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EL n° 2 Honoré de Balzac, La Peau de Chagrin, « La femme sans cœur »

En 1831, Balzac publie le premier roman qu’il signe de son nom. Il s’agit de La Peau de chagrin. Il y expose sa théorie de l’énergie vitale à travers le destin
tragique de son héros, Raphaël de Valentin. L’extrait étudié se situe au début du roman de la seconde partie du roman. Raphaël ayant accepté un pacte avec
une mystérieuse Peau de chagrin, censée accomplir tous ses désirs, a émis le vœu de participer à un fabuleux festin. Des amis l’entraînent alors chez le banquier
Taillefer qui donne une orgie sans pareille. Le texte dévoile ici le réveil des convives.
LECTURE

Comment cette scène met-elle en exergue la dégénérescence de la société ?


1/ Le réveil des convives dévoile leur laideur
2/ reflet d’une société dépravée/déliquescente
3/ invitant à une réflexion sur la perversité de la nature humaine
Le passage s’ouvre sur deux CCT qui rappellent qu’il s’agit d’un lendemain de nuit de
débauche et que le réveil est tardif. Le réveil des convives est progressif. Aquilina en se
levant, entraîne Euphrasie, qui, à son tour, va provoquer le réveil des autres « convives ».
Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et La succession de verbes de mouvement montre comment le tableau s’anime « se leva »,
« se dressa », « se remuèrent ». Le bruit accompagne alors ces mouvements « bâillant »,
les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur
« jetant un cri rauque », « poussant des gémissements sinistres ». Balzac se livre à une
lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa véritable hypotypose. En passant de l’ombre à la lumière, à travers le geste symbolique du
compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, serviteur « Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons », il révèle le vrai
si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille visage de la débauche, lorsque les masques tombent. L’isotopie de la lumière « les chauds
allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en rayons du soleil », « frappées par l’éclat du jour », « tant d’éclat aux lumières », participe
poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les du contraste entre la beauté du jour et la laideur du spectacle. Tous les excès de la nuit de
jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un débauche ont laissé des traces que le narrateur se plaît à détailler avec une certaine cruauté.
valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L'assemblée L’ensemble tend à suggérer un spectacle sinistre. Aquilina se réveille la première. Les
se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui assonances en [a] rendent compte de cet éveil « la belle Aquilina se leva, bâillant,
pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvements du sommeil ayant fatiguée, […] marbrées par […] tabouret sa tête avait » Le GN « la belle Aquilina »
résonne comme une antiphrase au regard du portrait à charge qui suit. Le narrateur détaille
brisé l'élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les
en effet tous les stigmates physiques de cette fête sur l’apparence des invités. Les « joues
femmes frappées par l'éclat du jour présentèrent un hideux spectacle : marbrées » défigurent Aquilina. C’est comme si la pourriture de son âme se manifestait à
leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé l’extérieur (cf. Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde). De même, Euphrasie semble
d'expression, leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les s’être fanée en une nuit comme le suggèrent les antithèses « si blanche, si fraîche la veille,
teints bilieux qui jettent tant d'éclat aux lumières faisaient horreur, les était jaune et pâle ». Aux deux hyperboles qui accompagnent les adjectifs mélioratifs
figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, renforcés par l’adverbe d’intensité « si » et juxtaposés, succèdent les deux adjectifs
étaient devenues vertes ; les bouches naguère délicieuses et rouges, péjoratifs coordonnés. L’antithèse est donc renforcée par la syntaxe. Le GN « jolie figure »
maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de résonne comme une autre antiphrase et souligne également l’idée de masque, de
l'ivresse. représentation. La description du groupe des convives permet de prolonger ce spectacle
hideux. Les allitérations en [r] et les assonances en [i] viennent appuyer le lexique péjoratif
qui dénonce la laideur des individus (cf. texte). Le champ lexical de la déchéance et de la
destruction révèle le vrai visage de ces femmes et ces hommes ayant perdu leurs artifices
sociaux au cours de la nuit « brisé », « fané », « frappées », « pendaient », « ternis ». Cette
décrépitude est associée à l’isotopie de la maladie « lassitude », « teints bilieux », « figures
lymphatiques », « vertes », « sèches et blanches ». Plusieurs expressions semblent de
mauvais présages. Ainsi Aquilina a dormi « la tête » reposée sur un « tabouret », comme
elle aurait posé sa tête sur le billot. Euphrasie offre une image de la maladie ainsi que le
suggère la comparaison « comme […] une fille allant à l’hôpital », les « gémissements
sinistres » des autres convives s’avèrent également inquiétants. La mort plane.
Dès lors, la description de cette scène devient un portrait à charge contre la société. Le GN
« Les hommes » permet d’opérer un mouvement de généralisation. Or le tableau qui est
proposé suggère que la société est en pleine décomposition. La comparaison des courtisanes
avec des fleurs permet de mettre en exergue à la fois le thème de la fragilité de la vie
« décolorées », « cadavéreuses », et du mépris que les hommes manifestent à son égard
« écrasées ». Les allitérations en occlusives suggèrent la violence « décolorées,
cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des
processions ». Le lecteur perçoit un spectacle infernal comme si des cadavres ou des
fantômes évoluaient sous ses yeux. L’isotopie macabre domine « décolorées »,
« cadavéreuses », « yeux caves et cernés », « engourdies », « visages hâves », « squelette ».
En multipliant les démonstratifs déictiques « Ces hommes », « ces faces humaines », « Ces
visages hâves », « Ce réveil », « ce squelette », « ces intrépides athlètes », Balzac invite de
Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi manière insistante les lecteurs à contempler cette scène. D’ailleurs l’adresse directe au
décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après lecteur « Vous eussiez frémi de voir », au subjonctif plus-que-parfait, insiste à la fois sur
le passage des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus l’implication des lecteurs et l’action de voir. En pointant du doigt la société (au sens
horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux étymologique), le romancier imprime une dimension morale à la scène. Il met en
accusation, de manière spectaculaire, les conséquences de leur comportement de débauché́ .
yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin,
Ce spectacle qui aurait pu s’avérer pathétique est présenté en des termes virulents et
hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages critiques. C’est un portrait à charge de la société qui est proposé. En effet, toutes les couches
hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les sociales participent à la scène (les classes populaires avec le valet et les courtisanes, le
décore notre âme, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement monde bourgeois de la finance avec Taillefer, le mondes des lettres et des arts et la noblesse
bestial. Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, ce squelette du mal incarnée par Raphaël de Valentin). Or le champ lexical de l’horreur est très présent «
déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l'esprit ou des horribles », « frémi », « féroce », « mal », « épouvanta ». Les individus sont
enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque progressivement déshumanisés. Ainsi, Aquilina et Euphrasie, explicitement nommées au
habitués qu'ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes début du passage sont désormais désignées par le terme générique de « courtisanes ». Les
gardèrent le silence en examinant d'un œil hagard le désordre de autres convives sont dépourvus d’identité et englobés dans des termes vagues et au pluriel
l'appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. « ces hommes », « ces faces humaines », « ces intrépides athlètes ». Puis se voient presque
animalisés, par les connotations des termes « féroce » et « bestial ». Enfin, le recours à des
allégories « Ce réveil du vice sans vêtements ni fard », « ce squelette du mal déguenillé́ »
prive les individus de consistances pour en faire des incarnations du vice et de la débauche.
Le passage est d’ailleurs construit sur une gradation péjorative : des hommes, des animaux,
des squelettes. Le narrateur montra ainsi les conséquences mortifères de la débauche. Se
regardant les uns les autres, comme par un jeu de miroirs, les convives reconnaissent chez
leurs condisciples le masque de la mort. Le lexique du manque « sans », « déguenillé »,
« privé », « vide » contribue à cette vision pessimiste. L’image du « squelette du mal
déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l'esprit ou des enchantements du luxe » se
veut particulièrement frappante. Au rythme ternaire succède un rythme binaire qui se fonde
sur deux termes liés à l’idée de falsification « sophisme » et « enchantements ».
Force est de constater que les termes du pacte conclu avec la Peau de chagrin se manifestent
ici symboliquement. La débauche d’énergie liée à l’orgie a conduit ces individus à une
destruction accélérée accompagnée de la destruction de ce qui les entoure. Cette scène fait
bien écho aux paroles du vieux marchand d’antiquités « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous
détruit.»
Le dernier mouvement de l’extrait met l’hôte du banquet, le financier Taillefer au premier
plan. Personnage secondaire dans le roman mais appelé à jouer un grand rôle dans La
Comédie humaine, il incarne la figure de l’homme d’affaires dépourvu de tout scrupule,
prêt à tout pour s’enrichir. Ce qui est intéressant ici c’est que le soupçon de crime qui pèse
Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sur lui, confirmé dans L’Auberge rouge, met en évidence l’intuition que Balzac a pu avoir
sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en du principe du retour des personnages. Taillefer apparaît bien ici comme une figure
sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du satanique, trônant au milieu d’un peuple de démons débauchés. La mention du « feu »
crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au renvoie, par association d’idées, aux feux de l’enfer, puis les adjectifs « satanique » et
sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, «infernale » explicitent cette métaphore filée. Son évocation donne lieu à une rupture, mise
en évidence par l’emploi de la locution adverbiale « tout à coup ». L’allitération en
le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les
occlusives souligne à la fois l’effet de surprise et la symbolique maléfique de son apparition
fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou
« Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer ». La tentative avortée de saluer
des mensonges auxquels elle ne croit plus. ses invités par une « grimace » semble montrer que Taillefer doit renoncer au masque social
et montre ainsi son vrai « visage en sueur et sanguinolent », rythme binaire qui renvoie à la
fois aux stigmates de son crime « sanguinolent » et révèle les preuves de sa nature infernale
« en sueur ». La phrase lapidaire « Le tableau fut complet. » souligne le rôle majeur joué
par Taillefer. Une nouvelle personnification clôt le passage. Elle relègue définitivement les
hommes au second plan et confère une dimension allégorique à la scène. Le lecteur est
confronté à l’emblème de la dépravation. Le propos est fortement modalisé, et le jugement
moral du romancier transparait à travers les connotations péjoratives des termes qu’il
emploie: « fangeuse », « horrible », « ignobles », « débris », « mensonges ». Le paradoxe
final met en évidence le caractère désabusé du propos.
Au terme de cette analyse, il apparaît bien que Balzac fait de la scène de l’orgie, et ici plus précisément de son lendemain, un reflet de la corruption qui règne dans la société.
Parallèlement il dévoile les pires aspects de la nature humaine. Tandis que le romancier livre, dans ce roman philosophique, une méditation philosophique sur la débauche et
ses conséquences, il cherche aussi à décrire une « Scène de la vie parisienne » avec réalisme. Cet extrait figure dans la deuxième partie du roman. Raphaël vient de se livrer
à une longue analepse faisant le récit de sa vie. Pour le lecteur, Taillefer apparaît comme une nouvelle figure satanique présente sur son parcours. Raphaël a déjà manifesté
sa faiblesse en suivant les pas de Rastignac renonçant à sa pureté, il a cédé au marchand d’Antiquités et a accepté le pacte mystérieux avec la Peau de chagrin, ici il capitule
face à la tentation du vice incarnée par l’homme d’affaire. On peut donc dire que son parcours a déjà été jalonné par trois figures sataniques ce qui ne laisse rien augurer de
bon pour son avenir.

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