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1 – Analyse linéaire pour l’oral

L’abbé Prévost a rédigé l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut en 1731. Jugé
scandaleux, le roman est condamné en 1733 et 1735.
Manon Lescaut met en scène la passion naissante du chevalier des Grieux pour Manon
Lescaut.
C’est pour l’abbé Prévost l’occasion de réaliser un traité de morale sur les dangers de la
passion.
Néanmoins l’abbé Prévost est une personnalité complexe, dont la vie oscille entre vocation
religieuse et les plaisirs mondains. Cette scène de rencontre entre De Grieux et Manon
Lescaut est marquée par cette ambiguïté.
Situé dans la première partie du roman, le texte proposé constitue un topos de la rencontre
amoureuse.

Extrait étudié

J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus
tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je
devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous
vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures
descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes
qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour,
pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait
de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais
jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-
je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un
coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à
déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse
de mon cœur.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître
embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes
de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour
être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon
cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une
manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que
moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant
au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.

Problématique
En quoi cette rencontre amoureuse pose-t-elle marque le début d’une passion néfaste ?

Plan linéaire
Dans un premier mouvement, de « J’avais marqué le temps » à « aussitôt« , le chevalier Des
Grieux fait le récit rétrospectif de sa rencontre avec Manon Lescaut.
Dans un deuxième mouvement, de « mais il en resta une » à « maîtresse de mon coeur« , il
peint la naissance du sentiment amoureux.
Dans un troisième mouvement, de « Quoiqu’elle fût encore mois âgée » à « tous ses
malheurs et les miens« , nous étudierons que cette rencontre déterminante scelle
indéniablement le destin des personnages.

I – Le récit d’un souvenir


De « j’avais marqué le temps » à « aussitôt »
L’extrait en focalisation interne s’ouvre par un récit rétrospectif. Il permet ainsi d’entremêler
le souvenir lui-même et son récit distancié.
C’est ce que le lecteur constate dès les deux premières phrases grâce à l’usage du plus-que-
parfait (« j’avais marqué le temps ») et à sa reprise grandiloquente (« que ne le marquais-
je »).
Le chevalier Des Grieux ne cache aucune émotion quant au souvenir qu’il va relater. En effet,
l’utilisation de l’interjection « hélas », de la tournure exclamative introduite par « que » et du
conditionnel passé (« j’aurais porté ») souligne d’emblée le regret.
L’expression « toute mon innocence » peut se comprendre de deux manières : par le jeune
âge et par l’absence de péché, alliance qui sous-tend tout le texte.
L’expression du regret se lit également dans la phase « je devais quitter cette ville ». Le destin
du personnage semble scellé dès le début.
Cette première partie définit un cadre spatio-temporel précis, par l’usage des noms des villes
(Amiens, Arras) et par le champ lexical du temps (« la veille », « le temps », « un jour plus
tôt »).
La scène décrite est banale : un cadre urbain (« hôtellerie », « coche », « voitures »), une
promenade avec un ami, une scène de rue dont les deux amis sont témoins à partir du
passage au passé simple : « nous vîmes … et nous le suivîmes ».
La négation restrictive « Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité » propose une
justification de la scène que le lecteur ignore encore.
Ce premier mouvement s’achève sur une observation anodine, comme le soulignent la
tournure impersonnelle (« il en sortit ») et le déterminant indéfini (« quelques femmes »).
Les deux amis sont spectateurs d’une scène de rue et le regard du narrateur âgé pique la
curiosité du lecteur.

II – La naissance du sentiment amoureux


De « mais il en resta une » à « maîtresse de mon cœur »
La conjonction de coordination adversative « mais » fait émerger une femme, vue par Des
Grieux qui devient spectateur ébloui.
Dès lors, cette seule femme devient l’objet de toutes les attentions du chevalier.
Elle se détache et n’agit pas de la même façon que les autres : c’est ce que montre
l’antithèse « se retirèrent » / « s’arrêta » : les autres femmes « se retirèrent aussitôt » -telle
était la fin du premier mouvement ; mais elle, « s’arrêta seule dans la cour ».
De plus, l’intérêt du chevalier se traduit par l’emploi de l’adverbe intensif (« fort jeune ») et
par son acuité visuelle : chaque détail fait l’objet d’une description afin de cerner au mieux
l’identité de la femme.
Ainsi l’homme plus âgé qui l’accompagne « paraissait lui servir de conducteur » : le verbe
d’état suggère que le chevalier n’est plus spectateur passif dans une rue mais spectateur
obnubilé par une seule femme, qui fait des suggestions.
Il ne sera fait aucune mention de la description physique de cette femme ni de son nom.
Seule prédomine l’expression lyrique de l’émotion du chevalier, à travers l’emploi de l’intensif
« si charmante ».
La construction même de la phrase épouse l’état « enflammé » du narrateur.
En effet, ce qui ressemble à un coup de foudre se traduit dans le souffle de la phrase : le
complément circonstanciel de conséquence dont l’importance émotionnelle est capitale se
trouve relégué en fin de phrase.
Les mots se précipitent, s’enchevêtrent : « moi qui… », « ni… », au point de nécessiter une
incise « moi, dis-je ».
L’état amoureux dans lequel se trouve le chevalier est intense : « je me trouvai enflammé
tout d’un coup jusqu’au transport ».
Dans le détail, il souligne que cette rencontre a bousculé la personne qu’il était : auparavant
indifférent aux femmes, mesuré comme l’indique la proposition subordonnée relative « dont
tout le monde admirait la sagesse et la retenue », il est désormais passionné.
De connotation religieuse, l’adjectif métaphorique « enflammé » fait signe vers l’enfer et
répond à l’« innocence » perdue évoquée au début de l’extrait.
Ce changement brutal de personnalité oppose donc deux périodes de la vie de des Grieux :
l’une marquée par deux défauts qu’il nomme (« timide et facile à déconcerter ») ; l’autre
désormais placée sous le sceau de l’audace, comme l’illustre la phrase « je m’avançai vers la
maîtresse de mon cœur ».
La périphrase « maîtresse de mon coeur » souligne que le narrateur est désormais sous la
domination d’une femme à laquelle il n’a pas encore parlé.

III – Une rencontre déterminante


De « quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi » … à « les miens »
La scène de rue anodine au détour d’une promenade amicale devient une rencontre
déterminante pour le chevalier dont les sentiments sont déjà à leur paroxysme.
Ainsi, le portrait de cette femme s’esquisse à travers une conversation, retranscrite de façon
elliptique (« elle reçut mes politesses ») et par le discours indirect : « je lui demandai », « elle
me répondit ».
Le portrait qui en résulte est ambivalent : la mention de son jeune âge (« encore moins âgée
que moi »), voire de sa naïveté (l’adverbe « ingénument ») tranche avec une assurance
marquée (« sans paraître embarrassée », « elle était bien plus expérimentée que moi »).
L’échange permet ainsi d’attiser la curiosité du lecteur pour cette jeune fille ambigu¨ë.
L’audace du chevalier se traduit par les questions indirectes.
La réponse est indirectement rapportée par la proposition subordonnée conjonctive « qu’elle
y était envoyée par ses parents pour être religieuse ».
La tournure passive de la réponse (qu’elle y était envoyée») rappelle les codes dans
l’éducation d’une femme, et sa soumission à un ordre familial.
L’effet de surprise que provoque cette réponse sur le chevalier est d’autant plus fort qu’il
nomme pour la première fois le sentiment qui l’envahissait : « l’amour me rendait déjà si
éclairé ».
Le projet du noviciat de cette jeune fille est reçu avec intensité comme le souligne
l’expression hyperbolique « un coup mortel pour [s]es désirs ».
Contre la naissance des sentiments s’érige donc un obstacle : celui d’une morale religieuse
mortifère, incompatible avec le cœur.
L’échange s’achève sous la forme d’un discours indirect libre – « c’était malgré elle qu’on
l’envoyait au couvent ».
La vie religieuse est présentée comme le dernier rempart contre le « penchant au plaisir » de
Manon.
Le péché de chair évoqué à demi-mot est développé par deux
propositions subordonnées successives. La première, « qui s’était déjà déclaré » laisse sous-
entendre un passé sulfureux ; la seconde « et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et
les miens » clôt de façon proleptique et tragique cet extrait tout en plaçant le lecteur dans un
effet d’attente.
Par cette rencontre, le destin des personnages est scellé.

Conclusion
La rencontre amoureuse racontée par le double regard d’un narrateur jeune et passionné et
d’un narrateur plus âgé et critique place le lecteur au cœur d’une histoire complexe.
Témoin de la naissance des sentiments intenses de Des Grieux, le lecteur assiste, impuissant,
aux débuts de cette passion, à l’étymologie double : à la fois source d’amour et de
souffrance, entre sentiments et interdits, la tragédie se noue déjà.

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