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OE 4 

: Prévost, Manon Lescaut (1731) / Personnages en marge, plaisirs du romanesque


EL 16 : la lettre de Manon commentée par Des Grieux
de « Je te jure, mon cher Chevalier… » à « encore plus d’amour !  », p. 76 dans l’édition « Carrés Classiques »

En introduction :
-Présenter l’auteur, le contexte et le roman comme pour l’explication linéaire du 1 er extrait (E.L 15)
-Situer et présenter l’extrait à étudier : installés à Paris après l’incendie de leur maison de Chaillot, Des Grieux et Manon sont à nouveau ruinés
car leur couple de domestiques a volé tout l’argent que Des Grieux avait gagné en trichant au jeu, initié par le frère de Manon. C’est ce même
Lescaut qui va conseiller à sa sœur de se faire entretenir par un certain M. de G… M, présenté comme un « vieux voluptueux qui payait
prodiguement les plaisirs » (p. 75). Manon quitte donc l’appartement en justifiant sa décision par une lettre qui, loin d’apaiser Des Grieux, va
indigner celui-ci. (Lire le texte à ce moment).

-Composition de l’extrait en deux étapes  correspondant aux deux paragraphes :


1/ La lettre de Manon rapportée au style direct
2/ La réaction atterrée de Des Grieux
-Problématique (à dire en fin d’introduction ou à synthétiser dans la conclusion] : comment cet épisode souligne-t-il les divergences [=
différences, oppositions] morales qui séparent les deux amants ?
Développement de l’explication linéaire :
1/ La lettre de Manon : une maladroite tentative d’auto-justification
-L’insertion d’une lettre dans un récit est un procédé fréquent dans le roman du XVIII è siècle, époque où va d’ailleurs triompher
le genre du roman épistolaire (cf Montesquieu, Lettres persanes, 1721 ; Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761  ; Laclos, Les
Liaisons dangereuses, 1782). Ici, la lettre de Manon est d’autant plus intéressante qu’elle nous permet d’entendre la voix de
l’héroïne, chose rare dans ce roman qui comporte peu de discours rapportés au style direct. C’est d’ailleurs pourquoi Prévost
choisit d’insérer cette lettre, au mépris de la vraisemblance car on peine à croire que Des Grieux puisse se souvenir du contenu
exact de la lettre, quatre ans après l’avoir lue.
- La construction de la lettre de Manon est révélatrice de la stratégie de la jeune fille qui s’efforce de persuader Des Grieux du
bien-fondé de sa décision, présentée paradoxalement comme sage et nécessaire à la survie de leur relation.
- Elle commence par lui jurer son amour, d’une manière si hyperbolique que cela en devient suspect  : « Je te jure, mon cher
Chevalier, que tu es l’idole de mon cœur ». Le titre aristocratique de « Chevalier » rappelle la différence sociale entre les deux
amants, tandis que la périphrase « l’idole de mon cœur » , presque ridicule dans le contexte, sacralise DG et inscrit leur relation
dans un monde idéalisé, dans l’espace désincarné du « cœur » séparé du « corps » que Manon va vendre à d’autres amants.
-La négation restrictive « il n’y a que toi au monde que je puisse aimer » a une valeur superlative, comme s’il s’agissait d’une
déclaration d’amour exclusif, mais la chute [=la fin] de la phrase lui donne une dimension plus ambiguë : en effet, l’expression
« de la façon dont je t’aime » suggère que Manon conçoit diverses « façons d’aimer » non incompatibles, et qu’elle dissocie le
cœur et le corps, l’amour sentimental et l’amour charnel. C’est pourquoi elle n’exige d’elle-même et de son amant que la fidélité
du cœur comme elle le dira d’ailleurs un peu plus tard en adressant une jeune prostituée à DG pour le « désennuyer » et le
consoler de sa nouvelle tromperie : « car la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur » (p. 149).
-Dans son argumentation, cette déclaration d’amour initiale joue le rôle d’une concession, comme le confirme la conjonction
adversative « mais » qui ouvre la deuxième proposition : « mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que, dans l’état où nous
sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité  ? ». La question rhétorique, avec sa modalité interro-négative, présente la
conception de Manon comme une évidence indiscutable dont elle veut persuader son destinataire, apostrophé de manière à la
fois affectueuse et condescendante par la périphrase « ma pauvre chère âme », si humiliante pour DG (d’autant qu’elle joue sur
l’ambiguïté de l’adjectif « pauvre » renvoyant aussi au manque d’argent du jeune homme) ! Aux yeux de Manon, la fidélité ne vaut
que pour les couples prospères mais devient « une sotte vertu » quand on manque d’argent. Or, elle ne se rend pas compte qu’un
aristocrate, amoureux fou de surcroît, ne saurait accepter d’entendre la fidélité qualifiée de « sotte vertu » : la fidélité fait partie
du code de l’honneur cher à la noblesse traditionnelle. Alors que DG réclame un amour exclusif, Manon, amorale plus
qu’immorale, subordonne le respect de la fidélité amoureuse à la satisfaction de ses besoins matériels. La lettre témoigne ainsi
des profondes différences de valeurs entre les deux amants, différences liées à leur éducation et à leur origine sociale si éloignées.
Des Grieux dira plus tard (p. 132) que Manon « ne pouvait supporter le nom de pauvreté ». C’est cet insupportable état de
pauvreté que la jeune fille désigne ici par l’euphémisme à valeur pathétique «  dans l’état où nous sommes réduits » et qu’elle
veut à tout prix éviter, peut-être parce qu’elle en a déjà fait la douloureuse expérience dans son enfance ou sa prime jeunesse.
- Pour prouver qu’on ne saurait vivre d’amour et d’eau fraîche, Manon recourt ensuite à une formule généralisante  « Crois-tu
qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain  ? », à un vocabulaire réaliste (« pain », « faim ») et à des anticipations
d’une outrancière dramatisation, formulées au conditionnel (« la faim me causerait quelque méprise fatale  ; je rendrais quelque
jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour… ») : elle s’imagine mourir de faim en croyant mourir d’amour ! Le jeu
de mots douteux sur cette image du « dernier soupir »/ « soupir d’amour » illustre ironiquement la maladresse de la jeune fille
qui s’enferre [=s’enfonce] en croyant se justifier.
- Après avoir réaffirmé son amour d’une manière familière (« je t’adore, compte-là-dessus », expression qui juxtapose le champ
lexical de l’amour passionné à celui du calcul stratégique), Manon émet une nouvelle objection justificative «  mais laisse-moi … ».
Pour rassurer DG, elle présente son départ comme provisoire « pour quelque temps » et le justifie comme nécessaire non
seulement pour ses propres besoins mais surtout pour la prospérité du couple (« notre fortune »), et pour la richesse et le
bonheur de son Chevalier. Elle évite de nommer crûment son emploi de courtisane auprès de M. de G… M qu’elle suggère par des
euphémismes « le ménagement de notre fortune », « Malheur à qui va tomber dans mes filets », « je travaille pour rendre mon
chevalier riche et heureux ». Notez également l’ordre signifiant des deux adjectifs « riche et heureux » : pour Manon, la richesse
est la condition primordiale du bonheur. Là encore, c’est en croyant rassurer et convaincre son amant que Manon emploie
involontairement des termes terriblement blessants pour lui. En effet, elle renvoie DG à sa propre incapacité de subvenir aux
besoins de leur couple et elle le place indirectement dans le rôle d’un souteneur, d’un proxénète malgré lui, comble de
déshonneur pour un aristocrate ! En outre, la nécessité de travailler pour vivre est, au XVIII è, la condition du peuple et des
roturiers, jugée indigne selon le code moral de l’aristocratie.
- Enfin, la dernière phrase de la lettre trahit l’instigateur de la décision (« mon frère »), exprime le chagrin de Manon envers cette
séparation qui est néanmoins réaffirmée comme « nécessaire » (« elle a pleuré de la nécessité de te quitter »).
- Toute habile qu’elle se veuille, la stratégie argumentative de Manon va totalement échouer à produire l’effet escompté sur Des
Grieux. La lettre témoigne non seulement de la naïveté de la jeune fille mais aussi de sa méconnaissance du caractère et du code
moral de son amant qui ne va pas manquer de s’indigner en la lisant.

2/ Le dépit de Des Grieux, amoureux trahi, humilié mais obstiné


-La différence foncière entre les deux amants est soulignée par le contraste stylistique entre les deux paragraphes de notre
extrait. On a vu que la lettre de Manon  était écrite dans un registre courant (cf « compte là-dessus »), malgré les quelques
efforts d’emphase maladroite qui la ridiculisent (« l’idole de mon cœur  », «  ma pauvre chère âme  », «  le dernier soupir » ) ; il y
est question de « pain », de « faim » et de « travail » d’un genre certes assez particulier : autant de préoccupations et de thèmes
propres au registre réaliste et caractéristiques du côté pragmatique, matérialiste, de Manon.
-Au contraire, DG adopte un registre soutenu, grave, voire grandiloquent, proche du ton d’un monologue tragique  : périphrases
soulignant l’intensité de son émotion qu’il prétend d’abord indicible (« un état qui me serait difficile à décrire », «  j’ignore
encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité », « on ne saurait les expliquer aux autres », « on a de la
peine à se les bien démêler à soi-même »), hyperboles ( « une de ces situations uniques auxquelles on n’a rien éprouvé qui soit
semblable »), exclamation rhétorique finale (« Heureux s’il … ») visent à dramatiser l’indignation et la souffrance de DG.
- Dans ce paragraphe, il s’efforce d’abord de rendre compte de ce qu’il a ressenti à la lecture de la lettre, en jouant sur le
décalage temporel entre le passé et le présent, c’est-à-dire le moment où il raconte son histoire à Renoncour et au jeune élève
de celui-ci. Voyez à cet égard l’opposition entre le passé simple (« je demeurai », « je fus ») et le présent de l’énonciation
(conditionnel présent «qui me serait difficile » et indicatif présent «  j’ignore encore aujourd’hui »).
- Il souligne la difficulté de nommer et décrire ses sentiments (« un état qui me serait difficile à décrire », « on ne saurait les
expliquer  », « on a peine à se les bien démêler à soi-même  ») pour mieux mettre en valeur l’intensité de son émotion et le
caractère exceptionnel et donc indicible de ses sentiments : c’est ce que montrent le verbe «  j’ignore » et l’accumulation de
tournures négatives « on n’a rien éprouvé qui soit semblable », « on ne saurait les expliquer aux autres », « cela ne se lie à rien
dans la mémoire » « ne peut même être rapproché » … Notez également le recours au pronom indéfini « on » qui tente de
généraliser une expérience pourtant présentée comme absolument singulière.
- Pour tenter d’analyser cette émotion si intense et si singulière qu’elle en serait indicible, DG se montre ensuite contraint de recourir à la
supposition et à l’énumération de sentiments divers : « il est certain qu’il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte  ».
La tentative d’introspection (= analyse de ses propres sentiments) puis de communication à autrui de ses émotions semble ainsi se heurter à la
nature composite de ce maelstrom (= tourbillon) d’émotions violentes.
- En insistant sur l’intensité de son désarroi et de la souffrance ressentie à la lecture de la lettre, DG tente aussi de redorer son blason auprès
de ses confidents : exprimer combien la lettre de Manon et ce qu’il appelle ensuite sa « grossièreté de sentiments » (p. 77) l’a choqué, c’est
aussi le moyen de faire valoir sa propre « délicatesse » (cf p. 77 « quelle grossièreté de sentiments ! et que c’est répondre mal à ma
délicatesse ! » ).
- Ici comme ailleurs, DG se présente comme un amoureux héroïque, terrassé par les traîtres coups que lui inflige Manon.
- En effet, la dernière phrase de ce paragraphe souligne avec une exclamation emphatique la persistance de l’amour, aussi toxique soit-il
comme on le dirait aujourd’hui : « Heureux s’il n’y fût pas entré encore plus d’amour ! ».
En conclusion, souligner combien ce passage permet d’illustrer l’incompréhension mutuelle qui entrave l’harmonie entre les deux amants. Or, ces conflits de
caractères, de visions du monde et de codes moraux, ressortissent à la différence d’origine sociale et d’éducation entre les deux jeunes gens. Différences qui ne
les empêchent pas de s’aimer passionnément, mais qui rendent cet amour difficile à vivre dans la durée.
Enfin, on peut comparer cet extrait à un passage ultérieur du roman où (selon le principe de répétition qui structure le récit) il est aussi question
d’une lettre de Manon qui, cherchant à se justifier auprès de DG, ne fait qu’attiser la fureur dépitée de celui-ci : reportez-vous à la lettre, rapportée cette fois au
style indirect, dans laquelle Manon explique à DG qu’elle reste momentanément avec le fils de M.de G…M… tout en lui adressant une jeune courtisane en guise
de consolation ! « Il y avait quelque chose de si cruel et de si insultant pour moi dans cette lettre, que, demeurant suspendu quelque temps entre la colère et la
douleur, j’entrepris de faire un effort pour oublier éternellement mon ingrate et parjure maîtresse » dira DG.

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