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Lecture linéaire texte 3 La Princesse de Clèves, 4e partie (La dernière entrevue Mme de CLEVES / M.

de NEMOURS)

SITUATION. Mme de CHARTRES est décédée. M. de CLEVES est mort de chagrin, mme de CLEVES est
retirée à COULOMMIERS où m. de NEMOURS vient la retrouver.

A priori, rien ne s’oppose plus à leur union. Le défi imposé à la Princesse n’a jamais été aussi grand. Mise
à l’épreuve ultime de l’héroïne (si l’on adopte une lecture initiatique du roman avec une suite de défis et un
parcours d’obstacles à franchir pour maintenir une morale fondée sur la vertu digne d’une honnête femme
et la gloire de son rang).

Dialogue CLEVES / NEMOURS initié par NEMOURS avec répliques croissantes mais conclu (plus loin) par
madame de CLEVES qui aura le dernier mot. Nous sommes ici dans la seconde moitié de l’échange.

En apparence, il s’agit de convaincre NEMOURS de la vanité d’exprimer au grand jour leur passion.

En vérité, il s’agit de maintenir un discours ambigu : rassurer NEMOURS sur l’amour partagé et compris,
réciproque et acquis entre les deux mais dissuader de vivre cette passion. Il faut donc concéder dans
céder.

Au fond, il s’agit surtout pour la Princesse d’agir sur elle-même comme le garde-fou qu’elle n’a plus (sa
mère est morte, le spectre de son mari n’est plus là). Moins que de convaincre NEMOURS de renoncer à
elle, il s’agit pour la Princesse de se persuader elle-même de rester à la hauteur (toute idéale) qu’elle veut
se reconnaître à elle-même, bref, de rester digne de son statut d’exception.

L’extrait comporte deux paragraphes, signes d’une pensée structurée et séquencée : nature démonstrative
du propos. On est loin des échanges galants et badins, improvisés et spontanés que l’on pourrait prêter à
un couple amoureux.

Ces deux paragraphes, la narratrice va les laisser se déployer (on en comprend qu’elle y adhère et
n’entrave pas leur déroulement) à part, au début, une petite interruption du discours principal par le verbe
introducteur de parole « répondit-elle ».

REPERAGE TECHNIQUE, PROCEDE INTERPRETATION


J’avoue Volonté d’authenticité : ton de la Enjeu du propos : se révéler, se
confession découvrir tel qu’on est, moment de
vérité de la princesse face à Nemours
mais surtout face au lecteur qui attend
de vérifier le degré de pureté de son
héroïne
Les passions peuvent me Point-virgule suivi de « mais » : Articulation (nuance d’opposition) très
conduire ; mais elles ne parataxe ET syntaxe (coordination) marquée : volonté forcenée
sauraient m’aveugler = insistance sur les chevilles du d’apparaître rationnelle et se
raisonnement convaincre (au moment-même où le
discrédit est jeté sur les passions, la
preuve immédiate en est donnée par
la forme, dans la formulation)
Rien ne me peut empêcher Négation Opposition de la Princesse à
l’évidence, multiplication des
oppositions et négations dans l’extrait
(enjeu grammatical, si l’en est, ici)
Toutes les dispositions / Adjectifs hyperboliques Styles précieux
toutes les qualités Mais aussi ampleur de la tâche
(résister à ce « tout » sera d’autant
plus ardu donc d’autant plus méritant)
Vous êtes né Fin de l’extrait : « l’état où je suis » Emancipation de la Princesse vis-àvis
du seul code de l’honneur par la
naissance, donné naturel et inné ; se
joue aussi, se dessine quelque chose
de l’ordre de l’identité propre, avec le
verbe être « je suis » = esquisse
existentialiste (du moins, enjeu
existentiel) : être (bien) né ne suffit
pas
Succès heureux Etrange insistance (pléonasme ?) Cette redondance succès/heureux fait
douter de la nature du succès : à
moins de donner à « heureux » le
sens de « chanceux »,
« providentiel ». Sinon, cela
questionne sur ce que seraient des
succès malheureux, mal inspirés,
bref, au prix à payer des succès de
Nemours …
Les passions / plusieurs Double sens Pas le même : Nemours, passion au
passions sens courant d’amour fou ;
La princesse : la passion avec le
double sens (souffrance/amour
extrême), ce qui donne une épaisseur
tragique et psychologique à la
Princesse que Nemours n’aura
jamais. Les passions sont aussi
l’occasion de définir les protagonistes,
l’un par rapport à l’autre.
Suite de points-virgules Rupture dans la forme, aussi (et Préparation de l’effet de chute : le
pas qu’entre les deux « bonheur », enjeu de l’extrait et but
personnages, dont ce sont en fait de la princesse
les adieux): propos haché, difficile
Alternance modale indicatif / Exploration des virtualités et des Vivre dans le fantasme dispense la
conditionnel possibles par le discours : princesse de le vivre vraiment ;
surgissement du principe de réalité Le conditionnel présent disqualifie
(à l’indicatif) parmi ces virtualités aussi toutes les actions : vous en
reléguées au rang de rêveries auriez/ je ne ferais / vous verrais /
fantasques. Le reste de la réponse vous auriez été / j’en aurais
de la Princesse va continuer
d’épuiser la projection avec
l’accumulation de conditionnels qui
souligneront la fragilité de ces
projets, décidément hypothétiques.
Douleur mortelle/ malheur / Accumulation de perspectives Valeur dissuasive du malheur (=
si cruelles peines/ le plus sombres = tragédie surjouée ici épouvantail)
grand de tous les maux
Galanterie / passions/ Plus loin, le verbe « plaire » … Effort pour dénaturer la passion et
jalousie lecture très frivole et précieuse des l’affadir, pour n’en retirer que l’aspect
« passions », loin de toute frivole et léger, donc s’en dissuader
considération philosophique que puisque toute grandeur tragique l’a
les contemporains de mme de la désertée
Fayette ont pourtant des
« passions » (Pascal, par exemple)
Toutes les femmes Pluriel + adjectif hyperboliques = Agit comme un repoussoir efficace
généralisation marquée pour la Princesse, qui ne veut pas
être comme les autres
Le 2e paragraphe va = argument de la bienséance et de Présentification fantomatique du mort
proposer un nouvel la loyauté « voir monsieur de Clèves » qui
argument-massue, la double l’argumentaire d’une image,
présence du fantôme, m. de Mort de m. de Clèves « voir » dans qui picturalise et scénarise même
Clèves ce paragraphe qui répond à (sortant du strict champ lexical de la
l’aveuglement par les passions (à vue pour ajouter celui de l’ouïe avec
la cécité répond la lucidité) = « reprocher », « accuser ») la
apprentissage en deux tirades de persuasion pour intensifier la mise en
la vérité crue = utilité didactique de garde
cette parole pour la locutrice elle-
même
Mort de m. de Clèves Au paragraphe précédent la mort Intensification de la notion, rendue
n’était qu’adjectivée : « douleur brutalement par le substantif donné
mortelle » de façon transparente (sans
métaphore ni euphémisme) ;
Même procédé pour « je souffris »
(sens précieux du verbe « souffrir »)
devenant « souffrance », la situation
étant donné ici dans son sens plein de
douleur = affirmation croissante des
réalités
« il y a », « on fait », « il est Accumulation des tournures Mme de Clèves s’impose des
impossible », « il faut » impersonnelles et des sujets instances de contrôle (mme de
indéfinis dans ce second Chartres étant décédée) nouvelles
paragraphe de l’extrait agissant comme autant de barrières,
de cadres : elle s’impose un surmoi,
un code = cela ne se passe plus entre
Nemours et elle mais entre elle et
elle-même.
« raisons », « résolutions » Les pluriels de ces termes = signes du triomphe de la logique
philosophiques renvoyant tous argumentative, renversement du
deux aux facultés de l’esprit propos, passé (= mouvement de
cartésien en second paragraphe texte) des passions à la justification et
s’opposent aux deux occurrences à l’esprit de décision = valeur
de « passions » du premier délibérative de l’extrait, avec
paragraphe. opposition frontale des valeurs
renvoyant à l’aspect binaire de la
construction du texte (en deux
paragraphes)

CONCLUSION

Un passage célèbre, qui propose, en deux paragraphes, le triomphe de la volonté sur les sentiments. =
démarche rationnelle mais aussi formidable entreprise rhétorique qui rend le discours auto-persuasif maître
des âmes et des destins.

Statut de la parole intéressant dans le roman : dire c’est trahir (cf. RACINE, Phèdre, pièce quasi
contemporaine), mais la parole a aussi ses vertu en ce qu’elle permet d’assainir des systèmes de valeur et
de là, d’affirmer une identité. Cette clarification trouvera son apogée dans l’excipit où « passion » et
« douleur » seront définitivement dissociées, après la tentation de faire fusionner le tout dans les
« passions ». C’était ici l’enjeu : faire éclater une mise en relation pernicieuse et renvoyer chaque terme à
son monde, son contexte et sa hauteur. Ce texte constitue donc pour l’héroïne un apprentissage moral,
psychologique mais aussi terminologique.

Cette dissociation garantit sans doute un certain héroïsme mais elle s’oppose à l’humanité en tant que
nécessaire contradiction telle que PASCAL la définit dans son fragment 28 des Pensées, consacré aux «
passions » :

Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se
sont partagés en deux sectes : les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres
ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni
les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui
trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent, et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y
veulent renoncer.

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