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Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990 3) L’expression de l’admiration (l.

16-27)
« Parfois, tu nous envoyais des lettres… C’est pour les autres. » (I,3) - Suzanne emploie le « nous » familial et évoque leur sentiment pour ce frère écrivain : l’admiration.
Avec « tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir », qui enchaîne une forme affirmative puis une
SITUATION DU PASSAGE double-négation, elle insiste fortement sur les sentiments positifs qu’ils ont, eux, clairement
Le retour de Louis dans sa famille constitue un choc pour chacun des membres de celle-ci. exprimés. Les 3 termes « la nécessité », « l’obligation ou le désir » et le verbe « éprouvais » montrent
Suzanne, la petite sœur, est la première à se retrouver en tête à tête avec son frère, à la scène 3 de que cette admiration était justifiée car Louis pouvait employer son don d’écrivain aussi bien par
la première partie. Ce n’est pourtant pas un vrai dialogue qui se noue entre eux : Suzanne va tenter plaisir (« désir ») que pour simplement survivre (« obligation »). En effet Louis avait déjà autrefois le
combler l’absence par un long monologue. Va-t-elle réussir à rétablir le contact avec ce frère don d’écrire : « tu saurais écrire ». Ce don pouvait lui servir à tout : on le voit à travers le
disparu depuis longtemps de sa vie ? complément circonstanciel de but « pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer plus encore ». C’est
un don qui le rend supérieur et justifie cette admiration ; c’est un don qui le rend totalement
COMPOSITION DU PASSAGE indépendant puisqu’il n’a besoin de personne, en cas de problème pour se tirer d’affaire, et peut
Le discours oscille entre reproches et désir de renouer mais l’amertume l’emporte au fur et à aussi progresser dans sa carrière. On comprend avec « plus encore » que Louis a déjà ou avait déjà du
mesure que Suzanne prend conscience que sa famille ne compte pas vraiment pour Louis. succès grâce à ce don que semble lui envier Suzanne.
Cette partie consiste en une sorte de concession : Suzanne abandonne un temps les reproches
1) Un discours hésitant (l.1-7) pour montrer à Louis qu’il est admiré et que sa famille s’intéresse à lui. Il s’agit pour Suzanne de ne
- Anaphore de « parfois » → insiste sur la rareté des nouvelles envoyées par Louis ; pas noyer Louis sous les reproches, d’essayer de les retenir, peut-être pour ne pas gâcher cette
- Polyptote «envoyais/envoies » montre néanmoins que ces envois ne se sont jamais interrompus ; journée.
Suzanne cherche ses mots, elle essaye de mettre de la précision sur les faits et sur ce qu’elle
ressent : ce travail de reformulation (= épanorthose) se fait en même temps qu’elle donne sa pensée, 4) Le reproche final (l.28-37)
d’où la négation « ce ne sont pas des lettres » (bien qu’elle ait employé déjà 2 fois ce terme) puis les La dernière partie cependant introduit une rupture dans cette admiration grâce à la
questions : « qu’est-ce que c’est ? », « comment est-ce qu’on dit ? » (et plus loin l’emploi des conjonction de coordination « Mais », à l’anaphore lyrique et triste de « jamais » et à la répétition de
parenthèses). de divers mots tels que la négation « jamais tu ne te sers ». Le discours prend ici une tournure
Le discours commence par des faits, l’envoi des nouvelles, qui paraissent simples à raconter et élégiaque, c’est à dire plaintive, éplorée, voire amère.
ne le sont pourtant pas : Suzanne ne sait comment qualifier ces nouvelles : des « lettres » ? Des Suzanne oppose le « nous » de « nous concernant » et le « tu » associé à la négation « jamais tu
« phrases » ? Des « petits mots » ? L’adverbe « juste » l.40 a une connotation péjorative et traduit sa ne te sers » : cette antithèse matérialise la rupture qui s’est installée au sein de la famille entre Louis
frustration : on comprend qu’elle aurait attendu de longues lettres, des nouvelles détaillées de son et les siens, rupture qu’il a créée par ses « lettres elliptiques » c’est à dire par son absence et son
frères et qu’elle a été déçue, ce que montre aussi le pronom négatif hyperbolique « rien » . absence de nouvelles.
Suzanne finit par se satisfaire de l’adjectif « elliptiques » et reformule ensuite ironiquement Il n’a pas d’excuse car les mots constituent son matériau naturel comme le souligne Suzanne
toute sa phrase : elle cite son propre discours, d’où la présence des guillemets (l.43). Elliptique : qui avec les termes « don » et « qualité » : elle emploie le champ lexical du « talent ».
comporte des ellipses, c’est à dire des omissions, ce qui rend le sens difficile à comprendre. Cet La didascalie interne « tu ris » montre que Louis ne prend pas la mesure de l’amertume et de la
adjectif souligne le vide laissé par Louis dans la maison, vide qui s’est traduit aussi par les blancs de déception de Suzanne même s’il rit certainement de la manière dont sa famille l’a sacralisé (cf.
ses lettres et qui est donc de sa faute. « don »).
→ Cette première partie de l’extrait met l’accent sur l’incompréhension qui ne peut que régner L’amertume monte encore avec la répétition du « nous » à travers différents compléments qui
entre Louis et les membres de la famille (« tu nous envoyais ») du fait de l’attitude passée de Louis. tentent de positionner la famille par rapport à Louis : « avec nous », « pour nous ».
Suzanne est à la fois hésitante et ironique. Son discours tâtonnant oscille entre reproche et volonté de La fin de l’extrait intervient alors comme une chute progressive grâce à une cadence mineure1
nouer un dialogue. qui donne un aspect très poétique au texte : « jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes,
avec nous, pour nous (21) / Tu ne nous en donnes pas la preuve (9), tu ne nous en juges pas dignes
2) L’expression de l’ignorance (l.8-15) (8). / C’est pour les autres. (4) ». L’emploi de la négation à 2 termes « ne… pas » sans l’omission
- Ce tâtonnement continue dans la suite du monologue. Les nombreux retours à la ligne qui créent familière du « ne », le parallélisme de construction, le terme « dignes » qui appartient au lexique de
des blancs traduisent encore les hésitations de la jeune femme. la tragédie, la parataxe2 donnent un aspect grave et élégiaque à ce passage : on ressent la profonde
- L’emploi de l’imparfait dans « je pensais », employé 3 fois, montre une rupture dans l’esprit de déception de Suzanne qui semble réaliser qu’elle ne compte pas vraiment pour son frère.
Suzanne : il est sous-entendu par ce temps verbal qu’elle ne pense plus la même chose aujourd’hui et
que la jeune adulte qu’elle est s’est détachée de l’enfance et de ses illusions. La parenthèse CONCLUSION
ironique « ce que j’ai pensé quand tu es parti » montre les regrets de la jeune femme qui, enfant, L’absence a creusé entre Louis et les membres de sa famille un fossé, un vide qui se traduit par
entretenait toutes sortes d’illusions sur son frère. l’impossibilité de dialoguer. Louis, fidèle à lui-même et à ses « lettres elliptiques » n’intervient pas
→ Ce passage est ironique : Suzanne pensait que puisque son frère était écrivain, il allait leur dans le discours de Suzanne, qui se transforme donc en un monologue (Louis l’écoute-t-il vraiment?).
écrire. On sent donc ici une pointe de sarcasme : « je pensais que tu saurais écrire… mais Celle-ci tâtonne puis finit par réussir à exprimer sa tristesse : l’absence a été trop longue, Louis n’a
apparemment tu ne sais pas... » pas maintenu suffisamment le lien avec les siens, et cet extrait montre que le regret et les reproches
- L’expression péjorative « fausser compagnie » sous-tend un reproche que Suzanne formulera dans la ont pris le pas sur l’amour et l’admiration. Cette 3ème scène annonce donc déjà la faillite de
dernière partie de l’extrait : l’euphémisme (ici « fausser compagnie » = « abandonner ») fait l’entreprise de Louis.
comprendre que Suzanne a vécu ce départ comme un abandon voire une trahison.
- Le polyptote du verbe verbe « faisais », « allais faire », « souhaitais faire » souligne que Suzanne
n’était pas très au courant de la vie de son frère déjà à cette époque : est-ce qu’il était déjà écrivain
comme le sous-entend « faisais » ? ou est-ce qu’il était encore en train de faire ses études (« allais
faire », « souhaitais faire ») ? Le verbe « être » employé à l’imparfait (« était ») puis au conditionnel 1 On parle de cadence mineure quand les groupes de mots qui forment une phrase longue vont en diminuant de
(à valeur de futur dans le passé) « serait » à la ligne 51 montre à nouveau cette ignorance. longueur. Si la longueur des groupes augmente, on parle de cadence majeure. La cadence majeure crée un effet
d’amplification tandis que la cadence mineure crée un effet de chute.
2 Parataxe : on privilégie la juxtaposition, pas de connecteurs temporels ou logiques, pas de subordonnées

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