Vous êtes sur la page 1sur 29

Projet de lecture : ……..

Lecture du texte
L’abbé Prévost, Manon Lescault, « La rencontre », 1731.

1 J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt!
2 j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette
3 ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras,
4 et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif
5 que la curiosité. //Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort
6 jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir
7 de conducteur, s’empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante
8 que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu
9
10 d’attention, moi, dis-je , dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai
11 enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à
12 déconcerter ; mais loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon
13 cœur. //Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître
14 embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de
15 connaissance. Elle me répondit ingénument, qu’elle y était envoyée par ses parents, pour être
16 religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je
17 regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit
18 comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi: c’était malgré elle qu’on
19 l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui
a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.

Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L’abbé Prévost

I. cadre spatio-temporel de la II. coup de foudre


rencontre de la lige 1 à 5 …. Antithèse entre « quelques femme » et « une »,
…. « Je » Déictique personnel « seule ».
…. Lieu référentiel ….Antithèse entre mouvement et immobilité de Manon
….négation + Interjection exprimant les Mais : Conjonction de coordination
regrets + exclamation Elle : Sujet
… Conditionnel passé Me : COI
Hyperbole …..Verbe de perception
--- Prop. Sub. CCT … Hyperbole introduite par l’adverbe d’intensité
….. Passé simple temps du récit

III. Les premières paroles échangées


Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

Les Lumières commencent avec la mort de Louis XVI. Annonciatrice d’un renouveau tant littéraire que
social, cette période connait donc une liberté d’esprit qui ne se soustrait pas à la liberté des mœurs. Le
libertinage devient dès lors un moyen de libérer le corps. De nombreux écrivains s’attèlent à peindre les
méandres de la passion et ses effets néfastes sur la morale des individus : Les liaisons dangereuses,
Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Ce dernier roman écrit en 1731 à Amsterdam
dont le titre est contracté au nom du personnage éponyme féminin, Manon Lescaut, est le septième tome
des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Ce roman de L’Abbé
Prévost, né en 1697 et mort en 1763, fait scandale dès sa publication. L'abbé Prévost, mettant à profit
son art du récit et de la mise en scène, dépeint un « exemple terrible de la force des passions ». Le
personnage de des Grieux, soumis à l'amour irrésistible pour Manon, est peu à peu entraîné vers la
déchéance. Cet extrait à analyser constitue une scène clé dans le roman, le coup de foudre immédiat
entre Des Grieux, un noble, et une roturière, Manon Lescaut. Récit rétrospectif par excellence, le
narrateur raconte non sans lucidité cette rencontre.

Notre analyse s’attardera sur cette rencontre qui nous permettra de voir comment celle-ci annonce les
tourments de la passion.

Cette lecture linéaire se subdivisera en trois mouvements allant de la présentation du cadre de la


rencontre, au coup de foudre qui s’ensuivit pour finir avec l’analyse de l’échange entre les deux
personnages.

Introduction
Contextualisation de l’extrait :
Constituant le septième et dernier tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui
s’est retiré du monde, L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut est un roman
écrit par l’Abbé Prévost en 1731. Renoncour, l’«homme de qualité » et narrateur du récit-cadre,
vient de céder la parole au narrateur du récit encadré, le chevalier Des Grieux, qui, après s’être
rapidement présenté, relate sa rencontre à Amiens avec une jeune fille, Manon Lescaut, dont
il tombe aussitôt fou amoureux. A travers ce récit rétrospectif et subjectif de cette scène de
rencontre qui constitue la première étape du parcours romanesque du couple, le narrateur fait
entendre l’importance de cet événement qui bouleversa le cours de sa vie et en détermina
l’issue.
Notre projet de lecture consiste à montrer comment Des Grieux fait de sa rencontre avec
Manon un événement fondateur.
Lecture expressive
L’analyse linéaire se subdivise en trois mouvements allant du récit des circonstances de la
rencontre (l 1 à 5) à la naissance d’une passion amoureuse (l 5 à 12). Enfin, nous terminerons
notre analyse par les premières paroles échangées rapportées par le narrateur (l 12 à 20).
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

Mouvement 1 : Les circonstances de la rencontre (l 1 - 5)


Enjeux : Un début de récit qui annonce un événement en apparence anodin, et qui pourtant constitue
le premier acte d’un destin funeste.
• « J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt !»
(l 1 - 2)
Le 1er mouvement s’ouvre avec l’expression du jugement que porte le narrateur sur ses actions
passées. Il exprime le regret de ne pas avoir quitté Amiens plus tôt, sans qu’on sache encore pourquoi,
avec l’interjection « hélas ! », ainsi que la phrase négative et exclamative « que ne le marquais-je... ».
• « j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. » (l 2) :
Avec l’emploi du conditionnel passé, DG présente cette rencontre comme l’œuvre du destin, dont il
ne pouvait connaître les conséquences. Il n’avait donc aucune raison de s’y soustraire. De plus, DG
dramatise ce début de récit pour susciter la curiosité du lecteur.
• « La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui
s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces
voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. » (l 2 -5) :
DG cherche à produire un effet de réel en apportant des détails (ancrage géographique et temporel)
réalistes et en présentant la scène comme banale, anodine (« coche D’Arras », « l’hôtellerie où les ces
voitures descendent »). Un événement inhabituel survient, relaté au passé simple, qui attire l’attention
des personnages. DG se justifie avec la négation restrictive « nous n’avions pas d’autre motif que la
curiosité » : en aucun cas il ne mesure à ce moment l’importance que l’avenir va donner au moment
qui va suivre.

Mouvement 2 : La naissance d’une passion amoureuse (l 5 - 12)


Enjeux : Un mouvement dans lequel DG se montre fasciné par ML et métamorphosé par l’amour qu’il
lui porte.
• « Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta
seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur,
s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. » (l 6) :
L’attrait qu’exerce Manon sur DG est immédiatement perceptible par le récit qu’il fait de son entrée
en scène. DG met l’accent sur la singularité de la jeune fille, à l’aide d’une série de contrastes :
contraste entre le mouvement qui environne la jeune fille et son immobilité (antithèse entre les verbes
de mouvement « sortit, se retirèrent » et « s ‘arrêta » pour Manon) / contraste entre le groupe formé
par les femmes, et Manon qui s’en détache (« quelques femmes » – « il en resta une, seule »). DG met
immédiatement l’accent sur la jeunesse de ML, peut-être parce que le narrateur est lui-même d’une
extrême jeunesse, ce qui crée un effet miroir.
• « Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé
une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je
me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. » (l 8 - 11) :
Le portrait de Manon, dont on ignore encore l’identité, est esquissé par le narrateur qui marque sa
subjectivité, comme le montre le verbe de perception « elle me parut ». Le portrait est succinct, mais
il faut toutefois noter l’étymologie « carmen » qui signifie « chant magique » en latin et qui éclaire le
caractère envoûtant de cette vison. Ainsi, subjugué par Manon, c’est un véritable coup de foudre que
DG ressent pour cette inconnue : sentiment instantané, qui le dépossède de lui-même, comme le
montre la PS circonstancielle de conséquence « elle me parut si charmante que je me trouvai
enflammé tout d’une coup jusqu’au transport ». Cette situation nouvelle est un bouleversement pour
DG qui le souligne par l’opposition entre ce nouvel état et le portrait qu’il fait de lui-même : un jeune
homme jusque-là innocent, candide, étranger aux effets de l’amour.
• « J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors
par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. » (l 11 - 12) :
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

La dernière phrase montre que la raison a définitivement laissé place à la passion : DG ne montre
aucune retenue, guidé par le désir, comme le montre le verbe d’action « m’avançai », qui entre en
opposition avec le champ lexical de la retenue. Le narrateur, transformé, va jusqu’à poser un jugement
péjoratif sur l’homme qu’il était et qu’il n’est plus. Cependant, cette audace n’est qu’un trompe l’œil :
DG est sous emprise de la jeune fille, désormais soumis à sa volonté, comme en témoigne la périphrase
« maîtresse de mon cœur ».

Mouvement 3 : Les premières paroles échangées (l 12 - 20)


Enjeux : Un dialogue rapporté par le narrateur qui scelle définitivement l’emprise de l’amour sur DG
et qui annonce une suite funeste.
• « Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée.»
(l 13) :
L’ensemble du dialogue entre ML et DG est exclusivement rapporté par le narrateur, ce qui permet de
ne garder que l’essentiel de leurs échanges mais aussi de saisir la subjectivité du narrateur à travers la
transposition des paroles prononcées. Fasciné par la vue de cette jeune fille, le narrateur se rapproche
de Manon en se conformant aux conventions sociales habituelles. Il relève ici, avec une proposition
circonstancielle de concession, la contradiction entre l’innocence supposée de Manon et son attitude
qui l’est moins. Les deux personnages s’opposent dans leur appréhension des relations sociales.
• « Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me
rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme
un coup mortel pour mes désirs. » (l 13 - 17) :
La deuxième phrase rapporte les deux questions anodines formulées par le narrateur, peut-être pour
mieux cacher l’intérêt qu’il porte à la jeune fille. Le commentaire de DG de la réponse de ML avec
l’adverbe « ingénument » montre l’absence de malice que DG prête à la jeune fille qu’il ne connaît pas,
ce que semble confirmer la réponse elle-même (CC but : « pour être religieuse »). DG apparaît ensuite
bouleversé par la réponse de M : dominé par la passion qui modifie sa perception de la réalité (l’amour
est ici placé en situation de sujet, et DG d’objet), il est dévasté par ce projet (« coup mortel », lexique
de la tragédie) qu’il se doit absolument de combattre (PSC de conséquence) : c’est une question de
survie pour le jeune homme. Ainsi s’enclenche la fatalité.
• « Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus
expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son
penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens.
» (l 17 - 20) : La dernière partie du mouvement laisse davantage entrevoir la personnalité de Manon.
DG exprime son aveu d’amour avec une forme de naïveté qui se confronte au vécu de Manon que
souligne le narrateur (« plus expérimentée que moi »). Manon est enduite présentée comme soumise
à la domination d’une autorité familiale, qui lui impose la réclusion religieuse (« malgré elle » ). C’est
en tout cas ainsi que DG la perçoit sur le moment. La raison de cet enfermement est amenée
rétrospectivement par le narrateur dans la seconde partie de la phrase, qui laisse deviner le
comportement libertin de Manon (« son penchant au plaisir »). Cette mention relative à la déviance
morale de Manon apporte une tonalité tragique au texte qui laisse imaginer, sans les dévoiler, tous les
« malheurs » qui suivront.

Conclusion :
Synthèse de l’analyse et ouverture
En commençant le récit de ses aventures par cette rencontre, Des Grieux en fait un événement
fondateur qui a profondément changé le cours de sa vie. L’irruption de Manon dans le cours
d’une existence bien réglée, le charme envoûtant de la jeune femme, son mystère, ont fait
naître chez le narrateur une passion qui, seule, commandera chacun de ses actes dans la
suite du récit. Le narrateur, par l’analyse rétrospective qu’il fait de cet événement, met au jour
sa dimension programmatique. En effet, en provoquant la rupture de Des Grieux avec sa vie
de fils modèle, cette rencontre l’entraînera vers une existence marginale, offrant au lecteur la
promesse de nombre d’aventures et de péripéties.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

TEXTE DE LA LECTURE LINEAIRE N°7


Labé Prévost, Manon Lescault, « Les plaintes d’un amant », 1731.

1 « Ah! Manon, Manon, repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous
2 avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux
3 est sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je
4 suis ; on ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu’on a trahi et qu’on abandonne
5 cruellement. ». Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore,
6 fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et cruelle,
7 qu’as-tu fais de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste Ciel, ajoutai-je, est-ce ainsi qu’une
8 infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ? C’est donc le parjure qui est récompensé!
9 Le désespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité.
10 Ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère, que j’en laissai échapper malgré moi
11 quelques larmes. //Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence. Il faut
12 bien que je sois coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur et
13 d’émotion; mais que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir !//
14 Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif
15 mouvement de colère. Horrible dissimulation! m’écriai-je. Je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une
16 coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu, lâche créature,
17 continuai-je en me levant; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce
18 avec toi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre regard! Demeure avec ton
19 nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l’honneur, au bon sens ; je m’en ris, tout m’est égal. ».

Lecture Linéaire 2
L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, « La plainte d’un amant », deuxième partie, 1731.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
L’histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut est le septième tome des Mémoires et aventures
d’un homme de qualité écrit par l’abbé Prévost. Dès sa parution en 1731, il connaît un grand succès.
Cet extrait dont nous allons présenter l’étude linéaire est situé dans la seconde partie du roman-mémoires
Manon Lescaut de l’abbé Prévost dont la vie fait écho à celle de Des Grieux pour ses débauches et
aventures. Le passage suit l’évasion organisée par Des Grieux pour libérer Manon de la prison de La
Salpêtrière.
À la suite de cette évasion, le jeune M. G... M. … a pris contact avec Manon lui demandant d’être sa
maîtresse. Manon accepte et se rend chez lui. Pour éviter de laisser seul Des Grieux, elle lui envoie une
jeune femme pour lui tenir compagnie. Désespéré, Des Grieux décide de rejoindre Manon chez M. G…
M…
Il se précipite alors pour lui demander des explications, et la trouve en train de lire tranquillement.
Il accuse sa maîtresse de trahison ce qui provoque les larmes de la jeune femme. Dans cet extrait les
deux amants se font face : Des Grieux fait des reproches à Manon qu’il considère comme ingrate,
inconstante, infidèle et sans parole. Quant à Manon, elle ne comprend sincèrement pas l’attitude de Des
Grieux
Projet d’analyse
Nous verrons en quoi cette scène est révélatrice de l’opposition des deux personnages
Mouvements
Mouvement 1 : du début à « quelques larmes», les reproches de Des Grieux qui se sent trahi par Manon
Mouvement 2 : de « Manon s’en aperçut… de le devenir », la réponse de Manon face aux accusations
Mouvement 3 : La colère de Des Grieux qui décide de quitter Manon et de l’oublier
Mouvement 1 début à « quelques larmes», les reproches de Des Grieux qui se sent trahi par Manon
Le texte s’ouvre sur le modalisateur exclamatif « Ah !» et la répétition du nom «Manon, Manon» ligne
1 permettant ainsi à Des Grieux de pousser un cri de douleur et de désespoir. Des Grieux souffre par la
faute de la jeune femme, et il semble l’implorer à travers cette répétition. C’est a partir de la locution
verbale « il est bien tard » que débutent les reproches de Des Grieux. Ainsi l’adverbe d’intensité « bien »
l. 1. souligne l’impossibilité d’un pardon : les larmes de Manon ne servent a rien, Des Grieux n’est pas
prêt a pardonner. Avec l’expression hyperbolique « vous avez cause ma mort » à la ligne 2, Des Grieux
l’accuse d’être cruelle, d’être a l’origine de son agonie. Ainsi, il montre que perdre son amour, c’est
perdre sa propre vie. La répétition du pronom « vous » accentue l’accusation que porte Des Grieux. On
a l’impression qu’il la pointe comme pour la condamner. Un autre reproche qu’il fait également à
Manon, c’est d’être une femme hypocrite. On le voit à travers l’emploi du verbe « affectez » l.2. qui fait
de Manon une actrice qui dissimule ses intentions. Il ne croit pas en ses larmes. Cette idée est renforcée
par l’emploi du conditionnel présent à valeur de fait incertain : « sauriez » l.2. Pour Des Grieux, Manon
ne ressent rien pour lui.
L’autre reproche qui est fait à Manon est qu’elle aurait toujours considéré Des Grieux comme un
obstacle à ses plaisirs. L’hyperbole « le plus grand de vos maux » l.3. renforce ’accusation, plaçant Des
Grieux en victime et Manon en calculatrice. La redondance « ouvrez les yeux, voyez qui je suis » l.4.
appelle Manon à faire face à ses contradictions. Manon pleure alors qu’elle a trahi Des Grieux, c’est un
acte contradictoire que le jeune homme dévoile à travers la négation « on ne verse pas des pleurs » l.5,
couplée aux deux propositions subordonnées relatives « qu’on a trahi et qu’on abandonne
cruellement »l.4.5. Pour Des Grieux, cette trahison est incompatible avec des larmes.
A la ligne 5, Des Grieux renouvelle son accusation de cruauté avec l’adverbe « cruellement » qu’il
associe au verbe abandonne. Ainsi Manon apparait comme un être sans cœur. Le champ lexical de la
douleur avec « soupir » l. , « malheur » l. , suggère toute la souffrance qu’endure Des Grieux face à la
femme qu’il aime et qui l’a abandonné. La parole de Des Grieux est mise en pause par un commentaire
sur l’attitude de Manon durant ce discours : « elle baisait mes mains sans changer de posture » l.5. La
négation syntaxique « sans changer » l.5. n’indique aucune réaction de la part de Manon, comme si les
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
accusations de cruauté, de simulation ne la touchaient pas. C’est sans doute cette raison, l’absence de
réaction, qui pousse Des Grieux à insulter Manon avec l’adjectif péjoratif « Inconstante » l.5, qui ajoute
une nouvelle accusation, un nouveau reproche, son manque de sérieux.
D’autres qualificatifs péjoratifs viennent augmenter la liste : « ingrate » et « sans foi » ajoutant un autre
reproche : le manque de gratitude. La question rhétorique « où sont vos promesses et vos serments ? »
l.6. résonne aussi comme un reproche. La redondance « vos promesses, vos serments » alourdit ce
reproche en soulignant le manque de parole de Manon. Lignes 6-7 : L’hyperbole « mille fois volage et
cruelle » accentue la culpabilité de Manon. Des Grieux semble vouloir dire ses quatre vérités à sa bien-
aimée. Nous avons à nouveau une question rhétorique « qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais
encore aujourd’hui ? » l.7. qui reproche à Manon son inconstance, son infidélité. Dans cette question,
l’emploi du démonstratif « cet » suggère le mépris de Des Grieux qui semble rejeter l’amour de Manon.
A la même ligne, le complément circonstanciel « encore aujourd’hui » donne du poids a l’accusation en
montrant que ce serment d’amour est récent. Manon apparait comme une girouette qui ne fait pas cas
des sentiments des autres. L’interjection « Juste Ciel ! » suggère la rage de Des Grieux, son indignation,
déjà présente dans ses questions. Lui qui a abandonne une carrière religieuse pour suivre Manon, il ne
peut être que déçu. Des Grieux opte pour le champ lexical de la religion, avec « infidèle », « saintement »
l.8. suggérant cette fois-ci un manque de foi chez Manon. Aux lignes 8.9, la phrase exclamative exprime
ainsi son indignation face à une telle situation. « C’est donc le parjure qui est récompensé ! ». La
question rhétorique illustre à nouveau l’indignation de Des Grieux, avec une antithèse « parjure » /
« récompense » qui souligne l’injustice de la situation.
Le parallélisme de la dernière phrase de ce paragraphe souligne aussi cette injustice, avec des mots
antithétiques (opposés) qui choquent par leur proximité dans la phrase : « Le désespoir et l’abandon
sont pour la constance et la fidélité ». Le discours narrativise qui suit le discours direct de Des Grieux
résume le sentiment du jeune homme avec l’adjectif « amère » l.10 . Il ressent de l’amertume, de
l’aigreur : l’attitude de Manon l’a heurté, et il le fait ressentir.

2. La réaction de Manon : l’incompréhension de Manon face aux accusations de Des Grieux


La prise de parole de Manon semble être causée par l’amertume de Des Grieux, comme le suggèrent
les deux phrases simples qui précédent la parole : « Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle
rompit enfin le silence. ». l.11. En effet, même si aucun lien logique ne relie les phrases entre elles,
l’adverbe « enfin » donne l’impression que la prise de parole a été déterminée par le discours de Des
Grieux. Au début de sa parole, Manon semble s’accuser, reconnaitre ses torts. On le voit a travers le
recours aux adverbes d’intensité « bien » et « tant » (ligne 12) qui soulignent la culpabilité de la jeune
femme. Mais la tourne impersonnelle « il faut » (ligne 11) suggere une absence de prise de conscience
chez Manon : la jeune femme semble ne pas s’être rendue compte du mal qu’elle a fait. Il en est de
même du verbe « pu » (ligne 12) qui attenue le degré de culpabilité. Manon ne dit pas « j’ai cause »,
mais « j’ai pu causer », comme si ce n’était pas de son fait.
Alors que Manon s’accuse dans la première partie du passage, la conjonction de coordination « mais »
vient remettre en cause cette accusation, lui donnant une excuse, celle de l’avoir fait souffrir sans
intention de le faire. Cette absence d’intention s’exprime a travers les propositions subordonnées de
condition « si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir »l.13. En invoquant le ciel, Manon
cherche a donner de l’appui a ses propos. Ainsi Manon suggère à Des Grieux qu’elle est innocente et
qu’il lui fait un procès d’intention.

3. La colère de Des Grieux qui décide de renoncer à Manon


Face à une Manon qui ne reconnait pas les faits, Des Grieux laisse échapper sa colère. La proposition
subordonnée circonstancielle de conséquence indique les raisons de cette colère : si dépourvu de sens et
de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. » l.14. Ainsi comme le suggère
l’hyperbole « si dépourvu de sens », c’est le manque de cohérence dans les propos de Manon qui
provoque la colère de Des Grieux.
Cette colère se traduit par l’emploi d’une périphrase hyperbolique pour designer la parole de Manon. En
effet, « Horrible dissimulation » l.15. souligne la dimension mensongère des propos de Manon et
rappelle les reproches faits au début de l’extrait. Ligne 15 : Le comparatif « mieux que jamais » l.15
rend compte du sentiment violent qui habite Des Grieux. Il est dans la démesure, tout en prenant
conscience que les avertissements de son père et Tiberge sur Manon étaient fondes. Avec le verbe
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
« voir », Des Grieux indique à Manon qu’il n’est plus dupe. D’ailleurs les périphrases « coquine » et
« perfide » l.15.16. étaient celles utilisées par son père dans la première partie du roman pour désigner
Manon. La locution adverbiale « à présent » suggère une prise de conscience qui va aboutir à la décision
de partir. L’expression péjorative « misérable caractère » l.16. suggère le mépris de Des Grieux, son
dégoût, il rejette ainsi Manon de son cœur, elle qui a une personnalité méprisable.
Ainsi l’interjection « Adieu » fait savoir à Manon que tout est fini entre eux. La périphrase « lâche
créature » l.16. contribue à brosser un portrait péjoratif de Manon, qui apparait comme un monstre, qui
n’assume pas ses responsabilités, c’est en cela qu’elle est lâche. L’hyperbole « J’aime mieux mourir
mille fois » l.17. rend compte de la colère de Des Grieux qui enterre sa relation avec Manon. Il a recours
à une autre hyperbole, avec l’adjectif comparatif « le moindre » l.17 qui sert à qualifier « commerce »
(ligne 17) et « regard » (ligne 18). Cette hyperbole souligne le renoncement de Des Grieux : si la
première occurrence ne suffisait pas à faire comprendre a Manon la fin de leur relation, la deuxième le
confirme.
Comme pour signifier à Manon qu’elle n’a pas le monopole des serments, il a lui aussi recours à la
même formulation que la jeune femme, « que le Ciel me punisse ». Ce faisant, Des Grieux ajoute de la
solennité à ses propos, ce qui les rend plus crédibles. Des Grieux multiplie les impératifs, « Demeure »
(ligne 18), « aime », « déteste » et « renonce » (ligne 19) qui suggèrent à Manon de rompre avec lui,
puisque lui-même renonce à elle. Le parallélisme « aime-le, déteste-moi » l.19. souligne ce
renoncement, avec les deux verbes antithétiques. L’énumération « à l’honneur, au bon sens » souligne
tout ce que perd Manon en étant avec le jeune G. M. La jeune femme ne perdrait pas seulement Des
Grieux : elle perdrait aussi son honneur. Cette injonction sonne comme une main tendue pour que Manon
redevienne raisonnable. Mais la redondance « Je m’en ris, tout m’est égal » l.20 confirme la résignation
de Des Grieux qui a perdu goût à tout, et donc à Manon.

Les propos de Manon ne sont pas cohérents ce qui provoque la colère des Grieux « Ce discours me parut
si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. » Celle-
ci se traduit à l’aide de deux procédés. Dans un premier temps, des insultes sous la forme de trois
périphrases pour désigner Manon, « une coquine et une perfide », « une lâche créature ». Cette figure
de style permet à Des Grieux de dresser un portrait moral de la libertine en exprimant sa vive colère. De
plus, nous avons des hyperboles qui reflètent la rage et l’état d’esprit de Des Grieux « jamais »,
« déteste-moi » mis en avant par le parallélisme « aime-le, déteste-moi » pour traduire son renoncement
à Manon et lui faire comprendre son désir de la quitter. Sa détermination à quitter la libertine se traduit
également sous la forme d’une hyperbole « j’aime mieux mourir mille fois » ainsi que par la répétition
de l’adjectif comparatif « moindre » et l’allusion à « commerce » et « regard ». Son renoncement est
très clair. La parole de Des Grieux se libère, il ne se contrôle plus. Sa résignation s’exprime jusqu’à la
fin du texte à travers la redondance « je m’en ris, tout m’est égal ». Des Grieux semble avoir perdu le
goût de vivre comme le traduisent son renoncement et sa résignation.
Conclusion
Cet extrait nous propose une confrontation des deux amants, il est révélateur de l’opposition des deux
personnages, l’un se sent trahi, blessé et l’autre est toujours inconscient de la portée de ses actes. Ce
passage est représentatif du conflit raison et passion. On voit dans cette scène de crise, Des Grieux en
plein renoncement à sa passion.
Plus loin dans le texte, il lui pardonnera encore ses trahisons.

Lecture linéaire 3
L’abbé Prévost, Manon Lescaut, « La mort de Manon », 1731.
Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux
lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de
lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit; nous nous
assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son
premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui eusse refusé
la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation. Je
me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais
lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me
dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis
consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode.
J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière
à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu! que mes
vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer !
Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais
d’exemple; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire,
mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je
n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point
du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein
pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit
d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un
langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais
ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle
continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point
de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis
; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait: c’est tout ce que j’ai la force
de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Lecture linéaire 3

L’abbé Prévost, Manon Lescaut, « La mort de Manon », 1731.

L’extrait à analyser est de Manon Lescaut, roman-mémoires de l’abbé Prévost, un ecclésiaste,


romancier dont la vie tumultueuse se retrouve dans le destin de Des Grieux, l’un des personnages
principaux de l’œuvre. Le roman narre les mésaventures de ce personnage qui quitte son milieu social
par amour. L’extrait qui nous concerne évoque la fin de cet amour avec la mort de la bien-aimée. Des
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

Grieux et Manon, exilés en Amérique, se retrouvent en fuite dans le désert. Épuisée par les conditions
climatiques, Manon s’affaiblit au fil de leur avancée. Ce texte relate ses derniers instants.

Nous verrons alors comment la narration de Des Grieux sublime la fin de la femme qu’il aime. Pour ce
faire, nous analyserons d’abord dans les quinze premières lignes cette image d’une Manon qui semble
s’être assagie et qui connait la rédemption.

Puis, nous nous consacrerons dans les lignes 16 à la fin du texte, à la narration de la mort de la jeune
femme qui s’éteint avec douceur, dans l’apaisement.

1. La rédemption de Manon

Les deux personnages se retrouvent dans le désert dans une situation critique, surtout pour la fragile
Manon. Pourtant le complément circonstanciel de temps « aussi longtemps que » à ligne 1 montre la
force de caractère de l’héroïne en soulignant son courage, elle qui semble aller jusqu’au bout de ses
forces. Ce courage est indiqué par l’allégorie « le courage de Manon put la soutenir » L.1., qui suggère
la vaillance de la jeune femme qui ne ménage pas ses forces, malgré son épuisement. Des Grieux
poursuit l’éloge de sa bien-aimée avec une hyperbole, « cette amante incomparable ». L.2., qui valorise
Manon, faisant d’elle un être exceptionnel. En effet, celle-ci ne renonce qu’à la fin, quand elle sent ses
forces l’abandonner, ce qui entrave son avancée dans le désert, comme le suggère l’hyperbole «
accablée enfin de lassitude » L.2.3. Ainsi l’adjectif « accablée » souligne le poids des épreuves qu’a
surmontées Manon; quant à l’adverbe « enfin », il suggère un point de non-retour : Manon est à bout.
Cette idée est aussi illustrée par l’antithèse « impossible » / « davantage » L.3. qui souligne l’état
d’extrême épuisement où se trouve Manon. Comme pour accentuer l’héroïsme de la jeune femme qui
a tenu bon jusque-là, Des Grieux donne des détails de leur environnement hostile à travers la négation
syntaxique « sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert »L.3.4.: Plus qu’une héroïne
courageuse qui surmonte des difficultés, Manon fait preuve d’abnégation. On le voit avec l’adjectif
numéral ordinal « premier » dans « son premier soin » L.5: le narrateur suggère le zèle de Manon qui
s’empresse de s’occuper de son amant, avant de prendre soin d’elle.

De même l’antithèse « son »/ « ma » L.5. souligne l’oubli de soi dont fait preuve l’héroïne: Manon place
son amant avant elle. Ligne 7: Ce dévouement se retrouve aussi à travers l‘adverbe hyperbolique
«mortellement » qui souligne l‘intérêt que Manon porte au bien-être de Des Grieux : elle préférerait
mourir plutôt que de laisser son amant sans soin. C’est aussi ce à quoi contribue le complément
circonstanciel de temps « avant que de penser à sa propre conservation » L.7.8.: cette précision
suggère l‘oubli de soi, le sacrifice de la jeune femme. Face à tant de détermination et de dévotion, Des
Grieux ne peut que s’incliner, c’est ainsi qu’il faut comprendre l’hyperbole « je me soumis » L.8. On
voit d’ailleurs que cette attitude de Manon, si vertueuse, rend Des Grieux misérable, indigne de tant
de soins, comme le suggère le complément circonstanciel de manière « en silence et avec honte» L.9.:
le silence de Des Grieux s’explique par son sentiment de culpabilité.

Après le récit des actions de Manon, vient celui des actions du narrateur-personnage. La conjonction
de coordination « Mais » L.9. marque ce changement. Aux Lignes 9-10, la phrase exclamative suggère
un dévouement sans limite du jeune homme, qui s’explique par l’amour que le chevalier porte à la
jeune femme; elle indique l’ardeur avec laquelle il tente de la soigner.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

Ce dévouement se retrouve aussi dans le recours à des hyperboles : « ardeur » (ligne 9), « tous mes
habits » (lignes 10), « tout ce que je pus imaginer » (ligne 12), « ardents » (ligne 12), « entière » (ligne
13), « vifs » (ligne 15). Des Grieux s’emploie à tout faire pour apaiser sa bien-aimée. Il veut rendre
hommage à son abnégation en étant aux petits soins avec elle. D’ailleurs l’anaphore du pronom
personnel « je » qui débute chacune des phrases de ces lignes accentue ce dévouement, montrant que
Des Grieux se donne tout à elle. Mais les soins de Des Grieux sont vains comme le suggèrent les phrases
exclamatives qui expriment le regret L.15.

On retrouve une prolepse, « par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer »
L.14.15., qui anticipe la mort de Manon de façon euphémistique, soulignant le regret du jeune homme.
Ainsi avant d’évoquer la mort de Manon, Des Grieux lui rend hommage en montrant la femme
exceptionnelle qu’elle fut durant ses derniers instants, en la sublimant. Par cette description, Manon
connait une véritable rédemption et semble être expiée de tous ces pêchés passés.

2. Une mort douce

Puis vient le récit, à proprement parler, de la mort de Manon. Or ce récit n’en est pas vraiment un. On
pourrait penser que le narrateur cherche à éveiller l’intérêt du lecteur en ayant recours à des
propositions subordonnées relatives qui créent une attente: « qui me tue » (ligne 16), « qui n’eût
jamais d’exemple » (ligne 17). En effet, à travers ces propositions, rien n’est précisé, mais leur caractère
hyperbolique contribue à éveiller la curiosité du lecteur qui ne peut que vouloir connaître la suite. De
même on retrouve une hyperbole, « mon âme semble reculer d’horreur » (ligne 18), qui favorise cet
éveil d’intérêt: le narrateur cherche à susciter la curiosité morbide du lecteur comme dans une
tragédie. Mais à travers ces lignes, le narrateur rend compte de sa douleur. Ainsi la proposition
subordonnée relative « qui me tue » souligne l’extrême souffrance provoquée par la mort de la jeune
femme. De même le champ lexical du tragique avec « malheur » (ligne 16), « pleurer » (ligne 17), «
horreur » (ligne 18) accentue cette souffrance. On sent que Des Grieux est inconsolable à travers le
recours au présent d’habitude, avec « porte » (ligne 17), « semble » (ligne 18), « entreprends » (ligne
18) qui suggère que cette souffrance l’habite encore, quelques mois après la mort de Manon. Face à
cette douleur, Des Grieux a des difficultés à raconter la mort de sa bien-aimée. Ainsi sa parole est
essentiellement constituée de mots mono ou bisyllabiques : un/ ré/cit/ qui/ me / tue/. Je/ vous/
ra/conte/ un/ ma/lheur/ qui/ n’eut/ ja/mais/ d’e/xemple/, etc. Ce faisant, il indique sa difficulté à
parler, il ne dit que le strict nécessaire. D’ailleurs, il n’emploie pas le terme « mort », mais il a recours
à l’euphémisme « ce malheur » L.16. comme pour conjurer le sort. S’il ne raconte pas la mort de
Manon, il poursuit son récit en indiquant ses derniers instants. Avec l’adverbe « tranquillement » L.20.
qui s’étale sur quatre syllabes, le narrateur installe une ambiance sereine, rendant les derniers instants
moins pénibles. Les sonorités contribuent aussi à créer cette ambiance sereine.

En effet, les allitérations en [m] et en [s] instaurent une certaine douceur, propice au recueillement.
Nous en avons un exemple dans la phrase suivante: « Je croyais ma chère maitresse endormie, et je
n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. ». Avec le champ lexical
du sommeil, « endormie » (ligne 19), « sommeil » (ligne 20), le narrateur atténue l’aspect terrifiant de
la mort. Mais on la devine à travers l’adjectif « froides » L.22 qui qualifie les mains. En effet, on est loin
de la jeune femme passionné, fougueuse de jadis. L’adjectif rappelle le froid du cadavre, renvoyant
ainsi à la mort prochaine de Manon. Cette mort s’illustre aussi à travers la modalité de la parole du
personnage. Au lieu d’être rapportées au discours direct, le discours de la vie, les paroles de Manon
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

sont rapportées au discours indirect: « elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière
heure». Ce faisant, le narrateur indique la fin du personnage. Or cette fin n’est pas désignée de façon
brutale, l’euphémisme « dernière heure » L.24. atténue la mort prochaine. Cette fin, cette mort, est
dépeinte de façon douce, sans référence à des éléments disgracieux. Le narrateur propose des images
douces, non brutales : « soupirs », « silence », « serrement des mains » L.26. Cette douceur est à
nouveau suggérée par les allitérations en [m] et [s]: « Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes
interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me
firent connaître que la fin de ses malheurs approchait ». On retrouve le procédé de l’euphémisme avec
« la fin de ses malheurs approchait »L 27. À travers ce procédé s’illustre la difficulté de Des Grieux à
admettre la mort de sa bien-aimée. Une double négation «N’exigez point de moi que […] ni que […] ».
souligne le refus de Des Grieux de raconter car la douleur est trop forte.

Ce refus se retrouve aussi dans l’emploi de sommaire pour évoquer cette mort: « Je la perdis ; je reçus
d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait », rien n’est donné dans le détail, tout
est résumé. La tournure « c’est tout » L.30. sonne comme une fin de non-recevoir, un refus absolu de
raconter. Pour Des Grieux, la mort de Manon est une douleur dont il ne peut guérir – c’est ainsi qu’il
faut comprendre le recours à l’hyperbole « fatal et déplorable événement »L.30. Bien que le jeune
homme n’emploie pas le terme « mort », ce qui pourrait en faire un euphémisme, au lieu d’atténuer
la notion, il l’accentue avec l’adjectif « fatal », marquant davantage les esprits. Ainsi la mort de Manon
est évoquée de façon douce, sans images brutales, comme pour rendre un dernier hommage à
l’amante.

En conclusion,

Cet extrait de Manon Lescaut propose un exemple de la mort d’un personnage marginal. Ici cette mort
est sublimée : après une vie tumultueuse, le personnage obtient une mort paisible qui rend compte de
son parcours de la déchéance à la rédemption. Etant pris en charge par l’amant du personnage, le récit
de cette mort est sous le signe de la retenue, de l’euphémisme : rien de brutal n’est évoqué, tout est
image, et l’héroïne est sublimée.

Toutefois, cette mort permet à Des Grieux de rentrer en France avec Tiberge et suivre le chemin de la
vertu qu’il avait abandonné au nom de la passion. Cette fin de l’histoire de des Grieux et de Manon
n’est pas sans conduire le lecteur à s’instruire et à réfléchir.

« Personnages en marge, plaisirs du romanesque »


Stendhal,
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

Lecture linéaire

Stendhal, Le Rouge et le Noir, première partie, chapitre 4, 1830.


Dans Le Rouge et le Noir, le lecteur suit le parcours de Julien Sorel, fils d’un menuisier : ayant eu une
instruction, à la différence de ses frères, il rêve de gloire, d’embrasser une carrière militaire ou
ecclésiastique, et ainsi sortir de son milieu social.

Le texte est de Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle, un écrivain réaliste du XIX°S. Celui-ci
écrit Le Rouge et le Noir, un roman publié en 1830. Cette œuvre raconte le parcours de Julien Sorel,
fils d’un menuisier, qui rêve d’une carrière militaire ou ecclésiastique, deux fonctions réservées aux
nobles surtout au XVII° S et au XVIII° S. Le personnage aspire à s’élever dans la société et à se soustraire
à sa condition sociale. Pour cela, il monte à Paris où il occupe la fonction de précepteur pour les enfants
du couple M. et Mme de Rénal. L’extrait du chapitre 4 de la première partie met en scène Julien qui se
distingue de sa famille tant moralement que physiquement. En effet, celui-ci a reçu l’instruction et
aime la lecture.
Il sera question pour nous de voir en quoi julien s’oppose à sa famille.
Pour répondre à notre interrogation, nous nous consacrerons la description de la famille Sorel dans
leur milieu de travail avant de nous attarder sur l’opposition entre Julien et sa famille, ce qui accentue
sa marginalité.

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit.
Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de
sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la
pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la
voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place
qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des
pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien
n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre
aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse
: il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre,
bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son
âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale
qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup
aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze
ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son
père le retint de la main gauche, comme il tombait :
– Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ?
Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.
Julien, quoiqu’étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté
de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son
livre qu’il adorait

Ce texte est un extrait du roman réaliste Le Rouge et le Noir de Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle.
Publié en 1830, ce roman, qui s’inspire d’un fait réel, narre l’ascension dans la France du XIXe siècle
d’un jeune homme ambitieux, mais sensible, Julien Sorel, fils de charpentier. L’extrait qui nous
intéresse est le moment où le lecteur fait la connaissance du jeune homme, à travers la présentation
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

des membres de sa famille dans leur milieu de travail. Le narrateur évoque dans cet extrait l’opposition
entre Julien et le reste de sa famille.
Mon projet de lecture consiste à voir comment est suggérée cette opposition.
Cette analyse de ce texte s’articulera sur deux mouvements : le premier s’attardera sur la découverte
de la famille Sorel dans son milieu de travail. Le seconde permettra de faire ressortir l’antagonisme
entre Julien et son père (de la ligne 8 à la fin).

Dans le premier mouvement, les lecteurs que nous sommes découvrons la famille Sorel à travers le
regard du père Sorel. Le narrateur adopte donc un point de vue interne, celui du père : on suit les
mouvements de Sorel qui est à la recherche de son fils, comme le suggèrent les verbes d’action :
“appela” (ligne 1), “vit” (ligne 2), “se dirigea” (5), “chercha” (ligne 5), “l’aperçut” (ligne 6).
On peut parler de théâtralisation dans cet extrait, puisque le narrateur met en scène l’apparition de
Julien, crée de l’attente chez le lecteur, en commençant par présenter le père et les frères de Julien.
C’est à l’aide de la métaphore « voix de stentor » (ligne 1) que le père est présenté : le lecteur
comprend que c’est un homme fort, puissant.
C’est cette même idée de force qui se dégage de la présentation des frères avec la métaphore qui les
désigne, “espèce de géants” (ligne 2). Cette force est aussi suggérée par le vocabulaire se rapportant
à leur activité : ils ont de “lourdes haches” (ligne 2), et produisent des “copeaux énormes” (lignes 4).
Les adjectifs « lourdes » et « énormes » suggèrent une force herculéenne qui manipule ces objets.
Mais, de cette présentation des frères se dégage surtout une certaine déshumanisation : ils ne sont
pas désignés par leur nom, ni leur nombre, mais par la périphrase générique “fils aînés” (ligne 2). De
même totalement absorbés par leur tâche physique, ils agissent à la manière d’automates. Ainsi, dans
l’une des phrases qui décrivent leurs gestes (lignes 3-4), ils ne sont pas sujets du verbe principal
“séparait”, c’est leur instrument qu’il l’est : “chaque coup de leur hache” (ligne 4).

Ce début d’extrait permet aussi d’observer la relation que le père Sorel entretient avec ses fils,
notamment Julien : il s’agit de l’absence de communication, relation illustrée par les adverbes de
négation qui encadrent les verbes de communication : “personne ne répondit” (ligne 1-2), “ils
n’entendirent pas la voix de leur père” (ligne 5).
C’est donc tardivement que Julien est mentionné. Lorsqu’il l’est, il est décrit en hauteur, “cinq ou six
pieds de haut” (ligne 6). La première apparition du personnage est ainsi marquée par la distance qui le
sépare de son père, distance physique, spatiale, qui devient symbolique : la hauteur symbolisant sa
marginalité, son décalage avec le reste de la famille. La deuxième phrase qui évoque Julien (lignes 7-
8), une phrase simple, est construite de telle manière que l’une des caractéristiques du personnage,
son amour de la lecture, est mise en valeur avec le rejet en fin de phrase : “Julien lisait”. Le verbe
àl’imparfait, dans sa valeur de non accompli et d’habitude, rend compte d’une coutume, d’une action
qui le place en complet décalage avec le lieu, les attentes de sa famille.
Ainsi cette présentation de la famille Sorel qui met en valeur le héros du roman, montre une opposition
entre lui et le reste de sa famille.
Cette opposition sera encore plus marquée dans les lignes suivantes, qui constituent le deuxième
mouvement, et qui évoquent l’antagonisme entre le père et le fils.
Cet antagonisme s’illustre d’abord dans la proposition indépendante qui évoque l’aversion du père
pour les livres : « Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel » (ligne 8) - le pronom indéfini « rien »
reprenant la proposition « Julien lisait ». Cette haine pour la lecture s’illustre à travers une hyperbole
: la présence de la négation accentuant le sens de l’adjectif « antipathique » mis au comparatif.
Père et fils sont donc opposés sur le plan des activités : l’un aime lire ; l’autre déteste cela. On retrouve
cette dichotomie dans les deux propositions juxtaposées qui clôturent le premier paragraphe, “mais
cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.” (ligne 10). Ainsi on pourrait
remplacer les deux points par la conjonction de coordination or qui exprime à la fois opposition et
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

addition (précision). Le recours àl’asyndète (absence de liaison) marque l’écart qui sépare le père de
son fils, ce garçon qui ne s’inscrit pas dans la logique de travail de la famille.
Cet antagonisme va s’accentuer dans les lignes suivantes, en se focalisant sur la relation violente entre
le père Sorel et Julien. Cette violence est suggérée par l’adjectif hyperbolique “terrible” (ligne 12) qui
qualifie la voix du père. Il apparaît comme un être peu enclin à la bienveillance. Et cela est confirmé au
moment où il entre en contact avec son fils. En effet, il le fait sous le mode de la violence. C’est d’abord
une violence physique exprimée par la répétition “un coup violent” (ligne 14), “un second coup aussi
violent” (ligne 15). Notons que le père n’est pas le sujet des verbes “fit voler” (ligne 14), “fit perdre”
(ligne 15), comme pour le déshumaniser, souligner son caractère inhumain. Le recours au passé simple
à valeur de premier plan accentue la violence de ces coups : les actions viennent briser la tranquillité
de Julien.

À la violence physique de la rencontre succède la violence verbale avec l’insulte “paresseux” (ligne 18),
marquant l’animosité du père vis-à-vis du fils. On sent que cette animosité est liée à l’activité de Julien,
la lecture, les livres étant aussi qualifiés péjorativement de “maudits” (ligne 18). Cette violence se
retrouve aussi dans le recours à des phrases exclamatives et interrogatives, “Eh bien, paresseux ! tu
liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ?” (lignes 18-19) : leur emploi
suggère une émotion forte, négative, de la part du père qui reproche à son fils de préférer la lecture
au travail manuel. Cette négativité est aussi suggérée par les allitérations en [t] et [d] employées dans
ces mots : elles confèrent à la parole du père une certaine dureté.
Le père Sorel apparaît donc comme un père violent, sans pitié. Au contraire, Julien semble une
personne renfermée et sensible. Face à la violence de son père, il ne réagit pas, ne parle pas, comme
l’indique la phrase suivante : « Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se
rapprocha de son poste officiel, àcôté de la scie. » (lignes 20-21). Cette phrase ne contient aucun verbe
de parole, aucun verbe d’action suggérant une certaine révolte de la part du fils. Il semble résigné,
comme écrasé par le poids de son père. Julien ne laisse paraître que son émotion, comme il est indiqué
à la ligne 21 : « Il avait les larmes aux yeux ».
Stendhal propose ici un personnage maltraité, favorisant ainsi un rapprochement avec le lecteur qui
ne peut qu’avoir pitié de ce jeune homme. Le champ lexical de la souffrance composé des mots «
larmes », « douleur », « perte » (ligne 21) participe à ce rapprochement en suscitant la pitié chez le
lecteur.
Ce même champ lexical contribue à souligner la douleur du jeune homme face à la détérioration de
son livre, suggérant ainsi sa sensibilité. Cette sensibilité se traduit d’ailleurs par le recours à une
comparaison opérée par la locution « moins… que » aux lignes 21-22 : « Il avait les larmes aux yeux,
moins àcause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait. » Cette comparaison
souligne l’émotivité du jeune homme qui fait plus cas de son livre que de sa propre douleur.
Enfin, pour bien marquer la différence entre le père et le fils, on retrouve en fin d’extrait le verbe «
adorait » (ligne 22) qui s’oppose à l’adjectif « odieuse » de la ligne 10 : alors que verbe indique ce que
ressent Julien pour son ouvrage, l’adjectif qualifie l’image que le père a de la lecture. Ainsi père et fils
entretiennent un rapport diamétralement opposé avec les livres.
Pour conclure, c’est en théâtralisant l’entrée de son héros que Stendhal marque l’opposition entre le
jeune homme et le reste de sa famille. En commençant par insister sur la force, l’aspect physique du
père et des aînés Sorel, il permet de mettre en exergue la sensibilité de son personnage principal. De
même, en insistant sur la violence du père, le rendant antipathique, il rend son héros encore plus
sympathique. Le lecteur perçoit mieux sa marginalité : il est différent des siens.
Cet effet de théâtralisation se retrouve aussi dans la scène de rencontre entre le chevalier Des Grieux
et Manon, dans le roman Manon Lescaut : le narrateur-personnage, Des Grieux, évoque Manon en la
détachant du reste de l’équipage du coche d’Arras.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

Flaubert, Madame Bovary, deuxième partie, chapitre 12


(1857)
Emma qui s’est installée à Yonville avec son mari Charles Bovary finit par avoir un amant, Rodolphe,
un châtelain volage. Au début de ce chapitre 12, Emma a proposé au jeune homme de s’enfuir.
L’extrait évoque ses rêves d’évasion, alors que son époux Charles la rejoint dans le lit.

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie ; et, tandis qu’il1 s’assoupissait à ses
côtés, elle se réveillait en d’autres rêves.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne
reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une
montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires,
des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids
de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs
que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les
mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait
des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et
puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long
de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse,
à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en
gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements
de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur
l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous
magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux,
bleuâtre et couvert de soleil.
Mais l’enfant2 se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne
s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin3, sur la place,
ouvrait les auvents de la pharmacie.

Lecture linéaire 6
Flaubert, Madame Bovary, 1857.
Ce texte est un extrait du roman réaliste Madame Bovary de Gustave Flaubert, romancier du XIXe siècle,
connu pour ses brouillons qui témoignent d’une recherche de la phrase parfaite, qui sonne juste. Publié
en 1857, Madame Bovary est le premier roman de Flaubert. Inspiré d’un fait divers, ce roman retrace la
vie dissolue d’Emma Bovary, épouse d’un médecin de campagne, qui s’ennuie, tant sa vie ne ressemble
pas à celle qui est évoquée dans ses lectures. D’ailleurs tout au long de son récit, Flaubert se moquera
des élans romantiques de son héroïne qui voudrait vivre comme dans les romans qu’elle a lus. On a un
exemple de ses rêves dans le texte à analyser.
Cet extrait nous présente l’héroïne dans l’un de ces moments de rêverie. Il sera intéressant de voir quel
portrait de celle-ci s’en dégage.

1 1 Charles Bovary, son mari


2 2 Berthe, la fille d’Emma et Charles Bovary
3 3 Employé de la pharmacie.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
Cette analyse linéaire me permettra d’analyser les trois mouvements que j’ai identifiés. Ainsi on voit
que les deux premières lignes nous proposent de découvrir la réalité d’Emma, fondée sur les faux-
semblants ; les lignes suivantes, jusqu’à la ligne 18, exposent la rêverie d’Emma, faite de fuite et
d’exotisme ; les trois dernières lignes consistent en un retour brutal à la réalité

Le premier mouvement porte sur la mise en place du cadre : la réalité d’Emma, dont la relation avec son
mari est fondée sur des faux-semblants.
Cette mise en place du cadre se fait à travers le recours à la focalisation zéro qui permet d’évoquer
simultanément les actes de l’héroïne et ceux de son mari : alors que l’une fait semblant de dormir, l’autre,
le mari, dort réellement. On est donc face à une relation basée sur les faux-semblants, les apparences.
Cela est suggéré par le choix des verbes : « dormait » (ligne 1), mis à la forme négative s’oppose à
l’adjectif « endormie », lui-même associé à locution verbale « faisait semblant », suggérant un jeu sur
les apparences.
De même dans les lignes 1 et 2, on retrouve un parallélisme qui souligne l’opposition entre le mari et
la femme : « il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves ». Le parallélisme, fondé
sur un jeu d’oppositions, souligne l’aspect factice de cette relation : il s’assoupit, elle se réveille, il est
à ses côtés, elle est ailleurs, rien ne semble unir ce couple.
Après avoir mis en place le cadre, le narrateur va s’attacher à évoquer le rêve éveillé d’Emma, qui
envisage de s’enfuir avec son amant Rodolphe. C’est le contenu du deuxième mouvement qui expose
ce rêve en deux temps.
Ainsi dans les lignes 3 à 11, le narrateur nous dépeint un premier tableau, un rêve de fuite, synonyme
de Pour marquer le basculement dans le rêve d’Emma, le narrateur adopte un point de vue interne, celui
d’Emma : tout sera raconté à travers sa subjectivité, sa sensibilité.

Or avec la référence aux « quatre chevaux » (ligne 3), référence qui fait penser aux carrosses des contes
de fées, souvent tirés par plusieurs chevaux, le narrateur suggère que ce rêve éveillé d’Emma est
influencé par ses lectures.
C’est un rêve d’évasion, comme le suggère l’expression « Au galop » (ligne 3), qui illustre une volonté
de bouger, de s’en aller, de fuir ce quotidien pesant. On retrouve d’ailleurs dans les premières lignes de
ce rêve le champ lexical du mouvement avec « emportée » (ligne 3), « allaient » (ligne 4), “marchait”
(ligne 7) qui renforce cette idée de fuite, de départ.
La répétition “ils allaient” (ligne 4) accentue cette idée de mouvement, suggérée aussi par le rythme de
la phrase, un rythme saccadé qui semble imiter le mouvement du galop.
Bien que ce soit son rêve, elle y inclut son amant, comme le suggère le passage du “elle” (L. 3) au “ils”
(L. 4). Il s’agit donc d’un rêve d’amour, comme le suggère d’ailleurs l’apposition “les bras enlacés” (L.
4). Mais à aucun moment le nom de l’amant n’est mentionné, comme si ce qui comptait ce n’était pas
sa présence, mais tout le reste, l’évasion. D’ailleurs le groupe infinitif “sans parler” (ligne 4) montre que
c’est une union sans communication qui annonce déjà un échec.
La suite du rêve semble être un pêle-mêle d’éléments hétéroclites issus de différents récits de l’époque
de l’auteur tels que le roman historique Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, avec la référence aux
“cathédrales de marbre blanc” (L. 6) ; la nouvelle Carmen de Prospère Mérimée avec les « bouquets de
fleurs » (L. 8) et les « femmes habillées en corset rouge » (L. 9) qui rappellent la première rencontre
entre Carmen et Don José ; le roman de vengeance d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo,
avec l’allusion aux « fruits, disposés en pyramide au pied de statues pâles » (L. 10) qui rappelle le
moment où Franz d’Epinay découvre la caverne de Simbad le Marin.
On sent bien qu’il s’agit d’un rêve par l’abolition des limites spatiales illustrée par l’accumulation des
lignes 5 et 6 : « des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre
blanc ». On a l’impression tous les lieux sont enchevêtrés : des forêts côtoient un port, par exemple.
Cette abolition des limites spatiales est aussi suggérée par l’énumération des lignes 9 à 11, qui donne
l’impression que tous les éléments se côtoient, « cloches », « mulets », « fruits, disposés en pyramide »,
« statues », ce qui ne pourrait pas être possible dans la réalité.
Ce début du rêve d’Emma témoigne donc d’une influence des lectures romantiques, avec la
prédominance du mouvement et de l’exotisme, notamment espagnol, exotisme qui s’oppose au
quotidien normand.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
Le second tableau de ce rêve nous entraîne vers un nouveau cliché romantique, le bord de mer, avec
tous les éléments pour créer la couleur locale, chère aux auteurs romantiques : « filets bruns » (L. 11-
12), « falaise » (L. 12), « cabanes » (L. 13).
Dans ces lignes, on retrouve aussi l’abolition de l’espace avec la référence aux « gondoles » (L. 14) qui
rappellent l’Italie, côtoyant le « hamac » (L. 14) qui rappelle plutôt les îles. On a à nouveau l’idée d’un
pêle-mêle d’images à la manière des rêves.
Malgré la présence du verbe « s’arrêteraient » à la ligne 12 qui indique un arrêt dans la fuite, on retrouve
toujours l’idée de mouvement, même dans cette situation sédentaire : les verbes « se promèneraient » et
« se balanceraient » (ligne 14) en témoignent. Ce mouvement est aussi suggéré par le parallélisme des
deux propositions, qui crée un effet de balancement : « ils se promèneraient en gondole, ils se
balanceraient en hamac ».
Le rêve semble donc idyllique, avec des comparaisons qui suggèrent les idées chères aux romantiques:
d’abord celle de liberté avec « large comme leurs vêtements de soie » (L. 15) puis celle de contemplation
avec « comme les nuits douces qu’ils contempleraient » (L. 15-16).
Mais on sent tout de même un changement par rapport au début. Ainsi les verbes ne sont plus à
l’imparfait comme dans le premier tableau, ils sont au conditionnel présent : « s’arrêteraient » (L. 12),
«habiteraient » (L. 13), « se promèneraient », « se balanceraient », « serait » (L. 14), « contempleraient
» (L.16). On est face à un conditionnel à valeur de souhait, par opposition à un futur qui marque une
certitude.
On a déjà l’idée d’un échec quant à la réalisation du rêve. Ce rêve n’en restera qu’un. Dans le même
temps, on trouve une accumulation d’éléments qui font référence à un affaissement : «une maison basse,
à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer » (L. 13). Ainsi les hauteurs
du premier tableau, suggérées par les mots « montagne », « dôme » (L. 5) ont fait place au niveau zéro
de la « mer » ; les hautes constructions comme les « cathédrales » (L. 6) disparaissent, à la place on
retrouve une « maison basse ». Ce changement suggère à nouveau un échec de ce rêve qui semble
s’écrouler.
D’ailleurs avec l’adverbe d’opposition “Cependant” (L. 16), l’auteur suggère que ce rêve n’est qu’échec,
en ce sens qu’il n’exauce pas le voeu d’Emma de vivre des moments magiques comme ce fut le cas au
bal où ils furent invités son mari et elle. Dans ce rêve, l’extraordinaire rêvé laisse place à la monotonie,
comme le suggère le pronom négatif « rien » (L. 16).
Par ailleurs, pour montrer que ce rêve n’est pas si parfait, Flaubert fait alterner des éléments mélioratifs
avec des références péjoratives : “L’immensité” s’oppose à “rien” (L. 16) ; les jours sont “magnifiques”
(L.18), mais monotones comme l’indique la comparaison “comme des flots” (L. 17) ; quant à l’horizon,
il est “harmonieux”, mais “bleuâtre” (L. 18), ce qui le rend fade.
Ainsi, petit à petit, les couleurs chatoyantes du début du rêve (le jaune des citronniers, le rouge des
corsets) s’estompent pour laisser place à un bleu délavé, comme pour signifier que le rêve s’achève. On
comprend alors que ce rêve n’est qu’une illusion totale, qu’il ne se réalisera sans doute jamais.
Pour nous faire comprendre les raisons de cet échec, Flaubert enchaine directement avec une réalité
brutale. C’est la teneur du dernier mouvement du texte.
Ce retour brutal à la réalité se fait avec la conjonction de coordination “mais” (L. 18) qui marque une
opposition, une rupture, et le retour au point de vue omniscient. Ce retour à la réalité se traduit par la
référence aux deux êtres qui sont censés définir le statut d’Emma dans la société : son “enfant” (L. 18)
qui rappellent son statut de mère et son mari, désigné par le nom de famille “Bovary” (L. 19) pour
rappeler son statut d’épouse. Remarquons que la fille d’Emma est désignée par un terme générique,
comme pour marquer la distance entre la mère et la fille.
Pour bien souligner ce retour brutal à la réalité, l’auteur a recours à des sonorités qui accentuent l’aspect
désagréable de ce réel. Ainsi l’allitération en [s] dans « se mettait à tousser dans son berceau » et celle
en [R] dans « Bovary ronflait plus fort », imitant le sifflement et le ronflement, cassent la douceur
véhiculée par les images du rêve. Ce sont des bruits qui renvoient au corps, à ce qui est matériel, par
opposition à l’immatériel du rêve.
Le verbe « blanchissait » (L. 20) finit par achever le rêve : les couleurs vives du voyage onirique
disparaissent pour laisser place au blanc.
Cette impression d’achèvement se confirme avec la proposition “et Emma ne s’endormait que le matin”
: on retrouve le même verbe qu’au début, s’endormir, mais cette fois-ci sans faux semblant. La boucle
est bouclée : le rêve est achevé, Emma peut s’endormir. L’auteur montre ainsi l’idée d’une femme
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
coupée de la réalité : elle fait l’inverse de ce qu’on devrait faire. Or dans une société où règnent les
conventions, cela peut être fatal.
Aussi la référence à la pharmacie à la fin de ce passage ne semble-t-elle pas une coïncidence, comme
anticipant la fin du roman où Emma, acculée par les dettes, finit par se suicider en volant de l’arsenic à
la pharmacie. Cette référence sonne comme un glas : à force de trop rêver, on finit par se brûler les ailes,
par en mourir.

Pour conclure, à travers l’évocation d’un rêve et du rapport que l’héroïne entretient avec la réalité, ce
passage nous propose le portrait d’une jeune femme qui idéalise la vie, influencée par ses lectures
romanesques. Face au quotidien terre à terre, face aux rôles que la société lui impose, Emma Bovary
rêve d’un monde féérique, romantique. Elle déchantera rapidement : dans les pages qui suivent ces
lignes, Rodolphe, son amant, lassé de sa relation, rompra avec elle. Ses rêves d’évasion, de vie
romantique tomberont à l’eau. Cet extrait illustre d’ailleurs ce qu’est le bovarysme, cette complexion
psychologique d’une personne qui se voit différente de ce qu’elle est en réalité, et qui se condamne, pour
des illusions et des idées préétablies, à être toujours déçue par la banalité de l’existence. En d’autres
termes, pour reprendre Flaubert lui-même, c’est « la rencontre des idéaux romantiques face à la petitesse
des choses de la réalité ».

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout


de la nuit, 1932, de "Moi d’abord la
campagne…" à "… c’était arrivé."

Pour lire l'extrait

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932

Après s’être enrôlé sur un coup de tête, le héros, Ferdinand Bardamu, se retrouve sur le front et découvre l’horreur
des combats qui font rage.

1. Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu
la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas,
ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part.
Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. Le vent s’était
5. levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de
feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats
inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts,
on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer.
Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire
10. qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il
devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et
puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un,
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique.
Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer
15. indéfiniment... Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus
implacable la sentence des hommes et des choses. Serais-je donc le seul
lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions
de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques,
sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs,
20. comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les
sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y
tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire,
plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas),
cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous
25. étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une
croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment
aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui
aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait
30. la sale âme héroïque et fainéante des hommes ?
À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en
commun, vers le feu... Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

Louis-Ferdinand Destouches, romancier sous le pseudonyme de Céline,


s’est d’abord inscrit dans la "normalité" de son époque : il devance l’appel et
s’engage dès 1913, est blessé à la guerre et décoré. Puis il devient médecin.
Mais, peu à peu, il adopte les thèses de la propagande nazie, notamment
son antisémitisme violent, et, pendant la seconde guerre mondiale, il
collabore aux journaux nazis et soutient ouvertement l’Occupation
allemande, ce qui lui vaut, à la Libération, l’exil puis une condamnation par
contumace avant d’obtenir obtient son amnistie en 1951. Il se retrouve
ainsi lui-même marginalisé.
Voyage au bout de la nuit, roman publié en 1932, obtient le Prix Renaudot,
mais suscite de vives réactions critiques en raison à la fois de la
personnalité de son héros, Ferdinand Bardamu, et du style de Céline, double
preuve de la marginalité de ce romancier. En quoi le récit du héros fait-il
de lui un personnage en marge ?
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

1ère partie : La description du décor (des lignes 1


à 8)
Un paysage sinistre
Le pronom lancé en tête de l’extrait signale la dimension autobiographique,
fictive même si le personnage peut être rapproché du romancier par son
prénom, ce qui permet de créer un effet de réel. Le personnage-narrateur
se pose, en effet, comme témoin, tout en affichant sa subjectivité, dans
un langage qui reproduit l’oralité avec l’antéposition du complément d’objet
direct et l’irrespect de la syntaxe, due à l’absence du pronom « il » sujet, à la
négation incomplète et au lexique familier : « Moi d’abord la campagne, faut
que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée
triste ». Il impose ainsi sa vision au lecteur.
La description met en valeur l’aspect sinistre de cette région des Flandres
où se déroule alors la guerre, d’abord avec la mention des « bourbiers »,
souvent évoqués dans la représentation des tranchées de la 1ère guerre
mondiale, puis avec l’accumulation des négations : « ses bourbiers qui n’en
finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne
vont nulle part. » À cela s’ajoute l’atmosphère dans laquelle baigne ce
paysage, avec l’adjectif mis en valeur par l’apposition : « Le vent s’était levé,
brutal, de chaque côté des talus ». Cette description plonge ainsi le lecteur
dans un lieu en dehors de toute civilisation, déserté par toute vie
humaine.

Soldats français dans les tranchées en Flandres en 1917

Le jugement du personnage-narrateur
La description établit un parallélisme entre ce décor et les réalités de la
guerre, en introduisant le jugement du narrateur, un violent rejet lancé sur
un ton familier : « Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y
tenir. » Ainsi l’image des arbres agités par le « vent » imite les tirs des armes,
reproduit aussi par la multiplication des monosyllabes : « les peupliers
mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas
sur nous. » La nature semble ainsi contribuer à l’œuvre accomplie par la
guerre et le dégoût de la « campagne » se confond avec celui de la
guerre qui fait peser ses menaces sur les soldats. La comparaison souligne
le risque incessant, car même les vivants ressemblent à des morts : « Ces
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de
mille morts, on s’en trouvait comme habillés ». Mais c’est déjà l’absurdité que
traduit l’antithèse, car les hommes se tirent dessus, mais cela semble
n’avoir aucun sens, et la mort relève alors du hasard. Le seul sentiment
possible est donc la peur, qui paralyse le narrateur : « Je n’osais plus
remuer. »
2ème partie : La déshumanisation (des lignes 9 à
17)

En 1915, le général Joffre passe en revue les troupes


en Champagne

L'absurdité de l'héroïsme
Dans cette situation, où la mort peut arriver à tout moment, ne pas la
redouter est absurde, et, pire encore, est exclu de l’humanité celui qui la
brave. Cela explique les violentes exclamations qui dénoncent le
commandement en l’animalisant avec mépris : « Le colonel, c’était donc un
monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son
trépas ! »
La critique s’élargit ensuite, car l’absurdité de l’héroïsme devient
générale : « il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée,
des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face » Cette
réflexion, avec l’oralité qui met en évidence l’héroïsme par la reprise de « des
comme lui » par « des braves » entre virgules, s’oppose à sa vision critique,
soutenue par la périphrase péjorative : « Avec des êtres semblables, cette
imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... » Les deux brèves
questions amplifient encore l’absurdité par le nombre cité : « Qui savait
combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? »
En marge de l'héroïsme
L’observation de l’énonciation permet de situer le narrateur en marge de
ces combattants héroïques. S’il emploie la première personne du pluriel,
en parlant de « notre armée », langage attendu du patriote, le pronom « ils »
dans sa question, « Pourquoi s’arrêteraient-ils ? », montre qu’il refuse de
s’identifier à eux. D’où la prédominance du « je ». Dans un premier temps,
le personnage se différencie par son aptitude à la réflexion, prise de recul
pour justifier son refus d’accepter les implications de la guerre : « j’en étais
assuré », « Je conçus », « pensais-je » Son constat, accentué par
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

l’antéposition de la négation et par l’adverbe d’intensité, traduit ainsi


son refus de perdre le libre-arbitre qui caractérise l’homme pour
accepter une obéissance passive : « Jamais je n’avais senti plus implacable
la sentence des hommes et des choses. »
Le seul sentiment naturel pour rester humain ne peut donc être que la
peur, exprimée sans la moindre culpabilité, d’abord dans un lexique familier
qui la rend normale, puis amplifiée, « Dès lors, ma frousse devint panique. »
C’est ce qui conduit logiquement le personnage à envisager de renoncer
au modèle héroïque, se plaçant ainsi en marge du patriotisme, mais les
modalités expressives, interrogation puis exclamation, prolongées par les
points de suspension, insistent sur la difficulté d’un tel choix : « Serais-je
donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... »
3ème partie : Une vision cauchemardesque (des
lignes 17 à 26)
Un douloureux constat
La seconde partie du paragraphe est encadrée par deux jugements du
narrateur qui donnent le ton à sa description.
La première, une phrase interrogative non verbale, révèle son désarroi.
Le participe, lancé en tête, qui souligne sa solitude, s’oppose au chiffre qui
accompagne la vision de l’armée : « Perdu parmi deux millions de fous
héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? » Il se sent minuscule,
emporté dans une véritable folie que mettent en valeur l’oxymore
dénonciatrice, « fous héroïques », et la polysyndète insistante qui dépeint
ces soldats.
Ce constat le ramène à une douloureuse lucidité sur lui-même,
exclamation familièrement chargée d’ironie, mais il s’associe ici à tous ses
compagnons, eux aussi victimes : « Nous étions jolis ! » D’où la conclusion
où il admet, avec amertume, son erreur, avec une hyperbole qui
accentue l’horreur de la guerre : « Décidément, je le concevais, je m’étais
embarqué dans une croisade apocalyptique. »
Une image de folie
Cela conduit tout naturellement le narrateur à développer cette vision
d’apocalypse, illustrée par le rythme même de cette longue énumération,
sans verbe conjugué et exclamative. Plusieurs procédés se combinent pour
donner l’impression d’une confusion générale :
• l’antithèse en ouverture : « Avec casques, sans casques » ;
• l’accumulation des modes de déplacements variés, « sans chevaux, sur
motos », « en autos », « volants », qui se termine par « à genoux »,
renforçant ainsi à la fois l’acharnement et l’image de victimes implorantes ;
• les homéotéleutes, jeux sonores sur les finales des mots : « tirailleurs,
comploteurs » où un terme militaire est associé à une désignation
péjorative, puis « hurlants », « sifflants », « caracolant », « pétaradant ». Ici
s’observe un glissement des participes présents pris comme adjectifs pour
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

qualifier ces bruits, d’où l’accord au pluriel, à des participes fonctionnant


comme des verbes, donc sans accord, qui traduisent, eux, des actions. Ces
participes marquent aussi le contraste entre ces attitudes de guerriers
héroïques, manifestant ouvertement leur présence, et même leur force, et
les attitudes de fuite, de refus du combat : « creusant, se défilant », pour
échapper à la mort.
• Une première comparaison à la cellule dans laquelle on gardait les fous
dangereux élargit cette vision d’horreur : « enfermés sur la terre, comme
dans un cabanon ». Une seconde comparaison à des « chiens » est
encore plus péjorative : « plus enragés que les chiens, […] cent, mille fois
plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ». Elle est, en effet,
renforcée par l’hyperbole, en gradation par les chiffres et les comparatifs, et
surtout par la remarque glissée entre parenthèse : « adorant leur rage (ce
que les chiens ne font pas) ». Le verbe « adorer » est également le signe
de la condamnation de ceux que leur pouvoir de donner la mort transforme
en des dieux, idolâtres donc de leur propre puissance.
L’image d’une apocalypse est confirmée par la reprise du verbe à l’infinitif,
« détruire », qui marque l’objectif ultime, avec un triple complément en
gradation, « Allemagne, France et Continents », prolongé par l’infinitif en
écho qui oppose cette mort générale à la vie : « tout ce qui respire ».
4ème partie : Une réflexion en conclusion (de la
ligne 27 à la fin)
Une terrible initiation
Toute la noblesse de la guerre est donc effacée par cette peinture empreinte
de la colère du narrateur, qui, par un recul temporel, avoue la naïveté de
son engagement patriotique à travers ses questions : « Comment aurais-
je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? », « Qui
aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre […] ? » Cette
croyance aveugle, due à toute une propagande, s’oppose à la réalité,
amplifiée par le rythme, tandis que l’aposiopèse suggère un prolongement
qui ne peut être que la mort : « À présent, j’étais pris dans cette fuite en
masse, vers le meurtre en commun, vers le feu... »
Ce regret est justifié par une métaphore, à laquelle le pronom indéfini « on »
donne la forme d’un proverbe : « On est puceau de l’Horreur comme on l’est
de la volupté. » Cette comparaison traduit un douloureux réveil, une perte
de virginité, tandis que la majuscule transforme la guerre en une
monstrueuse allégorie de la prostitution.
Une vision de l'homme
Mais ce jugement accuse directement l’humanité, portant en elle ces
forces de mort : la guerre illustre, en fait, « tout ce que contenait la sale âme
héroïque et fainéante des hommes ». Les adjectifs associent la valeur –
rejetée par le narrateur – de l’héroïsme, à des adjectifs qui la démythifient, «
sale », et surtout « fainéante », car l’homme préfère céder au pouvoir que de
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

lui résister, que d’accomplir ce qui serait le véritable effort, choisir de vivre.
Comment résister d’ailleurs quand cette pulsion de mort n’est que la
remontée à la surface de ce qui est présent au plus profond de l’inconscient
humain : « Ça venait des profondeurs et c’était arrivé. » ?

Otto Dix, La Guerre, 1929-1932. Triptyque à prédelle. Galerie Neue Meister, Dresde
CONCLUSION
Cet extrait représente donc la guerre comme l’aboutissement d’une
nouvelle forme d’initiation, inversée, puisqu’il ne s’agit plus, pour le
personnage, d’une épiphanie lui permettant de devenir héros, mais d’une
expérience horrible le conduisant à s’affirmer anti-héros, en se mettant en
marge des valeurs de son temps, le patriotisme, l’héroïsme. La première
guerre mondiale a installé un doute sur la capacité de l’homme à maîtriser le
monde et à réaliser de réels progrès sur lui-même. Il est donc tout naturel
que la littérature reflète ces doutes, et que le romancier place devant les yeux
de son lecteur un anti-héros pour remplacer le modèle héroïque,
démythifié. Le dégoût de la guerre semble avoir entraîné un dégoût de
l’homme pour lui-même. Plus rien n’a de valeur, plus rien n’a de sens, sauf
le désir de rester en vie à tout pris, d’où la lâcheté que le personnage
découvre en lui.
Cette destruction du héros s’accompagne d’une destruction du
langage qui donne toute sa force à la dénonciation de Céline. Il
choisit l'oralité, un parler direct et vrai, qui reproduit les réflexions qui
auraient pu être celles de n’importe quel soldat participant à cette guerre,
mais en même temps, un élan polémique par l’élaboration des images et
du rythme. C’est cette force que le critique littéraire, Gaétan Picon reconnaît
à ce roman de Céline, « l'un des cris les plus insoutenables que l'homme ait
jamais poussé ».

Le personnage de roman : du héros à l'anti-héros


Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
Un roman est une œuvre en prose, assez longue, retraçant le parcours d'un « héros » : comment se
constitue l'identité du personnage, et que recouvre précisément le terme héros ?

1. Le personnage de roman : qui est-il ?

• Le personnage principal du roman s'oppose au héros antique ou à celui du théâtre tragique : il


n'a pas la grandeur et la noblesse des héros légendaires, il ne représente pas la lutte digne face à un
destin implacable. De manière nettement moins glorieuse ou grandiose, il incarne des sentiments et
un parcours qui pourraient être ceux des lecteurs.
Bien sûr, le protagoniste peut, dans certains romans, vivre des aventures extraordinaires ou faire
preuve d'une grandeur admirable. Mais, depuis le xviie siècle, les romanciers cherchent à faire vivre
des personnages qui soient proches de leurs lecteurs et de leur quotidien. Le « héros » est alors
dénommé comme tel en tant qu'il est le pivot du roman, et non plus selon la définition étymologique :
il n'est plus un demi-dieu. Le roman met en scène un personnage face au monde, un être nuancé,
aux réactions complexes et diverses.
• Selon le genre du roman ou le mouvement littéraire auquel il appartient, le personnage sera différent,
et s'adressera ainsi à des « parts » différentes chez son lecteur :

• héros incarnant nos désirs d'exploration, notre ambition dans les romans d'aventures et
d'action ;
• personnage soumis aux affres de la passion, pris dans les contradictions ou les doutes de ses
sentiments et de ses désillusions dans le roman d'analyse et le mouvement littéraire
du romantisme ;
• personnage cherchant à affronter le monde et avide d'ascension sociale dans le roman
réaliste ;
• personnage interrogeant le monde et l'individu dans les œuvres du xxe siècle, etc.

2. Le personnage de roman : comment existe-t-il ?

Le romancier crée, dans son œuvre, un « être de papier » : cet être de fiction n'a, par définition,
aucune existence réelle (ce qui l'oppose aux personnages de l'autobiographie).
Toutefois, afin que le lecteur puisse s'identifier au personnage, le romancier doit donner l'illusion du
réel. Il utilise pour ce faire de nombreux « outils », grâce auxquels le personnage prend chair dans
l'épaisseur du livre.

Caractérisation directe du personnage

• Le héros est d'abord caractérisé par sa désignation : un prénom et un nom, le plus souvent
signifiants. Certains patronymes donnent ainsi un « indice » sur le caractère ou la condition
sociale du personnage (par exemple Félix de Vandenesse, dans Le Lys dans la vallée, de
Balzac).
• Son identité est complétée par un physique, des vêtements, l'appartenance à un certain
milieu, l'environnement familial, etc. Zola ajoutera à ces éléments la notion d'hérédité.
• Une caractérisation psychologique est également présente. Chez Balzac, le physique et le
caractère sont souvent liés : Madame d'Espard, femme du monde cruelle et intéressée, est ainsi
dotée d'un « profil d'aigle ».

Caractérisation indirecte du personnage

Le héros peut également livrer sa personnalité à travers des éléments « indirects » : ses gestes, ses
mimiques, ses actions, son comportement sont autant de pièces qui viennent compléter le puzzle. De
plus, les dialogues insérés dans le récit sont également porteurs d'indications sur le personnage. En
effet, les mots prononcés, mais aussi le ton (donné grâce aux incises) sont révélateurs de sa
personnalité.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
Enfin, un objet ou un vêtement peuvent être davantage que des « attributs » du personnage : ils sont
parfois comme des symboles, ou des images, donnant un éclairage essentiel sur le héros. Flaubert par
exemple, lorsqu'il fait le portrait de Charles Bovary, l'affuble d'une invraisemblable casquette – et la
description détaillée du couvre-chef ridicule signe dès les premières pages de l'œuvre la condamnation
de ce personnage.

Caractérisation dynamique

Le personnage de roman n'est pas fixé une fois pour toutes : il évolue constamment, au fur et à
mesure de l'œuvre. D'une part, le lecteur découvre le héros au fil des épisodes, chaque réaction
nouvelle permettant d'enrichir la vision qu'il a déjà de lui. D'autre part, le héros, confronté à des
situations diverses, peut se transformer, voire radicalement changer.
Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal montre un Julien Sorel d'abord totalement absorbé par ses
ambitions sociales, prêt à tout pour « réussir » et sortir de sa condition. Puis, à la fin du roman, un
homme se rapprochant au contraire de ses pairs, rejetant l'hypocrisie et l'ambition au profit de l'amour
et de la solidarité.

Les techniques à l'œuvre

Ces différentes caractérisations se font par l'intermédiaire de plusieurs « techniques ». La


description est bien sûr l'outil privilégié du romancier qui veut « donner à voir » son personnage. Les
images (comparaisons et métaphores) sont également essentielles pour concrétiser un trait de
caractère, par exemple. Quant à la focalisation, elle permet des variations dans la présentation et la
découverte du héros, engageant parfois le sens de l'œuvre tout entière :

• la focalisation zéro (point de vue omniscient) est celle par laquelle le romancier se fait
« tout-puissant »: il sait tout de son héros, livre ses pensées les plus intimes. La psyché du
personnage est dans ce cas presque transparente aux yeux du lecteur.
• la focalisation interne permet aussi de connaître les émotions ou jugements du héros – mais
pas ceux d'autres personnages. De fait, le lecteur ne surplombe plus la « population » du
roman, il est avec l'un d'entre eux, et découvre en même temps que lui, de l'extérieur comme
lui, les réactions des autres personnages. Ce mode de focalisation facilite l'identification au
héros.
• la focalisation externe fait du romancier une « caméra » enregistrant l'extérieur des choses.
Cette technique laisse le lecteur construire lui-même ses interprétations – et affirme que le
monde est opaque, impénétrable.

3. Du héros à l'anti-héros

Comme on l'a vu, contrairement au sens étymologique, le héros de roman n'est pas un demi-dieu de
légende, il est plus proche de la réalité. Il a donc d'une part la capacité d'exprimer les nuances des
individus, et d'autre part celle d'incarner différentes conceptions de l'homme, selon les époques.
• Les personnages de romans portent encore parfois les valeurs des héros chevaleresques, ils sont
parfois des « modèles » dans le domaine social, moral, spirituel, etc.
• Mais ils peuvent cependant être tout aussi bien des héros « médiocres »Enfermés dans leur
condition sociale ou familiale, ils ne sont pas armés pour lutter ou manquent de grandeur. Claude
Lantier, dans L'Œuvre, de Zola, se suicide après avoir compris qu'il n'atteindrait jamais son idéal.
Jeanne, dans Une Vie, de Maupassant, est littéralement écrasée par la société. Ces personnages sont
alors nommés « anti-héros » – et les romanciers peuvent à travers eux exprimer toute une veine
satirique, effectuer parfois une véritable charge contre la société.
• Au xxe siècle, l'anti-héros est toujours présent, mais on assiste également à ce que l'on pourrait
appeler la « mort du héros » :
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte
• Du fait des deux guerres mondiales, le doute s'installe sur la capacité de l'homme à maîtriser le
monde. La foi dans le progrès (le positivisme) est battue en brèche, et la notion de
personnage s'en ressent. Loin d'être un surhomme, ou même un homme ordinaire, le héros des
romans du xxe siècle se délite et se décompose.
• Selon les auteurs du Nouveau Roman (mouvance née dans les années 1950 à Paris), le
roman n'est pas un moyen de connaissance. Il est avant tout (et peut-être seulement) une
écriture. Beckett, par exemple, propose dans ses romans de longs monologues, ou discours, de
personnages dont on ne sait presque rien. Les consciences sont impossibles à explorer, tout est
opaque ou morcelé, les points de vue sur un même objet se multiplient sans former une image
nette : le personnage n'est plus qu'une conscience sans certitudes – il est presque englouti.

La notion de héros et d’anti-héros en littérature : fiche

• Le héros existe depuis l’Antiquité à travers des textes épiques vantant les qualités d’un
personnage, généralement surhumain, qui accomplit des exploits extraordinaires : c’est Hercule
par exemple et ses douze travaux, tous plus incroyables les uns que les autres ou Ulysse dans
L’Iliade et l’Odyssée. L’auteur place alors son héros – le mot signifie « demi-dieu »- dans un
contexte valorisant à la fois de grandeur et de noblesse, le personnage est au-dessus des autres.
Et il réussit tout ce qu’il entreprend. On vante alors ses qualités hors du commun.
• Dans la littérature du Moyen-âge, le héros est présent aussi pour montrer ses exploits et ses
qualités immenses dans un univers merveilleux : c’est le combat de Tristan contre le Morholt,
par exemple dans les romans arthuriens. Chaque personnage héroïque va défendre ses valeurs
chevaleresques et il réussira à combattre le mal représenté par des monstres ou des personnages
terribles et maléfiques.
• Plus tard, la notion de héros se trouble avec des différences de société : au XVIème siècle, le
roman français évoque des géants : ce pourrait être des héros mais ils sont placés dans un univers
burlesque comme Rabelais avec Pantagruel et Gargantua. Le Baroque français met en scène
alors des figures éloignées de tout héroïsme et le Classicisme montre plutôt au théâtre des
personnages cathartiques : il s’agit de montrer aux lecteurs et aux spectateurs ce qu’il ne faut
pas faire. Seul le roman psychologique de Madame de La Fayette montre une véritable héroïne
qui résiste à sa passion même après la mort de son mari, la princesse de Clèves correspond à
l’idéal classique de perfection morale et physique.
• Avec le XVIIIème et la notion d’individu, le héros s’estompe : soit le personnage est dans le
quotidien, soit le personnage n’est pas héroïque, soit le personnage est carrément mauvais. Le
Romantisme naissant met alors en valeur, à la fin du siècle des personnages qui tendent vers
l’héroïsme mais ils ne sont plus des demi-dieux.
• Le XIX ème voit naître quelques héros, notamment sous la plume de Victor Hugo et
d’Alexandre Dumas, avec le Romantisme mais l’accent est mis sur les faiblesses de l’individu,
proprement humain. Le personnage principal se trompe, hésite, échoue aussi : Rastignac se
trompe et a besoin des conseils d’autrui, Rubempré décède et échoue, Julien Sorel est héroïque
à la fin du roman quand il accepte la mort mais il s’est montré fragile au cours du roman. Le
Réalisme anéantit la notion d’héroïsme, le Naturalisme aussi puisque dans ce mouvement est
placé le déterminisme. Le personnage appartient à son milieu et est dépendant de sa famille.
• La naissance de la psychologie et les deux guerres mondiales anéantissent la notion même de
héros. Même les deux terribles conflits mondiaux ne parviennent pas à asseoir des héros en
littérature : ni Jean Herbillon de L’équipage de Kessel ni les soldats de 14 décrits dans de
nombreux romans ne sont des héros. La deuxième guerre mondiale va accentuer cela : le
personnage devient même un anti-héros comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de
Céline, ou Meursault dans L’Etranger de Camus. L’héroïsme peut être collectif dans La Peste
de Camus où la solidarité l’emporte sur le mal. Le Nouveau Roman va mettre à mal le concept
même de personnage. A la fin du XXème siècle, les tragédies collectives – guerres
d’indépendance, régimes totalitaires- ne permettront pas à la littérature de placer des héros.
L’humain, on l’a compris, est bien trop sombre, cruel parfois.
Projet de lecture : ……..
Lecture du texte

• Surgit alors la notion de héros du quotidien qui naît en littérature au XXIème : face aux
intégrismes et aux difficultés mondiales, face à des valeurs remises en question ou mal
comprises, la littérature met en relief des personnages ordinaires héros d’un jour. Le roman
utilise alors des faits d’actualité pour interroger le lecteur sur la notion d’héroïsme comme dans
le roman Comment vivre en héros ? de Fabrice Humbert ou dans Réparer les vivants de Maylis
de Kerangal.

https://www.laurent-gaude.com/

https://www.bnf.fr/fr/presse-et-roman-au-xixe-siecle

https://gallica.bnf.fr/essentiels/stendhal/rouge-noir/oeuvre-images

Vous aimerez peut-être aussi