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Texte

GENNARO. - Vous êtes ma tante. Vous êtes la sœur de mon père. Qu’avez-vous fait de ma
mère, Madame Lucrèce Borgia ?

DONA LUCREZIA. - Attends, attends ! Mon dieu, je ne puis tout dire. Et puis, si je te disais
tout, je ne ferais peut-être que redoubler ton horreur et ton mépris pour moi ! Écoute-moi
encore un instant. Oh ! je voudrais bien que tu me reçusses repentante à tes pieds ! Tu me
feras grâce de la vie, n’est-ce pas ? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile ? Veux-tu que je
m’enferme dans un cloître, dis ? Voyons, si l’on te disait : « Cette malheureuse femme s’est
fait raser la tête, elle couche dans la cendre, elle creuse sa fosse de ses mains, elle prie
Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait besoin cependant, mais pour toi, qui peux t’en
passer ; elle fait tout cela, cette femme, pour que tu abaisses un jour sur sa tête un regard
de miséricorde, pour que tu laisses tomber une larme sur toutes les plaies vives de son
cœur et de son âme, pour que tu ne lui dises plus comme tu viens de le faire avec cette voix
plus sévère que celle du jugement dernier : vous êtes Lucrèce Borgia ! » Si l’on te disait
cela, Gennaro, est-ce que tu aurais le cœur de la repousser ! Oh ! Grâce ! Ne me tue pas,
mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me pardonner, moi, pour me repentir ! Aie
quelque compassion de moi ! Enfin cela ne sert à rien de traiter sans miséricorde une
pauvre misérable femme qui ne demande qu’un peu de pitié ! - Un peu de pitié ! Grâce de la
vie ! - et puis, vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce serait vraiment lâche ce
que tu ferais là, ce serait un crime affreux, un assassinat ! Un homme tuer une femme ! Un
homme qui est le plus fort ! Oh ! Tu ne voudras pas ! Tu ne voudras pas !

GENNARO, ébranlé. - Madame…

DONA LUCREZIA. - Oh ! Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit dans tes yeux. Oh !
Laisse-moi pleurer à tes pieds !

UNE VOIX AU DEHORS.- Gennaro !

GENNARO. - Qui m’appelle ?

La VOIX. - Mon frère Gennaro !

GENNARO. - C’est Maffio !

La VOIX. - Gennaro ! Je meurs ! Venge-moi !

GENNARO, relevant le couteau. - C’est dit. Je n’écoute plus rien. Vous l’entendez, madame,
il faut mourir !
Introduction

● Drame romantique tragique de Victor Hugo, écrivain engagé du 19ème siècle, chef
de file du romantisme
● Lucrèce Borgia, drame en trois actes et en prose, joué pour la première fois en 1833
● questionne sur le vice de l'inceste.
● toute fin de l'œuvre
● tension tragique et dramatique du dénouement

Lucrèce Borgia est amoureuse de Gennaro. Elle découvre qu'en réalité, il s'agit de son fils
abandonné, enfant. Elle prend la décision de ne rien révéler. De son côté, Gennaro est à la
recherche de sa mère. La pièce est riche en péripéties qui se succèdent jusqu'à l'acte III,
scène 3. Dans cette scène, il menace Lucrèce Borgia. Sur le point de la tuer, il la supplie de
lui dire la vérité sur sa mère.

Problématique et annonce du plan

En quoi cette scène de dénouement repose t-elle sur la tension tragique pour jeter Lucrèce
Borgia vers sa fin funeste ?

Mouvements
I] Question de Gennaro à Lucrèce Borgia = début à “qu’avez-vous fait de ma mère ?”
II] Tirade de Lucrèce Borgia qui implore le pardon de Gennaro “Attends, attends ! Mon dieu,
je ne puis tout dire.” jusqu’à “Oh ! Tu ne voudras pas ! Tu ne voudras pas !”
III] Un espoir du pardon = “GENNARO, ébranlé. - Madame… “ jusqu’à “Laisse-moi pleurer à
tes pieds !”
IV] Gennaro va tuer Lucrèce Borgia = “UNE VOIX AU DEHORS.- Gennaro !” jusqu’à la fin

Analyse

I] Question de Gennaro à Lucrèce Borgia = début à “qu’avez-vous fait de


ma mère ?”

Gennaro est dans la confusion. Il ne sait pas que Lucrèce est sa mère. Aussi, pour souligner
l’ironie dramatique, car le spectateur connaît la vérité, il déclare d’abord très clairement
“vous êtes ma tante”, suivi d’une périphrase qui renforce cette idée : “Vous êtes la sœur de
mon père”.

Le vouvoiement traduit la distance entre Gennaro et Lucrèce Borgia. Cette distance est aussi
voulue par le personnage qui s’apprête à la tuer.
II] Tirade de Lucrèce Borgia qui implore le pardon de Gennaro “Attends,
attends ! Mon dieu, je ne puis tout dire.” jusqu’à “Oh ! Tu ne voudras pas
! Tu ne voudras pas !”

Lucrèce Borgia essaie de reporter l’issue fatale en formulant à l’impératif présent un ordre
« attends », qu’elle répète.
Elle doute, elle ne sait pas si elle doit parler où si ça va aggraver son cas. Elle cherche donc
à reculer l’issue fatale en implorant Gennaro.

On note l'accumulation de phrases exclamatives et interrogatives.


« Repentante à tes pieds ! » : l’allitération en /t/ = marqueur de violence
anaphore sur « veux-tu » : insistance.
Le dénouement est encore retardé par les interjections, ligne 6 "Eh bien" et les impératifs
"dis", "voyons". Elle tente de susciter la pitié en évoquant son malheur.
Elle donne aussi des alternatives à Gennaro pour lui montrer qu’il n’est pas obligé de la tuer,
il peut faire autre chose, comme l’envoyer en prison, au couvent, l’humilier publiquement…

L’enchaînement des trois propositions juxtaposées introduites par “pour que”, crée une
gradation dans l’horreur.
Du lyrisme et du pathétique avec des images comme« regard de miséricorde » , « une
larme sur toutes les plaies vives de son cœur et de son âme » lignes 10 et 11.
L’expression pathétique est soulignée par un lexique de la pitié et par la compassion
qu’implore Lucrèce : elle supplie Gennaro de lui « faire grâce de la vie ».

Elle use d’arguments affectifs qui visent à persuader Gennaro en l’exhortant à renoncer à
son geste funeste par l’impératif : « ne me tue pas ». Afin de le persuader, elle connote le
geste qu’il s’apprête à faire par des termes péjoratifs et morbides : « crime affreux », «
l’assassinat ». Cela permet un ralentissement du dénouement.
Elle essaye aussi de toucher son orgueil en lui disant qu’il est déshonorable de tuer une
femme : “Un homme tuer une femme ! Un homme qui est le plus fort !”. Ainsi, elle flatte son
égo tout en essayant de toucher à son honneur.

Répétition de “Tu ne voudras pas !” comme pour donner une conclusion finale.

III] Un espoir du pardon = “GENNARO, ébranlé. - Madame… “ jusqu’à


“Laisse-moi pleurer à tes pieds !”

L.21 : la didascalie « ébranlé » montre qu’elle a réussi, Gennaro est touché par le propos de
Lucrèce Borgia. Il hésite.
La répétition de l’interjection « Oh ! » ligne 24 et « j’ai ma grâce » semblent annoncer le
pardon de Gennaro.
IV] Gennaro va tuer Lucrèce Borgia = “UNE VOIX AU DEHORS.-
Gennaro !” jusqu’à la fin

Le surgissement de « la voix », comme une expression du surnaturel, formulée par Maffio,


vient accélérer le dénouement et agit comme un Deus ex Machina. L’impératif présent a
valeur d’ordre « venge-moi » vient précipiter la fin funeste de Lucrèce.

Ainsi, Gennaro prend une décision en exprimant son refus de communiquer par la négation,
« je n’écoute plus rien », et par la formulation de la mort imminente : « il faut mourir ».
Le verbe « falloir » exprime un devoir de vengeance à l’égard de son frère d’arme.
Le spectateur est horrifié par le spectacle sanglant de la mort lente de Gennaro qui côtoie
celle, brutale et rapide, de Lucrèce.

En effet, « le couteau », métonymie de la mort, concentre l’attention du spectateur sur


l’objet qui va servir à tuer Lucrèce Borgia. Les didascalies mettent en valeur des verbes «
relev(er) », « se débatt(re) », « frapp(er) » qui expriment le combat de Lucrèce contre
Gennaro pour échapper à son destin. Ils renforcent la progression du crime que le
spectateur voit se produire sous ses yeux (entorse à la bienséance).

Conclusion

L’aveu de Lucrèce Borgia qui clôt la pièce renverse la situation : Gennaro pensait se venger,
il devient coupable du meurtre de sa mère. Ainsi, Victor Hugo clôt la pièce sur une ironie
tragique car Gennaro est victime de son ignorance et commet un acte criminel qu’il peut
désormais se reprocher. La mort de celui-ci n’est pas précisée par les didascalies mais elle
est imminente car il n’a pas pris l’antidote.

● la tension dramatique et tragique nous tient tout ce final


● la fatalité = la mort est inévitable, Deus ex Machina s’en assure
● remise en cause de la tragédie traditionnelle : mort sur scène et prose
● théâtre de Victor Hugo d'habitude très spectaculaire, ici presque intime
● On peut retrouver le thème de la tragédie familiale avec Œdipe

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