comparaisons qui déprécient parallèlement des
éléments de son visage qui tendent à l’animaliser «le nez pointu, le regard d’un
taureau », les éléments parallèles qui évoquent ses mœurs «simple dans ses
mœurs, rustique dans ses vêtements», le jeu, en chiasme encore, sur sa «fortune»
matérielle et sentimentale «pauvre de fortune, infortuné en femmes», les hyperboles
répétées «tous», puis «toujours». Trois négations insistent sur l’incapacité du
personnage à se fondre dans la société «vous n’en auriez pas donné une pelure
d’oignon», «infortuné», «inapte», elles évoquent un avis déplaisant à son égard, sur
ses capacités à plaire et à s’insérer dans la société.
Tout cela l’associe à un être comique, et on remarquera qu’en deuxième et avant-
dernier éléments, symétriquement, est d’ailleurs pointé, par le lexique, le lien au
comique du personnage: il est «de maintien risible» et «toujours plaisantant».
Cette dérision et cette autodérision l’honorent et font de lui un être plus plaisant que
ridicule. De plus, l’antithèse entre le «visage d’un fou» qu’il affiche et le fait qu’à la fin
de l’énumération on apprenne qu’il «dissimule son divin savoir» est extrêmement
étonnante pour le lecteur. Ce savoir est mis en valeur, à la fin de la phrase, ce qui
laisse bien comprendre, déjà, ce que recèle de positif le personnage. D’ailleurs, dans
un texte qui s’adresse à des «buveurs», le fait que Socrate soit «toujours buvant à la
santé de tous» ne peut être que l’indice positif d’un homme «très illustre».
L’éloge de Socrate L15-22
Rabelais introduit une opposition avec la conjonction de coordination « mais » afin de
lister cette fois ses qualités. On peut noter le changement de ton, la gravité et le
lyrisme de l’éloge de Socrate. Il évoque sept qualités morales chaque fois
accompagnées d’un qualificatif hyperbolique: ces hyperboles, dont trois sont
construites en écho avec le préfixe in- «inappréciable», «invincible», «sans pareille»,
«parfaite», «incroyable», font bien ressortir la grandeur de Socrate. Le narrateur en
fait l’éloge ici. Il le met en valeur de deux manières: d’abord, en montrant que
Socrate est, par sa belle âme, un être aussi «divin» que son savoir ; le lexique du
divin est en effet présent, qualifiant son âme de «céleste», il est «plus qu’humain» et
«merveilleux». Ensuite, en insérant une énumération dans l’énumération, pour
évoquer toutes les vaines actions des hommes qui sont dans l’inquiétude constante,
dans l’agitation « veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent tellement » +
adverbe intensif « tellement ». Tout cela, Socrate le «méprise», et c’est ce qui lui
confère une supériorité incroyable. Par là, tout ce qui pouvait sembler le disqualifier
avant, et notamment le fait qu’il soit «inapte à tous les offices de l’État», devient une
marque d’exception = c’est un sage.

Conclusion
Cette entrée en matière, parce qu’elle est marquée par des échos et des
parallélismes très forts, marque clairement la distinction entre être et paraître.
Insistant sur l’aspect modeste et comique du dehors et sur la force profonde du
dedans, elle peut rappeler au lecteur le dizain liminaire qui évoquait l’aspect comique
du récit. Celui-ci peut déjà apparaître au lecteur comme recelant davantage qu’il ne
semble. Cette entrée en matière peut donc laisser entendre au lecteur que le rire est
un élément profondément positif: qui détend le lecteur, bien sûr, mais aussi qui est
capable de porter un sens haut ; qui recèle quelque chose de comparable à la
«drogue» des «apothicaires»: cette métaphore filée, choisie par un auteur médecin,
indique bien les vertus positives du rire.

Ouverture : « L’avis aux lecteurs »

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