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SUZANNE.
Jean-Luc Lagarce est un dramaturge, écrivain contemporain auteur de la pièce Juste la fin
du monde écrite en 1990, deux ans après avoir appris qu’il était atteint du sida et condamné.
Il décèdera à l’âge de 38 ans.
Cette pièce est un huis-clos formé de cinq personnages, la mère, Louis, sa sœur Suzanne,
son frère Antoine et sa femme Catherine, la scène se passe dans la maison de la mère, un
dimanche. Louis, personnage principal revient dans sa famille après 12 ans d’absence pour
annoncer sa mort prochaine, il est malade du sida. L’allusion autobiographique se double
d’une référence tragique car rien ne se dit facilement dans le cercle familial, la parole se
cherche, se perd pour finalement ne révéler que les crises.
Notre passage est un monologue de Suzanne, situé à la scène 3 de la première partie dans
lequel elle s'adresse à son frère Louis dans une longue tirade.
I] La difficulté de Suzanne à nommer les écrits de Louis, début à “ Parfois, tu nous envoyais
des lettres elliptiques.”
II] Le don de l'écriture révélateur de l'amour admiratif “je pensais” à “pour toi à cause de ça -
,”
III] Les reproches de Suzanne à Louis, “ou que de toute façon” à la fin
Analyse
Jeu autour du mot "elliptique" avec la formulation correcte mise entre guillemets qui traduit
la satisfaction de Suzanne d'avoir trouvé le mot juste. Cela renvoie le lecteur à Jean-Luc
Lagarce sur sa propre écriture. C'est une réflexion métalittéraire car elle ne concerne pas
seulement les lettres de Louis mais l'écriture elliptique de Lagarce dont les personnages font
preuve, un langage dominé par l'épanorthose, l'implicite, les non-dits révélateurs de
l'intériorité des personnages de la pièce. L'implicite domine sur l'explicite.
Anaphore rhétorique "je pensais" répétée à trois reprises montre l'espoir qu'a entretenu
Suzanne pendant des années. Elle espérait qu'il devienne celui qu'elle a imaginé.
Passe du pronom "je" au pronom "nous", lignes 8 et 10 et évoque son retour à l'enfance
"lorsque j'étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie (là que ça commence)".
L'apparition d'un nouveau temps, le passé composé ajouté à l'imparfait est le signe d'une
énonciation toujours perturbée : "je pensais, lorsque tu es parti, (ce que j'ai pensé lorsque tu
es parti)". Elle se corrige, les parenthèses insistent sur son souci et sa difficulté de bien dire.
Suzanne tente de déchiffrer les lettres de Louis : "je pensais que ton métier était d'écrire",
cela fait écho à la biographie de Lagarce, il est question de sa vocation littéraire qui suscitait
une forme d'admiration chez les siens. Elle s'exprime toujours sous la forme d'épanorthose.
On remarque une autre anaphore rhétorique "je pensais que ton métier" à deux reprises,
lignes 12 et 14.
Lignes 16 et 17 "- Et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas le
savoir, une certaine forme d'admiration, c'est le terme exact, une certaine forme d'admiration
pour toi / à cause de ça -" Les tirets permettent d'interrompre la continuité de la phrase.
Allitérations en "S", en "T" et en "R" qui donnent un rythme à cette partie du texte et
mettent chaque mot en valeur. Il y a également une allitération en "L" et "N" qui donnent
de la douceur à la phrase car elle le complimente. L'assonance en "A" renforce
l'admiration de la famille à l'égard de Louis.
La difficulté de dire se traduit par l'épanorthose en parallélisme "si tu en avais la
nécessité, / si tu en éprouvais la nécessité", lignes 20 et 21. A la ligne 22, on remarque
l'anaphore rhétorique "si tu en avais" et l'assonance en "i", "si tu en avais soudain
l'obligation ou le désir, tu saurais écrire", cela traduit les émotions de Suzanne.
III] Les reproches de Suzanne à Louis, “ou que de toute façon” à la fin
Aux yeux de sa famille, l'écriture serait une puissance pour conjurer les mauvais coups de sa vie
: elle signifie qu'il saurait "se servir de ça pour se sortir d'un mauvais pas ou avancer plus
encore".
L'allitération en "S" reflète la colère de Suzanne. L'écriture serait "un don" pour la famille, ce
qui fait sourire Louis et traduit la distance avec ses proches.
Les reproches deviennent de plus en plus explicites, on comprend aux lignes 24, 25 et 26,
qu'elle est convaincue que le fait d'écrire de vraies lettres et non "elliptiques" aurait permis à
Louis de garder un vrai lien avec sa famille : "Mais jamais nous concernant, jamais tu ne te sers
de cette possibilité, de ce don (on dit comme çà, c'est une sorte de don, je crois, tu ris)". La
répétition de "jamais" renforce sa déception et l'usage des parenthèses confirme
l'épanorthose par la recherche du mot le plus juste possible.
L'allitération en "T", "(c'est une sorte de don, je crois, tu ris) / Jamais nous concernant tu ne te
sers de cette qualité", exprime un son dur, reflet de sa colère.
S'ensuivent une allitération en "N", "Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges
pas digne", une anaphore, une épanorthose pour dévoiler une Suzanne blessée par
l'indifférence de son frère.
La dernière phrase "c'est pour les autres" sert à résumer ses dernières paroles. Cette réflexion
traduit la vexation de Suzanne renforcée par la répétition de 'jamais" en début de phrase
"Jamais tu ne te sers de cette qualité, jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité".
Les reproches de Suzanne sont explicites. "Les autres" s'opposent au "Nous" pour évoquer la
famille et la mettre encore à distance de lui.
Les figures de style s’enchaînent sur cette dernière partie, ce qui montre que Suzanne n’arrive
plus à rester calme, et est dominée par ses sentiments de colère et de regrets.
Conclusion
La tirade de Suzanne se situe entre reproches et amour admiratif pour Louis dont le départ
inexpliqué a traumatisé toute sa famille. Les mots de la sœur de Louis sont d'une grande
sincérité contrairement aux discours des autres membres de la famille.
Jean-Luc Lagarce dévoile à travers cette tirade et dans toute son œuvre la difficulté à
communiquer, source de la complexité de la relation entre Suzanne et Louis.
Ce monologue est révélateur d'une écriture dramatique fascinante, rebutante dont le langage est
la clef.