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Personnages en marge, plaisirs du romanesque

dans Manon Lescaut


Pour reprendre les mots célèbres de Montesquieu : du point de vue de la morale et de la norme sociale, Des
Grieux est un « fripon » et Manon une « catin », ce qui fait d’eux des personnages en marge. Pourtant, comme l’écrit
encore le philosophe, le roman plaît.
Plaire et instruire, c’est aussi le vœu du narrateur des Mémoires d’un homme de qualité, qui écrit dans l’Avis de
l’auteur : « Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction
des mœurs. »
En quoi le couple, mi-ange, mi-démon, formé par Manon et Des Grieux, relève-t-il de la marginalité  ? Comment
leurs aventures, sous le signe de la passion amoureuse, transportent-elles le lecteur et suscitent-elles, plutôt qu’un
jugement sévère, plaisir et empathie ? En quoi sont-elles aussi l’occasion d’une réflexion, qui interpelle le lecteur, sur la
difficulté d’être heureux ?

I) Manon et Des Grieux, des personnages marginaux ?


1 - Manon, la fille facile et dévergondée
 D’emblée, Manon apparaît comme une jeune femme sans scrupule, guidée par son seul plaisir : pour éviter
d’aller au couvent, elle n’hésite pas à fuir avec un parfait inconnu.
 Tout au long du roman, jusqu’à sa déportation en Amérique, elle se laisse séduire par les hommes qui sont prêts
à l’acheter pour ses faveurs.
 Elle incarne alors la figure de la courtisane qui vend ses charmes à des hommes qu’elle n’aime pas et qui savent
lui procurer le luxe et le confort dont elle rêve.
2 - Des Grieux, le fils perdu
 Des Grieux représente le fils de bonne famille qui se déclasse en renonçant à un brillant avenir et en dilapidant sa
fortune. Pire encore, il se met hors-la-loi quand il devient un tricheur et même un meurtrier, pour assurer le train
de vie de sa maîtresse.
 Il incarne alors une figure de jeune débauché, renié par son propre père.
3 - Une marginalité réversible
Manon et Des Grieux suivent un mouvement opposé et réversible.
 Manon, au début du roman, se distingue par son goût pour le plaisir, qui la mène à un comportement immoral
et fait d’elle une courtisane. Mais, au fil du roman, grâce à l’amour qu’elle porte à Des Grieux, elle évolue et
tente d’intégrer une société qui ne voulait pas d’elle ; son désir de se marier avec Des Grieux à la fin du roman en
est une preuve manifeste.
 Des Grieux au contraire a tout du jeune homme parfaitement intégré à la société mais qui, par amour pour
Manon, s’éloigne peu à peu de sa classe sociale, de sa famille, de sa religion, pour devenir tricheur, assassin, fils
ingrat, ami parjure. Cependant, comme Manon, il voit dans le Nouveau Monde une occasion de repartir à zéro et
de réintégrer la société.
 La marginalité des deux héros n’est donc pas à comprendre de façon schématique et rend la signification du
roman plus complexe qu’il n’y paraît. On n’est pas marginal par nature et on ne l’est pas toute sa vie.

II) Des héros condamnables ou attachants ?


1 - La passion, un vice ?
 L’existence de Des Grieux est tout entière gouvernée par sa passion amoureuse pour Manon. Bien conscient
de cette emprise, le jeune homme se sent cependant incapable d’y résister. Ainsi, au moment où il retrouve
Manon à Saint-Sulpice, il remarque combien son amour pour la jeune femme a pris possession de son âme et de
son corps, exerçant une violence qui anéantit sa liberté : « je me sens le cœur emporté par une délectation
victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. » )
 Cette passion déroute le héros d’une vie bien ordonnée vers une existence marginale, celle du tricheur, du
condamné, de l’homme en fuite. Elle le conduit à renier ses principes moraux, ce que manifestent les regrets
qu’il exprime quand neuf mois après la tragédie qu’il a vécue, il raconte ses mésaventures à Renoncour  : « Si
j’eusse alors suivi ses conseils », écrit-il à propos de Tiberge, « j’aurais toujours été sage et heureux, […] j’aurais
sauvé quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation. »
 Associée à une existence de débauche et de vice, la passion rend Des Grieux condamnable pour son père comme
pour son ami Tiberge qui voient en lui un monstre moral ayant les idées les «  plus libertines et les plus
monstrueuses »

2 - …ou une valeur morale ?


 Cependant, on ne peut pas dire que dans Manon Lescaut, la passion fasse l’objet d’une véritable condamnation.
Sévèrement jugée dans La Princesse de Clèves (1678) de Madame de La Fayette, elle devient chez Prévost, sinon
une vertu, du moins une valeur.
 L’auteur multiplie les moments où Des Grieux fait l’apologie de son amour pour Manon. D’un côté, celui-ci le
prive de tout le confort de vie dont il disposait, de l’avenir brillant que sa famille avait tracé pour lui ; de l’autre,
rien ne l’exalte aussi fort et aussi haut. Un monde sans Manon est un monde qui n’a plus aucun sens pour lui.
Quand il est prêt à reprendre une vie sage et raisonnable après la première trahison de Manon, il avoue : « à la fin
d’un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que, pour n’avoir rien à
désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon. » Ainsi, aux yeux de Des Grieux, Manon est
capable de remplir tous ses désirs et de lui procurer un bonheur simple. Sa vision du bonheur n’est pas si
éloignée de l’idéal d’ataraxie (absence de troubles) préconisé par les Épicuriens.
 Il suffira que Manon voie en Des Grieux l’objet premier de ses désirs, pour que leur passion devienne un idéal,
lequel sera injustement puni par le Ciel :
« Se trouvera-t-il quelqu’un qui accuse mes plaintes d’injustice, si je gémis de la rigueur du Ciel à rejeter un
dessein que je n’avais formé que pour lui plaire ? », écrit Des Grieux en racontant le moment où les amants
veulent rentrer dans le droit chemin en se mariant religieusement.
3 - Le lecteur partagé entre condamnation morale et sympathie
 Face à ce double visage de la passion dans le roman, le lecteur hésite : doit-il condamner ces jeunes gens
insouciants, irrespectueux, profondément égoïstes ? ou bien doit-il se laisser prendre par la force de leur amour et
goûter avec eux l’exaltation de leur passion ?
 Si l’on en croit Renoncour, dans l’Avis de l’auteur, la leçon du roman repose sur cette tension entre, d’un côté,
des personnages que le sens moral du lecteur devrait condamner, de l’autre, une histoire d’amour fou, source de
plaisir et d’émotion.
 Attachants, le « fripon » et la « catin » finissent par susciter notre pitié quand Prévost les présente, à la fin du
roman, prêts à s’amender mais se heurtant aux normes sociales. Leur vie à La Nouvelle-Orléans est ainsi décrite
par Des Grieux : « l’innocence de nos occupations, et la tranquillité où nous étions continuellement » ; il est alors
convaincu qu’il pourra y « goûter les vraies douceurs de l’amour ». Mais la société s’opposera à cet amour. En
Louisiane, Manon et Des Grieux annoncent ce que seront Paul et Virginie dans le roman éponyme de Bernardin
de Saint-Pierre (1788).

III) Le mouvement romanesque au service de la passion amoureuse


1 - Le plaisir d’un romanesque assumé
Au plaisir que suscitent des héros attachants s’ajoute celui d’une intrigue proprement romanesque.
 Manon Lescaut est bien un roman romanesque. Ses nombreuses péripéties relèvent d’un romanesque bien
connu : rencontre coup de foudre, enlèvements, meurtres, évasions…
 L’intrigue comporte son lot d’invraisemblances et de miracles qui viennent sauver les deux amants d’un sort
qui pourrait être beaucoup plus sombre. Ainsi, dans ce monde de fiction, on s’évade facilement, il y a toujours
quelqu’un pour vous porter secours, comme M de T… qui tombe vraiment bien et aide Des Grieux au bon
moment. Le lecteur se laisse happer avec délice par les aventures peu ordinaires des deux héros.
2 - Du romanesque au tragique
 Mais ces éléments romanesques sont une commodité pour Prévost plus qu’une finalité. Car son objectif est
ailleurs. Ce romanesque n’est pas heureux. Certes, le schéma actanciel ressemble à celui des contes de fées.
Certes, Des Grieux s’en sort toujours, grâce à des adjuvants complaisants, jusqu’au moment où, la tragédie le
rattrapant, sa passion devient fatale pour Manon comme pour lui.
 Le roman doit donc être lu à la manière d’une tragédie classique : ici, la fatalité qui poursuit les héros est l’amour
face aux normes sociales. Le roman décrit l’impossibilité pour l’individu d’atteindre le bonheur par l’amour,
même si ce sentiment est donné comme une valeur en soi.
 « L’amour est une passion innocente », écrit Des Grieux, « comment s’est-il changé, pour moi, en une source de
misères et de désordres ? ». Cette interrogation de Des Grieux colore le roman d’une dimension existentielle :
est-on libre d’aimer ? La réponse de Prévost est pessimiste.

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