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Parcours : Spectacle et comédie.

Texte 2 – Molière, extrait de l'acte II, scène 8, Le Malade imaginaire, 1673.

ARGAN.- Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d’abord tout ce que vous voyez ?
LOUISON.- Oui, mon papa.
ARGAN.- L’avez-vous fait ?
LOUISON.- Oui, mon papa. Je vous suis venue dire tout ce que j’ai vu.
ARGAN.- Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ?
LOUISON.- Non, mon papa.
ARGAN.- Non ?
LOUISON.- Non, mon papa.
ARGAN.- Assurément ?
LOUISON.- Assurément.
ARGAN.- Oh çà, je m’en vais vous faire voir quelque chose, moi.
Il va prendre une poignée de verges.
LOUISON.- Ah ! mon papa.
ARGAN.- Ah, ah ! petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la
chambre de votre sœur ?
LOUISON.- Mon papa !
ARGAN.- Voici qui vous apprendra à mentir.
LOUISON se jette à genoux.- Ah ! mon papa, je vous demande pardon. C’est que ma sœur
m’avait dit de ne pas vous le dire ; mais je m’en vais vous dire tout.
ARGAN.- Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons
au reste.
LOUISON.- Pardon, mon papa !
ARGAN.- Non, non.
LOUISON.- Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet !
ARGAN.- Vous l’aurez.
LOUISON.- Au nom de Dieu, mon papa, que je ne l’aie pas.
ARGAN, la prenant pour la fouetter.- Allons, allons.
LOUISON.- Ah ! mon papa, vous m’avez blessée. Attendez, je suis morte. Elle contrefait la morte.
ARGAN.- Holà ! Qu’est-ce là ? Louison, Louison. Ah, mon Dieu ! Louison. Ah ! ma fille ! Ah !
malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu’ai-je fait, misérable ! Ah ! chiennes de verges. La peste
soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille, ma pauvre petite Louison.
LOUISON.- Là, là, mon papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.
ARGAN.- Voyez-vous la petite rusée ? Oh çà, çà ! je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que
vous me disiez bien tout.
LOUISON.- Ho ! oui, mon papa.
Lecture linéaire. Le Malade imaginaire, II,8.
N.B. : les exemples nécessaires à l'analyse complète du texte ne sont pas tous précisés dans ce
document, qui se veut proche d'une fiche de révisions.

► Présentation
Auteur, œuvre : voir lecture linéaire 1 (II,5).
Situation de l'extrait
Dans la scène qui précède la scène 8 de l'acte II, Béline prévient Argan qu'un jeune
homme se trouvait dans la chambre de sa fille Angélique et qu'il s'est enfui dès qu'il l'a
vue. Louison était avec les deux jeunes gens.
► Composition
L.1 à 11 : Un interrogatoire qui interroge
L.12 à 27 : Entre menaces d'un père et dilemme d'une petite fille.
L.28 à 35 : La mort simulée au service de l'intensité de la scène.
► Problématique possibles autour des thèmes suivants :
La forme du théâtre dans le théâtre, la mort source de peur et de jeu, la recherche de la
vérité, la place des enfants au théâtre, la représentation de la mort sur scène, intensité
de la scène...
► Lignes 1 à 11 : Un interrogatoire qui interroge
Rythme soutenu des répliques : un jeu de questions/ réponses typique d’un
interrogatoire.
La formulation des questions montre qu'Argan en connaît déjà les réponses : emploi de
tournures interro-négatives ainsi que de termes marquant l’insistance. Argan joue le rôle
du père inquisiteur, peu rassurant. Car enfin, derrière son apparente complaisance on
peut s'interroger sur la façon dont Argan dresse Louison à surveiller sa sœur... Son esprit
soupçonneux est-il lié à la psychologie de l'hypocondriaque ou bien à la défiance
masculine à l'égard de la supposée duplicité féminine ? => inégalité de l'interrogatoire,
quoi qu'il en soit ; fillette soumise à l'autorité d'un adulte qui exerce sur elle une certaine
violence psychologique.
Mais, Louison semble jouer les petites filles innocentes : elle ment à son père avec
aplomb en reprenant les termes utilisés dans ses questions et en abusant de l’apostrophe
« mon papa » destinée à l'attendrir (x4, dans cette partie).
Un metteur en scène peut donc conjecturer sur le jeu des deux personnages : défiance et
cruauté ou bonhomie d'Argan / espièglerie ou naïveté de Louison.
►Lignes 12 à 27 : entre menaces d'un père et dilemme d'une petite fille
Fonction théâtrale du fouet (les verges), soulignée ici ; Argan ne dit pas je m’en vais
vous donner le fouet mais « je m’en vais vous faire voir quelque chose ».
Réaction de Louison : peur de la menace (cf évolution du ton de l'apostrophe ;
exclamatives et interjections, « Ah ! ») ou possible rouerie !
Le terme « masque » employé au féminin par Argan va dans ce sens ! (< lat. masca qui
signifie "sorcière", d'où l'injure familière pour reprocher à une femme sa malice, sa
fourberie). Argan reproche donc à Louison son mensonge alors que lui-même vient de lui
mentir !
Remarque : le terme masque (au masculin) renvoie aussi à l’univers théâtral, puisque dans l’Antiquité ou à
l'époque de Molière, dans la commedia dell’arte, les acteurs portaient des masques. Lien ainsi établi par
Argan entre théâtre et mensonge => implicitement cette scène est un jeu, plus ou moins
pris au sérieux par ceux qui la jouent.
Néanmoins, l'entêtement de Louison tient à la promesse faite à sa grande sœur =
dilemme : trahir sa sœur vs mentir à son père ; d'où les supplications de l'enfant.
Cela dit, Argan semble feindre la colère pour impressionner l’enfant : cf phrases assertives
et absence d’exclamations pour les répliques de ce personnage. Quoi qu'il en soit, deux
lectures sont possibles : Argan frappe sa fille (mises en scène : Claude Stratz, 2019 et
Georges Werler, 2008) ou s'en tient aux menaces (mises en scène : Marcel Maréchal,
1978 et Jean-Laurent Cochet,1970). La seconde, sur scène, apparaît moins crédible alors
même que le texte semble aller dans ce sens...
► Fin du passage : la mort simulée au service de l'intensité de la scène
… et le terme « blessée », employé par Louison, pourrait alors porter un sens
polysémique (sens propre et/ou sens figuré).
Mais la fausse mort de Louison n'en est pas moins un jeu, une mise en scène destinée à
créer une illusion à l’intérieur même de la pièce, comme le souligne à la fois la réplique
de Louison et la didascalie qui l’accompagne (l.28) = procédé théâtre dans le théâtre.
Effet comique de cette ruse enfantine : soudaineté et invraisemblance => rire ou
sourire du spectateur.
La réaction d’Argan à cette feinte est aussi brusque qu’hyperbolique : en un moment, il
passe du père violent au père éploré, et la soudaineté de cette transformation peut
suggérer son caractère factice. Sorti de son hypocondrie, Argan est tout sauf naïf. Il entre
ainsi dans le jeu de l’enfant pour mieux lui faire la leçon ensuite ; cf caractère exagéré de
sa réplique (succession d’exclamations pathétiques) mettant en scène de manière
ostentatoire la douleur paternelle suivie d'une surprenante promptitude à pardonner, dans
sa dernière réplique.
Tout n'est que jeu de masques, dissimulation et manipulation : fausse mort
innocemment annoncée, tendresse de l'enfant qui rassure son père, jeu d'Argan pour
obtenir ce qu'il veut (mensonge, menaces, pardon...) participent du rythme, de l'intensité
de la scène.
► Éléments de conclusion
Scène qui apparaît, par le procédé du théâtre dans le théâtre, comme une préfiguration à
certaines scènes du troisième acte : III,6 – Argan dit au tout début, « Je suis mort », juste
après le psychodrame avec Monsieur Purgon. III,12 et 13 – mise en scène de Toinette
pour éprouver la sincérité de Béline et révéler l'affection d'Angélique.
II,8 / III,12 et 13 : scènes marquantes puisque le mensonge et le jeu théâtral permettent de
révéler la vérité...

GRAMMAIRE
Argan. — Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ?
Louison. — Non, mon papa.
Argan. — Non ?
Louison. — Non, mon papa.
1re réplique d’Argan (« Et n’avez-vous rien vu aujourd’hui ? ») : phrase interro-négative qui appelle une réponse du type
« si » ou « non », avec négation partielle exprimée à l’aide de l’adverbe « ne » et du pronom « rien » qui constitue l’objet
du verbe voir (« rien vu »). Dans les répliques suivantes, l’adverbe « non » est employé par Louison comme mot-phrase
pour répondre négativement à la question posée par Argan, et repris sous forme interrogative par Argan pour souligner
ses doutes et obliger Louison à réitérer sa réponse.

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