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Texte

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la
moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme
la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu
là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le
fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité
ainsi ? -- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour
tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous
attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la
jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en
Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle
me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux,
tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton
père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la
mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous.
Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes
tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs
disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut
pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il
faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo.
— Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il
versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Introduction
● Voltaire dramaturge du 18ème siècle (1694-1778), philosophe français des Lumières
qui écrivit contre l'intolérance.
● Candide ou l'optimisme, 1759.
● Candide est un conte philosophique en prose où Voltaire critique la vision optimiste.
Ceci est une réaction envers certains philosophes de l'époque comme Leibniz.
● chapitre 19 de Candide : dénonciation de l’esclavage
● Candide n’arrive ici plus à être optimiste

Voltaire, de son vrai nom François-Marie Arouet, est au XVIIIe siècle un des principaux
philosophes des Lumières. De son vivant, il tire sa célébrité des combats qu’il mène contre
les injustices et l’intolérance, comme dans l’affaire Callas. En tant qu’écrivain, il est connu
pour la richesse de sa production : tragédies, essais, ouvrages historiques, lettres… C’est
aussi un précurseur dans le genre du conte philosophique, caractérisé comme un récit de
fantaisie valorisant une véritable sagesse. Le plus fameux est sans doute Candide. Au cours
du livre, le héros a subi des épreuves plus douloureuses les unes que les autres. Après la
parenthèse heureuse de l’Eldorado précédant ce passage, il se retrouve rattrapé par les
horreurs de la condition humaine.
Dans ce chapitre 19 de Candide, de Voltaire, le nègre de Surinam constitue une
dénonciation de l'esclavage et l'exemple même de l'atteinte aux droits de l'homme et à la
liberté. La rencontre de Candide avec le nègre au sortir de l'Eldorado constitue un choc
brutal et un retour à la réalité du mal : Candide ne peut plus se laisser aller à une
quelconque croyance optimiste.
Les lecteurs, à travers cet épisode, vont être confrontés à une réalité historique que Voltaire
intègre à sa démonstration avec efficacité.

Problématique et plan

I] la rencontre avec l’esclave : début jusqu’à “ J'attends mon maître, M. Vanderdendur”


II] la description de l’esclavage : “ Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage” jusqu’à “C'est à
ce prix que vous mangez du sucre en Europe.”
III] le réquisitoire contre l’esclavage : “Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus”
jusqu’à “Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user”
IV] la critique de l’optimisme par l’auteur : “Ô Pangloss ! s’écria Candide” jusqu’à la fin

Analyse

I] la rencontre avec l’esclave : début jusqu’à “ J'attends mon maître, M.


Vanderdendur”

Candide et Cacambo en mouvement et le nègre qui est étendu par terre. Il y a donc
opposition entre liberté de mouvement des uns et immobilité de l'autre. Tout est mis sur le
même plan : “la moitié de son habit” et “il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et
la main droite”. Sobriété de la description tout en étant morbide.
Négation restrictive “ne…que”, et rectification ironique “ c'est-à-dire d'un caleçon de toile
bleue”
Compassion de Candide à travers les paroles qu’il prononce : d’abord par l’utilisation de
l’interjection « Eh » et de l’apostrophe « Mon Dieu ! » , ensuite il qualifie l’état du nègre
par l’adjectif péjoratif « horrible ». La tonalité de ce premier mouvement est donc fortement
pathétique.
Attitude de soumission, de passivité de l’esclave "j'attends mon maître".
II] la description de l’esclavage : “ Oui, monsieur, dit le nègre, c'est
l'usage” jusqu’à “C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.”

Les sonorités du nom du maître « Vanderdendur » permettent d’entendre « vendeur à la


dent dure », ce qui correspond à une attitude agressive. Sucre aussi et rapport aux dents ?
De plus, celui-ci est présenté comme « le fameux négociant » qui doit certainement sa
richesse et sa célébrité à l’exploitation des esclaves. Ici Voltaire vise précisément les
hollandais, qu’il considère comme les organisateurs de ce trafic d’hommes. Le nom «
Vanderdendur » n’est pas sans rappeler le nom d’un éditeur, Van Duren qui a trompé et volé
Voltaire.

Explication calme et détaillée de "l'usage" : "la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la
main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe". Parallélisme de
construction formés par deux propositions subordonnées circonstancielles de temps : «
quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt » et «quand nous
voulons nous enfuir ». Ces deux situations conduisent à la même conséquence « on nous
coupe la main», « on nous coupe le bras » (répétition) : la mutilation du corps de l’esclave.
Nous noterons également que la répétition du pronom indéfini « on » sujet indique que
l’esclave ne divulgue pas l’identité de ses tortionnaires mais généralise leur attitude.

La brièveté des phrases (« c’est l’usage ») traduit l’acceptation des faits et d’une situation
qui devrait être considérée comme inacceptable.

III] le réquisitoire contre l’esclavage : “C'est à ce prix que vous mangez


du sucre en Europe.” jusqu’à “Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en
user”

C’est grâce à l’horreur que subissent chaque jour les esclaves que les Européens peuvent
s’offrir ce plaisir, ce luxe : manger du sucre. L’utilisation du pronom personnel « vous »
montre que Voltaire s’adresse aux lecteurs et par là même tente de les culpabiliser,
d’éveiller leur conscience sur leurs propres actes et de dénoncer l’esclavage.

Par l’utilisation du discours direct, l’esclavage est présenté par la mère de manière
méliorative, nous pouvons le voir grâce aux termes utilisés : « vivre heureux », « nos
seigneurs », « fortune », « honneur ».
Pourtant la misère est également soulignée ici : la misère intellectuelle des parents qui ne
connaissent pas la situation réelle des esclaves et y conduisent leur fils et la misère sociale,
représentée par leur nécessité de vendre leur fils « dix écus patagons ».

L’interjection « Hélas » indique la déception de l’esclave. La « fortune » promise n’est pas


au rendez-vous. Ici l’esclave joue sur le mot « fortune » qui possède un double sens : il
signifie « richesse » matérielle mais aussi « bonheur ». Le ton est ironique puisqu’il indique
qu’il a peut-être permis la richesse de ses parents mais certainement pas son bonheur à lui.
Avec l’aide d’une hyperbole, et une énumération, il se compare même aux animaux tels
que « les chiens, les singes et les perroquets », animaux proches de l’homme qui sont,
selon lui, « mille fois moins malheureux que nous ».

Les connecteurs logiques “Cependant, de fait…” montre qu’on n’est pas dans un discours
naturel, mais bien dans une démonstration argumentée pour prouver que l’esclavage est
horrible.

IV] la critique de l’optimisme par l’auteur : “Ô Pangloss ! s’écria Candide”


jusqu’à la fin

La démonstration est faite (on est dans l’accompli : plus-que-parfait « tu n’avais pas deviné
» ou encore présent de vérité générale « c’en est fait ») : l’esclavage est une «
abomination ».
Candide prend de la distance envers les enseignements de son maître avec le “ ton
optimisme”. L’adjectif possessif “ton” montre le recul. Le protagoniste parvient donc à une
autre conclusion (l’esclavage est une abomination) qui consiste à désormais admettre que
tout n’aille pas dans le meilleur des mondes contrairement à ce que prétend Pangloss. Pour
décrire l’optimisme à Cacambo qui demande naïvement ce que c’est, Candide le dépeint
comme une maladie : “la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal”.
C’est bouleversé : “en pleurant”, qu’il entre dans sa prochaine étape, Surinam.

Conclusion
Ce texte vise donc un double objectif :
● Montrer l’horreur de l’esclavage. En ceci, c’est un réquisitoire puissant et fortement
ironique. Les contradictions, les mensonges et l’hypocrisie des uns et des autres
sont ici montrés du doigt.
● C’est aussi une étape du conte qui amène le héros à prendre conscience du monde
terrible dans lequel on vit et duquel l’optimisme doit être banni.

Ouverture : le combat pour la liberté des philosophes des Lumières notamment en évoquant
l’Encyclopédie ou encore l’ouvrage de Condorcet Réflexions sur l'esclavage des nègres.

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