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Soliloque d’Antoine

Introduction :

Amorce : De la farce aux représentations contemporaines, le genre théâtral subit de multiples


renouvellements sans totalement scinder les liens qui le relient à l’antiquité, il mêle jeu et réflexion
et reflète sans conteste le malaise absolu de l’homme voué désormais à la solitude et à la souffrance.

Auteur : C’est ce que met en relief Jean-Luc Lagarce un homme de théâtre du XXème siècle :
comédien amateur, metteur en scène, directeur de troupe et écrivain dramatique. C'est aujourd'hui
l'auteur contemporain le plus joué en France, et globalement après Shakespeare et Molière. La
simplicité de ses mots, la profondeur de sa pensée et l'originalité de sa syntaxe font de lui un écrivain
classique contemporain et ses textes font l'objet de multiples traductions et sont joués dans de
nombreux pays, mais il meurt malheureusement du sida en 1995.

Œuvre : Parmi ses pièces les plus connues : Juste la fin du monde qui relate l’histoire de Louis, âgé de
34 ans, qui revient dans sa famille pour annoncer sa fin programmée. Mais ce retour provoque chez
ses proches de tels règlements de compte qu’il n’arrive pas à communiquer avec eux et qu’il repart
comme il est venu, sans avoir rien dit, plus solitaire encore face à la mort.

Extrait : cet extrait se situe dans la deuxième partie de la pièce. Antoine dans sa tirade, en
antagoniste, fait référence au départ de son frère et des conséquences qui en résultent. Il évoque
sans ménagement le comportement reprochable de son frère origine des tensions vécues au sein de
la famille.

Problématique : En quoi cette tirade révèle t’elle les caractères opposés des deux frères ?

Plan : Il serait judicieux pour y répondre d’étudier le comportement de Louis de la ligne 1à11 puis
d’analyse cette opposition entre Louis et Antoine de la ligne 12à30, le reste portera sur le malaise du
jeune frère.

Mouvement 1 :

Antoine fige ici le portrait de son frère comme un manipulateur, un comédien jouant un « rôle ».

 Il est d’abord important de relever l’influence du théâtre tragique de par la versification mais
aussi l’utilisation du registre tragique qui met en avant l’impuissance de l’Homme.

 Ainsi il prend la parole et nie le malheur de Louis par la double négation répétée deux fois : «
Rien en toi n’est jamais atteint » ; « mais rien en toi n‘est jamais atteint », qui laisse entendre
sa colère. Et ce sont ces innombrables répétitions qui mettent en avant le malaise des deux
protagonistes à devoir dire et subir pour l’autre.

 Il met l’accent sur la durée « des années » le temps de comprendre le comportement de son
frère, et l’adverbe « peut-être » marque cette difficulté à le déchiffrer.

Par « tu n’as pas mal » il fait en effet allusion à son attitude hypocrite.
 Et c’est à travers l’utilisation des expressions « savoir, apprendre » qu’Antoine montre qu’il a
effectivement compris cette attitude surfaite de son frère faisant allusion au silence « tu ne le
dirais pas» et l’air malheureux qui le caractérisent.

 La proposition subordonnée circonstancielle de condition : « si tu avais mal, tu ne le dirais


pas, j’ai appris cela à mon tour » remet également en question la souffrance de Louis et son
manque de communication.

 Cette connaissance de la souffrance suggère qu’Antoine a souffert. Sa tirade déporte donc le


pôle de la souffrance : c’est lui, et non Louis, qui souffre véritablement.

 Louis porterait un masque : « le malheur sur le visage comme d’autres un air de crétinerie »

 Le passé composé utilisé au rythme ternaire (« tu as choisi ça et cela t’a servi et tu l’as
conservé ») retrace une stratégie délibérée de la part de Louis.

Mouvement 2 :

 La conséquence de cette mascarade affecte toute la famille : « Et nous, nous nous sommes
fait du mal à notre tour ». La répétition ternaire du pronom personnel « nous »mis en
emphase insiste sur la souffrance subie, comme un couteau enfoncé plusieurs fois dans la
plaie et marque l’écart entre Louis et le reste de cette famille qui constitue une entité « les
autres, tous ».

 Il y a un jeu des pronoms personnels, qui confirme le silence de Louis dont la présence est
ressentie sans pour autant entendre ses réponses, c’est un personnage solitaire et renfermé à
l’image de l’homme au XXème siècle.

 L’expression « moi, eux » mis en rejet dans ce texte poétisé en vers libres permet cette fois de
dissocier Antoine des membres de sa famille lui permettant d’exprimer son ressenti.

 Il se présente comme la victime de Louis : « c’était de ma faute, ce ne pouvait être que de ma


faute. » La tournure restrictive « ne..que » donne l’impression que l’étau se resserre autour
d’Antoine qui devient l’unique responsable du malheur de Louis.

 D’après Antoine, le malheur affiché par Louis l’a dépossédé de sa place dans la famille, alors
même qu’il n’y occupait déjà pas une place si importante comme le montre le parallélisme «
On devait m’aimer trop puisque on ne t’aimait pas assez et on voulut me reprendre alors ce
qu’on ne me donnait pas, et ne me donna plus rien » marquant ainsi avec ironie sa position
dans la famille et les rapports d’inégalités entre eux.

 On peut noter le lyrisme de ce passage, avec l’allitération en « m » et « n » qui contraste avec


la brutalité habituelle des répliques d’Antoine. Ce lyrisme donne de la profondeur à son
discours et suggère une souffrance intime.
 Antoine semble avoir adopté et s’être imposé un comportement forcé toute sa vie comme le
suggère les verbes à l’infinitif « ne jamais devoir me plaindre, sourire, jouer »ainsi que les
participes passés marquant son assujettissement.

 La jalousie et la rancœur d’Antoine s’expriment dans la subordonnée conjonctive d’opposition


: « alors que toi […] tu suais le malheur », entre le malheur pour l’un et le sourire pour l’autre,
les négations montrent la persistance de Louis à maintenir un comportement qui semble lui
convenir.

 Il montre à quel point il n’avait jamais été considéré qu’en comparaison avec son frère :
puisque son frère se définissait par le malheur et le manque d’amour, il ne pouvait être, lui,
que le trop aimé ou le trop heureux.

 Les trois propositions temporelles « lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu
nous abandonnas » se fondent sur une gradation accusatrice : partir/quitter/abandonner,
appuyée par l’opposition passé composé (tu es parti, tu as quitté)/ passé simple (tu
abandonnas), plus noble. Mais Louis a détourné la situation en attaquant à son tour : « je ne
sais quel mot définitif tu nous jetas à la tête » : Louis a donc motivé son départ en n’hésitant à
faire une scène à sa famille, lui déjà maître du langage et de ces mots qui peuvent être «
définitifs ».

 A partir de là, de fait, la vie d’Antoine est déterminée : « je dus encore être le responsable ».
Le poids subi par le jeune homme se manifeste par le vocabulaire « devoir », « responsable »
et l’adverbe « encore » trahit la souffrance endurée. Suit alors une accumulation d’infinitifs
qui dicte à Antoine sa conduite sur tous les plans :

« Être silencieux et admettre la fatalité » : la soumission et le silence


« Et te plaindre aussi, m’inquiéter de toi à distance » : la compassion et la peur pour son frère
« Et ne plus jamais oser dire un mot contre toi, ne plus jamais oser penser un mot contre toi
» : le refus de se plaindre du passé, la culpabilité de le faire.
« Rester là, comme un benêt, à t’attendre » : l’immobilité et l’attente. La comparaison, avec le
choix d’un terme un peu vieilli, « benêt », souligne l’idiotie à laquelle Antoine est contraint.

 Ainsi le départ de Louis, loin de libérer Antoine, le fige de manière plus violente encore et le
rend encore plus dépendant de son frère. Le dernier verbe « t’attendre » suspend la vie
d’Antoine au retour de son frère.

Mouvement 3 :

 Enfant prétendument aimé et comblé dans son enfance, cette image d’Antoine est toujours
celle qu’on lui donne, ». Louis ayant monopolisé le droit au malheur ; Antoine se définit avec
emphase «Moi, je suis la personne le plus heureuse de la terre » comme l’antithèse, le
contraire de son frère.

 Ce bonheur, Antoine l’explicite par l’absence de grands événements tragiques ou


malheureux : « il ne m’arrive jamais rien » ou par leur extrême rareté : « et m’arrive-t-il
quelque chose que je ne peux pas me plaindre/puisque, « à l’ordinaire » /il ne m’arrive
jamais rien ».

 L’ironie du personnage est ici amère, car Antoine associe à sa vie le terme de « rien » (et il va
continuer à le faire jusqu’au bout de sa tirade).Le frère cadet est ainsi frustré de n’avoir
jamais eu le droit de se plaindre et d’assumer ses souffrances.

Conclusion :

Ce passage est un point culminant de la pièce, et il peut être lu à plusieurs niveaux. D'abord, comme
un drame familial : le conflit entre deux frères, où celui qui est resté dénonce le mal commis par celui
qui est parti.

Mais la situation de cette tirade vers la fin de la pièce et le relations tendues ne présage aucune
réconciliations entre ces deux frères, les malentendus, le manque d’échanges et l’absence de
dialogue intensifient la crise des personnes et par la même celle de la famille.

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