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Lecture linéaire N ° 1 : La rencontre du chevalier Des Grieux et de Manon,

Manon Lescaut (1731), Première partie (pp 35-36), de « J’avais marqué le temps
de mon départ » à « tous ses malheurs et les miens ».
Introduction :
Sous le règne de Louis XV, dans une période de retour à une morale rigoureuse
après les années de La Régence, l’abbé Prévost, exilé en Hollande, rédige l’Histoire
du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut en 1731. Jugé scandaleux en France,
le roman est condamné en 1733 et 1735. Manon Lescaut met en scène la passion
dévorante du chevalier des Grieux pour Manon Lescaut. C’est pour l’abbé Prévost
l’occasion de réaliser un traité de morale sur les dangers de la passion. Néanmoins,
l’abbé Prévost est une personnalité complexe, dont la vie oscille entre vocation
religieuse et plaisirs mondains. La scène de rencontre entre Des Grieux et Manon
Lescaut est marquée par cette ambiguïté. Situé dans la première partie du roman, le
texte proposé constitue un topos de la rencontre amoureuse. Le chevalier des
Grieux, de retour d’Amérique, endeuillé, se confie au marquis de Renoncour, qui voit
dans son parcours « un exemple terrible de la force des passions. » Dans notre
extrait, le héros revient sur un événement survenu quatre ans plus tôt : la rencontre
avec Manon.

LECTURE DU TEXTE
Dans un premier mouvement, de « J’avais marqué » à « aussitôt », le chevalier Des
Grieux fait le récit rétrospectif des conditions de sa rencontre avec Manon Lescaut.
Puis dans un deuxième mouvement, de « mais il en resta une » à « maîtresse de
mon cœur », il dépeint la naissance du sentiment amoureux. Le troisième
mouvement de « Quoiqu’elle fût encore moins âgée » à « tous les malheurs et les
miens » fait de cette rencontre une scène déterminante dans la vie des deux
protagonistes.

En quoi cette rencontre amoureuse marque-t-elle le commencement d’une


passion funeste ? ( ou, deuxième suggestion : Comment, dans le récit de cette
scène de première rencontre amoureuse, l’auteur met-il en garde contre les
dangers de la passion amoureuse?)

Premier mouvement : Le récit d’un souvenir : De « J’avais marqué » à


« aussitôt »
J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquais-
je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille
même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon
ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le
suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas
d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent
aussitôt ;

L’extrait en focalisation interne s’ouvre par un récit rétrospectif. Il permet ainsi


d’entremêler le souvenir lui-même et son récit distancié. (Je narrant et Je narré)
La rencontre entre les deux personnages apparaît d’emblée comme fortuite (le fruit
du hasard). Elle apparaît comme un coup du sort, un de ces aléas qui fait basculer
une vie. Les indications temporelles soulignent combien cette rencontre aurait pu ne
jamais advenir : « j’avais marqué le temps », « un jour plus tôt ».
Le chevalier Des Grieux ne cache aucune émotion quant au souvenir qu’il va relater.
En effet, l’utilisation de l’interjection « hélas », de la tournure exclamative introduite
par « que » et du conditionnel passé (« j’aurais porté ») souligne d’emblée le regret.
Cette prolepse intrigante annonce les conséquences décisives et funestes de la
rencontre.
L’expression « toute mon innocence » peut se comprendre de deux manières : par le
jeune âge et par l’absence de péché, alliance qui sous-tend tout le passage. Des
Grieux insiste délibérément sur la pureté de sa vie antérieure et sur ses intentions à
l’époque des faits. Il mentionne, dans une négation lexicale restrictive, sa simple
« curiosité ». Etudiant de 17 ans, il se destinait à une carrière religieuse.
Ce premier mouvement définit un cadre spatio-temporel précis, par l’usage des noms
des villes (Amiens, Arras) et par le champ lexical du temps (« la veille », « le
temps », « un jour plus tôt »).
La scène décrite est banale : un cadre urbain (« hôtellerie », « coche », « voitures »),
une promenade avec un ami, (les deux amis flânent, sans but, guidés par « la
curiosité), une scène de rue dont les deux amis sont témoins à partir du passage au
passé simple : « nous vîmes…et nous le suivîmes ». Il s’agit bien d’une focalisation
interne avec le verbe de perception « vîmes ».
Le verbe « voir » est ici capital, dans une scène de première rencontre, qui passe
tout d’abord exclusivement par le regard.
Ce premier mouvement s’achève sur une observation anodine, comme le soulignent
la tournure impersonnelle (« il en sortit ») et le déterminant indéfini (« quelques
femmes »).
Les deux amis sont spectateurs d’une scène de rue qui intrigue le lecteur.
Deuxième mouvement : La naissance du sentiment amoureux : De « mais il en
resta une » à « maîtresse de mon cœur ».
mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un
homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait
de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi,
qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un
peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la
retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le
défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être
arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.

La conjonction de coordination adversative « mais » fait émerger une femme, vue


par Des Grieux, qui devient spectateur ébloui.
La rencontre est racontée de manière elliptique et théâtrale. Manon se détache du
groupe de femmes, ce qui est souligné par l’antithèse suivante : les femmes « se
retirèrent » / Manon, « s’arrêta seule ». (opposition mouvement/immobilité ;
multiplicité/ unicité)
Le point de vue subjectif du chevalier se manifeste dans cette éclipse de tous les
autres personnages présents (Tiberge compris). Ne restent que Des Grieux et
Manon. des Grieux a les yeux braqués sur Manon : le reste lui importe peu.

Dès lors, cette seule femme devient l’objet de toutes les attentions du chevalier. De
plus, l’intérêt du chevalier se traduit par l’emploi de l’adverbe intensif (« fort jeune »)
et par son acuité visuelle : chaque détail fait l’objet d’une description afin de cerner
au mieux l’identité de la jeune fille. Ainsi l’homme plus âgé qui l’accompagne
« paraissait lui servir de conducteur » : le verbe d’état suggère que le chevalier n’est
plus spectateur passif dans une rue mais spectateur obnubilé par une seule femme,
qui fait des suggestions. Le verbe « paraître » est utilisé trois fois dans le passage.
Cela confirme l’idée que tout est vu à travers les yeux de Des Grieux et renforce
l’illusion romanesque, la volonté de « faire vrai ».
Il ne sera fait aucune mention de la description physique de cette femme ni de son
nom. Seule prédomine l’expression lyrique de l’émotion du chevalier, à travers
l’emploi de l’intensif « si charmante ».
Le coup de foudre est exprimé par une subordonnée consécutive, associée à la
métaphore traditionnelle du feu qui consume : « si charmante que […] je me trouvai
enflammé tout d’un coup » Le terme « transport » confirme l’intensité des sentiments
en jeu. Le passé simple « je me trouvai », employé avec la locution adverbiale « tout
d’un coup », indique aussi la soudaineté de la passion. L’emploi du terme de
« charmante » p e u t ê t r e c o m p r i s d a n s s o n sens fort (qui charme, qui
envoûte).
Les mots se précipitent, s’enchevêtrent : « moi qui… », « ni… », au point de
nécessiter une incise « moi, dis-je » : signes de l’émotion de Des Grieux.
Dans le détail, il souligne que cette rencontre a bousculé la personne qu’il était :
auparavant indifférent aux femmes, mesuré comme l’indique la proposition
subordonnée relative « dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue », il est
désormais passionné. Nous assistons à la naissance d’un nouveau Des Grieux. Un
changement s’opère en lui.
De connotation religieuse, l’adjectif « enflammé » renvoie à l’enfer et répond à
l’innocence perdue évoquée au début de l’extrait.
Ce changement brutal de personnalité oppose donc deux périodes de la vie de Des
Grieux : l’une marquée par deux défauts qu’il nomme (« timide et facile à
déconcerter ») ; l’autre désormais placée sous le sceau de l’audace, comme l’illustre
la phrase « Je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. »
Dans la tradition de l’amour courtois, Des Grieux se présente comme soumis à sa
dame (« maîtresse de mon cœur »), dame à laquelle il n’a pas encore parlé.

Troisième mouvement : une rencontre déterminante : De « quoiqu’elle » à « ses


malheurs et les miens ».
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans
paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y
avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument
qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait
déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce
dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière
qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée
que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans
doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la
suite tous ses malheurs et les miens.

La promenade amicale au hasard des rues devient une rencontre déterminante pour
le chevalier dont les sentiments sont déjà à leur paroxysme. Ainsi le portrait de cette
femme s’esquisse à travers une conversation, retranscrite de manière elliptique
(« elle reçut mes politesses » est une litote) et par discours indirect : « je lui
demandai », « elle me répondit ».
Le portrait qui en résulte est ambivalent : la mention de son jeune âge (« encore
moins âgée que moi »), voire de sa naïveté (l’adverbe « ingénument ») tranche avec
une assurance marquée (« sans paraître embarrassée », « elle était bien plus
expérimentée que moi »). Le narrateur, éprouvé, superpose son regard à celui du
jeune homme innocent qu’il était, pour décrire une jeune fille ambivalente. Elle
apparaît alors comme la responsable de leur destinée tragique, Des Grieux
cherchant à s’innocenter. Le récit de Des Grieux oscille entre l’apologie de Manon et
le portrait à charge. (En tous les cas, il participe à une entreprise de justification a
posteriori.)
L’échange permet ainsi d’attiser la curiosité du lecteur pour cette jeune fille ambigüe.
L’audace du chevalier se traduit par les questions indirectes. La réponse est
indirectement rapportée par la proposition subordonnée conjonctive « qu’elle y était
envoyée par ses parents pour être religieuse ».
La tournure passive de la réponse (« qu’elle y était envoyée ») rappelle les codes
dans l’éducation d’une femme, et sa soumission à un ordre familial.
L’effet de surprise que provoque cette réponse sur le chevalier est d’autant plus fort
qu’il nomme pour la première fois le sentiment qui l’envahissait : « l’amour me rendait
déjà si éclairé ». Le champ lexical de l’amour (« l’amour », « « désirs »,
« sentiments ») indique que c’est désormais son cœur qui lui dicte sa ligne de
conduite.
Le fait que Manon doive devenir religieuse est vécu avec intensité par Des Grieux, comme
le souligne l’expression hyperbolique « un coup mortel pour (s)es désirs ». Elle est
destinée au couvent par ses parents, de la même manière que Des Grieux est
destiné à l’ordre de Malte par son père.
Contre la naissance des sentiments se dresse donc un obstacle : celui d’une morale
religieuse mortifère, incompatible avec le cœur.
L’échange s’achève sous la forme d’un discours indirect libre « c’était malgré elle
qu’on l’envoyait au couvent. »
La vie religieuse est présentée comme le dernier rempart contre le « penchant au
plaisir » de Manon.
Le péché de chair, suggéré uniquement, est développé par deux propositions
subordonnées relatives successives. La première « qui s’était déjà déclaré » laisse
sous-entendre un passé sulfureux ; la seconde « et qui a causé, dans la suite, tous
ses malheurs et les miens » clôt de façon proleptique et tragique cet extrait tout en
plaçant le lecteur dans un effet d’attente.
Par cette rencontre, le destin des personnages est scellé.

Conclusion :

La rencontre amoureuse racontée par le double regard d’un narrateur jeune et


passionné et d’un narrateur plus âgé et critique place le lecteur au cœur d’une
histoire complexe.
Témoin de la naissance des sentiments intenses de Des Grieux, le lecteur assiste,
impuissant, aux débuts de cette passion, à l’étymologie double : à la fois source
d’amour et de souffrance. Entre sentiments et interdits, la tragédie se noue déjà.
Même si dans l’ « avis de l’auteur », le narrateur définit son texte comme « un
exemple terrible de la force des passions », on ne sent pas de condamnation
radicale mais plutôt un regard bienveillant porté sur des erreurs et des égarements
de jeunesse. Ce texte annonce ainsi, en cette première moitié du 18 ème siècle le
triomphe de la sensibilité représenté par Rousseau à la fin du siècle. Ainsi dans Julie
ou la Nouvelle Héloïse écrit par Rousseau en 1761, les sentiments dominent et la
compassion l’emporte sur la condamnation de la passion.

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