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EL n° 1 Honoré de Balzac, La Peau de Chagrin, « Le Talisman »

En 1831, Balzac publie le premier roman qu’il signe de son nom. Il s’agit de La Peau de chagrin. Il y expose sa théorie de l’énergie vitale à travers le destin
tragique de son héros, Raphaël de Valentin. L’extrait étudié se situe au début du roman. Le lecteur suit les pas d’un « inconnu », un « jeune homme » dont il
ignore l’identité. Ce dernier entre dans une maison de jeu. Balzac exploite ici la technique du personnage voilé afin de susciter l’intérêt. Les déambulations de
ce mystérieux personnage permettent de révéler un microcosme social symbolique.
LECTURE

En quoi cette entrée en scène du héros préfigure-t-elle les contradictions qui vont conduire à sa perte ?
1/ Un inconnu énigmatique …
2/ dont le premier portrait s’avère ambivalent …
3/ et soumis à l’attrait irrésistible du vice.
Le portrait du personnage présenté en ce début de roman se déroule en focalisation externe. C’est
le point de vue des témoins, joueurs ou employés de la salle de jeu qui est adopté. Le verbe
« lurent » introduit leur interprétation, leurs hypothèses. La locution temporelle « Au premier coup
d’œil » ainsi que l’emploi du passé simple suggèrent le caractère immédiat de l’intérêt que suscite
le nouveau venu. L’hyperbole « quelque horrible mystère » indique le caractère énigmatique voire
perturbant de son apparition. Le regard des autres joueur détaille d’abord le visage du jeune homme
et les indices qu’ils y perçoivent permettent d’élaborer des hypothèses qui témoignent de l’intérêt
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice de Balzac pour la physiognomonie1. L’isotopie des traits du visage est donc omniprésente dans ce
quelque horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d’une premier mouvement « visage », « traits », « front », « sourire », « plis », « bouche », « yeux » et
grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille le recours aux verbes et groupes verbaux « lurent », « étaient empreints », « attestait », « dessinait»,
espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait « exprimait » traduit l’idée que le corps est comme un livre à lire et à déchiffrer, laissant apparaître
à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait l’intériorité d’un individu. Ainsi au 1er coup d’œil, les habitués détectent le caractère « novice »
de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie du nouveau venu. Cette précision accentue le caractère intrigant de la scène, invitant le lecteur à
exprimait une résignation qui faisait mal à voir. s’interroger sur sa présence dans un tel lieu de perdition. Le GN « quelque horrible mystère »
s’explique par l’ambivalence qui se dégage des éléments du portrait. Plusieurs oxymores en
attestent « grâce nébuleuse », « sourire amer ». La jeunesse est soulignée par différents termes
« novice », « jeunes traits » et elle s’accompagne d’une certaine beauté « grâce » . Néanmoins
cette jeunesse semble déjà menacée par la maladie comme l’indique notamment le GN « pâleur
mate et maladive » dont la portée est soulignée par le rythme binaire des adjectifs et l’assonance
en [a]. D’emblée se dessine tout un itinéraire de vie avec des pluriels « des efforts trahis », voire
une hyperbole « mille espérances trompées ! », l’oxymore « La morne impassibilité du suicide ».
En filigrane se dessine le portrait symbolique de la génération romantique : de beaux (comme
l’atteste le vocable « grâce ») « jeunes » gens, encore « novice[s] », emplis d’illusions

1
Rappel : la physiognomonie est une théorie élaborée par un philosophe suisse de la seconde moitié du XVIII ème siècle, Johann Kaspard Lavater, selon lequel l’âme entière d’un individu se
reflète sur son visage.
« espérances » et de volonté « efforts », faibles de constitution « maladi[fs] » et malmenés par leur
époque « trahis », « trompées », finissent par s’avouer vaincus « résignation », au point
d’envisager la mort comme l’indique le GN comportant une expression à valeur de pléonasme
« morne impassibilité du suicide ». Les assonances en [i] suggèrent ici que le personnage a atteint
les limites de la douleur. La démarche suivie par les habitués du tripot : relevé des indices, analyse,
interprétation est la même que celle que tout portrait balzacien suppose. Le caractère pathétique
de ce portrait est souligné par la présence de la ponctuation affective du GN « mille espérances
trompées ! » et la relative « qui faisait mal à voir » ayant presque valeur d’hyperbole dans la
mesure où même les individus qui s’adonnent au vice éprouvent des sentiments humains envers
ce jeune homme.
Le second mouvement du texte contribue à épaissir le mystère autour de ce personnage dont toute
l’ambivalence est mise en exergue ici. Un mal profond et mystérieux semble le ronger. Dès la 1re
phrase une opposition éclate entre l’éclat de l’intelligence qui brille dans le regard de l’inconnu
Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut- comme l’indique la métaphore « Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux » et
être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait l’obscurcissement qu’apporte l’évocation d’une possible débauche, également suggérée par une
de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, autre métaphore « voilés peut-être par les fatigues du plaisir ». Dès lors sont énoncées des
maintenant dégradée ? Les médecins auraient sans doute attribué hypothèses tendant à cerner le personnage. Une interrogation directe multiplie les antithèses et
à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait permet d’attribuer la pâleur maladive du jeune homme à d’une vie de débauche, de fêtes, de
les paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les banquets et de recherche toujours renouvelée des plaisirs de la chair. À cette remarque générale –
poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la sans doute émise par les joueurs du tripot – succèdent des tentatives d’explications liées à des
science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe corps de métiers précis. Selon le regard de « médecins » il peut aussi s’agir de symptômes d’une
studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie physique, pathologie du cœur ou des poumons. C’est en tout cas le diagnostic qui découle
maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette du « cercle jaune qui encadrait les paupières, et [de] la rougeur qui marquait les joues ». Enfin
« les poètes » peuvent y voir les signes d’un épuisement intellectuel, explicable par une vie dédiée
jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur à l’étude, « les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse ». L’hypallage présent dans
qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. cette image permet de souligner plus particulièrement cet aspect du personnage et fait écho à
Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les l’hyperbole « les ravages de la science ». Ainsi malgré le caractère énigmatique du portrait, Balzac
condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons révèle à ses lecteurs des informations progressives sur son héros. Au cours de l’analepse à laquelle
humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une se livre Raphaël dans la seconde partie de l’œuvre (« La femme sans cœur »), les lecteurs
blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de apprennent que Rastignac l’a entraîné pendant quelques mois dans une vie de débauche qui mettait
leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère un terme aux résolutions initiales de Raphaël de se consacrer corps et âme au labeur intellectuel,
de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, en vue de composer sa Théorie de la volonté. Enfin la maladie qui semble le dériver de manière
mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment mystérieuse et fantastique à la fin du roman est déjà annoncée ici par l’hypothèse formulée par
maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies d’éventuelles médecins. Ainsi Balzac annonce d’emblée sa démarche romanesque mêlant réalisme
comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté ; (Raphaël meurt de maladie) et fantastique (Raphaël a conclu un pacte diabolique avec la
mystérieuse Peau). La conjonction adversative « Mais » introduit alors de nouveaux éléments qui
enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! tendent à épaissir le mystère. Deux hyperboles fondées sur des comparatifs de supériorité « une
passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie »
semblent rejeter dos à dos les deux dernières hypothèses énoncées. Le double chiasme accentue
l’effet. Viennent ensuite deux rythmes ternaires. À trois propositions « altéraient cette jeune tête,
contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur » succèdent trois GN « les orgies, l’étude et
la maladie ». Le tout semble encore opacifier la personnalité mystérieuse et complexe du
personnage. Afin de préciser encore l’étrange effet que produit cette apparition insolite sur les
joueurs du tripot, Balzac l’associe à une série de figures, par la création d’images efficaces. Il le
compare successivement à un bagnard nouvellement arrivé en réclusion: « Comme, lorsqu’un
célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect » puis l’associe ensuite,
grâce aux métaphores, à la figure d’un « prince » de l’enfer, autrement dit un suppôt de l’enfer
d’un ordre supérieur. Dans les deux cas, ces images construisent un portrait à la fois terriblement
inquiétant, en raison de la présence d’une isotopie du mal « criminel », « démons », « tortures » et
fascinant, admirable, car Raphaël apparaît visiblement comme un être d’exception, d’où un lexique
mélioratif « célèbre », « l’accueillent avec respect », « majesté », « élégante ». Or ce qui semble
le distinguer avant tout c’est l’ampleur de sa souffrance comme l’indique le rythme binaire « une
douleur inouïe, une blessure profonde ».
Puis le regard des habitués du tripot se porte sur la tenue vestimentaire du nouveau venu. Cette
description du jeune homme, recourt au lexique des pièces du vêtement bourgeois typique du
XIXème siècle : « frac », « gilet » « cravate ». Si le narrateur reconnaît une certaine élégance au
jeune homme comme l’atteste le GN « de bon goût », un renversement concessif vient contredire
cette impression favorable. En effet, le narrateur précise qu’il ne semble pas porter de « linge »,
c’est-à-dire de vêtements de dessous qui nécessitent un entretien régulier, ni de « gants », puisque
ses mains sont « d’une douteuse propreté » (Gn dans lequel l’antéposition de l’adjectif accentue
sa portée) : ce sont, pour l’époque, des fautes de style qui témoignent probablement ici d’un
manque d’argent, qu’il a tâché de faire oublier au mieux, comme le signale l’adverbe dans le
syntagme « savamment maintenue ». Ce contraste entre le « bon goût » et des moyens financiers
Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est insuffisants est résumé par l’oxymore « élégante misère ».
que les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges
dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, Au cours du 3ème mouvement de l’extrait, le portrait physique du mystérieux jeune homme se
naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et précise. Le lecteur relève alors des expressions qui renvoient à une délicatesse toute féminine.
Ainsi à la comparaison « comme des mains de femme », présente un peu plus haut, fait ici écho le
le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la
GN « l’aspect d’une belle fille ». L’inconnu est doté d’un physique qui allie grâce et fragilité «
jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante
formes grêles et fines », « cheveux blonds et rares », « de la grâce ». L’impression de jeunesse
lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y domine comme l’attestent les syntagmes « encore vingt-cinq ans », « verte vie de la jeunesse ».
combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. D’où une certaine candeur visible à l’œil nu soulignée par l’hyperbole « les enchantements de
Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, l’innocence», et le paradoxe « un ange sans rayons ». Balzac semble vouloir renforcer la douceur
égaré dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et et fragilité de son personnage dans une tonalité pathétique. Il souligne ainsi depuis le début du
d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié texte la sidération qui s’empare des habitués lorsqu’apparaît dans ce sordide tripot, lieu de tous les
à l’aspect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils vices, une créature si gracile et si lumineuse. Par ailleurs, Balzac dramatise l’instant en suggérant
prêts à crier au novice : - Sortez ! que le personnage s’apprête à accomplir un geste sans retour, à faire un choix définitif, grâce en
particulier à la mise en place d’une série d’antithèses: « ténèbres » et « lumière », « néant » et «
existence », « grâce » et « horreur », « professeurs » et « novice », « vieille femme édentée » et «
belle fille », combinée au champ lexical du combat et du conflit: « luttait », « combattaient ». Mais
c’est surtout le cri supposé des joueurs, réaction émotionnelle vive, formulé au discours direct sous
la forme d’une injonction: « Sortez! » qui confère à l’instant son caractère à la fois poignant et
critique. Les assonances en [i] semblent ici résonner comme un signal d’alarme au moment où
l’innocence va basculer dans la tentation du vice « Aussi tous ces professeurs émérites de vice et
d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui
s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice ». L’image de l’« ange sans rayons » n’est
pas sans rappeler Lucifer, le porteur de lumière déchu. Enfin le pacte diabolique qui sera signé
quelques pages plus loin est ainsi annoncé.

Au terme de cette analyse il apparaît que ce premier portrait de Raphaël de Valentin, dont le lecteur ignore encore l’identité, porte en lui la destinée du
personnage. En ce sens l’extrait étudié joue le rôle d’un incipit. Encore jeune mais déjà douloureusement blessé par les affres de l’existence, le héros semble
déjà en proie à la maladie et envisage le suicide. S’il a consacré une certaine énergie vitale à l’étude, il semble ici davantage tenté par le vice et la facilité. Ainsi
lorsque quelques pages plus loin, il accepte le pacte fatal avec la Peau symbolique, c’est pour basculer du côté des désirs matériels et charnels et brûler sa vie.
L’ironie tragique réside dans le fait que celui qui désire la mort au début du roman va, par la suite, s’accrocher à la vie avec désespoir.

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